lazzarato_l'homme endetté

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    Maurizio Lazzarato

    Essai sur la condition nolibrale

    ditions Amsterdam

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    Paris, 2011, ditions Amsterdam.Tous droits rservs, reproduction interdite.

    Abonnement la lettre dinformation lectroniqued ditions Amsterdam : [email protected]

    ditions Amsterdam31 rue Paul Fort, 75014 Pariswww.editionsamsterdam.fr

    Diusion et distribution : Les Belles Lettres

    ISBN 978-2-35480-096-3

    Les ditions Amsterdam tiennent remercier Oury Goldman pour

    laide prcieuse quil a apporte la ralisation de cet ouvrage.

    Du mme auteur, aux ditions Amsterdam:

    Exprimentations Politiques, 2009.Le Gouvernement des ingalits, 2008.

    avec Antonella Corsani, Intermittents et prcaires, 2008.

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    Sommaire

    AVERTISSEMENT.....................................................................11

    APPRHENDERLADETTE

    COMMEFONDEMENTDUSOCIAL...............................................15

    Pourquoi parler dconomie de la dette plutt que de nance?....20La fabrication de la dette.........................................................24La dette porteuse dun rapport de pouvoir spcique..............27

    LAGNALOGIEDELADETTE

    ETDUDBITEUR....................................................................33

    Dette et subjectivit: lapport de Nietzsche.............................33Les deux Marx........................................................................44Lagir et la conance dans la logique de la dette.......................52Deleuze et Guattari: petite histoire de la dette..........................57

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    LEMPRISEDELADETTEDANSLENOLIBRALISME......................71

    Foucault et la naissance du nolibralisme..........................71La reconguration du pouvoir souverain, disciplinaire etbiopolitique par la dette............................................................76La gouvernementalit nolibrale lpreuve de la dette:hgmonie ou gouvernement?................................................82La dette et le monde social......................................................94

    Antiproduction et antidmocratie.........................................113

    CONCLUSION......................................................................121

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    travers la dette publique, la socit entire est endette, ce quinempche pas, mais exacerbe au contraire les ingalits , quil est

    temps de qualier de dirences de classe.Les illusions conomiques et politiques de ces quarante derniresannes tombent les unes aprs les autres, rendant encore plus brutalesles politiques nolibrales. Lanew economy, la socit de linformation, lasocit de la connaissance sont toutes solubles dans lconomie de la dette.Dans les dmocraties qui ont triomph du communisme, trs peu de gens(quelques fonctionnaires du FMI, de lEurope et de la Banque centraleeuropenne, ainsi que quelques politiques) dcident pour tous selon lesintrts dune minorit. Limmense majorit des Europens est triplement

    dpossde par lconomie de la dette: dpossde dun pouvoir politiquedj faible, concd par la dmocratie reprsentative; dpossde dunepart grandissante de la richesse que les luttes passes avaient arrache laccumulation capitaliste; dpossde, surtout, de lavenir, cest--dire dutemps, comme dcision, comme choix, comme possible.

    La succession de crises nancires a fait violemment merger une guresubjective qui tait dj prsente mais qui occupe dsormais lensemblede lespace public : lagure de lhomme endett . Les ralisationssubjectives que le nolibralisme avait promises ( tous actionnaires,

    tous propritaires, tous entrepreneurs) nous prcipitent vers la condi-tion existentielle de cethomme endett, responsable et coupable de sonpropre sort. Le prsent essai propose est une gnalogie et une explora-tion de la fabrique conomique et subjective de lhomme endett.

    Depuis la prcdente crise nancire qui a clat avec la bulle Internet,le capitalisme a abandonn les narrations piques quil avait laboresautour des personnages conceptuels de lentrepreneur, des cratifs,du travailleur indpendant er dtre son propre patron qui, enpoursuivant exclusivement leurs intrts personnels, travaillent pour le

    bien de tous. Limplication, la mobilisation subjective et le travail sur soi,prchs par le management depuis les annes1980, se sont mtamor-phoss en une injonction prendre sur soiles cots et les risques de lacatastrophe conomique et nancire. La population doit se charger detout ce que les entreprises et ltat-providence externalisent vers lasocit, et en premier lieu, la dette.

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    Pour les patrons, les mdias, les hommes politiques et les experts,les causes de la situation ne sont ni chercher dans les politiques

    montaires et scales qui creusent le dcit en oprant un transfert derichesse massif vers les plus riches et les entreprises, ni dans la successiondes crises nancires qui, aprs avoir pratiquement disparu pendant lesTrenteGlorieuses, se rptent, extorquant des sommes dargent farami-neuses la population pour viter ce quils appellent une crise syst-mique. Pour tous ces amnsiques, les vraies causes de ces crises rpti-tion rsideraient dans les exigences excessives des gouverns (notam-ment du sud de lEurope) qui veulent vivre comme des cigales etdans la corruption des lites qui, en ralit, a toujours jou un rle dans

    la division internationale du travail et du pouvoir.Le bloc de pouvoir nolibral ne peut pas et ne veut pas rguler lesexcs de lanance, parce que son programme politique est toujourscelui reprsent par les choix et les dcisions qui nous ont conduits ladernire crise nancire. Au contraire, avec le chantage la faillite dela dette souveraine, il veut mener jusquau bout ce programme dont ilfantasme, depuis les annes1970, lapplication intgrale : rduire lessalaires au niveau minimum, couper les services sociaux pour mettreltat-providence au service des nouveaux assists (les entreprises et

    les riches) et tout privatiser.Nous manquons dinstruments thoriques, de concepts, dnoncspour analyser, non pas seulement lanance, mais lconomie de la dettequi la comprend et la dborde, ainsi que sa politique dassujettissement.

    Nous allons exploiter dans ce livre la redcouverte de la relation cran-cier-dbiteur par LAnti-dipede Deleuze et Guattari. Publi en 1972,anticipant thoriquement le dplacement que le Capital oprera par lasuite, il nous permet, la lumire dune lecture du Nietzsche de LaGnalogie de la moraleet de la thorie marxienne de la monnaie, de

    ractiver deux hypothses. Premirement, lhypothse selon laquelle leparadigme du social nest pas donn par lchange (conomique et/ousymbolique), mais par le crdit. Au fondement de la relation socialeil ny a pas lgalit (de lchange), mais lasymtrie de la dette/crditqui prcde, historiquement et thoriquement, celle de la productionet du travail salari. Deuximement, lhypothse selon laquelle la dette

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    est un rapport conomique indissociable de la production du sujetdbiteur et de sa moralit. Lconomie de la dette double le travail,

    dans le sens classique du terme, dun travail sur soi, de sorte quco-nomie et thique fonctionnent conjointement. Le concept contem-porain dconomie recouvre la fois la production conomique etla production de subjectivit. Les catgories classiques de la squencervolutionnaire dese ete sicles travail, social et politique , sonttraverses par la dette et largement rednies par elle. Il est donc nces-saire de saventurer en territoire ennemi et danalyser de lconomie de ladette et de la production de lhomme endett, pour essayer de construirequelques armes qui nous serviront mener les combats qui sannoncent.

    Car la crise, loin de se terminer, risque de stendre.

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    sachever le 8 octobre dernier. Lexcellence de cette notationpermettra lUnedic de mener bien son programme de nan-cement garantissant ainsi la continuit du service des allocationschmage. Le 10 septembre 2010, la dernire prvision dqui-libre technique de lassurance chmage faisait en eet apparatreune prvision de dette globale de lUnedic proche de -13milliardsdeuros n dcembre2011.

    Comment une activit et des oprations qui se droulent dans des sallesde cotation, dans les bureaux feutrs de banques et dinvestisseurs insti-tutionnels, peuvent toucher des chmeurs et des prcaires saisonniers,intermittents, intrimaires?

    LUnedic ache priodiquement des dcits. Dabord parce quil ya une baisse de cotisations dont la cause principale est la dscalisa-tion des cotisations patronales (les nances publiques prennent encharge 22milliards de cotisations patronales chaque anne au titre dela politique de lemploi); ensuite parce que les cotisations du travailprcaire, intermittent et intrimaire ne peuvent pas couvrir les besoinsdindemnisation. Avec lexplosion de lemploi prcaire (CDD, inter-mittents, saisonniers, intrimaires1) dont bncient les entreprises, lergime dindemnisation est donc structurellement en dcit.

    Plutt que daugmenter les cotisations patronales, lUnedic commetoute entreprise qui se respecte a emprunt de largent en mettantdes obligations sur les marchs nanciers. En dcembre2009, elle aemprunt 4milliards deuros, puis en fvrier2010, 2milliards de plus.Les institutions nancires se sont prcipites pour acheter ces titres, et,en moins dune heure, tout avait t vendu. Un tel engouement de lapart des investisseurs est facilement explicable. Les agences de notationsinternationales (les mmes qui ont donn de mauvaises notes lIrlande,

    1. En 2005, les CDD reprsentaient 4% des contributions au rgime dassurance

    chmage pour 22% des allocations verses. Du ct de lintrim, le ratio tait de3% contre 7%. Pour 1,7milliards deuros de cotisations alors verses lUnedic,lemploi prcaire a cot 8,2milliards deuros de prestations, soit un manque gagnerde 6,5 milliards. Le rgime dindemnisation des intermittents du spectacle, pour1,3milliard deuros de prestations verses en 2009 prs de 106000 bnciaires, aencaiss seulement 223millions deuros de cotisations. Le dcit slve donc plusdun milliard deuros.

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    la Grce, au Portugal et lEspagne en faisant grimper les intrts payer et en imposant des politiques de rigueur budgtaire; les mmes

    qui ont toujours trs bien not les titres pourris, cause premire dela crise de subprimes; les mmes qui ont donn des avis favorables auxentreprises condamnes pour malversation comme Enron; les mmesqui nont rien vu venir de la dernire crise nancire) ont donn, commelarme le communiqu, de bonnes notes et donc des garantiesaux investisseurs.

    Donc pour sauver le systme dindemnisation de la faillite (lechantage est toujours le mme), il faut introduire dans une institutionprive, mais dintrt public comme lUnedic, la logique nancire,

    avec les consquences suivantes:1) Le taux dintrt appliqu ces 6milliards demprunt est denviron de3%, ce qui signie que les cotisations chmage deviennent une nouvellesource de prot pour les institutions nancires, les fonds de pension etles banques. Si Moodys baisse la note, comme elle la fait rcemmentpour lIrlande, la Grce ou le Portugal, le taux auquel lUnedic empruntelargent augmente, et donc lanance opre une ponction encore plusimportante sur les cotisations des chmeurs qui se traduit par unemoindre disponibilit de revenu distribuer en allocation.

    2) Les notes des trois agences vont planer sur les ngociations pour laconvention assurance chmage qui dcide de la dure et des montantsdes allocations et se droule tous les trois ans. Pour conserver de bonnesnotes, syndicats et patronat vont agir en fonction des exigences desagences de notation plutt quen fonction de celles des chmeurs,puisque les intrts payer varient en fonction des notes.

    3) Les agences de notation font leur entre dans la gestion de lassu-rance chmage par leur pouvoir dvaluation. Le paritarisme de lagestion de lassurance chmage assur par les syndicats de salaris et les

    syndicats de patrons souvre aux investisseurs privs qui auront, partirde maintenant, leur mot dire. Lvaluation des agences devient unlment de lvaluation gnrale de ltat de sant, de lecacitet de la rentabilit de lassurance chmage. Pendant le conit desintermittents et pendant le conit des chmeurs de lhiver 1997-1998,les uns et les autres avaient tent dbranler le duopole syndicat/patron

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    les dpenses les plus importantes dune famille (achat dune maison,achat et entretien de la voiture et dpenses pour les tudes) se font

    crdit. Mais la consommation fonctionne la dette mme pour lachatde biens courants pays, la plupart du temps, avec une carte de crdit.Aux tats-Unis et au Royaume-Uni, le taux dendettement des mnagespar rapport leur revenu disponible est respectivement de 120% et140%. La crise de subprimesa dmontr que dans les grandes masses decrdits titriss (les dettes transformes en titres ngociables en bourse), ct de limmobilier, des crdits auto et des prts tudiants, on trouveles cartes de crdit.

    Par la consommation, nous entretenons un rapport quotidien avec lco-

    nomie de la dette sans le savoir. Nous portons avec nous le rapport cran-cier-dbiteur, dans nos poches et nos porte-monnaie, inscrit dans les circuitsde la puce de notre carte de crdit. Ce petit carr de plastique cache deuxoprations qui ont lair anodines, mais dont les implications sont remar-quables: louverture automatiquede la relation de crdit qui instaure unedettepermanente. La carte de crdit est la manire la plus simple de trans-former son porteur en dbiteur permanent, homme endett vie4.

    P

    travers le simple mcanisme de lintrt, des sommes colossales sonttransfres de la population, des entreprises et de ltat-providencevers les cranciers. Cest la raison pour laquelle Gabriel Ardentconsidrait dj dans les annes 1970 que le systme nancier, de la

    4. Par rapport au crdit la consommation, le paiement par carte de crdit est unvritable bond qualitatif. Alors que celui-ci ne se faisait que sur demande explicite, le

    systme des cartes automatise le crdit ; linversion de linitiative est ici exemplaire,avec les cartes la relation de crdit est toujours dj mise en place, il ne sut plus quedemployer la carte pour linstaurer []. Le systme de paiement par carte met enplace une structure de dette permanente. En permanence nous sommes les dbiteursde quelque organisme commercial ou bancaire, en permanence nous jouissons duneavance sur recette., A. J. Haesler, Sociologie de largent et postmodernit, Genve, Droz,1995, p.282.

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    mme manire que le systme montaire et le systme de crdit, estun puissant mcanisme dexploitation. Lconomie dite relle et

    lentreprise ne constituent que des parties du processus de valorisation,daccumulation et dexploitation capitaliste : y regarder de prs,le systme nancier est peut-tre plus oppressif5. Le crdit est undes meilleurs instruments dexploitation que lhomme ait su monterpuisque certains peuvent, en fabriquant du papier, sapproprier le travailet la richesse des autres6. Ce que les mdias appellent spculationconstitue une machine de capture ou de prdation de la plus-value dansles conditions de laccumulation capitaliste actuelle dans laquelle il estimpossible de distinguer la rente du prot. Le processus de changement

    des fonctions de direction de la production et de proprit du capitalqui avait commenc se dvelopper lpoque de Marx est aujourdhuicompltement achev. Le capitaliste rellement actif se transforme,disait dj Marx, en un simple dirigeant et administrateur du capital,et les propritaires du capital en capitalistes nanciers ou en rentiers.Lanance, les banques, les investisseurs institutionnels ne sont pas desimples spculateurs mais les (reprsentants des) propritaires ducapital, tandis que ceux qui autrefois taient les capitalistes industriels,les entrepreneurs qui risquaient leurs propres capitaux, sont rduits

    tre de simples fonctionnaires (salaris ou pays en actions) de lavalorisation nancire.

    Il faut donc enlever la rente toute connotation morale, puisqueleuthanasie du rentier, son viction de lconomie, la dirence dusouhait de Keynes qui en avait fait un mot dordre de restructuration ducapitalisme aprs la crise de 1929, signierait leuthanasie non pas de laspculation, mais du capitalisme tout court. Elle signierait leutha-nasie de la proprit prive et du patrimoine, les deux piliers politiquesde lconomie nolibrale. De plus, cest lensemble de laccumulation

    capitaliste contemporaine qui est assimilable une rente. Le marchimmobilier, la hausse continue du prix lachat et du prix des loyers,constitue une rente (et quelle rente, notamment aux tats-Unis !), de

    5. G. Ardent, Histoirenancire de lantiquit nos jours, Paris, Gallimard, 1976, p.320.

    6. Ibid., p.442.

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    la mme manire que nous payons une rente la proprit intellec-tuelle chaque fois que nous achetons un produit couvert par les droits

    de proprit. Mais il ne faut pas se ger pour autant dans une simpleposture de dnonciation.Rduire lanance sa fonction spculative signie ngliger son rle

    politique de reprsentant du capital social (Marx) que les capitalistesindustriels narrivent pas et ne peuvent pas assumer, et sa fonction decapitaliste collectif (Lnine) qui sexerce, travers des techniques degouvernement, sur la socit dans son ensemble. Cela signie galementngliger sa fonction productive, sa capacit dgager des prots. Lapart du total de prots des socits des tats-Unis quon attribue aux

    socits nancires, dassurance et immobilires, a presque atteint dansles annes 1980 et dpass dans les annes 1990 la part quon attribueaux socits du secteur manufacturier. En Angleterre, il sagit du premiersecteur de lconomie.

    Par ailleurs, il est impossible de sparer lanance de la production,puisquelle fait partie intgrante de tout secteur dactivit. Lanance,lindustrie et les services travaillent en symbiose.

    Lindustrie de lautomobile, pour ne donner quun exemple,fonctionne entirement avec des mcanismes du crdit (achats rate, leasing, etc.), et par consquent le problme de General Motorsconcerne aussi bien la production dautomobiles que, et peut-treplus, saliale spcialise dans le crdit la consommation, indispen-sable pour vendre ses produits aux consommateurs. Cest--dire quenous sommes dans une poque historique dans laquelle lananceest consubstantielle toute production de biens et services7.

    Dans le nolibralisme ce quon appelle de faon rductive nance,exprime la monte en puissance de la relation crancier-dbiteur. Lenolibralisme a pouss lintgration du systme montaire, bancaireet nancier travers des techniques qui traduisent la volont de fairede la relation crancier-dbiteur un enjeu politique majeur, puisquelleexprime, sans aucune ambigut, un rapport de force fond sur laproprit. Dans la crise, le rapport entre propritaires (du capital) et non

    7. C. Marazzi, Finanza bruciata, Bellinzona, Edizioni Casagrande, p.44 (ma traduction).

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    propritaires (du capital) dmultiplie son emprise sur toutes les autresrelations sociales.

    Une de ces techniques est la titrisation8

    qui rend possible depuis1988 en France (loi du 23dcembre 1988 vote sous limpulsion dusocialiste Pierre Brgovoy) la transformation dune crance (dette) entitre changeable sur les marchs nanciers. Ce quon appelle nancia-risation constitue moins une modalit de nancement des investisse-ments9 quun norme dispositif de gestion des dettes prives et publiqueset donc de la relation crancier-dbiteur, grce aux techniques de titri-sation. Par consquent, plutt que de nance, nous prfrons parler dedette et d intrt. Nous nallons pas analyser lanance, ses

    mcanismes internes, la logique qui prside aux choix des traders, etc.,mais la relation entre crancier et dbiteur. Cest--dire que, contraire-ment ce racontent longueur de journe les conomistes, les journa-listes et autres experts, lanance nest pas un excs de spculationquil faudrait rguler, une simple fonctionnalit capitaliste assurantlinvestissement; elle ne constitue pas non plus une des expressions delaviditet de lacupiditde la nature humaine quil faudrait raisonna-blement matriser, mais une relation de pouvoir. La dette est lanancedu point de vue des dbiteurs qui doivent la rembourser. Lintrt est la

    nance du point de vue des cranciers, propritaires de titres qui leurgarantissent de bncier de la dette.Politiquement, conomie de la dette semble tre une expression plus

    approprie que nance ou conomie nanciarise ou encore capitalisme

    8. La titrisation est une technique nancire qui consiste classiquement transfrer des investisseurs des actifs nanciers tels que des crances (par exemple des facturesmises non soldes, ou des prts en cours), en transformant ces crances, par le passage travers une socit ad hoc, en titres nanciers mis sur le march des capitaux. Enlangage boursier, un titre dsigne une valeur, une action, un prt On dit par exemple

    quune banque procde une titrisation lorsquelle convertit un bien en une valeurquelle place en bourse.

    9. Les entreprises ne recourent pas aux marchs nanciers pour nancer leursinvestissements, elles prfrent sautonancer. Toutes les grandes entreprises cotes enbourse sautonancent; elles utilisent des fonds propres jusqu 90% de leur besoin denancement. Elles recourent aux marchs nanciers pour accrotre la partie rente,celle qui nest pas gnre lintrieur de lentreprise.

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    nancier, puisquon comprend tout de suite de quoi il sagit: de la detteque les Grecs, les Irlandais, les Portugais, les Anglais, les Islandais ne

    veulent pas payer et contre laquelle ils descendent dans la rue depuis desmois ; de la dette qui lgitime laugmentation des cots dinscriptiondans les universits anglaises et dclenche des arontements violents Londres; de la dette qui justie lamputation de 800euros par famille,toujours en Angleterre, an de rtablir lquilibre des comptes publicsboulevers par la crise nancire ; de la dette qui justie la contre-rforme des retraites en France ; de la dette qui dtermine les coupesbudgtaires dans lducation en Italie et contre lesquelles sinsurgent lestudiants romains; de la dette qui coupe les services sociaux, les nan-

    cements la culture, les allocations chmage, les minima sociaux enFrance et, avec le nouveau pacte de stabilit, en Europe.Une fois que nous avons tabli que les crises actuelles ne rsultent pas

    dun quelconque dcouplage de lanance et de la production, de lco-nomie dite virtuelle et de lconomie relle, mais quelles exprimentune relation de pouvoir entre crditeurs et dbiteurs, il faut se penchersur lemprise grandissante de la dette sur les politiques nolibrales.

    L

    La dette nest donc pas un handicap pour la croissance; elle constitueau contraire le moteur conomique et subjectif de lconomie contem-poraine. La fabrication des dettes, cest--dire la construction et ledveloppement du rapport de pouvoir entre cranciers et dbiteurs, at pense et programme comme le cur stratgique des politiquesnolibrales. Si la dette est bien si centrale pour comprendre, et donccombattre, le nolibralisme, cest que ce dernier est, ds sa naissance,articul autour de la logique de la dette. Ainsi, un des tournants du

    nolibralisme est constitu par ce que quelques conomistes dnissentcomme le coup de 1979, qui, en rendant possible la constitutiondnormes dcits publics, ouvre la porte lconomie de la dette etconstitue le point de dpart dun renversement des rapports de forceentre cranciers et dbiteurs. En 1979, sous limpulsion de Volker(prsident de la Federal Reserve de lpoque et conseiller conomique

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    La rduction de la dette, aujourdhui lordre du jour de tous les pays,nest pas contradictoire avec sa cration, puisquelle ne fait que conti-

    nuer et approfondir le programme politique nolibral. Dune partil sagit de reprendre, travers des politiques daustrit, le contrlesur le social et sur les dpenses sociales de ltat-providence, cest--dire sur les revenus, le temps (de la retraite, des congs, etc.) et lesservices sociaux qui ont t arrachs par les luttes sociales laccumula-tion capitaliste. Cet enjeu est clairement nonc par le programme despatrons franais, La refondation sociale dont la direction, lan dusicle dernier, est passe des mains des patrons de la mtallurgie cellesdes assureurs et nanciers. Denis Kessler, son idologue, lpoque de

    son lancement en 1999, armait quil faut rintroduire lexigenceconomique dans un social qui a, quelquefois, trop tendance jouerde son mancipation ou mme vouloir la dominer12. Dautre part,il sagit de poursuivre et dapprofondir le processus de privatisationdes services de ltat-providence, cest--dire leur transformationen terrain daccumulation et rentabilit des entreprises prives. Cesdernires doivent rinternaliser la protection sociale quelles avaientexternalise pendant le fordisme en la dlguant ltat (les assureursnotamment, fer de lance de la nouvelle direction du Medef, estiment

    avoir t spolis

    en 1945). Les plans daustrit imposs par le FMIet lEurope la Grce et au Portugal ont, comme mesure phare, de

    nouvelles privatisations. Un syndicaliste grec propos des mesuresimposes par le FMI et lEurope, fait remarquer que plutt que dunplan de sauvetage, il sagit bel et biendune braderie.

    Lconomie de la dette est ainsi porteuse dun capitalisme dans lequellpargne des salaris et de la population, les fonds de pension, lassu-rance-maladie, les services sociaux parce que grs dans un universconcurrentiel, redeviendraient une fonction dentreprise13 . DenisKessler valuait en 1999 2600milliards de francs, soit 150% dubudget de ltat, le butin que reprsentent pour les entreprises lesdpenses sociales. La privatisation des mcanismes dassurance sociale,

    12. D. Kessler, Lavenir de la protection sociale , Commentaire, n87, automne1999, p.625.

    13. Ibid., p.622.

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    lindividualisation de la politique sociale et la volont de faire de laprotection sociale une fonction de lentreprise, sont des fondements de

    lconomie de la dette.La dernire crise nancire a t saisie par le bloc de pouvoir delconomie de la dette comme occasion pour approfondir et tendrela logique des politiques nolibrales.

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    La dette agit la fois comme machine de capture, de prdation ou

    de ponction sur la socit dans son ensemble, comme un instru-ment de prescription et de gestion macro-conomique, et comme undispositif de redistribution des revenus. Elle fonctionne galement entant que dispositif de production et de gouvernement des subjec-tivits collectives et individuelles. Pour rendre compte des nouvellesfonctions de la nance, la thorie conomique htrodoxe dAndrOrlan parle de pouvoir crancier et de puissance crancire dontla force se mesure cette capacit de transformer largent en dette etla dette en proprit et, ce faisant, inuer directement sur les rapports

    sociaux qui structurent nos socits14. La pense dOrlan dnit larelation crancier-dbiteur comme le pivot autour duquel se fait latransformation de la gouvernance (mot de la nolangue du pouvoirqui signie commandement) capitaliste: On est pass de la rgulationfordiste qui privilgiait le ple industriel et dbiteur une rgulationnancire qui met en avant le ple nancier et crancier15.

    Mais la relation crancier-dbiteur ne se limite pas inuer directe-ment sur les rapports sociaux, puisquelle est elle-mme un rapport depouvoir, lun des plus importants et universels du capitalisme contem-

    porain. Le crdit ou dette et sa relation crancier-dbiteur constituentun rapport de pouvoir spcique qui implique des modalits spciquesde production et de contrle de la subjectivit (une forme particulire

    14. M. Aglietta et A. Orlan, La monnaie entre violence et conance, op.cit., p.182.

    15. Ibid., p.248.

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    dhomo conomicus, lhomme endett). La relation crancier-dbiteurse superpose aux relations capital-travail, tat-providence-usager, entre-

    prise-consommateur et les traverse en instituant les usagers, les travail-leurs et les consommateurs en dbiteurs.La dette scrte une morale propre, la fois dirente et compl-

    mentaire de celle du travail . Le couple eort-rcompense delidologie du travail est doubl par la morale de lapromesse(dhonorersa dette) et de lafaute(de lavoir contract). Comme nous le rappelleNietzsche, le concept de Schuld (faute), concept fondamental dela morale, remonte au concept trs matriel de Schulden (dettes).La morale de la dette induit une moralisation la fois du chmeur,

    de lassist, de lusager de ltat-providence, mais aussi de peuplesentiers. La campagne de la presse allemande contre les parasites etfainants grecs tmoigne de la violence de la culpabilit que scrte lco-nomie de la dette. Les mdias, les hommes politiques, les conomistes,au moment de parler de la dette, nont quun message transmettre :vous tes fautifs, vous tes coupables. Les Grecs se dorent la piluleau soleil tandis que les protestants allemands triment pour le bien delEurope et de lhumanit sous un ciel maussade.

    Le pouvoir de la dette se reprsente comme sexerant ni par rpression,

    ni par idologie: le dbiteur est

    libre

    , mais ses actions, ses compor-tements doivent se drouler dans les cadres dnis par la dette quil a

    contracte. Cela vaut aussi bien pour lindividu que pour une popula-tion ou un groupe social. Vous tes libre dans la mesure dans la mesureo vous assumez le mode de vie (consommation, emploi, dpensessociales, impts, etc.) compatible avec le remboursement. Lutilisationde techniques pour dresser les individus vivre avec la dette commencetrs tt, avant mme lentre dans le march de lemploi16. Le pouvoir

    16. Aux tats-Unis, 80% des tudiants qui terminent un Master de droit cumulent

    une dette de 77000dollars sils ont frquent une cole prive et de 50000 dollars silsagit dune universit publique. Lendettement moyen des tudiants qui terminent unecole de spcialisation en mdecine est, selon une tude de lAssociation of AmericainMedical Colleges, de 140000dollars. Une tudiante qui a russi son Master en droitdclare un quotidien italien: Je pense que je narriverai pas rembourser les dettesque jai contractes pour payer mes tudes, certains jours je pense que lorsque jemourrai, jaurai encore les mensualits de la dette pour luniversit payer. Aujourdhui jai

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    du crancier sur le dbiteur ressemble beaucoup la dernire dnition dupouvoir chez Foucault: action sur une action, action qui maintient libre

    celui sur qui sexerce le pouvoir. Le pouvoir de la dette vous laisse libre, et ilvous incite et vous pousse agir pour que vous puissiez honorer vos dettes(mme si comme le FMI, il a une tendance tuer les dbiteurs aveclimposition de politiques conomiques qui favorisent la rcession).

    Le nolibralisme gouverne travers une multiplicit de rapports depouvoir : crancier-dbiteur, capital-travail, Welfare-usager, consomma-teur-entreprise, etc. Mais la dette est un rapport de pouvoir universel,puisque tout le monde y est inclus: mme ceux qui sont trop pauvres pouravoir accs au crdit doivent payer des intrts des cranciers travers le

    remboursement de la dette publique; mme les pays qui sont trop pauvrespour se doter dun tat-providence doivent rembourser leurs dettes.La relation crancier-dbiteur concerne la population actuelle dans son

    ensemble, mais aussi celles venir. Les conomistes nous disent que chaquenouveau bb franais nat dj avec 22000euros de dette. Ce nest plus lepch originel qui nous est transmis la naissance, mais la dette des gnra-tions prcdentes. Lhomme endett est soumis un rapport de pouvoircrditeur-dbiteur qui laccompagne tout au long de la vie, de la naissance la mort. Si autrefois nous tions endetts auprs de la communaut, des

    dieux, des anctres, dsormais cest auprs du dieu Capital.Pour analyser toute ltendue du rapport de pouvoir entre crancier etdbiteur et les direntes fonctions que la dette recouvre, nous manquonsdoutils thoriques. Le concept de spculation ne recouvre quune partie dufonctionnement de la dette et empche de voir ses fonctions productives,distributives, de capture et de modlisation de la subjectivit.

    Nous allons ractiver la pense de Deleuze et Guattari qui ont toujourst dles, en la rendant oprative dans le capitalisme contemporain, largumentation de la deuxime dissertation de La Gnalogie de la

    morale: Cest dans le crdit, non dans lchange, que Nietzsche voitun plan de remboursement tal sur 27ans et demi, mais il est trop ambitieux car le taux estvariable et je parviens seulement payer seulement [...]. Je fais trs attention mes dpenses,je marque chaque dpense sur un cahier, du caf au billet de lautobus [...]. Tout doit treprogramm [...]. La chose que me proccupe le plus est que je suis incapable dpargner, etma dette est toujours l et me hante., Repubblica, 4aot 2008 (ma traduction).

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    larchtype de lorganisation sociale17. Il faut souligner, une fois pourtoutes, quil ne faut pas dduire de cette armation la disparition ou

    linexistence de lchange, mais seulement quil fonctionne partirdune logique qui nest pas celle de lgalit, mais du dsquilibre, dudirentiel de puissance.

    Voir dans la dette larchtype du rapport social signie deux choses.Dune part, faire commencer lconomie et la socit par une asymtriede puissance et non par lchange marchand qui implique et prsupposelgalit, introduire les direntiels de pouvoir entre groupes sociaux etdonner une nouvelle dnition de la monnaie, puisquelle se manifesteimmdiatement comme commandement, pouvoir de destruction/

    cration sur lconomie et la socit. Dautre part, commencer par ladette signie rendre lconomie immdiatement subjective, puisquela dette est un rapport conomique qui, pour se raliser, impliqueune modlisation et un contrle de la subjectivit, de telle faon quele travail est indissociable dun travail sur soi. Tout au long decet essai nous allons vrier, grce la dette, une vrit qui concernetoute lhistoire du capitalisme: ce quon dnit comme conomieserait tout simplement impossible sans la production et le contrle de lasubjectivit et de ses formes de vie.

    Les deux auteurs de LAnti-dipe, o la thorie de la dette est pourla premire fois largement dveloppe et exploite, resteront gale-ment toujours dles Marx et notamment sa thorie de la monnaie.Dans une interview de 1988, en priode de plein essor nolibral,Deleuze souligne limportance de revenir la conception marxienne dela monnaie : Cest largent qui rgne au-del, cest lui qui commu-nique, et ce qui manque actuellement, ce nest certainement pas unecritique du marxisme, cest une thorie moderne de largent qui seraitaussi bonne que celle de Marx et la prolongerait18. Deleuze et Guattariinterprteront la thorie marxienne dune part partir de la relationentre crancier et dbiteur et dautre part partir de lunivocit duconcept de production : la production de subjectivit, de formes de

    17. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1968 (7e dition), p.155. Il estdj question, dans ce livre de 1963, de la dette et de ses eets sur la subjectivit.

    18. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p.208.

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    vie, de modalits dexistence, ne renvoie pas la superstructure, maisfait partie de linfrastructure conomique. De plus, dans lconomie

    contemporaine, la production de subjectivit se rvle tre la premireet la plus importante forme de production, marchandise qui rentredans la production de toutes les autres marchandises.

    En ce qui concerne la monnaie, ils arment quelle ne drive pas delchange, de la circulation simple, de la marchandise; elle ne constituepas non plus le signe ou la reprsentation du travail, mais exprime uneasymtrie de forces, un pouvoir de prescrire et dimposer des modesdexploitation, de domination et dassujettissements venir. La monnaieest dabord monnaie-dette, cre ex nihilo, qui na aucun quivalent

    matriel sinon dans une puissance de destruction/cration des rapportssociaux et, notamment, des modes de subjectivation.Ce dtour thorique nous semble essentiel pour pouvoir ensuite

    comprendre comment la relation crancier-dbiteur modle lensembledes rapports sociaux dans les conomies nolibrales. Il ne sagit pas l deproposer une nouvelle thorie totalisante du nolibralisme mais biende poser des jalons essentiels sur lesquels nous pourrons ensuite nousappuyer pour relire les transformations actuelles subies par nos socits travers lconomie de la dette.

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    Le rapport crancier-dbiteur au fondement du rapport social

    Le rle jou par lconomie de la dette semble produire un change-ment majeur dans nos socits, dont on interprtera le sens travers ladeuxime dissertation de La Gnalogie de la morale.

    Lconomie nolibrale est une conomie subjective, cest--dire uneconomie qui sollicite et produit des processus de subjectivation dont

    le modle nest plus, comme dans lconomie classique, lhomme quichange et le producteur. Au cours des annes1980 et 1990, ce modlea t reprsent par lentrepreneur (de soi), selon la dnition de MichelFoucault qui rsumait dans ce concept la mobilisation, lengagement etlactivation de la subjectivit par les techniques de management dentre-prise et de gouvernement social. Depuis que les crises nancires se

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    succdent, la gure subjective du capitalisme contemporain sembleplutt tre incarne parlhomme endett. Cette condition, qui tait

    dj l, puisquelle reprsente le cur de la stratgie nolibrale, occupedsormais la totalit de lespace public. Lensemble des assignations dela division sociale du travail des socits nolibrales ( consomma-teur, usager, travailleur, entrepreneur de soi, chmeur, touriste , etc.) est travers par la gure subjective de l hommeendett , qui les mtamorphose en consommateur endett, usagerendett et, nalement, comme cest le cas en Grce, en citoyen endett.Si ce nest pas la dette individuelle, cest la dette publique qui pse, litt-ralement, sur la vie de chacun, puisque chacun doit sen charger.

    Longtemps, jai pens que cette implication subjective dcoulaitprincipalement des changements dans lorganisation du travail. Jevoudrais aujourdhui nuancer cette armation laide dune hypothsecomplmentaire : cest la dette et le rapport crancier-dbiteur quiconstituent le paradigme subjectif du capitalisme contemporain, o letravail se double dun travail sur soi, o lactivit conomique etlactivit thico-politique de la production du sujet vont de pair. Cestla dette qui dresse, apprivoise, fabrique, module et modle la subjec-tivit. De quelle subjectivit sagit-il? Avec quelle machinerie la dette

    fabrique-t-elle le sujet?Nietzsche avait dj dit lessentiel ce propos. Dans la deuxime

    dissertation de La Gnalogie de la morale, il met dun seul couphors-jeu lensemble de sciences sociales: la constitution de la socit etle dressage de lhomme (extraire de lhomme fauve un animal appri-vois et civilis, un animal domestique en somme1) ne rsultent nide lchange conomique ( lencontre de la thse avance par toutela tradition de lconomie politique, des physiocrates Marx enpassant par Adam Smith), ni de lchange symbolique ( lencontredes traditions thoriques anthropologiques et psychanalytiques), maisdu rapport entre crancier et dbiteur. Nietzsche fait ainsi du crditle paradigme de la relation sociale en cartant toute explication langlaise, cest--dire par lchange ou lintrt.

    1. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p.42.Toutes les citations de ce paragraphe viennent de la deuxime dissertation.

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    Quest-ce que le crdit/la dette dans sa signication la plus simple? Unepromesse de paiement. Quest-ce quun actifnancier, une action ou une

    obligation ? La promesse dune valeur future. Promesse, valeuret futur sont aussi les mots cls de la deuxime dissertation nietzs-chenne. Pour Nietzsche, le rapport le plus ancien et le plus primitif quisoit entre personnes est le rapport entre crancier et dbiteur. Cest dansce rapport que la personne se mesure avec la personne pour la premirefois2. Par consquent, la tche dune communaut ou dune socit a tdabord celle dengendrer un homme capable depromettre, un homme mme de se porter garant de soidans la relation crancier-dbiteur, cest--dire mme dhonorer sa dette. Fabriquer un homme capable de tenir

    une promesse signie lui construire une mmoire, le doter dune intrio-rit, dune conscience qui puisse sopposer loubli. Cest dans la sphredes obligations de la dette que commence se fabriquer la mmoire, lasubjectivit et la conscience.

    Deleuze et Guattari, en commentant ces passages de La Gnalogiede la morale, font remarquer que lhomme se constitue par le refoule-ment de la mmoire biocosmique et par la constitution de la mmoiredes paroles, par lesquelles on nonce la promesse3. Mais si la promesseimplique une mmoire de la parole et de la volont, il ne sut pas

    dnoncer une promesse pour tre quitte de la dette. La deuxime disser-tation est une excellente dmystication du fonctionnement de ce quela philosophie analytique appelle le performatif . Le performatifde la promesse, sil ralise lacte de promettre au lieu de le dcrire, neconstitue pas en lui-mme le remboursement de la dette. La promesse estsrement un acte de parole, mais lhumanit a produit une multipli-cit des techniques, toutes plus erayantes et sinistres les unes que lesautres, pour sassurer que le performatif ne reste pas une simple parole,un atus vocis. Le performatif de la promesse implique et prsuppose

    une mnmotechnique de la cruaut et une mnmotechnique de ladouleur, qui, comme la machine de la colonie pnitentiaire de Kafka,crivent la promesse de rembourser ladette mme le corps. On grave

    2. Ibid., p.75.

    3. G. Deleuze et F. Guattari, LAnti-dipe, Paris, Minuit, 1972, p.225.

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    quelque chose au fer rouge pour le xer dans la mmoire: seul ce qui necesse de faire mal est conserv par la mmoire4.

    De la mme manire, la conance, mot magique de toute crisenancire, rpt comme une incantation par tous les larbins de lco-nomie de la dette (journalistes, conomistes, hommes politiques,experts), nest pas seulement garantie par lnonciation; elle a besoin degages corporels et incorporels.

    Pour inspirer de la conance dans sa promesse de rembourser, pourdonner une garantie du srieux et du caractre sacr de sa promesse,pour graver dans sa mmoire le devoir de rembourser, le dbiteur,en vertu dun contrat, donne en gage au crancier (pour le cas o il

    ne paierait pas), un bien quil possde, dont il dispose encore;par exemple son corps ou sa femme ou sa libert ou mme sa vie(ou, sous certaines conditions religieuses dtermines, sa flicit, lesalut de son me et jusqu son repos dans la tombe5).

    La sphre du droit des obligations de la dette reprsente ainsi le foyeroriginal du monde des aaires lugubres (Nietzsche) que sont lesconcepts moraux faute, culpabilit, conscience et mauvaiseconscience, refoulement, devoir, caractre sacr du devoir, etc.Dresser un animal promettre suppose aussi quune autre tche ait taccomplie au pralable: celle de rendre lhomme uniforme jusqu uncertain point, gal parmi les gaux, rgulier et par consquent calculable6.La moralit de murs vritable travail de lhomme sur lui-mme etla camisole de force sociale ont rendu lhomme vraiment prvisible7.

    La dette implique donc une subjectivation, ce que Nietzsche appelleun travail sur soi, une torture de soi. Ce travail est celui de la produc-tion du sujet individuel, responsable et redevable face son crancier.La dette, en tant que rapport conomique, a donc la particularit, pourpouvoir se dployer, dimpliquer un travail thico-politique de constitu-

    tion du sujet. Et le capitalisme contemporain semble avoir dcouvert par

    4. F. Nietzsche, LaGnalogie de la morale, op.cit., p.63.

    5. Ibid., p.68.

    6. Ibid., p.61.

    7. Ibid.

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    lui-mme les techniques nietzschennes de construction dun hommecapable de promettre : le travail se double dun travail sur soi, dune

    torture de soi, dune action sur soi. La dette implique un processus desubjectivation qui marque la fois le corps et lesprit. Notons queFoucault, Deleuze et Guattari noncent tous un concept non-cono-miste de lconomie (la production conomique implique la produc-tion et le contrle de la subjectivit et de ses formes de vie, lconomiesuppose une moralit de murs, le dsir fait partie de linfrastruc-ture) partir dune lecture de Nietzsche.

    Lhomme est lanimal estimateur par excellence. Mais lorigine dela mesure, lorigine de lvaluation, de la comparaison, du calcul, de

    la comptabilit (toutes fonctions qui seront celles de la monnaie) nestpas rechercher dans lchange conomique ou dans le travail, maisdans la dette. Lquivalence et la mesure ne se forgent en eet pas danslchange, mais dans le calcul des gages du remboursementde la dette:

    Le crancier pouvait notamment iniger au corps du dbiteurtoute sorte dhumiliations et de tortures, par exemple en dcouperun morceau qui paraissait correspondre la grandeur de la dette:de ce point de vue, trs tt et partout, il y a eu des estimationsprcises parfois atroces dans leur minutie, estimation ayant la forcede droit, de chaque membre et de chaque partie du corps8.

    L aussi, lconomie semble devenir nietzschenne: sa mesure nest plusseulement objective (le temps de travail), mais galement subjectivepuisque fonde sur des dispositifs dvaluation, do la puissance cono-mique dans nos socits de lopinion publique.

    Le concept de dette a, en outre, des consquences sur les paradigmessociopolitiques dapprhension et de gnalogie des rapports sociaux etdes institutions. Lasymtrie de pouvoir qui la constitue nous dbarrasse

    de la rverie qui fait commencer ltat et la socit par le contrat (ou,dans la version contemporaine, par la convention): Quimportent lescontrats celui qui peut commander9. Elle nous dbarrasse aussi de

    8. Ibid., p.68.

    9. Ibid., p.96.

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    lapprhension du processus de constitution de la socit comme passagede ltat de nature la socit et au politique. Les processus de constitution

    de la socit ne se font pas par changements progressifs, par consentement,convention ou dlgation, mais par rupture, saut, contrainte.Cest seulement la suite des ruptures, des sauts et des contraintes que denouveaux contrats et de nouvelles conventions sont tablis.

    Si lon avait besoin dune autre conrmation de cet tat de fait, il su-rait de regarder, mme dun il paresseux, comment le nolibralismesest impos. Srement pas par contrat ou convention, mais par erac-tion, violence et usurpation. Laccumulation originelle du capital esttoujours contemporaine de son dveloppement, elle nen constitue pas

    une tape historique, mais une actualit toujours renouvele.

    Le temps de la dette comme possible, choix, dcision

    La socit domine par lactivit bancaire, donc par le crdit, jouedu temps et de lattente, joue de lavenir, comme si toutes ces activits

    taient massivement comptes en avant delle-mme, en avance sur elle-mme dans lexpectative et lescompte.

    Jean-Joseph Goux

    La question la plus importante que soulve la deuxime dissertationde La Gnalogie de la morale est celle du temps et de la subjectiva-tion thico-politique qui en dcoule, puisque la mmoire quil sagitde fabriquer nest pas une mmoire qui conserve le pass, mais unemmoire du futur. Il faut fabriquer aussi bien pour le crancier que pourle dbiteur une mmoire tendue vers lavenir, capable de sengagerdans lavenir10.

    Quest-ce que le crdit? Une promesse de sacquitter de la dette, unepromesse de remboursement dans un futur plus ou moins lointain, maistoujours imprvisible, puisque soumis lincertitude radicale du temps.Pour Nietzsche, fabriquer une mmoire lhomme signie pouvoirdisposer lavance de lavenir , voir le lointain comme sil taitprsent et lanticiper ou encore rpondre de lui-mme comme

    10. Ibid., p.60.

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    avenir11. Octroyer un crdit oblige estimer ce qui est inestimable les comportements et les vnements futurs et se risquer dans lincerti-

    tude du temps. Les techniques de la dette se doivent donc de neutraliserle temps, cest--dire le risque qui lui est inhrent. Elles doivent anticiperet conjurer toute bifurcation imprvisible des comportements dudbiteur que lavenir peut recler. la lumire de lconomie de la dette nolibrale, la deuxime

    dissertation de LaGnalogie de la moralese colore ainsi dune nouvelleactualit: la dette nest pas seulement un dispositif conomique, elle estaussi une technique scuritaire de gouvernement visant rduire lincer-titude des comportements des gouverns. En dressant les gouverns

    promettre ( honorer leur dette), le capitalisme dispose lavancede lavenir puisque les obligations de la dette permettent de prvoir, decalculer, de mesurer, dtablir des quivalences entre les comportementsactuels et les comportements venir. Ce sont les eets de pouvoir de ladette sur la subjectivit (culpabilit et responsabilit) qui permettent aucapitalisme de jeter un pont entre le prsent et le futur.

    Lconomie de la dette est une conomie du temps et de la subjectiva-tion selon une acception spcique. En eet, le nolibralisme est uneconomie tourne vers lavenir, puisque lanance est une promesse de

    richesse future et par consquent incommensurable la richesse actua-lise. Inutile de crier au scandale parce quil ny a pas de correspondanceentre le prsent et le futur de lconomie! Ce qui importe, cest laprtention de lanance vouloir rduire ce qui sera ce qui est, cest--dire rduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles.Dans cette optique, toute linnovation nancire na quune nalit :disposer lavance de lavenir en lobjectivant. Cette objectivation estdune nature toute autre que celle du temps de travail ; objectiver letemps, en disposer lavance signie subordonner toute possibilit de

    choix et de dcision que lavenir recle la reproduction des rapports depouvoir capitalistes. La dette sapproprie ainsi non seulement le tempsdemploi prsent des salaris et de la population dans son ensemble,mais elle prempte aussi le temps non chronologique, le futur de chacun

    11. Ibid., p. 60.

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    et lavenir de la socit dans son ensemble. Ltrange sensation de vivredans une socit sans temps, sans possible sans rupture envisageable,

    trouve dans la dette son explication principale.Le rapport entre temps et dette, prt dargent et appropriation dutemps par celui qui prte, est connu depuis des sicles. Si, au Moyenge,la distinction entre usure et intrt ntait pas bien tablie la premiretant seulement considre comme un excs du second (ah! la sagessedes anciens !) , on avait, en revanche, une ide trs prcise de ce surquoi portait le vol de celui qui prtait de largent et en quoi consis-tait sa faute : il vendait du temps, quelque chose qui ne lui apparte-nait pas et dont lunique propritaire tait Dieu. Que vend-il, en eet,

    sinon le temps qui scoule entre le moment o il prte et celui o il estrembours avec intrts? Or le temps nappartient qu Dieu. Voleur detemps, lusurier est un voleur du patrimoine de Dieu12.

    Pour Marx, limportance historique du prt usurier (une dsigna-tion archaque de lintrt) tient au fait que, contrairement la richesseconsommatrice, il reprsente un processus gnrateur assimilable (etprcurseur de) celui du capital, cest--dire de largent qui gnre delargent. Un manuscrit due sicle cit par Jacques Le Gosynthtisebien la fois ce dernier point et le type de temps que le prteur dargent

    sapproprie: le temps de la vie et pas seulement, temps de travail:Les usuriers pchent contre nature en voulant faire engendrer delargent par largent comme un cheval par un cheval ou un muletpar un mulet. De plus les usuriers sont des voleurs car ils vendent letemps qui ne leur appartient pas, et vendre un bien tranger, malgrson possesseur, cest du vol. En outre, comme ils ne vendent riendautre que lattente de largent, cest--dire le temps, ils vendent les

    jours et les nuits. Mais le jour cest le temps de la clart et la nuit letemps du repos. Par consquent ils vendent la lumire et le repos.

    Il nest donc pas juste quils aient la lumire et le repos ternel13

    .Alors quau Moyen ge le temps appartenait Dieu et lui seul,aujourdhui, en tant que possible, cration, choix et dcision, il est lobjet

    12. J. Le Go, La Bourse ou la vie, Paris, Hachette, 1986, p.42.

    13. Ibid., p. 45.

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    premier de lexpropriation/appropriation capitaliste. Si lon scarte dupoint de vue conomique dans lequel tout le monde semble emptr,

    que reprsentent les normes quantits de monnaie concentres dansles banques, les assurances, les fonds de pensions, etc., et manipulespar lanance, sinon des potentialits, dimmenses concentrations depossibles? Lanance veille ce que les seuls choix et les seules dcisionspossibles soient ceux de la tautologie de largent qui gnre de largent,de la production pour la production. Alors que dans les socits indus-trielles subsistait encore un temps ouvert sous la forme du progrsou sous celle de la rvolution , aujourdhui, le futur et ses possibles,crass par les sommes dargent faramineuses mobilises par lanance

    et destines reproduire les rapports de pouvoir capitaliste, semblentbloqus ; car la dette neutralise le temps tout court, le temps commecration de nouvelles possibilits, cest--dire la matire premirede tout changement politique, social, ou esthtique. Le pouvoir dedestruction/cration, le pouvoir de choix et de dcision, cest elle-mmequi lexerce et qui lorganise.

    Lconomie comme processus de subjectivation

    La deuxime dissertation de Nietzsche, outre quelle pose la relation cran-cier-dbiteur comme paradigme social, contient un autre enseignementfondamental quil est ncessaire dapprofondir. Nous lavons dit, la relationcrancier-dbiteur est de faon insparable une conomie et une thiquepuisquelle suppose, pour que le dbiteur puisse se porter garant de soi,un processus thico-politique de construction dune subjectivit dotedune mmoire, dune conscience et dune moralit qui lincitent la fois la responsabilit et la culpabilit. Production conomique et productionde subjectivit, travail et thique sont indissociables.

    Lconomie de la dette opre ainsi une intensication de la dcouvertede lconomie politique classique, selon laquelle lessence de la richesseest subjective. Car ici, subjectif ne signie pas seulement la mise dispo-sition de capacits physiques et intellectuelles et de temps (le temps dedemploi) en change dun salaire, mais aussi la production de la subjec-tivit individuelle. En ce sens, lconomie de la dette dplace la fois le

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    concept de travail et le concept de politique. Il me semble que mesamis du capitalisme cognitif se fourvoient lorsquils font de la connais-

    sance la source de la valorisation et de lexploitation. Le fait que lascience, les savoir-faire, les innovations technologiques et organisation-nelles reprsentent lesforces productives du capital nest pas nouveau Marx lavait dj bien vu au milieu du e sicle. La prtendueconomie de la connaissance ne reprsente pas la gnralit des rapportsde classe que lui attribue la thorie du capitalisme cognitif. Elle nestquun dispositif, quun type dactivit, quune articulation des rapportsde pouvoir qui ctoie une multiplicit dautres dactivits et dautresrapports de pouvoir sur lesquels elle nexerce aucune hgmonie. Au

    contraire, elle doit se soumettre aux impratifs de lconomie de la dette(coupes sauvages dans les investissements cognitifs, dans la culture,dans la formation, dans les services, etc.). De toute faon ce nest pas partir de la connaissance que le destin de la lutte de classes se joue nipour le capital, ni pour les gouverns.

    Ce qui est requis et ce qui est transversal lconomie et la socitcontemporaine, ce nest pas la connaissance, mais linjonction devenirsujet conomique (capital humain, entrepreneur de soi), injonc-tion qui concerne aussi bien le chmeur que lusager de services publics,

    le consommateur, le plus humble de travailleurs, le plus pauvre oule migrant . Dans lconomie de la dette, devenir capital humainou entrepreneur de soi, signie assumer les cots et les risques duneconomie exible et nanciarise, cots et risques qui ne sont pas seule-ment, loin sen faut, ceux de linnovation, mais aussi et surtout ceux dela prcarit, de la pauvret, du chmage, des services de sant dfaillants,de la pnurie de logements, etc. Faire de soi-mme une entreprise(Foucault) signie se charger de la pauvret, du chmage, de la prcarit,du revenu du RSA, des bas salaires, des retraites amputes, etc., comme

    sils taient des ressources et des investissements de lindividu grer comme un capital, son capital. Comme, on le voit dsormaistrs clairement, les concepts dentrepreneur de soi et de capital humaindoivent tre interprts partir du rapport crancier-dbiteur, cest--diredu rapport de pouvoir le plus gnral et le plus dterritorialis traverslequel le bloc de pouvoir nolibral gouverne la lutte de classe.

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    Dans la crise, le plus que le capitalisme sollicite et capte, dans tousles domaines, cest moins la connaissance que laprise sur soides cots et

    des risques externaliss par ltat et les entreprises. Les direntiels deproductivit ne drivent pas dabord du savoir ou de linformation,mais de la prise en charge subjective de ces cots et de ces risques, que cesoit dans la production de la connaissance, dans lactivit de lusager, oudans nimporte quel autre type dactivit. Cest cette subjectivation,en plus du travail dans le sens classique du terme, qui, pour parlercomme les conomistes du capital, fait crotre la productivit. Laguresubjective de cette prise en charge est celle du dbiteur aect de culpa-bilit, de mauvaise conscience et de responsabilit, qui eace, au fur et

    mesure que lon senfonce dans la crise, ses contours entrepreneuriauxet les chants piques que les dbuts du nolibralisme avaient entonns la gloire de linnovation et de la connaissance.

    Si les capitalistes se proccupent peu dinvestir dans une plus quimpro-bable socit de la connaissance toujours annonce et jamais ralise, ilssont en revanche cruellement inexibles lorsquils imposent aux gouvernsde se charger de tous les risques et des dgts conomiques quils crenteux-mmes. Dans la crise de la dette souveraine, il nest nullement questionde connaissance, de capitalisme cognitif, de crativit ou de capitalisme

    culturel, et pourtant, cest bien ce terrain que sest choisi le capital pourmener sa lutte de classe. Lconomie de la dette se caractrise alors par undouble largissement de lexploitation de la subjectivit: extensif (puisquilne concerne pas que lemploi industriel ou de services, mais toute activitet condition) et intensif (puisquil concerne le rapport soi, sous la formedentrepreneur de soi la fois responsable de son capital et coupable desa mauvaise gestion, dont le paradigme est le chmeur).

    Lconomie de la dette occupe aussi le terrain du politique, puisquelleutilise et exploite le processus de constitution thico-politique pour

    transformer chaque individu en sujet conomique endett. Ces transfor-mations du capitalisme touchant la vie et la subjectivit ne semblentpas eeurer le moins du monde les thories politiques de Rancire et deBadiou. Pourquoi sintresser lconomie de la dette, lexploitationdu travail sur soi et lappropriation/expropriation du temps commeoccasion, choix, dcision, alors que le processus de subjectivation

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    politique se droulerait toujours de la mme faon, partir de laquestion universelle de lgalit, que ce soit dans la cit grecque ou dans

    lEmpire romain (la rvolte des esclaves), la Rvolution franaise, laCommune de Paris ou la Rvolution russe? On perdrait son temps soccuper des transformations du capitalisme puisquon ne peut dduirela rvolution de lconomie! Pour Rancire ou Badiou, la politiqueest indpendante de lconomie uniquement parce que limage quilsse font de cette dernire et du capitalisme en gnral est celle, caricatu-rale, qui est vhicule par les conomistes eux-mmes. Contrairement ce qunoncent ces thories rvolutionnaires, dmocratiques ou simple-ment conomiques, la force du capitalisme rside dans sa capacit

    articuler lconomie (et la communication, la consommation, ltat-providence, etc.) la production de subjectivit sous dirents aspects.Dire, comme Badiou et Rancire, que la subjectivation politique nestpas dductible de lconomie, est tout fait dirent du fait de poser laquestion de leur articulation paradoxale. Le premier cas illustre lillusiondune politique pure, puisque la subjectivation, ne sarticulant rien,natteindra jamais une consistance ncessaire pour exister; le deuximeouvre au contraire des chantiers dexprimentation et de constructionpolitique puisque la subjectivation doit, si elle veut exister et prendre de

    la consistance, oprer une rupture, en retraversantet recongurantlco-nomique, le social, le politique, etc.

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    Un Marx trs nietzschen

    Un texte de jeunesse de Marx, Crduit et banque , permet decomplter et dapprofondir la nature de la relation crancier-dbiteur14.Dans ce texte, extraordinaire plusieurs points de vue, Marx dessine unerelation de crdit trs dirente de celle analyse dans le troisime livredu Capital. Dans ce dernier, qui est en ralit un assemblage de notes

    14. K. Marx, uvres, conomie II, Crdit et banque , Paris, Gallimard, 1968,p.19-23 (toutes les citations de ce paragraphe sont tires de ce texte).

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    plus ou moins rdiges, le crdit nest quune des trois formes que prendle capital (nancier, industriel et commercial) et la relation crancier/

    dbiteur est traite comme une aaire entre capitalistes. Au contraire,dans Crdit et banque, cest le pauvre qui est le dbiteur, et cestsur le pauvre que le crancier porte le jugement moral pour valuersa solvabilit. Ce qui est mesur comme gage du remboursement, cesont les vertus sociales, les capacits sociales, la chair et le sang,la moralit et lexistence mme du pauvre. Ces pages de jeunesseenrichissent la construction de lhomme endett comme personnageconceptuel que nous avons commenc dessiner avec laide prcieusede Nietzsche.

    Pour Marx, la relation crancier-dbiteur est la fois dirente etcomplmentaire de la relation capital-travail. Si lon fait abstractiondu contenu de la relation entre crancier et dbiteur (largent), onconstate que le crdit exploite et sollicite non pas le travail, mais lactionthiqueet le travail de constitution de soi un niveau la fois individuelet collectif . Ce qui est mobilis par la relation de crdit, ce ne sont pasles capacits physiques et intellectuelles, comme dans le travail (matrielou immatriel, peu importe), mais la moralit du dbiteur, son modedexistence (son ethos). Limportance de lconomie de la dette tient

    au fait quelle sapproprie et exploite non seulement le temps chrono-logique de lemploi, mais aussi laction, le temps non-chronologique,le temps en tant que choix, dcision, pari sur ce qui va arriver et surles forces (conance, dsir, courage, etc.) qui rendent possible le choix,la dcision, lagir. Laissons la parole aux quelques pages de Crdit etbanque, qui datent de 1844.

    Dans le systme du crdit, dont lexpression acheve est le systmede la banque, on a limpression que la puissance du pouvoirtranger, matriel, est brise, que ltat dalination de soi est aboliet que lhomme se trouve de nouveau dans des rapports humainsavec lhomme.

    Le crdit semble fonctionner rebours du march et du rapportcapital-travail. Il donne limpression que les relations sociales entre lespersonnes ne se prsentent plus inverses dans un rapport social entre

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    choses comme dans le fonctionnement de la relation capital/travail.Le ftichisme de la marchandise ( le pouvoir tranger, matriel) ne

    semble plus oprer puisque lhomme se confronte directement avec unautre homme en lui faisant conance.

    Mais cette suppression de lalination, ce retour de lhomme lui-mme et donc autrui nest quillusion. Cest une alinationde soi, une dshumanisation dautant plus infme et plus pousseque son lment nest plus la marchandise, le mtal, le papier,mais lexistence morale, lexistence sociale, lintimit du cur humainelle-mme : que, sous lapparence de la conancede lhomme enlhomme, elle est la suprme danceet la totale alination. (cest

    moi qui souligne)

    Le crdit ralise et manifeste encore plus que le travail lessence subjec-tive de la production, puisque ce qui est en jeu, selon une autre traduc-tion du mme passage, cest lexistence morale, lexistence commu-nautaire, les trfonds du cur humain . Pour agir, cest--dire pourcommencer quelque chose dont la ralisation est soumise aux alasdu temps, pour se risquer dans linconnu, limprvisible et lincer-tain, il faut dautres forces que celles engages dans le travail : la

    conance dans les autres, dans soi-mme et dans le monde. La relationcrancier-dbiteur ne reprsente que lillusion de lan de la subor-dination de lhomme la production de la valeur conomique etson lvation la production des valeurs fonde non plus sur letravail salari, le march et la marchandise, mais sur la communautet sur les sentiments les plus nobles du cur humain (la conance, ledsir, la reconnaissance de lautre homme, etc.). Avec le crdit, nousdit Marx, lalination est complte, puisque ce qui est exploit, cest letravail thique de constitution de soi et de la communaut.

    La conance, condition de lagir, se mtamorphose en dance de tousenvers tous et se cristallise ensuite en demande de scurit. La circu-lation des dettes prives est une circulation dintrts gostes et indivi-duels. Elle prsuppose, sous lapparence de la reconnaissance de lautre,une mance pralable, puisque lautre est un rival, un concurrent et/ouun dbiteur.

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    Quest-ce qui constitue la nature du crdit? Nous faisons ici enti-rement abstraction du contenu du crdit, qui est toujours largent.

    Nous ne considrons pas le contenu de cette con

    ance, selon lequelun homme en reconnat un autre par le fait quil lui avance desvaleurs. Dans le meilleur des cas [], quand il nest pas usurier,il marque sa conance son prochain en ne le considrant pascomme un fripon, mais comme un homme bon. Par bon, lecrancier comme Shylok, entend solvable.

    La conance quexploite le crdit na rien voir avec la croyance dansde nouvelles possibilits de vie, et donc dans une force gnreuse enverssoi, les autres et le monde. Elle se limite tre une conance dans la

    solvabilit et fait de cette dernire le contenu et la mesure de la relationthique. Les concepts moraux de bon et de mauvais, de conance etde mance, sont traduits en solvabilit et non-solvabilit. Les catgo-ries morales par lesquelles on mesure lhomme et son action sontune mesure de la raison conomique (de la dette). Dans le capitalisme,la solvabilit est donc la mesure de la moralit de lhomme.

    Et mme dans le cas o un riche consent un crdit un pauvre,ce qui constitue une exception et non la rgle son poque, Marxremarque:

    Nous voyons que la vie du pauvre, ses talents et son activit sontaux yeux du riche une garantie du remboursement prt : autre-ment dit, toutes les vertus sociales du pauvre, le contenu de sonactivit sociale, son existenceelle-mme, reprsentent pour le riche leremboursement de son capital et de ses intrts usuels. La mort dupauvre est ds lors le pire incident pour le crancier. Cest la mortdu capital et de ses intrts.(cest moi qui souligne)

    Le crdit implique une valuation morale du dbiteur par le crancier,

    cest--dire une mesure subjective de la valeur. Mais ce qui est valu,ce ne sont pas seulement les comptences et les savoir-faire du travail-leur, mais laction du pauvre dans la socit (les vertus, lactivit,la rputation sociales), cest--dire son style de vie, son comportementsocial, ses valeurs, son existenceelle-mme. Cest travers la dette que lecapital peut sapproprier non pas uniquement les capacits physiques et

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    intellectuelles exerces par le pauvre dans le travail, mais aussi ses forcessociales et existentielles.

    Pensez ce quil y a dabject dans le fait destimer un homme enargent, comme cest le cas avec le crdit. Le crdit est le jugementque lconomie politique porte sur la moralit dun homme. Dansle crdit, au lieu du mtal et du papier, cest lhomme lui-mmequi devient le mdiateur de lchange, non pas en tant quhomme,mais en tant quexistence dun capital et de ses intrts. Ds lors,en quittant sa forme matrielle, le moyen dchange a sans doutefait un retour lhomme, mais uniquement parce que lhomme estlui-mme jet hors de soi.

    Le crdit exploite donc non seulement les rapports sociaux en gnral,mais aussi la singularit de lexistence. Il exploite le processus de subjec-tivation en touchant lindividuation mme de lexistence. Finalement,le jugement moral porte sur la vie. Mais la vie dont il estquestion nest pas la vie biologique (la sant, la naissance et la mort)comme dans le concept de biopolitique, et encore moins la vie cogni-tive, mais la vie existentielle. Lexistence signie ici puissance dauto-armation, force dautopositionnement, choix qui fondent et portentdes modes et des styles de vie. Le contenu de largent nest pas ici letravail, mais lexistence, lindividualit et la morale humaine; la matirede largent nest pas le temps de travail, mais le temps de lexistence:

    Ce nest pas largent qui sabolit dans lhomme au sein du systmede crdit; cest lhomme lui-mme qui se change en argent, autre-ment dit largent sincarne en lhomme. Lindividualit humaine, lamorale humaine se transformant la fois en article de commerceet en existence matrielle de largent. Au lieu de largent, du papier,cest mon existence personnelle, ma chair et mon sang, ma vertu

    sociale et ma rputation sociale qui sont la matire, le corps delesprit-argent. Le crdit taille la valeur montaire non pas danslargent, mais dans la chair humaine, dans le cur humain.

    Le texte de Marx recoupe celui de Nietzsche en plusieurs points. La relationde crdit mobilise et exploite la moralit de murs , la constitutionthico-politique de soi et de la communaut. Son action sinscrit dans le

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    Mais Marx va bien plus loin. Tout en traitant les capitalistes nan-ciers de tous les noms (bandits honorables !, usuriers ! et ce,

    bien quil ny ait pas pour lui de bons capitalistes, les industriels, et demauvais capitalistes, les nanciers et les banquiers), Marx a la luciditqui manque presque tous les commentateurs, et notamment ceux degauche. Dj son poque, Marx dnit la place spcique quoccupele capital nancier par rapport au capital industriel: dune part, il repr-sente le commun de la classe de capitalistes et, dautre part, largentconcentr dans les banques est un argent en puissance la di-rence du capital industriel qui est toujours actualis. Il ne reprsentepas une richesse actuelle mais une richesse future, cest--dire la possibi-

    lit de choix et de dcision sur la production et les rapports de pouvoir venir. Sous sa forme nancire, le capital accumul dans les banquesse prsente comme capital en gnral , simple abstraction, mais ilsagit dune abstraction puissante, puisquil se manifeste comme valeurautonome, indpendant de son actualisation en telle branche parti-culire; il existe comme puissance indirencie capable de toutesles ralisations. Il se manifeste donc en tant que pouvoir de prescriptionet danticipation de la valeur venir, en tant que pouvoir de destructionet de cration.

    Sur le march (montaire) ne sarontent que prteurs et emprun-teurs. La marchandise revt la mme forme : largent. Tous lesaspects particuliers du capital, que son investissement ait lieu dansles sphres particulires de la production ou de la circulation, sontici eacs. Seule existe la forme indirencie, identique elle-mme, de la valeur indpendante, largent. La concurrence entreles diverses sphres sarrte ici. Toutes ensembles, elles se prsen-tent comme emprunteurs dargent; face elles se trouve le capitaldans une forme o il est encore indirent la manire prcise o

    il serait employ16

    .

    Cest ainsi seulement dans la sphre nancire, cause de son indiren-ciation, que le capital se montre comme capital commun de la classede capitalistes: Le caractre que le capital industriel prend seulement

    16. K. Marx, LeCapital, Livre III, ditions sociales, p.34.

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    dans le mouvement et la concurrence entre les diverses sphres, savoirle caractre de capital commun une classe, se manifeste ici eective-

    ment, dans toute sa force, dans lore et la demande de capital17

    .Lagencement capitaliste se subjectivise non pas dans le capitalisteindustriel (celui-ci na plus quune fonction de gestion et de directionde la production), mais dans le capitaliste nancier (dont la possibilit,en tant que propritaire, de dcider et de choisir, est dterritorialise). la dirence de diverses formes du capital industriel, cest au capitalnancier que revient la reprsentation des intrts du capital social.

    Il faut ajouter quavec le dveloppement de la grande industrie, lecapital-argent, ds quil apparat sur le march, est de moins enmoins reprsent par le capitaliste individuel, possesseur de telle outelle fraction du capital se trouvant sur le march, mais sy trouvetoujours davantage comme une masse organise et concentre,place la dirence de la production relle, sous le contrle desbanquiers reprsentant le capital social18.

    Cest sa forme gnrale, son indirence toute particularit indus-trielle, telle quelle se manifeste dans le crdit, qui permet au capitaldexploiter le social.

    Le crdit ore au capitaliste particulier la disposition absolue, entrecertaines limites, de capital dautrui, de proprit dautrui, et parconsquence de travail dautrui. La disposition de capital social etpas priv lui permet de disposer du travail social19.

    Pour Lnine, qui reprend et dveloppe, une poque qui sous beaucoupdaspects ressemble la priode actuelle, le point de vue Marx, lesbanques et les banquiers jouent un rle politique de premire impor-tance, puisquils fournissent cohrence et stratgies aux capitalistes

    industriels dont les intrts sont trop htrognes pour pouvoir repr-senter la classe des capitalistes : La concentration des capitaux et

    17. Ibid., p.34.

    18. Ibid.

    19. Ibid., p. 104.

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    laccroissement des oprations bancaires modient radicalement le rlejou par les banques. Les capitalistes pars nissent par ne former quun

    seul capitaliste collectif20

    .La cohrence et la stratgie sont celles de la logique A-A qui,en prtendant gnrer de largent par largent, dvoile galement son irrationalit. Elle se manifeste dans toutes les poques libraleset conduit, de faon presque automatique, aux crises les plus violentesqui, chaque fois, ouvrent les portes aux politiques autoritaires (ce qui estarriv avec la premire guerre mondiale et le fascisme).

    Malgr les profonds changements que le capital nancier a subis, cesnotes de Marx sont toujours dactualit.

    Lagir et la confiance dans la logique de la dette

    Dans lconomie de la dette, nous ne pouvons plus distinguer le travailde lagir, comme le faisait encore Hannah Arendt. Avec le crdit, lactiondevient un lment de la dynamique conomique, et mme son moteur!Le capitalisme contemporain, travers la subjectivation que la detteimplique, intgre laction et les forces qui la rendent possible. En eet,la dette exploite, laction thiquede constitution la fois de la communaut

    et de lindividu, en mobilisant les forces qui sont lorigine de lexis-tence morale, lexistence communautaire. Parmi ces forces, nous allonsporter une attention particulire la conance, parole magique sil enest de la crise en cours qui, au-del de son utilisation inationniste parles conomistes, les journalistes et les experts, est un des symptmes dudplacement des frontires de lexploitation capitaliste.

    Pour reconstruire le concept daction et de conance, il est ncessairede dvelopper une petite digression philosophique que le lecteur pourraaussi, ventuellement, sauter. Lintrt de cette digression tient au fait

    quelle nous permettra de comprendre comment et pourquoi le capita-lisme sattaque laction, cest--dire au temps non chronologique et donc la capacit de choisir et de dcider ce qui est bon et ce qui est mauvais.Selon la thorie de lagir du pragmatiste amricain William James, toutes

    20. V. Lnine, Limprialisme, stade suprme du capitalisme , uvres, tome 22,Paris, ditions sociales, 1976, p.232-233.

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    les fois que nous sommes confronts une vritable alternative, une alter-native existentielle qui importe, puisquelle ralise certains possibles et

    en contrarie dautres, comme dans les cas de problmes moraux, lechoix ne dpend pas uniquement, loin de l, de lentendement, de lacognition, du savoir et de la connaissance21. Elle engage dabord nospenchants actifs, nos forces les plus intimes, notre nature passion-nelle, nos impulsions les plus chres, cest--dire les trfonds ducur humain dont nous parle Marx et que James dnit comme unensemble de forces actives (la force dme, lesprance, le ravissement,ladmiration, lardeur) et quil rsume dans le concept de dsir.

    La mesure, lestimation, lvaluation de ce qui est bien, ou des choses

    qui seraient bien si elles existaient ne peuvent pas tre renvoyes laspculation philosophique, ni au savoir scientique. Pour comparer lavaleur aussi bien de ce qui existe et de ce qui nexiste pas, nous devonsconsulter non pas la science, mais ce que Pascal appelle notre cur22.Notre puissance dagir et le succs dune action dpend[ent] de lnergiedploye dans lacte et lnergie son tour est subordonne la certi-tude intime de russir, cest--dire la croyance/conance dans ce quenous faisons, la croyance/conance dans le monde et dans les autres.Lacte dpend donc de lintensit de la croyance/conance et celle-ci des

    penchants actifs

    , des motions et des impulsions les plus intimes ducur humain. La croyance/conance est dnie par William comme une

    21. Lensemble des auteurs cits dans ce paragraphe, Pascal, Kierkegaard, Nietzsche,James, Deleuze, dessinent ce que ce denier dcrit comme une substitution du modlede la croyance au modle du savoir, ce qui constitue une autre srieuse raison de douterde la pertinence du paradigme du capitalisme cognitif . Mme la science, forceproductive par excellence de ce paradigme, requiert autre chose que la connaissancepour exister: Il faut dabord quil y ait une philosophie, une foi pour que la scienceen reoive une direction, un sens, une limite, une mthode et le droit dexister [].Cest encore et toujours sur une croyance mtaphysique que repose notre croyance

    mtaphysique en la science (Nietzsche, La Gnalogie de lamorale, op.cit., p.182).Il est impossible de penser la production contemporaine comme une productionde connaissances au moyen de connaissance . La production de quelque chose denouveau tant au niveau conomique que politique ou subjectif, requiert autre choseque du savoir.

    22. W. James, La Volont de croire, Paris, Les Empcheurs de penser en rond, 2005,p.57.

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    disposition agir. Lapprhension de la puissance dagir renvoie unemthode subjective, la mthode de la croyance fonde sur le dsir.

    Mais la croyance/conance ou disposition agir peut se dire de deuxmanires direntes. Dans un cas cest la croyance-habitude et danslautre, la croyance-conance (ou foi) qui provoque laction. Dans lepremier cas le monde est dtermin, achev, tout est dj donn, desorte que la croyance est la croyance dans des croyances dj tablies.Dans le second cas, celui qui nous intresse, le monde est en train dese faire. Il est incomplet, indtermin, et cette incompltude et cetteindtermination font appel notre puissance dagir et cette dernire la conance. Cest cette deuxime conception de la conance qui est

    mobilise et dtourne par le crdit (la force du capitalisme nest passeulement ngative, elle rside dans sa capacit dtourner les passions,les dsirs et lagir son propre prot), car il sagit bien dune anticipationdune action venir dont le rsultat ne peut tre garanti lavance. Lecrdit est un dispositif de pouvoir qui sexerce sur des possibles indter-mins et dont lactualisation/ralisation est soumise une incertituderadicale et non probabiliste.

    Notre monde incertain, instable et en devenir est, pour utiliser lesmots de Walter Benjamin, un monde pauvre en exprience puisque,

    comme nous le rappelle James, cette dernire est toujours en voie dechangement. Mais cest prcisment la pauvret de lexprience (nous

    ne savons pas de quoi le lendemain est fait) qui mobilise la conance(croyance), le dsir, les trfonds du cur humain, ncessaires pour serisquer dans ce monde sans certitudes. Ces forces sont exaltes et aigui-ses par lindtermination de lavenir. En eet, quoi nous oblige lapauvret de lexprience? commencer nouveau, commencer denouveau, nous dit Walter Benjamin. Le barbare23, qui dnit aussi

    23. Les barbares (ou les frustes ) chez James sont des pluralistes qui savent

    saccommoder dun monde instable et incertain, dune vrit qui se fabrique,dun monde o lactuel nest quun cas des possibles. Les barbares acceptent lemonde tel quil est, les choses pour ce quelles sont, tandis que les dlicats (ou lestendres) sont des rationalistes qui viennent au secours de ce monde incertain etle mtamorphosant en un autre monde, en un monde meilleur, o les chosesparticulires forment un Tout idal, qui les implique et leur donne de la stabilit et dusens. W. James, ibid., p.240.

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    possibilits de choix, de risques existentiels. Et ce sont ces possibles et cesbifurcations imprvisibles que la dette seorce de neutraliser.

    Le barbare exige du monde des qualits telles que nos motions etnos penchants actifs puissent se mesurer elles. Le dsir et la conancesexercent sur un prsent vivant, cest--dire sur la zone plastiquequi est la zone des dirences individuelles et des modications socialesquelles provoquent25. Cette zone plastique est la courroie de trans-mission de lincertain, le point de rencontre du pass et de lavenir.Pour que la puissance dagir puisse se dployer, on a besoin de croire(avoir conance) dans le prsent vivant, le prsent comme possible,cest--dire dans le monde et dans les nouvelles possibilits de vie quil

    recle. La puissance dagir est subordonne une armation existen-tielle, un oui qui exprime un autopositionnement. Elle prsupposede lespoir et de la conance qui anticipe ce qui nest pas encore l, quirend limpossible possible.

    Dans le monde barbare, la conance et lespoir (les passions, lesmotions, le dsir) ne dterminent pas tellement une prise de position,un parti pris par rapport aux croyances existantes, mais plutt uneautovalidation de nouvelles croyances, de nouvelles valeurs, de nouvellesconnexions, de nouvelles signications, et de nouvelles formes de vie.

    linverse, la peur et tous les a

    ects et les passions tristes constituent uneneutralisation de la puissance dagir26.

    25. W. James, op. cit., p.254.

    26. Un exemple de la manire dont les lments subjectifs participent dterminer notre puissance dagir et les vnements du monde nous est donn par James partirdune situation ban