lacan regard tableau

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 L a mati è r e aff e ctue lle  Nicolas Floury

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Lacan Regard Tableau

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  • La matire affectuelle

    Nicolas Floury

  • 2

    INTRODUCTION

    Cest en mditant la manire queut Fabien Tarby, dans le sillage tant de Gilles Deleuze que dAlain Badiou, de nous inviter repenser aujourdhui la notion de matire que sinscrira ce que nous allons tenter darticuler ici1. Fabien Tarby nous dit en effet que pour Badiou : la matire dont il est question, la pure multiplicit mathmatique, est des plus abstraites. Ce n'est nullement un matrialisme (de la) physique. . Ce qui, comme il le prcise aussitt,

    exclut curieusement de la pense de Badiou la question de la matrialit physique de notre

    monde [], comme ignore par ce systme 2.

    Quen est-il de la matire, aujourdhui ? Lenjeu serait pour nous de parvenir ici au moins amorcer le questionnement, cela non sans faire un lger dtour, dtour par un objet ,

    comme nous le verrons, un peu particulier.

    Cest, en effet, dune matrialit bien particulire dont nous voudrions parler ici. La matrialit affectuelle pour reprendre une belle et heureuse expression de Mehdi Belhaj Kacem

    3 et qui fut conceptualise par Jacques Lacan sous les traits de lobjet a.

    Une fois prsente la conception lacanienne de lobjet, nous prendrons alors lobjet regard comme guide. Il nous semble en effet quil sagit l de lun des objets a qui est le plus mme de nous faire entendre ce quil en est de cette matire affectuelle . Qui dira jamais, en effet, que le regard a une masse, quon peut le soupeser, le peser, en rendre compte par le recours aux units fondamentales de la physique

    4. Il a pourtant un poids, une intensit,

    une force et on peut donc le penser et en rendre compte dans un certain champ, mais ce ne

    sont l que mtaphores, faisant uniquement sens en direction du monde de la matire

    physique. Mais le regard na en soi pas rellement de matrialit, au sens des physiciens on ne peut mesurer lintensit ou la force dun regard, intangible comme tel, mme si celui-ci nest pas non plus du seul ressort de limaginaire, nous y reviendrons.

    Quoiquil en soit on le comprend dj ici, le regard, sil na pas de poids, et si on veut en rendre compte comme objet , restera un objet un peu particulier. Un quasi-objet pulsionnel,

    ou en tout cas un objet teint daffects. Comme on va le voir, cest lune des inventions conceptuelles de Jacques Lacan davoir isol et mathmatiquement construit ce type dobjet, intangible mais non sans poids, sous les traits de lobjet a.

    Il sagira ainsi pour nous de retracer brivement la construction lacanienne de lobjet a5. Nous verrons alors comment le regard peut prendre tout son poids et se matrialiser dans

    lart, et en particulier dans la peinture. Nous nous tournerons alors vers le champ des

    1 . Voir Tarby, Fabien, La philosophie dAlain Badiou, LHarmattan, Paris, 2005 et Matrialisme daujourdhui,

    LHarmattan, Paris, 2005. 2 . Voir http://fabientarby.blogspot.com/2009/02/trois-questions-dontologie.html

    3 . Voir Belhaj Kacem, Mehdi, Lesprit du nihilisme, Une ontologique de lHistoire, Fayard, Paris, 2009, p.355.

    4. Cest--dire les units de masse, longueur, temps, courant lectrique, temprature, intensit lumineuse et quantit de matire. 5 . Nous ne pourrons que renvoyer, pour ce quil en est de lobjet a dans ses possibles usages philosophiques

    lexcellente analyse que Rmy Bac lui consacre dans son livre La soustraction de ltre. Bac, Rmy, La soustraction de ltre, Le grand souffle, Paris, 2008, pp.54-61. Nous ne reprendrons ici que sa construction par Lacan dans le champ strict de la psychanalyse.

  • 3

    perversions, et plus particulirement dans celui de lexhibition et du voyeurisme, puisquil sagit l pour le sujet de composer, plus que pour tout autre, avec cet trange objet quest le regard.

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    Construction de lobjet a

    Lacan entend rendre compte par la construction de lobjet a de lextra-phnomnalit des objets affectuels . Cest--dire, au fond, de leur faon de se servir des autres phnomnes pour se donner une ralit, mais aussi de lillusion qui nous les font considrer comme spars du sujet, illusion par laquelle ils nous paraissent venir comme de lautre ct, en une radicale htrognit. La scission du sujet, son clivage interne, dnote en effet la possibilit dune causalit dun objet venu de lextrieur mme du sujet. Lacan dit ainsi dans son Sminaire X, Langoisse, en parlant de lobjet a : Cet objet, dont le statut chappe au statut de lobjet driv de limage spculaire, chappe aux lois de lesthtique transcendantale. . Autrement dit, cet objet a est non spcularisable, on ne le voit pas au miroir (il ne sinscrit pas dans le champ visuel), mais aussi insignificantisable (on ne peut le soumettre aucune

    Aufhebung, aucune relve signifiante comme telle).

    Comme toujours chez Lacan, pour restituer lun de ses concepts, il faut retracer le parcours de celui-ci selon les diffrents moments de son enseignement en ce sens rien de plus vivant et douvert quun concept forg par Lacan, puisque bien souvent il sagit de quitter laccent premier dimaginaire pour celui du symbolique, lui-mme alors donn comme pur semblant et cdant la toute fin la place au rel, tout en maintenant, en superposant, en gardant toujours

    noues ces trois dimensions (RSI), qui forment ainsi une dialectique propre la psychanalyse.

    Alors cela veut dire, dans une premire approche, que lobjet a pourra tre saisi comme imaginaire, symbolique ou rel. Reconstruisons donc succinctement ces trois ordres mais

    en leurs diverses articulations et non pas dimension par dimension.

    Lobjet-cause du dsir est ce que Lacan appelle dans un premier temps lobjet a, cest alors tout objet qui met le dsir en branle, mais cest aussi, dj, la part de jouissance qui rsiste la significantisation. Autrement dit, le corps, sige de la jouissance, du fait dtre parasit par le langage, est mortifi par le signifiant. Ou si lon prfre, le fait de sinscrire dans la civilisation, de sancrer dans la culture, ne se fait pas sans payer son tribut de jouissance ; il y a donc un renoncement pulsionnel inluctable lorsquon consent devenir parlant : on concde de la jouissance, qui est irrmdiablement perdue et dans le mme temps tout devient pour nous mdi par la re-prsentation, le mot est [pour nous] le meurtre de la

    chose comme le dit Lacan ; mais, de surcrot et en retour, ltre humain en vient jouir de cette perte, qui devient mme son centre. Cette opration ne se fait cependant pas sans restes :

    prcisment les objets a (qui correspondent, du moins dans une premire approche, comme on

    va le voir, aux zones rognes de Freud).

    Ainsi, les objets a, essentiellement le sein, les fces, le regard, la voix, sont dabord des morceaux de corps, qui entrent en rsonance avec lAutre (maternant). Ils sont objets de plaisir partags par lenfant et la mre. Mais ces objets perdent, ds le premier instant de la vie, leur caractre purement biologique, pour sinscrire dans un rseau relationnel. Ce rseau est constitu de multiples lments ; il y a association, par exemple, dun objet un autre, mais aussi de lobjet au discours. Ainsi, par exemple, regard et voix sont les objets les plus subtils , et qui conduisent le plus directement aux structures symboliques. Lenfant construit ainsi son corps dans ce rseau relationnel, car ce corps qui nous est donn, nous

    avons le construire dans limaginaire dans le symbolique, nous devons plutt lhabiter. Ainsi, on a un corps, on ne lest pas, comme le rappelle Lacan.

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    Le nourrisson (celui que lon nourrit), quant lui, est un corps ; objet a livr au bon vouloir et la jouissance de lAutre. Et il doit, partir de cette situation passive, construire son tre, jusquau moment o il en assumera aussi la forme et limage devant le miroir cest dailleurs l la source du narcissisme. Avoir un corps, cest en avoir une reprsentation imaginaire et symbolique, mais cest aussi en jouir, cest aussi avoir construit un corps libidinal. Cela nadvient que lorsque le travail deffacement du rel sest accompli, travail deffacement qui quivaut au refoulement du signifiant. Les objets a ont perdu leur caractre de rel (par une opration de sparation) pour venir se loger dans des constructions o ils

    restent voils (le fantasme, la pulsion, le dsir). Pour que le sujet devienne sujet dsirant la recherche de lobjet agalmique sur le corps de lautre , pour que son propre corps puisse devenir corps de jouissance, il doit parvenir rompre le lien de passivit qui lenchane lAutre, tout en gardant son service les lments engrangs dans sa relation avec lui, en particulier les signifiants matres et les objets privilgis de cet Autre.

    Lobjet a est ainsi toujours l, tel le furet , dit Lacan, qui court dans les organisations libidinales du sujet. Rappelons que la pulsion en fait le tour ; dans le fantasme, il fait partie du

    scnario. Dans lexemple freudien un enfant est battu , le sujet trouve ainsi sa jouissance dans son identification toutes les places : il est le regard qui voit cette scne, il est dans la

    souffrance masochiste de lenfant, il est dans la jouissance sadique de lexcuteur, et ainsi de suite.

    Il y a parfois un foss entre lobjet de la pulsion et lobjet-cause du dsir, et le trajet qui va de lun lautre nest pas toujours facile saisir. Lobjet oral, le sein par exemple, pris dans le besoin et la demande chez le nourrisson, va devenir cet objet rotique, universellement

    identifi comme cause du dsir sexuel. Cet objet a peut tre l sans y tre, manifester sa

    prsence par son absence mme. Lobjet de la pulsion orale peut ainsi aussi bien tre au centre des conduites anorexiques (manger du rien ) que des conduites boulimiques.

    Cest cette caractristique de lobjet a, toujours l mais voil, cach, dissimul sous diffrents habillages, qui a fait dire Freud que linconscient ne connaissait pas la contradiction. A linverse du langage, o le vrai et le faux ne peuvent coexister, lobjet chappe ce principe de contradiction, et avec lui les contraires se recouvrent. Ainsi la

    dngation est uniquement affaire de discours, lobjet, lui, ne peut en aucune sorte tre ngativ en ce sens le rel est sans trou, il ne manque de rien, il est ce qui revient toujours la mme place dira Lacan ; ou encore, comme le dit Mehdi Belhaj Kacem, seul le

    vide est le principe despacement dans luniverselle coalescence sans trou de la Nature6 .

    On voit donc l, pour une part, ce quil en est du statut particulier de lobjet a comme objet affectuel. Lobjet a permet en effet Lacan de rendre compte dun statut de lobjet propre lexprience analytique, cest--dire de lobjet en tant quil ordonne la causalit psychique. Dans un moment de lenseignement de Lacan cet objet est point comme tant un objet symbolique et donc paradoxal rfr non pas lordre de la ralit mais au champ du dsir de lAutre.

    Lacan a nanmoins toujours tent de donner un statut algbrique lobjet a. Lorsque ce concept est invent, dans les annes 50, cest comme sopposant au grand Autre, et a reprsente alors limage spculaire, lgo, le semblable comme appartenant lordre imaginaire.

    6 . Belhaj Kacem, Mehdi, Lesprit du nihilisme, Une ontologique de lHistoire, op. cit., p.80.

  • 6

    En 1957, lobjet a change nanmoins de statut et tend signifier lobjet du dsir comme tel, cest--dire pour Lacan non pas un objet particulier qui serait dsir mais ce qui est vis par-del tout objet dsir. Cest alors lobjet partiel imaginaire, cest--dire lobjet a comme partie dtache du corps, comme produit dun corps fragment dont la structure commune est celle de bord (et nous retrouvons l les objets partiels freudiens).

    Cet objet a fonctionne ensuite comme un reste non signifiant, il est lobjet-cause en tant quobjet mconnu et cach. Lacan, pour inventer lobjet a, sest servi de langoisse tout au long de son Sminaire X. Langoisse permet en effet de comprendre quil y a une limite ce qui est saisissable par le signifiant. Il y a un reste, comme absolu, que la dialectique ne peut

    rsoudre, et qui nest autre que cet objet a. Face au corps spculaire susceptible dtre signifi, se dresse le corps et ses particularits anatomiques le corps avec organes. Le signifiant na donc pas seulement une fonction de trac, dsignant ce qui peut se signifier, mais il a aussi une fonction de coupure, sparant du corps un reste qui ne peut absolument pas

    se signifier qui chappe absolument aux rets du signifiant.

    Langoisse permet ainsi Lacan datteindre lobjet comme rel, comme objet de satisfaction de la pulsion, satisfaction quapporte la jouissance, antrieure au dsir et son objet. Lobjet a satteint, sprouve subjectivement par le seul biais de langoisse. Alors en effet langoisse ne trompe pas , car elle renvoie ce qui ne se laisse pas signifier elle ne peut mentir, ntant pas prise dans les rets du signifiant, elle chappe ainsi aux semblants. Elle est signal de ce qui demeure comme reste rel, la jouissance. Lobjet a comme rel devient ainsi condensateur de jouissance , cest--dire un plus-de-jouir7.

    Cest dans la suite de ce mouvement que lobjet a est alors ramen une fonction logique et quil est inclus, cette fois, comme lment homogne au signifiant, ce qui est lisible dans la formalisation par Lacan des quatre discours, lobjet a venant y occuper une place dans la matrice. Nous navons donc plus l affaire des objets a comme tels, mais une fonction a que lon pourrait crire a(x), o le x dcrirait les quatre ou cinq objets de la pulsion8. De ces objets pulsionnels, lobjet a merge alors dans une quivalence grammaticale de verbes : je temmerde , je te regarde , je te parle , je te bouffe , sont grammaticalement quivalents, et cest cette quivalence mme qui fait alors lobjet a.

    Finalement, et pour nous rsumer, nous pouvons dire, avec Jacques-Alain Miller9, que :

    Lacan a fait natre cet objet petit a en pensant le rapport de petit a au

    phallus (a poinon phi). Au fond la diffrence des deux cest quvidemment le phallus est li une forme imaginaire, alors que le symbole petit a ne lest pas. Par exemple, il a labor a sous la forme

    7 . Voir pour plus de dtail sur la construction de lobjet a comme plus-de-jouir, comme analogon de la

    construction par Marx de la plus-value, mon texte La subversion lacanienne du sujet moderne sur le site de

    lAntiscolastique. 8 . Comme le dit Mehdi Belhaj Kacem : Une pulsion est un affect ptri, format par du vide pur [] la pulsion

    est, Lacan la bien vu, le circuit formel de la matire affectuelle . Belhaj Kacem, Mehdi, Lesprit du nihilisme, Une ontologique de lHistoire, op. cit., p.355. 9 . Voir Cours de lOrientation lacanienne du 11 mars 2009, indit.

  • 7

    que petit a est lobjet qui vient combler le manque laiss par la castration marque moins phi (petit a sur moins phi). A loccasion, il a aussi donn une gnalogie imaginaire de lobjet petit a en montrant ses dterminations organiques, ce que vous avez dans le Sminaire de

    LAngoisse. Mais foncirement il est pass de la rfrence au phallus la rfrence lobjet petit a comme tant plus gnrale. Concomitamment, a a t le rapport de petit a avec le sujet (petit a poinon $). L lcriture du fantasme est parente de lcriture petit a sur moins phi, cest--dire, inscrivant lobjet petit a comme un complment du sujet. Il a aussi pens lobjet petit a dans sa rfrence au signifiant (petit a poinon S), la parole, en marquant que, dune certaine faon, la parole est infiltre de jouissance il na pas donn un symbole pour a, je pourrais crire grand S et petit a entre parenthses (S(a)) pour quon ait chaque fois un petit symbole. Cest dans ce registre quil a pu dire : Linterprtation du signifiant vise en fait lobjet petit a . Et cest aussi en mettant en valeur le rapport de lobjet petit a au signifiant quil a pu dire : Lobjet petit a na quune consistance logique , rayant toute la gnalogie organique quil avait pu donner de lobjet petit a. Mais ces diffrents moments de la construction le cdent au quatrime moment, o il a pens

    le rapport de lobjet petit a, condensateur de jouissance, la jouissance (petit a poinon grand J), que jcris dun symbole que jai dj employ, et qui nest pas, proprement parler, dans Lacan, le grand J peut-tre lest-il une fois. Cest l que petit a a cd. Cest--dire que lide dune capsule de jouissance, loge dans le fantasme, loge dans la parole, lide dune capsule de jouissance est apparue.

    On a donc, selon Miller, quatre articulations de lobjet a dans lenseignement de Lacan, et qui scrivent :

    On comprend alors pourquoi Rmy Bac peut dire, dans La soustraction de ltre, que lobjet a est le placebo de la psychanalyse . Il affirme ainsi, non sans malice, quil remet [pour sa part] en cause lobjet a , non sans avoir rappel quen effet, lobjet a est lalpha et lomga de toute linterprtation. Pulsion ? Objet a. Dsir ? Objet a. Angoisse ? Objet a. Transfert ? Objet a [] Du pur semblant aux effets trs rels. 10.

    On peut nanmoins rappeler que le petit a, dans les derniers sminaires de Lacan devient le

    centre du coinage du nouage borromen entre le symbolique, limaginaire et le rel. Il est

    10

    . Bac, Rmy, La soustraction de ltre, op. cit., pp.54-55.

  • 8

    ainsi le concept concept dobjet indit jusqualors, manire unique de penser la matire affectuelle qui permet Lacan de dployer pleinement sa dialectique, qui se pense alors dans une topologie. Autrement dit lobjet a nest pas dialectique comme tel, mais il cause la dialectique.

    Lobjet que met ainsi en fonction Lacan dans la psychanalyse nest donc pas, on laura compris, un objet empirique, mais bien un objet inobjectivable comme tel. Ou encore, comme

    lanalyse avec une pertinence ingale Mehdi Belhaj Kacem, en comparant Freud et Kant et leurs conceptions respectives de la volont :

    Et donc nous appert avec transparence la formalisation mathmatique que

    Lacan, avec un orgueil tout kantien, donnera de la trouvaille de Freud :

    lobjet a [] le dsir freudien se dfinit dtre inconscient, dtre [la] contre-volont mme, en tant quelle a renonc son objet ! Lobjet a est matriel, mais inconnaissable absolument (inconscient) ; il est le prix

    payer par le dsir la volont kantienne, sacrifiant tout intrt goste

    lhumiliation sous la loi morale universalisable. Lobjet a, cause obscure du dsir, est un objet matriel qui fonctionne comme immatriel, tandis

    que la volont kantienne a pour cause limmatrialisation mme de tout objet empirique, phnomnal, cause directe du plaisir goste. Lobjet a est le retour de cette immatrialisation dans le dsir.

    11

    Nous voyons donc dsormais un peu mieux les contours de cet objet non-objectal

    quest lobjet a. Nous allons maintenant pouvoir nous attarder sur lun de ces objets en particulier, le regard, et tenter de voir ce que nous pourrons, par son dtour, apprendre de plus

    sur cette conception lacanienne de la matire affectuelle . Nous verrons ainsi, plus

    prcisment, comment le regard, comme objet a, peut nous informer sur la consistance ou linconsistance (toute la question est l) de ce type de matire .

    11

    . Voir Belhaj Kacem, Mehdi, Lesprit du nihilisme, Une ontologique de lHistoire, op. cit., p.319.

  • 9

    Le poids du regard

    Nous voudrions commencer par donner un bref commentaire prambule certes un peu fastidieux mais qui nous semble ncessaire avant de pouvoir penser le regard comme objet

    a de ce quarticule Lacan quant la question de la schize entre lil et le regard.

    Dans le sminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan, en

    rponse aux travaux de son ami Maurice Merleau-Ponty, donne en effet une analyse indite

    du regard en parlant longuement de ce quest pour lui un tableau12 . Lacan explique, en effet, que dans tout tableau, le champ o la perception visuelle exerce sa plus grande acuit est

    justement marqu par une sorte de trou :

    Il y a quelque chose dont toujours, dans un tableau, on peut noter labsence au contraire de ce quil en est dans la perception. Cest le champ central, ou le pouvoir sparatif de lil sexerce au maximum dans la vision. Dans tout tableau, il ne peut qutre absent, et remplac par un trou reflet, en somme, de la pupille derrire laquelle est le regard. Par consquent, et

    pour autant que le tableau entre dans un rapport au dsir, la place dun cran central est toujours marque, qui est justement ce par quoi, devant le

    tableau, je suis lid comme sujet du plan gomtral.13

    Un tableau devient donc un vritable pige regard 14

    . Car, si le sujet-spectateur, face

    au tableau, est toujours appel se reprer comme tel 15, cest-a-dire situer sa propre

    place par rapport aux coordonnes spatiales de la reprsentation (le plan gomtral ), il ne

    peut toutefois dterminer cette place ; car cest le propre du tableau de ne pouvoir inclure le sujet qui le contemple. A cette impossible assignation de la place du sujet correspond, dans le

    tableau, cette absence , ce trou , cet cran par lequel le sujet est lid du plan

    gomtral. Cest pourquoi Lacan pouvait dire : Moi, si je suis quelque chose dans le tableau, cest aussi sous cette forme de lcran 16, ce qui veut dire que je ny suis quen tant quabsence.

    De plus, il apparait que cette fonction dcran nest pas tant tel lment du tableau que le tableau lui-mme. En effet, tout tableau est pour Lacan ce qui marque la frontire entre le

    registre de la reprsentation, ou sorganise lespace optique gomtral, et lau-del de la

    reprsentation. Mais sil est frontire, limite, le tableau est aussi ce qui fait la mdiation 17 entre ce qui se donne voir cest--dire lespace de la reprsentation et ce qui ne se voit pas, ce qui excde la reprsentation. Ainsi ce qui ne peut pas se voir

    18, cest le regard lui-mme. Voila ce qui fait, selon la clbre formule de Lacan, la schize de lil et du

    12

    . Voir Lacan, Jacques, Le Sminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil,

    Paris, 1973, lensemble des chapitres VIII et IX. 13

    . Ibid., pp.99-100. 14

    . Ibid., p.83. 15

    . Ibid., p.93. 16

    . Ibid., p.90. 17

    . Ibid., p.89. 18

    . Ibid., p.166.

  • 10

    regard 19, cest--dire limpossibilit radicale de rduire le regard la vision (Lacan parle

    dailleurs aussi bien de la schize entre regard et vision 20).

    Il serait trop long de reprendre ici toutes les nuances de cette thse de Lacan sur le regard

    comme objet a pense via la peinture. Mais il nest pas indiffrent que toute cette leon sur le regard ait commenc par une reprise de la thse de Merleau-Ponty sur le regard comme

    invisible qui hante le visible : le regard nest pas la fonction visuelle ; mais il est cet invisible qui revient du monde vers le sujet et qui ainsi ouvre lespace de la visibilit. Cest en quoi le sujet voyant est toujours dj regard ; et il nest voyant que pour autant quil est regard. Le regard comme objet a est ce qui soutient la vision du sujet sans que celui-ci nen sache ni mme nen peroive rien.

    Dans le cas du tableau, ce regard est ce qui, du tableau, revient sur le spectateur lui-mme

    et le fait un tre regard. Dune certaine manire, le dsir scopique du spectateur tend voir ce regard invisible qui attire son il sur la toile cest ce que Lacan appelle lapptit de lil chez celui qui regarde 21 ; mais le tableau ne lui donne pas voir ce regard : son il est arrt par et sur quelque chose au-del de quoi il demande voir

    22. Et ce qui arrte ainsi

    la vision, cest justement lcran. Lcran, comme lieu de la mdiation 23, est la fois ce qui spare et relie le plan du sujet (ou plan de la vision) et le plan de lAutre (ou plan du

    regard) : Quant ce qui, de lun lautre, fait la mdiation, ce qui est entre les deux, cest quelque chose dune autre nature que lespace optique gomtral, quelque chose qui joue un rle exactement inverse, qui opre, non point dtre traversable, mais au contraire dtre opaque cest lcran 24.

    Le regard de lAutre est ainsi le regard comme objet a. Cest ainsi que le tableau, pour le spectateur comme pour lartiste, entre dans un rapport au dsir 25. Ce dsir peut bien sembler ne procder que de la passion du sujet pour le bel objet qui se prsente lui; il nen reste pas moins quil requiert encore, comme sa vritable cause son objet-cause , un autre regard, qui est a la fois le principe et la fin de la pulsion scopique, un regard quon ne peut pas voir, mais qui est ce qui donne voir : Modifiant la formule qui est celle que je donne du

    dsir en tant quinconscient le dsir de lhomme est le dsir de lAutre je dirai que cest dune sorte de dsir lAutre quil sagit, au bout duquel est le donner--voir 26.

    Il est souligner que Lacan nous dit aussi, dans Le stade du miroir comme formateur du

    Je 27

    que limage dans le miroir, en prsence dun tiers, assure lenfant la consistance de cette image, prcisment par la mdiation du regard de lautre. Mais il nous dit aussi que cette image spculaire, sans reste aucun, ne lui permettra jamais dapercevoir dans lAutre ce quil perd ainsi sy regarder. Il ne sagit ici que de reconnaissance par lintermdiaire de lautre, dun aperu pris pour saisir lau-del de limage. Que le sujet sattarde quelque peu devant ce miroir, seul cette fois, vouloir se saisir dans le blanc des yeux par exemple, et cela fera

    natre en lui coup sr un sentiment dinquitante tranget ou dinquitante familiarit.

    19

    . Ibid., p.65. 20

    . Ibid., p.74. 21

    . Ibid., p.105. 22

    . Ibid., p.102. 23

    . Ibid., p.99. 24

    . Ibid., p.89. 25

    . Ibid., p.100. 26

    . Ibid., p.105. 27

    . Lacan, Jacques, Le stade du miroir comme formateur du Je , Ecrits, Seuil, Paris, 1966.

  • 11

    Cest que dans cette confrontation avec sa propre image, sil cherche y atteindre la vrit de son tre, cest le manque qui seul surgit.

    Linsaisissable apparat donc dans son propre regard, pourtant coup de lui, du moins de sa propre image spculaire. Cest son regard lui-mme qui se drobe laissant entrevoir un point de fuite. Le regard, comme on la vu, surgit pour Lacan de la vision, coup de lil, spar du corps. Quest-ce qui alors regarde lenfant au miroir ? Un impossible voir justement, non spcularisable, et qui fait surgir le manque de ce qui le constitue.

    Le regard comme objet affectuel se dtache donc comme sparable du corps,

    rvlant par l mme le manque central du dsir 28. Limage en somme se diffracte :

    Ltre sy dcompose, entre son tre et son semblant, entre lui-mme et ce tigre de papier quil offre voir [] doublure de lautre, ou de soi-mme 29.

    Limage dun ct, le fantasme de lautre, fourniront alors ce regard le cadre permettant darrimer le sujet cet objet, en linterprtant. Nanmoins ce regard, cette tache, ne dit rien sinon tre interprte par le sujet. Le fantasme, en effet, interprte le rapport du sujet cet

    objet. Il donne ainsi son cadre la ralit psychique, et permet dinscrire un dedans et un dehors par rapport cet objet tiers qui fait tache dans le tableau, mtaphore dun manque plus radical. Cest que le champ de la ralit ne se soutient que de lextraction de lobjet a qui pourtant lui donne son cadre

    30. On le voit, le champ de la ralit est ainsi pour Lacan

    ncessairement une construction du sujet.

    Pour rsumer, nous pouvons dire avec Lacan qu il nest pas facile de dfinir ce que cest quun regard. Cest mme une question qui peut trs bien soutenir une existence et la ravager. . Lacan choisit quant lui, et comme nous lavons vu, de dfinir la fonction dterminante du regard, non pas en tant quactivit du sujet qui regarde, mais plutt en tant quobjet. Comme ce qui me regarde sans me regarder et qui me fascine. Le regard est ce qui fait tache dans le spectacle du monde et nous force y regarder. Il exerce une action, veut

    quelque chose, il est signe dun dsir, mais qui reste une nigme. Pour que le regard de lAutre il ne sagit l, on laura dsormais compris, daucun il qui voit soit anticip, il suffit que la lumire se concentre en un point, en un reflet, reflet qui se prsente avec une telle

    opacit quil fait tache et quil constitue le premier modle du regard. Dans le champ scopique, le regard est au-dehors ; le sujet est regard, cest--dire quil nest autre que tableau .

    Cet exemple du regard comme objet a, comme matire affectuelle , nous aura donc

    permis den savoir un peu plus sur la conceptualisation par Lacan de lobjet. Nous allons dsormais nouveau essayer dclaircir notre dire, en recourant cette fois-ci la clinique des perversions. Nous le verrons, le regard peut l aussi avoir tout son poids, restant pourtant

    intangible et pouvant contraindre des actes plutt incongrus , mais se matrialisant ainsi dune certaine faon.

    28

    . Lacan, Jacques, Le Sminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.98. 29

    . Ibid. 30

    . Lacan, Jacques, Dune question prliminaire tout traitement possible de la psychose , in Ecrits, op. cit., p.554.

  • 12

    Regard et perversion

    Des quatre principales formes de lobjet a, celles qui sont privilgies par le sujet pervers sont celles qui sinscrivent dans le champ du dsir : principalement le regard et la voix. Le pervers choisit le regard et la voix car ces objets causent son dsir, leur intrication

    pulsionnelle se prtant particulirement la constitution du fantasme pervers ce nest dailleurs pas sans raison que Freud a tabli les quatre termes de la pulsion : la pousse, la source, lobjet et le but, partir de ce quil a nomm la pulsion sadomasochiste .

    Le champ scopique qui va nous intresser ici procure au sujet pervers un lment essentiel

    de sa stratgie contre la reconnaissance de la castration : la suprmatie de limaginaire, dont il use, voire abuse, pour lever la fonction du phallus imaginaire au centre du speculum mundi.

    Lobjet regard, en effet, et comme on la prcis, ne se loge pas parmi les objets mondains il nest pas perceptible comme tel, il reste au-dehors. Ce nest que le regard de lAutre qui dtache et cerne le sujet dans le spectacle du monde : cest un x, lobjet devant quoi le sujet devient objet . Ainsi une dialectique, intersubjective, peut advenir et causer le sujet comme

    dsirant voir : A partir du moment o ce regard existe, je suis dj quelque chose dautre, en ce que je me sens moi-mme devenir un objet pour le regard dautrui 31.

    Ainsi il arrive que la pulsion scopique se manifeste dans la perversion mme si la pulsion nest pas la perversion 32. Lacan dira ainsi en parlant du voyeurisme :

    Quest-ce qui se passe dans le voyeurisme ? Au moment de lacte du voyeur, o est le sujet, o est lobjet ? [] Il [le sujet] est l en tant que pervers, et il ne se situe qu laboutissement de la boucle. Quant lobjet [] la boucle tourne autour de lui, il est missile, et cest avec lui que, dans la perversion, la cible est atteinte. Lobjet est ici regard regard qui est le sujet, qui latteint, qui fait mouche dans le tir la cible.

    33

    Comme nous lavons vu, dans le champ scopique, le sujet se divise entre un sujet conscient, sujet de la vision, et un sujet inconscient, le sujet du fantasme, qui va instaurer comme objet

    dfinitivement perdu le regard ; cette schize sopre entre lil et le regard.

    Attardons-nous, dans un premier temps, sur ce quil en est du voyeur. Le voyeur est quelquun qui a fait le choix libidinal lectif de cet objet regard. En quelque sorte, si lobjet-cause est la condition du dsir, pour le voyeur le regard en est la condition absolue. Dans sa rencontre avec la division subjective, le pervers va refuser la fonction de cet objet a

    comme manquant, comme objet perdu. Cest dj ce que Freud avance dans son article sur le ftichisme o il fait du ftiche un substitut du pnis maternel. Le pervers porte un dmenti sur

    la castration maternelle (quil dnie), il ne reconnat pas quil y a dans lAutre une incompltude ; dune certaine faon, il dtermine lui-mme lobjet, alors que la structure du

    31

    . Lacan, Jacques, Le Sminaire, Livre I, Les crits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, pp.240-249. 32

    . Lacan, Jacques, Le Sminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.

    165. 33

    . Ibid., pp.165-166.

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    fantasme montre que le sujet est (normalement) dtermin par lobjet. Cest pourquoi Lacan peut proposer comme structure de la perversion la tentative de restituer lobjet a lAutre. Le voyeuriste est celui qui va tenter de raliser cette opration dans le champ scopique, cette

    opration de rendre lobjet a, ici le regard, lAutre, pour combler son manque et faire consister ainsi un Autre non barr. Alors comment sy prend-il pour mener bien sa tentative, pour mener bien la vritable mission tel un vritable missionnaire , nous y reviendrons quil sest fixe ? Nous en avons dj une indication dans ce que dit Lacan, pour qui le voyeur est celui qui est surpris comme regard cach .

    Pour illustrer ce qui constitue une dfinition du voyeurisme, il prend appui sur lexemple que nous donne Sartre du voyeur surpris regarder par le trou de la serrure. Dans lanalyse quil fait du regard dans Ltre et le Nant, Sartre situe le regard loccasion dun froissement de branches, dun bruit de pas suivi du silence, de lentrebillement dun volet, dun lger mouvement dun rideau. Pendant une opration militaire, les hommes qui rampent dans les buissons subissent comme regard viter non pas deux yeux mais toute une forme

    blanche qui se dcoupe contre le ciel en haut dune colline. Et si nous navons pas forcment le suivre sur les conclusions quil en tire quant lexistence dautrui, par contre, comme le souligne Lacan, il peroit bien la pointe de ce qui est saisi de la fonction du voyeur quand il

    est surpris dans sa tentative de capture de cette fente quest le trou de la serrure. Dailleurs dans la langue la fente peut aussi sappeler un regard. La honte qui va en dcouler pour le voyeur montre que ce qui lintresse nest pas ce quil y a derrire le trou de la serrure mais la capture de la fente elle-mme. La honte nest pas due ce quil soit surpris voir certaines choses mais plutt quil soit surpris dans cette position, qui dun point de vue narcissique dchoit par rapport la position verticale.

    Cest quil est surpris en tant que dsirant. La honte fait alors rapparatre le regard le matrialisant qui est normalement un objet perdu, mais qui va tre retrouv par le surgissement, la dflagration de la honte. Pour cela, il faut lintroduction dun autre qui va le surprendre et provoquer la honte et permettre ainsi de retrouver le regard, de le faire surgir. Le

    voyeur fait apparatre le regard en se faisant surprendre comme regard cach. Alors quest-ce qui importe au voyeur, lui qui ne sest pas priv de saisir, de profaner le mot est de Lacan tout ce qui peut tre vu, quest-ce qui lui importe si ce nest pas de chercher voir ce quil y a derrire le trou de la serrure ? Ce qui importe au voyeur et quil interroge dans lAutre, ce nest pas ce qui peut se voir, mme de faon drobe, cest ce qui ne peut se voir, voil ce qui lui importe jusquau moment o il va se faire surprendre, ce quil cherche voir cest lobjet mais lobjet en tant quabsence.

    Ainsi ce que le voyeur cherche et trouve cest lombre derrire le rideau o il va pouvoir fantasmer nimporte quelle prsence. Ce quil cherche, ce nest pas le phallus mais son absence, do la prminence de certaines formes dans sa recherche, et Lacan donne lexemple du corps grle de la petite fille o ce qui est cause du dsir cest ce qui ne peut sy voir, cest linsaisissable au niveau dune ligne o il manque, cest--dire le phallus. Ce quil regarde, cest ce qui ne peut se voir. Nous en avons un trs bel exemple avec le personnage dOctave dans le livre de Klossowski, Les lois de lhospitalit. Octave, le professeur de scolastique , est un voyeur qui est malade dune question : qui est Roberte, son pouse chrie ? Pour rpondre cette question, qui fait son malheur, il va la soumettre la loi de

    lhospitalit. En pratique, il cde sa femme des invits quil a lui-mme choisis. Ce quil cherche voir et qui ne peut se voir, cest lessence de Roberte, son tre, et pas nimporte quel moment mais au moment o elle subit lassaut de linvit. Il va donc lui proposer de se soumettre aux lois de lhospitalit pour que se rvle cette essence. Dans la clinique du

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    voyeuriste, il y a donc ce temps important et mme structural o le voyeur est surpris comme

    regard cach et puis il y a le temps qui prcde celui o le voyeur est surpris.

    Cest pourquoi Lucien Isral34 distingue trois temps dans cette clinique du voyeurisme : le premier temps nest autre que voir sans tre vu , le deuxime temps surprendre et le troisime le souhait dtre surpris .

    Quelle est alors la logique du discours inconscient du voyeur ? Si son travail cest de restituer imaginairement lobjet a au grand Autre, il va le faire en faisant apparatre, en matrialisant cet objet, ici le regard. Pour cela il va se faire regard, car si dans le

    voyeurisme lobjet est le regard, le regard cest aussi le sujet. Dans lexemple que donne Sartre du sujet surpris en train de voir par le trou de la serrure, linstance du regard ne surgit pas au niveau du regard de lautre, celui qui surprend le voyeur, cest lautre, qui en surprenant le voyeur comme regard cach, fait surgir le regard au niveau du voyeur le sujet est alors bien tout entier regard cach.

    Le regard, comme nous lavons vu, cest ce qui manque dans le visible, cest le trou mais aussi la tache ; le voyeur va donc tenter de donner consistance ce manque pour pouvoir

    rendre lobjet lAutre pour boucher le trou dans lAutre. Et sa solution cest de se faire surprendre comme regard cach, comme regard voil. De cette faon il donne une consistance

    imaginaire, illusoire, lobjet, la place dune consistance logique symbolique qui elle se dduit du jeu du signifiant comme ce qui choit. Cest ainsi lobjet perdu freudien, toujours recherch et jamais retrouv. Le voyeur donne ainsi corps au manque quest le regard, et ce en se faisant regard. Il comble le manque de lAutre avec son propre regard. Il matrialise ainsi en quelque sorte le regard.

    Lexhibitionniste, sil est aussi concern par le mme objet, nest cependant pas lenvers du voyeuriste ; lui, ce dont il soccupe principalement cest de la jouissance de lAutre alors que le voyeuriste ne sen occupe pas ou presque. Lui son travail cest surtout de combler le manque de lAutre. Lexhibitionniste ce quil cherche, cest de pouvoir saisir le moment o apparat le regard, cest de russir capter linstant o le regard entre en jeu, ce met consister. Il chercher ainsi rendre consistant le regard comme objet, le matrialiser

    subjectivement.

    Lexhibitionnisme vise lautre en tant quil est impliqu dans la scne, lautre en tant que contraint, car comme le dit bien Lacan le regard est cet objet perdu, et soudain retrouv,

    dans la conflagration de la honte, par lintroduction de lautre . Le sujet exhibitionniste veut provoquer lmoi, la pudeur chez lautre, autre qui nest l que le tmoin, et qui nest pas pour lui essentiel il peut sagir de nimporte quel autre en somme. Ce qui compte cest de faire apparatre au champ de lAutre le regard. Le sujet exhibitionniste est ainsi happ par la jouissance de lAutre quil fait consister ; il y a, autrement dit, une capture de jouissance au champ de lAutre par le recours lexhibitionnisme. Lacte de lexhibitionniste cest lpiphanie ralise de lobjet a comme le dit Jacques-Alain Miller.

    Le pervers, comme on le voit, se consacre donc principalement boucher le trou dans

    lAutre, et le trou a prcisment la structure de lobjet a. Aussi le sujet pervers assure la consistance de lAutre. Il est ainsi, contre toute attente, un singulier auxiliaire de Dieu. Le

    34

    . Voir Isral, Lucien, Le dsir lil, Ers, Paris, 2003.

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    pervers est un ardent dfenseur de la foi nous dit Lacan. Pour rsumer les deux positions

    perverses en lien avec le regard on peut donc dire que lexhibitionniste jouit par la jouissance de lAutre, alors que le voyeur bouche le trou avec son propre regard il paye ainsi le prix de son regard, quil apporte.

    Laissons, pour conclure sur le rapport entre lobjet regard, le voyeurisme et lexhibitionnisme, la tche Lacan de rsumer ce quil en est35 :

    Javance tout trac que la fonction du pervers, celle quil remplit, est loin dtre fonde sur quelque mpris de lautre, du partenaire, comme on la dit longtemps, comme on nose plus le dire depuis quelque temps, et principalement cause de ce que jen ai nonc. Cette fonction est jauger dune faon autrement riche. Le pervers est celui qui se consacre boucher le trou dans lAutre. Je dirai quil est, jusqu un certain point, du ct de ce que lAutre existe. Cest un dfenseur de la foi. Aussi bien, regarder dun peu prs les observations cette lumire qui fait du pervers un singulier auxiliaire

    de Dieu, on verra sclairer des bizarreries qui sont avances sous des plumes que je qualifierai dinnocentes. Il faut avoir pu dabord reprer, ce qui fut dj fait ici ds longtemps, la fonction isolable du regard dans tout ce quil en est du champ de la vision, partir du moment o ces problmes se posent au niveau

    de luvre dart. Il nest pas facile de dfinir ce que cest quun regard. Cest mme une question qui peut trs bien soutenir une existence et la ravager. Jai pu voir en un temps une jeune femme pour qui cette question, conjointe une

    structure dont je nai pas ici plus indiquer, sest trouve proprement aller jusqu entraner une hmorragie rtinienne dont les squelles furent durables. On sinterroge sur les effets dune exhibition, savoir si a fait peur ou non au tmoin qui parat la provoquer. On se demande si cest bien dans lintention de lexhibitionniste de provoquer cette pudeur, cet effroi, cet cho, ce quelque chose de farouche ou de consentant. Mais ce nest pas l lessentiel de la pulsion scoptophilique, dont vous qualifierez la face comme vous voudrez,

    active ou passive, je vous en laisse le choix en apparence, elle est passive, puisquelle donne voir. Lessentiel, cest, proprement et avant tout, de faire apparatre au champ de lAutre le regard. Et pourquoi ? sinon pour y voquer la fuite, linsaisissable du regard dans son rapport topologique avec la limite impose la jouissance par la fonction du principe du plaisir. Cest la jouissance de lAutre que veille lexhibitionniste. Quest-ce qui fait ici mirage, illusion, et suggre la pense quil y a mpris du partenaire ? Cest loubli que, au-del du support particulier que celui-ci donne lautre, il y a la fonction fondamentale de cet Autre qui est toujours l, bien prsente, chaque fois que la

    parole fonctionne, la fonction du lieu de la parole dans lequel tout partenaire

    nest quinclus, la fonction du point de rfrence o la parole se pose comme vraie. Cest au niveau de ce champ, champ de lAutre en tant que dsert par la jouissance, que lacte exhibitionniste se pose pour y faire surgir le regard. Cest en cela quon voit quil nest pas symtrique de ce quil en est du voyeur. Ce qui importe au voyeur, en effet et trs souvent de ce quait t, en quelque sorte, profan pour lui tout ce qui peut tre vu , cest justement dinterroger dans lAutre ce qui ne peut se voir. Ce qui est lobjet du dsir du voyeur dans

    35

    . Lacan, Jacques, Le Sminaire, livre XVI, Dun Autre lautre, Seuil, Paris, 2006, leon du 26 mars 1969.

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    un corps grle, un profil de petite fille, cest trs prcisment ce qui ne peut sy voir qu ce quelle le supporte de linsaisissable mme, dune simple ligne o manque le phallus.

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    Pour conclure

    Ce long dtour par lobjet regard nous aura permis de saisir un peu mieux ce quest lessence de lobjet a tel que le conceptualise Lacan. Il sagit bien, cela nous apparat dsormais plus clairement, dune matire affectuelle , de pices dtaches du corps , dun objet anobjectal teint daffects , dun objet matriel qui fonctionne comme immatriel , dun objet matriel inconnaissable (inconscient) , etc.

    Il sagit donc dune conception de la matire qui nest pas celle des physiciens, ni mme celle du mtaphysicien Badiou, pour qui la matire, comme rel, tend sidentifier au symbolique (thorie des ensembles fonde par le vide). La matire qui est pense ici sous les

    traits de lobjet a est quant elle une matire qui vient se loger dans les circuits formels de la pulsion, la frontire entre le somatique et le psychique, matire non matrielle mais teinte

    daffects, car prise dans un ensemble relationnel. Il y a donc sans nul doute une intentionnalit la racine de lobjet a, tout autant que des morceaux de corps spars et perdus jamais, objets partiels symboliques, imaginaires et rels.

    Il serait intressant de voir dans quelle mesure les objets a sont, dans nos socits

    occidentales gouvernes par des rgimes dmocratiques mdiatico-parlementaires , la source dune mise au travail du savoir, dans la seule vise de production dobjets plus-de-jouir, condensateurs de jouissance , et qui en viennent nous faire leurs assujets .

    Lacan dira ainsi, juste aprs les vnements de Mai, dans son Sminaire Lenvers de la psychanalyse :

    Et pour les menus petits objets a que vous allez rencontrer en sortant, l

    sur le pav, tous les coins de rue, derrire toutes les vitrines, dans ce

    foisonnement de ces objets faits pour causer votre dsir, pour autant que

    cest la science maintenant qui le gouverne, pensez-les comme lathouses.36

    Le discours de la science gouvernerait donc dsormais nos dsirs du moins dans nos socits occidentales opulentes et ce serait par le discours capitaliste que laccent serait mis plein sur la mise au travail du savoir scientifique. Le savoir travaillerait ainsi produire des

    objets plus-de-jouir, condensateurs de jouissance : de simples gadgets, ou de simples jouets,

    qui viendraient assouvir une satisfaction pulsionnelle infantile et immdiate sans une once de sublimation. Une vie sans Ide en somme.

    Car comme le rappelait il y a peu Alain Badiou, sur une chane de la tlvision publique :

    lhomme peut tre au-dessus de sa substructure et de sa condition animale, il nest pas oblig de se laisser gouverner par ses pulsions [] pour la philosophie, la pense est toujours ce qui se construit au-del des pulsions .

    36

    . Lacan, Jacques, Le Sminaire, livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1998, p.188.