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LE BLOC-NOTES
Bartolomé Bennassar
VAGABONDAGES - 8
rn l Yavait une bonne douzaine d'années que je n'avais plusfait le pèlerinage de Galice, ce finisterre celtique qui futdurant des siècles au cœur de l'histoire de l'Occident, cette
« Bretagne d'altitude )) selon la belle expression de Jean-PierreAmalric. Une seule fois, mais c'Ă©tait en Ă©tĂ©, j'avais vu ce paysd'humeur ocĂ©anique, aux ciels souvent brouillĂ©s, en parure de soleil.Or, ce mois de mars, le ciel Ă©tait en fĂŞte, il faisait un temps de rĂŞve,les horizons Ă©taient libres sur la terre et la mer, les brises avaientla douceur de la soie. La nature avait donnĂ© congĂ© Ă l'hiver et lavĂ©gĂ©tation se moquait allègrement du calendrier, des moyennes etdes statistiques. Les massifs d'hortensias bleus et roses s'Ă©talaientau-dessus des pelouses, les camĂ©lias Ă©clataient en boules multiÂcolores et le jasmin lui-mĂŞme libĂ©rait le parfum entĂŞtant de ses fleursblanches.
68REVUE DES DEUX MONDES MAI 1997
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La ville de La Corogne était en toilette de printemps. Lescélèbres solanas du front de mer, qui dessinent autour de l'arc dela baie la longue théorie blanche de leurs vérandas, apprivoisaientla lumière et la conservaient très tard à la tombée du soir, éparpilléeen milliers de paillettes dorées qui s'éteignaient lentement. Et lesfaçades romanes des églises de la vieille ville, de Santiago ou deSanta Maria dei Campo, qui se haussent au-dessus des toits, étaientles dernières à s'obscurcir.
A Saint-Jacques de Compostelle, en l'absence de la mer, lalumière était plus drue, plus sèche, elle découpait avec une nettetéabsolue les espaces clôturés, aux étroites lignes de fuite, qui, autourde la basilique, s'élèvent en paliers successifs, invisibles les uns desautres quoique si proches. La place de la Cathédrale, encadrée parla façade baroque de l'Obradoiro, l'hospice royal des pèlerins,chef-d'œuvre de la première Renaissance, devenu l'hôtel des RoisCatholiques, le collège de Saint-Jérôme, transformé en rectorat, etle palais de Rajoy, l'hôtel de ville, réplique inattendue du Capitolede Toulouse, dû au même architecte, Charles Lamaur; puis, l'étroiteplace des Platerias faite pour la convergence des regards versl'admirable porte romane; le large rectangle de la Quintana, entreses hauts murs patinés, caisse de résonance pour les musiquesdansées du soir, et la place de San Martin Pineiro, à l'autre extrémitédu transept.
Une fois de plus, revenu à l'entrée de la basilique, éperdud'admiration devant le portail de la Gloire, ce chef-d'œuvre de lasculpture universelle, cette statuaire prodigieuse, à la fois tendre etgrandiose, où semblent s'apaiser les terreurs médiévales, sommethéologique pour les croyants, exaltation de la personne humaineen ses différences pour les autres, j'ai affronté l'inexplicable :comment, pourquoi, aucun des voyageurs français qui passèrent à Compostelle, du XVIe à la fin du XIXe siècle, a-t-il pu ignorer leportail de la Gloire? Je me réfère, cela va sans dire, à ceux, pèlerins,religieux, diplomates ou simples curieux, qui ont donné une relationde voyage et se répandent, à propos de Compostelle, en contes oulégendes, voire en recensions fastidieuses de reliques en tout genre!Mystère!
Sans doute est-ce illusion, entretenue par la magie trompeused'un temps d'exception. Et je ne me suis pas cette fois enfoncé dans
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la Galice profonde, les parages d'Orense ou de Lugo. Mais j'ai eul'impression fugitive que la Galice avait Ă©chappĂ© Ă la malĂ©dictiond'une pauvretĂ© multisĂ©culaire, que les vignobles, Ă l'instar de ceuxde Betanzos ou de la Ulla, Ă©taient mieux cultivĂ©s, les vaches plusrondes ou les scieries plus actives. Les friches, certes, restent lesfriches, et la lande d'ajoncs dĂ©vore la quasi-totalitĂ© des croupes dela cĂ´te nord autour du cap Prior. A La Corogne, comme chez nous,les SDFvendent la Farola ou la Calle (analogues de nos Macadam,RĂ©verbère ou la Rue) et la mendicitĂ© est revenue avec la crise,quoique bien plus discrète qu'Ă Paris. Mais la ville est propre, nette,active, les vitrines tĂ©moignent d'une invention et d'un goĂ»t souventsurprenants. La Galice aurait-elle, Ă la faveur du statut « autoÂnomique », rĂ©ussi sa mutation? Je veux croire que ces images deprospĂ©ritĂ© ne sont pas dues au blanchiment « d'argent sale », puisquel'on sait que plusieurs rĂ©seaux de narco-trafiquants ont Ă©tĂ©dĂ©mantelĂ©s en Galice, dont les innombrables criques pouvaientservir au dĂ©barquement de drogue en provenance d'AmĂ©rique latine.
Une fausse note cependant: une ville « sinistrée », El Ferrol,où des centaines de maisons sont à vendre. Laville où Franco naquitet passa son enfance, qui est aussi (ironie de l'histoire) la ville natalede Pablo Iglesias, fondateur du parti socialiste ouvrier espagnol(PSOE), est en pleine déconfiture. Est-ce la fin de la « guerre froide»qui a dévalué la valeur stratégique de sa célèbre rade, l'oubli dupouvoir, y compris celui de la Xunta de Galice (le gouvernementautonome), ou plus encore la « désindustrialisation » avec le déclinou la fermeture des chantiers navals? Il Y a cependant, au moinsavec les châteaux historiques de San Felipe et de La Palma quidéfendaient l'entrée de la rade et la rendaient imprenable à partirde la mer, un patrimoine à sauver.
Etrange pays, qui se délecte en provocations de toute sorte.C'est lundi, premier jour de la semaine sainte. L'église jésuite deSaint-Georges, à La Corogne, est pleine de fidèles qui assistent à la messe du soir. A la sortie de l'église, en face, des affiches, en série,annoncent une « première » à La Corogne et proclament : « Cela,oui, c'est une semaine sainte. » Il s'agit d'un show pornographique,proposé au public local les jeudi et vendredi saints : six garçonsd'abord, six filles ensuite, qui promettent mille frissons naguèreinterdits. Les regards des fidèles qui viennent de quitter le temple
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glissent sur ces affiches,s'arrêtent parfois avec des curiosités muettes,sans effarement. C'est peut-ètre cela la liberté : le choix entre lesdifférences, fussent-elles extrêmes!
J eudi matin. Madrid est vide. Le chauffeur de taxi, qui nousa pris à l'aéroport de Barajas, s'exclame: (( Cepays est un
désastre! Tout le monde se plaint, pleure misère. Le chômage,les impôts, l'ETA, les Catalans, le gouvernement, Aznar, Pujol, rienne va! Mais tout est fermé, personne ne travaille sauf nous,les chauffeurs de taxi, le personnel des bars, des hôtels oudes restaurants. Il n'y a pas eu assez d'avions ni de pistes d'envolpour les Canaries et même les Caraïbes, il n'y a pas eu assez detrains pour emporter les gens jusqu'aux plages du Levant. Tout lemonde pleure, mais tout le monde veut (( disfrutar ii (profiter,jouir)! ii
Il dit bien vrai, ou presque : exode vers les plages, les îlesexotiques, voire les montagnes (y compris les Alpes françaises). Maisla semaine sainte et ses processions reviennent en force. Entre autres,à la télévision. Sur la deuxième chaîne, c'est la semaine sainte deZamora, l'une des plus authentiques (avec celles de Valladolid,Cuenca, Grenade ou Séville) et des mieux pourvues en pasos duSiècle d'or, qui est à l'image. Zamora, une ville de la Meseta, prochede la frontière portugaise, où la liste d'attente de la confrérie la plusrecherchée compte plusieurs centaines de noms, où les hommesdoivent s'inscrire et patienter des années pour avoir l'honneur (sile sort est favorable) d'être au nombre des porteurs d'un paso toutau long d'une procession, soit plusieurs heures.
Car, à Zamora, on « porte »! Les pasos, groupes sculptés depersonnages en taille réelle, qui représentent des scènes de laPassion du Christ, ne sont pas montés sur roulettes. A la cadenced'une musique lente, solennelle, très rythmée, le cortège se balanceentre les murs de la foule : cagoules sombres, noires, mauves, despénitents regroupés en confréries qui précèdent chaque paso.Certains des porteurs vont pieds nus, traînent parfois de lourdeschaînes.
MĂŞme Ă Madrid, qui n'a pas une grande tradition de semainesainte, les processions du jeudi et du vendredi saints mobilisent dans
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la rue Atocha et les rues adjacentes des foules compactes etsilencieuses au passage des confrĂ©ries de jĂ©sus le Pauvre ou de jĂ©susdu Grand Pouvoir, mais qui s'agitent et s'animent soudain lorsqueparaĂ®t la Vierge (sĂ©villane) de la Macarena : fusent alors piroposet saetas Cl), hommes et femmes abandonnent toute rĂ©serve :« Guapa 1 guapa 1 guapa 1 )) (Belle! belle! belle!). Ce sont desdĂ©clarations d'amour qui usent, sans rĂ©ticence aucune, du vocabuÂlaire et des mĂ©taphores de l'amour profane.
Evidemment, tous les Madrilènes n'ont pas quitté la capitalepour les plages du Levant, les Canaries ou les Caraïbes. Couples etbambins flânent ou jouent dans les allées du Retiro, les musées sontpleins d'autant que, le dimanche de Pâques au moins, la visite estgratuite. Les cinémas sont bien garnis, cafés et restaurants travaillentà plein, la foire aux livres qui jouxte le parc du Retiro et qui comptetrente postes de bouquinistes est très suivie et les gens achètent :il est vrai que l'on y trouve parfois des titres de valeur pour centpesetas (quatre francs). Les loisirs créent des affaires: ce n'est pasune surprise.
La presse madrilène s'intéresse de très près au congrès duFront national et aux réactions de l'opinion française. Le
grand quotidien madrilène El Pais considère que la croissance duFN est une mauvaise chose pour la France, mais aussi pour l'Europe.Car les Espagnols, malgrĂ© les dĂ©ceptions rĂ©centes, comptent parmiles plus fervents des EuropĂ©ens, pour des raisons diffĂ©rentesd'ailleurs, voire opposĂ©es, selon qu'ils font partie de la majorité« unitaire» du pays (qu'il s'agisse du parti populaire, du PSOE oumĂŞme de la Gauche unie, Ă forte composante communiste) ou, aucontraire, des communautĂ©s autonomes les plus affirmĂ©es (CataÂlogne, Pays basque) qui envisagent avec complaisance un affaiblisseÂment de l'Etat espagnol au sein de l'Europe : en mai 1996, XavierArzalluz, prĂ©sident du parti national basque (PNV), n'a-t-il pasrevendiquĂ© l'indĂ©pendance d'Euzkadi (le Pays basque) dans le cadrede l'Europe?
Lesdeux leaders ne procèdent d'ailleurs pas de la même façon.]ordi Pujol, stratège politique de haut vol, avance ses pions avecprécaution, évite les déclarations fracassantes, les occasions de
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froisser les susceptibilités de ses interlocuteurs, tout en ne cédantrien. Arzalluz (qui n'est pas, il est vrai, le chef du gouvernementbasque, le lehendakari, mais seulement un chef de parti), aucontraire, de peur d'être débordé par l'ETA, fait preuve de mollesseà l'égard des terroristes, malgré les violences dont ceux-ci usent à l'égard d'autres Basques (par exemple, la tentative de lynchage dumaire d'Hernani) : ainsi, en novembre dernier, il a recommandél'engagement de négociations avec l'ETA, en dépit de la poursuitedes attentats. Et il accumule les bévues : tout récemment, il a déclaréque l'espagnol (le castillan) était (( la langue de Franco ». Certes!Mais, avant Franco, de Cervantès ou de Calderon, par exemple. Et,plus près de nous, de gens qui avaient beaucoup de tendresse pourle Pays basque : ainsi de Miguel de Unamuno, de Pio Baroja, deJulio Caro Baroja. On devine les sarcasmes dont a été saluée la sailliemalencontreuse de XavierArzalluz. On pourrait encore lui rappelerque, lorsqu'au lendemain du bombardement et de la destruction deGuernica par les avions allemands de la légion Condor, au servicede Franco, le 26 avril 1937, le chef du gouvernement basquedemeuré fidèle à la République, le président Aguirre, s'adressa à l'Espagne, à l'Europe et au monde, (( devant Dieu et devantl'Histoire », il s'exprima en castillan, en somme dans la langue deFranco!
C ela dit, Bruno Megret ne manque pas d'air. Certes, cepolytechnicien, ingĂ©nieur des Ponts et ChaussĂ©es, tituÂ
laire de surcroît d'un master of science de l'université de Berkeley,sait parfaitement compter et n'ignore rien des immenses ressourcesde l'informatique. Qui plus est, pendant cinq ans, il a exercé sestalents comme directeur des infrastructures et des transports de larégion Ile-de-France. On peut donc imaginer qu'il a profité del'occasion pour étudier dans les moindres détails l'opération dontil a exposé les grandes lignes aux délégués du congrès de Strasbourg,soit l'expulsion de trois millions soixante-six mille immigrés en septans, à raison de mille deux cents par jour. Mais je me trompe :car, en sept ans, il y a forcément au moins une année bissextile- ce sont donc mille deux cents individus, voire deux mille quatrecents, qu'il faut ajouter à ce total.
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Superbe stimulant pour l'emploi: voilĂ , pour sept ans, dutravail garanti Ă un contingent notable de pilotes, de stewards,d'hĂ´tesses (car, enfin, il faut tenir compte des rotations des pilotes,des temps de repos, des congĂ©s, et il est bien Ă©vident que ces gensseront expulsĂ©s dans des conditions conformes aux droits del'homme), de personnel au sol. Et quelle superbe publicitĂ© pour legroupe Air France dont les appareils et les Ă©quipages vont ĂŞtreprĂ©sents, pendant sept ans, et plusieurs fois par semaine, sur presquetous les aĂ©roports d'Afrique, et quelques autres d'Europe orientaleou d'Asie! A moins que l'on ne crĂ©e (ou rachète) tout exprès unecompagnie de charters. Je n'ose imaginer que les avions du Glamsoient affectĂ©s Ă des besognes aussi subalternes quoique, on ledevine, exaltantes! Naturellement, il faudra combiner avec soin lesitinĂ©raires : Mali et Niger, Bangladesh et Pakistan, de façon Ă Ă©viterle gaspillage de kĂ©rosène ou de temps. Car, malgrĂ© le bĂ©nĂ©ficeimmense que l'on peut attendre Ă moyen terme de cette opĂ©ration(plus de trois millionsd'emplois, gĂ©nĂ©ralement de haut niveau, pourles Français d'abord), elle aura, Ă court terme, un coĂ»t incompresÂsible. La gestion sera parfaite, il est vrai; mais le prix Ă payer nepourra ĂŞtre Ă©ludĂ©. Mais je me trompe une fois encore, j'exagère :plus de trois millionsd'emplois! Evidemment,non: ily a les enfants,les chĂ´meurs - voilĂ en tout cas des allocations de chĂ´mage enmoins. Et beaucoup de travail de bureau en perspective. Quellechance! Une nouvelle occasion d'embaucher des fonctionnaires.Sans compter les milliers de douaniers qu'il va falloir recruter pourinterdire nos frontières Ă tous les produits du reste du monde (ycompris ceux de l'ancienne Union europĂ©enne que nous allonspromptement renvoyer Ă sa misère et Ă son cosmopolitisme). Etquelle clientèle Ă©lectorale garantie au parti qui aura su crĂ©er cesemplois de rĂŞve!
J e me vois contraint de revenir sur un sujet que je croyaisavoir sinon épuisé, du moins examiné avec un soin
suffisant : celui des maîtres auxiliaires. On ne peut, sans unemauvaise foi punique, ou pire, accuser François Bayrou d'avoirescamoté le problème. Je n'ai (ni n'ai eu) de relation quelconque,sinon professionnelle au sens strict du terme, avec un ministre, de
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quelque gouvernement que ce soit, et je revendique une libertĂ©absolue. Mais le ministre a pris la peine de faire tenir au derniercongrès du Snes (Syndicat national de l'enseignement secondaire)un message, avant mĂŞme l'ouverture du congrès (geste rare), pourfaire connaĂ®tre ses intentions, qui comportent notamment, commeje l'avais laissĂ© prĂ©voir, un concours rĂ©servĂ© aux maĂ®tres auxiliaires,avec un nombre Ă©levĂ© de postes, la rĂ©embauche Ă la prochainerentrĂ©e d'un contingent considĂ©rable de maĂ®tres auxiliaires laissĂ©spour compte cette annĂ©e, la transformation d'un lot notable d'heuressupplĂ©mentaires en postes budgĂ©taires, etc. Quoique les dirigeantssyndicaux aient considĂ©rĂ© (avec les rĂ©serves et le double langaged'usage) ces propositions comme très positives et se soient employĂ©sĂ calmer le jeu, les Ă©lĂ©ments les plus radicaux continuent à « exiger»la titularisationde tous (voire sur place), et le syndicat proteste contrela diminution du nombre de postes mis au concours du Capes« externe », Car, Ă©videmment, les Ă©tudiants qui prĂ©parent actuelleÂment les concours ont l'impression dĂ©sagrĂ©able, hĂ©las! justifiĂ©e,qu'ils vont faire les frais de l'opĂ©ration. Une fois de plus, dans cepays, pour se dĂ©barrasser d'une difficultĂ© immĂ©diate, on hypothèquel'avenir des jeunes gĂ©nĂ©rations: on fait sauter le couvercle, puis onle remplace par un autre, plus lourd, que l'on visse Ă double tour.Comme, au lendemain de 1968, aux dĂ©pens des gĂ©nĂ©rations quiparvinrent Ă l'âge de l'emploi dans les annĂ©es 1973-1980.
Le ministre a, me semble-t-il, accordĂ© tout ce qui pouvait l'ĂŞtre(et parfois devait l'ĂŞtre). Mais il faut rappeler que, en dĂ©pit de leurslimites, de leurs carences, les concours demeurent la procĂ©dure laplus dĂ©mocratique en usage dans la fonction publique : que larĂ©ussite Ă un concours suppose, en dĂ©but de carrière, une affectationen un point quelconque du territoire national, que c'est Ă ce prixque les fonctionnaires dĂ©jĂ en place, qui ont subi cette « mobilité»lors de leur première nomination, peuvent espĂ©rer un jour ou l'autrela mutation qu'ils souhaitent... et que les voyages forment lajeunesse! Ce ne sont mĂŞme pas des voyages que l'on offre Ă laplupart des victimes des licenciements Ă©conomiques du secteurprivĂ©. Et il a fallu (ou il faudra) beaucoup de persĂ©vĂ©rance et dediplomatie Ă François Bayrou pour obtenir de Bercy la transformaÂtion d'heures supplĂ©mentaires en postes budgĂ©tisĂ©s. Seuls les espritscandides peuvent croire qu'il s'agit lĂ d'une opĂ©ration simple!
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D écidément, l'image de François Mitterrand ne cessede se dégrader. Ce fut d'abord l'incroyable mise en scène
de la mort et des obsèques en partie double que la majorité desFrançais ont, si je puis dire, « gobée » avec une naïveté affligeante.Peut-on ainsi faire de sa mort un spectacle à l'intention d'une nationà laquelle on a menti, que l'on a trompée sciemment pendant unegrande partie de sa vie? Soyons clair: je n'avais aucun préjugé à l'encontre de cet homme; au contraire, et j'ai même voté en 1981pour François Mitterrand. Ce Président qui proclama la nécessité dela transparence à propos de la santé des hommes en charge du pays,sans que nul ait exigé de lui un tel engagement, s'empressa ensuitede le violer, de le bafouer sans vergogne et se présenta à nouveauau suffrage des Français en 1988, alors même qu'existait, dans sonpropre parti, un homme qui eût été vraisemblablement élu sansgrande difficulté, Michel Rocard. Mais il ne fallait surtout pas quesoit mis à sa place cet insolent qui n'avait pas toujours ployé l'échinedevant le mage de Château-Chinon! On a su depuis que, au coursde son second mandat, François Mitterrand ne fut pas toujours encondition d'exercer ses fonctions avec la plénitude de ses capacités.Mais ce maître du mensonge en tout genre persista à nous trompertant que ce fut possible. On préfère, ô combien! l'attitude de GeorgesPompidou qui n'entretint jamais le pays de sa maladie, quoiquecelle-ci fût évidente. Au moins n'y eut-il pas tromperie.
Voici maintenant que se confirme la découverte dans ungarage de cinq cantines et plusieurs fichiers étiquetés « Secretmilitaire », qui ne sont que les restes des documents rassemblés etdes rapports rédigés par Christian Prouteau, le chef du cabinet noirde l'Elysée, créé dès 1982, dont beaucoup sont revêtus d'une simplemention « Vu », de la main de l'ancien chef de l'Etat. Et, pour prixde ses services, Prouteau fut ensuite nommé préfet et fait chevalierde la Légion d'honneur. Dérision dont devait se délecter Mitterrand.
La plupart de ces documents, confiĂ©s au juge Valat, ont Ă©tĂ©Ă©laborĂ©s Ă partir des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques illĂ©gales installĂ©es parla cellule de Prouteau, que l'on appelait pudiquement les « construcÂtions », auxquelles l'un des rares Ă s'opposer, et c'est Ă son honneur,fut Louis Schweitzer, alors directeur du cabinet de Laurent Fabius,aujourd'hui en difficultĂ© comme P-DG de Renault. Il se confirmeque Jean-Edern Hallier (j'avoue que je ne le supportais pas) et Edwy
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Plenel furent parmi les victimes de ces écoutes, comme ils l'avaiént,l'un et l'autre, affirmé. Gageons que, dans un proche avenir,apparaîtront les noms de bien d'autres personnes écoutées par lesservices de Prouteau et qu'il y aura des surprises. Nous n'en resteronspas aux extraits publiés par le Monde et l'Express.
On peut aussi observer au passage que de telles pratiques ontsuscitĂ© des drames individuels: peut-ĂŞtre le suicide en dĂ©cembre1994 de Pierre-Yves GuĂ©zou, commandant de l'Ă©cole de gendarmeÂrie. Et l'on peut aussi considĂ©rer que ceux des hommes politiquesqui s'obstinent Ă dĂ©fendre l'image du premier PrĂ©sident socialistequ'ait eu la France ne sortent pas grandis de l'aventure. A ladiffĂ©rence de ceux qui prirent leurs distances avant la fin du mandatde François Mitterrand, mĂŞme s'ils gardèrent le silence. Oncomprend mieux aussi la nostalgie d'un RĂ©gis Debray ou d'un AndrĂ©Glucksman Ă l'Ă©gard de Charles de Gaulle. Qu'on le veuille ou non,la comparaison s'impose.
Car, ne nous y trompons pas, la découverte, le 19 février, desmalles de documents dans le garage de Plaisir(ça ne s'invente pas!)fait la « une »de nombreux journaux européens, et la complaisanceou l'indulgence ne sont pas au rendez-vous. La classe politiquefrançaise dans son ensemble subira le discrédit d'une telle affaire,d'autant que la « raison d'Etat» ne fut pas, à l'évidence, le motifunique du Président. François Mitterrand, héros de roman? Certes!Mais pour qui l'Etat fut d'abord le lieu privilégié d'un plaisir dontle pouvoir multipliait les occasions et variait les formes à l'envi.
Bartolomé Bennassar
1. Piropo : compliment galant, souvent piquant, qu'un homme décoche à unefemme au passage de celle-ci.Saeta : court poème souvent chanté, généralement impromptu, qu'un passantadresse à une image de la Vierge (parfois du Christ, mais rarement), lors desprocessions de la semaine sainte.
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Un inéditD'ERNST JÜNGER
Journal
SOIXANTE-DIX S'EFFACE
IV
La Brière, 28 juin 1987
E n allant en Bretagne par la route militaireconstruiteen ligne droite pour que Hoche puisse combattre
le soulèvement de VendĂ©e, on passe devant des ruines etdes châteaux Ă demi dĂ©truits dont certains Ă©taient extrĂŞÂmement cĂ©lèbres sous l'Ancien RĂ©gime. Tout le mondedĂ©plorera ce vandalisme - on se demande pourquoi l'ordrenouveau n'a pas prĂ©fĂ©rĂ© s'enrichir de ces trĂ©sors plutĂ´t quede les dĂ©truire. Dieu merci, il y a des exceptions. Le Kremlindemeure une merveille, quels que soient ses occupants.
Ace propos, une considération qui, à vrai dire, constitueun symptôme de vieillesse : à quoi servent, en général, lesrévolutions? Il est bien connu que les révoltes n'éclatent quesous des maîtres faibles ou indulgents. Tant qu'ils règnentavec sévérité, chacun préfère rester caché. Celui qui semanifeste rendrait plutôt service au tyran. (( Ce ne sont pasdes héros mais des imbéciles )) (Léautaud).
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Un inéditD'ERNST JÜNGER
Nietzsche tenait Luther pour un garçon de ferme quiavait remis à flot le vieil ordre déliquescent juste au momentoù il commençait à tourner agréablement au néo-paganisme.Dans un triptyque, il fallait chercher la révolution chez Luther,la réaction chez Loyola, la tolérance chez Erasme.
A quoi bon tous ces frais? Si nous avions actuellementpoursuivi jusqu'Ă un Louis XXV, il est probable que les chosesoffriraient un aspect semblable au point de vue social etmeilleur en ce qui concerne la culture et l'environnement.Beaumarchais, Mirabeau, Lafayette, Mme Roland auraientsuffi. Mais Ă la longue, on finit par s'ennuyer de tout et laperfection en vient Ă irriter.
Où est situé l'Esprit? Il n'est situé nulle part, il vole- jusqu'à l'abîme du cratère et à la glace des névés, car telest son plaisir [en français dans le texte].
E n fin d'après-midi Ă La Brière, l'un de ces paysagesque je ne connaissais jusqu'ici que par la littĂ©raÂ
ture - par le roman d'Alphonse de Chateaubriant (1877Â1951) : la Brière. J'avais reçu l'ouvrage des mains de l'auteurque je rencontrais parfois chez Florence Gould et qui est mortdepuis en exil.
La maison, une vieille métairie recouverte de chaume,est bâtie juste au bord du vaste marais recouvert de roseauxqui s'étend jusqu'à Saint-Nazaire. Charles Frachon l'avaitachetée à l'un de ses oncles comme emplacement idéal pourla chasse au canard à laquelle il s'adonnait avec ses amispendant la saison.
Sur les murs, tableaux de chasse, filets, fusils; sur lerebord des fenêtres, des oiseaux aquatiques, empaillés ouen céramique, parmi lesquels la sarcelle dans son habitsomptueux, typique habitante du marais.
Au-dessus de la porte de la maison: « In questa casasiamo tutti nervosi, anche il cane. » Cela me rappelle
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Un inéditD'ERNST JÜNGER
différents avertissements dans la région de Wilflingen. C'estcelui de mon vétérinaire qui me plaît le mieux: (( Attention- chien particulièrement conscient de son devoir. »
Devant la maison, un étroit ruban de prairie borné parl'eau du marécage et, derrière, un fourré de roseaux commedans les tableaux du Douanier Rousseau. Tout de suite unecouleuvre se montra en signe de bienvenue et, la têtesoulevée dans la lumière déclinante, elle glissa en fendantles eaux.
Je venais de séjourner trois semaines à Samos, île quipassait déjà pour riche en serpents aux yeux des Anciens;elle a gardé cette réputation jusqu'à aujourd'hui. Pourtant,lors de mes randonnées, en suivant le cours des ruisseaux,je n'avais vu que des lézards.
Le serpent se fait rare - il semble que la terre, enchangeant de peau, n'épargne même pas ses favoris. Peut-êtreque les espèces qui vivent dans l'eau, et surtout dans la mer,subsisteront plus longtemps que les espèces terrestres. Laquestion est maintenant de savoir ce que la Mère antiquepourra offrir en échange de cette perte. Jusqu'ici, toutes lesramifications animales ont aspiré aussi à une suppression desmembres ou ont tenté d'en retrouver le souvenir.
Nietzsche vénérait dans le serpent l'animal le plusintelligent de la terre - un partisan de Darwin pourraitobjecter à cela la petitesse de son cerveau. Quoi qu'il en soit,l'appréciation de Nietzsche est révélatrice de sa conceptionde l'intelligence.
E volution signifie aussi amoindrissement; les chrĂ©Âtiens devraient souscrire les premiers Ă cette
maxime -le temps les éloigne toujours plus du jardin d'Eden.D'après l'opinion de nos astronomes, l'univers s'étend à unevitesse terrifiante. Qu'on la croit vraie ou non, cette simpleaffirmation constitue la marque d'un tournant.
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Un inéditD'ERNST JÜNGER
Ici s'élève une nouvelle question: la perfection peut-ellevraiment être atteinte par une évolution? Il serait concevableque, de temps à autre, une réminiscence de la proportiondivine tente de prendre forme, que ce soit fugitivement,comme sur le visage de certains mourants, ou pour des âgesentiers, comme dans le lis ou dans le coquillage appelé cœur.
E ncore un point : pour la vision du surhomme,Léonard de Vinci n'aurait-il pas été un exemple
plus convaincant que les puissants de la Renaissance?Remarque post festum - il fallait d'abord dépenser une
énergie accumulée. Mais Nietzscheva au-delà de cette phase.Déjà chez Spengler s'amorce une nouvelle perspective. Leprogrès linéaire perd en signification - à chaque instant,quelque chose d'imprévisible et de totalement autre estpossible, par exemple une nouvelle culture. L'Amérique aété découverte trois fois - une fois par les Vikings, ensuitepar Christophe Colomb et enfin, dans notre siècle, par lesfouilles des archéologues. A ne pas oublier : la mescaline.
Nietzsche pressent chez Vinci la grande énigme, le« miroir profond et sombre » (Baudelaire). De fait, Vinci estl'un de ceux qui savent se taire; cela se trahit même dansses tableaux - ils nous placent devant un coup d'audace,mais ce n'est là que l'un des phénomènes du totalementautre.
Wilflingen, 4 octobre 1989
N Uit brillante d'étoiles. Après une période de tempsdoux, un premier gel qui ne fait qu'effleurer le
sol. Les fleurs, même celles des dahlias, sont restées intactes.Les feuilles des courges se sont légèrement recroquevillées.
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Un inéditD'ERNST JÜNGER
Les deux tortues ont rampé encore une fois hors deleur paille pour prendre le soleil, mais elles n'acceptent plusde nourriture. La Maurétanienne est morte depuis longtemps;elle se tenait toujours à l'écart. « L'éclopée » s'est sauvéedurant l'été: je continue à espérer qu'on la retrouvera dansl'un des jardins voisins. La bestiole se signale par son besoinde liberté : bien que la mécanique lui soit étrangère, ellepoussait souvent avec toute la force de sa bosse contre laporte du jardin. Aicha, la chatte, a recommencé pour lapremière fois à se chauffer sur la cheminée. Nous noussentons bien l'un avec l'autre.
Les volubilis ne s'ouvrent plus. L'or tardif d'un œilletd'Inde rond comme une boule surpasse encore celui dutournesol. Posé sur lui, le dernier vulcain. Peut-être toutecréature offre-t-elle un point où elle se concentre jusqu'à sonessence - si notre œil parvient à le saisir, le vêtement devienttransparent. Ce pourrait être ici l'ultime antenne - uneblancheur pulsatile à la lisière du visible.
Ernst JĂĽngerTraduit de l'allemand parjulien Hervier
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