le cent-bras briarée, fils de zeus plus fort que son père

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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 9 | 1996 Varia Le Cent-Bras Briarée, fils de Zeus plus fort que son père Une correction de la Théogonie (886-900) dans l’Iliade (I, 393-406) Alain Ballabriga Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1175 DOI : 10.4000/kernos.1175 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1996 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Alain Ballabriga, « Le Cent-Bras Briarée, ls de Zeus plus fort que son père », Kernos [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 21 avril 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ kernos/1175 ; DOI : 10.4000/kernos.1175 Kernos

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Page 1: Le Cent-Bras Briarée, fils de Zeus plus fort que son père

KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

9 | 1996

Varia

Le Cent-Bras Briarée, fils de Zeus plus fort que sonpèreUne correction de la Théogonie (886-900) dans l’Iliade (I, 393-406)

Alain Ballabriga

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/1175DOI : 10.4000/kernos.1175ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1996ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueAlain Ballabriga, « Le Cent-Bras Briarée, fils de Zeus plus fort que son père », Kernos [En ligne], 9 | 1996,mis en ligne le 21 avril 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/1175 ; DOI : 10.4000/kernos.1175

Kernos

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Kernos, 9 (1996), p. 257-270.

Le Cent-BrasBriarée,

îdsdeZeusplusfort quesonpère

Une correctionde la Théogonie(886-900)dans l'Iliade (I, 393-406)

Le chant l de l'Iliade commencepar exposerles raisons de la «colère(mênis)d'Achille », véritablemoteurdu poèmepuisqu'il narrepour l'essentiell'avantagemomentanédes Troyens et les revers des Grecs consécutifsauretrait volontairede leur principal champion,en proie à soncourroux.À la suited'unepesteenvoyéesur l'arméeachéennepar le dieu Apollon, Agamemnondoit rendrela captive qui lui était échue,Chryséis,à son pèreChrysès,prêtred'Apollon. Pour se dédommager,Agamemnonfait enleverà Achille sa captive-et concubineBriséis. Ulcéré, Achille implore, au bord de la mer, sa mère, laNéréideThétis, qui sort du fond desflots où elle résideauprèsdu Vieux de laMer, son pèreNérée.Après lui avoir exposéles événementsqui motivent soncourroux,Achille s'exprimeen cestermes:

À toi donc, si tu peux, de venir en aide à ton vaillant fils. Va vers l'Olympe etsupplieZeus, si aussibien tu as jadis, par paroleou par acte, servi sesdésirs.Dans le palais de mon père, souvent je t'ai ouïe t'en glorifier. Tu disaiscomment,seule entreles immortels, tu avaisdu Cronideà la nuéenoire écartéle désastreoutrageux(unKÉa ÀOLy6v). C'était au tempsoù les autresdieux del'Olympe prétendaientl'enchaîner(çvv8f)uaL) - Héré et Poséidonet PallasAthéné. Mais toi, tu vins à lui; tu sus, toi, déesse,le soustraireà ces chaînes(ùrrEÀÛuao 8Eullwv). Vite, tu mandassur les cimesde l'Olympe l'être aux centbras (ÈKaT6yxnpov) que les dieux nommentBriarée (BpLâpEWS) et tous leshommesÉgéon (Alya(wv), et qui, pour la force, sU/passesonpère même(6yàp aÙTE セHQj oÙ rraTpàs UllE(VWV). Il vint s'asseoiraux côtésdu Cronide,dansl'orgueil de sagloire. Les bienheureux,à sa vue, prirent peuret n'enchaînèrentpasZeus(aV&- T' 1f8T]Uav)1.

Après quoi Achille suggèreà sa mèred'obtenirque Zeusaide les Troyensà repousserà la mer les Achéensdécimés.Thétisva donc trouver Zeus,assisàl'écartsur le plus hautsommetde l'Olympe, et le suppliede donnerl'avantageauxTroyenspour que les AchéenshonorentAchille. Le maîtredescieux donnealors un signe d'assentimentqui fait trembler l'Olympe Cv. 530). L'action del'Iliade se trouve ainsi lancée.

Iliade, l, 393-406.

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Avant d'enreveniraux parolesd'Achille que je viens de citer et qui consti-tuent l'objet de cet article, il estbon de rappelerque la scèneolympiennequioccupela fin du chant1 présentedu pouvoir de Zeuset de sesrelationsavecles Olympiensunevision très différentede ce que paraît impliquer la requêted'Achille à Thétis. D'abordcettedernièrese montrebeaucoupmoins expliciteque son fils sur la naturedu servicequ'elle a pu jadis rendreà Zeus. Ensuitetous les dieux témoignentà l'égard de Zeus de la plus grandedéférenceetsoumission.On est loin du tempsdesrébellions! Quantà Héra elle-même,elleest opposéeau projet de Zeus,Thétis et Achille mais ne peut rien contre latoute-puissancede son époux. Commele rappelleHéphaïstos,Zeus pourraitprécipiter Héra à bas de son siège « car il est de beaucouple plus fort» (6yàp TIoÀù epÉpTaT6s Éunv, v. 581). Les murmurescontrel'autoritarismedu maîtrede l'Olympe disparaissentalors pour faire placeau plaisir du festin des dieux.Cette vision de l'Olympe est constantedans l'Iliade: Zeus y est un maîtresinon incontestédu moins assezpuissantpour que ni son épouseni son frèrePoséidonne songentsérieusementà en découdreaveclui.

Par contre les parolesd'Achille à Thétis semblentdès l'abord ,impliquerqu'il n'ena pastoujoursétéainsi. Il fut un tempsoù Zeusfut sur le point d'êtreenchaînépar Héra,Poséidon,sesopposantshabituels,maisaussiparAthéna,sapropre fille chérie! Et il ne dut son salut qu'à l'intervention d'un Cent-Bras,Briarée/Égéon,mandé sur l'Olympe par Thétis. Ce curieux épisode, quicontrastedoncavecla figure ordinairede Zeusdansl'Olympe épique,a embar-rassé les commentateursde l'Antiquité jusqu'à nos jours. Qui est ceBriarée/Égéon?À quoi renvoieexactementl'expression« supérieuren force àson père»?

Une premièrepossibilité,exploitéepar le philologue Zénodoted'Éphèse,premierdirecteurde la bibliothèqued'Alexandrie(v. 285-270 av.)2, consistaitàathétiserles vers 396-406(<< Dansle palaisde mon père... et ils n'enchaînèrentpas Zeus.») ou à récrire le vers le plus problématiquepour lui faire dire queBriarée était « pour la force très supérieurà tous ceux qui habitentle Tartaremoisi »3.

Une autrefaçon d'accommoderles passageschoquantspour la piété et lamajestédivine consistaità en proposerune lectureallégorique.En l'occurrenceces lecturesfurent diversesdansle détail mais dansl'ensembleles allégoristesvirent dans le mythe de Briarée aidant Zeus un drame physiqueet cosmo-logique du chaudmenacépar le froid. DanscetteoptiqueBriaréepouvait êtreassimilé au soleil ou à Apollon. Comme le fait justementremarquerFélix

sur Zénodotevoir l'esquisserécente de Jean LALLOT, Zénodoteou l'art d'accommoderHomère, in AlexandrieIlle siècle av. j.-C. Tous les savoirs du mondeou le rêve d'universalitédes Ptolémées,Dirigé par Chr. JACOB et Fr. DE POLIGNAC, Editions Autrement, 1992 (SérieMémoires,19), p. 93-99.

3 Voir par exemplel'apparatcritique de l'édition de Paul MAZON aux Belles Lettres.

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Buffière, «et dans la circonstance,le fils ne se montre-t-il pas supérieuraupèredont il rétablit la souverainetéchancelante?»4

En effet, si aberrantesque puissent à juste titre paraître au lecteurmoderneles lecturesallégoriquesde l'Antiquité, ellesont au moins ici le méritede nous orienter vers le sens littéral le plus probable de l'expression«supérieuren force à son père», le père de Briarée étant Zeus, à ladifférenced'uneautreinterprétationavancéedansles scholiesà notre passage,et favoriséepar les modernes,à savoir que Briaréeavait pour pèrePoséidon.Cette solution est peu satisfaisante.Cette généalogien'est nulle part attestéeen dehorsde nosscholies.Et surtoutpourquoiun fils de Poséidonviendrait-il àl'aide de Zeus?

Rappelantles donnéesde la philologie ancienneCà l'exceptionnotabletoutefois de l'indication que Félix Buffière avait su extraire des allégoristes)dansle grand « Commentairede Cambridge»à l'Iliade, Geoffrey Kirk, voiciune dizained'années,avouaiten fin de compteque dansnotre passage« biendes chosesrestentobscures»(much remainsobscure)5.

Mais il semblequ'unevoie prometteuseait été enfin ouverterécemmentpar le livre de Laura Slatkin sur la figure de Thétis dans l'Iliadé. Selon cetauteur,il faut lier l'idée d'un Briarée plus fort que son père à la variantedumythe de Thétis attestéedans la VIlle Isthmiquede Pindare et dans leProméthéeenchaînéd'Eschyle?

L'ode de Pindarerappelleque Poséidonet Zeusdurentrenoncerà s'unir àThétis lorsqueThémis eut révélé aux Immortels que la Néréide mettrait aumondeun fils qui deviendraitun chefplus puissantque sonpèreCepÉpTEpOV

y6vov aVUKTa lTUTpÔS TEKElV). À la suitede cetterévélation,les dieux décidèrentd'octroyer la déessemarine au héros Pélée, le plus pieux des hommes.Decette union entre une déesseet un mortel naquit Achille, le «meilleur desAchéens»dans l'Iliade, mortel inférieur aux dieux mais supérieurà tous lesautres mortels8. Dansson Prométhéeenchaîné,Eschyle imagine de faire deProméthéele dépositairedu secretde Thémis,en sorteque Zeusdoive un jourcomposeravec le Titan pour l'heure cloué sur son rocher. On relèveraenparticulier cet échangede répliques entre Prométhéeet la malheureuseprincesseargienne10, autre célèbrevictime de Zeus. À 10 qui lui demande:

F. BUFFIÈRE, Les mythesd'Homèreet la penséegrecque, Paris, 19732 (1956\], p.173-179(176 pour la citation).

5 G.S. KIRK, The Iliad: a CommentalJl, Volume[. books 1-4, Cambridge University Press,1985,p. 95.

6 Laura SLATKIN, The Powerof 17Jetls.Allusion andInterpretation in the I1iad, University ofCalifornia Press,1991, p. 69-77.

? C'est là un développementd'une intuition de Gregory NAGY dans les derniersparagraphesde son livre Le meil/eur des Achéens.La fabrique du béros dans la poésiegrecquearchal'que,traduit de l'anglais (1979) par ]eannie Carlier et Nicole Loraux, Paris, Seuil, 1994 (Des Travaux),p.395-396.

8 PINO., VIIIe Isthm., 27-40.

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« Est-ceson épousequi le chasseradu trône?», Prométhéerépond, tout engardantl'essentielde son secret:«En lui enfantantunfils plusfort quesonpèreeUH TÉçnat YE TIa18a <pÉpTEpOV TIaTp6s) »9.

Les expressionsparallèlessoulignéesnousamènenten effet à penserquele pèrede Briaréedoit être Zeus,commele pensaitFélix Buffière à la suite decertainsallégoristes.Mais sa mère ne sauraitêtre Thétis puisqu'ellea épouséPéléeet qu'Achille est né. Je pensedonc que le mythe du fils éventueldeThétis et Zeus ne peut pas à lui seul expliquerpleinementnotre passage.Ilfaut, je crois, adjoindreà l'hypothèsede GregoryNagy et Laura Slatkin unedeuxièmehypothèsefaisant intervenir le mythe parallèle de Métis dans laThéogonie.Mais avant d'argumentercette thèse,il importe de faire quelquesbrèves remarquesde méthodesur la démarchede ces deux auteursnord-américains.

Malgré desdifférencesde détail, leurs travauxsont tout à fait représentatifsde la poétiqueorale. Or les oralistesrefusenten fait d'envisagerune inter-textualitéau sensvrai du terme,c'est-à-direl'influence d'un texte sur un autretexte. Pour eux les parallélismes,commeceux que l'on vient de rencontrerdans l'Wade, la VIlle Isthmiqueet le Prométhéeenchaîné,renvoient à destraditions poétiquescommunesdont on doit étudier les manifestationstextuellescommedesvariantes,sansposerle problèmede leur chronologieetde leur genèseéventuelle.Autrementdit la poétiqueorale est résolumentunepoétiquestructuraleou structuraliste.

À cettedémarches'opposela néo-analyse.Un néo-analysteva se deman-der si dans tel ou tel cas l'Iliade ne citerait pasune œuvreque nos sourcesnouspermettentd'identifier. Il va donc être amenéà se poserdes problèmesd'histoire littéraire au senstraditionnel, de datation relative ou absoluedesdiverses épopéesdans le contexte général de la littérature grecquearchaïque10.

Tout en étantrivales et opposées,cesdeuxapprochesdevraientpouvoir àl'occasionêtre combinéesde façon fructueusepuisqueles phénomènesétudiésprésententprobablementdes caractèresrelevantà la fois de l'histoire et de lastructure. Dans le cas présentla démarcheoraliste est à la fois, on l'a vu,suggestiveet insuffisante.Pourintroduire une perspectivenéo-analytique,jeferai d'abordvaloir qu'il y a dansl'Iliade deuxallusionsà une autrevariantedumythe de Thétis.

Au chantXVIII, Thétisva demanderà Héphaïstosde nouvellesarmespourAchille qui avait prêtéles siennesà Patrocle,lequelvient d'êtretué et dépouilléde cesarmespar Hector. Au dieu forgeronqui s'étonnede savisite, la déessemarine commencepar répondre:«Héphaïstos,est-il une autre des déesses,

9 ESCH., Prom., 767-768.

10 Les meilleurs exposéssur la néo-analyseet sa différenceavec la poétiqueorale se trouventdans \YI. KULLMANN, HomerischeMotive. Beifrtige zur El1fstehung,Eigenart und lVirkung von Iliasund Odyssee,herausgegebenvon RolandJ. Müller, Stuttgart,FranzSteinerVeriag, 1992.

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habitantesde l'Olympe, dont le cœur ait eu à supporterautant de cruelschagrinsque Zeus, fils de Cronos,m'auraoctroyé de douleurs,à moi, seule,entre toutes?Seule entre toutes les déessesmarines, il m'a soumiseà unmortel, Péléel'Éacide... »11. Au chantXXIV, à proposde la différencede valeurentreHector et Achille, Héra rappelleà Apollon: «Achille estné d'unedéesseque j'ai moi-mêmenourrie et élevée,et donnéecommeépouseà un homme,à Pélée, très aimé des immortels... »12. Selon toute vraisemblance,il s'agit lànon pas de deux variantesmythiques à proprementparler mais de deuxvariationspoétiquesd'un thèmemythique attestédans l'épopéecyclique desChantsCyprienset dansle CataloguedesFemmes.. Thétis refusa de s'unir àZeus parcequ'elle avait été élevéepar Héra et Zeus, par dépit, décida de lamarierà un mortel13.

Ce n'est là qu'un cas parmi bien d'autresdes fréquentesallusions del'épopéehomériqueaux poèmesdu Cycle étudiéespar des néo-analystestelsque Wolgang Kullmann, dont je viens de citer la publication la plus récente.Pourma part j'ai récemmentété amenéà la conclusionque l'Odysséecontenaitindubitablementune allusion à une épopéedu Cycle aussi tardive que laTélégonie,poèmedu début du VIe siècle14. Je penseque ces phénomèness'expliquentau mieux dans une optique néo-analytiqueet néo-wolfienne:l'épopéemonumentaleécrite n'a été composéesoussa forme finale, aprèsunprocessusde genèsecertescomplexe,mystérieuxet s'étendantsur de longssiècles,que dansla deuxièmemoitié du VIe siècle,à une époqueoù l'usagedel'écriture et les récitations monumentalesdans les concourspanhelléniquesdonnentun senshistoriqueclair à la compositionmonumentaleécrite15.

Une conséquenceparticulièreet importantede cette thèsehistoriquesurla Question Homérique est que la Tbéogoniehésiodiquedoit aussi êtreantérieureà notre Iliade. Dansun autrearticle récent, j'ai pu dresserune listed'une demi-douzainede parallélismesentre la Théogonieet l'épopéehomé-rique, série qui s'expliquemieux commefaite de vraies citations que commede simplesparallélismesdus à destraditionscommunes(thèseoraliste)16.

Dans l'optique théologiquedu présentarticle, relatif donc au pouvoir deZeuset à sesrelationsavecles Olympiensles plus menaçantspour ce pouvoir,il serainstmctif de revenirsur l'un de cesparallélismes:l'allusion au Tartaredu

11 IIIade, XVIII, 429-433.

12 IIIade, XXIV, 59-61.

13 Chants Cypriens, fr. 2 Bernabé;Catalogue, fI'. 210 Merkelbach-West;Pseudo-APOLLODORE,Bibliothèque,III, 13, 5.

14 A. BALLABRIGA, La prophétiede Tirésias, in Métis, 4 1989), p. 291-304.

15 À cet égard j'attire ['attention du lecteur sur ['importancedu livre encore trop méconnudeMinna Skafte JENSEN, The Homerie Questionand the oral-formulaie the01Y, Copenhagen,MuseumTusculanumPress,1980.

16 A. BALLABRIGA, La Question Homérique: pour une réouverture du débat, in REG, 103(1990), p. 16-29.

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chant8 de l'Iliade. Au débutde ce chant, Zeus défendaux dieux d'intervenirsur le champ de bataille de Troie. C'est là une conséquencedu courrouxd'Achille et de la promessefaite à Thétis. Les parolesde Zeus méritentd'êtrelonguementcitées:

Celui que je verrai s'éloignerdélibérémentdesdieux, pour aller portersecoursauxTroyensou auxDanaens,sentiramescoupset s'enreviendradansl'Olympeen piteux état- à moins que je ne le saisisseet ne le jette au Tartarebrumeux,tout au fond de l'abîmequi plongeau plus bassousterre, ail sontlesportesdefer et le seuil de bronze,aussiloin au-dessousde l'Hadèsque le ciel l'est au-dessusde la terre. Alors vous comprendrezcombienje l'emportesur tous lesdieux (oaov e ャ セ エ eEWV KâpTLaTOS émâvTwv). Tenez,dieux, faites l'épreuveetvoussaurez,tous. Suspendezdonc au ciel un câbled'or; puis accrochez-vousy,tous, dieux et déesses: vous n'amènerezpasdu ciel à la terre Zeus, le maîtresuprême(Zfjv' vrraTov セ セ 。 t キ ー G I L quelquepeine que vous preniez.Mais si jevoulais, moi, franchementtirer, c'estla terre et la mer à la fois que je tireraisavecvous. Après quoi, j'attacheraisla corde à un pic de l'Olympe, et le tout,pour votre peine, flotterait au gré des airs (TÙ 8É K' aÙTE セetセッー。 rrâvTayÉVOLTo). Tant il est vrai que je l'emporte sur les dieux comme sur leshommes17.

L'évocationdu Tartareauxvers 15-16(passagesouligné)cite deuxvers dela Théogonie(811 et 720). Dans ce poème, la mention d'une porte et d'unseuil d'airain tout au fond de l'univers est motivée du point de vue cosmo-logique, malgré la difficulté du contexte:il s'agit de la porte et du seuil de lademeurede Nuit, lieu de passagede Nuit etJouret assisede l'univers opposéeau Chaos(Vide) primordial. Or le discoursde Zeus aux Olympiens dans lepassagecité de l'Iliade fait lui-même allusion au problème de la stabilitécosmique,en des termes (<< tout flotterait au gré des airs ») qui évoquentencorela descriptiondu Tartarede la Théogonie:dansle Vide infini qui béesousle Tartarelui-mêmetout seraitballoté dansun déchaînementde tempêtes(v. 740-744). Mais la perspectiveest renversée:dans l'Iliade, c'est del'Olympe et de Zeusque dépendla stabilité cosmiqueet non d'une terrible etmystérieusegéographieinfernale. La porte et le seuil d'airain du Tartaresontainsi coupésde leur fonction premièretandisque le discoursde Zeustémoigned'uneréplique spéculativeau proposcosmologiquede la Théogonie.Avec ceZeus cosmique,nous sommesplus près du Dieu de Xénophane,Être tout-puissant,transcendanttoutesles autresforcesdu monde,que du dieu combat-tant de la 77Jéogonieaménageantson jeunepouvoir au-dessusdes abîmesduVide et de la Nuit !

Vers la fin de ce mêmechantVIII, alors qu'Héras'indignede nouvellesmenacesproféréespar son terrible époux, Zeus fait encoresentir toute son

17 Iliade, VIII, 10-27.

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autoritéà sonépouse,Il annonceque les Argiensserontsur la défensivejusqu'àce queHectoret le Péléidesebattentpour le corpsde Patrocleet ajoute :

Ainsi en a décidéle destin, De toi, de ta colère, je n'ai nul souci; quandbienmêmetu t'en irais jusquesà ces derniersconfins de la terre et de la mer, ouJapetet Cronossont fixés, privés des doux rayonsdu soleil d'en haut et dessoufflesde l'air et n'ayantautourd'euxque le profondTartare,Non, quandbienmêmetu t'en irais errer jusquelà-bas,de ton dépit je n'ai cure; il n'estpaspluschienque toi1S,

À leur tour ces vers doivent être rapprochésd'un passagede l'Hymnehomériqueà Apollon. Dans une digressionsur le mythe de Typhon, terrible« challenger»de Zeus pour la souverainetécéleste, cet hymne contecommentHéra fut amenéeà le concevoirdanssa colèrecontreZeus qui avaitsu engendrerdans sa tête la glorieuseAthéné tandis que son propre fils« parthénogénétique»à elle avait été ce boiteux d'Héphaïstos,Pourconcevoirce nouveaufils sanss'unir à Zeus,Héras'éloignedesdieux enfaisantcetteinvocation:

Écoutez-moien cet instant,Terreet vasteCiel de là-hautet vous qui demeurezsousle sol dansle grandTartare,Dieux Titansdont sontissusles hommeset lesdieux! Entendez-moi,vous tous, en cet instant:donnez-moiun fils, sansZeus,et qui ne lui soit en rien inférieur pour la force; qu'il l'emporte sur lui aucontraireautantquesurCronosZeusà la vastevoix19,

Ce contact avec les puissancesprimordiales lui permet d'enfanterleterrible Typhon, le plus sérieuxdes adversairesde Zeus,Mais toute la mytho-logie grecque,en dépit de variantesimpo1tantesdu mythe de Typhon20, estaumoins unanimesur un point: Zeus l'a finalement emportésur Typhon, Ontrouve d'ailleursune allusion à l'issuede ce combatet au sort de Typhonversla fin du chantII de l'Iliade, au détourd'unecomparaison,Sousles piedsdescombattants« le sol gémit commesousle courrouxde ZeusTonnantquandilcingle la terre autourde Typhée,dansce paysdesArimes, où l'on dit que gîteTyphée»21,

Quant à la curieusevision du chant VIII, celle d'une Héra courroucée,rendantvisite aux Titans lapetoset Cronos à propos d'une péripétie de laguerrede Troie, elle s'expliqueraitfort bien commeun échode l'hymne: lesfureurs d'Héra lors de la guerrede Troie resterontsanseffet puisqu'aussibien

18 Iltade, VIII, 477-483,

19 Hymnehom, à Apollon, 334-339,

20 J'ai étudié le jeu de ces variantesdans Le dernier adversairede Zeus, Le mythede Typhondans"épopéegrecquearchaJ'que,in RHR, 207 (1990), p, 3-30,

21 Iliade, II, 781-783,

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elle a naguèreéchouéà susciterun rival de Zeusmalgrésonrecoursaux puis-sancesprimordiales.

Cesquelquesexemplespeuventsuffire à faire soupçonnerla subtilité et lacomplexitédes référencesthéogoniquesde l'Iliade. Il ne s'agitpascommeontend à le penserdansune perspectiveoraliste de traditions remontantà unpasséimmémorial mais d'un effort, déjà comparablepar exemple à celuid'EschyledanssesProméthées,pour modifier la vision théologiqued'œuvresconstituées,telles que l'Hymneà Apollon et surtoutla Théogonie,et imposerl'idée d'un souveraindu ciel en majesté,différent du jeune dieu qui avait dûbataillerdur pours'imposer.

D'ailleurs la Théogonieelle-même,loin de simplementenregistrerlestraditions immémorialesdu peuple grec, se singularisafortement dans saprésentationdu mythe de Typhon. Alors que les autrestraditions archaïques,qui trouverontleur cheminjusquedansla Bibliothèquedu Pseudo-Apollodore(lIe siècle ap.), placent la naissancede Typhon sur le tard des temps théo-goniquesaprèsles naissancesd'Héphaïstoset d'Athéna,la Théogoniela placeplus haut dansle tempsdivin avantces naissances.Cettesingularitédoit êtreliée d'une certaine façon à un fait historique important, à savoir que laThéogonien'estpasplus que l'Iliade un poèmeprimitif de la fin du VIlle sièclemais une œuvre «deutéro-hésiodique»pour laquelle on peut descendrejusquevers la fin du VIle siècleou le débutdu VIe siècleav.22•

Du point de vue théologique,ce déplacementde Typhon en amont dutemps divin avait pour but de présenterle règne de Zeus commed'embléepacifié. Et pour éliminer définitivementle type de dangerqu'avait représentéun Typhon, les aèdes-théologiensde 1'« école hésiodique»conçurentl'idéede faire avalerpar Zeus la déesseMétis, fille d'Océanet Téthys et incarnationde la prudenceet de la ruse:

Et Zeus, le roi desdieux, pourépoused'abordprit Métis, qui sait plus de chosesque tout dieu ou hommemortel. Mais au momentmêmeoù elle allait enfanterAthéné, la déesseaux yeux pers, trompant traîtreusementson cœurpar desmots caressants,Zeus la mit en sûretédansses entrailles, sur les conseilsdeTerre et de Ciel étoilé. Tous deux l'avaient conseillé de la sorte, pour quel'honneurroyal n'appartîntjamais à autre qu'à Zeus parmi les dieux toujoursvivants. De Métis en effet le destinvoulait quedesenfantssortissentsagesentretous - et la vierge aux yeux persd'abord,Tritogénie,qui de fougue et de sagevouloir a part égaleavecson père. Mais elle devaitenfanterensuiteunfils aucœurviolent qui eûtété maître deshommeset desdieux, si Zeusauparavant

22 Voir à ce proposmes articles cités de la RHRCp. 28) et de la REGCp. 22-23), que développeune analyseplus pousséedu proèmede la Tbéogonie:Le Deutéro-Hésiodeet la consécrationdel'bésiodisme,à paraître dans Le métier du mytbe. Hésiodeet ses vérités, sous la direction deF. BLAISE, P. JUDET DE LA COMBE, Ph. ROUSSEAU,Paris,Ed. du Cerf.

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LE CENT-BRAS BRIARÉE, FILS DE ZEUS PLUS FORT QUE SON PÈRE 265

ne l'eût miseen sûretédanssesentrailles (El1V ÈUK(hSETO VT]8Uv), afin que ladéessetoujourslui fit connaîtrecequi lui seraitsoit heurou malheur23,

Dans la Théogonie,l'expressionEl1V ÈUK(hSETO VT]8Uv, « il mit en sûretédans ses entrailles» (487, 890, 899) alterne avec le verbe KUTurr(VELV

« avaler» (459, 467, 473, 497), tandis qu'un fragment hésiodiqueracontantl'avalementde Métis par Zeus utilise les deux expressionsconcurremmentàquelquesvers de distance24. C'est sans doute une façon de signifier que1'« avalement» théogoniquen'estpasune dévorationcannibale,commecelledu Cyclope par exemple,puisqu'ellene détmit pas l'intégrité corporelledesdieux ainsi absorbéset est de ce fait réversible,comme le montre le cas deCronos régurgitantsesenfants25. On doit plutôt considérerqu'un tel avalementest comparableà un emprisonnementou à des liens, tels ceux qui domptentles dieux vaincusjetésau Taltare. Il n'enrestepasmoins que le comportementde Zeus, le roi juste, qui avaleune épouseaprèsavoir enchaînéson père, estregrettablementanalogueaux agissementsde Cronos, le précédentroi descieux, et faisait doncproblèmepour une penséethéologiquequi s'efforçaitdepenserl'ordre de Zeuscommeplus justeque le règnede Cronos,

Un des plus clairs indices de ces scmpulesthéologiquesse lit dans lesEuménidesd'Eschyle.À Apollon, qui vient de faire valoir devantun tribunalhumain que le meurtre d'Agamemnon, père d'Oreste, par sa femmeClytemnestrepèseplus dansla balanceque celui de l'épousemeurtrièreparunfils vengeur du père, les Érinyes/Euménidesrétorquent, par la voix duCoryphée: «Si l'on t'écoute, Zeus a grand souci du père. Mais lui-mêmeenchaîna(E:'8TlUE) son vieux père Cronos. Comment accordes-tuceci aveccela?». Et Apollon de répondre: «Monstres haïs de la nature entière,exécrablesaux dieux, desentravesZeussait les délier (rrÉ8us flÈv av ÀVUELEV) !Il y a remèdeà cela; bien desremèdesexistentde s'endégager.Mais lorsquelapoussièrea bu le sangd'un homme,s'il estmort, il n'estplus pour lui de résur-rection. Mon pèrecontrece mal n'a point crééde charmes,lui qui bouleversele mondesanss'essoufflerà la peine!»26

Effectivement,d'aprèscertainestraditions,Zeusavait finalementfait béné-ficier les dieux vaincus, ses anciensadversaires,de sa clémence,Le théâtred'Eschyle lui-même illustre remarquablementces traditions. Au Prométhéeenchaîné(ITPOflTlSEÙS 8wflwTTls) faisait suite un Prométhédélivré (ITPOflTlSEÙSÀv6flEVOS),dont on ne possèdeplus que quelquesfragments,suffisantscepen-dantpoursavoirqu'y figurait un chœurde Titansdélivrés.De soncôté, Pindare,

23 Théogonie,886-900.

24 Pseudo-HÉS.,fr. 343 Merkelbach-West,vers 7 et 10,

25 Voir à ce sujet l'article récentde J. DAVIDSON, Zeusand the stonesubstitute,in Hermes,44(1995),p. 363-369(364),

26 ESCH., EUIII. 640-651.Voir aussiune intéressantevariante comiquede ce problèmedans lesNuéesd'ARISTOPHANE Cv. 902-909),

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266 A, BALLABRIGA

vers la fin de sa IVe Pythique,fait aussiallusion à la libération desTitans (\VUE8È ZEÙS d1>SLToS TLTâvas,v, 291), En outre,selonle mythe eschatologiquede laIle Olympique,Cronosrègnesur l'île des Bienheureux,quelquepart vers unfond de l'Adriatique situé aux confinsseptentrionauxde l'univers Cv, 77-88). Cerègnede Cronoschez les Bienheureuxse retrouvedansune interpolationdumythe desracesdes TravauxCv. 173a-e),

Ces libérations m'amènentà émettre l'hypothèseque, dans la mêmeoptique, la déesseMétis avait dû elle-mêmebénéficierd'unesortie du corpsdeZeus, analogueà celle d'Athéna,sœurde l'éventuelsuccesseurde Zeus, ouencoreà celle de Dionysos, cousudans la cuissede Zeus avant de renaîtrecommefils de Zeus27. PourMétis et sonfils, commepour Athénaet Dionysosfinalement,la relégationdansle corpsde Zeusne fut pasdéfinitive mais transi-toire. Cettesortie du corpsde Zeusétait sansdouteprésentéecommeun effetde la libre volonté et de la clémenced'un Zeus juste et assuréde son éternelpouvoir et non commele résultatd'unecontrainteanalogueà celle par laquelleCronos fut forcé de régurgiter ses enfants, Ainsi libérés, Métis et son filspouvaientêtre desauxiliairesde Zeuspleinsde reconnaissance,commele sontles Cent-Brasdansla Théogonie,liés et reléguésau fond de la terre par Ouranosmais ramenésà la lumièreet nourris d'ambroisiepar Zeus28

.

Cette analogieavec le sort des Cent-Brasse marquepar le fait que le filsde Zeus et de Métis est considéré explicitement comme un Cent-Bras(ÈKaT6yxnpov,v. 402) et nommépar les dieux Briareôs(le Fort), commel'undes trois Cent-Brasde la Théogonie,qui est qualifié de « bon» CTjùv È6vTa),exemptéde la garde des Titans au Tartare et intégré dans la famille olym-pienneen devenantgendrede Poséidon29. Ce caractèrepositif de Briaréeseretrouvedansune tradition corinthiennerapportéeparPausanias: intervenantàtitre de médiateurC8wMaKn')s)dansun conflit entreHélios et Poséidonpour lapossessionde Corinthe,Briaréeles départageaen attribuantl'isthme à Poséidonet la hauteurau-dessusde la cité à Hélios30, De la sorte, sanspour autants'identifierà ce Briarée,le fils de Zeuset de Métis apparaîtd'unecertainefaçoncommeun doublet et une réplique d'unepuissanceprimordiale terrible maisfavorableà l'ordre olympien,

Quant au nom humain de Briarée, Aigaiôn, il semble tiré de laTitanomachiecyclique, poèmesansdouteanalogueà la Théogoniemais dont ilne subsisteplus qu'unepoignéede fragmentset témoignages.Dansce poème,Aigaiôn était le nom d'un fils de Gê et de Pontasqui habitait dans la mer et

27 Les naissancesd'Athéna et de Dionysossont rapprochéespar]. DAVIDSON, art, cit, (n, 25),p, 368 n, 27.

28 'fl)éogonle, 617-663,

29 'fl)éogonle, 817-819,

30 PADS" II, 1, 6,

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LE CENT-BRAS BRIARÉE, FILS DE ZEUS PLUS FORT QUE SON PÈRE 267

combattit aux côtés des Titans31. La Titanomachiesemble aussi avoir faitmention de «Colonnesd'Aigaiôn »32, que d'autresappelaient«ColonnesdeBriarée», anciennom des Colonnesd'Héraclès33. Or ces modificationstopo-nymiquesprésententun remarquableparallélismeavec le jeu onomastiqueetthéologiquede l'Iliade. Alors qu'auxconfins occidentauxde l'univers, le nomd'un fils de Zeuss'estsubstituéà ceuxd'Aigaiôn et de Briarée, l'Iliade imagineun fils de Zeussauveur- comme l'est Héraclèsdans la Gigantomachie34 -

portant le double nom d'Aigaiôn et Briarée, le premier nom renvoyantà sanaturede divinité marine, héritéede l'OcéanideMétis, le deuxième,plus vraiparceque divin, à saforce susceptiblede sauverZeus.

L'épisodede Briarée sauveurde Zeus est probablementune inventionrécentede l'Iliade monumentalequi sefonderait,si mon analyseestexacte,surdesspéculationsplus largesrelativesà la libérationde Métis et motivéespar unsentimentde piété, d'eusebeia,tendantà attribuer à Zeus un comportementplus digne quecelui de Cronos.

Il restemaintenantà revenir sur le type de relation qui peut existerentreBriarée, le fils de Zeus« supérieurà sonpère», et la déesseThétis. Au départil existedesaffinités significativesentreThétis, fille du Vieux de la Mer Nérée,et Métis, fille d'Océan.Il s'agit en effet de deux divinités marines,objets dudésir de Zeus et douéesd'un pouvoir de métamorphosepar lequel ellestententd'échapperà leur prétendant,Zeusou Pélée35. En outre l'avalementdeMétis ne suffisait pasà régleraux yeux de tous le problèmede la perennitédupouvoir de Zeus.J'ai rappeléun peu plus haut que la Théogonieantidatait,sij'ose dire, le combatde Zeus contreTyphon de façon à présenterl'avalementde Métis commeune solution définitive. Mais la chronologiedes autrestradi-tions continuaità faire problèmepuisque,à la suite de la naissanced'Athéna,intervenaientnon seulementle combatcontre Typhon mais aussi le combatdesdieux contreles Géants,que la Théogoniepréfèrepassersoussilence.

J'avanceraisdonc encorel'hypothèseque cette double donnée- affinitéde Métis et Thétis, insuffisancede l'avalementde Métis - conduisità la créationde la variantedu mythe de Thétis attestéedansPindareet Eschyle.Autrementdit le thème du dangerreprésentépar un fils de Thétis et Zeus serait un

31 Titanomachle,fr. 3 Bernabé.C'est par inadvertanceque G. NAGY, op. laud. (n. 7), p. 396,écrit qu'Aigaiôn combattit contre les Titans (agallJSt the Titans); le texte dit bien TOLS TlTàulu u セ セ j N 。 x e l v N

32 Titanomachle,fr. falsum 16 Bernabé.Cet hexamètreH オ t セ 。 ャ T' Alyalwvos aMs セ e X ッ v t ャr( yaVTOS') offre un texte corrompu mais on peut, je crois, retenir la notion de "Colonnesd'Aigaiôn".

33 ÉLIEN, Histoire Variée, V, 3, qui cite Aristote.

34 Voir les allusionsà ce rôle d'Héraclèsdansla Théogonie,954 et le Bouclier, 28-29.

35 Ps. APOLL., BibI., l, 3, 6 (Métis); III, 13, 5 (Thétis). Voir à ce proposl'analysedeJ.-P. VERNANTdansLes rusesde l'Intelligence.La mètisdesGrecs, Paris, 1974, p. 104-124(09).

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doublet secondairedu mythe de Métis et Zeus36. Il évite l'avalementd'unedéessepar Zeus- impie et inutile - et se situe chronologiquementvers la finde l'âge deshéros.La menace- cettefois réellementultime - sur le règnedeZeus,aprèscellesreprésentéespar l'éventuelfils de Métis, Typhon, les Géants,estconjuréede la façon la plus élégantequi soit, en mettantla déesseinterditedansles brasd'unmortel.

Ainsi Thétis sera bien la seule à souffrir de cette mésalliance.Tous lesautres,dieux et hommes,s'enréjouissent;les dieux parcequ'ils échappentà unultime péril et les hommesquecetteultime alliancehonore,avantla séparationreprésentéepar la guerrede Troie, où le fils de Thétis et Péléeva s'illustrerplus que tout autre.À cet égardl'union de Thétis et Péléeest tout à fait paral-lèle à celle d'Aphroditeet d'Anchise.De façon significative cesdeux dernièresunions entre déesseset mortels se suivent à la fin de la Théogonie0006-1010). Elles préparentla fin de l'âge deshéros,caractérisépar un mélangedel'humainet du divin qui doit s'acheveravecla guerrede Troie37.

Cetteséparationdeshommeset desdieux a pour corollaireun pouvoir deZeussur lequelen principene doit plus planeraucunpéril. Mais si malgrétoutil s'enprésentaitun, postérieurà l'avalement,suivi de libération, de Métis et aumariagede Thétis avec un mortel? Telle me sembleêtre la questionqui adonnénaissanceà l'épisodede Thétis et Briarée au chant1 de l'Iliade. Pourrésumerma thèse,un rhapsode,un Homérideselonmoi, imagina une Thétisallant chercher,à l'occasiond'unequerellesur l'Olympe, le fils de Métis, qui estaussile fils queThétisn'a paspu avoir. Ce fils de Métis, on songeaà lui donnerun doublenom humainet divin qui renvoyaità la fois au caractèreanti-olym-pien d'Égéondansla Titanomachiecycliqueet au caractèreolympiendu Cent-Bras Briaréedansla Théogoniehésiodique.Et ce sauveurde Zeusdoit habitersousles eauxdesconfinscosmiques,commele suggèrele fait que l'expression«Colonnesde Briarée» soit un anciennom des «Colonnes d'Héraclès».Cette invention de l'Iliade est ainsi une sorte d'ultime surenchèreetradicalisationpar rapportà toutesles spéculationsthéologiquesdont j'ai tentéde donnerune idée.

Mais nousavonsvu aussique l'Iliade faisait à l'occasionallusionà l'ancienmythe de Thétis, celui des ChantsCyprienset du CataloguedesFemmes,quine faisait pas encoreétat d'un fils dangereuxpour Zeus mais simplementdusouci de Thétis de ne pas déplaireà Héra. Cette complexité référentielledel' Iliade annoncedansune certainemesurela combinaisondes deux variantes

36 Je ne pensepas qu'il ait intérêt, à propos de la figure de Thétis, de tenir compte desspéculationssur uneThétis puissanceprimordialesuscitéespar la découvertesur un papyrus,publiéen 1957, d'un commentairephysiqueet allégoriqueà un poèmed'Alcman. À mon sensen effetGI.W. MOST [Alcman's "cosmogonic"fragment(fI'. 5 Page, 81 Calame),in CQ, 37 (1987), p. 1-19] adonnéde sérieusesraisonsde penserque nous avonssimplementaffaire à une lectureallégorique-analogueà celles que j'ai rappeléesà propos du mythe de Thétis et Briarée - d'un pal't/Jeneion,danslequel Alcman devait conterle mythe de la poursuitede Thétis par Pélée.

37 Voir dansce mêmenuméromon étudedu mythe d'Énée.

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du mythe de Thétis dansles Argonautiquesd'Apollonios de Rhodes:Thétisrefused'abordde céderau désir de Zeuspar égardpour Héra qui l'a ← ャ ・ カ ← セ [

mais Zeusne renoncepas; il continued'épierla Néréidejusqu'àce queThémisrévèle que le destin de Thétis est d'enfanterun fils meilleur que sonpèreCU[lELvova lTaTpOS ÉOLO)38. Certesle dispositif de l'Iliade reste différent: il nes'agit pas de combinersubtilementles deux variantesdu mythe de Thétis enun mêmepassagemais de les utiliser dansdes passageséloignésdu poème(chantsl, 18 et 24). .

Il n'en restepasmoins qu'il n'y a pasentre la poétiquehellénistiqueet lapoétiquearchaïquel'abîme que l'on postulecouramment.Il y a certesentreles deux toute une sériede différences,bien décritesdanstout bon manueldelittératuregrecque.Mais cesdifférences,qui font généralementl'objet essentielde tout travail historiqueen tant que tel, ne nousautorisentjamaisà passerd'unrelativismehistoriquenormal à un relativismeintégral, qui postuleen l'occur-renceune radicalehétérogénéitédespoétiquesanciennes.Par réactioncontrecette tendancehyperrelativisteen histoire grecque,j'attire l'attention sur unecertainecontinuité des poétiques,qui s'expliqued'ailleurshistoriquementfortbien pour peu que l'on admetteque nos poèmesépiquessont des textesévoluésdu VIe siècleet non des« sagasprimitives» du VIIIe siècle

Dans cette optique, soucieusedonc de repérerdifférenceset continuitéshistoriques,on doit mêmedescendrejusqu'audispositif d'écritured'un mytho-graphetel que le Pseudo-Apollodore,dont la Bibliothèque(Ile siècle ap.)demeured'ailleurs un outil irremplaçablepour l'analyse de la mythologiegrecque,ce qui mérite chaquefois un grand coup de chapeau.À son tourspécifiqueet différent desécrimrespoétiquesarchaïquesou hellénistiques,lerésumétardif en proseénumèresimplementles variantesdu mythe de Thétis(Seloncertains... D'autresdisentque.. .)39. Mais les choix qui s'ouvrenttoujoursàune prosed'époqueromainene font que reconduirepour l'essentielceux quis'offraient déjà aux poètesvers la fin de l'archaïsme,à l'issue d'une période(VIle-VIe siècles)d'intenseactivité intellectuellequi avait beaucoupenrichi lamythologie «primitive» des IXe-VIIIe siècles.

Et c'est dans ce cadre historique généralque nous devonsreplacerlesrapportsentre l'Iliade et la Théogonie.D'une part les poèmeshomériquessontbeaucoupplus récentsqu'on ne l'enseigned'ordinaire: leurs auteurssont enmesure,dansla deuxièmemoitié du VIe siècle,de jouer, de façon déjà savanteet raffinée, à partir d'une riche productionépiqueelle-mêmeprochede sonétat classique.D'autre part, au sein de cetteproductionépique, la Théogonie,

38 APOLL. RHOD., A/g., IV, 790-809. La formule soulignéeest sansdoute une réminiscencedecelle d'Iliade, l, 404 (ou TTUTpOS ÙIlE(VWV), ce qui confirme, si besoin était, que Briarée doit bienêtre un fils de Zeus.

39 Ps. APOLL., Bibl. III, 13, 5. On notera que la variante récenteest exposéeen premier etl'ancienneen second.C'estsansdoute dû au fait que la varianterécenteavait été consacréepar lesauteursclassiques(Pindare,Eschyle) tandis que l'anciennese trouvait dansdes textesvieillis et peulus (ChantsC)priens, Catalogue).

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tout au long du VIe siècle,fut une œuvreincontournablepar rapportà laquellese situèrentaussibien des poètesépiquesque des théologiensréformateurstels que Phérécydede Syros, Épiménide de Crète voire XénophanedeColophon.À cet égardla Théogoniejoua au VIe siècleun rôle analoguemutatismutandisà celui du poèmephilosophiqueSurla Naturede Parménided'Éléedansl'histoire de la penséedu Ve siècléo.

Alain BALLABRIGACentre d'Anthropologie(CNRS, EHESS)56, rue du TaurF - 31000TOULOUSE

40 La présenteétude est issued'une conférencefaite lors de la Septièmerencontredu Groupede contact interuniversitairepour l'étude de la religion grecqueantique (F.N.R.S.) à l'UniversitéCatholique de Louvain (8 février 1995). Je remercie vivement mes collègues belges de leurinvitation, de la riche discussionqui suivit mon intervention et, enfin, de l'accueil fait à ce textedansla revue Kernos.