lafond musique emotion

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Auteur(s) : Lafond, Patrick Titre de l'article : « Musique, émotion, merveille, «L'école du virtuose» de Gert Jonke » Type de publication : Article Postures Volume de la publication : 3 Date de parution : 2000 Résumé : Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : Lafond, Patrick. 2000. « Musique, émotion, merveille, «L'école du virtuose» de Gert Jonke ». Dans Dossier Littérature et Musique. Article Postures. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/articles/musique- emotion-merveille-lecole-du-virtuose-de-gert-jonke>. Consulté le 28 mai 2015. D’abord paru dans (Baillie, Jean-Pascal et Daniel Mongrain (dir.). 2000. Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. coll. Postures, vol. 3, p. 79-92). L’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC) est conçu comme un environnement de recherches et de connaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des résultats de recherche et des strates d’analyse afin de déterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiquer avec l’équipe de l’OIC notamment au sujet des droits d’utilisation de cet article : [email protected] Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

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  • Auteur(s) :Lafond, Patrick

    Titre de l'article : Musique, motion, merveille, L'cole du virtuose de Gert Jonke

    Type de publication :Article Postures

    Volume de la publication :3

    Date de parution :2000

    Rsum :

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    Lafond, Patrick. 2000. Musique, motion, merveille, L'cole du virtuose de GertJonke . Dans Dossier Littrature et Musique. Article Postures. En ligne sur le site delObservatoire de limaginaire contemporain. . Consult le 28 mai 2015. Dabordparu dans (Baillie, Jean-Pascal et Daniel Mongrain (dir.). 2000. Montral : Figura, Centrede recherche sur le texte et l'imaginaire. coll. Postures, vol. 3, p. 79-92).

    LObservatoire de limaginaire contemporain (OIC) est conu comme un environnement de recherches et deconnaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des rsultatsde recherche et des strates danalyse afin de dterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiqueravec lquipe de lOIC notamment au sujet des droits dutilisation de cet article : [email protected]

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  • Musique, motion, mer-

    veille: L'cole du virtuose

    de Gert Jonke

    par Patrick Lafond

    Dans une le ttre Ri c hard Wagner rdige en 1860, Baudelaire (1980, p. 922) crit qu'une uvre du compositeur lui a fait sentir la jouissance de comprendre. Cette formule suppose que la musique actualise le plaisir de saisir, d'embrasser par l'ensemble des oprations cogn iti ves. Certes, la lettre de Baudelaire n'est pas une communication scientifique. Toutefois, elle aborde un point important de la pot ique compare entre la musique et la littrature . Lorsqu'une uvre littraire possde la fonction de faire sentir la jouissance de comprendre, peut-on la qualifi er de musicale? C'est la question que nous traiterons partir du roman L'cole du virTuose de Gert Jonke.

    Gert Jonke, n en 1946, est autrichien. ce jour, il a publi cinq romans, dont deux ont t traduits de l'all emand: Musique Loilllaine, publi en 1979, et L'cole du virluose, pub li en langue originale en 1985 chez Residenz Verlag, et en franais, traduit par Uta Mller et Denis Denjean, en 1992 chez Verdier. Connu en Autriche, il a gagn quelques prix importants, dont le prix El ias-Ca netti en 1982.

    Nous ana lyserons la perception dans la narration , dans une dmarche qui runit la smiotique narrative et la

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    phnomnologie. La recherche phnomnologique concerne les essences telles qu'elles sont vcues par nous, telles qu'elles mergent de notre vie intentionnelle (Barbaras, 199 1, p. 113). Nous nous restreindrons la premire partie du roman.

    Rsum du roman

    Un compositeur rend visite des amis, le photographe Anton Oiabelli et sa sur, qui donnent une fte estivale dans le vaste jardin de leur villa et qui ont le projet de faire exactement la mme rception que ce lle qu'ils avaient organise l'anne prcdente. Le compositeur bavarde avec les convives, assiste un concert, vit un moment d'extase provoqu par l'audition d'une musique subHme, puis, au lever du soleil, il accompagne d'autres invits la plage. L'histoire se termine l'aprs-midi du lendemain, tandis qu'on remet le jardin en ordre, aprs que le compositeur ait ralis que, lors de sa rptition, la fte a subi une lgre variation.

    Ceci constitue la trame du roman. Le plan narratif premier est donc vraisemblable: il accentue, par contraste, le caractre merveilleux des actions qui s'y inscrivent.

    La narration est au pass et homodigtique, c'est--dire que le personnage principal est l'intrieur du rcit et il en est le narrateur.

    Le roman L'cole du virtuose est une musique narrativise

    Qu'est-ce qu'une musique narrativise? Nous proposons de nommer ainsi une narration qui, par son .contenu, par sa forme et par les actes perceptivo-nonciatifs qui y figurent, possde les paramtres de la musique et non ceux de la littrature conventionnelle . Autrement dit, il y a transposition: un

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    c rivain reprsente, par la littrature, ce qui correspond son exprience perceptive de la mus ique. Enfin, c'eslla cration, par traduction en syntaxe verbale, d'une configuration symbolique de sensi bilit musicale.

    L'investissement modal parti cu li er qu e le narra teur prend en charge dfinit la tene ur de la narration et du rcit.

    Puisque le responsable du parcours narratif est un personnage de composit eur, son savoir-fa ire, qui surdtermine le discours, est un savo ir-faire musical. Sa comptence d'actant-compositeur agit comme rgulateur et o rienteur smiotique.

    Thmatique et fonctions de la musique

    La musique est l'une des thmatiques principales du roman. D'abord, le narrateur se souvient avoir entendu une musique. Ensuite, un ingnieur a l'ide d 'une musique funbre dont la cration n'aurait li eu que le jour de ses funraill es. Il dsire aussi la destruction de la partitio n. Pui s, les invits assistent un coneen, o l'on joue une sonate de Brahms. Plus tard, le narrateur se promne au jardin, o il en tend une musique merveilleuse. Finalement. un pote raconte une hi stoire, o des humains vivent prs des fleuves de mus ique, tandis que d'autres meurent dans des dserts sans musique.

    Notons aussi quelques marques d ' inte rdiscurs ivit tires du domaine musical. Le titre L'cole du virtuose est emprunt aux exerc ices de v loc it pour piano Opus 365 de Karl Czerny. Plusieurs no ms sont ceux de compos iteurs ou d'interprtes connus, tels que Schwarzkopf, emprunt la cantatri ce prnomme lisabeth; Anton Diabelli , compos iteur et d iteur contemporain de Beethoven (dont le th me d'une valse inspi ra ce dernier les 33 variations, Op. 120); Waldstein , Mahler et la li ste n'est pas complte. Prcisons que les noms ne ds ignent pas les personnages hi storiqu es ma is qu'il s sont attribus des personnages fictifs.

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    Apparatre rtensif, pitaphe, saillance esthtique, pr-gnance thymique, objet de message, objet thmatique - tels sont les quelques fonctions smiotiques que le roman donne la musIque.

    L'objet de la qute

    Le compositeur rend visite des amis qui ont le projet de rorganiser la fte qu'ils ont donne l'anne d'avant. Leur but est d'arriver, une anne d'intervalle, crer la congruence des actions. Aussi Anton Diabelli prend-il plusieurs photographies. Puisque la volont de faire une rptition met en jeu le facteur temporel , le temps est constitutif de l'objet de la qute.

    Le lendemain de la fte, le narrateur constate que tou t s'est rpt : la fte a t identique celle de l'anne prcdente. Les actions vcues correspondent au souvenir du narrateur. Le souvenir est un contenu latent du texte qui sert de point de rfrence chaque action du contenu manifeste. Par consquent, tout se rapporte au temps, et converge vers l'ide de rptition pure. Il en ressort que le scripteur manifeste l'inten ti on de perce-voir le jeu du temps et que les actions sont des procs ponctuels perus comme des motifs constitutifs du parcours fondamental, dont l'objet-valeur est une dure. La forme du parcours actan-tiel se conforme donc, d'une certaine manire, la forme d'une uvre musicale, qui est la production ou la rptition d'une dure.

    Le langage. une clef

    Anton Diabelli rassemble ses invits au sa lon: c'est l'heure du concert. SchIafer, le pianiste attendu , ne pouvant pas tre l, est remplac par Schleifer: c'est toujours lui, Schleifer, qui remplace Schlafer. Devant la salle, Pfeifer, un critique

  • musical, commente le concert , et le public lui accorde plus d'attention qu' la musique. Au moment de commencer le rcital, on s'aperoit que le piano est ferm clef. On demande le majordome: il n'a pas la clef. Les convives fouillent dans leurs poches et on essaye quelques c lefs. Cliquetis gnral. Par chance, l'un des invits est serrurier. Il ouvre le piano avec un passe-partout. Soulag, Schleifer cherche dans sa poche un mouchoir et trouve la clef, qu'il montre tous. Mais voil qu'il a oubli sa ceinture et ne peut pas jouer sans ceinture. Aprs un long remue-mnage, Pfeifer, le critique, lui prte la sienne. On annonce ensuite que Schleifer va jouer une sonate pour piano et clarinette ou alto, mais on ne sa it pas o sont la clarinette et l'alto. L'introduction au piano termine , on entend le son d'une clarinette sans que Schleifer n'en joue. Il a une si bonne technique respiratoire que le son lui sort par la tte. Ce qui amne nos personnages affirmer l'inutilit des instruments. Aprs le concert, le public remercie et applaudit Pfeifer, le cri tique, pour le prt de sa ceinture.

    Le rcit nous montre un public intress par les com-mentaires d'un critique plutt que par la musique. Bien sr, le critique se penche sur des niai se ri es, sur des aberrations, et sans doute l'auteur dnonce-t-il ic i quelque impertinence de la part des musicologues. tout le moins, il montre que les femmes et les hommes fondent leur comprhension et leur got sur ce qui leur cst dit. Ici, le verbe choue peut-tre communiquer l'exprience de la musique, mais il la catgorise et la conceptuali se. Comme l'crit Heiddeger,

  • le porteur du monde musical, qui peut nous faire accder au sens de l'uvre. Et il porte une ceinture, qui sert bien sr ajuster l'enveloppe des vtements sur le corps, une ceinture appartenant un critique, le reprsentant de la parole. Ce passage du rcit reprsente la musique vtue par la matire verbale.

    Plus loin, nous lisons: Ce qui, l'avenir, importera avant tout, expliqua Schleifer, c'est de rendre la musique perceptible sans avoir recours l'accessoire acoustique, ce qu'on appelle les sons et les sonorits. (Jonke, 1985, p. 86) Le roman propose un sens nouveau la musique, un sens qui nous fait entrevoir la possibilit de la musique en tant qu'essence. Et plus loin: c'est seulement lorsque nous ne pouvons plus rien entendre, plus ri en du tout, entendez-vous, que nous saisissons, que nous comprenons la musique. (Jonke, 1985, p. 86) Que reste-t-il alors, sinon la vision utile pour la lecture? Pour nous, il s'agit ici d'un nonc aUlOrfrentiel , qui dcrit le roman ainsi que la possibilit de comprendre la musique travers ce roman.

    La disparition du peintre

    Le rcit se termine lorsque le narrateur comprend qu'une variation a eu lieu la rptition de la fte. En effet, plusieurs photographies de ces deux vnements ont t prises. On remarque que les photos de cette anne sont toutes identiques celles de l'anne d 'avant, sauf celle o le peintre, qui y apparaissait. n'y est plus. Sa disparition est la seule variation la rptition de la fte . Le narrateur affirme que le peintre Waldstein est all derrire la porte reprsente par une de ses peintures. Le peintre aurait pntr dans la toile que l'on voit sur la photographie en question. Il en dcoule que le reprsentant du visible est le seul ne pas obtenir l'objet de la qute; le visible est ici encore invalid.

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    Le roman est une matire-motion chatoyante comme le signe musical

    Je sentais la douceur des sons glisser sur l11a peau, flner dans ma tte. couler dans Illon corps toui entier, un vent de musique me balayait. dclenchant cn moi des sensations el des impressions inconnues: un bref instan t, je crus ne pas tre la hauteur, incapable de les nommer, une sorte de tracti on ou d'atiracton me dbordait infiniment par son ampleur et sa longueur. j'tais saisi par une sorle de tristesse. rveuse cl heureuse. je me mouvais, non, j'tais mu par un gl issement lger: alors s'abattit sur moi une joie triste et indicible. (Jonke. 1985. p. 88)

    Au jardin , prs d 'un tang, le narrateur-compos iteur entend une musique qui semble provenir de la nature. Or, personne d'autre ne l' entend. Le compositeur a donc une hallucination. Sa perception produit, sur le plan de l'nonciation, un procs de Ciguration sans sou rce: el le cons titue un pur apparatre. L'hallucination, cr it Deni s Bertrand, est une rson ance du corps propre. Merleau-Ponty. pour sa part , avance que

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    Rousseau voquait ce phnomne lorsqu'il crivait que ce n'est pas tant l'oreille qui porte le plaisir au cur, que le cur qui le porte l'oreille (Rousseau, 1781, p. 86). La jouissance de comprendre, mentionne par Baudelaire, comporte elle aussi un trait smantique de l'motion. Reprsenter discursivement la perception de la musique implique ici la manifestation de mots renvoyant une motion.

    Concernant l'motion lors de la perception, Merleau-Pont y aborde ainsi le primat des sensations sur la constitution affective:

    Mai s le speclacle peru n'eSI pas de l'lre pur. Pri s exactement tel que je le vois, il est un moment de mon histoire individuelle, et, puisque la sensation est une reconstitution, elle suppose en moi les sdiments d'une constitution pralable, je suis, comme sujet sentant. tout plein de pouvoirs naturels dont je m'tonne le premier. (1945, p. 249)

    L'auteur de L'cole du virtuose reprsente cet tonnement du sujet lorsque l'objet sonore peru dfait le pli provisoire de son tre, phnomne qui peut l'mouvoir parce qu'il actualise ses pouvoirs, comme un enfant ragit motivement lorsqu'il se rend compte qu'il peut marcher.

    La matire-motion

    Prcisons d'abord que cette formule, la matire-motion, est employe par le pote et chercheur franais Michel Collot (1997) et qu'elle a t cr par Ren Char (1936, p. 62). Elle dsigne une interaction entre le moi, le monde et le mot lorsque l'motion du sujet, qui fait corps avec le monde, s'incarne dans la matire verbale.

    Or la musique, en soi, n'est pas dpourvue d'motion. L'uvre musicale, originaire ou non d'une partition crite, au moment de saillance, a, comme le sujet sentant, une intention-

  • nalit, et bien qu'elle soit un continuum de matire sonore, e lle vise une configuration, un tout. l' tude d'une partition, on peut synthti ser et connatre un parangon emblmatique, quantitatif et inachev. Mais pendant la saisie de la matire acoustique, on s'abandonne la musique; on ne la possde pas en pense; e lle se fait en nous. La vise de l'uvre musicale, dirige vers

    la forme de son devenir (Smoje, 1989, p. 22-23), est constitue par l'aud iteur. Que l'motion soit ou non le point de dpart de la cration musicale. c'est--dire que le compos iteur tente d'exprimer ses sentiments ou de structurer une fo rme log ique alatoire ou subjecti ve, e ll e est nanmoins vibrante par l'investissement hic el /!LIIlC de l'excutan t et par l'aud iteur qui actuali se l' uvre.

    En ce qui concerne le roman, la mat ire-motion est un agencement de phnomnes, savoi r les affects de Jonke, transports par l'audition musica le (selon notre hypo thse) et qui. suite l'opration perceptivo-nonciative de l'criture, sont donns percevoir par le langage. L'auteur donne un substrat langagier son motion, un mode d'accs possible au monde. Ainsi, ce qui est manifest dans L'cole du virluose concerne parfois la thmat ique de la musique , mai s surtout l'moti on o prenne nt souche le moi de l'nonciateur, le monde musical (dc lencheur des affects) et le langage.

    Le merveilleux

    Cette immanence de la musique se rvle aussi par des phnomnes qui ne sont pas li s la thmatique, mais la forme. Susanne K. Langer a qualifi la musique ains i: [ .. . ] il is nOI Iramparenl bul iridescenl. ( 1942, p. 239) Langer voque le caractre paradoxal du signe musica l qui ne serai t, en so i, ni opaque ni transparent, mais chatoyant. L'adjectif chatoyant signifie qui change de couleur, qui a des reflets diffrents suivant le j eu de la lumire. tant donn que la musique est prsente plusieurs niveaux de l'ex pression du roman , il s'agit de savo ir

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    comment le merveilleux indique cette prsence et si ce n'est pas parce qu'il participe, lui aussi, un chatoiement.

    En fait, l'uvre de Jonke n'est pas uniquement de style merveilleux ; elle comporte un mouvement osci ll atoire. D'une part, le parcours narra ti f gnral est plausible, les choses ont le sens habituel qu'on leur donne. D'autre part, plusieurs phnomnes proposent un nouveau sens (mervei ll eux). Suivant la fois les rgles de la prose et les rgles du jeu, l'uvre produit un chatoiement,

    Comme tel, d'aprs Sophie Marret ( 1995, p. 153), le merveilleux cherche rorganiser le langage selon le principe du jeu plutt que suivant les rgles de la prose. Dans l'histoire de L'cole du virluose, ce principe du jeu se manifeste par plusieurs occurences. Tantt, c'es t un fonctionnaire qui affirme que le quartier nord de la ville est construit avec de la fume, avec du bton fum, des tuiles fumes: d'aprs lui , plus on lve les chemines, plus le vent monte, s'chappe et fuit vers le haut; de plus, la lumire se conserve dans la fume. Tantt. c'es t une invite de la f te qu i raconte comment, chez elle, des ttes sortent du sol. Puis on se souvien t de l't o il a neig. On affirme aussi avoir vu une grande plaine en pente descendante o l'cau stagne en pente sans couler (Jonke, 1985, p. 55). Puis le compositeur se souvient d'un immeuble qui a soudainement disparu, et d'une femme qui s'est volatilise. Johanna prtend que le compositeur est la recherche de ce qui n'existera jamais. Ensuite, au buffet, les choux de Bruxelles se sauvent. Le peintre Floriand Waldstein et le narrateur, yeux ferms, ont une vision commune: un taureau blanc qui arrose de ses cornes les invits de la fte. Puis le peintre Kalkbrener dit qu'il y a des personnages trangers qu i parlent dans les ttes. La plupart des pianistes , dit Pfeifer, videmment, prfrent mettre des gants pour jouer (Jonke, 1985, p. 71). Pendant le concert , les gens grandissent . rapetissent, disparaissent ou se dilatent. Finalement, on l'a vu, le compositeur constate qu'il est seul en tendre une musique qui se jouc sur des instruments impossibles fab riquer. Ainsi, la structure signifiante de celte hi stoi re, o le merveilleux

  • ctoie le banal, ni transparente comme un rcit logique, ni opaque comme un rcit incohrent , est chatoyante, comme le signe musical.

    De la mme manire, plusieurs tats et actions s'accompagnant de leur double, le roman produit un changement de couleur significative, un chatoiement. En effet, la fte est une rptition: les photos que Diabelli a prises l'anne d'avant sont compares celles qu'il fait dans le prsent; les peintures en trompe-l'il ddoublent l'cran du paratre. La conversation avec le peintre se produit en deux temps: les yeux ferms, puis les yeux ouverts. Le concert se produit galement en deux temps: une fois avec des instruments, une autre fois sans instruments. Le musicien est doubl quant lui par le critique. Sous ce rapport, Sophie Marret crit que le merveilleux ruine la possibilit d'un temps narratif, o plutt le rduit la rptition ternelle des mmes actions, qui ruine aussi la possibilit d'une psychologie des hros ( 1995, p. 156). Puisque le roman de Jonke n'est qu' moiti merveilleux , le temps narratif et la psychologie des hros sont possibles dans la totalit du parcours, et impossibles certaines occasions. En outre, les doubles manifestations produisent une tendue bipolaire dont les ples sont traverss par un double courant d'attraction et de rpulsion. En ce sens, la forme du contenu est chatoyante.

    Un dernier phnomne, dont plusieurs occurrences sont perceptibles dans le texte, prsente une forme de chatoiement: la figure de l'oxymoron. En effet, unc formule comme tristesse heureuse exprime un tat ambigu, dont le sens rsulte de l'union de deux qualits contraires. Nous ne mentionnons ici que le titre de la premire section du roman, prsence du souvenin>, et la formu le oubli attentif (Jonke, 1985, p. 90). L'usage important de l'oxymoron nous invite voir la manifestation, dans l'nonc, d'un chato iement, celui-l mme du signe musical l'origine de l'nonciation.

    En fin de compte, par une reprsentation o l'auditif rgit le visuel, perue par l'i ntermdiaire d'un personnage principal de composi teu r, et par un parcours narratif constitu d'units

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    discrtes subordonnes la qute d'une dure, on approcherait d'une composition musicale. De plus, par l'affirmation que la musique peut se faire avec des mots et silencieusement; par la disparition d'un peintre et, avec lui, du monde visible; par un nonc dont le contenu est double, moiti merveilleux et qui possde plusieurs oxymorons, Jonke faisant chatoyer un monde-objet, a consolid, avec L'cole du virtuose, une configuration symbolique de sensibilit musicale.

    La littrature ne fait pas advenir le monde, elle concerne notre exprience sensible et nos possibilits d'tre en harmonie avec lui. Elle communique la pulsion du monde que nous lui sentons.

    Et la musique dans la littrature? Pour Gert Jonke, elle serait une source avec laquelle il s'meut, l'objet d'un mtier tenu empch, qui ferait pression et dont l'obstruction serait fconde justement parce que le moyen d'expression demeure inadquat, le rsultat jamais identique la vise, celle-ci toujours relance.

    Grce la littrature, la musique gagne une image, un monde. Avec son absence et ses rythmes qui tiennent lieu d'une vie diffrente, elle peut jeter une lumire surprenante sur notre lecture de textes littraires.

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    Bibliographie

    Barbaras, Renaud (1991) De l'lre du phnomne: sur l'ontologie de Merleau-Ponty. Grenoble: Jrme Millon. 379 p.

    Baudelaire, Charles (1980) Baudelaire: uvres compltes. Paris: Robert Laffonl.

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    Collot, Michel (1997) La Matire-motion. Paris: PUF. Coll. criture, 334 p.

    Heidegger, Martin (1951)

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    Merleau-Ponty, Maurice (1945) Phnomllologie de la percep-tioll. Paris: Gallimard. Coll. Te!>' .

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    Rousseau, Jean-Jacques. (1781) Essai sur l'origine des langues. Paris: Presse Poket (1990). Coll. Agora.

    Smoje, D. (1989) Prf. Ingarden, Roman (1962) L'uvre lIIusicale. Paris: Christian Bourgois, 215 p.

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