le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. ainsi, le champ...

266
Le champ comptable à l’heure du basculement vers une logique de marché Propagation de représentations commercialisées, infiltration de l’expertise-marketing et instrumentalisation de l’évaluation académique Thèse Claire-France Picard Doctorat en sciences de l’administration - comptabilité Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Claire-France Picard, 2015

Upload: others

Post on 20-May-2020

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

Le champ comptable à l’heure du basculement vers

une logique de marché Propagation de représentations commercialisées, infiltration

de l’expertise-marketing et instrumentalisation de

l’évaluation académique

Thèse

Claire-France Picard

Doctorat en sciences de l’administration - comptabilité

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Claire-France Picard, 2015

Page 2: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 3: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

iii

Résumé

Au cours des dernières décennies, le champ comptable a largement épousé les idéaux de

l’économie de marché. Compétitivité, image de marque, évaluation de la performance −

l’usage courant de ces vocables au sein du champ témoigne de l’acceptation et de la

diffusion d’idées et de pratiques propres à une logique qui tend à être de plus en plus celle

du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les

valeurs professionnelles de protection du public ou dans les valeurs académiques de la

connaissance et l’inventivité, est désormais orienté vers les objectifs de compétitivité qui

prévalent dans l’économie globalisée. Les raisons expliquant la venue et la propagation de

cette logique de marché au sein du champ comptable ont fait couler beaucoup d’encre dans

le milieu académique au cours des dernières années. Cependant, les répercussions qui

s’ensuivent demeurent parfois obscures. Cette thèse, composée de trois articles, cherche à

mieux comprendre les mécanismes de diffusion et les ramifications de cette logique au sein

de trois sphères du champ comptable : la profession, les cabinets comptables et le milieu

académique.

Le premier article met en exergue certaines ramifications de la mouvance commercialiste

de la profession comptable. Par une analyse de documents publicitaires produits par l’Ordre

des comptables agréés du Québec, cette étude explore les incidences du glissement du

professionnalisme au commercialisme en focalisant le regard sur les représentations

culturelles de la profession qui y sont véhiculées. Le second article examine comment

l’expertise-marketing et la logique de marché sous-jacente se sont implantées et

consolidées au sein des cabinets comptables au Canada et examine la façon dont elles se

sont déployées et ont influencé leurs pratiques. Le troisième article s’intéresse au processus

d’évaluation académique en cette ère où la recherche est perçue, de plus en plus, comme un

marché. Plus précisément, cette dernière étude tente d’offrir une meilleure compréhension

du processus de développement des classements de revues les plus influents au sein des

sciences de l’administration et de leur utilisation dans le milieu académique pour évaluer la

qualité de dossiers de production scientifique.

Page 4: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 5: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

v

Abstract

In recent decades, the accounting field has largely embraced the ideals of the market

economy. Competitiveness, branding, performance evaluation − the common use of these

terms in the field attests the acceptance and diffusion of ideas and practices specific to a

logic that tends to be more and more a market one. Thus, the accounting field, for which

professional values such as serving the public or academic values such as inventiveness

were once its center of gravity, is now “governed” by objectives of competitiveness

prevailing in the global economy. Much has been written about the reasons explaining the

introduction and spread of the market logic into the accounting field. However, the

subsequent repercussions, to some extent, remain obscure. This thesis, consisting of three

articles, seeks to better understand the dissemination mechanisms and the ramifications of

this market logic in three spheres of the accounting field: the professional institutes,

accounting firms and academia.

The first article brings to the fore certain ramifications of the accounting profession’s

commercial shift that have been overlooked thus far. Through an analysis of the

promotional brochures produced by the Ordre des comptables agréés du Québec (Institute

of Chartered Accountants of Québec), this study explores the relative cultural shift from

professionalism to commercialism in the accounting profession, focusing on accountancy’s

cultural representations as depicted in these brochures. The second article examines the

introduction and consolidation of marketing expertise and the underlying market logic in

Canadian accounting firms and the impact on firms’ practices. The third article focuses on

the academic evaluation process in an era where research is increasingly perceived as a

market. This last paper attempts to provide a better understanding of the development

processes of the most influential journal rankings in business and accounting and their use

in academia to assess scientific outputs’ quality.

Page 6: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 7: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

vii

Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. iii

Abstract ................................................................................................................................... v

Table des matières ............................................................................................................... vii

Remerciements ....................................................................................................................... xi

Avant-propos ..................................................................................................................... xvii

Introduction ............................................................................................................................. 1

Article 1 De professionnels rigoureux à super héros du monde des affaires : portrait

historique d’un changement culturel au sein de la profession CA ....................................... 13

Résumé .............................................................................................................................. 13

Introduction ....................................................................................................................... 14

Représentations culturelles et visuelles en comptabilité : un survol des recherches

antérieures ......................................................................................................................... 17

Cadre théorique ................................................................................................................. 19

Méthode ............................................................................................................................ 24

Au-delà des documents publicitaires : des mots et des images qui parlent ...................... 29

Discussion et conclusion ................................................................................................... 70

Bibliographie .................................................................................................................... 76

Article 2 Consolidation et déploiement de l’expertise-marketing au sein du champ

comptable : une mutation de l’être au paraître ..................................................................... 81

Résumé .............................................................................................................................. 81

Introduction ....................................................................................................................... 82

La théorie de l’acteur-réseau ............................................................................................. 85

Méthode ............................................................................................................................ 92

Le champ comptable : une terre initialement aride pour le marketing ............................. 95

Le champ comptable : de terre aride à terre fertile pour le marketing .............................. 99

Axes marketing externe : le bourgeonnement marketing ............................................... 112

Nouveau problème, nouvelle floraison marketing .......................................................... 127

Axes marketing interne et relève : le développement des racines marketing ................. 132

Discussion générale ........................................................................................................ 140

Conclusion ...................................................................................................................... 145

Bibliographie .................................................................................................................. 150

Article 3 La face cachée du jugement : incursion dans le processus d’évaluation des revues

académiques ........................................................................................................................ 157

Résumé ............................................................................................................................ 157

Page 8: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

viii

Introduction .................................................................................................................... 158

L’économie des singularités de Lucien Karpik .............................................................. 162

Méthode .......................................................................................................................... 172

Producteurs des classements de revues académiques .................................................... 178

Consommateurs de revues académiques ........................................................................ 203

Discussion générale ........................................................................................................ 221

Conclusion ...................................................................................................................... 229

Bibliographie .................................................................................................................. 234

Conclusion .......................................................................................................................... 239

Page 9: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

ix

994 courriels à mes directeurs de thèse,

1 568 appels téléphoniques à ma mère, 738

commentaires sur mes articles, 2 ordinateurs

et 32 kg de chocolat ont été nécessaires pour

réaliser cette thèse.

Page 10: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 11: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xi

Remerciements

Tout a commencé le 15 avril 2010. J’obtenais enfin ce que j’attendais depuis longtemps : le

droit d’écrire les lettres « CA » après mon nom. J’étais officiellement admise à l’Ordre des

comptables agréés du Québec. Ce moment est gravé dans ma mémoire, car il représentait

une délivrance, l’opportunité de faire autre chose que ce travail de vérificatrice dans un

grand cabinet comptable qui me convenait si peu. Mais qu’allais-je faire de cette nouvelle

liberté?

J’ai envoyé des curriculum vitae à plusieurs endroits dans l’espoir de trouver un emploi

intéressant et à la hauteur de mes ambitions. Dans l’attente de réponses qui ne venaient pas,

j’ai réfléchi à mes options et j’ai songé à ce rêve que je caressais depuis longtemps, celui de

retourner à l’université pour faire une maîtrise et peut-être même un doctorat. Ce rêve avait

pris forme pendant mon baccalauréat lorsqu’un des mes professeurs m’avait envoyé un

message me suggérant de le contacter dans quelques années si j’étais intéressée à

entreprendre une carrière en tant qu’universitaire. Quatre ans plus tard, j’ai donc décidé

d’écrire à ce professeur. Sa réponse fut si rapide et enthousiaste qu’elle m’a incitée à me

lancer dans cette grande aventure qu’est le doctorat.

Plus de quatre années se sont écoulées depuis ce retour aux études et je n’ai jamais regretté

mon choix. Si le doctorat est parfois synonyme de longues heures de travail en solitaire, il

est avant tout une aventure de vie parsemée de belles rencontres et de liens d’amitié. C’est

donc avec un grand plaisir que j’écris ces lignes qui témoignent de ma reconnaissance

envers tous ceux qui ont contribué à mon parcours.

J’aimerais d’abord remercier celui qui, par sa gentillesse, son enthousiasme et sa passion

pour la recherche, m’a incitée à poursuivre des études supérieures, mon directeur de thèse

Yves Gendron. Yves, je te dois énormément et je ne sais pas si mes mots arriveront à

exprimer toute la reconnaissance que j’ai pour ce que tu as fait pour moi tout au long de ces

quatre années de doctorat. Je veux d’abord te remercier d’avoir semé en moi ce désir de

poursuivre des études supérieures alors que j’étais encore au baccalauréat et par la suite

d’avoir alimenté mon désir de la connaissance tout au long de mon doctorat. Merci pour ton

empathie, ta gentillesse, ta disponibilité (avec une réponse garantie ou presque en moins

Page 12: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xii

d’une heure à mes nombreux courriels!) et ton écoute. Merci également d’avoir pris le

temps de répondre à mes innombrables questions, même les plus anodines (comment doit-

on s’habiller lors d’une conférence?), de m’avoir épaulée lors de décisions importantes et

de m’avoir ouvert toutes grandes les portes du monde de la recherche en comptabilité. Ce

sont ces petites et grandes attentions qui ont permis de faire de mon doctorat une

expérience enrichissante et valorisante. Enfin, merci de m’avoir accordé une grande liberté

académique dans le choix de mes sujets d’articles de thèse et d’avoir eu confiance en moi et

en mon travail. Ce sont cette confiance et cette liberté qui, à mon avis, permettent de faire

ressortir le meilleur de nous-mêmes tant dans notre travail que sur le plan personnel. Tu as

été pour moi plus qu’un directeur, mais un mentor qui a su me guider dans tous les dédales

que comporte le doctorat et pour cela, tu auras toujours mon respect et ma reconnaissance

infinie (peut-être que cela manque de nuance, mais c’est sincère).

La seconde personne à qui j’aimerais exprimer toute ma reconnaissance est mon co-

directeur de thèse, Sylvain Durocher. Sylvain, je te remercie de t’être joint à cette aventure

doctorale avec autant de dévouement et d’enthousiasme. Sans tes encouragements, ta

gentillesse, ton écoute et ton soutien, mon parcours n’aurait pas été le même. Tu as toujours

su trouver les mots pour me motiver et me redonner confiance dans certains moments plus

difficiles. Ta passion pour la recherche est contagieuse et j’ai beaucoup appris en te

côtoyant. Bref, merci d’avoir facilité et enjolivé la longue traversée de mes années de

doctorat.

J’aimerais également remercier très sincèrement les membres de mon comité de thèse,

Marion Brivot et Henri Guénin-Paracini pour leurs commentaires constructifs et leur

implication dans mon cheminement. Je tiens aussi à souligner le soutien de l’École de

comptabilité, de son directeur, Maurice Gosselin et des membres du corps professoral que

j’ai eu le plaisir de côtoyer et, pour certains, d’avoir comme enseignants – Jean-François

Henri, Carl Brousseau, Mélanie Roussy.

Je ne peux non plus passer sous silence le soutien financier que m’a accordé le Conseil de

recherches en sciences humaines du Canada. Ce financement m’a ainsi permis de

poursuivre mes études à l’abri des soucis monétaires favorisant ainsi chez moi une plus

grande liberté d’esprit. Je tiens aussi à remercier sincèrement tous les praticiens et

Page 13: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xiii

professeurs qui ont participé à mes projets de recherche et qui ont ainsi rendu possible la

réalisation de cette thèse.

J’aimerais également profiter de l’occasion pour exprimer ma gratitude envers mes

collègues et amis doctorants. Claudine, merci pour toutes nos discussions qui ont alimenté

mes réflexions et m’ont amenée à approfondir mes manuscrits de recherche. Merci

également d’avoir toujours été là pour écouter mes joies et mes peines malgré la distance.

Anne-Marie, j’ai eu beaucoup de plaisir à te côtoyer durant tout ce parcours doctoral. Merci

pour ces longues marches qui m’ont permis non seulement de décompresser, mais aussi de

réfléchir et de discuter de ma vision de la recherche. J’ai beaucoup appris en te côtoyant et

en écoutant tes expériences académiques. Andrew, merci pour les dîners, les rires et les

discussions animées qui ont permis de me divertir dans des moments où je me sentais

parfois bien seule. Simon, je suis contente d’avoir eu l’occasion de faire ma scolarité

doctorale à tes côtés et d’avoir pu débattre et discuter de la recherche comptable avec toi.

Si mon parcours doctoral a été enrichi par de nombreuses rencontres au sein de la

communauté académique, je ne saurais passer sous silence le soutien indéfectible de ceux

qui partagent ma vie. Car derrière la doctorante que je suis, il y a toute une famille. Une

famille aimante, compréhensive, motivante, drôle sans qui cette aventure n’aurait pas été la

même.

À mon conjoint, Alexandre, je veux dire merci pour tout. Partager la vie d’une étudiante au

doctorat n’est sûrement pas toujours facile. Sautes d’humeur, crises de larmes, stress,

absence parfois de corps (en raison des conférences et des séjours à l’étranger), souvent

d’esprit (par les articles de thèse qui me prennent la tête). Malgré tout cela, tu as su garder

ton calme, ton humour et ta patience légendaire, faire preuve de compassion (face en

prime!) et me ramener les pieds sur terre à certains moments où j’en avais bien besoin. Je te

remercie aussi d’avoir lu et commenté mes écrits, de m’avoir amenée à pousser ma

réflexion et à approfondir mon argumentation comme seul un « avocat du diable » dans ton

genre sait faire. Mais par-dessus tout, merci de partager ma vie et de me rendre si heureuse.

Merci aussi à ta famille, que je considère aussi la mienne, pour son accueil, son soutien et

ses attentions.

Page 14: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xiv

À ma mère, Michelle, je n’ai pas suffisamment de mots pour te dire à quel point je suis

reconnaissante pour tout ce que tu as fait pour moi pendant mon parcours doctoral. Ton

amour, ton aide, ton écoute, ta présence au quotidien, ton humour, ton support – et même

tes séances de « brainstorming » – ont tous été extrêmement précieux et ont grandement

contribué à la réussite de mon doctorat. En plus d’être la première lectrice, commentatrice

et correctrice de mes articles de thèse, tu as été ma confidente, ma « motivatrice » – ou ma

« fan #1 » comme tu te plais si souvent à le dire – et celle que je pouvais appeler à tout

moment pour de l’aide (1-800-SOS-MAMA). C’est en grande partie grâce à toi, à ton

amour et au plaisir des mots et de la connaissance que tu m’as transmis que j’en suis là

aujourd’hui. Comme l’a écrit Jean Gastaldi : « Une maman, c'est l'épaule sur laquelle on

peut s'appuyer pour avancer dans la vie. » Merci d’être là pour moi, maman.

À mon père, Marc, merci de m’avoir encouragée dans cette aventure même si elle te

paraissait farfelue et risquée. Merci aussi d’avoir fait de moi une « winner », une vraie

Picard! Je sais que tu es fier de moi et que tu seras là pour moi quoiqu’il arrive et sache que

cela est extrêmement précieux à mes yeux.

À mon frère, Olivier, merci de m’avoir divertie et changé les idées pendant l’écriture de ma

thèse. Merci aussi d’avoir su trouver les mots pour expliquer à notre père ce que je fais

comme recherche (l’observation du comptable dans son milieu naturel). Et surtout, merci

d’avoir voulu m’apprendre les rouages de la vie dès mon enfance. Comme tu le dis si bien,

je te dois tout. Sans un grand frère comme toi, je n’aurais sûrement jamais fait un doctorat!

À ma belle-sœur, Katherine, merci pour les nombreux repas que tu m’as préparés afin de

me laisser plus de temps pour travailler. J’espère que tu ne le regrettes pas, même si je ne

publierai probablement jamais d’articles dans le 7 Jours.

À ma bonne fée marraine, Sylvaine, merci pour tous tes encouragements – surtout tes

« let’s go Pirouette, let’s go » –, ta confiance, tes rires et ton écoute durant toutes ces

années. Comme la bonne fée marraine dans Cendrillon, tu sais mettre de la magie et du

bonheur dans ma vie.

Page 15: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xv

À mon oncle et « chauffeur », Denys, merci pour ton humour et surtout pour ton

dévouement inconditionnel à vouloir me conduire sur les routes du monde entier. Prépare ta

casquette et tes beaux gants, car je compte bien avoir recours à tes services pendant encore

plusieurs années!

À mon chat, Charlotte, merci d’avoir ajouté à ce parcours souvent solitaire – et sur

l’enregistrement de certaines entrevues téléphoniques – plusieurs « miaou », des

« hhh55555555 » à ma thèse – c’est ce qui arrive quand on met ses pattes sur l’ordinateur –

et des poils noirs dans tous mes livres.

En terminant, j’aimerais remercier mes deux grands-mères qui, bien qu’elles ne soient plus

de ce monde, m’ont inspirée l'envie de poursuivre des études universitaires. Leur soutien,

leurs encouragements ainsi que leur parcours personnel ont forgé la femme que je suis

aujourd’hui et ont semé chez moi la graine florissante de la connaissance et de la poursuite

de mes ambitions.

Page 16: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 17: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

xvii

Avant-propos

Cette thèse est composée de trois articles rédigés en français. Ces articles sont le fruit de

mes quatre années de travail au doctorat. En plus de rédiger les manuscrits, j’ai réalisé la

collecte de données et effectué l’analyse des résultats.

Une version anglaise de l’article 1 a été publiée dans la revue Accounting, Auditing &

Accountability Journal (2014, 27(1), p. 73-118) sous le titre : « From meticulous

professionals to superheroes of the business world : a historical portrait of a cultural

change in the field of accountancy ». Ayant réalisé l’ensemble de la collecte et de l’analyse

des données, je suis l’auteure principale de cet article. Mes directeurs de thèse, Sylvain

Durocher et Yves Gendron, ont participé à la révision du manuscrit et en sont donc les co-

auteurs.

L’article 2 a également été traduit en anglais et soumis pour publication à la revue Critical

Perspectives on Accounting sous le titre : « The marketization of accountancy ». Je suis

seule auteure pour cet article. Suite au premier tour d’évaluation, les éditeurs de la revue

m’ont accordé une période pour le soumettre à nouveau en tenant compte des commentaires

des évaluateurs.

L’article 3 sera traduit en anglais prochainement et soumis pour publication à la revue

Accounting, Organizations and Society. Je serai l’auteure principale de cet article pour

lequel j’ai réalisé la collecte de données, l’analyse des résultats et la rédaction du manuscrit.

Mes directeurs, Sylvain Durocher et Yves Gendron, participeront à titre de co-auteurs pour

finaliser l’article avant sa soumission.

Page 18: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 19: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

1

Introduction

Presque aucune activité, aucun espace, aucune institution n’échappe aujourd’hui à

l’intégration dans l’économie de marché. C’est du moins ce qu’avance un nombre

grandissant d’auteurs qui constate l’extension de la logique marchande dans des domaines

traditionnellement non inféodés à l’économie de marché tels que la santé (Batifoulier et al.,

2006; Domin, 2006, 2008), la culture (Bonnewitz, 2002; Pungu, 2011; Sergent, 2005) ou

encore l’éducation (Baillargeon, 2011; Dubet, 2007; Laval, 2003). Ainsi, la logique de

fonctionnement de l’économie de marché tend de plus en plus à investir d’autres champs

(Bonnewitz, 2002).

Force est de constater que le champ comptable ne fait pas exception à la règle et qu’il a

largement épousé, au cours des dernières décennies, les idéaux de l’économie de marché.

Une abondante littérature dresse d’ailleurs le portrait de cette mouvance commerciale tant

au sein de la profession et des cabinets comptables (par exemple Carnegie & Napier, 2010;

Greenwood et al., 2002; Hanlon, 1994; Suddaby et al., 2009; Sweeney & McGarry, 2011;

Wyatt, 2004) qu’au sein du milieu académique en comptabilité (par exemple, Gendron,

2008; Guthrie & Parker, 2014; Parker, 2011; Parker & Guthrie, 2005, 2013).

Par un survol d’écrits et d’événements s’étant produits au sein de la profession, un premier

pan de littérature a montré comment, en quelques années seulement, les compétences et les

services offerts par les cabinets comptables ont changé de façon spectaculaire pour faire

place à un large éventail de services, dont des services de consultation, entraînant du même

coup un raffermissement progressif de la logique de marché (Greenwood et al., 2002;

Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004). La profession comptable se serait ainsi transformée

graduellement pour connaître un glissement du « social service professionalism » à un

« commercialized professionalism » (Carnegie & Napier, 2010; Hanlon, 1994; Wyatt,

2004). En particulier, il semble que l’influence croissante des pratiques de consultation et

d’autres activités non réglementées aurait brouillé, au fil du temps, la distinction entre le

professionnalisme et le commercialisme (Suddaby et al., 2007).

Un second pan de littérature révèle une mouvance commerciale semblable dans le milieu de

la recherche comptable. Cette mouvance se traduit, notamment, par la mise en place au sein

Page 20: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

2

des départements comptables et des universités d’outils de gestion axés sur le marché tels

que des indicateurs de performance qui exercent une pression sur les chercheurs pour se

conformer à des objectifs à court terme (Gendron, 2008; Parker & Guthrie, 2005) et des

systèmes d’évaluation basés sur des classements de revues qui tendent à transformer la

recherche en une marchandise vendable et négociable sur le « marché » universitaire

(Guthrie & Parker, 2014). Ainsi, les idéaux de l’économie de marché semblent

progressivement transformer, voire même déloger, la culture académique en subjuguant le

souci de découverte et de contribution scientifique par les impératifs de performance et de

commodité (Gendron, 2008, 2013; Parker & Guthrie, 2013).

Compétitivité, performance, rentabilité, efficience, évaluation, positionnement, image de

marque; ces vocables devenus d’usage courant dans le champ comptable témoignent de la

diffusion et de l’acceptation des idées et de certaines pratiques propres à un paradigme

commercial et à une logique qui tend à être de plus en plus celle du marché (Hinings et al.,

1999; Melot, 2011). D’ailleurs, plusieurs estiment que dans un contexte de concurrence

généralisée, les institutions du champ comptable n’ont eu d’autre choix que d’adopter des

modes de gestion s’inspirant des entreprises commerciales afin de s’adapter à de nouveaux

« marchés » mondiaux (Laval, 2003; Powell et al., 1999). Cette logique de marché qui

s’immisce au sein du champ se définit par la recherche de performance et par la réalisation

d’objectifs à court terme (Gendron, 2008; Guthrie & Parker, 2014; Malsch & Gendron,

2013; Parker & Guthrie, 2013; Wyatt, 2004). Elle attribue une grande importance au

positionnement, au marketing, à l’attractivité et la gestion des ressources humaines, aux

techniques de management ainsi qu’aux outils de gestion, d’évaluation et de contrôle-

qualité (Guthrie & Parker, 2014; Hinings et al., 1999; Parker & Guthrie, 2005; Powell et

al., 1999). Les thématiques de l’image et de l’identité deviennent également des

problématiques stratégiques majeures sous cette logique (Gutrhie & Parker, 2014; Melot,

2011). Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les

valeurs professionnelles de protection du public – valeurs toutefois interprétées de façon

différente selon les courants idéologiques (Malsch & Gendron, 2013) – ou encore dans les

valeurs académiques de la connaissance et de l’inventivité, est désormais orienté vers les

objectifs de compétitivité qui prévalent dans l’économie globalisée.

Page 21: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

3

Le raffermissement de la logique de marché au sein du champ comptable a fait couler

beaucoup d’encre dans le milieu académique au cours des dernières années. Mais que sait-

on vraiment de ses incidences? Si l’on connaît déjà plusieurs des raisons expliquant la

venue de cette logique grâce à des études de plus en plus nombreuses sur le sujet, les

répercussions qui s’ensuivent demeurent parfois obscures. Par cette thèse, j’ai donc cherché

à mettre en lumière et à mieux comprendre les mécanismes de diffusion et les ramifications

de cette logique de marché au sein de trois sphères du champ comptable : la profession, les

cabinets comptables et le milieu académique.

Les représentations commercialisées de la profession comptable

Le premier article de cette thèse met en exergue certaines ramifications de la mouvance

commercialiste au sein de la profession comptable encore peu discutées jusqu’à maintenant

par une analyse longitudinale des documents publicitaires produits par l’Ordre des

comptables agréés du Québec (OCAQ)1. Plusieurs estiment, au sein de la littérature, que la

profession de comptable agréé (CA) aurait joui, pendant plusieurs années, d’une assez forte

notoriété acquise principalement et informellement par le bouche à oreille (Richardson &

Jones, 2007). Toutefois, les pressions concurrentielles s’étant fait sentir dès les années 1970

auraient changé la donne. Dans la foulée, afin de concurrencer les différents titres

professionnels et se démarquer sur le « marché des professions », les instituts comptables

canadiens se mirent à développer des documents publicitaires formels visant à promouvoir

les connaissances et les compétences des CA et ainsi attirer les meilleurs talents (Falconer,

1993; Richardson & Jones, 2007). Par une analyse systématique des documents

publicitaires produits par l’OCAQ au cours des quatre dernières décennies, cette étude a

ainsi pour objectif d’explorer les incidences du glissement du professionnalisme au

commercialisme en focalisant le regard sur les représentations culturelles de la profession

comptable qui y sont véhiculées.

Les documents publicitaires et les représentations qui en découlent ont suscité mon intérêt

alors que j’étais encore sur les bancs d’école pour poursuivre ma formation afin d’obtenir

1 À la suite d’une récente fusion des ordres professionnels comptables au Québec, l’OCAQ porte désormais le

nom d’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (OCPAQ) et les comptables agréés (CA) sont

maintenant des comptables professionnels agréés (CPA). Comme les documents publicitaires étudiés ont été

produits par l’OCAQ avant cette fusion, j’utilise les acronymes « OCAQ » et « CA » dans cet article.

Page 22: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

4

mon titre professionnel de comptable agréée. Devant l’image dynamique et colorée du

comptable qui m’était présentée dans les campagnes publicitaires, je n’ai pu que constater

une transformation de l’image longtemps répandue du comptable en tant que professionnel

sérieux et rigoureux (Jeacle, 2008). J’ai donc voulu approfondir ma compréhension de

l’émergence de la représentation, aujourd’hui dominante, du comptable en tant que

consultant versatile et entrepreneur. À mon sens, les brochures publicitaires, parfois

simples en apparence, sont le véhicule de transmission de messages riches de sens à travers

lesquels la culture se manifeste et est (re)présentée. Comme Barthes (1963, p. 96) le

soutient, « […] le langage publicitaire (lorsqu’il est “réussi”) nous ouvre à une

représentation parlée du monde ». Ces documents peuvent ainsi témoigner du

raffermissement de la logique de marché au sein de la profession en plus de fournir des

indications supplémentaires quant à la nature du changement culturel en question.

En me fondant sur l’approche sémiologique de Barthes, je tente, par cet article, de décoder

et de déconstruire les messages contenus dans les documents publicitaires afin de mettre en

évidence le changement culturel survenu au sein de la profession comptable au fil des

décennies. Offrant une approche théorique pour libérer le sens des représentations, le

modèle d’analyse sémiologique proposé par Barthes me permet d’articuler le concept de

représentation au cœur de mes questions de recherche. Pour enrichir ma compréhension de

la mouvance culturelle à l’étude, j’ai collecté l’ensemble des documents publicitaires

destinés aux étudiants et produits par l’OCAQ entre 1970 et 2010, soit un total de quatorze

documents.

L’analyse effectuée révèle que, s’éloignant graduellement de l’idéal professionnel jugé

« vieillot », les représentations véhiculées par les brochures publicitaires au cours des

dernières années tendent à légitimer un nouvel idéal, celui du conseiller d’affaires

multidisciplinaire et bien rémunéré. Cet article met également en lumière une culture au

sein du champ comptable de plus en plus orientée vers le dynamisme et la performance.

Cette transformation progressive des représentations de la profession souligne du même

souffle l’effacement des frontières entre profession et marché, la liquéfaction des cadres

mentaux et idéologiques qui ont longtemps fait que logique commerciale et logique

professionnelle paraissaient sinon antinomiques, du moins assez étrangères l’une à l’autre.

Page 23: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

5

D’ailleurs, l’analyse des documents publicitaires révèle que l’establishment comptable tend

à « naturaliser » la cohabitation des valeurs professionnelles et commerciales au sein de la

profession. Alors que les principes du commercialisme et du professionnalisme semblent en

tout point s’opposer, le conflit entre ces deux logiques est éclipsé de la sphère

représentative au profit d’une relation, en apparence, harmonieuse. Par la juxtaposition de

références au commercialisme et au professionnalisme, les documents promotionnels

socialisent les futurs membres de la profession dans la naturalisation d’une cohabitation de

valeurs mercantiles et professionnelles au sein du champ. De plus, en propageant un

discours privilégiant le mercantilisme, l’establishment comptable amène les nouvelles

générations de comptables à accepter voire même à adopter et à participer à l’orientation

commerciale du champ.

En somme, l’analyse des documents publicitaires rend visible et confirme ce qui a cours

depuis longtemps au sein de la profession, et même ce qui risque de prévaloir pour l’avenir,

soit un champ marqué par la présence simultanée de valeurs professionnelles traditionnelles

et de valeurs mercantiles, mais où une logique de marché tend de plus en plus à s’imposer.

La promotion des cabinets comptables sous une logique de marché

Le second article examine l’influence de la logique de marché et de l’expertise-marketing

sur les initiatives promotionnelles mises en place par les cabinets comptables. Si les

cabinets ont toujours été des organisations à but lucratif, ils ont longtemps ignoré, voire

même dédaigné, toutes stratégies de marketing formelles préférant se faire valoir par leur

réputation et le développement de relations d’affaires solides (Kotler & Bloom, 1984;

Kotler & Connor, 1977; Stewart, 2002). Cependant, la concurrence accrue sévissant sur le

marché des firmes de services professionnels dès le début des années 1980 a incité les

cabinets comptables à explorer de nouvelles pratiques pour accroître leur efficacité et leur

rentabilité (Powell et al., 1999). D’une logique de prestataire de services, les cabinets ont

ainsi basculé dans une logique d’entreprise de services où le marketing, l’attractivité et

l’image de marque sont le nerf de la rentabilité (Melot, 2011). L’objectif de cet article est

donc de mieux comprendre comment l’expertise-marketing et la logique de marché sous-

jacente se sont implantées et consolidées au sein des cabinets comptables au Canada et

d’étudier la façon dont elles se sont déployées et ont influencé leurs pratiques.

Page 24: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

6

Mon intérêt pour le sujet à l’étude découle de mon expérience professionnelle. Ayant œuvré

pendant près de trois ans au sein d’un grand cabinet comptable, j’ai été à même de constater

l’importance accordée aux initiatives marketing pour promouvoir l’organisation tant auprès

des futurs et actuels employés qu’auprès des clients potentiels et confirmés. Or, plusieurs

questions me venaient en tête quant à ces pratiques : pourquoi et comment le marketing en

est-il venu à prendre autant d’importance au sein des cabinets? Qu’est-ce qui explique cet

attrait pour autant d’initiatives promotionnelles? Comment l’expertise-marketing a-t-elle

modifié les façons de faire au sein des cabinets comptables? Cet article cherche à apporter

certains éléments de réponse à ces questions à partir de données générées par entretiens

auprès de professionnels comptables et d’experts-marketing ainsi que par une analyse de

nombreux documents écrits.

À ma connaissance, peu d’études en comptabilité se sont penchées spécifiquement sur la

colonisation du champ comptable par l’expertise-marketing; en conséquence, notre

compréhension des divers axes marketing qui se sont déployés dans la foulée de cette

mouvance est très imprécise. Malgré quelques avancées dans la recherche en marketing

quant à la compréhension de la façon dont le marketing des services professionnels se vit

au quotidien (par exemple, Barr & McNeilly, 2003; Clow et al., 2009; Markham et al.,

2005), on en sait encore très peu quant à la façon dont l’expertise-marketing a pu établir

son influence, dans un laps de temps relativement court, au sein des cabinets comptables.

Le présent article se veut donc un premier pas pour mieux comprendre ce phénomène de

« mercatisation » du champ comptable.

Pour mener ce travail, je prends appui sur la théorie de l’acteur-réseau, en mobilisant plus

spécifiquement le concept de « séries de traductions » (Latour, 2005) et les travaux de

Callon (1986) sur le processus de traduction. En mettant l’accent sur l’action, les

transformations du monde et ce qui les met en branle, cette théorie invite à examiner de

plus près ce qui se trouve « assemblé » sous le couvert des phénomènes sociaux (Latour,

2005). Elle offre une perspective d’analyse permettant de mieux comprendre et rendre

visible le processus en fonction duquel certaines idées voyagent, se transforment et certains

acteurs hétéroclites s’associent en cours de route (Czarniawska & Joerges, 1996; Gendron

& Baker, 2005). En l’occurrence, elle me permet ici de retracer les séries d’associations et

Page 25: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

7

de traductions qui se sont produites entre les professionnels comptables et les experts-

marketing.

D’ailleurs, cet article souligne que la « mercatisation » du champ comptable qui peut

aujourd’hui sembler naturelle est, en fait, la résultante d’un réseau soigneusement tissé et

l’aboutissement d’interactions complexes entre experts-marketing et comptables. Il révèle

également que les initiatives marketing développées par les cabinets comptables se

caractérisent par une « hybridation » des expertises, c’est-à-dire par la conjugaison des

compétences stratégiques des experts-marketing et des connaissances techniques des

professionnels comptables. Or, si d’un point de vue fonctionnaliste, on peut envisager d’un

bon œil cette consolidation d’expertise « réussie », il est aussi possible de la mettre en

doute. En effet, cet article nous apprend que l’arrivée de spécialistes du marketing

dépourvus d’inhibitions professionnelles expose les comptables à de nouvelles pratiques

commerciales entraînant ainsi, selon toute vraisemblance, une transformation progressive

de leur langage et de leurs modes de pensée. On peut donc penser que les experts-marketing

participent à une refonte stratégique des cabinets comptables où les initiatives marketing

sont perçues comme étant essentielles pour survivre. Ce faisant, mes résultats me

conduisent à maintenir que la « mercatisation » du champ comptable a encouragé et

participé à une mutation professionnelle de l’être au paraître – mutation reflétant le

glissement vers une logique de marché – aux effets marquants et difficilement réversibles.

Le processus d’évaluation académique sur le « marché » de la recherche

Cette réflexion sur les ramifications de la logique de marché au sein du champ comptable

se conclut par un troisième article qui s’intéresse au processus d’évaluation académique en

cette ère où la recherche et les chercheurs sont désormais perçus, de plus en plus, comme

un marché (Baillargeon, 2011; Laval, 2003). Épousant les principes du Nouveau

Management Public (NMP) et les idéaux de l’économie de marché, le milieu académique a

mis en place depuis le début des années 1980 des instruments d’évaluation des différents

types de « produits » académiques – le plus important de ces instruments étant les

classements de revues académiques (Vanholsbeeck, 2012). Les classements de revues, qui

prennent vraiment leur envolée dans la première moitié des années 2000, cherchent à

répondre aux difficultés posées par l’évaluation du travail du chercheur. En qualifiant les

Page 26: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

8

revues académiques, ces classements souhaitent offrir un « étalon de mesure » de la qualité

de la recherche publiée et fournir des critères stables d’évaluation tant pour les travaux

scientifiques et les projets de recherche à financer que pour le recrutement et les promotions

(Galvez-Behar, 2010). En très peu de temps, ces instruments d’évaluation sont devenus des

référents presque incontournables pour plusieurs acteurs du milieu académique (Gendron,

2013) tout en suscitant néanmoins des opinions mitigées (Giacalone, 2009).

Cet article vise à contribuer au bassin d’écrits portant sur les instruments d’évaluation que

sont les classements de revues académiques en cherchant à mieux comprendre le processus

de développement des classements les plus influents au sein des sciences de

l’administration et leur utilisation (potentielle ou avérée) dans le milieu académique pour

évaluer la qualité de dossiers de production scientifique. Étant de plus en plus intégrée à la

communauté académique, j’ai pu constater que la sphère universitaire du champ comptable

n’avait pas échappé à la logique de marché. Il me semblait donc intéressant d’examiner les

ramifications de cette logique sur le « marché » de la recherche, l’une des plus importantes

étant la mise en place de classements de revues académiques.

En dépit de la prolifération d’opinions jugeant sévèrement ou favorablement les

classements en sciences de l’administration, les connaissances sont relativement limitées

quant aux processus mis en place pour les produire. En effet, très peu d’études ont cherché

à comprendre la mécanique se cachant derrière ces classements. De plus, rares sont les

études empiriques cherchant à documenter comment les classements de revues exercent une

influence dans le processus d’évaluation (à l’exception de Reinstein & Calderon, 2006). En

outre, bien que plusieurs acteurs du milieu académique considèrent l’existence et

l’utilisation de classements de revues pour l’évaluation de la recherche publiée comme un

fait établi, de nombreuses questions demeurent à leur sujet.

Prenant appui sur certains concepts théoriques développés par le sociologue Lucien Karpik

dans son livre L’économie des singularités (2007), cet essai aspire à éclairer un tant soit

peu le mystère qui entoure les classements de revues académiques en focalisant l’analyse

sur le processus de production et d’utilisation desdits classements. Plus précisément, la

sociologie économique que développe Karpik permet de rendre compte des dispositifs de

Page 27: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

9

jugement et des formes d’engagement des acteurs qui sous-tendent la qualification d’un

produit singulier tel qu’une revue académique ou une recherche publiée.

À partir de données générées par entretiens auprès de producteurs de classements et de

consommateurs de revues, l’analyse effectuée dresse un portrait des différents processus

d’évaluation de la qualité des revues employées au sein de la communauté académique.

Elle révèle du même souffle que l’attention accordée aux classements dans ce processus est

très variable et que divers dispositifs concurrents peuvent être utilisés pour qualifier les

revues et la recherche publiée. L’analyse met également en exergue les formes

d’engagement des acteurs dans l’évaluation de la qualité et signale l’importance de

s’intéresser aux enjeux qui y sont liés. Il est d’ailleurs suggéré qu’un engagement passif et

hétéronome dans le processus d’évaluation fait peser deux grandes menaces sur le monde

de la recherche – c’est-à-dire celles de la déqualification des membres de la communauté

académique et de la désingularisation des revues.

En dernière analyse, cet article invite les membres de la communauté académique à

réfléchir davantage à leur façon d’évaluer la qualité de la recherche publiée et de s’engager

dans cet exercice de jugement ainsi qu’aux conséquences qui peuvent en découler. À mon

sens, la question n’est pas tant de savoir s’il faut enrayer les nouveaux instruments

d’évaluation que sont les classements – la logique de marché étant déjà bien établie. Il

s’agit plutôt de savoir quels objectifs nous désirons collectivement poursuivre en tant que

communauté académique à l’égard de ce jugement sur la qualité et si nous sommes prêts à

nous y investir.

Sans nécessairement chercher à diaboliser la logique de marché qui a aujourd’hui investi

les différentes sphères du champ comptable, mes trois articles ont plutôt pour objectif de

mieux comprendre, d’analyser et ultimement de questionner les ramifications qu’elle a

engendrées au sein du champ. Mon espoir le plus cher en écrivant cette thèse est que mes

propos trouvent écho et suscitent une réflexion chez d’autres universitaires et acteurs du

champ comptable quant à la mouvance commerciale et ses répercussions.

Page 28: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

10

Bibliographie

Baillargeon, N. (2011). Je ne suis pas une PME : plaidoyer pour une université publique.

Montréal : Les éditions Poètes de brousse.

Barr, T.F., & McNeilly, K.M. (2003). Marketing: is it still "just advertising"? The

experiences of accounting firms as a guide for other professional service firms.

Journal of Services Marketing, 17(6/7), 713-727.

Barthes, R. (1963). Le message publicitaire. Les Cahiers de la publicité, no 7, juillet-

septembre 1963, 91-96.

Batifoulier, P., Biencourt, O., Domin, J.-P., & Gadreau, M. (2006). La politique

économique de santé et l’émergence d’un consommateur de soins : la construction

d’un marché. Communications aux XXVIIIe journées des économistes de la santé

français, Université de Bourgogne, 23-24 novembre.

Bonnewitz, P. (2002). Premières leçons sur la sociologie de P. Bourdieu. 2e édition. Paris :

Presses Universitaires de France.

Callon, M. (1986). La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs

dans la baie de Saint-Brieuc. L’Année Sociologique, 36, 169-208.

Carnegie, G.D., & Napier, C.J. (2010). Traditional accountants and business professionals,

portraying the accounting profession after Enron. Accounting, Organizations and

Society, 35(3), 275-392.

Clow, K.E., Stevens, R.E., McConkey, C.W., & Loudon, D.L. (2009). Accountants’

attitudes toward advertising: a longitudinal study. Journal of Services Marketing,

23(2), 124-131.

Czarniawska, B., & Joerges, B. (1996). Travels of ideas. Dans Czarniawska, B., & Sevón,

G. (Eds). Translating Organizational Change. Berlin: Walter de Gruyter, 13-48.

Domin, J.-P. (2006). La démocratie sanitaire participe-t-elle à la construction d’un

consommateur de soins. Journal d’économie médicale, 14(7-8), 427-438.

Domin, J.-P. (2008). La démocratie sanitaire ou la marchandisation croissante de la santé.

Dans Guillemin, H. (Éd.). Échanges, marché et marchandisation, Paris :

L’Harmattan, 281-304.

Dubet, F. (2007). Le service public de l’éducation face à la logique marchande. Regards

croisés sur l’économie, 2(2), 157-165.

Falconer, T. (1993). The art of advertising. CAmagazine, 126(9), 43-46.

Galvez-Behar, G. (2010). Faut-il classer les revues en sciences humaines et sociales? Dix

années de controverses françaises (1999-2009). Information consultée le 17 juin

2014 à l’adresse URL : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00548183

Gendron, Y. (2008). Constituting the academic performer: the spectre of superficiality and

stagnation in academia. European Accounting Review, 17(1), 97-127.

Gendron, Y. (2013). Accounting academia and the threat of the paying-off mentality.

Critical Perspectives on Accounting, in press,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2013.06.004

Gendron, Y., & Baker, C.R. (2005). On interdisciplinary movements: the development of a

network of support around Foucaultian perspectives in accounting research.

European Accounting Review, 14 (3), 525-569.

Giacalone, R. A. (2009). Academic rankings in research institutions: a case of skewed

mind-sets and professional amnesia. Academy of Management Learning &

Education, 8(1), 122-126.

Page 29: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

11

Greenwood, R., Suddaby, R., & Hinings, C. R. (2002). Theorizing change: The role of

professional associations in the transformation of institutionalized fields. Academy

of Management Journal, 45(1), 58-80.

Guthrie, J., & Parker, L. D. (2014). The global accounting academic: what counts!

Accounting, Auditing & Accountability Journal, 27(1), 2-14.

Hanlon, G. (1994). The commercialisation of accountancy: Flexible accumulation and the

transformation of the service class. Basingstoke: Macmillan.

Hinings, C.R., Greenwood, R., & Cooper, D. (1999). The dynamics of change in large

accounting firms. Dans Brock, D.M., Powell, M.J., & Hinings, C.R. (Eds),

Restructuring the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law,

New York: Routledge, Chapter 7, 131-153.

Jeacle, I. (2008). Beyond the boring grey: the construction of the colourful accountant.

Critical Perspectives on Accounting, 19(8), 1296-1320.

Karpik, L. (2007). L’économie des singularités. France : Éditions Gallimard.

Kotler, P., & Bloom, P.N. (1984). Marketing Professional Services, New Jersey: Prentice-

Hall.

Kotler, P., & Connor, R.A. (1977). Marketing professional services. Journal of Marketing,

41(1), 71-76.

Latour, B. (2005). Reassembling the Social. Oxford: Oxford University Press.

Laval, C. (2003). L’école n’est pas une entreprise : le néo-libéralisme à l’assaut de

l’enseignement public. Paris : Éditions La Découverte.

Malsch, B., & Gendron, Y. (2013). Re-theorizing change: Institutional experimentation and

the struggle for domination in the field of public accounting. Journal of

Management Studies, 50(5), 870-899.

Markham, S., Cangelosi, J., & Carson, M. (2005). Marketing by CPAs: issues with the

American Institute of Certified Public Accountants. Services Marketing Quarterly,

26(3), 71-82.

Melot, L. (2011). Les cabinets d’audit et d’expertise comptable : défis et stratégies à

l’heure du basculement vers une logique de marché. Paris : Precepta groupe Xerfi.

Parker, L.D. (2011). University corporatization: driving redefinition. Critical Perspectives

on Accounting, 22(4), 434-450.

Parker, L.D., & Guthrie, J. (2005) Welcome to ‘the rough and tumble’: managing

accounting research in a corporatised university world. Accounting, Auditing &

Accountability Journal, 18(1), 5-13.

Parker, L.D., & Guthrie, J. (2013). Accounting scholars and journals rating and

benchmarking – Risking academic research quality. Accounting, Auditing &

Accountability Journal, 25(1), 4-15.

Powell, M.J., Brock, D.M., & Hinings, C.R. (1999). The changing professional

organization. Dans Brock, D.M., Powell, M.J., & Hinings, C.R. (Eds), Restructuring

the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law, New York:

Routledge, Chapter 1, 1-19.

Pungu, G. (2011). La culture au rythme du marché. Politique, revue de débats, 70(mai-

juin). Information consultée le 25 août 2014 à l’adresse URL :

http://politique.eu.org/spip.php?article1472

Reinstein, A., & Calderon, T.G. (2006). Examining accounting departments’ rankings of

the quality of accounting journals. Critical Perspectives on Accounting, 17(4), 457-

490.

Page 30: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

12

Richardson, A.J., & Jones, D.G.B. (2007). Professional “brand”, personal identity and

resistance to change in the Canadian accounting profession: a comparative history

of two accounting association merger negotiations. Accounting History, 12(2), 135-

164.

Sergent, B. (2005). La guerre à la culture. La logique marchande et les attaques contre

l’intelligence. Paris : L’Harmattan.

Stewart, B. (2002). Marketing Professional Services – How to Win New Clients and Keep

the Ones You Have, Toronto: The Canadian Institute of Chartered Accountants.

Suddaby, R., Cooper, D.J., & Greenwood, R. (2007). Transnational regulation of

professional services: Governance dynamics of field level organizational change.

Accounting, Organizations and Society, 32(4/5), 333-362.

Suddaby, R., Gendron, Y., & Lam, H. (2009). The organizational context of

professionalism in accounting. Accounting, Organizations and Society, 34(3/4),

409-427.

Sweeney, B., & McGarry, C. (2011). Commercial and professional audit goals: Inculcation

of audit seniors. International Journal of Auditing, 15(3), 316-332.

Vanholsbeeck, M. (2012). Entre qualité prescrite et qualité souhaitable. L’ambivalence des

chercheurs en communication face à l’évaluation de leurs publications. Quderni,

77(1), 71-84.

Wyatt, A.R. (2004). Accounting professionalism – They just don’t get it!. Accounting

Horizons, 18(1), 45-53.

Page 31: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

13

Article 1

De professionnels rigoureux à super héros du monde des

affaires : portrait historique d’un changement culturel

au sein de la profession CA

Résumé

Cette étude explore le glissement du professionnalisme au commercialisme s’étant opéré au

sein de la profession de comptable agréé à partir d’une analyse longitudinale des documents

publicitaires produits par l’Ordre des comptables agréés du Québec. L’objectif est ainsi

d’établir : (1) quelles représentations culturelles de la profession sont véhiculées dans ces

documents publicitaires; (2) si ces représentations témoignent de la mouvance

commercialiste au sein de la profession telle que suggérée par la littérature; et (3) si ces

images publicitaires fournissent des indications supplémentaires quant à la nature du

changement culturel. L’analyse effectuée révèle qu’il existe un fort degré de résonnance

entre le contenu des documents publicitaires et ce qui est avancé dans la littérature quant à

la mouvance commerciale au sein de la profession. Non seulement les valeurs

commerciales sont-elles représentées par la multidisciplinarité du professionnel comptable,

mais l’on met également en exergue sa rémunération avantageuse. L’analyse met également

en lumière une culture au sein du champ comptable orientée vers le dynamisme et la

performance. En plus de réaffirmer la mouvance commercialiste de la profession, l’analyse

des documents publicitaires révèle que l’establishment comptable tend à « naturaliser » la

cohabitation des valeurs professionnelles et commerciales au sein de la profession. En

adoptant l’approche sémiologique de Barthes, cette étude tente ainsi de montrer que les

documents publicitaires produits par la profession, souvent simples en apparence, sont au

contraire complexes et comprennent de riches messages quant aux valeurs influentes et au

changement culturel au sein d’un champ donné.

Mots clés : Changement; Commercialisation; Comptables; Culture; Profession; Publicité.

Page 32: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

14

Introduction

Il y a quelques décennies, les comptables agréés (CA) se consacraient essentiellement à la

correction et la vérification de livres comptables (MacDonald, 1995; Suddaby et al., 2009).

Reconnus pour leur œil aiguisé, ils étaient à l’affût des chiffres falsifiés et des erreurs dans

les comptes des entreprises (Brearton, 2011). Comme le raconte le Colonel H.D. Lockhart

Gordon, CA exerçant la profession au cours des années 1910 : « [La mission du comptable

agréé] visait à détecter les fraudes et à corriger les erreurs. Je me souviens d’un client très

agacé que nous n’ayons pas mentionné que deux poulets avaient été dérobés de sa voiture

de livraison. » (Brearton, 2011). Depuis, toutefois, la profession s’est transformée de façon

majeure, ayant fait place à une vaste gamme de services aux entreprises dont l’audit

environnemental, la juricomptabilité et le service-conseil. Ce faisant, l’image de

professionnalisme, de compétence, d’intégrité et de rigueur longtemps mise de l’avant par

la profession aurait graduellement fait place à celle du gestionnaire, leader et preneur de

décisions afin de mieux correspondre à la multidisciplinarité de la profession. Selon Hanlon

(1994), la profession se serait transformée à un point tel qu’il y a eu un glissement du

« social service professionalism » à un « commercialized professionalism » (voir également

Carnegie & Napier, 2010). Wyatt (2004) précise toutefois que ce glissement culturel ne se

serait pas fait de façon drastique, mais qu’il se serait plutôt produit graduellement, surtout à

partir des années 1980 (voir aussi Malsch & Gendron, 2013).

Pour bien comprendre cette mouvance culturelle, il est nécessaire de définir ce que sont le

professionnalisme et le commercialisme. Dans la littérature, on estime généralement qu’au

cœur du professionnalisme réside le désir de servir le public de façon compétente alors que

le commercialisme correspond à une logique fondée sur la quête de rentabilité à court terme

(Malsch & Gendron, 2013). Plus précisément, le professionnalisme privilégie le service de

qualité et la protection du public (Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004) et repose sur des

valeurs qui transcendent les intérêts commerciaux telles que l’objectivité, la rigueur et

l’indépendance (Suddaby et al., 2009)2. Le commercialisme, quant à lui, mise sur une large

2 Le professionnalisme est défini de façons distinctes, et parfois contradictoires, dans la littérature. Il est conçu

par certains comme une notion générale sujette à changement en raison des débats perpétuels entre différents

schèmes de valeurs (par exemple, celui où la protection du public est prépondérante et celui mettant l’accent

sur les intérêts financiers des praticiens) (Suddaby et al., 2009). D’autres considèrent le professionnalisme

comme une notion plus stable constituée d’un idéal type (Gendron, 2001, 2002). Aux fins de cet article, le

Page 33: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

15

gamme de services pour accroître les parts de marché ainsi que sur la rentabilité à court

terme (Malsch & Gendron, 2013; Wyatt, 2004). Tel que je le propose dans la présente

étude, le commercialisme attribue également une grande importance à une rémunération

élevée et est axé sur la recherche de la performance économique et de la supériorité en tant

que « professionnel » d’affaires.

L’influence grandissante du commercialisme est déjà bien documentée dans la littérature

(par exemple Carnegie & Napier, 2010; Greenwood et al., 2002; Hanlon, 1994; Suddaby et

al., 2009; Sweeney & McGarry, 2011; Wyatt, 2004). Par un survol d’écrits et d’événements

s’étant produits au sein de la profession, ces auteurs ont montré comment, en quelques

années seulement, les compétences et les services offerts par les cabinets ont changé de

façon spectaculaire, entraînant une transformation du comptable en tant que professionnel

offrant des services de comptabilité et d’audit, au comptable devenu un « professionnel »

multidisciplinaire offrant un large éventail de services, dont des services de consultation

(Greenwood et al., 2002; Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004). Cette multidisciplinarité est

d’ailleurs souvent associée au raffermissement de la logique commerciale et à

l’affaiblissement de la logique professionnelle au sein de la profession. En effet, l’influence

croissante des pratiques de consultation et d’autres activités non réglementées a brouillé, au

cours des années, la distinction entre le professionnalisme et le commercialisme (Suddaby

et al., 2007). Or, un changement culturel d’une telle ampleur est susceptible de laisser des

traces, notamment au niveau des documents promotionnels utilisés au sein de la profession.

Manifestations physiques et visibles de la culture, au même titre que la tenue vestimentaire,

les logos ou les histoires (Rousseau, 1990; Schein, 1984), les documents publicitaires

offrent une représentation culturelle d’une communauté donnée. Ainsi, les documents

promotionnels produits par la profession, par une combinaison de mots et d’images, sont le

véhicule de transmission de messages riches de sens à travers lesquels la culture se

manifeste et est (re)présentée à d’autres personnes. Comme Barthes (1963, p. 96) le

soutient, « […] le langage publicitaire (lorsqu’il est “réussi”) nous ouvre à une

professionnalisme se réfère à un ensemble idéalisé, cohérent et organisé de valeurs axées sur la primauté du

service public et un relatif désintérêt pour les questions commerciales (Gendron, 2002). De ce point de vue, le

professionnalisme et le commercialisme sont des idéaux types servant de points de repères pour analyser les

données empiriques et mettre en relief l’influence de chacun.

Page 34: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

16

représentation parlée du monde ». Les documents publicitaires sont donc un objet d’étude

tout indiqué pour en apprendre davantage sur le glissement culturel au sein du champ.

En adoptant l’approche sémiologique de Barthes, l’objectif de ce manuscrit est de

développer une meilleure compréhension des ramifications entourant le changement

culturel s’étant opéré au sein du champ comptable, ceci à partir d’une analyse des

documents publicitaires produits par l’Ordre des comptables agréés du Québec (OCAQ ou

Ordre) pour les étudiants au cours des quatre dernières décennies3. Plus que de simples

documents de recrutement visant à attirer les meilleurs candidats au sein de la profession,

les représentations des comptables véhiculées par les documents publicitaires se trouvent à

refléter et participer au développement et à la transformation de la culture au sein du champ

(Davison, 2010). L’analyse des changements des représentations culturelles dans les

documents promotionnels me permet ainsi de mieux comprendre l’émergence historique de

la représentation, aujourd’hui dominante, des comptables en tant que consultants versatiles

et entrepreneurs. Plus précisément, je cherche à répondre aux questions de recherche

suivantes :

QR1 : Quelles représentations culturelles de la profession CA sont véhiculées

dans ces documents publicitaires?

QR2 : Ces représentations témoignent-elles de la mouvance commercialiste au

sein de la profession telle que soulevée par les recherches antérieures?

QR3 : Ces représentations fournissent-elles des indications supplémentaires

quant à la nature de ce changement culturel?

Les sections qui suivent sont structurées comme suit. La prochaine section fait un survol

des recherches en comptabilité traitant de représentations culturelles et visuelles. La section

suivante introduit le courant de recherche des cultural studies et présente l’approche

sémiologique de Barthes, approche qui peut être particulièrement féconde dans l’analyse de

représentations culturelles. Je discute ensuite de la méthodologie utilisée et j’enchaîne avec

une analyse des documents publicitaires produits au cours des quatre dernières décennies

par l’OCAQ. La dernière section présente certaines réflexions et principales implications de

l’analyse effectuée.

3 À la suite d’une récente fusion des ordres professionnels comptables au Québec, l’OCAQ porte désormais le

nom d’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (OCPAQ) et les comptables agréés (CA) sont

maintenant des comptables professionnels agréés (CPA). Comme les documents publicitaires étudiés ont été

produits par l’OCAQ avant cette fusion, j’utilise les acronymes « OCAQ » et « CA » dans l’article.

Page 35: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

17

Représentations culturelles et visuelles en comptabilité : un survol des

recherches antérieures

Mon étude s’inspire de deux courants de littérature en comptabilité qui se chevauchent

partiellement, celui des représentations culturelles et celui des représentations visuelles. Au

cours des 30 dernières années, un certain nombre de chercheurs se sont intéressés aux

différentes représentations culturelles de la comptabilité. Un pan de la littérature a mis en

lumière la façon dont les comptables sont représentées dans la culture populaire,

notamment au cinéma (Beard, 1994; Dimnik & Felton, 2006), en humour (Bougen, 1994;

Miley & Read, 2012), dans les revues d’affaires (Czarniawska, 2008; Ewing et al., 2001),

en littérature et en poésie (Evans & Jacobs, 2010; Evans & Fraser, 2012) ainsi qu’en

musique populaire (Smith & Jacobs, 2011; Jacobs & Evans, 2012). Ces études ont révélé

qu’une représentation du comptable est dominante dans la culture populaire, celle du

professionnel terne et ennuyeux. Cependant, très peu d’études ont examiné la façon dont les

comptables sont représentés dans leur propre champ. L’article de Baldvinsdottir et al.

(2009) fait toutefois exception en étudiant la représentation des comptables véhiculée dans

des publicités de logiciels de comptabilité publiées dans des revues professionnelles

comptables. Ils ont constaté que les changements de l’image des comptables au fil des ans

étaient le reflet de tendances sociales plus vastes. Dans le présent article, cependant,

j’adopte une nouvelle approche en analysant des documents publicitaires non seulement

conçus pour des comptables, mais également produits (ou supervisés) par des comptables.

Si plusieurs études offrent une compréhension générale des représentations des comptables

dans la culture populaire, rares sont les recherches qui se sont intéressées à l’image que les

comptables ont véhiculée d’eux-mêmes au fil des décennies dans les campagnes

publicitaires. Seule Jeacle (2008), à ma connaissance, traite partiellement de ce sujet en

analysant les documents d’information produits en 2003-2004 par les quatre grands

cabinets comptables en période de recrutement afin de mieux comprendre les techniques

déployées par la profession pour camoufler le stéréotype conservateur du CA. Mon étude se

distingue de ce qui s’est fait antérieurement en cherchant à mieux comprendre de quelle

manière les représentations des comptables présentées à de futurs comptables reflètent et

façonnent la culture au sein du champ. Par ailleurs, bien que la littérature antérieure ait déjà

Page 36: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

18

établi une mouvance commercialiste au sein de la profession, mon étude, de par son analyse

longitudinale, met en exergue certaines ramifications du changement culturel encore peu

discutés jusqu’à maintenant. Par exemple, elle révèle la présence d’une logique dualiste où

les valeurs professionnelles et commerciales cohabitent « naturellement » au sein de la

profession, comme si elles étaient en harmonie. De plus, elle montre que la rémunération

élevée constitue une dimension cruciale des valeurs commerciales qui imprègnent le

champ. Elle fait également ressortir une culture au sein du champ caractérisée par le

dynamisme et la performance.

Malgré la prolifération de représentations visuelles dans les organisations et la société

contemporaine, très peu d’études dans la littérature comptable ont analysé le contenu visuel

de documents afin d’en comprendre les messages (Davison, 2009). Néanmoins, un pan de

recherches émergent en comptabilité s’est tout de même penché sur le contenu visuel de

rapports annuels pour mieux comprendre les valeurs des organisations (Davison, 2009,

2010, 2011), pour saisir comment un institut comptable projette les changements

identitaires au sein de la profession (Low et al., 2012), pour explorer le phénomène de

globalisation (Preston & Young, 2000) ou pour examiner la place des femmes et la

diversité culturelle au sein des organisations (Benschop & Meihuizen, 2002; Bernardi et al.,

2002; Duff, 2011; Kuasirikun, 2011). Cette étude contribue à ce champ de recherche

émergent en analysant les représentations des comptables qui se développent par

l’interaction d’images et de textes dans les documents publicitaires.

Les messages sociaux véhiculés par les documents promotionnels peuvent non seulement

représenter, mais également contribuer à la construction et la transformation de la culture.

Comme le souligne Davison (2010, p. 165) : « […] visual images occupy difficult but

interesting borderlands between representation and construction, both theoretically and

empirically, where the aims and arts of accounting and marketing coincide and overlap. »

Les représentations visuelles peuvent, par conséquent, être à la fois le reflet et l’amorce

d’un changement de culture au sein de la profession. Comprendre de quelle manière les

images publicitaires antérieures reflètent le changement de culture au sein de la profession

CA peut permettre, en analysant les publicités actuelles, de déceler vers où la profession se

dirige et de mieux comprendre les valeurs et comportements des CA d’aujourd’hui.

Page 37: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

19

M’inspirant de ces courants de recherches, mon analyse repose sur l’idée que les documents

promotionnels, souvent simples en apparence, sont au contraire des représentations

complexes qui regorgent de messages et de significations quant aux valeurs influentes et au

changement culturel au sein d’un champ donné (Rousseau, 1990; Schein, 1984). Si certains

doutent des liens qui existent entre la publicité et la culture, la première étant fabriquée à

dessein, Barthes fait valoir que la formalité et la planification qui entourent le

développement de la publicité permet de mettre en lumière ce qui autrement demeurerait

empiriquement obscur :

Pourquoi [étudier l’image publicitaire]? Parce qu'en publicité, la signification

de l'image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs du produit

qui fondent a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés doivent

être transmis aussi clairement que possible; si l'image contient des signes, on est

donc certain qu'en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la

meilleure lecture : l'image publicitaire est franche, ou du moins emphatique.

(Barthes, 1964, p. 1)

Par ailleurs, au quotidien, les acteurs ne perçoivent pas nécessairement de façon claire et

détaillée les changements des tendances socioculturelles et des modèles qui caractérisent

l’environnement dans lequel ils évoluent (Moore et al., 2006). Par conséquent, la

conception des documents publicitaires n’est pas complètement délibérée et réfléchie; elle

reflète des couches plus profondes de l’influence culturelle qui ne sont pas toujours

explicites et évidentes pour les praticiens (Schein, 1990). Ainsi, les mots et images qui

composent ces documents peuvent donc nous renseigner sur la mouvance culturelle au sein

du champ.

Cadre théorique

Cultural studies et représentations

Cette étude s’inspire principalement des cultural studies, un champ de recherche qui vise à

décoder et à déconstruire les formes d’expressions culturelles afin d’en extraire les

messages symboliques sous-jacents et mettre en évidence les relations entre les pratiques

culturels et le pouvoir (Grossberg et al., 1992; Preston et al., 1996). Pour atteindre ces

visées, les chercheurs s’inscrivant dans ce champ d’études développent des « bricolages »

théoriques et méthodologiques en puisant des concepts de disciplines bien établies telles

que l’histoire de l’art, l’anthropologie, la sociologie, la littérature, le cinéma et le féminisme

Page 38: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

20

(Grossberg et al., 1992; Hall, 1990). Les cultural studies sont donc un champ de recherche

interdisciplinaire inventant et adoptant de nouvelles perspectives pour étudier les

représentations et formes d’expressions culturelles (Grossberg et al., 1992).

Si les objets et sujets d’études embrassés par les cultural studies sont nombreux - passant

de la peinture, à la photographie, du cinéma, à la télévision, de la mode, à la publicité -

l’intérêt demeure du même ordre, soit de saisir les messages historiques et idéologiques

contenus dans ces formes d’expressions culturelles (Grossberg et al., 1992; Preston et al.,

1996). De plus, les chercheurs de ce champ « share a commitment to examining cultural

practices from the point-of-view of their intrication with, and within, relations to power »

(Bennett, 1992, p. 23). Ainsi, la présente étude s’inspire du courant des cultural studies en

cherchant à saisir les messages culturels contenus dans les documents publicitaires ainsi

que la manière dont ces messages font écho au contexte socio-historique au sein du champ

comptable.

Participant à la construction de la culture, la représentation a occupé une place

prépondérante dans les sujets d’études des cultural studies au cours des dernières années

(Hall, 1997). Les chercheurs dans ce domaine ont notamment examiné comment les

représentations culturelles au cinéma, dans les médias ou dans la littérature contemporaine

produisent du sens (Ebert, 1986). Mais que signifie le mot « représentation » et quel est le

lien entre représentation et culture? La représentation est la production de sens par le

langage et les symboles. Plus précisément, la représentation peut être définie comme suit :

Representation means using language to say something meaningful about, or to

represent, the world meaningfully, to other people. [...] Representation is an

essential part of the process by which meaning is produced and exchanged

between members of a culture. It does involve the use of language, of signs and

images which stand for or represent thing. (Hall, 1997, p. 15)

M’appuyant sur cette définition, je conçois les documents promotionnels comme un corpus

de représentations culturelles qui créent et véhiculent des significations par une

combinaison de textes et d’images. Pour effectuer l’analyse de ces documents, une

approche particulière dérivée des cultural studies a été retenue, soit l’approche

sémiologique de Barthes. Selon McQuillan (2011, p. 5), Roland Barthes demeure un point

de référence incontesté des études culturelles, allant même jusqu’à avancer qu’il en est le

Page 39: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

21

fondateur: « Barthes, knowingly or not, invented cultural studies. » Ayant publié de

multiples textes portant sur les représentations, Barthes offre dans ses écrits des modèles

d’analyse ainsi qu’une série de techniques méthodologiques - pouvant être regroupés sous

le nom d’« approche sémiologique » - qu’il est possible d’employer pour effectuer des

analyses approfondies de représentations culturelles (Hall, 1997).

L’approche sémiologique de Barthes

L’œuvre de Barthes s’intéresse largement à la philosophie de la communication (Davison,

2011). Au seuil des années 60, Barthes se lance dans une aventure sémiologique ayant pour

but d’examiner des sujets et objets culturels – par exemple, la mode, la littérature, la

photographie, la peinture ou la publicité – afin d’en révéler les réseaux de significations

jusque-là invisibles et incompris (Hall, 1997).

Les fondements de son approche sémiologique se trouvent dans l’amalgame de divers

essais dont plusieurs ont été regroupés dans le livre L’Aventure sémiologique (1985). Deux

de ses essais, Le message publicitaire (1963) – analysant des slogans et écrits publicitaires

– et Rhétorique de l’image (1964) – analysant des images publicitaires –, proposent des

outils méthodologiques détaillés permettant d’analyser les formes d’expressions de la

culture populaire (Davison, 2011; Hall, 1997), incluant les documents publicitaires. Plus

spécifiquement, Barthes suggère un modèle en quatre étapes afin d’en interpréter le sens :

l’analyse du message iconique dénoté, l’analyse du message iconique connoté, l’analyse du

message linguistique et l’analyse du message global. Comme l’approche de Barthes

s’intéresse à la fois aux messages iconiques et linguistiques, elle convient particulièrement

à l’étude des documents promotionnels combinant textes et images.

Messages iconiques dénoté et connoté

Le message iconique correspond au message contenu dans l’image, que ce soit une

photographie ou un dessin. Pour Barthes (1964), le message iconique est double : il est à la

fois dénoté et connoté. Le message iconique dénoté correspond au sens littéral, descriptif,

désintellectualisé et non codé de l’image, c’est-à-dire le « qu’est-ce que c’est » que l’on

voit dans l’image (Barthes, 1964). La dénotation signifie que les images contiennent un

noyau de sens qui est dépourvu de détermination culturelle, ce qui suggère que quiconque

examinant ces images les interpréterait de façon similaire (Preston et al., 1996). Le seul

Page 40: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

22

savoir nécessaire pour « lire » ce message est celui attaché à notre perception (Barthes,

1964).

Le message iconique connoté est un second niveau d’analyse de l’image qui correspond à

tous les éléments de sens qui peuvent s’ajouter au sens littéral et descriptif. En bref, il s’agit

du message symbolique et codé de l’image (Barthes, 1964). L’analyse des connotations

permet de placer les images dans un contexte socioculturel plus large et, ainsi, de saisir les

significations plus profondes de ces images (Preston et al., 1996). Cependant, le décodage

du message connoté variera selon les références culturelles que possède le lecteur

puisqu’une interprétation des signes contenus dans l’image est nécessaire. Bien que le

spectateur de l’image reçoive en même temps le message littéral et symbolique de l’image,

la distinction entre la dénotation et la connotation permet de mieux saisir la façon dont le

sens peut se construire autour de ladite image (Barthes, 1964).

Pour illustrer la différence entre les messages dénoté et connoté, prenons l’exemple d’une

carte postale. Sur cette carte postale se trouve une photographie d’une plage de sable fin

bordée de cocotiers. Il s’agit du message iconique dénoté. Cette image aura une

signification différente selon qu’elle sera lue par un citadin occidental ou par un pêcheur

des Caraïbes : le premier pourra y voir l’exotisme, les vacances alors l’autre y verra plutôt

le quotidien, le travail, la pêche. Cette interprétation de l’image correspond au message

iconique connoté qui varie selon les références culturelles du lecteur.

Message linguistique

Le message linguistique fait quant à lui référence au texte écrit de la publicité qui a pour

rôle de guider l’interprétation des messages iconiques. Plus précisément, le message

linguistique a deux fonctions par rapport aux messages iconiques : celle d’ancrage et celle

de relais (Barthes, 1964). La fonction d’ancrage du texte dirige le lecteur entre les

significations de l'image en constituant « une sorte d’étau qui empêche les sens connotés de

proliférer […] c’est-à-dire qu’il limite le pouvoir projectif de l’image » (Barthes, 1964, p.

4). Pour bien comprendre cette fonction d’ancrage, reprenons l’exemple de la carte postale

cité plus haut. Sur la photographie de la plage de sable fin bordée de cocotiers est inscrite la

phrase suivante : « Mes vacances aux Caraïbes ». Ces simples mots permettent de guider le

lecteur dans l’interprétation qu’il fait de l’image de la plage et de limiter les sens qui

Page 41: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

23

pourraient y être donnés. La fonction de relais, plus rare, se retrouve dans les dessins

humoristiques ou encore dans les bandes dessinées où le texte et l’image sont dans un

rapport complémentaire (Barthes, 1964). Le relais ajoute le récit et la séquence à l’image

ainsi que les significations qui ne peuvent pas nécessairement être trouvées dans l’image

elle-même (Davison, 2011). Les bulles de texte ajoutées aux personnages de bandes

dessinées sont un bon exemple de relais puisqu’elles ajoutent un sens aux dessins qui aurait

été difficilement décelable à la seule vue des images.

Message global

Bien que l’analyse distincte de ces trois messages soit nécessaire afin d’obtenir une

compréhension approfondie des publicités, leur sens ne peut être ultimement interprété

qu’en les considérant dans leur ensemble afin d’en inférer le message global (Barthes,

1963). Barthes (1964) fait valoir que le sens d’une image ne réside pas exclusivement dans

l’image elle-même, mais dans la conjugaison de l’image et du texte. Ce n’est qu’en

considérant les messages iconique et linguistique de concert qu’il est possible de fixer le

sens du message contenu dans l’image. Par exemple, le message global de la carte postale

présentant une photographie d’une plage à laquelle se conjugue la phrase « Mes vacances

aux Caraïbes » peut être interprété comme l’exotisme et les vacances et non pas comme le

travail et le quotidien, et ce, même pour le pêcheur des Caraïbes. La combinaison du texte

et de l’image permet donc d’éclairer la signification et l’interprétation que l’on peut faire de

la carte postale. Il en est de même pour la bande dessinée où le dessin est dans un rapport

complémentaire avec les bulles de texte de manière à présenter un même message : la

narration d’une histoire.

En me fondant sur l’approche sémiologique de Barthes, je tenterai de décoder et de

déconstruire les messages contenus dans les documents publicitaires afin de mettre en

évidence le changement culturel survenu au sein du champ comptable au fil des décennies.

Offrant une approche théorique pour libérer le sens des représentations, le modèle

d’analyse sémiologique en quatre étapes proposé par Barthes me permettra d’articuler le

concept de représentation au cœur de mes questions de recherche. Si ce modèle est

habituellement employé pour examiner de courtes publicités (par exemple, une image

accompagnée de quelques mots ou d’un court slogan), Barthes (1963, p. 91) souligne que

Page 42: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

24

« l’analyse serait identique pour des textes plus longs ». À titre d’exemple, Cairns (2009)

examine un pamphlet électoral de 16 pages comprenant 24 photographies couleurs à la

lumière du modèle de Barthes. M’inspirant de Cairns (2009), j’utilise l’approche

sémiologique de Barthes pour analyser des documents promotionnels qui contiennent à la

fois des images et des textes plus longs. Ce faisant, j’aspire à illustrer la pertinence de ce

modèle pour étudier des brochures publicitaires contemporaines.

Plus de 50 ans après leur publication, les écrits sémiologiques de Barthes demeurent

pertinents et éclairants pour les cultural studies qui ont cours aujourd’hui (McQuillan,

2011). Plusieurs chercheurs estiment d’ailleurs que le modèle en quatre étapes de Barthes

« remains the ‘prototypical’ method of critically investigating the interplay between image

and texte in print adversiting » (Cairns, 2009, p. 196). Étonnamment, ces concepts

sémiologiques n’ont fait qu’une percée modeste dans le domaine de la recherche comptable

(Davison, 2011). Un pan émergent de la littérature en comptabilité s’intéressant aux

représentations visuelles fait toutefois référence aux concepts de Barthes (par exemple,

Davison, 2002, 2008; Graves et al., 1996; McGoun et al., 2007; Preston et al., 1996;

Preston and Young, 2000; Quattrone, 2004, 2009). Davison (2011, p. 254) souligne

néanmoins que la plupart de ces recherches ne font que de brèves références à l’œuvre de

Barthes pour enrichir leur analyse d’images. En inscrivant clairement mon étude dans

l’approche sémiologique de Barthes, j’aspire ainsi ajouter à ce qui a été fait jusqu’à

maintenant dans la littérature comptable portant sur les représentations culturelles en

tentant de tirer profit des outils d’analyse qu’il a développés pour saisir « the dual portrayal

of accountancy as both an art and a science, and as business-aware as well as traditionally

professional. » (Davison, 2011, p. 250)

Méthode

Afin d’étudier s’il existe un fort degré de résonance entre les documents publicitaires et les

tendances lourdes au sein de la littérature quant à la mouvance commerciale de la

profession, j’effectue une analyse systématique des documents produits par l’OCAQ pour

promouvoir la profession auprès des étudiants. Avant de présenter les détails

méthodologiques, je développe une brève description du champ comptable canadien afin de

mettre en contexte mon objet d’étude.

Page 43: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

25

La publicité au sein du champ comptable canadien

Créé en 1880, le titre de comptables agréés (CA) est le plus ancien des trois titres

comptables au Canada – les deux autres titres étant celui de comptable général accrédité

(CGA) et comptable en management accrédité (CMA). Pendant plusieurs années, la

profession CA a joui d’une forte notoriété acquise informellement par le bouche à oreille

(Richardson & Jones, 2007). Mais depuis les années 1970, les stratégies visant à

promouvoir les connaissances et compétences des CA se sont transformées pour devenir

davantage formelles et explicites (Falconer, 1993; Richardson & Jones, 2007). En raison

des pressions concurrentielles des autres titres comptables, les instituts comptables

canadiens ont développé des campagnes publicitaires pour attirer de nouveaux membres

(Falconer, 1993). L’informatisation des techniques comptables, la complexité croissante de

l’environnement réglementaire et les allégations de défaillances majeures dans le travail

d’audit sont d’autres exemples des défis auxquels ont été confrontés les CA depuis les

années 1970 et qui ont conduit à la promotion de la profession auprès des étudiants.

À l’échelle canadienne, la profession CA est gouvernée par l’Institut canadien des

comptables agréés (ICCA) et des instituts provinciaux (l’OCAQ pour le cas particulier des

comptables de la province de Québec à l’étude). L’ICCA et les instituts provinciaux

collaborent pour promouvoir la profession à travers le Canada. Par exemple, des campagnes

publicitaires sont développées conjointement par l’ICCA et les instituts provinciaux pour

promouvoir la profession auprès des gens d’affaires. Cependant, lorsqu’il est question des

documents promotionnels s’adressant aux étudiants, l’ICCA remet le développement de

leur contenu entre les mains des ordres provinciaux. Le contenu des campagnes

publicitaires diffère donc d’une province à l’autre.

Les instituts comptables canadiens jouent un rôle particulier dans la représentation et la

construction de la profession et de sa culture – notamment par la production de documents

promotionnels. Or, il est à noter que les associations professionnelles ne sont pas les seules

à représenter et à participer à la construction de la culture professionnelle puisque les

grands cabinets comptables exercent une influence notable sur ce qui se fait au sein de la

profession (Suddaby et al., 2007). Cependant, les associations professionnelles demeurent

ultimement l’arène où la définition de ce qu’« est » un membre de la profession comptable

Page 44: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

26

et de ce que « fait » un membre de cette profession est socialement construite (Greenwood

et al., 2002). Par conséquent, les documents promotionnels que produisent ces associations

peuvent donc être considérés à la fois comme un acte de représentation, mais également de

façonnement de la culture.

Les documents publicitaires de l’OCAQ

Les documents publicitaires destinés aux étudiants et produits par l’OCAQ ont été choisis

pour fins d’analyse puisque ces documents, conçus pour des comptables par des

comptables, sont l’un des premiers contacts de la profession avec ses futurs membres, donc

l’une des premières occasions qu’a la profession de transmettre ses valeurs, son histoire, ses

principes et de débuter la socialisation4. Ainsi, ces documents seront davantage en mesure

de renseigner sur la culture professionnelle que ne pourraient le faire les documents conçus

pour les gens d’affaires. Le caractère créatif et coloré de ces documents en fait un cas

d’autant plus riche pour une analyse sémiologique.

Par l’entremise des archives et du site Web de l’OCAQ, j’ai collecté l’ensemble des

documents publicitaires destinés aux étudiants produits entre 1970 et 2010, soit un total de

quatorze documents, pour enrichir ma compréhension de la mouvance culturelle à l’étude5.

Le tableau 1 présente un résumé du contenu de ces documents.

Tableau 1 - Résumé du contenu des quatorze documents publicitaires

Courant identifié # Année Titre Nombre

de pages

Images

Professionnel

responsable

socialement

1* 1970 Le comptable agréé : un

professionnel sur qui on peut

compter

8 2 photos

2 1975 Une profession de choix :

comptable agréé

3 9 photos

Professionnel

sociable 3* 1980 Comptable agréé – une

profession ouverte

11 11 dessins

4 1985 Ça prend deux lettres pour

atteindre le sommet

13 13 dessins

Professionnel 5* 1990 Au cœur de l’action 5 2 dessins

4 Il faut cependant préciser que la socialisation professionnelle débute dès les études universitaires en

comptabilité au cours desquelles les étudiants sont exposés à certaines valeurs et représentations culturelles,

notamment par les remarques de certains professeurs et par le matériel pédagogique utilisé qui offre des

représentations de ce qu’est et de ce que fait un comptable (Covaleski et al., 1998). 5 Les documents publicitaires produits avant 1970 n’étaient pas disponibles dans les archives de l’OCAQ.

Page 45: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

27

cosmopolite La profession de comptable

agréé : perspectives de carrière

6 1992 Au cœur de l’action Choisir la profession de CA,

c’est acquérir les compétences

les plus solides et les plus

diversifiées qui soient!

4 1 photo

7 1995 On trouve des CA partout où

ça compte

4 3 photos

Conseiller

d’affaires

8* 2000 Ça compte pour moi 9 5 photos

1 graphique

Multiprofessionnel 9 2002 Au-delà des chiffres… Il y a

le CA

5 4 photos

10* 2003 Je ne serai pas un numéro 10 11 photos

3 dessins

Conseiller

d’affaires

performant

11 2004 Je choisis le titre CA… Rien

de moins!

5 4 photos

1 tableau

12 2005 Les CA sous les feux de la

rampe

6 4 photos

1 tableau

13* 2007 Les indispensables CA,

superhéros du monde des

affaires

12 12 photos

1 tableau

Conseiller

d’affaires

professionnel

14* 2010 Les CA, on se les arrache 12 5 photos

1 tableau

Légende :

* Documents publicitaires sélectionnés pour cette étude

Les documents sont examinés à partir du modèle en quatre étapes de Barthes décrit

précédemment. Pour analyser les messages iconiques, j’ai examiné attentivement les

images en tenant compte de l’esthétique des photographies et des dessins, des vêtements et

des lieux dans lesquels les comptables sont présentés, leurs positionnements physiques et

leurs attitudes, la fréquence d’apparition relative d’hommes et de femmes ainsi que de

personnes plus jeunes et plus âgées6. Ces catégories d’analyse s’inspirent d’études de

représentations culturelles en comptabilité (Benschop & Meihuizen, 2002; Davison, 2010;

Preston & Young, 2000).

L’analyse des messages linguistiques repose sur l’identification préliminaire de quatre

thèmes généraux dans les documents : description de la comptabilité, rôle du comptable,

qualités et aptitudes requises pour être comptable et possibilités de carrière en comptabilité.

6 Toutes les images (photographies, dessins, graphiques) et les extraits du texte ont été reproduits avec

l’autorisation de l’OCAQ.

Page 46: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

28

Ce qui m’intéressait particulièrement était d’identifier la manière dont ces thèmes sont

spécifiquement articulés, c’est-à-dire les mots et les phrases qui sont utilisés pour en

discuter. Par conséquent, mon étude ne prétend pas présenter une analyse textuelle

exhaustive des documents publicitaires. J’examine plutôt la façon dont les représentations

visuelles et textuelles du CA diffèrent au fil du temps par rapport aux quatre grands thèmes

identifiés. Finalement, je juxtapose les images et le texte en cherchant à faire ressortir le

message global des documents et leurs sens plus larges.

De l’analyse préliminaire des quatorze documents publicitaires s’est dégagé sept grands

courants – tel qu’indiqué dans le tableau 1 – qui sont utilisés comme base pour étudier les

changements clés des représentations de la profession CA au fil du temps. Ces courants

seront présentés dans la section suivante. Pour les fins de cet article, je ne discuterai en

détail que de sept documents publicitaires, soit celui pour chaque courant identifié qui me

semblait le plus représentatif.

Selon Barthes (1964), les images publicitaires reflètent toujours un contexte culturel plus

large et leur signification ne peut être pleinement saisie qu’une fois ce contexte exploré;

c’est pourquoi chacun des documents publicitaires sera positionné dans son contexte

historique, notamment en mobilisant la littérature pertinente, avant d’être étudié. Ainsi, en

réalisant une analyse intégrée des différents messages et du contexte historique, j’aspire,

d’une part, à mieux comprendre la représentation faite du CA et de son environnement dans

les documents publicitaires et, d’autre part, à déterminer dans quelle mesure cette

représentation témoigne des changements survenus au sein de la culture de la profession.

Bien que j’aie cherché à amoindrir l’impact de mes croyances personnelles dans mon

travail d’analyse, je reconnais toutefois que mon interprétation est inévitablement

influencée par mes subjectivités individuelles (Lincoln & Guba, 1985). Comme le souligne

Barthes (1985, p. 80) :

Pour entreprendre [une recherche sémiologique], il est nécessaire d’accepter

franchement dès le départ (et surtout au départ) un principe limitatif. Ce

principe […] est le principe de pertinence : on décide de ne décrire les faits

rassemblés que d’un seul point de vue et par conséquent de ne retenir dans la

masse hétérogène de ces faits que les traits qui intéressent ce point de vue, à

l’exclusion de tout autre (ces traits sont dits pertinents).

Page 47: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

29

En somme, je vais analyser les documents publicitaires d’un point de vue culturel, c’est-à-

dire en cherchant à mettre au jour les signes et les traits permettant de mieux comprendre

l’évolution de la culture au sein du champ. Certes, d’autres significations pourraient être

mises en évidence, mais il n’en sera pas question dans le présent article.

Au-delà des documents publicitaires : des mots et des images qui parlent

Quels sont les thèmes idéologiques sous-jacents des documents publicitaires? Quelles

significations surgissent de la combinaison des mots et des images? « Comment le sens

vient-il à l’image? Où le sens finit-il? Et s’il finit, qu’y a-t-il au-delà? C’est la question que

l’on voudrait poser ici, en soumettant [les documents publicitaires] à une analyse spectrale

des messages qu’[ils peuvent] contenir. » (Barthes, 1964, p. 1) Par l’analyse des documents

publicitaires, j’aimerais non seulement comprendre de quelle façon leurs messages

témoignent du changement culturel soulevé par les recherches antérieures, mais également

déceler des ramifications supplémentaires quant à la nature de ce changement culturel. Pour

ce faire, les documents publicitaires seront initialement situés dans leur contexte historique,

contexte qui reflète en grande partie ce qui a été suggéré dans la littérature traitant des

transformations de la culture de la profession CA.

1970 – Le professionnel responsable socialement

Au cours des années 1970, être un comptable signifie de fournir un ou plusieurs de ces trois

services ayant pour thème commun l’interprétation de données financières : audit et

comptabilité, fiscalité, insolvabilité (Greenwood et al., 2002). Certains CA poursuivent

également la diversification de leurs activités, ajoutant une quatrième gamme de services à

leur arc : les services de conseils de gestion, plus communément appelés le « management

consulting » (Greenwood et al., 2002; Suddaby et al., 2007). Ces services sont considérés

comme une extension naturelle des fonctions d’audit et de comptabilité et les CA justifient

cet ajout en arguant que de tels services améliorent la qualité de l’audit (Suddaby et al.,

2009) en plus d’être cohérents avec les valeurs de la profession (Greenwood et al., 2002).

Bien qu’il serait irréaliste de clamer que la logique commerciale soit absente de la

profession CA à cette époque (Gendron, 2002), l’on retrouve tout de même une tendance

lourde au sein de la littérature, à savoir que la logique dominante était alors une logique de

professionnalisme (Malsch & Gendron, 2013). Cette logique professionnelle se reflète

Page 48: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

30

d’ailleurs dans le document publicitaire produit par l’OCAQ en 1970 qui s’intitule « Le

comptable agréé : un professionnel sur qui on peut compter ». Ce document de huit pages a

été utilisé jusqu’en 1974 pour attirer des étudiants au sein de la profession CA. Les figures

1 et 2 présentent des images de ce document publicitaire7.

Figure 1 - Photographies du document de 1970

Message iconique dénoté

Des images présentées aux figures 1 et 2, on remarque d’abord les photographies

d’hommes et de femmes dans un contexte de travail. Les photographies sont en vert et

blanc ce qui est peu étonnant compte tenu de l’époque à laquelle a été produit ce document

publicitaire. Les personnes présentées dans ces images sont vêtues de chemise, jupe ou

tailleur pour la gent féminine et chemise, cravate ou complet pour la gent masculine. En s’y

attardant davantage, il est possible de dénoter que chaque photographie a été prise dans un

environnement de travail professionnel, tel qu’une salle de conférence, devant une tour à

bureaux ou encore dans un grand bureau avec fenêtre. On reconnaît également différents

7 Pour des raisons d’espace, seules les images contenues dans les documents publicitaires discutés dans cet

article sont présentés. Cependant, l’analyse effectuée traite de l’ensemble des documents, soit les images et le

texte.

Page 49: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

31

objets utilisés dans le milieu de travail : papiers, crayons, cartables, porte-documents,

diplômes accrochés au mur et livres. La figure 2, quant à elle, présente des objets plus

spécifiques auxquels il est intéressant de s’attarder. On y voit, entres autres, une

calculatrice, des manuels de référence, une théière, une tasse, plusieurs livres et une

quantité notable de papiers recouvrant un grand bureau de bois.

Figure 2 - Photographie du document de 1970

Message iconique connoté

Si la dénotation a permis de faire une analyse objective de l’image, l’analyse du message

connoté permettra d’en comprendre sa symbolique (Barthes, 1964). Tant les vêtements

Page 50: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

32

portés, les objets représentés que l’environnement dans lequel les photographies ont été

prises réfèrent au professionnel sérieux et occupé. D’abord, les vêtements renferment

plusieurs codes et signaux (Barthes, 1964) de l’importance accordée au professionnalisme

par les comptables agréés. Le tailleur, la chemise, la cravate et le complet semblent être de

mise ce qui suggère à la fois le sérieux et la crédibilité de la profession, le statut prestigieux

des comptables agréés au sein de la société en plus de souligner l’aspect classique et

traditionnel de la profession (Rafaeli & Pratt, 1993). Les objets présentés dans les

différentes images rappellent également ce côté réfléchi, professionnel et affairé des

comptables. En effet, ces objets véhiculent un sens et servent à communiquer des

informations sur la profession (Barthes, 1964). Par exemple, les papiers, les crayons, les

livres et les porte-documents renforcent l’image du professionnel sérieux et occupé alors

que les diplômes affichés au mur soulignent le niveau d’éducation élevé que nécessite

l’obtention du titre CA. La calculatrice réfère, quant à elle, à l’aspect chiffré et

mathématique du travail d’un comptable alors que les manuels de référence consultés par

l’homme à la figure 2 marquent le caractère réglementé et rigoureux de la profession. La

présence d’une théière et d’une tasse dans cette même figure ainsi que l’encombrement de

la table de travail peuvent être interprétés comme un signal des exigences élevées en temps

et en énergie du travail de comptable agréé. Finalement, l’environnement dans lequel les

photos ont été prises ne fait qu’accentuer les symboles discutés précédemment. La salle de

réunion et le grand bureau, tous deux près d’une fenêtre et meublés de tables en bois

massif, évoquent le prestige social de la profession tout comme le faisait l’habillement.

L’arrière-plan d’une tour à bureaux renforce l’idée de professionnalisme, de prestige et

d’importance de la profession au sein de la société.

Message linguistique

Sans s’éloigner des messages véhiculés par les images, le message linguistique vient plutôt

en fixer et en renforcer le sens en plus d’ajouter certaines précisions (Barthes, 1964). Le

texte évoque encore une fois le professionnalisme du comptable agréé, sa rigueur et le

caractère réglementé de la profession comme le montrent ces deux passages :

Les comptables agréés sont soumis à un code de déontologie rigoureux, qui les

oblige à s’acquitter de leurs obligations professionnelles avec compétence et

intégrité. (p. 4)

Page 51: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

33

Plus que centenaire, la profession a toujours exigé de ses membres les plus

hautes normes de qualité professionnelle. (p. 7)

Les termes tels que « rigoureux », « compétence », « intégrité » et « normes de qualité

professionnelle » renforcent effectivement l’image projetée du comptable agréé sérieux et

affairé dans son travail. Le message linguistique vient également mettre l’accent sur le rôle

social du comptable agréé, soit un élément nouveau qui était difficilement identifiable par

une seule analyse des photographies :

La profession a donc un rôle social et économique important. Elle doit veiller à

la protection du public en s’assurant que ses membres répondent aux normes de

compétence et d’intégrité professionnelles requises dans l’exercice de leurs

fonctions. (p. 3)

Par ces mots, on comprend que le professionnel auquel faisaient référence les images n’est

pas seulement travaillant et rigoureux. Il remplit également une fonction sociale en

protégeant le public et, pour ce faire, respecte des normes de compétence et d’intégrité

élevées. Le texte guide ainsi l’interprétation qui doit être faite des photographies (Barthes,

1964) en mettant l’accent sur certaines caractéristiques de la profession : compétence,

intégrité, rigueur.

Message global

En superposant les différents messages, quelle interprétation peut-on faire de ce document

publicitaire, l’objectif ultime étant d’explorer « le rapport final des trois messages entre

eux » (Barthes, 1964, p. 3) ? Les images tout comme les mots utilisés mettent l’accent sur

le professionnalisme, la rigueur et la qualité du travail du comptable agréé. Le CA est « un

professionnel sur qui on peut compter » (titre du document publicitaire) puisqu’il est non

seulement intègre et honnête, mais il a également un rôle social qui consiste à protéger le

public. Au final, la représentation culturelle dominante qui ressort de ce document

promotionnel est celle d’une profession ayant une responsabilité sociale importante, fondée

sur les valeurs d’intégrité, d’objectivité et de rigueur (voir le tableau 2 pour un résumé des

messages contenus dans les documents publicitaires).

Page 52: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

34

Tableau 2 - Résumé des messages contenus dans les documents publicitaires

Messages iconiques Message linguistique Message global

1970

Professionnel

responsable

socialement

Soulignent les aspects professionnel,

sérieux et réfléchi du CA en plus du

prestige de la profession.

Discute du rôle social du CA en plus

d’évoquer son professionnalisme, sa rigueur et

le caractère règlementé de la profession.

Culture d’une profession ayant une

responsabilité sociale importante, aux valeurs

d’intégrité, de rigueur et d’objectivité.

1980

Professionnel

sociable

Illustrent un professionnel d’affaires

sérieux et crédible ainsi qu’un

professionnel communicatif,

sociable et ouvert.

Souligne à la fois la rigueur et les aptitudes

supérieures du CA et son côté sociable et

communicatif. De plus, fait référence au rôle

de conseiller d’affaires et au rôle social du

CA.

Culture professionnelle axée à la fois sur la

responsabilité sociale et le rôle de conseiller

d’affaires.

1990

Professionnel

cosmopolite

L’unique image du globe terrestre

met en évidence une profession

active et ouverte sur le monde.

Présente une profession ouverte sur le monde

et multidisciplinaire en plus de souligner le

rôle de conseiller d’affaires du CA ainsi que

sa rigueur et sa crédibilité.

Culture professionnelle du conseiller d’affaires

d’envergure internationale travaillant dans de

multiples secteurs d’activités au premier plan et

celle du professionnel crédible et rigoureux au

second plan.

2000

Conseiller d’affaires

Représentent un professionnel

d’affaires multidisciplinaire, jeune,

énergique et bien rémunéré.

Souligne la multidisciplinarité de la profession

ainsi que son dynamisme en plus du rôle de

conseiller d’affaires à la rémunération

avantageuse.

Culture axée sur le dynamisme, où le CA joue un

rôle de conseiller d’affaires communicatif très

bien rémunéré.

2003

Multiprofessionnel

Signalent la multidisciplinarité de la

profession et son dynamisme tout en

rappelant le côté sérieux et le

professionnalisme du CA.

Rappelle l’aspect sérieux et crédible de la

profession tout comme son côté dynamique et

décideur du monde des affaires. Discute

également des multiples possibilités de

carrières.

Culture axée sur le dynamisme et la

multidisciplinarité ainsi que sur la crédibilité et

le professionnalisme.

2007

Conseiller d’affaires

performant

Mettent en évidence une profession

dynamique et jeune, axée sur la

performance et la supériorité où la

rémunération est importante.

Présente le CA en tant que professionnel

d’affaires multidisciplinaire, bien rémunéré,

performant, ayant des compétences

supérieures en plus d’un côté sérieux.

Culture d’un professionnel d’affaires,

performant, jeune et dynamique, aux valeurs

mercantiles.

2010

Conseiller d’affaires

professionnel

Présentent une dualité où le

professionnel rigoureux côtoie le

conseiller jeune et dynamique

Réfère principalement au conseiller d’affaires

bien rémunéré hormis quelques mentions au

professionnel rigoureux.

Culture où cohabitent des valeurs

professionnelles et des valeurs mercantiles, mais

où le commercialisme est dominant.

Page 53: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

35

Tableau 3 - Comparaison de la littérature et du résultat de l’analyse des documents publicitaires

Logique dominante Caractéristiques principales du CA

Selon littérature8 Selon analyse publicités Selon littérature Selon analyse publicités9

1970

Professionnel responsable

socialement

Logique professionnelle Logique professionnelle Intègre et rigoureux

Conseiller d'affaires

Intègre et rigoureux

Responsable socialement

1980

Professionnel sociable

Logique dualiste Logique dualiste Multidisciplinaire

Conseiller d’affaires

Intègre et rigoureux

Conseiller d’affaires

Responsable socialement

Sociable

1990

Professionnel cosmopolite

Logique commerciale

Logique dualiste

Conseiller d’affaires

Multidisciplinaire

Cosmopolite

Conseiller d’affaires

Multidisciplinaire

Cosmopolite

Intègre et rigoureux

2000

Conseiller d’affaires

Logique commerciale

Logique commerciale Mercantile

Multidisciplinaire

Mercantile

Rémunération avantageuse

Multidisciplinaire

Conseiller d’affaires

Dynamique

2003

Multiprofessionnel

Logique commerciale Logique dualiste Mercantile

Autocritique

Intègre et rigoureux

Multidisciplinaire

Cosmopolite

Dynamique

2007

Conseiller d’affaires

performant

Logique commerciale Logique commerciale Mercantile

Dynamique

Mercantile

Rémunération avantageuse

Dynamique

Conseiller d’affaires

Performant

2010

Dualisme professionnel

Logique commerciale Logique commerciale Mercantile Mercantile

Rémunération avantageuse

Intègre et rigoureux

8 La logique dominante présentée tente de faire ressortir la tendance lourde que l’on retrouve au sein de littérature. 9 Les caractéristiques en italique correspondent à celles qui n’ont pas été mentionnées dans la littérature.

Page 54: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

36

Conclusion

À la lumière de cette analyse, on constate que ce document publicitaire est en accord avec

ce que la littérature souligne à l’égard de cette époque, à savoir la primauté de la logique

professionnelle. D’après le message contenu dans le document, le comptable n’agit pas

uniquement en tant qu’interprète des données financières ou conseiller de gestion, mais

également à titre de gardien des intérêts du public, un rôle qu’il peut prétendument jouer en

raison des valeurs d’objectivité, d’intégrité et de rigueur qui ont préséance au sein de la

profession. Le CA est donc plus qu’un professionnel tel que le laisse entendre la littérature;

il est un professionnel responsable socialement (voir le tableau 3 qui compare les

changements culturels notés dans la littérature et ceux qui sont révélés par l’analyse des

documents publicitaires).

1980 – Le professionnel sociable

Au début des années 1980, la profession est soumise à de profonds changements

principalement en raison de l’hétérogénéité grandissante des milieux de travail dans

lesquels œuvrent les CA (Suddaby et al., 2009). Si auparavant les cabinets comptables ainsi

que la profession comptable faisaient partie d’une communauté professionnelle

relativement homogène, au cours des années 80, l’on assiste à une certaine fragmentation

(Gendron & Suddaby, 2004). Certains cabinets d’expertise comptable, et plus

particulièrement les grands cabinets, ont élargi leurs champs d’activités en laissant entrer en

leurs murs des individus de professions diverses ce qui a eu pour effet, à la longue,

d’affecter et d’influencer les comportements des professionnels comptables y travaillant

(Gendron & Suddaby, 2004).

Or, l’on assiste alors à la création d’un écart entre les intérêts, valeurs et principes de la

profession CA et ceux des grands cabinets comptables. Comme le souligne Gendron et

Suddaby (2004, p. 86) : « Individual accountants within the profession were caught

between the interests of increasingly powerful conglomerate organizations and the interests

of a profession increasingly uncertain about its future. » Cette dualité des intérêts et des

pratiques au sein de la profession conduit, en 1984, à la mise sur pied par l’ICCA du

Committee on Long-Range Strategic Planning qui a pour rôle d’évaluer les différentes

questions stratégiques touchant la profession. En 1986, ce comité fait paraître le Rainbow

Page 55: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

37

Report (ICCA, 1986) qui propose d’apporter certains changements au sein de la profession

en vue de plaire à la fois aux grands et aux petits cabinets comptables (Greenwood et al.,

2002). Ce rapport stipule que :

The Canadian CA profession - like the accounting profession worldwide - is

facing fundamental and pervasive change. Led primarily by the rapidly

evolving information technology that is revolutionizing business operations, but

due also to altered perceptions about the value of the traditional attest audit, the

role of chartered accountants in society - whatever their area of practice - is

changing dramatically. CAs in public practice face new and increasing demands

from their clients for services extending beyond those related to historical

financial information and income tax advice and toward future-oriented

information necessary for economic decision making. In the process, the CAs

role is expanding from that of reporter and analyst of past events to

communicator and adviser about business information affecting the future.

(ICCA, 1986, p. 5)

Le comité admet donc que les services offerts par les CA peuvent aller au-delà des services

financiers traditionnels, tels que l’audit et la fiscalité. Cette hétérogénéité au sein de la

profession se répercute dans le document publicitaire produit à cette époque. En effet, au

début des années 80, l’OCAQ a publié un nouveau document publicitaire qui avait pour

titre « Comptable agréé : une profession ouverte ». Des images de ce document de 11 pages

sont présentées aux figures 3 et 4. Poursuivant la tangente du professionnalisme prise par le

premier document promotionnel présenté, on remarque tout de même des changements

importants dans la forme et le contenu qui seront discutés ci-dessous.

Message iconique dénoté

Les photographies en vert et blanc des années 70 ont été délaissées pour faire place à des

dessins aux couleurs vives et au graphisme soigné. Ces dessins reproduisent des hommes et

des femmes vêtus d’un tailleur, d’une chemise et cravate ou encore d’un complet. En les

examinant plus en détail, on remarque également de nombreux objets relatifs à un

environnement de bureau tels que le porte-document (figure 3), les papiers et crayons

(figures 3 et 4) et le téléphone (figures 3 et 4). Plusieurs personnages sont représentés dans

un contexte de communication. Par exemple, à la figure 3, un homme donne une poignée

de main alors qu’un autre discute au téléphone. À l’intérieur des pages du document,

plusieurs dessins illustrent des personnages en réunion (figure 4). Comme le souligne

Barthes (1964, p. 6) : « la dénotation du dessin est moins pure que la dénotation

Page 56: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

38

photographique, car il n'y a jamais de dessin sans style […] la “facture” d’un dessin

constitue déjà une connotation ». Il est donc difficile d’analyser un dessin sans y voir de

message symbolique. Les prochaines lignes permettront de s’attarder au sens connoté de

ces illustrations.

Figure 3 - Couverture du document de 1980

Message iconique connoté

L’habillement des personnages tout comme certains objets tels que les papiers, crayons et

porte-documents semblent faire référence à un professionnel du milieu des affaires.

Cependant, sans porter attention au texte, il est difficile de détecter que le document porte

sur les comptables agréés. En effet, aucun indice dans les illustrations ne rappelle les

aspects chiffrés, éthiques et réglementés de la profession. Par exemple, il n’y a ni

calculatrice, ni diplôme, ni manuel de référence comme c’était le cas dans le document

publicitaire des années 70. Bien que les vêtements d’aspect classique et traditionnel ainsi

Page 57: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

39

que le graphisme soigné des dessins rappellent le professionnel sérieux, traditionnel et

crédible (Rafaeli & Pratt, 1993), certains signes comme la poignée de main (figure 3), la

réunion en groupe ou la discussion au téléphone (figures 3 et 4) réfèrent plutôt à un

professionnel sociable, ayant de l’entregent. Barthes (1985, p. 253) mentionne d’ailleurs

que le téléphone évoque une personne qui a besoin d’avoir des contacts dans sa profession

et Davison (2010, p. 173) soutient que le portrait de groupe souligne l’importance des

relations d’un individu avec les autres. Le comptable agréé est ainsi à la fois symbolisé

comme un professionnel d’affaires sérieux de par les vêtements portés, et à la fois comme

un professionnel communicatif et ouvert de par les attitudes des personnages et le contexte

dans lequel ils sont dessinés. L’utilisation de couleurs vives ne vient que renforcer l’image

d’une profession conviviale (Jeacle, 2008).

Figure 4 - Dessins du document de 1980

Page 58: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

40

Message linguistique

Les différentes facettes du comptable agréé que l’on retrouve dans les messages iconiques

refont surface dans le texte. Le message linguistique vient effectivement ancrer le sens

précédemment trouvé aux images en plus d’y ajouter de la signification (Barthes, 1964).

Par exemple, l’extrait qui suit confirme la présence du professionnel à la fois sérieux et

sociable :

L’étudiant se demande parfois s’il a la vocation. Voici des indices : s’il aime

juger en fonction de critères rigoureux, s’il aime travailler avec précision, s’il

aime s’organiser et contrôler le travail d’équipe, s’il aime les contacts humains,

s’il aime convaincre les gens, son tempérament correspond au profil du

comptable agréé. Sur le plan des aptitudes intellectuelles, la profession est

exigeante. Elle requiert, on ne s’en surprendra pas, une intelligence et un talent

mathématique nettement supérieurs à la moyenne. (p. 11)

L’utilisation du terme « vocation » est un indice clair de la logique professionnelle du

comptable. Comme le souligne Hall (1968, p. 93) : « [A sense of calling to the field]

reflects the dedication of the professional to his work and the feeling that he would

probably want to do the work even if fewer extrinsic rewards were available. » Les termes

« rigoureux », « aptitudes intellectuelles » et « talent mathématique » renforcent également

l’idée du comptable agréé comme étant un professionnel crédible, réfléchi, aux

compétences supérieures alors que ceux de « contacts humains » et « travail en équipe »

évoquent plutôt le professionnel communicatif et ouvert aux autres. Le texte fait également

référence au rôle social du comptable agréé, un rôle qui ne transparaissait pas dans les

illustrations :

Le comptable agréé est amené à jouer un rôle très actif dans le milieu où il vit.

(p. 1)

L’exercice exclusif de la comptabilité publique et de la vérification constitue

une responsabilité sociale déléguée au comptable agréé par la loi et à laquelle

correspond une éthique professionnelle extrêmement rigoureuse. (p. 1)

À cet aspect social de la profession s’ajoute également l’aspect « conseiller » du comptable

agréé qui était décelable dans les dessins, notamment par les signes tels que la poignée de

main ou la discussion téléphonique :

Engagé dans le processus de prise de décision, le comptable agréé collabore de

façon suivie avec banquiers, avocats, conseillers en administration. (p. 1)

Le domaine comptable s’est étendu […] pour devenir une base fondamentale de

la prise de décision. (p. 2)

Page 59: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

41

La répétition des mots « prise de décision » accentue l’importance du rôle décisionnel du

comptable agréé en y ajoutant de l’emphase et de la mémorabilité (Barthes, 1985).

Cependant, ce côté « homme d’affaires » de la profession est nuancé par ailleurs dans le

texte, comme le montre cet extrait :

De simple vérificateur, le comptable agréé s’est transformé en expert-conseil,

non seulement en matière de fiscalité mais en tout ce qui relève de la gestion

scientifique des affaires. Le comptable agréé moderne est un homme d’affaires;

la comptabilité demeurant, cela va de soi, son outil privilégié. (p. 3)

Les termes « expert-conseil » et « hommes d’affaires » côtoient « gestion scientifique des

affaires » et « comptabilité » ce qui a pour effet de tempérer la dimension de conseiller du

professionnel comptable. En effet, on rappelle ainsi l’importance de la comptabilité et des

chiffres pour jouer ce rôle de conseiller. Finalement, le texte souligne la rigueur, l’éthique

et les aptitudes supérieures qui ont fait la réputation de la profession en plus d’y ajouter la

facette de conseiller et d’homme d’affaires.

Message global

Le texte et les images, considérés conjointement, permettent de mettre en évidence deux

aspects de la profession CA. La profession rigoureuse et à la responsabilité sociale dont il

était question dans les années 70 demeure, mais elle fait également place aux côtés

sociable, homme d’affaires et conseiller. Il semble donc y avoir une transformation d’une

culture professionnelle sociale à une culture professionnelle sociale et d’affaires, un peu

comme si l’on assistait à la création d’une hydre à deux têtes.

Conclusion

Le document publicitaire témoigne du débat intra-professionnel qui sévit au sein de la

profession CA dans les années 1980. En effet, ses messages soulignent la nécessité d’être

un conseiller d’affaires, rôle préconisé par les grands cabinets comptables, en plus de

rappeler l’intégrité, le professionnalisme et la crédibilité propre aux CA, valeurs et

principes que cherchent à véhiculer les représentants de la profession. En se faisant le reflet

de la dualité des intérêts et de l’hétérogénéité au sein de la profession CA, ce document

nous renseigne également quant à la tangente prise par les gardiens du temple au sein de la

profession. En dépit d’une certaine préoccupation pour le professionnalisme et les activités

plus traditionnelles du comptable, les messages contenus dans ce document publicitaire

Page 60: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

42

laissent croire que les services consultatifs sont désormais partie intégrante de ce qu’est et

ce que fait un CA; la profession se trouve ainsi à entériner le nouveau rôle de conseiller

d’affaires du CA proposé par les grands cabinets. Ce document promotionnel est donc à la

fois le reflet des débats au sein de la profession et l’entérinement de l’amorce de la nouvelle

direction prise par la profession. En somme, en plus de faire ressortir la logique dualiste au

sein de la profession, ce document publicitaire rappelle que le CA est responsable

socialement tout en soulignant un nouvel aspect, son côté de conseiller d’affaires sociable.

1990 – Le professionnel cosmopolite

L’intérêt pour le CA en tant que conseiller d’affaires et professionnel multidisciplinaire

apparu dans la dernière décennie ne connaît aucun ralentissement dans les années 1990

(Greenwood et al., 2002; Zeff, 2003). Bien au contraire, la multidisciplinarité prend de plus

en plus d’ampleur au sein de la profession et les priorités des CA se transforment,

préconisant alors la croissance des revenus et la rentabilité à la protection du public

(Hanlon, 1994; Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004). La profession ne cherche plus

seulement à élargir ses champs d’activités, mais également à s’internationaliser. Cette

internationalisation se perçoit d’abord chez les grands cabinets qui sont devenus ni plus ni

moins que des multinationales (Suddaby et al., 2007) cherchant à investir de nouveaux

marchés dans tous les coins du monde (Cooper et al., 1998), et ensuite dans la mise en

place de normes comptables internationales. Ainsi, au début des années 1990, l’ICCA met

en place un groupe de travail, le Task Force on Standard Setting (TFOSS), qui s’intéresse

aux stratégies de normalisation comptable. Le TFOSS publie un rapport en 1998

recommandant l’harmonisation et la convergence des normes comptables canadiennes avec

les normes internationales afin de s’ouvrir davantage sur le monde et d’accroître la position

de la profession CA canadienne au niveau international (ICCA, 1998). La

multidisciplinarité et l’internationalisation de la profession teintent le document

promotionnel publié par l’OCAQ en 1990 intitulé « Au cœur de l’action » (figures 5 et 6).

Ce document de 5 pages, marquant entre autres le passage d’une profession active dans son

milieu de vie à une profession internationale et ouverte sur le monde, sera analysé plus en

détail dans les lignes qui suivent.

Page 61: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

43

Figure 5 - Couverture du document de 1990

Message iconique dénoté

Contrairement aux documents précédents, il n’y a ni photographie ni aucune autre

représentation du professionnel. Il n’y a en fait qu’une seule et unique image : l’esquisse

d’un globe terrestre. Les illustrations colorées au graphisme soigné des années 80 ont cédé

leur place à un dessin bicolore, rouge et gris, aux traits grossiers. La dénotation ne pouvant

nous en apprendre davantage, car un dessin « même dénoté, est un message codé »

(Barthes, 1964, p. 5), passons plutôt à l’analyse symbolique de cette image.

Page 62: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

44

Figure 6 - Dessin du document de 1990

Message iconique connoté

Le choix de ne présenter qu’une seule image a, en soi, une connotation. L’absence de

présences humaines permet de s’éloigner des significations que peuvent prendre

l’habillement, la posture, les attitudes des personnes, mais plutôt d’évoquer plus

subtilement ce qu’est la profession. Le dessin du globe terrestre met au premier plan la

figure visuelle de Barthes (1985) de la métonymie qui apporte une signification par

glissement de sens. Le globe terrestre peut prendre plusieurs sens selon le contexte. Dans le

cas présent, comme il est question d’un document publicitaire pour la profession CA, il

peut être perçu comme un symbole des perspectives de carrières internationales et de la

mondialisation de l’économie. On peut donc penser que le globe terrestre signifie

l’internationalisation de la profession. La prédominance de gris et l’absence de couleurs

vives peuvent être interprétées comme symbolisant le côté traditionnel et conservateur du

comptable agréé alors que l’ajout de touches de rouge au dessin en couverture (figure 5)

projette une image plus dynamique et énergique de la profession (Davison, 2011; Jeacle,

2008). Le message symbolique qui en ressort est celui d’une profession active, en pleine

expansion et ouverte sur le monde, une profession d’envergure.

Page 63: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

45

Message linguistique

Le message iconique n’étant que peu bavard à lui seul, il faudra donc s’appuyer sur la

fonction de relais du texte pour y ajouter de l’ordre et des significations (Barthes, 1964). Le

message principal évoqué dans le texte est celui de l’ouverture de la profession tant sur le

plan des secteurs d’activités que sur le plan géographique, ce qui rappelle le message

iconique :

Les lettres C.A. vous permettent de réaliser vos ambitions, quel que soit le

secteur où vous souhaitez vous diriger : la vérification et la consultation en

cabinet-conseil, les affaires, l’administration publique, la recherche ou

l’enseignement. (p. 1)

Les comptables agréés en entreprise sont présents dans tous les secteurs de

l’économie : de l’aéronautique à l’agriculture, des institutions financières aux

stations de ski. (p. 3)

Dans un contexte de mondialisation de l’économie, la profession de comptable

agréé ouvre des perspectives de carrière à l’échelle nationale et internationale.

En effet, le comptable agréé peut travailler auprès de clients situés aux quatre

coins du monde puisque beaucoup de cabinets de comptables agréés sont

affiliés à des bureaux internationaux. (p. 5)

L’énumération de divers secteurs d’activités souligne la multidisciplinarité de la profession

alors que les termes « mondialisation » et « carrière internationale » renforcent la

signification donnée au globe terrestre, soit celle d’une profession ouverte sur le monde. Le

message linguistique vient également mettre l’accent sur le rôle de conseiller du comptable

agréé :

Comptable agréé, un conseiller de premier choix au cœur de l’action… (sous-

titre, p. 1)

Dynamique et diversifiée, ayant comme base la vérification, [la profession de

comptable agréé] intègre harmonieusement les technologies nouvelles tout en

mettant l’accent sur les services-conseils à l’entreprise […] (p. 1)

Le comptable agréé est le premier conseiller de l’entreprise. (p. 2)

Conseiller de premier choix des gens d’affaires […], le comptable agréé est

appelé à trouver des solutions innovatrices aux problèmes de financement, de

gestion financière, de fiscalité, d’informatique – bref, de tout ce qui touche

directement ou indirectement l’activité économique des entreprises, des

particuliers et même des gouvernements. (p. 2)

La répétition du terme « conseiller » ou « conseil » met l’accent (Barthes, 1985) sur

l’importance accordée à ce rôle au sein de la profession CA. Les termes « dynamique » et

Page 64: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

46

« au cœur de l’action », qu’on retrouve aussi dans le titre, évoquent quant à eux le côté actif

de la profession. Le texte prend également soin de souligner les qualités qui ont fait la

réputation de la profession CA : « […] les lettre C.A. sont reconnues partout comme un

symbole de crédibilité et de rigueur. » (p. 1) Sans y mettre autant l’accent que les

documents publicitaires des années précédentes, on évoque tout de même la rigueur

nécessaire pour obtenir le titre de comptable agréé.

Message global

Si le comptable agréé en tant que conseiller d’affaires avait fait une percée dans le

document publicitaire des années 80, il prend maintenant une place prépondérante dans le

message véhiculé dans ce document du début des années 90. Le grand absent de ce message

est le professionnel ayant une responsabilité sociale. Ni l’image, ni le texte, ni leurs

significations superposées ne réfèrent au rôle social du comptable agréé. La place est plutôt

prise par un discours sur la multidisciplinarité et les possibilités de carrières internationales.

Cependant, la rigueur et la crédibilité semblent encore avoir une place relativement

importante au sein de la profession. Sans être en complète discontinuité avec le discours

des années 80, la culture professionnelle qui transparaît dans ce document publicitaire est

d’abord celle du conseiller d’affaires travaillant dans de multiples secteurs d’activités et aux

quatre coins du monde et ensuite, dans une moindre mesure, celle du professionnel crédible

et rigoureux.

Conclusion

Ce document publicitaire reflète les enjeux de multidisciplinarité et d’internationalisation

qui ont cours dans les années 1990 ainsi que le déplacement du rôle social du CA vers celui

de conseiller d’affaires. La tangente que semblait prendre la profession dans le document

publicitaire de 1980 en entérinant le rôle de conseiller d’affaires semble se confirmer dans

le présent document puisque la profession évacue toute référence à la responsabilité sociale,

s’attardant plutôt au rôle de conseiller d’affaires international. Par les messages contenus

dans les documents publicitaires des années 1980 et 1990, l’OCAQ semble participer à la

construction et à la diffusion de l’image d’un professionnel cosmopolite. Encore une fois, le

document publicitaire est en accord avec la littérature environnante qui met en avant-plan la

consolidation de la logique commerciale au sein de la profession. Le document publicitaire

Page 65: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

47

met carrément l’accent sur le CA conseiller d’affaires, multidisciplinaire et cosmopolite –

reléguant en arrière-plan le rôle classique du CA intègre et rigoureux.

2000 – Le conseiller d’affaires

Le passage d’une logique professionnelle à une logique commerciale semble connaître son

apogée au début des années 2000. Au sein de la littérature, on avance que la

multidisciplinarité, maintenant omniprésente au sein du champ, serait à l’origine d’une

érosion significative des valeurs professionnelles et du passage à des valeurs plus

mercantiles (Gendron & Suddaby, 2004; Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004). Cette

mouvance commercialiste est d’autant plus évidente chez les grands cabinets comptables

qui cherchent de plus en plus à accroître leur profits en offrant différentes gammes de

services dont des services de consultation de gestion (Robson et al., 2007; Suddaby et al.,

2007). Ces cabinets voient d’ailleurs leurs revenus monter en flèche au début de l’an 2000

en grande partie grâce aux services de consultation qui représentent alors, en moyenne,

49% de leurs revenus en 1999 comparativement à 30% et 21% pour l’audit et la fiscalité

respectivement (Robson et al., 2007; Suddaby et al., 2007). Le commercialisme est devenu,

à cette époque, une composante significative de ce qu’est et ce que fait un CA (Malsch &

Gendron, 2013). Le document publicitaire produit par l’OCAQ à l’aube du nouveau

millénaire, ayant pour titre « Ça compte pour moi », présente cet aspect plus

« commercial » du CA en mettant à l’avant-plan un professionnel d’affaires, dynamique,

jeune et actif. Les figures 7 à 9 présentent des images de ce feuillet promotionnel de neuf

pages.

Message iconique dénoté

Si la sobriété et la simplicité caractérisaient les images du document publicitaire du début

des années 90, il en est tout autrement pour celui-ci. Le document comporte en effet un

graphique en plus de plusieurs photographies. Celle en couverture (figure 7) met en scène

deux jeunes personnes, un homme et une femme, aux visages très expressifs et à l’attitude

dynamique, aux vêtements décontractés ce qui est contrasté par le fini noir et blanc de

l’image. À l’intérieur (figure 8) sont présentées des photographies couleurs de CA, hommes

et femmes, vêtus de tailleur, chemise et cravate ou complet. Le décor dans lequel les photos

ont été prises varie d’une photographie à l’autre. Dans l’une d’entre elles, les protagonistes

Page 66: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

48

sont entourés de boîtes en carton et d’une paire de patins à roues alignées alors que dans

une autre ils sont assis autour d’une table encombrée de verres et de papiers, à boire une

bière ou un café. Certaines photos sont plutôt prises dans un environnement bureaucratique.

Notamment, l’une présente un homme au téléphone, face à un ordinateur, dossier et crayon

en main et une autre montre un groupe de trois personnes souriantes devant un écran

d’ordinateur (figure 8). Le document contient également un graphique à barres présentant le

revenu moyen des CA selon le secteur d’activités (figure 9). L’arrière-plan de chaque page

est composé d’un subtil mélange de noir et de couleurs vives (jaune, rouge, mauve, orange

et vert).

Figure 7 - Couverture du document de 2000

Page 67: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

49

Figure 8 - Photographies du document de 2000

Message iconique connoté

Toutes les images discutées ci-dessus sont riches en connotations. Par exemple, la

photographie en couverture (figure 7) de jeunes à l’attitude dynamique représente l’aspect

actif, énergique et jeune de la profession. Le dynamisme qui se dégage de ces images

marque une rupture très forte par rapport à la logique professionnelle. En effet, le

professionnel est généralement tenu, de par un code d’éthique, à se comporter de façon

acceptable en tout temps (Empson, 2004; Hall, 1968). Or, les photographies de jeunes aux

visages très expressifs en couverture (figure 7) ou encore de personnes prenant un verre de

bière à la figure 8 s’éloignent du comportement posé des décennies précédentes. La

présence de boîtes de déménagement et de patins à roues alignées (figure 8) ainsi que

l’utilisation de couleurs vives renforcent également cette image d’individus dynamiques,

actifs et souvent en déplacement (Jeacle, 2008). Le fait que toutes les photos soient prises

dans un contexte de communication en groupe ou au téléphone souligne le côté sociable et

l’entregent des comptables agréés (Barthes, 1985; Davison, 2010). La multiplicité des

décors évoque également l’idée de multidisciplinarité de la profession. Seuls les vêtements

classiques et l’ajout de quelques objets comme le téléphone, les papiers et crayons

Page 68: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

50

rappellent le contexte du professionnel du milieu des affaires. L’utilisation de l’ordinateur

(figure 8), une première dans les documents publicitaires, vient évoquer la modernité du

travail réalisé par les gens en cabinet. Le graphique des revenus moyens par secteur

d’activités (figure 9) peut quant à lui être interprété à la fois comme un symbole par

métonymie (Barthes, 1985) de l’importance de l’argent pour les CA et de la

multidisciplinarité de la profession. Il est également intéressant de noter qu’en mettant

l’accent sur le revenu moyen plutôt que le revenu médian, on se trouve ainsi à utiliser une

technique de rhétorique qui se trouve vraisemblablement à accroître la rémunération

« typique » au sein du champ, donc à offrir une représentation d’une carrière à la

rémunération très (ou trop) avantageuse.

Figure 9 - Graphique du revenu moyen du document de 2000

Page 69: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

51

Message linguistique

Bien que les messages iconiques nous en disent déjà beaucoup sur le contenu du document

publicitaire, l’enchevêtrement du texte aux images permet un ancrage intellectuel à leurs

significations (Barthes, 1964). Le message linguistique peut être regroupé sous quatre

grandes thématiques : la multidisciplinarité, le dynamisme de la profession, le rôle de

conseiller joué par le CA et la rémunération avantageuse. Le caractère multidisciplinaire de

la profession et son ouverture sur plusieurs secteurs d’activités sont soulignés à de

nombreuses reprises dans le texte :

Devenir comptable agréé, c’est se donner le pouvoir de décider, c’est multiplier

les options pour choisir l’emploi désiré dans le secteur d’activité de son choix.

(p. 1)

Choisir la carrière de CA, c’est s’offrir un monde de possibilités! (p. 1)

Les comptables agréés sont présents partout. Ce sont des professionnels de tête,

de cœur et d’action, et le monde s’ouvre à eux. La profession de comptable

agréé permet aux candidats de réaliser leurs plus grandes ambitions. (p. 6)

Le titre de CA représente la clé qui ouvre les portes d’une multitude de

possibilités de carrière. C’est un tremplin pour l’avenir qui dépasse le domaine

de la comptabilité. (p. 7)

Les termes « multiplier les options » ou encore « un monde de possibilités » renforcent ce

que connotaient les images par la multiplicité des décors, soit l’ouverture de la profession

sur divers champs d’activités et sa présence dans de nombreux secteurs. Le texte permet

également de fixer l’image dynamique et énergique de la profession que cherchaient à offrir

les photographies :

« J’ai choisi de devenir CA parce que je voulais faire partie d’une profession

dynamique et remplie de défis qui m’offrirait différentes possibilités de

carrières enrichissantes. » (extrait d’un commentaire d’un CA, p. 7)

Vous croyez qu’un comptable agréé est quelqu’un d’ennuyeux, qui passe ses

journées derrière un bureau à compiler des colonnes de chiffres? Détrompez-

vous! Constatez à quel point il est passionnant de faire partie d’une profession

aussi stimulante et valorisante que celle de comptable agréé. (p. 8)

En citant un CA qui qualifie la profession de « dynamique et remplie de défis », le message

linguistique utilise une stratégie de rhétorique visant à bien démontrer qu’on ne parle plus

ici de suppositions – mais d’un commentaire réel d’un professionnel. L’opposition entre

« ennuyeux » et « stimulante » pour qualifier le travail d’un CA peut être interprétée

comme un signal d’une transformation au sein de la profession, du passage d’une

Page 70: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

52

profession traditionnelle et conservatrice à une profession dynamique et active. Le rôle de

conseiller du comptable agréé dont il avait été question dans les documents des années 80

et 90 est également discuté ici :

Dans le cas des décisions d’affaires, les choix sont plus complexes et

demandent plus de connaissances. C’est là que le comptable agréé entre en jeu!

Par ses compétences et ses habiletés interpersonnelles, il s’impose dans tous les

milieux comme conseiller, décideur ou entrepreneur. (p. 7)

Cette vue d’ensemble fait du CA un conseiller de premier choix pour

l’entreprise. (p. 4)

Tout comme on l’avait fait dans les documents promotionnels précédents, la répétition du

terme « conseiller » met l’accent (Barthes, 1985) sur la prédominance de ce rôle spécifique

du comptable agréé. Finalement, comme le laissait présager le graphique des revenus

moyens, le texte renforce l’importance de l’argent et de la rémunération élevée pour les

professionnels CA :

Les revenus des CA se comparent avantageusement à ceux des membres des

autres professions. (p. 2)

La profession est la seule à offrir un stage rémunéré à ses candidats. (p. 2)

Revenus avantageux, stage rémunéré, ces mots laissent entrevoir le côté capitaliste et

mercantile de la profession.

Message global

Si le document des années 90 semblait prendre une tangente claire vers une culture

professionnelle de conseiller d’affaires, cette tangente est d’autant plus marquée dans ce

document publicitaire de l’an 2000. En effet, les mots et les images s’entremêlent pour

laisser transparaître le rôle de professionnel d’affaires du comptable agréé (Carnegie &

Napier, 2010). Responsabilité sociale, rigueur, crédibilité, objectivité, compétences

supérieures, tous ces qualificatifs qui ont forgé l’image de la profession au cours des

décennies 70 et 80 ont été ignorés pour plutôt mettre en évidence les aspects dynamique,

énergique, actif et jeune. De plus, l’importance accordée à la rémunération laisse entrevoir

plus clairement la facette mercantile de la profession. Poursuivant dans la lignée des années

90, la culture qui transparaît de ce document publicitaire est celle d’une profession où le

dynamisme est de mise et où le rôle de conseiller d’affaires communicatif est prépondérant.

Page 71: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

53

Conclusion

Ce document publicitaire constitue le reflet d’une culture commerciale de plus en plus

dominatrice au sein du champ. On y rappelle la multidisciplinarité de la profession et le

rôle de conseiller d’affaires du CA. En outre, et de façon très importante, ce document

ouvre une brèche sur l’acceptabilité des intérêts mercantiles en présentant un graphique des

revenus moyens des CA. Encore une fois, il s’agit d’une rupture fondamentale avec la

vocation au cœur de la logique professionnelle, celle où l’individu voue un tel dévouement

à son travail qu’il serait sans doute prêt à le faire même si sa rémunération se voyait

diminuée (Hall, 1968). En mettant ainsi à l’avant-plan la rémunération, l’Ordre semble

confirmer son importance au sein des priorités de ses membres. Ce n’est peut-être pas un

hasard si quelques années à peine après la parution de ce document en 2000, des membres

ont demandé la mise en place d’un sondage sur la rémunération pour négocier leurs

salaires. En effet, en octobre 2002, l’ICCA réalise pour la première fois un sondage sur la

rémunération de ses membres. Cette initiative fait apparemment suite aux demandes

formulées par des membres désireux d’obtenir des informations comparatives sur les

salaires en vue de les guider dans leurs négociations salariales (ICCA, 2002) – ce qui

démontre, sous une nouvelle forme, la préséance de valeurs mercantiles.

Le document publicitaire de 2000 nous présente également un côté jeune et dynamique du

CA, aspect peu abordé par la littérature. Certains pourraient dire qu’il ne s’agit là que de

tactiques de marketing pour attirer les jeunes au sein de la profession, mais mon analyse

montre que cette représentation du CA comme un professionnel dynamique s’inscrit dans la

mouvance de la culture des comptables agréés.

2003 – Le multiprofessionnel

Dès 2001, la profession CA connaît plusieurs secousses majeures. Par secousses, j’entends

évidemment les nombreux scandales financiers, baptisés par certains Enron et al., qui ont

fortement ébranlé la profession. Les professionnels CA ne semblent pas rester indifférents

face à ces scandales. Une étude réalisée par Suddaby et al. (2009) en 2002-2003 auprès de

comptables agréés canadiens avance que la relation douteuse entre Arthur Andersen et

Enron aurait entraîné une ère d’autocritique au sein de la profession. Cependant, la

prédominance des valeurs commerciales ne semble pas avoir été étouffée par les scandales

Page 72: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

54

financiers. Comme le soulignent Sweeney et McGarry (2011, p. 328) : « It would have

been expected that the shock arising from the collapse of Arthur Andersen would have

provided a constraint [to commercialism] but this does not appear to have been the case. ».

Au contraire, le champ connaîtrait une croissance de la logique commerciale et ce, même

après les scandales (Suddaby et al., 2009; Wyatt, 2004). Néanmoins, devant l’ampleur des

événements et les risques d’atteinte à la réputation de la profession, l’OCAQ s’est

probablement senti obligé d’adopter un ton plus sobre dans son document publicitaire de

neuf pages de 2003 intitulé « Je ne serai pas un numéro » (figures 10 à 12). Je discuterai

plus longuement de ce changement de ton dans les prochaines lignes.

Figure 10 - Couverture du document de 2003

Page 73: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

55

Figure 11 - Photographies du document de 2003

Message iconique dénoté

Photographies et dessins font partie prenante de ce document publicitaire. En couverture

(figure 10), on y présente, en premier plan, une photo à effet dessin d’un homme vêtu d’une

chemise propre et d’un pantalon et, en arrière-plan, un groupe de personnes formé

d’hommes et de femmes. Les pages intérieures affichent également des photos à effet

dessin de CA (figure 11), hommes et femmes, de différentes cultures et de différents âges.

Les vêtements portés passent du complet-cravate, tailleur-pantalon au style plus décontracté

d’une chemise déboutonnée ou encore d’un polo. En arrière-fond de chacune de ces images

sont présentés différents dessins : sièges de concert, édifices à bureau, chandail, espadrille,

cathédrale, pylône électrique et ordinateurs portables. De plus, deux dessins imagent les

pages du document (figure 12), celle d’un homme tenant dans ses mains un globe terrestre

Page 74: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

56

et celle d’un autre homme tirant une valise. Des teintes pastel de rouge, de vert, de jaune et

de mauve complètent le décor.

Figure 12 - Dessins du document de 2003

Message iconique connoté

Si la dénotation a permis d’analyser les images avec objectivité, l’analyse du message

connoté permettra d’en faire ressortir la symbolique (Barthes, 1964). C’est sous le signe de

la multiplicité que s’inscrivent les différentes images : multiplicité des styles

vestimentaires, multiplicité des âges, des cultures et des sexes représentés, multiplicité des

dessins, multiplicité des couleurs. Cette diversité au sein des images présentées souligne la

multidisciplinarité de la profession et les différents secteurs d’activités où un CA peut

exercer. Tandis que l’hétérogénéité des styles vestimentaires peut aussi être interprétée

comme un signe du dynamisme et de la créativité de la profession (Davison, 2010), la

prédominance de vêtements classiques tels que le tailleur-pantalon ou encore le complet

rappellent le sérieux et le professionnalisme des comptables agréés (Rafaeli & Pratt, 1993).

Quant à eux, les dessins du globe terrestre et de la valise évoquent, par glissement de sens

(Barthes, 1964), les voyages d’affaires, l’internationalisation de la profession et son

ouverture sur le monde.

Page 75: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

57

Message linguistique

Le message linguistique permet de confirmer et d’ancrer le sens donné aux images

(Barthes, 1964) en ce qu’il reprend les doubles facettes du CA discutées dans le message

iconique. En effet, dès les premières pages, les mots rappellent l’aspect sérieux et crédible

de la profession tout comme son côté dynamique et décideur du monde des affaires :

Le titre de CA est synonyme de crédibilité et de compétence. L’obtention du

titre te permettra de devenir un professionnel respecté et de canaliser toute ton

énergie et ta passion dans une carrière que tu auras toi-même choisie et où tu

pourras jouer un rôle dynamique et constructif. (p. 2)

En tant que CA, tu seras un décideur et un conseiller privilégié, respecté par ta

maîtrise approfondie du monde des affaires, ton expérience, ton intégrité et ta

capacité d’analyser des situations et de concevoir des solutions. Les CA ont à

cœur la protection de l’intérêt public. L’indépendance et l’objectivité

caractérisent la profession depuis toujours, et les CA se trouvent au tout premier

rang de ceux qui veillent à ce que notre système financier réponde aux normes

les plus élevées. (p. 3)

Les termes « crédibilité », « compétence », « intégrité » et « indépendance » côtoient ceux

de « dynamique », « décideur » et « conseiller » ce qui signale la dualité entre les logiques

professionnelles et commerciales au sein du champ. Des citations de propos tenus par de

supposés vrais comptables agréés renforcent cette idée d’une présence de deux côtés de la

profession :

Ian Clarke, CA : « Si tu n’es pas crédible et honnête, tu réduis rapidement tes

chances de réussir [dans la profession]. » (p. 5)

Carol Wilding, CA : « Le titre de CA te donne de la crédibilité et prouve que tu

as les compétences. » (p. 6)

Leon Goren, CA : « Le titre de CA est un titre formidable pour réussir dans le

monde des affaires. » (p. 6)

Marie Sophie Paquin, CA : « Le titre de CA est le passe-partout pour le monde

des affaires. » (p. 9)

Ces commentaires provenant de quatre CA distincts soulignent à la fois la crédibilité et les

compétences nécessaires pour entrer dans la profession ainsi que les débouchés au sein du

monde des affaires que permet l’obtention du titre. Ce dernier aspect n’est pas sans rappeler

la multidisciplinarité de la profession, élément majeur ressortant du message iconique

connoté. Le texte met d’ailleurs clairement l’accent sur cet aspect multidisciplinaire comme

en font foi ces extraits :

Page 76: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

58

Les CA sont recherchés partout! Partout au Canada et à travers le monde, ils

s’imposent comme des décideurs de premier plan dans des entreprises

performantes de toute taille et de toute nature. (p. 2)

Une diversité de carrières s’offre à toi. (p. 3)

Le titre CA étant reconnu mondialement, il s’agit de la meilleure porte d’entrée

pour accéder à une carrière ouverte sur une économie mondialisée. Les CA sont

respectés partout dans le monde pour la rigueur de leurs normes

professionnelles. En fait, les CA canadiens sont à l’œuvre dans plus de 100

pays et ceux qui sont en poste au Canada voyagent régulièrement à travers le

monde dans le cadre de leur travail. (p. 4)

Ces mots mettent en évidence les multiples possibilités de carrières tant du point de vue

géographique que du point de vue secteurs d’activités. La diversité des activités au sein du

champ, telles que présentées dans le document, souligne également cet aspect. Ainsi, on y

présente dix CA œuvrant dans des milieux distincts. On peut notamment prendre

connaissance que l’un d’entre eux est vice-président au sein d’une compagnie publique (p.

5), une est associée au sein d’un cabinet comptable (p. 7) alors qu’une autre est sous-

ministre adjointe au sein de la fonction publique canadienne (p. 8). Tout comme on pouvait

le percevoir dans le message iconique, la dualité de la profession CA se retrouve au cœur

du message linguistique.

Message global

La facette de conseiller dynamique, énergique et actif de la profession sur laquelle était axé

le document de l’an 2000 a été atténuée de par la réintroduction des aspects rigoureux,

objectif et intègre du comptable agréé, aspects qui ont caractérisé la profession au cours des

années 70 et 80. L’absence de référence à la rémunération avantageuse du CA montre aussi

que le côté mercantile est moins présent. La culture du professionnel dynamique et décideur

qui semblait être le lot dans la première année du nouveau millénaire a plutôt cédé la place

à une culture plus nuancée où le dynamisme est apprécié, mais où la rigueur et l’intégrité ne

sont pas mises dans l’ombre. C’est comme si l’Ordre et la profession avaient décidé de se

replier, tout au moins temporairement, en ce qui concerne l’entreprise de promotion à

grande vitesse du mercantilisme.

Page 77: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

59

Conclusion

Le changement de ton observé dans ce document publicitaire – avec la réintégration de

termes tels que rigueur et intégrité qui avaient été évacués des messages en 2000 – semble

témoigner d’un désir, plus ou moins temporaire, de la profession de revenir à des valeurs

plus traditionnelles. Certes, ce changement de ton peut être interprété comme un signe de

l’autocritique de la profession suite aux scandales financiers. Cependant, on peut se

demander si le retour aux valeurs traditionnelles de la profession n’est pas qu’un passage

(temporaire) obligé, stratégiquement parlant, en raison des scandales financiers – alors que

le processus de changement vers une culture plus commercialiste est déjà bien amorcé. Le

document publicitaire présente une relation harmonieuse entre deux logiques pourtant

relativement contradictoires, où les valeurs traditionnelles d’intégrité et de rigueur

cohabitent avec les valeurs mercantiles du conseiller d’affaires. De plus, ses messages

confirment la nouvelle facette dynamique du membre de l’Ordre.

2007 – Le conseiller d’affaires performant

L’autocritique au sein de la profession découlant des scandales financiers n’est que de

courte durée. Bien qu’on ait pu s’attendre au retour d’un équilibre entre la logique

professionnelle et la logique commerciale suite aux scandales et à l’effondrement d’Arthur

Andersen (Gendron, 2002), le commercialisme semble, au contraire, de plus en plus

répandu au sein du champ. Par exemple, les ex-associés et employés d’Andersen

interviewés par Gendron et Spira (2010) soutiennent que l’orientation commerciale au sein

des cabinets est encore plus forte, après la débâcle Enron, qu’elle ne l’était chez Andersen.

Hormis pour se légitimer dans certaines arènes publiques, les aspects traditionnels de la

profession prônant la rigueur et l’objectivité sont rapidement délaissés au profit de valeurs

commerciales où la poursuite du gain matériel et de compétences en services de

consultation de gestion est privilégiée (Malsch & Gendron, 2013). Les attributs autrefois

utilisés pour qualifier la profession tels que les connaissances de pointe et la rigueur du

travail accompli sont maintenant fréquemment laissés dans l’ombre – au profit d’attributs

tels que le style, le dynamisme et la réussite financière (Empson, 2004). Cette

transformation transparaît dans les pratiques de l’ICCA qui, en 2004, met sur pied un

groupe de travail sur la planification stratégique ayant pour objectif d’inculquer une

nouvelle vision au sein de la profession, soit de faire des CA « des leaders financiers de

Page 78: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

60

confiance reconnus internationalement dans des rôles de dirigeants, de conseillers, de

fiscalistes et de certificateurs » (ICCA, 2004). Ce groupe propose diverses

recommandations pour accroître la force et promouvoir non pas la profession CA, mais la

« marque » CA.

Or, il semble bien que l’Ordre ait décidé de jouer cartes sur table pour promouvoir la

profession auprès de la clientèle étudiante. Ainsi, les recommandations du groupe de travail

de l’ICCA sur la planification stratégique se font sentir dans le format des documents

publicitaires publiés. Si l’OCAQ avait produit à l’interne les documents promotionnels

précédents, elle fait maintenant affaire avec des agences marketing pour développer ses

images publicitaires (Ouimet-Lamothe, 2008). Le graphisme s’en trouve rehaussé et les

concepts plus élaborés. Le document publicitaire produit en 2007 ayant pour titre « Les

Indispensables CA, superhéros du monde des affaires » en est un bel exemple. Des images

de ce document de 23 pages sont présentées aux figures 13 à 15. Mais derrière ce nouvel

esthétisme soigné se cache-t-il un nouveau message? C’est ce que je cherchai à observer

dans l’analyse qui suit.

Message iconique dénoté

Photographies en noir et blanc d’un jeune homme et d’une jeune femme posant devant un

décor urbain composé de gratte-ciels, sur fond jaune et orange vif; c’est ce qui ressort dès

qu’on jette un premier coup d’œil à la couverture (figure 13). L’intérieur des pages du

document publicitaire adopte la même facture. On y retrouve une multitude de clichés de

CA, hommes et femmes, adoptant des poses de mannequins devant la caméra, poses qu’on

s’attendrait à voir dans un magazine de mode (figure 14). Habillés de noir et de vêtements

fashion (souliers pointus à talons hauts, bracelets cloutés, vêtements cintrés, etc.), ils ont

tous l’air jeune et branché. Un esthétisme de bande dessinée de super héros se dégage de

ces images notamment en raison des postures adoptées et du décor présentant des gratte-

ciels sur lesquels surplombent les CA. On retrouve également deux tableaux chiffrés

présentant la rémunération moyenne selon l’âge et le poste occupé (figure 15).

Page 79: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

61

Figure 13 - Couverture du document de 2007

Message iconique connoté

Est-il nécessaire de le mentionner, toutes ces images comportent une multitude de codes

symboliques. Alors que la dénotation met en lumière les techniques publicitaires déployées

pour persuader, la connotation permet de réintroduire le message premier qui se cache

derrière les motivations commerciales (Barthes, 1985). Chaque élément présenté est donc

imprégné d’un sens connoté qui mérite d’être analysé. D’abord, attardons-nous aux

photographies des CA. Leur jeune âge, leurs vêtements branchés, leurs poses et leur

attitude assurée projettent une image de dynamisme, d’action, de jeunesse et de supériorité

de la profession (Davison, 2011; Jeacle, 2008). Le noir de leurs vêtements qui,

normalement, pourrait révéler le côté sérieux et traditionnel de la profession ne fait ici

qu’accentuer l’image d’une profession cool, branchée et dynamique. Le jaune et l’orange

Page 80: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

62

vif en arrière-plan renforcent également cette image (Jeacle, 2008). La référence aux super

héros, tant par l’esthétisme de bande dessinée que par le décor urbain et les postures

adoptées, peut être interprétée par métonymie (Barthes, 1985) comme un symbole de la

nécessité de posséder des aptitudes supérieures et d’être performant pour obtenir le titre

CA. L’image à la figure 14 d’un CA qui surplombe, voire même piétine une ville, renforce

cette image de puissance, de performance et de supériorité des CA. Les tableaux chiffrés

présentant la rémunération moyenne (figure 15) réfèrent quant à eux à l’aspect mercantile

de la profession, à l’importance que l’argent peut avoir du point de vue de super héros qui

entendent bien monnayer leurs services. À noter que, comme c’était le cas pour le

graphique de salaire présenté dans le document publicitaire de l’an 2000 (figure 9), on met

une fois de plus l’accent sur le revenu moyen plutôt que le revenu médian de manière à

mettre en exergue la rémunération très (ou trop) avantageuse du comptable super héros. Il

n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que nous sommes, dans un tel décor, aux antipodes

de la vocation au cœur de la logique professionnelle (Hall, 1968).

Figure 14 - Photographies du document de 2007

Page 81: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

63

Figure 15 - Tableaux chiffrés du document de 2007

Message linguistique

Alors que les sens connotés des images de ce document publicitaire prolifèrent, le message

linguistique qu’il contient constitue un outil qui aide à en faire l’interprétation (Barthes,

1964). Peut-être est-ce l’influence des experts en marketing qui entre en jeu mais,

contrairement aux documents des années précédentes, il suffit de lire les grands titres pour

comprendre le message principal qui est véhiculé. D’abord, le titre du document « Les

Indispensables CA, superhéros du monde des affaires » évoque les compétences et

habiletés supérieures nécessaires à l’obtention du titre ainsi que le côté performant du CA –

ce qui renforce le message véhiculé par les images. Ensuite, sous chacune des photos de

CA présentés (figure 14), on retrouve, en plus de leur nom, un surnom de super héros et

une description de leurs pouvoirs. En voici quelques exemples :

Liliane Bedrossian, CA alias Sky Commander : Leader du monde des affaires,

vole d’une réussite à l’autre (p. 1)

Kesnel Leblanc, CA alias Le Roc : Commande crédibilité et rigueur

Page 82: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

64

Christian Drolet, CA alias Consulto: Aptitudes hyper-développées en conseils

de gestion et contrôles (p. 2)

Valérie Ménard, CA alias Véga : Capacité de briller dans une foule de champs

d’expertise (p. 3)

Ces différents surnoms soulignent, d’une part, le côté conseiller et leader du CA par

l’utilisation de termes tels que « leader du monde des affaires » ou encore « conseils de

gestion». D’autre part, on intègre les termes « crédibilité et rigueur » ce qui peut, de prime

abord, rappeler le côté sérieux de la profession. Toutefois, il faut s’empresser de préciser

que la rigueur s’inscrit très bien dans le décor que l’on met en scène dans le document.

Après tout, un superhéros n’entend pas à rire.

Finalement, la description des pouvoirs de Véga souligne la multidisciplinarité de la

profession en référant à « une foule de champs d’expertise ». Les sous-titres aux

graphismes surdimensionnés par rapport au reste du texte évoquent également ces mêmes

messages de professionnels d’affaires multidisciplinaires. Par exemple, les sous-titres

« Imbattable en affaires » (p. 5) et « Deviens CA et domine le monde des affaires » (p. 19)

soulignent que le CA est un professionnel du monde des affaires performant. Les sous-titres

« Chefs de file dans leurs champs d’activités » (p. 9) et « Chef de file en entreprise » (p. 23)

réfèrent à un sentiment de supériorité de la profession CA alors que les sous-titres

« Crédibilité internationale » (p. 23) et « Champs d’expertise multiples » (p. 23) rappellent

la multidisciplinarité de la profession en plus de la crédibilité de la profession. L’aspect

plus mercantile de la profession est également évoqué par la présence de sous-titres tels que

« Un titre payant » (p. 17) ou « Stage rémunéré » (p. 23).

Message global

Le rôle du professionnel d’affaires, décideur qui avait été tempéré au début des années

2000 revient ici en force. La combinaison des images et du discours marketing laisse

entrevoir une culture axée sur la (sur)performance, sur la supériorité du CA non pas

seulement dans le secteur de la comptabilité, mais dans une multitude de disciplines. Les

qualités de rigueur, d’intégrité et d’objectivité qui avaient été ramenées à l’avant-plan dans

le document publicitaire précédant sont maintenant à l’arrière-plan, la publicité n’y faisant

référence qu’à quelques reprises. En résumé, la culture évoquée dans ce document

Page 83: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

65

promotionnel est celle d’un professionnel d’affaires, performant, jeune et dynamique, aux

valeurs mercantiles et prêt à tout écraser pour arriver à ses fins.

Conclusion

En plus de représenter les transformations qui surviennent dans ces années au sein de la

profession, soit le passage vers une culture au sein du champ axée à la fois sur la réussite

financière et le dynamisme, ce document publicitaire marque un virage clair vers un aspect

marketing de la profession. Cet aspect marketing signifie que l’establishment comptable

(voir Malsch & Gendron, 2013) ne compte plus majoritairement sur les compétences

techniques et la rigueur du travail accompli par les membres pour accroître la réputation de

la profession, mais mise plutôt sur des artifices publicitaires en présentant le CA comme un

super héros. Ces pratiques marketing laissent entendre que l’OCAQ non seulement

reconnaît la logique commerciale qui a cours au sein de la profession, mais y adhère et la

véhicule. En produisant ce type de document publicitaire « clinquant », l’establishment

comptable lance un message clair à ses membres et ses futurs membres : pour être un CA, il

faut être performant, dynamique, bref un super héros motivé par une rémunération super

alléchante.

2010 – Le conseiller d’affaires professionnel

Y a-t-il eu des changements culturels au sein du champ entre la fin de la décennie 2000 et le

début de la décennie 2010? Selon des études récentes, les préoccupations liées à la

rentabilité et le mouvement sociopolitique vers la déréglementation qui ont cours

aujourd’hui continuent à nourrir la consolidation de la commercialisation de la profession

CA (Malsch & Gendron, 2013). Par exemple, les grands cabinets comptables exercent

toujours une pression accrue auprès de leurs associés pour accroître les revenus, comme le

souligne une étude ethnographique de Kornberger et al. (2011, p. 520) au sein d’une grande

firme comptable : « In summary, being a partner at Sky [i.e. one of the big accounting

firms] was discursively framed as acting entrepreneurially. A considerable amount of

autonomy was coupled with pressure to increase revenue. ». Des entrevues effectuées

auprès de vérificateurs seniors œuvrant au sein de grands cabinets par Sweeney et McGarry

(2011) ont également fait ressortir la prédominance des objectifs financiers et commerciaux

dans ces firmes. Cependant, il est intéressant de souligner que ces mêmes entrevues ont

Page 84: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

66

permis de révéler que, sur le marché et auprès des futurs employés, les objectifs mis à

l’avant-plan par les grandes firmes sont la qualité de l’audit et la satisfaction des clients. Ce

découplage entre les discours interne et externe a également été soulevé par d’autres

études :

Khalifa et al. (2007) concluded that the last decade has been dominated by a

rhetoric of audit quality rather than business value, suggesting that firms are

keen to de-emphasise commercialism in their discourse. However, internally,

output measures of profit have become increasingly influential in accounting

firms (Gendron & Spira, 2009) and represent a driving force behind the

commercial logic of action. (Sweeney & McGarry, 2011, p. 317)

La logique commerciale semble donc être atténuée partiellement par une rhétorique de

qualité de l’audit dans le discours externe. Il est pertinent d’examiner si les publicités de

l’OCAQ, diffusées en 2010, offrent davantage d’indications sur cette situation. Des images

du document de 12 pages ayant pour titre « Les CA, on se les arrache » sont présentées aux

figures 16 à 18.

Figure 16 - Photographies du document de 2010

Page 85: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

67

Figure 17 - Photographies du document de 2010

Figure 18 - Tableau chiffré du document de 2010

Page 86: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

68

Message iconique dénoté

Ce document publicitaire présente des photographies de jeunes CA, hommes et femmes, le

sourire aux lèvres. Leur habillement est un savant mélange du costume formel des

professionnels (veston, chemise, cravate) et de vêtements décontractés (polo, espadrille,

jeans). Certaines photos montrent les CA en mouvement (figure 16) alors que d’autres les

présentent avec une pose plus statique (figure 17), les mains dans les poches par exemple.

Des couleurs vives telles l’orange, le mauve, le bleu et le vert ainsi que des couleurs neutres

comme le beige et le blanc servent d’arrière-plan aux clichés. Suivant la tendance des

documents précédents, un tableau chiffré de la rémunération moyenne des CA selon l’âge

et le poste occupé est présenté (figure 18).

Message iconique connoté

La dualité semble être le message symbolique transversal de ce document publicitaire. Par

dualité, j’entends la double présence et la juxtaposition de deux éléments distincts. En effet,

les vêtements à la fois formels et décontractés rappellent le côté sérieux et rigoureux du

comptable agréé (Rafaeli & Pratt, 1993) ainsi que le côté dynamique et jeune de la

profession (Jeacle, 2008). Les images à la fois statiques et en mouvement font de même en

soulignant les côtés tempéré et actif du CA. L’alternance de couleurs vives et de couleurs

neutres en arrière-plan évoque également deux facettes du comptable, celle sérieuse et celle

dynamique (Davison, 2011; Jeacle, 2008). Le tableau de la rémunération moyenne (et non

de la rémunération médiane) peut quant à lui être interprété comme un indice de l’aspect

mercantile de la profession et de l’importance d’une rémunération très avantageuse au sein

du champ.

Message linguistique

La dualité qui ressortait du message connoté transparaît partiellement dans le message

linguistique. La coexistence du professionnel d’affaires et du professionnel rigoureux est

évoquée dans certaines parties du texte :

Les compétences des CA en matière de prise de décision en font des

professionnels recherchés. Chefs de file du monde des affaires, ils gravissent les

échelons, parcourent le monde à la recherche de nouveaux défis à relever et

savent bien conseiller tous les types d’organisations. Reconnus pour leur

rigueur, leur professionnalisme et leur crédibilité, les CA sont des acteurs

Page 87: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

69

essentiels en entreprise, en cabinet, dans le secteur public et l’enseignement. (p.

2)

Les lettres CA signifient beaucoup plus que « comptable agréé ». Ces initiales

indiquent aux clients et aux employeurs que le professionnel qui les

accompagne dans leur processus décisionnel est crédible et fait partie de l’élite

du monde des affaires. (p. 2)

Les termes « prise de décision » et « monde des affaires » côtoient les mots

« professionnalisme », « rigueur » et « crédibilité » ce qui rappelle l’idée de dualité. La

multidisciplinarité de la profession, un thème souvent discuté dans les documents

précédents, revient encore une fois. S’il était moins clair dans le message iconique, ce

thème est bien présent dans le texte. Les extraits ci-dessus le montrent bien lorsqu’on parle

de « tous les types d’organisations » ou encore lorsqu’on énumère les différents secteurs

d’activités. L’aspect multidisciplinaire est aussi évoqué dans les extraits qui suivent :

Peu importe le milieu de travail : on s’arrachera tes services. (p. 4)

Intéressé par le domaine des technologies, des arts, des sports ou de la finance ?

Les compétences des CA sont recherchées partout. Tu auras le choix. (p. 5)

L’importance de l’argent au sein de la profession, en plus d’avoir été soulignée par le

tableau de la rémunération moyenne, est également formulée en mots :

Les futurs CA profiteront d’une rémunération des plus intéressantes, incluant

notamment des avantages sociaux très concurrentiels, un programme d’aide aux

employés, des primes au mérite ou encore le remboursement de certains frais –

sans-fil, abonnement sportif, cotisation à une association professionnelle, etc.

Qui plus est, leur salaire est appelé à doubler en cinq ans. (p. 8)

La mention d’une « rémunération des plus intéressantes » et de « primes au mérite »

évoque le côté mercantile de la profession. Cependant, on semble chercher à atténuer cet

aspect en faisant une courte référence d’une seule phrase au rôle social du CA :

De nombreux CA donnent bénévolement de leur temps et de leur énergie pour

le mieux-être de leur communauté. (p. 6)

Hormis ce bref passage, le message linguistique réfère principalement à une logique

commerciale en mettant davantage l’accent sur la rémunération avantageuse et le rôle de

conseiller d’affaires du comptable que ne le faisait le message iconique.

Page 88: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

70

Message global

Tout en étant moins « clinquant » que la campagne publicitaire des super héros de 2007, ce

document promotionnel met tout de même à l’avant-plan une logique commerciale – en

réintroduisant toutefois certains aspects de la logique professionnelle tels que les

compétences et la crédibilité de la profession. Par la combinaison d’un message symbolique

dualiste et d’un message linguistique plus commercial, la culture reflétée par ce document

publicitaire est celle d’un champ où cohabitent des valeurs professionnelles traditionnelles

et des valeurs mercantiles, mais où le commercialisme est dominant.

Conclusion

Confirmant d’abord la consolidation de la commercialisation de la profession avancée par

la littérature, ce document publicitaire reflète également une tendance à faire cohabiter

« naturellement » les valeurs mercantiles et professionnelles au sein du champ. En mettant

l’accent sur le rôle de conseiller d’affaires et la rémunération avantageuse tout en ne

laissant pas totalement dans l’ombre le côté sérieux et rigoureux du comptable,

l’establishment comptable semble vouloir profiter des documents promotionnels, l’un des

premiers contacts avec les futurs membres de la profession, pour faire valoir que l’on peut à

la fois être professionnel tout en cherchant à faire du profit. Par la juxtaposition d’un

message symbolique dualiste, mais d’un message linguistique plus commercial, ce

document promotionnel permet ainsi de socialiser les futurs membres de la profession dans

l’acceptation de l’orientation commerciale du champ. La prochaine génération de

comptables agréés est donc, dès les premiers instants, amenée à naturaliser et à accepter la

cohabitation de valeurs mercantiles et professionnelles ainsi que la dominance de la logique

commerciale.

Discussion et conclusion

Cette étude avait pour objectif d’explorer le glissement du professionnalisme au

commercialisme s’étant opéré au sein de la profession CA à partir d’une analyse des

documents publicitaires produits par l’OCAQ au cours des quatre dernières décennies pour

ainsi établir : (1) quelles représentations culturelles de la profession étaient véhiculées dans

ces documents publicitaires; (2) si ces représentations témoignaient de la mouvance

commercialiste au sein de la profession soulevée par la littérature; et (3) si ces images

Page 89: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

71

publicitaires fournissaient des indications supplémentaires quant à la nature du changement

culturel.

L’analyse effectuée a montré que les documents publicitaires sont des représentations,

parfois stylisées et imaginatives, déployant une combinaison de mots, de dessins et de

photographies rendant visibles et articulant divers éléments culturels au sein du champ.

L’approche sémiologique de Barthes (1964, 1985) a permis d’analyser les différents types

de messages que contiennent ces documents promotionnels et de mieux en saisir le sens.

Initialement dépeinte comme une profession rigoureuse et intègre, cette image a

progressivement fait place à celle d’une profession de conseillers d’affaires

multidisciplinaires et bien rémunérés. Ces messages publicitaires ont un fort degré de

résonnance avec ce qui est avancé dans la littérature quant à la mouvance commerciale de

la profession. En effet, la logique professionnelle qui transparaissait du discours publicitaire

des années 1970 a été éclipsée au fil des décennies par l’introduction graduelle d’aspects

mercantiles si bien qu’aujourd’hui une logique commerciale est mise de l’avant dans les

publicités. En dépit de l’écart entre l’avant-scène et l’arrière-scène qui caractérise ces

représentations de type « marketing », l’analyse de documents promotionnels formels peut

donc beaucoup nous en apprendre quant au changement culturel au sein d’un champ donné.

En plus de réaffirmer par des données empiriques la dominance croissante de la logique

commerciale telle que suggérée par la littérature, l’analyse des documents publicitaires

ajoute d’autres indications quant à la culture au sein du champ. D’abord, de nouvelles

facettes du CA ont été mises en lumière comparativement à celles qui avaient déjà été

évoquées dans la littérature. Par exemple, les documents promotionnels de 1970 et 1980

soulignent la responsabilité sociale du CA, les documents de 2000 et 2003 présentent son

caractère dynamique alors que celui de 2007 met en évidence son côté performant. De plus,

la plupart des documents publiés à partir de 2000 mettent en exergue la rémunération

avantageuse des membres de la profession. Les documents de 1990 et de 2003 introduisent

également l’aspect cosmopolite du comptable agréé. Il est intéressant de noter de quelle

manière le discours publicitaire tend à « glorifier » la mondialisation de l’économie sans

même considérer les effets néfastes de ce phénomène. L’establishment comptable contribue

Page 90: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

72

ainsi à inculquer une culture cosmopolite où l’internationalisation de la profession est soi-

disant naturelle et inévitable.

L’analyse des documents publicitaires révèle également que l’establishment comptable tend

à « naturaliser » la cohabitation des valeurs professionnelles et commerciales au sein de la

profession. En effet, alors que les principes du commercialisme et du professionnalisme

semblent en tout point s’opposer, le conflit entre ces deux logiques est éclipsé de la sphère

représentative au profit d’une relation, en apparence, harmonieuse. Or, une telle harmonie

est-elle réellement possible ou ne s’agit-il pas plutôt d’un mythe que l’on tente de propager

par la voie des messages publicitaires? Certains pourraient rétorquer que la séparation des

pratiques professionnelles et des intérêts commerciaux n’a jamais été elle aussi qu’un

mythe (Suddaby et al., 2007), qu’une utopie invoquée par les tenants de la thèse du

« golden age » de la profession. En effet, il serait irréaliste de croire que la logique

commerciale ait déjà été absente de la profession CA (Gendron, 2002) tout comme il serait

surprenant de voir la logique professionnelle en être complètement évincée. Comme le

soutiennent Malsch et Gendron (2013, p. 889) : « […] neither the commercial nor

professional logic can afford to supplant the other. The two logics must coexist in a

precarious state ». Cependant, n’y a-t-il pas une marge entre reconnaître la coexistence de

ces deux logiques et naturaliser leur double présence soi-disant harmonieuse?

La représentation « harmonieuse » des deux logiques faites dans les documents

publicitaires ne semble plus tenir la route devant l’ambigüité du travail de terrain. Par

exemple, un vérificateur peut difficilement être à la fois indépendant, objectif et offrir un

audit de qualité tout en cherchant à accroître sa clientèle et ses profits. Il peut donc s’avérer

difficile, au quotidien, de faire cohabiter de façon harmonieuse les logiques commerciale et

professionnelle. Des études ont d’ailleurs souligné que l’adhérence au même moment à

deux discours contradictoires peut entraîner chez certains une ambivalence presque

maladive (McNair, 1991) et même une schizophrénie (Malsch & Gendron, 2009; Thrane,

2007). Si la coexistence du commercialisme et du professionnalisme ne fait plus de doute

au sein de la profession (Gendron, 2002; Malsch & Gendron, 2013), la cohabitation

« naturelle » et « harmonieuse » proposée par le discours publicitaire est encore loin d’être

réalité sur le terrain.

Page 91: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

73

Pourtant, par la juxtaposition de références au commercialisme et au professionnalisme, les

documents promotionnels socialisent les futurs membres de la profession dans la

naturalisation d’une cohabitation de valeurs mercantiles et professionnelles au sein du

champ. De plus, en propageant un discours privilégiant le mercantilisme, l’establishment

comptable amène les nouvelles générations de comptables à accepter voire même à adopter

et à participer à l’orientation commerciale du champ. L’analyse des documents publicitaires

rend visible et confirme donc ce qui a cours depuis longtemps au sein de la profession, et

même ce qui risque de prévaloir pour l’avenir, soit un champ marqué par la présence

simultanée de valeurs professionnelles traditionnelles et de valeurs mercantiles, mais où

une logique commerciale tend de plus en plus à s’imposer. Ce faisant, la consolidation du

commercialisme amène à se questionner si le comptable agrée est toujours un professionnel

et si la comptabilité est encore une profession. En 1997, Willmott et Sikka (1997) se

demandaient si la comptabilité devrait être considérée comme une profession ou une

industrie. La même question demeure après plus d’une décennie.

Cette étude contribue à la littérature de différentes façons. D’abord, elle s’inscrit dans un

champ de recherche émergent s’intéressant au contenu visuel de documents en comptabilité

afin de mieux en comprendre les significations sous-jacentes. Ensuite, en adoptant

l’approche sémiologique de Barthes (1964, 1985), cette étude a tenté de montrer que les

documents publicitaires de la profession, souvent simples en apparence, sont au contraire

complexes et comprennent de riches messages quant aux valeurs et à la culture de la

profession. Bien que quelques recherches en comptabilité aient auparavant examiné le

contenu visuel de rapports annuels ou encore des documents de recrutement de grands

cabinets comptables, elles ont souvent été produites dans le but de montrer une forme de

gestion de l’image. Cette étude cherchait, au contraire, à explorer de quelle manière le

contenu visuel de documents publicitaires produits par des CA pour de futurs CA reflète,

admet et véhicule les valeurs culturelles de la profession. D’ailleurs, les analyses effectuées

ont permis d’ajouter des indications quant à la culture au sein du champ comptable,

notamment en révélant la responsabilité sociale du CA et ses côtés dynamique et

performant. Les conclusions de cette étude contribuent également à un discours émergent

au sein de la littérature argumentant la coexistence des logiques commerciale et

Page 92: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

74

professionnelle au sein de la profession – en plus de mettre en lumière la tendance de

l’establishment comptable à « naturaliser » la cohabitation de ces deux logiques.

Plusieurs avenues pour de futures recherches sont soulevées par cette étude. D’abord,

l’analyse des documents publicitaires pourrait être étendue sur le plan provincial ou encore

national ce qui permettrait peut-être de mettre en lumière des facettes différentes de celles

présentées dans cette étude. Les documents publicitaires pourraient également être étudiés

sous une lentille théorique autre que culturelle ce qui permettrait probablement de faire

ressortir différents messages contenus dans ces documents promotionnels. Il serait

également pertinent de mieux comprendre les microprocessus ayant entouré le changement

culturel décrit dans la littérature et dans cette étude. À titre d’exemple, de futures

recherches pourraient examiner l’ascendant qu’ont pu avoir les experts en marketing sur la

production des campagnes publicitaires de la profession CA à l’échelle provinciale et

nationale. Leur arrivée a-t-elle bousculé les façons de faire? De quelle manière le discours

de la profession s’est-il modifié suite à leur arrivée? Enfin, il serait intéressant d’examiner

le pouvoir de persuasion de ces outils promotionnels auprès des futurs membres de la

profession. Il s’agit d’une question pertinente qui n’a pu être répondue dans le cadre de

cette recherche.

Bien que les données empiriques obtenues par cette étude ne permettent pas de tirer cette

conclusion avec certitude, il est raisonnable de croire que les images des comptables

projetées par les documents publicitaires et développées par des associations

professionnelles peuvent exercer une influence importante sur l’auditoire. Les messages

sociaux que véhiculent les publicités peuvent contribuer non seulement à représenter, mais

également à reproduire et reconstruire la culture de la profession et l’identité sociale des

professionnels comptables. Les représentations visuelles constituent à la fois le reflet et un

élément participant à la construction de la culture et du changement culturel au sein du

champ.

Cette étude soulève, par conséquent, des questions importantes. Quel genre d’étudiants est-

on susceptible de recruter avec des publicités à la « super héros » mettant à l’avant-plan la

rémunération avantageuse du comptable? Est-ce vraiment « enrichir » la profession que d’y

ajouter des individus fortement intéressés par l’argent? Ces documents promotionnels

Page 93: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

75

n’ont-ils pas pour effet de recruter des personnes pour qui l’intégrité, l’objectivité et

l’indépendance ne sont pas des valeurs importantes? Il s’agit pourtant des valeurs

prédominantes du professionnalisme (Suddaby et al., 2007). Ce faisant, est-on engagé sur

le déclin du professionnalisme, au point où l’on serait susceptible, presque à tout moment,

de retomber dans un scandale important semblable à celui d’Enron? En véhiculant de plus

en plus une logique commerciale dans la réalité quotidienne des cabinets tout en cherchant

à contraindre le rôle de la logique professionnelle aux discours de légitimité externe

(Malsch & Gendron, 2013), certains comptables en viendront peut-être à oublier

l’importance de leur rôle social et des valeurs d’intégrité et d’objectivité pour l’accomplir.

Pourtant, il y a à peine quelques décennies, ne s’agissait-il pas de la représentation typique

du rôle du comptable? En outre, en affublant un « naturel » à la cohabitation des deux

logiques et à l’orientation commerciale prise par la profession, est-il possible que l’on

confonde « nature » et « histoire »? En effet, comme a su le rappeler cette étude, il s’agit

bien ici d’une mouvance culturelle historique vers le commercialisme, à tendance lourde, et

non de ce qui a toujours été au sein de la profession. Les messages véhiculés par les

publicités ne sont définitivement pas aussi futiles et sans conséquence qu’on pourrait le

croire à première vue – d’où la pertinence des études visuelles et culturelles visant à mieux

comprendre les mécanismes et les implications du changement culturel dans une

communauté donnée et dans sa périphérie :

Historians and archeologists will one day discover that the ads of our times are

the richest and most faithful daily reflections that any society ever made of its

entire range of activities (McLuhan, 1964, p. 262).

Page 94: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

76

Bibliographie

Baldvinsdottir, G., Burns, J., Nørreklit, H., & Scapens, R.W. (2009). The image of

accountants: From bean counters to extreme accountants. Accounting, Auditing &

Accountability Journal, 22(6), 858-882.

Barthes, R. (1963). Le message publicitaire. Les Cahiers de la publicité, no 7, juillet-

septembre 1963, 91-96.

Barthes, R. (1964). Rhétorique de l’image. Communications, no 4, novembre 1964, 1-9.

Barthes, R. (1985). L’Aventure sémiologique. Paris : Éditions du Seuil.

Beard V. (1994). Popular culture and professional identity: Accountants in the movies.

Accounting, Organisations and Society, 19(3), 303-318.

Benschop, Y., & Meihuizen, H.E. (2002). Keeping up gendered appearances:

Representations of gender in financial annual reports. Accounting, Organizations

and Society, 27(7), 611-636.

Bennett, T. (1992). Putting policy into cultural studies. Dans Grossberg, L., Nelson, C., &

Treicher, P. (Eds), Cultural Studies, New York, NY: Routledge, 23-27.

Bernardi, R.A., Bean, D.F., & Weippert, K.M. (2002). Signaling gender diversity through

annual report pictures: A research note on image management. Accounting, Auditing

& Accountability Journal, 15(4), 609-616.

Bougen P. D. (1994). Joking apart: The serious side to the accountant stereotype.

Accounting, Organizations and Society, 19(3), 319-335.

Brearton S. (2011). Un siècle de CA magazine. CAmagazine, juin-juillet 2011, information

trouvée le 2 juin 2011 à l’adresse électronique suivante : www.camagazine.com

Cairns, J. (2009). Politics? Fear not!: the rise of the average superhero in the visual rhetoric

of Bill Davis’ 1971 election pamphlet. Dans Allen, G., & Robinson, D.J. (Eds),

Communicating in Canada’s Past, Toronto: University of Toronto Press, 194-230.

Carnegie, G.D., & Napier, C.J. (2010). Traditional accountants and business professionals,

portraying the accounting profession after Enron. Accounting, Organizations and

Society, 35(3), 275-392.

Cooper, D. J., Greenwood, R., Hinings, B., & Brown, J. L. (1998). Globalization and

nationalism in a multinational accounting firm: The case of opening new markets in

Eastern Europe. Accounting, Organizations and Society, 23(5/6), 531-548.

Covaleski, M.A., Dirsmith, M.W., Heian, J.B., & Samuel, S. (1998). The calculated and the

avowed: Techniques of discipline and struggles over identity in Big Six public

accounting firms. Administrative Science Quarterly, 43(2), 293-327.

Czarniawska, B. (2008). Accounting and gender across times and places: an excursion into

fiction. Accounting, Organizations and Society, 33(1), 33-47.

Davison, J. (2002). Communication and antithesis in corporate annual reports: A research

note. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 15(4), 594-608.

Davison, J. (2008). Rhetoric, repetition, reporting and the dot.com era: Words, pictures,

intangibles. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 21(6), 791-826.

Davison, J. (2009). Icon, iconography, iconology: Visual branding, banking and the case of

the bowler hat. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 22(6), 883-906.

Davison, J. (2010). [In]visible [in]tangibles: Visual portraits of the business élite.

Accounting, Organizations and Society, 35(2). 165-183.

Page 95: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

77

Davison, J. (2011). Barthesian perspectives on accounting communication and visual

images of professional accountancy. Accounting, Auditing & Accountability

Journal, 24(2), 250-283

Dimnik, T., & Felton, S. (2006). Accountant stereotypes in movies distributed in North

America in the twentieth century. Accounting, Organizations and Society, 31(2),

129–155.

Duff, A. (2011), Big four accounting firms’ annual reviews: A photo analysis of gender and

race portrayals. Critical Perspectives on Accounting, 22(1), 20-38.

Ebert, T.L. (1986). The crisis of representation in cultural studies: reading postmodern

texts. American Quarterly, 38(5), 894-902.

Empson, L. (2004). Organizational identity change: managerial regulation and member

identification in an accounting firm acquisition. Accounting, Organizations and

Society, 29(8), 759-781.

Evans, L., & Fraser, I. (2012). The accountant’s social background and stereotype in

popular culture: the novels of Alexander Clark Smith. Accounting, Auditing &

Accountability Journal, 25(6), 964-1000.

Evans, S., & Jacobs, K. (2010). Accounting as an un-Australian activity? Qualitative

Research in Accounting & Management, 7(3), 378-394.

Ewing, M.T., Pitt, L.F., & Murgolo-Poore, M.E. (2001). Bean couture: Using photographs

and publicity to re-position the accounting profession. Public Relations Quarterly,

46(4), 23-30.

Falconer, T. (1993). The art of advertising. CAmagazine, 126(9), 43-46.

Gendron, Y. (2001). The difficult client-acceptance decision in Canadian audit firms: a

field investigation. Contemporary Accounting Research, 18(2), 283-310.

Gendron, Y. (2002). On the role of the organization in auditors’ client-acceptance

decisions. Accounting, Organizations and Society, 27(7), 659-684.

Gendron, Y., & Spira, L. F. (2009). What went wrong? The downfall of Arthur Andersen

and the construction of controllability boundaries surrounding financial auditing.

Contemporary Accounting Research, 26(3), 987–1027.

Gendron, Y., & Spira, L. F. (2010). Identity narratives under threat: a study of former

members. Accounting, Organizations and Society, 35(3), 275–300.

Gendron, Y., & Suddady, R. (2004). Professional insecurity and the erosion of

accountancy’s jurisdictional boundaries. Canadian Accounting Perspectives, 3(1),

85-115.

Graves, O., Flesher, D., & Jordan, R. (1996). Pictures and the bottom line: Television and

the epistemology of US annual reports. Accounting, Organizations and Society,

21(1), 57-88.

Greenwood, R., Suddaby, R., & Hinings, C. R. (2002). Theorizing change: The role of

professional associations in the transformation of institutionalized fields. Academy

of Management Journal, 45(1), 58-80.

Grossberg, L., Nelson, C. & Treicher, P. (Eds) (1992). Cultural Studies. New York, NY:

Routledge.

Hall, R.H. (1968). Professionalization and bureaucratization. American Sociological

Review, 33(1), 92-104.

Hall, S. (1990). The emergence of cultural studies and the crisis of the humanities. October,

53, 11-23.

Page 96: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

78

Hall, S. (1997). Representation: Cultural representations and signifying practices.

Thousand Oaks, CA: Sage Publications.

Hanlon, G. (1994). The commercialisation of accountancy: Flexible accumulation and the

transformation of the service class. Basingstoke: Macmillan.

ICCA (1986). Meeting the challenge of change – Report of the CICA long-range strategic

planning committee, document public, Institut canadien des comptables agréés,

Toronto.

ICCA (1998). CICA task force on standard setting – Final report, document public, Institut

canadien des comptables agréés, Toronto.

ICCA (2002). Guide salarial ICCA CA Source, document public, Institut canadien des

comptables agréés, Toronto.

ICCA (2004). La profession de CA à la croisée des chemins - Rapport du groupe de travail

sur la planification stratégique, document public, Institut canadien des comptables

agréés, Toronto.

Jacobs, K., & Evans, S. (2012). Constructing accounting in the mirror of popular music.

Accounting, Auditing & Accountability Journal, 25(4), 673-702.

Jeacle, I. (2008). Beyond the boring grey: the construction of the colourful accountant.

Critical Perspectives on Accounting, 19(8), 1296-1320.

Khalifa, R., Sharma, N., Humphrey, C., & Robson, K. (2007). Discourse and audit change:

Transformations in methodology in the professional audit field. Accounting,

Auditing & Accountability Journal, 20(6), 825–854.

Kornberger, M., Justesen, L., & Mouritsen, J. (2011). “When you make manager, we put a

big mountain in front of you”: An ethnography of managers in a Big 4 accounting

firm. Accounting, Organizations and Society, 36(8), 514-533.

Kuasirikun, N. (2011). The portrayal of gender in annual reports in Thailand. Critical

Perspectives on Accounting, 22(1), 53-78.

Lincoln, Y.S., & Guba, E.G. (1985). Naturalistic Inquiry. Newbury Park, CA: Sage.

Low, M., Davey, H., & Davey, J. (2012). Tracking the professional identity changes of an

accountancy institute – The New Zealand experience. Journal of Accounting &

Organizational Change, 8(1), 4-40.

MacDonald, K.M. (1995). The sociology of the professions. London: Sage Publications.

Malsch, B., & Gendron, Y. (2009). Mythical representations of trust in auditors and the

preservation of social order in the financial community. Critical Perspectives on

Accounting, 20(6), 735-750.

Malsch, B., & Gendron, Y. (2013). Re-theorizing change: Institutional experimentation and

the struggle for domination in the field of public accounting. Journal of

Management Studies, 50(5), 870-899.

McGoun, E.G., Bettner, M.S., & Coyne, M.P. (2007). Pedagogic metaphors and the nature

of accounting signification. Critical Perspectives on Accounting, 18(2), 213-230.

McLuhan, M. (1964). Understanding Media: The Extensions of Man, New York, NY:

McGraw-Hill.

McNair, C.J. (1991). Proper compromises: The management control dilemma in public

accounting and its impact on auditor behavior. Accounting, Organizations and

Society, 16(7), 635-653.

McQuillan, M. (2011). Roland Barthes (or the Profession of Cultural Studies).

Basingstoke: Palgrave Macmillan.

Page 97: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

79

Miley, F., & Read, A. (2012). Jokes in popular culture: the characterization of the

accountant. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 25(4), 703-718.

Moore, D.A., Tetlock, P.E., Tanlu, L., & Bazerman, M.H. (2006). Conflicts of interest and

the case of auditor independence: moral seduction and strategic issue cycling.

Academy or Management Review, 31(1), 1-29.

Ouimet-Lamothe, S. (11 février 2008). Fini les bas bruns, les comptables sont des

« superhéros ». La Presse.

Preston, A.M., Wright, C., & Young, J.J. (1996). Imag[in]ing annual reports. Accounting,

Organizations and Society, 21(1), 113-137.

Preston, A.M., & Young, J.J. (2000). Constructing the global corporation and corporate

constructions of the global: A picture essay. Accounting, Organizations and Society,

25(4), 427-449.

Quattrone, P. (2004). Accounting for God: Accounting and accountability practices in the

Society of Jesus (Italy, XVI-XVII centuries). Accounting, Organizations and

Society, 29(7), 647-683.

Quattrone, P. (2009). Books to be practiced: Memory, the power of the visual, and the

success of accounting. Accounting, Organizations and Society, 34(1), 85-118.

Rafaeli, A., & Pratt, M. (1993). Tailored meanings: On the meaning and impact of

organizational dress. Academy of Management Review, 18(1), 32–55.

Richardson, A.J., & Jones, D.G.B. (2007). Professional “brand”, personal identity and

resistance to change in the Canadian accounting profession: a comparative history

of two accounting association merger negotiations. Accounting History, 12(2), 135-

164.

Robson, K., Humphrey, C., Khalifa, R., & Jones, J. (2007). Transforming audit

technologies: Business risk audit methodologies and the audit field. Accounting,

Organizations and Society, 32(4/5), 409-438.

Rousseau, D. (1990). Assessing organizational culture: The case for multiple methods. In

B. Schneider (Ed.), Organizational climate and culture, Chapitre 5. San Francisco:

Jossey-Bass.

Schein, E.H. (1984). Coming to a new awareness of organizational culture. Sloan

Management Review, 25(2), 3-17.

Smith, D., & Jacobs, K. (2011). Breaking up the sky: the characterization of accounting and

accountants in popular music. Accounting, Auditing & Accountability Journal,

24(7), 904-931.

Suddaby, R., Cooper, D.J., & Greenwood, R. (2007). Transnational regulation of

professional services: Governance dynamics of field level organizational change.

Accounting, Organizations and Society, 32(4/5), 333-362.

Suddaby, R., Gendron, Y., & Lam, H. (2009). The organizational context of

professionalism in accounting. Accounting, Organizations and Society, 34(3/4),

409-427.

Sweeney, B., & McGarry, C. (2011). Commercial and professional audit goals: Inculcation

of audit seniors. International Journal of Auditing, 15(3), 316-332.

Thrane S. (2007). The complexity of management accounting change: Bifurcation and

oscillation in schizophrenic inter-organizational systems. Management Accounting

Research, 18(2), 248–272.

Willmott, H., & Sikka, P. (1997). On the commercialization of accountancy thesis: A

review essay. Accounting, Organizations & Society, 22(8), 831-842.

Page 98: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

80

Wyatt, A.R. (2004). Accounting professionalism – They just don’t get it!. Accounting

Horizons, 18(1), 45-53.

Zeff, S.A. (2003). How the U.S. accounting profession got where it is today: Part II.

Accounting Horizons, 17(3), 267-286.

Page 99: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

81

Article 2

Consolidation et déploiement de l’expertise-marketing au

sein du champ comptable : une mutation de l’être au

paraître

Résumé

Au cours des années 1980, l’on a assisté à un mouvement de colonisation important dans le

champ de la comptabilité, l’expertise-marketing s’étant littéralement incrustée en tant

qu’axe de savoir influent au sein du champ. À partir de données générées par entrevues et

par analyse documentaire, l’objectif de cet article est de mieux comprendre comment

l’expertise-marketing s’est consolidée au sein du champ comptable en Amérique du Nord -

plus spécifiquement au Canada - et d’étudier la façon dont cette expertise s’est déployée au

sein des cabinets comptables. Pour mener ce travail, je prends appui sur la théorie de

l’acteur-réseau, en mobilisant plus spécifiquement le concept de « séries de traductions »

(flows of translations) et les travaux de Callon sur le processus de traduction. Mon étude

indique que la « mercatisation » du champ comptable peut être envisagée de deux

manières : comme un réseau plus ou moins chaotique de traductions et d’associations où

l’incertitude et le scepticisme dominent; et, une fois la légitimité de l’expertise-marketing

gagnée, comme un « progrès » des connaissances marketing qui a conduit à la mise en

place d’initiatives réfléchies. Elle met également en exergue les différents axes marketing

déployés par une métaphore de l’arbre illustrant ainsi les « séries de traductions » qui

découlent de la « mercatisation » du champ. Au fil du développement et du déploiement

des initiatives marketing, une mutation importante des professionnels comptables s’opère -

mutation de l’être au paraître - qui se perçoit notamment dans un discours imprégné du

langage marketing et dans l’importance accordée à l’image projetée.

Mots clés : Axes marketing; Cabinets comptables; Commercialisation; Expertise-

marketing; Mutation professionnelle; Traduction.

Je tiens à remercier sincèrement tous les praticiens rencontrés pour le temps consacré à la

participation à ce projet de recherche. J’aimerais aussi remercier Laura Spira pour son

aide à la réalisation d’une collecte de données au Royaume-Uni ainsi qu’Yves Gendron,

Sylvain Durocher, Marion Brivot et Henri Guénin-Paracini pour m’avoir fait part de leurs

commentaires. Je suis également reconnaissante pour le soutien financier accordé par le

Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Page 100: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

82

Introduction

As close observers of developments in [the field of marketing], we have

witnessed an enormous surge of interest in marketing over the last decade from

sectors of our society which formerly ignored or disdained marketing, such as

hospitals, educational institutions, and government agencies. But nowhere in

our experience have we seen the acceptance and adoption of marketing occur as

rapidly and as massively as it has occurred recently in the professions.

Accountants, lawyers, management, consultants, architects, interior designers,

engineers, dentists, doctors, and other professionals are turning to marketing

with great enthusiasm and commitment. And marketing, in turn, is creating

fundamental and lasting changes in their professions. (Kotler & Bloom, 1984,

p. vii)

Selon ces auteurs, le marketing était, avant le tournant des années 1970, souvent dédaigné

et même ignoré des professions. Cependant, il suffit de côtoyer un tant soit peu le milieu

actuel des professionnels pour savoir que ce temps est bel et bien révolu. Organisations

d’événements, publications sur les sujets de l’heure, entrevues à la télévision, affichages

publicitaires dans les revues et journaux, il ne se passe pas une semaine voire même une

journée sans que l’on ne soit exposé à l’une ou l’autre des initiatives marketing des grandes

sociétés de services professionnels. En quelques années à peine, le marketing est devenu

une force omniprésente et influente au sein des professions libérales, à un point tel qu’il est

dorénavant perçu par bon nombre de professionnels comme étant un ingrédient essentiel à

la construction et au maintien d’une pratique enrichissante et profitable (Kotler & Bloom,

1984; Stewart, 2002).

Le champ comptable ne fait pas exception à la règle. Dans les années 1980, les grands

cabinets comptables – les « Big Eight » à l’époque – ont été parmi les premiers cabinets de

services professionnels à mettre en place des programmes de marketing formels pour

assurer leur croissance continue et leur prospérité (Stewart, 2002). Depuis lors, la plupart

des cabinets comptables de grande envergure comptent un département de marketing

composé de spécialistes dans le domaine (Ellingson et al., 2001; Rose & Hinings, 1999).

Loin de faire bande à part, les cabinets de plus petite taille ont également emboîté le pas en

utilisant les outils marketing auparavant éprouvés par les grandes sociétés pour élargir leur

clientèle et accroître leurs profits (Stewart, 2002).

Page 101: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

83

En somme, l’expertise-marketing semble être aujourd’hui un point de passage obligé

(Callon, 1986; Latour, 1987) au sein du champ comptable afin d’attirer et maintenir la

clientèle, recruter des professionnels qualifiés et conserver des employés compétents.

Pourtant, cette expertise est loin d’avoir toujours été essentielle au maintien et à la

poursuite d’activités comptables professionnelles. En effet, plusieurs auteurs estiment que,

pendant maintes décennies, les professionnels comptables sont parvenus à rendre profitable

leurs pratiques en ayant pour principal outil de promotion la qualité de leur travail et leur

réputation (Kotler & Connor, 1977; Mahon, 1982), sans compter que l’attitude des

comptables envers toute forme de marketing formel était rarement positive.

Au sein de la littérature, on s’entend généralement pour maintenir que le milieu

professionnel comptable, sans être exempt de rivalité, aurait repoussé jusqu’à la fin des

années 1970 toutes techniques de marketing compétitives telles que pratiquées dans le

monde des affaires (Horowitz, 1986). Les cabinets qui, par avant-gardisme ou par mégarde,

s’aventuraient à adopter des techniques de marketing étaient souvent considérés par leurs

pairs comme des parvenus non professionnels (Mahon, 1982). Un « vrai » professionnel

comptable se devait de se concentrer sur des questions techniques et sur la qualité de son

travail; la croissance de ses activités s’ensuivrait : « [...] experience shows that a

professional man who does concentrate on service and improving his capacity to serve has

little need to be concerned about money. The world will beat a path to his door. » (Wright,

1958, p. 530)

À la lumière de ces événements, on peut donc se demander comment le marketing est

devenu aujourd’hui un point de passage obligé au sein du champ comptable. Et comment

tant de professionnels comptables ayant autrefois dédaigné et critiqué le recours au

marketing ont-ils été attirés par cette expertise? Et plus encore, comment l’expertise-

marketing a-t-elle modifié les façons de faire au sein de la profession comptable? Comment

la colonisation du champ comptable par cette forme d’expertise s’est-elle articulée?

Bien que peu de réponses aient été apportées à ces questions dans la littérature comptable,

certains auteurs ont souligné le rôle croissant joué par les experts-marketing au sein des

instituts professionnels et des cabinets comptables. Par exemple, Fogarty et al. (2005) ont

souligné l’influence qu’a eu l’expertise-marketing auprès de l’American Institute of

Page 102: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

84

Certified Public Accountants (AICPA) et l’Institut canadien des comptables agréés (ICCA)

dans le développement stratégique des projets « Vision » visant à repositionner les champs

de compétences des comptables au cours des années 1990. De façon plus générale, Barrett

et Gendron (2006) ainsi que Picard et al. (2013) ont relevé l’emploi grandissant du langage

et des pratiques de marketing au sein du champ comptable. D’autres auteurs ont également

discuté de la création de départements de marketing au sein des cabinets comptables

(Hinings et al., 1999; Rose & Hinings, 1999) et des différentes pratiques de marketing

mises en place par les cabinets (Greenwood et al., 1997; Jeacle, 2008). Toutefois, aucune

de ces études, à ma connaissance, ne s’est penchée spécifiquement sur la colonisation du

champ comptable par l’expertise-marketing et n’a développé une compréhension des divers

axes marketing qui se sont déployés dans la foulée de cette mouvance.

La « mercatisation10 » du monde professionnel a cependant créé un certain engouement

auprès du milieu académique en marketing. On dénombre plusieurs travaux de recherche

s’intéressant notamment aux stratégies de marketing utilisées par les cabinets de services

professionnels (Barr & McNeilly, 2003; Iyer & Day, 1998; Shepherd, 1997; Shepherd &

Helms, 1996; Taylor & Cosenza, 1998), à l’attitude des professionnels face au marketing

(Clow et al., 2009; Folland et al., 1991; Hite & Fraser, 1988; Latif et al., 1995; Traynor,

1983) et aux enjeux liés au marketing de services professionnels (Markham et al., 2005;

Thompson et al., 1991). Malgré ces avancées quant à la compréhension de la façon dont le

marketing des services professionnels se vit au quotidien, on en sait encore très peu quant à

la façon dont l’expertise-marketing a pu établir son influence, dans un laps de temps

relativement court, au sein des professions. Le présent article se veut donc un premier pas

pour mieux comprendre ce phénomène de « mercatisation » du champ comptable et

certaines des ramifications que cela a engendré.

L’objectif de cet article est double. En m’appuyant sur la théorie de l’acteur-réseau, je

chercherai d’abord à mieux comprendre comment l’expertise-marketing a pu établir et

étendre son influence au sein du champ comptable en Amérique du Nord et plus

spécifiquement au Canada. Ensuite, j’examinerai de quelle manière l’expertise-marketing

10

L’expression « mercatisation » découle du terme mercatique, un synonyme de marketing, et fait référence à

l’utilisation croissante, au sein du champ comptable, d’actions ayant pour objet de satisfaire, stimuler ou

susciter la demande.

Page 103: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

85

s’est traduite et déployée dans les cabinets comptables. Pour mener à bien cette

investigation, j’ai effectué des entrevues avec des professionnels comptables et des experts-

marketing du Canada ainsi qu’une analyse documentaire.

À mon sens, la « mercatisation » du champ comptable a engendré une mutation

professionnelle, de l’être au paraître, aux effets marquants, difficilement réversibles, et qui

ne sont pas toujours clairement perçus ni compris. C’est cette mutation, aujourd’hui

largement tenue pour acquise, qu’il s’agit d’examiner en identifiant ses causes et en

analysant ses déploiements à l’aide de la théorie de l’acteur-réseau. Callon (1986) et Latour

(1987, 2005) offrent, avec cette théorie, une perspective d’analyse permettant de mieux

comprendre et de rendre visible le processus en fonction duquel certaines idées voyagent

entre les disciplines, se transforment en cours de route et en viennent à être tenues pour

acquises (Czarniawska & Joerges, 1996; Gendron & Baker, 2005), à l’instar de l’expertise-

marketing au sein du champ comptable. Et, comme le fait observer Quattrone (2004, p.

245) : « Being an academic means seriously questioning emerging taken-for-granted

‘realities’ [...]. » J’espère donc que cet article amènera à réfléchir et à se questionner quant

à cette réalité relativement nouvelle et déjà largement institutionnalisée qu’est la

« mercatisation » du champ comptable.

La suite de l’article est organisée de la manière suivante. Je présente d’abord les concepts-

clés de la théorie de l’acteur-réseau ainsi que la méthode utilisée. Dans un second temps, je

mobilise cet effort de théorisation pour étudier la constitution d’un réseau d’appui autour de

l’expertise-marketing au sein de la profession comptable. J’expose ensuite certains des

différents axes marketing déployés spécifiquement au sein des cabinets comptables, dans la

foulée de cette « mercatisation ». En dernière analyse, je suggère que ce phénomène reflète

une « hybridation » des expertises comptable et marketing et entraîne une mutation des

modes de pensée chez les professionnels comptables.

La théorie de l’acteur-réseau

Au cours des années 1980, un groupe de chercheurs, Callon et Latour en tête, se penche sur

un aspect du monde contemporain jusqu’alors largement négligé par les sciences sociales :

la construction sociale de la science et les conditions d’émergence des innovations

Page 104: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

86

techniques et scientifiques. Ces chercheurs avancent que la connaissance scientifique, tout

comme les institutions sociales, les machines et les organisations, « may be seen as a

product or an effect of a network of heterogeneous materials. » (Law, 1992, p. 381) Leurs

travaux (Akrich, 1987; Callon & Latour, 1981; Callon, 1986; Latour, 1987; Law, 1986)

formeront les assises d’une approche de recherche en sciences sociales aujourd’hui

reconnue : la théorie de l’acteur-réseau (plus connue en anglais sous l’acronyme ANT),

également nommée sociologie de la traduction. Bien que forgée dans l’étude de la

production de faits scientifiques, cette théorie s’exerce sur de multiples terrains et est

aujourd’hui employée comme perspective d’analyse de tout un éventail de phénomènes au

sein de la société.

Dans son ouvrage Reassembling the Social, Latour (2005, p. ix) offre une synthèse de la

théorie de l’acteur-réseau considérant que celle-ci « has never been the object of a

systematic introduction. » Il la présente comme une sociologie d’associations (Latour,

2005, p. 9) qui propose de retracer et d’explorer les nouvelles associations créées entre

différents acteurs lorsque surviennent des transformations au sein de la société. Pour ce

faire, il invite les chercheurs mobilisant la théorie de l’acteur-réseau à suivre les acteurs

dans l’action et les transformations dans leur déroulement, « that is try to catch up with

their often wild innovations in order to learn from them what the collective existence has

become in their hands, which methods they have elaborated to make it fit together, which

accounts could best define the new associations that they have been forced to establish. »

(Latour, 2005, p. 11-12) L’objectif est ainsi de rouvrir les idées tenues pour acquises

(black-box) en suivant les traces laissées par les associations de différents acteurs afin de

mettre au jour le réseau d’appui qui s’est construit dans la foulée. L’argument avancé est

que toute idée, actuellement considérée comme légitime, est l’effet ou le résultat d’un

réseau largement rendu invisible une fois l’idée acceptée et tenue pour acquise (Law,

1992). La théorie de l’acteur-réseau s’affaire donc à décrire le processus d’associations,

c’est-à-dire le réseau qui sous-tend et forme une idée, un objet, une institution.

Trois concepts sont au cœur de cette sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur-

réseau. Sans trop de surprise, ces concepts sont la traduction, l’acteur et le réseau. Le sens

de « traduction », dans ce contexte, dépasse de loin l’interprétation linguistique. Latour

Page 105: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

87

(1993, p. 6) définit la traduction comme un « displacement, drift, invention, mediation,

creation of a new link that did not exist before and modifies in part the two agents [à savoir

l’émetteur et le destinataire d’un message]. » Elle pourrait également être décrite comme

une connexion qui véhicule la transformation d’une idée entre des acteurs et qui, par le fait

même, induit une relation entre ceux-ci. En d’autres mots, la traduction implique

l’appropriation d’une idée extérieure par un acteur qui ne se contente pas de la transporter

de façon routinière et prévisible à un autre acteur, mais peut la transformer, lui donner une

autre fonction, un sens altéré, une nouvelle forme dans un nouveau contexte. L’acteur

correspond donc à tout agent qui, à la fois, transforme et est la cible de transformations. En

empruntant les mots de Latour (2005, p. 39), les acteurs peuvent être définis comme des

médiateurs qui « transform, translate, distort, and modify the meaning or the elements they

are supposed to carry. » Loin d’être un simple transporteur d’idées, l’acteur s’emploie à

traduire les idées auxquelles il est exposé dans un langage qui lui est propre. Le réseau fait

référence aux traces laissées par l’association d’acteurs et de ressources au fil des

traductions, ce que Latour (2005, p. 132) désigne par le terme « flows of translations ». Un

réseau n’est donc pas un phénomène figé dans le temps et l’espace; au contraire, celui-ci est

en mouvance constante. Comme le souligne Latour (2005, p. 142-143) : « With Actor-

Network you may describe something that doesn’t at all look like a network. [...] It’s the

work, and the movement, and the flow, and the changes that should be stressed. » Le réseau

représente donc l’amalgame des traductions et des associations autour d’une idée nouvelle,

ce que reconstitue le chercheur dans ses écrits lorsqu’il rend compte des traductions.

En somme, l’acteur est l’espace où une idée éclot et se transforme, la traduction est la

connexion qui véhicule la transformation de l’idée entre les acteurs et le réseau est

l’ensemble des traces et des liens laissés par les traductions. En adoptant la théorie de

l’acteur-réseau, on ne devrait donc pas chercher les structures et les forces derrière les

acteurs, mais plutôt s’intéresser à la constitution de liens entre acteurs et idées, aux

relations qui bougent et s’établissent sous l’effet des actions11. Pour rendre compte des

11

En écartant la recherche de forces et de structures derrières les acteurs, les théoriciens de l’acteur-réseau se

sont attirés plusieurs critiques. Demander au chercheur d’abandonner toute théorie préexistante afin

d’autoriser les acteurs à faire leur propre chemin est considéré par plusieurs comme naïf, voire impossible.

Toutefois, Latour semble bien conscient de la naïveté de son propos et souligne d’ailleurs que la théorie de

l’acteur-réseau n’est pas purement empiriste, mais que « sturdy theoretical commitments have to be made and

Page 106: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

88

traductions qui se sont déployées entre les experts-marketing et les professionnels

comptables, je m’appuierai plus spécifiquement sur le processus de traduction proposé par

Callon (1986).

Le processus de traduction

Un des articles fondateurs de la théorie de l’acteur-réseau est celui de Callon (1986)

examinant une innovation dans la culture des coquilles Saint-Jacques. Dans cet article,

Callon décrit la traduction comme un processus composé d’un moment préliminaire suivi

de quatre moments. Il parle de moments plutôt que d’étapes puisque ces étapes « dans la

réalité peuvent se chevaucher » (Callon, 1986, p. 180). Il n’y a donc pas de logique

chronologique, les moments pouvant être simultanés ou même entremêlés. Le moment

préliminaire, la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation des alliés

sont les principaux moments auxquels il fait référence. Chacun de ces moments fera l’objet

ci-dessous d’une description approfondie.

Moment préliminaire : Le moment préliminaire de la traduction, le point de départ, émane

de ce que Callon (1986) appelle le primum movens (première impulsion). Il peut être

compris comme un événement qui amène un acteur ou un groupe d’acteurs à réaliser que le

changement est nécessaire. Le rôle de conducteur du changement est attribué aux

traducteurs initiaux, ceux qui aident et nourrissent, dans ses premiers moments, l’insertion

d’une idée nouvelle12. L’identification à la fois du primum movens et des traducteurs

initiaux est essentielle à l’analyse du processus de traduction.

Problématisation : Le premier moment du processus de traduction est la problématisation

ou « comment se rendre indispensable » (Callon, 1986, p. 180) en tant que traducteur. C’est

à ce moment que les traducteurs soulignent à un ensemble d’acteurs certains problèmes

auxquels ces derniers sont apparemment confrontés et tentent de démontrer qu’ils

a strong polemical stance has to be taken so as to forbid the analyst to dictate actors what they should do. »

(Latour, 1996, p. 375). Bien que le rejet des forces et structures derrière les acteurs puisse sembler radical, il

s’agit davantage d’une stratégie utilisée pour souligner clairement que certaines présomptions doivent être

remises en question. Je mobilise donc cette théorie non pas en évinçant complètement les forces cachées

derrière les acteurs, mais plutôt en gardant en tête que l’objectif est d’abord « to follow the actors

themselves » (Latour, 2005, p. 11). 12 Évidemment, une idée « nouvelle » s’inscrit presque toujours dans la continuité d’idées précédentes.

Cependant, pour les fins de l’analyse, il est nécessaire d’identifier un point de départ, certes, quelque peu

artificiel.

Page 107: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

89

détiennent la solution pour les amener à atteindre leurs objectifs. En d’autres mots, la

stratégie de problématisation fait référence à la façon dont les traducteurs cherchent à faire

en sorte que la solution qu’ils proposent devienne un point de passage obligé pour

l’ensemble des acteurs dans le processus de résolution de leurs problèmes.

Intéressement : Callon (1986) appelle intéressement l’ensemble des actions prises par les

traducteurs pour intéresser et éventuellement créer des associations avec les autres acteurs.

Plusieurs dispositifs d’intéressement peuvent être employés par les traducteurs, notamment

les rencontres, les débats, les colloques ou encore les publications.

Enrôlement : Le troisième moment, l’enrôlement, « désigne le mécanisme par lequel un

rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte. L’enrôlement est un intéressement

réussi. » (Callon, 1986, p. 189) Décrire l’enrôlement consiste à décrire les négociations et

les mises à l’épreuve auxquelles se soumettent les traducteurs pour convaincre et ainsi

permettre à l’intéressement de réussir. Les mises à l’épreuve peuvent être comprises

comme une évaluation par les acteurs impliqués du bien-fondé de la proposition des

traducteurs (Tremblay & Gendron, 2011). Il s’agit en quelque sorte d’un moment de

confrontation de discours et de types de connaissances qui se produit à travers une série

d’expérimentations. L’expérimentation est un processus par lequel les acteurs tentent

d’avoir une indication de la réussite ou de l’échec possible des propositions faites par les

traducteurs en les mettant à l’essai afin de déterminer s’ils peuvent leur accorder leur

confiance (Malsch & Gendron, 2013). Le résultat de ces mises à l’épreuve peut être

l’enrôlement des destinataires ou un affaiblissement de la légitimité des traducteurs et de

leurs idées. C’est donc dire qu’aucun dispositif d’intéressement, aussi convaincant soit-il,

ne peut garantir l’enrôlement. Un travail constant, de fortes associations et un soutien des

autres acteurs sont nécessaires. Les destinataires ciblés par les traducteurs ne sont donc pas

passifs mais, au contraire, participent à ce processus d’enrôlement à travers des discussions

et des séries d’expérimentations. Pour persuader que la solution proposée est adaptée à

leurs problématiques, les traducteurs s’engagent souvent dans un processus de co-

construction avec les autres acteurs. C’est ainsi que tout un chacun peut en venir à accepter

le rôle qui lui est attribué.

Page 108: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

90

Mobilisation des alliés : Le quatrième et dernier moment est la mobilisation des alliés. Ce

moment décrit les associations progressives d’acteurs « qui s’allient et font masse pour

rendre crédible et indiscutable » (Callon, 1986, p. 197) la solution proposée. Mobiliser

signifie donc associer et rassembler des acteurs qui ne l’étaient pas auparavant autour d’une

idée. La mobilisation est synonyme d’un enrôlement transformé en soutien actif (Callon,

1986). Si cette mobilisation des alliés réussit, le réseau créé au fil des moments du

processus de traduction disparaît pour laisser place à une idée tenue pour acquise, une

institution13.

Je propose ici de m’appuyer sur le processus de traduction décrit par Callon (1986) pour

étudier la colonisation du champ comptable par l’expertise-marketing. Je m’inspire

également de la théorie de l’acteur-réseau pour rendre compte de la manière dont s’est

déployée cette expertise en suivant les acteurs pas à pas. Ainsi, j’utiliserai les concepts

proposés par Callon, Latour et leurs acolytes comme autant d’outils pour retracer et décrire

le réseau qui sous-tend le phénomène de « mercatisation » du champ comptable.

Adopter la théorie de l’acteur-réseau pour étudier un phénomène au sein du champ

comptable, c’est cependant avancer sur une route bien pavée et glissante à la fois; une route

bien pavée, en ce sens que la théorie de l’acteur-réseau jouit d’une forte reconnaissance

dans le champ comptable, si bien que de nombreux travaux s’en inspirent pour examiner

l’émergence et la consolidation de certaines idées et techniques en comptabilité (Justesen &

Mouritsen, 2011)14; une route glissante car, quoique populaire, il n’est pas toujours évident

de bien comprendre ce qu’est concrètement cette théorie de l’acteur-réseau. Transformée

(traduite) au fil du temps, cette théorie semble être en mouvance interprétative constante,

toujours en construction, adaptée selon l’objet étudié. Les plus critiques la décrivent

13 Bien que le langage de la théorie de l’acteur-réseau et de la théorie institutionnelle soit distinct, on peut

avancer que, lorsqu’un réseau est relativement stable pendant une période raisonnable, il prend les

caractéristiques d’une institution (Miller et al., 2008). 14 Plusieurs études comptables s’appuient sur la théorie de l’acteur-réseau pour examiner le processus de

conception et de mise en œuvre de systèmes comptables et remettre en question le modèle classique de

diffusion du changement (par exemple, Chua, 1995; Miller, 1990, 1991; Preston et al., 1992). D’autres études

s’inspirent des travaux de Latour et ses acolytes pour retracer l’émergence de différentes idées tenues pour

acquises dans le monde de la comptabilité, telles que la comptabilité par activité (Briers & Chua, 2001; Jones

& Dugdale, 2002) ou encore la perception des auditeurs gouvernementaux comme étant les experts

« naturels » de la mesure de la performance dans le secteur public (Gendron et al., 2007). Pour une recension

des écrits plus détaillée sur les travaux en comptabilité utilisant la théorie de l’acteur-réseau, voir Justesen et

Mouritsen (2011).

Page 109: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

91

d’ailleurs comme « a monster that had escaped its Franskensteinian makers » (Latour,

2005, p. ix). Il peut donc être risqué de s’aventurer à employer une théorie aussi populaire

et changeante. Alors pourquoi s’y risquer? La réponse qu’esquisse Latour à cette question

est que, malgré les polémiques et les dérives auxquelles la théorie de l’acteur-réseau est

sujette, la solution n’est pas de cesser de l’employer. Bien au contraire: « The only solution

is to do what Victor Frankenstein did not do, that is not abandon the creature to its fate but

continue all the way to develop its strange potential. » (Latour, 1999, p. 25) La théorie de

l’acteur-réseau est donc un chantier ouvert, non pas une construction terminée et fermée.

C’est d’ailleurs ce qui en fait un cadre inspirant plutôt qu’une approche théorique

contraignante.

En mettant l’accent sur l’action, les transformations du monde et ce qui les met en branle,

cette théorie invite à examiner de plus près ce qui se trouve « assemblé » sous le couvert

des phénomènes sociaux (Latour, 2005). Elle offre une perspective d’analyse permettant de

mieux comprendre et rendre visible le processus en fonction duquel certaines idées

voyagent, se transforment et certains acteurs hétéroclites s’associent en cours de route

(Czarniawska & Joerges, 1996; Gendron & Baker, 2005). En l’occurrence, elle me permet

ici de retracer les séries d’associations et de traductions qui se sont produites entre les

professionnels comptables et les experts-marketing, rappelant que la « mercatisation » du

champ comptable est le résultat d’un réseau finement construit. Cette lentille théorique

m’autorise ainsi le traitement de questions qui sont au cœur de cet article. Comment le

marketing est-il devenu aujourd’hui un point de passage obligé au sein du champ

comptable? Comment les professionnels comptables ayant autrefois dédaigné et critiqué le

recours au marketing ont-ils été attirés par cette expertise? Comment les experts-marketing

ont-ils fait pour se montrer indispensable aux yeux des comptables? Comment l’expertise-

marketing a-t-elle modifié les façons de faire au sein de la profession comptable? Comment

la colonisation du champ comptable par l’expertise-marketing s’est-elle articulée?

Si la route est déjà bien pavée, il reste encore des sentiers à découvrir à l’aide de cette

approche et c’est ce que je compte faire dans les prochaines lignes. Mais, comme le

souligne Law (1997), pour cela, il ne faut peut-être pas chercher à décrire ce qu’est la

Page 110: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

92

théorie de l’acteur-réseau, mais en faire l’expérience dans l’action : « […] one might

represent actor network theory by performing it rather than summarising it. »

Méthode

La partie empirique de cet article repose sur différentes sources de données pour

développer un portrait crédible et engageant (Latour, 2005; Law, 2009) de la constitution

d’un réseau d’appui autour de l’expertise-marketing au sein du champ comptable. D’abord,

17 entrevues ont été conduites entre septembre 2011 et décembre 2012 avec des

professionnels comptables et des experts-marketing du Canada15. Afin de générer une

variation dans les données (Patton, 2002), des professionnels et experts de différents

niveaux d’expérience et de différentes organisations ont été rencontrés. De plus, trois

entrevues au Royaume-Uni ont été réalisées afin d’avoir un aperçu de la portée globale du

phénomène de « mercatisation » au sein du champ comptable. Le nombre d’entrevues

effectuées a été suffisant pour que j’en vienne à ressentir une impression de saturation

théorique (Glaser & Strauss, 1967). Le tableau 1 présente certains renseignements

sommaires au sujet des 20 personnes interviewées.

Tableau 1 – Renseignements sur les personnes interviewées

# Date de

l’entrevue

Fonction et secteur

d’activités

Pays Titre

comptable?

Année

approximati

ve

d’admission

à la

profession

01 Juin 2011 Directrice communication,

institut comptable

Canada Oui 1980

02 Septembre

2011

Vice-président, agence de

publicité

Canada Non S/O

03 Septembre

2011

Associé, agence de publicité Canada Non S/O

04 Septembre

2012

Vice-présidente marketing,

cabinet comptable national

Canada Non S/O

05 Septembre

2012

Associé retraité, « Big Four » Canada Oui 1975

06 Septembre Professeur de comptabilité Canada Oui 2000

15 Parmi ces entrevues, deux ont été conduites auprès de professeurs en comptabilité afin de discuter des

initiatives marketing s’adressant aux étudiants. Ayant déjà œuvré au sein de cabinets comptables

d’importance, ces professeurs ont également été appelés à discuter des pratiques de marketing utilisées au sein

des cabinets comptables. Un professeur en communication a aussi été rencontré afin de comprendre si le

phénomène de « mercatisation » du champ comptable s’inscrivait dans une tendance plus générale.

Page 111: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

93

2012

07 Septembre

2012

Associé retraité, « Big Four » Canada Oui 1970

08 Septembre

2012

Conseiller marketing, cabinet

comptable de taille moyenne

Canada Non S/O

09 Octobre

2012

Ancien président du conseil

d’administration, institut

comptable

Canada Oui 1975

10 Octobre

2012

Vice-présidente

communication, institut

comptable

Canada Non S/O

11 Octobre

2012

Directrice communication,

institut comptable

Canada Oui 2000

12 Octobre

2012

Ancienne directrice, cabinet

comptable régional

Canada Oui 2000

13 Octobre

2012

Directrice marketing, « Big

Four »

Canada Non S/O

14 Novembre

2012

Associé, « Big Four » Canada Oui 1980

15 Novembre

2012

Professeur en comptabilité Canada Oui 2000

16 Novembre

2012

Professeur en communication Canada Non S/O

17 Décembre

2012

Ancien président, institut

comptable

Canada Oui 1970

18 Décembre

2012

Associé retraité, « Big Four » UK Oui 1970

19 Décembre

2012

Associé, « Big Four » UK Oui 1975

20 Janvier

2013

Directrice marketing, institut

comptable et ancienne

directrice marketing, « Big

Four »

UK Non S/O

Les entrevues, d’une durée variant entre 45 et 90 minutes, étaient semi-structurées. Un

guide d’entrevue composé de questions ouvertes a été utilisé et, lorsque nécessaire, des

questions supplémentaires ont été posées afin de clarifier les réponses obtenues. Les

répondants étaient d’abord amenés à discuter brièvement de leur parcours professionnel. Le

thème des changements dans l’utilisation de pratiques de marketing au sein du champ

comptable était par la suite abordé avec les professionnels comptables alors que les

spécialistes du marketing étaient appelés à apporter des précisions quant à la nature de leur

fonction. Les discussions s’attardaient ensuite aux initiatives marketing prises au fil du

temps soit au sein des cabinets comptables ou au sein des instituts comptables. Les

participants ont également été amenés à parler des retombées et des résistances relatives

Page 112: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

94

aux initiatives marketing déployées. Toutes les entrevues ont été enregistrées et

retranscrites afin d’en faciliter l’analyse. Advenant le cas où certains participants

poursuivaient la discussion sur des sujets-clés une fois l’enregistrement terminé, des notes

détaillées ont été prises au plus tard deux heures après la fin de la rencontre.

Des mesures ont également été mises en place afin d’assurer la confidentialité et la

crédibilité (trustworthiness) des données collectées par entrevue (Lincoln & Guba, 1985).

Avant de débuter, la permission d’enregistrer l’entrevue numériquement était demandée à

chacun des participants. J’ai pris soin de préciser que l’anonymat complet était garanti tant

aux participants qu’à leurs employeurs, anciens ou actuels. Une fois les entretiens

retranscrits, une copie de leur transcription a été envoyée à chacune des personnes

interviewées. Elles avaient ainsi la possibilité d’apporter des modifications ou d’ajouter des

explications à la transcription afin d’être à l’aise avec ce qu’elles avaient dit pendant

l’entrevue16.

Les transcriptions et les notes détaillées prises à la suite des entrevues ont fait l’objet d’une

lecture initiale visant à dégager les aspects les plus significatifs et les thèmes les plus

souvent discutés par les répondants. Par la suite, une analyse approfondie a été effectuée et

des extraits d’entrevues ont été copiés dans un fichier thématique distinct. Le fichier

thématique a fait l’objet de plusieurs relectures et, après chacune d’elles, certains extraits

ont été éliminés afin de ne conserver que les plus significatifs pour l’écriture de l’article. Je

suis cependant retournée aux transcriptions originales à certaines occasions lorsque je le

jugeais nécessaire.

En concordance avec la théorie de l’acteur-réseau, j’ai également collecté de nombreux

documents écrits (Callon 1991), dont des articles provenant de revues destinées aux

professionnels comptables, des livres de marketing de services professionnels, des codes

d’éthique des professionnels comptables ainsi que des rapports annuels, des communiqués

de presse, des publications et autres documents d’intérêt émis principalement par les « Big

Four ». Chacun de ces documents a fait l’objet d’une lecture détaillée et des extraits

16 Six participants ont envoyé une version révisée de la transcription de leur entrevue. Cependant, seules des

modifications mineures ont été apportées à ces six transcriptions. Par souci d’éthique, j’ai utilisé les

transcriptions révisées par les participants pour les fins de mes analyses de données.

Page 113: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

95

pertinents ont été recopiés dans un fichier thématique tout comme cela avait été fait pour

les entretiens. Ces documents fournissent à la fois de l’information générale sur les

pratiques de marketing au sein des cabinets professionnels et des renseignements plus

précis sur la consolidation de l’expertise-marketing et la construction d’initiatives

marketing au sein des cabinets comptables. Si les entrevues m’ont aidée à reconstituer le

flux des actions et événements en plus de comprendre les rôles des différents acteurs et

leurs intérêts, les documents écrits m’ont permis d’approfondir la compréhension de

certains événements-clés et d’enrichir mes analyses, en plus de permettre certains

croisements avec les données collectées par entrevues (Lincoln & Guba, 1985; Patton,

2002).

En combinant ces différentes sources empiriques, je chercherai à retracer et rendre visible

le réseau de traductions qui sous-tend le phénomène de « mercatisation » étudié.

Le champ comptable : une terre initialement aride pour le marketing

Depuis sa création et jusqu’à la fin des années 1970, la profession de comptable agréé au

Canada a interdit à ses membres de faire de la publicité et de solliciter de nouveaux clients

en introduisant une règle à cet égard dans chacun des codes d’éthique des instituts

provinciaux17. Par exemple, le code de conduite, approuvé le 31 mai 1965, de l’Institut des

comptables agréés de l’Ontario stipule que :

(1) Section 24 – […] a member […] shall not advertise.

(2) Section 25 – A member shall not directly or indirectly solicit professional

engagements which have been entrusted to another public accountant.

(3) Section 50 – No member shall be a party to a competitive bidding for

professional appointments. (Zarry, 1972, p. 62)

La raison d’être de ces interdictions d’autopromotion et de sollicitation était justifiée ainsi

dans l’avant-propos du code de conduite :

It would not be in the public interest, for example, that the selection of a

practitioner by a client was a function of the skill of the practitioner’s

advertising agency and the size of the advertising budget; nor that a practitioner

could, publicly, claim for himself professional skills exceeding those of

17 Les questions déontologiques sont de juridiction provinciale au Canada. Bien que les règles présentées à

titre d’exemple aient été promulguées par l’Institut des comptables agréés de l’Ontario, il est à noter que les

instituts comptables des autres provinces canadiennes ont adopté des exigences semblables en matière de

publicité (Jenkins, 1986; Smieliauskas et al., 2013; Wilson, 1988)

Page 114: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

96

similarly qualified practitioners, in a purely subjective fashion and without let,

hindrance or reasonable constraint. (Meigs et al., 1978, p. 67)

Cette règle avait donc pour but de protéger l’intérêt du public et d’éviter les effets nocifs de

la publicité pour les clients, les comptables eux-mêmes et la profession. Si le professionnel

comptable voulait promouvoir ses services, il ne pouvait compter que sur sa réputation, ou

presque. En effet, pour attirer et maintenir leur clientèle, les cabinets comptables usaient

alors principalement de ce que l’on pourrait qualifier de marketing par réputation. Ce

marketing informel consistait à offrir un service de grande qualité afin de se bâtir une

réputation favorable qui serait ensuite propagée par le bouche à oreille. Comme le

soulignent Kotler et Connor (1977, p. 72) :

A large number of professional firms practice minimal marketing. They avoid

or minimize conscious development of a marketing program. The firms feel

that they will attain their objectives by rendering the best quality service to

existing clients. They reason that a high quality of service will lead to satisfied

clients, who will place their new business with the firm. Furthermore, satisfied

clients will recommend the firm to others, thus leading to a substantial inflow

of new clients.

Quelques autres formes informelles de marketing étaient alors également utilisées au sein

des cabinets. Ainsi, pour alimenter leur bonne réputation et convaincre les clients de la

qualité et de la valeur ajoutée de leurs services, les cabinets avaient recours au marketing

informatif (Listman, 1988). Prenant une fois de plus une allure informelle, cette forme

conservatrice de marketing consistait à produire des livres techniques, des articles

informatifs ou encore à préparer des conférences ayant pour objectif d’exposer les

connaissances professionnelles (Mahon, 1982). Il ne s’agissait pas ici de techniques de

sollicitation directe de nouveaux clients, mais bien de techniques pour rehausser à la fois

l’image de la profession et celle des professionnels ayant produit ces publications et

présentations.

Le développement de relations d’affaires à partir de contacts personnels ou encore par

l’entremise de clubs sociaux et d’activités sportives telles que le golf (Stewart, 2002) était

aussi utilisé pour promouvoir l’expertise des professionnels comptables. L’objectif de ce

réseautage ne se limitait pas à faire connaître informellement ses propres compétences

personnelles, mais permettait également de mieux connaître les compétences de ses

collègues professionnels. Ainsi, lorsque nécessaire, il était possible de référer un client à un

Page 115: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

97

confrère détenant une expertise particulière (Greenwood, 1957). Dans cet esprit, le

développement de relations d’affaires se voulait une autre façon d’accroître la qualité des

services rendus et de maintenir la réputation de la profession. Ces initiatives marketing

conservatrices étaient alors communément acceptées puisqu’elles permettaient de faire

valoir les compétences de l’ensemble du corps professionnel comptable.

Toutefois, au début des années 1970, le gouvernement des États-Unis enclencha un

mouvement pour mettre fin à l’interdiction de faire de la publicité et de la sollicitation au

sein des professions, sous prétexte de vouloir prétendument protéger les consommateurs

(Carver et al., 1979; Hermanson et al., 1987; Ostlund, 1978; Traynor, 1983). En fait, ce

mouvement s’inscrivait dans une série de réformes politiques néolibérales visant à accroître

la compétition, la liberté commerciale et l’efficacité des marchés (Windsor & Warming-

Rasmussen, 2009).

Les différents paliers de gouvernement au Canada emboîtèrent rapidement le pas à leurs

confrères étasuniens et pressèrent les professionnels (autant médecins, dentistes que

comptables et avocats) de mettre un terme à leur bannissement du marketing comme le

souligne Zarry (1972, p. 61-62) :

[...] the government is under extreme pressure to evaluate and modify our

current social structure. Industry’s ability to self-regulate their own areas is

being examined with the threat “either you regulate according to the wishes of

the majority of the society or we the government will do it for you under our

terms.” […] The government has a growing interest in the regulation of the

professions. The Department of Consumer Affairs has suggested that one of

their major thrusts over the coming year will be the investigation of the self-

regulated industries and professions with specific reference to doctors, lawyers

and accountants. This will be done with the ultimate consumer first in mind.

Suivant la mouvance néolibérale, les gouvernements désiraient voir cette interdiction

disparaître. Ils étaient d’avis que cela empêchait de bien informer les consommateurs et

freinait la compétition empêchant ainsi les consommateurs de profiter de meilleurs prix et

de meilleurs services.

En avril 1979, la profession comptable canadienne céda aux pressions des gouvernements

et proposa un amendement à son code d’éthique pour permettre à ses membres de se

promouvoir (Falconer, 1993; Maingot, 2002). Elle suivait ainsi le mouvement enclenché

Page 116: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

98

par les avocats canadiens et la profession comptable étasunienne ayant tous deux permis la

publicité par leurs membres en 1978 (Maingot, 2002)18.

Le 11 juin 1979, les membres votèrent en faveur de cette nouvelle règle (Falconer, 1993;

Maingot, 2002). Bien que plusieurs membres se soient opposés à ces concessions forcées

au début des années 1970 (Zeff, 2003a), la consolidation de la logique commerciale au sein

de la profession comptable à la fin des années 1970 sembla avoir eu raison des derniers

réfractaires (Malsch & Gendron, 2013; Zeff, 2003a, 2003b).

Les membres de la profession pouvaient désormais faire de la publicité et solliciter de

nouveaux clients sous certaines conditions. Les nouvelles règles, harmonisées dans

l’ensemble du pays, stipulaient que :

A member shall not advertise directly or indirectly in any manner:

(a) which he knows, or should know, is false or misleading, or

(b) which contravenes professional good taste or fails to uphold normal

professional courtesy, or

(c) which makes unfavourable reflections on the competence or integrity of the

profession or any member thereof, or

(d) which involves a statement the contents of which he cannot substantiate.

(ICAO, 1983)

Cette abolition de la règle du code d’éthique de la profession comptable canadienne

interdisant la publicité et la sollicitation est le point de départ que j’ai choisi pour étudier

l’avènement du phénomène de « mercatisation » au sein du champ, car ce changement peut

être vu comme un premier déclencheur, un primum movens (Callon, 1986) qui entraîne

plusieurs réactions. D’abord, les professionnels comptables voient le milieu dans lequel ils

évoluaient jusqu’alors se transformer (Windsor & Warming-Rasmussen, 2009). La

méconnaissance des pratiques de marketing est importante au sein du champ, les

comptables ne s’y étant jamais vraiment intéressés, interdiction oblige (Mahon, 1982). Il est

donc raisonnable de penser qu’il n’existait pas de relation directe d’importance, vers le

milieu des années 1970, entre les experts-marketing19 et les professionnels comptables.

18 La profession comptable américaine a été contrainte d’abolir les restrictions contre la publicité et la

sollicitation par ses membres suite à une menace implicite du Ministère de la Justice des États-Unis à la fin

des années 1970 (Wood & Ball, 1978; Zeff, 2003a). 19 Pour les fins de cet article, l’expert-marketing correspond à une personne possédant des compétences en

marketing en raison de l’achèvement d’un programme d’études et d’une expérience pertinente dans ce

domaine.

Page 117: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

99

Cependant, les choses changent rapidement. La modification du code de conduite entraîne

l’avènement d’une vive concurrence au sein du champ comptable et contribue à

l’affaiblissement des valeurs professionnelles (Windsor & Warming-Rasmussen, 2009;

Zeff, 2003b). En particulier, les professionnels comptables sont appelés à mettre en place

rapidement de nouvelles techniques de développement d’affaires. De plus, les experts-

marketing ne restent pas indifférents à la nouvelle. Ayant eu vent du mouvement cherchant

à abolir l’interdiction de faire de la publicité, ils y voient une occasion d’introduire leur

expertise au sein de la profession comme le souligne cet extrait tiré d’une revue s’adressant

à leur communauté (Journal of Marketing) :

The removal of restrictions against advertising in the professions could have a

significant impact on marketing practitioners and academicians. At the very

least, such an action would probably trigger the development of comprehensive

marketing programs by many professionals, providing numerous consulting and

employment opportunities for people with marketing expertise. More

important, the removal of restrictions against advertising could bring about a

substantial change in the way marketing is viewed by the American public.

(Bloom, 1977, p. 103)

« Tel est le point de départ choisi. » (Callon, 1986, p. 179) Moins de dix ans plus tard, des

pratiques de marketing pour les services professionnels comptables ont été développées,

des groupes de spécialistes du marketing de services professionnels comptables se sont

formés et des experts-marketing œuvrent au sein des cabinets comptables. C’est une partie

de cette mutation rapide que je compte maintenant retracer en suivant pas à pas ces groupes

d’acteurs.

Le champ comptable : de terre aride à terre fertile pour le marketing

Si la levée de l’interdiction de faire de la publicité peut être considérée comme le primium

movens (Callon, 1986), la première impulsion initiant le changement, cette dernière

s’accompagne de transformations du marché (Listman, 1988) qui, elles aussi, alimentent

l’impulsion du changement. Un associé à la retraite se remémore d’ailleurs cette période en

ces mots :

Avec les années 1980 arrive le début de la globalisation des marchés, le

développement technologique, arrive la fusion de sociétés, la complexité de la

gestion, la rapidité d’exécuter et de prendre des décisions et, tout à coup, le

marché dans lequel les cabinets comptables œuvraient s’est décloisonné jusqu’à

un certain point. (Entrevue 5)

Page 118: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

100

En plus du changement révolutionnaire qu’est la levée de l’interdiction, les professionnels

comptables doivent désormais faire face à ce qui pourrait être décrit comme « three

increasingly significative forces » (Kotler & Connor, 1977, p. 71) : 1) la concurrence

accrue; 2) la demande changeante des clients; et 3) le développement technologique. Ces

forces, tout au moins en ce qui concerne les deux premières, ne sont pas indépendantes de

la levée de l’interdiction.

Concurrence accrue : Dans la littérature, on estime qu’au début des années 1980, il existe

une offre excédentaire de cabinets d’expertise comptable sur le marché à laquelle s’ajoute

une décroissance de la base de clientèle provoquée par une vague de fusions entre clients

(Aharoni, 1999). Il n’est donc pas rare de voir six à huit cabinets faire des propositions à un

même client (Kotler & Connor, 1977; Listman, 1988). Les « Big Eight » se livrent alors à

une concurrence féroce pour attirer la clientèle en plus de devoir rivaliser avec des cabinets

comptables spécialisés offrant des services techniques à une clientèle spécifique telle que

les médecins ou les dentistes. Plusieurs estiment que pour survivre à l’intensification de la

concurrence, les cabinets comptables régionaux se doivent de fusionner ou d’acquérir de

petits fournisseurs de services locaux (Listman, 1988). En outre, ces pressions

concurrentielles incitent les cabinets comptables à explorer de nouvelles pratiques pour

accroître leur efficacité et leur rentabilité (Powell et al., 1999).

Demande changeante des clients : Or, non seulement la concurrence s’intensifie-t-elle,

mais les attentes des clients envers les professionnels comptables s’accroissent. Maints

documents indiquent que les clients d’alors, de plus en plus sophistiqués et exigeants,

désirent se voir offrir un large éventail de services pour répondre à leurs besoins (Kotler &

Connor, 1977; Powell et al., 1999; Stewart, 2002). Comme un associé le souligne :

Les clients étant plus éduqués, ils commençaient à nous demander de plus en

plus de choses. « Peux-tu m’aider dans ma stratégie? Peux-tu m’aider dans ma

gestion de risques? Peux-tu m’aider dans mes systèmes comptables? »

(Entrevue 14)

Les cabinets comptables sont l’objet de pressions, particulièrement de la part de leurs

clients pour répondre à leurs attentes spécifiques. Plusieurs y voient une occasion de

développer de nouvelles lignes de services ainsi qu’un incitatif à prendre des mesures pour

les faire connaître pour se défaire de l’image de professionnels offrant uniquement des

Page 119: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

101

« “technical-centered” service[s] » (Kotler & Connor, 1977, p. 71)20. Somme toute,

l’expansion des cabinets dans le domaine des services extracomptables résulte,

possiblement, autant de pressions en provenance des clients que d’objectifs propres aux

cabinets pour accroître leur rentabilité.

Développement technologique : Les changements technologiques dans les communications

et l’informatique exercent également une influence importante sur les professionnels

comptables. Les percées technologiques rendent certains services professionnels obsolètes

tout en créant des occasions d’offrir de nouveaux services tels que le soutien à

l’implantation de système (Kotler & Bloom, 1984). Dans un tel contexte, maints cabinets

comptables constatent qu’ils doivent s’adapter et réagir rapidement aux changements

technologiques afin de ne pas être dépassés par la concurrence des autres cabinets de

services professionnels.

Ces transformations majeures du marché amènent plusieurs professionnels comptables à

apprécier la pertinence de recourir aux pratiques de développement des affaires. L’on

assiste alors à un effritement des inhibitions traditionnelles, dans le milieu comptable, quant

aux efforts de commercialisation (Kotler & Bloom, 1984; Mahon, 1982).

Problématisation

Bien au fait des défis auxquels font face les professionnels comptables et voulant profiter

de l’ouverture créée par l’abolition de l’interdiction de faire de la publicité, les spécialistes

du marketing entrent en contact avec les membres de la profession. Par expérience, ils

savent que le marketing est une technique éprouvée pour « satisfy the needs and the wants

of [the] consumer while achieving a profit » au sein d’entreprises commerciales (Listman,

1988, p. 7). Il reste maintenant à déterminer si ces techniques sont transposables au sein des

cabinets offrant des services professionnels comptables. Les experts-marketing cherchent

donc à démontrer aux professionnels comptables que les techniques de marketing sont

indispensables s’ils veulent tirer leur épingle du jeu dans le marché compétitif en

émergence. L’argumentation développée est toujours la même : si les professionnels

20 Cette mouvance « orientation client » des cabinets comptables a contribué à l’effritement progressif de la

conception du public et des actionnaires en tant que « client » et à l’affermissement de l’idée que l’équipe de

direction de l’audité est « le client » à satisfaire (Grey, 1998).

Page 120: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

102

comptables entendent préserver leur intérêt économique à long terme et accroître leur

bassin de clients, ils doivent nécessairement se demander « qu’est-ce que le marketing peut

faire pour mon cabinet? ». Voici quelques exemples des propos d’experts-marketing :

Marketing, far from being a minor negligible function in managing a

professional services firm, is one of the most important functions for helping

such firms meet the unprecedented challenges they are facing. [...] By

remaining ignorant of the concepts and practices that make up modern

marketing, these firms are without the skill to adapt smoothly to a rapidly

changing environment and to grow to their potential. Their professionalism is a

blind spot that keeps them from acting to achieve their goals. Their position

grows more precarious as a few of their competitors begin to learn and apply

modern marketing techniques. It is unfortunate not to understand marketing in a

strong market when no one else does; it can be fatal in a down market when

competitors do. (Kotler et Connor, 1977, p. 71-72)

CA firms today must grapple with an enormous challenge: how to remain

responsive and profitable in the face of heightened client demands, pricing

pressures and tough competition. This challenge demands that they develop and

implement effective marketing strategies extending well beyond traditional

practice development. The marketing professional, if well chosen and directed,

can play a key role in this process and should become one of the firm’s biggest

assets. (Horowitz, 1986, p. 31)21

A fair question you may be asking yourself at this time is what will a marketing

orientation do for your firm? For one thing, it will help you compete more

effectively against specific competitors appealing to a similar client mix.

Second, it will help you manage your practice, so growth will be planned rather

than characterized by the peaks and valleys many firms experience. Last and

most important, a marketing orientation will improve the quality of service you

deliver to your clients. (Listman, 1988, p. 21)

Présenté ainsi, il semble que les professionnels comptables ne peuvent plus connaître le

succès en comptant uniquement sur la qualité de leur travail et leur réputation. En outre, ils

ne peuvent plus faire face seuls aux obstacles et problèmes liés à la concurrence accrue, aux

demandes changeantes des clients et au développement technologique22. La question n’est

plus de savoir s’il est éthique ou non de faire la promotion de ces services. Au contraire, il

est maintenant nécessaire d’expérimenter et de mettre en œuvre des initiatives marketing

21 L’auteur de cet article publié dans le CAmagazine est un expert-marketing. 22 Bien que les experts-marketing ne puissent prétendre pouvoir amoindrir tous les obstacles et problèmes liés

au développement technologique, ils cherchent plutôt à se présenter comme un élément de solution pour

promouvoir les nouveaux services offerts par les cabinets comptables qui verront le jour en raison du

développement technologique.

Page 121: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

103

pour prospérer; l’expertise-marketing est un point de passage obligé pour les professionnels

comptables23.

« Ainsi se construit un réseau de problèmes et d’entités au sein duquel un acteur se rend

indispensable. » (Callon, 1986, p. 185) En identifiant les problèmes apparemment

rencontrés par les professionnels comptables et en définissant les bénéfices supposés du

marketing, les experts-marketing ont pour objectif ultime de se présenter comme un point

de passage obligé dans la résolution desdits problèmes.

Intéressement

Pour persuader les professionnels comptables des bénéfices de leur expertise, les experts-

marketing multiplient les dispositifs d’intéressement (Callon, 1986) sous forme de livres,

d’articles, de séminaires et de conférences. Au cours des années 1980, on dénombre

plusieurs ouvrages traitant du marketing de services professionnels et du marketing des

services comptables. Par exemple :

Building a successful professional practice with advertising (Braun, 1981)

Marketing and strategic planning for professional service firms (Webb, 1982)

Marketing professional services (Wheatley, 1983)

Marketing professional services (Kotler & Bloom, 1984)

Marketing accounting services (Listman, 1988)

Des revues spécialisées dans le marketing des services professionnels voient également le

jour - dont Journal of Professional Services Marketing en 1985 et Journal of Services

Marketing en 1987 - dans lesquelles sont publiés des articles de spécialistes du marketing

s’affairant à démontrer la pertinence et l’utilité du marketing pour faire la promotion de

services professionnels tels que la comptabilité. De nombreux articles, sondages et enquêtes

portant sur le développement de publicités, les relations publiques et les techniques de

marketing sont aussi publiés dans les revues professionnelles comptables telles que

CAmagazine ou Journal of Accountancy (Mahon, 1982). S’ajoute à ces publications une

éruption de conférences et de séminaires en marketing offrant aux professionnels

comptables des techniques afin de promouvoir et vendre leurs services. En voici un aperçu :

23 Sur la base des données générées par entrevues et par analyse documentaire, il semblerait que les experts-

marketing aient réalisé le premier point de contact avec la profession comptable. Cependant, je reconnais la

possibilité que certains points de contact initiaux puissent avoir été l’œuvre de comptables.

Page 122: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

104

“Marketing Professional Services,” a seminar being held by York University’s

Centre for Continuing Education, June 7-8 [1988]. Designed for firms who

offer professional services to clients, it will feature a marketing diagnostic

audit, to evaluate your firm’s marketing posture, as well as sessions on

developing a marketing strategy, setting up a marketing information system,

building up your practice, and writing a marketing plan. (ICCA, 1988, p. 23)

American Marketing Association’s conference on “Success Factors in the

Marketing of Accounting Services” [in 1984]. (Horowitz, 1986, p. 28)

American Institute of Certified Public Accountants’ sixth annual “National

Marketing Conference,” to be held in Boston at the Westin Hotel Copley Place

on June 6-7 [1991], promises a good turnout. The program will provide “nuts

and bolts” techniques that can be implemented by any size of firm. (ICCA,

1991, p. 14)

L’argumentation développée, tant dans les ouvrages que les articles, les séminaires ou les

conférences, demeure toujours la même : les initiatives marketing, lorsque utilisées avec

doigté, permettent aux cabinets de services professionnels de préserver leur intérêt

économique à long terme en plus d’accroître leur bassin de clients. Voici un extrait

représentant bien l’argumentaire proposé :

Marketing is not something that is inherently unethical or manipulative.

Different styles of marketing exist and marketing can be carried on with as

much professionalism as the work of a lawyer, CPA, or doctor. The

professional marketer is someone who is skilled at understanding, planning, and

managing exchanges. A “marketing mix” – involving the design of offerings,

pricing, distribution, and promotion – is developed by the marketer to achieve

voluntary exchanges with target markets. Professionals are turning to marketing

to help them cope with increasing competition, greater public dissatisfaction

with the professions, and several other changes in their external environments.

They are finding marketing helpful in dealing with a variety of demand

situations, including negative demand, falling demand, and overfull demand.

(Kotler & Bloom, 1984, p. 16)

Cet extrait montre bien que « l’intéressement est fondé sur une certaine interprétation de ce

que sont et veulent les acteurs à enrôler et auxquels s’associer. » (Callon, 1986, p. 189)

Pour convaincre des bénéfices du marketing des services professionnels, les experts-

marketing montrent d’abord qu’ils comprennent les inhibitions qu’ont certains

professionnels envers les pratiques de marketing. Ils tentent de les amoindrir en affirmant

que le marketing n’est pas sans conscience – idée longuement véhiculée au sein de la

profession comptable – mais qu’au contraire, il peut se faire avec professionnalisme. Les

Page 123: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

105

experts-marketing montrent également qu’ils sont bien au fait des enjeux auxquels sont

exposés les professionnels et cherchent à convaincre que seule l’expertise-marketing (ou

presque) pourra les sortir de cette situation difficile. Par le biais de ces diverses

« traductions », les promoteurs du marketing se trouvent à articuler certains fondements de

leur revendication d’expertise dans le champ comptable.

Enrôlement

Aussi élaborés soient-ils, les dispositifs d’intéressement dont usent les spécialistes du

marketing ne peuvent être garants de l’enrôlement, c’est-à-dire de l’acceptation de la

solution proposée (Callon, 1986). Pour parvenir à leurs fins et permettre à l’intéressement

de réussir, les experts-marketing doivent se soumettre à une série de mises à l’épreuve qui,

dans le cas présent, prend la forme d’une série d’expérimentations menées, en bonne partie,

par les professionnels comptables. Ces derniers tentent ainsi de déterminer si le recours à

l’expertise marketing est avantageux ou si, au contraire, ils possèdent déjà les

connaissances nécessaires pour pallier eux-mêmes aux problèmes rencontrés. En tant que

destinataires, les comptables ne sont donc pas passifs, mais participent ainsi au processus

d’enrôlement à travers ces expérimentations.

Si, à force de présentations, de publications et de discussions, les experts-marketing

parviennent à démontrer aux professionnels comptables les avantages de leur pratique, ils

ne réussissent pas nécessairement à les convaincre de la pertinence de recourir à leurs

services. Certains professionnels comptables pensent pouvoir se débrouiller seuls et

développer eux-mêmes leurs initiatives marketing, comme le souligne un membre de la

profession :

Much of this [marketing] activity originates with non-accountant professionals

who are highly qualified in their particular fields but not necessarily familiar

with accountancy’s precepts and traditions – and particularly the mystique

surrounding the attest function. Their approaches in many cases sound

mechanical – something like the moves recommended in some sex manuals. I

still believe that selling professional services is a natural function of the

professional himself or herself. The individual professional’s ability to sell

derives more from technical knowledge and experience than from knowledge of

selling and communications. (Mahon, 1982, p. vii)

Non convaincus des bénéfices que pourrait procurer l’intervention des spécialistes du

marketing, un certain nombre de professionnels comptables se lancent dans

Page 124: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

106

l’expérimentation de pratiques de marketing. Ces premiers balbutiements, souvent

désorganisés et non stratégiquement réfléchis, ont pris la forme de brochures

promotionnelles, de commandites ou encore de publicités s’inspirant largement du modèle

utilisé par les entreprises de produits de consommation, comme le rapportent ces experts-

marketing œuvrant (ou ayant œuvré) au sein de cabinets comptables :

Il y a quelques années, dans la plupart des services professionnels, il n’y avait

pas de vice-présidence marketing. […] C’était souvent des anciens comptables

qui voulaient se recycler et essayer de faire autre chose. Ils faisaient des

brochures, des petites commandites ici et là mais il n’y avait vraiment pas de

grosses stratégies puis ce n’était pas clair ce que ces gens-là faisaient. C’était du

marketing à tâtons. (Entrevue 4)

Je te dirais que le marketing, ça a commencé petit […] dans le sens que c’était

des adjointes qui faisaient de la mise en page de documents. Ce n’était pas de la

création puis de la recherche d’images, de la prise de photos, des vidéos, du

flash, ces affaires-là. C’était très, très de base. Puis ça a été appelé à évoluer.

Au départ, il y avait des brochures puis quelques petites publicités ici et là.

(Entrevue 13)

Les publicités à l’époque [au début des années 1980], c’était ce que j’appelle

une liste d’épicerie. C’était une liste des services avec un logo. […] Les

publicités se sont faites beaucoup dans des programmes de tournois de golf, de

théâtre, des choses comme ça. Ils faisaient de la publicité à la demande. Par

exemple, un associé disait : « Mon client fait un tournoi de golf, je veux

encourager mon client, je vais mettre une publicité dans son programme. » Ils

ne se questionnaient pas pour savoir si c’était bon ou pas. « J’ai acheté une

demi-page dans le programme, il faudrait bien mettre quelque chose. » C’était

fait à l’envers. Il n’y avait pas de stratégie. C’était encore nouveau pour eux.

(Entrevue 8)

I’ve got an advert that was produced by one of the large firms and it was very

much like an advert for soap powder advertisement. So it could only improve

from here. It was a very literally taken FMCG [fast-moving consumer goods]

style advertising and tried to overlay into professional services market. A

number of firms tried that as an experiment and found out that it didn’t work

and then went back to saying: “What is it that we’re really trying to do here?”

(Entrevue 20)

Comme le souligne ce dernier extrait d’entrevue, plusieurs de ces premières

expérimentations du marketing furent loin d’être un franc succès, du moins pour la plupart

des professionnels comptables en ayant fait la tentative. Des commentaires tels que « What

is it that we’re really trying to do here? » (Entrevue 20) ou encore « Le téléphone n’a pas

sonné, ce n’est pas bon, ça ne fonctionne pas. » (Entrevue 8) montrent bien que plusieurs

Page 125: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

107

des initiatives marketing initialement développées par les professionnels comptables

n’apportèrent pas les résultats escomptés. Une conclusion, à laquelle plusieurs comptables

aboutirent, était qu’ils ne possédaient peut-être pas l’expertise nécessaire pour bien user et

profiter des bénéfices des pratiques de marketing. Plusieurs décident alors d’entrouvrir la

porte à l’implication directe des experts-marketing (Emrich, 2002; Hinings et al., 1999;

Horowitz, 1986).

Toutefois, c’est d’abord avec une certaine réticence que plusieurs professionnels

comptables laissent entrer les experts-marketing. Perçus comme des « outsiders », ces

derniers font difficilement leur place au sein des cabinets comptables (Horowitz, 1986). Ils

sont d’abord considérés comme des membres du personnel administratif et leur rôle se

limite à soutenir et à guider les associés dans leurs activités de promotion (Hinings et al.,

1999; Mahon, 1982). Ils sont à la fois soumis au contrôle des professionnels comptables et

laissés à eux-mêmes ce qui rend leur tâche ardue :

Learning to function within a new organization is difficult enough, but when

that learning process is accompanied by inadequate direction, the task may be

insurmountable. Most marketing functions in CA firms are managed by

absentee partners who have other – often client – responsibilities. [...] In most

CA firms, the marketing manager has no real peer group and, as a result, may

gradually experience a sense of isolation [...] (Horowitz, 1986, p. 29)

Ce sentiment d’isolement est d’ailleurs bien exprimé par une spécialiste du marketing

interviewé :

On m’a mise en poste en me disant : « Aide-nous à nous faire connaître dans le

marché. » Ok parfait, mais j’avais besoin d’un budget parce que je voulais

engager une firme de relations publiques, travailler avec de la pub puis placer

des commandites. J’avais besoin d’argent. Mais je n’avais pas d’argent, je

n’avais pas de budget puis personne ne m’appelait pour de l’aide. J’ai passé les

trois premiers mois seule dans mon bureau à essayer de comprendre ce qui se

passait puis à essayer de me faire des relations, tranquillement. (Entrevue 4)

Souvent, l’acceptation des experts-marketing ne se fait pas aisément. Maints professionnels

comptables veulent d’abord qu’ils fassent leurs preuves avant de leur laisser plus de place,

de leur accorder un rôle plus important. En fait, ce que craignent le plus ces comptables, ce

serait de perdre leur statut de « professionnels » en raison d’un marketing inapproprié. Un

associé d’un grand cabinet exprime d’ailleurs cette crainte dans ces propos sur les experts-

marketing :

Page 126: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

108

Au début, on les trouvait un peu weird. On se disait : « Moi je ne vends pas des

crayons ou du McDonald’s ou des chaises. Moi je vends des services

professionnels, tu ne sais pas de quoi tu parles. » (Entrevue 14)

Les experts-marketing doivent donc adapter leurs techniques afin de respecter le caractère

professionnel des services offerts. C’est ainsi qu’ils sont amenés à co-construire les

solutions avec les professionnels comptables, ayant alors l’occasion de les persuader que

les initiatives proposées sont adaptées à leur problématique. Progressivement, suite à des

collaborations entraînant la création d’un réseau d’appui, plusieurs experts-marketing

voient leur rôle au sein des cabinets comptables se transformer.

En effet, plus les grands cabinets comptables prennent de l’expansion et élargissent leur

gamme de services, plus le marketing passe d’une activité de soutien administratif à une

activité centrale au « modèle d’affaires » des cabinets (Hinings et al., 1999). L’on dispose

alors d’un tremplin pour asseoir davantage l’expertise-marketing; certains se voient même

accorder un statut équivalent à celui de leurs collègues comptables (VanParys, 2005). À la

fin des années 1980, la majorité des cabinets d’importance comporte un département de

marketing composé non pas de professionnels comptables, mais de personnes détenant une

expertise en stratégie de marketing (Ellingson et al., 2001; Horowitz, 1986). En fait, mes

données indiquent que les rôles accordés respectivement aux professionnels comptables et

aux experts-marketing ont changé au fil du temps, comme le souligne cet associé :

Avant, on se présentait très « carré », professionnel. Or, on s’est rendu compte

qu’à l’occasion, il fallait peut-être avoir un peu d’imagination. Donc en

engageant des gens en marketing et communications, ils nous ont amenés, nous,

les comptables, à évoluer. […] On a évolué avec eux et on se rend compte que

vendre nos services, ce n’est pas juste vendre de l’éminence puis de la relation,

mais c’est créer quelque chose. Alors ils nous ont fait évoluer. Donc le

département de marketing, qui était au début un petit département de support,

est devenu un département beaucoup plus structuré. (Entrevue 14)

Au fil des mises à l’épreuve et des collaborations, les experts-marketing sont

progressivement passés d’un rôle de soutien administratif à celui d’experts alors que les

professionnels comptables sont passés de contrôleurs des activités marketing à

collaborateurs, qui savent apprécier les compétences des experts-marketing.

Page 127: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

109

Mobilisation des alliés

Si, vers le milieu des années 1980, plusieurs spécialistes du marketing sont déjà bien

installés au sein des grands cabinets comptables, la pertinence de leur expertise n’est

toutefois pas indéniable. Pour le moment, ce ne sont pas les masses au sein de la profession

comptable qui sont convaincues de la pertinence de leur expertise, mais principalement les

professionnels œuvrant au sein de cabinets comptables d’envergure qui lisent leurs

publications, assistent aux conférences et côtoient régulièrement des spécialistes du

marketing. Pour établir davantage leur légitimité au sein du champ comptable et rendre

davantage crédible la nécessité de leurs initiatives marketing, les experts-marketing doivent

mobiliser davantage d’alliés autour de leur revendication d’expertise (Callon, 1986). La

question est maintenant de savoir où sont ces alliés et comment les réunir.

En juin 1988, une douzaine de directeurs en marketing de cabinets comptables se retrouvent

à l’AICPA National Marketing Conference à Las Vegas. Ils discutent de la possibilité de

créer une association nationale réunissant les spécialistes du marketing de services

comptables. Avec plus de 300 experts participant à la conférence marketing annuelle de

l’AICPA, ils y voient une occasion à saisir. Un an plus tard, l’Association for Accounting

Marketing (AAM) était créée dont la mission est la suivante :

The mission of AAM is to promote excellence and elevate the professional

stature of marketing, business development and other practice growth

professionals to the accounting profession; directly impacting members’

professional development and careers through education, networking and

thought leadership. (AAM, 2010)

Ainsi, l’AAM cherche à contribuer à l’avancement du marketing et de ses experts au sein

du secteur de la comptabilité en offrant des formations, de la documentation et surtout des

occasions de réseautage aux experts-marketing. Dès 1990, l’AAM met sur pied sa première

conférence annuelle intitulée « Aim for the future: CPA marketing strategies for the

1990’s » à laquelle plus de 180 personnes du Canada et des États-Unis participent (AAM,

2010). Avec cette conférence, « […] tous ces acteurs ont été déplacés et rassemblés au

même moment, en un seul lieu. » (Callon, 1986, p. 197) Cette mobilisation constitue un

système d’alliances bien concret autour de l’idée du marketing des services professionnels.

L’AAM prend rapidement de l’expansion en ouvrant divers bureaux régionaux et en

développant un site internet contenant des renseignements pratiques pour les experts-

Page 128: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

110

marketing. L’association parvient ainsi à réunir sous une même enseigne des experts-

marketing travaillant au sein de cabinets comptables de toute taille, passant de cabinets

locaux de deux associés, aux entreprises régionales de 25 associés, aux multinationales de

plus de 3 000 associés.

Les spécialistes du marketing iront également chercher des alliés auprès des instituts

comptables afin de consolider leur présence au sein du champ. Même si cela est moins vrai

aujourd’hui (Greenwood et al., 2002; Suddaby et al., 2007), les instituts disposaient alors

d’une certaine crédibilité auprès des professionnels comptables; ce faisant, les avoir pour

alliés accroissait les chances d’être acceptés et légitimés aux yeux des comptables. Cette

association aux instituts comptables s’est échelonnée sur plusieurs années en prenant

d’abord la forme de séminaires de développement des affaires organisés par des experts-

marketing et commandités par les instituts comptables provinciaux ou l’Institut canadien

des comptables agréés (ICCA) (Horowitz, 1986). L’association sera par la suite consolidée

lorsque l’ICCA acceptera d’agir en tant qu’éditeur d’ouvrages en marketing tels que

Marketing professional services: how to win new clients and keep the ones you have, un

livre offrant « practical marketing strategies and tools that can make a difference in both the

quality and time demands of your marketing initiatives » et « designed to help sole

practitioners and small- to medium-sized firms understand how a professional services

marketing program works » (ICCA, 2002a, p. 48). L’ICCA ira même jusqu’à développer

un bulletin intitulé Marketing Matters. Publié sur une base régulière, ce bulletin était, et est

encore, conçu pour aider les cabinets comptables à demeurer aux faits des dernières

stratégies et techniques de marketing pour les services professionnels (ICCA, 2002b, p. 54).

En créant ces associations tant auprès de collègues qu’auprès des instituts comptables, les

experts-marketing ont rassemblé autour de l’idée du marketing des services professionnels

comptables certains joueurs-clés (Callon, 1986). Ils ont ainsi tissé des liens leur permettant

de solidifier leur réseau d’appui.

En juin 2005, 26 ans après la levée de l’interdiction de faire de la publicité, plus de 450

experts-marketing œuvrant dans des cabinets comptables au Canada et aux États-Unis sont

réunis à l’hôtel Hilton du Walt Disney Resort d’Orlando pour la conférence annuelle de

l’AAM (AAM, 2010). Leurs cartes d’affaires sont identiques à celles des professionnels

Page 129: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

111

comptables qu’ils côtoient quotidiennement, mais ils portent des titres tels que

coordonnateur du marketing, directeur des relations publiques, directeur marketing ou

directeur du développement des affaires. « Whatever their standing, they have a passion for

this profession not often seen. » (VanParys, 2005, p. 47)

À ce moment précis, dans cet hôtel d’Orlando, on peut penser que les mises à l’épreuve et

les dispositifs d’intéressement qui ont été utilisés par les experts-marketing pour faire leur

place auprès des professionnels comptables ont été largement efficaces, à tel point que ces

dispositifs sont presque devenus insaisissables et invisibles. Il est désormais possible de

tenir une conférence en comptabilité dont plus de 80 % des participants sont des experts

spécialisés dans le marketing des services professionnels comptables (VanParys, 2005). Tel

qu’avancé par Latour (1987), le réseau soigneusement construit au fil du processus de

traduction disparaît alors pour faire place à une idée tenue pour acquise : les initiatives en

marketing permettent aux cabinets de professionnels comptables de préserver leur intérêt

économique à long terme en plus d’accroître leur bassin de clients. La mobilisation est

réussie.

En quelques années, cette idée relativement nouvelle qu’est le marketing des services

professionnels s’est largement institutionnalisée au sein du champ comptable. De pratique

impétueuse à activité quotidienne, le marketing des services comptables n’est désormais

que rarement remis en question, comme le confirme cette anecdote d’un associé retraité :

I know, in the early days during the 1980s, there were a lot of disagreement in

firms [about marketing]. I remember a story where there was someone, quite a

senior figure, brought into the firm as a kind of marketing director and he was

giving a talk, I think, at a partners meeting. And he started talking about

marketing this and marketing that. He was using the word a lot. And someone

passed to him a note while he was speaking and they wrote on marketing and

they put a line through that and they wrote practice development. “You

misunderstand us. We don’t do marketing. We do practice development” which

is an altogether more gentlemanly professional kind of thing to do where

marketing is very brash. So that was a kind of tension or disagreement at the

time. But I’m speaking of the 1980s. Pretty much everyone in the firm now

would have the same view of it which is it is part of life and this is what we do

and it wouldn’t be really controversial. (Entrevue 19)

L’institutionnalisation de l’idée théorique du marketing des services comptables met en

quelque sorte fin aux questionnements et aux résistances quant aux fondements sous-

Page 130: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

112

jacents à la mise en place de pratiques de marketing, sans toutefois mettre un terme à

l’expérimentation entourant ces pratiques. En somme, le processus de traduction proposé

par Callon (1986) a permis de comprendre comment deux univers initialement séparés –

celui des experts-marketing et celui des professionnels comptables – sont, en bout de

course, réunis sous une même idée, un même discours. « Fait d’une série de déplacements,

l’ensemble du processus peut être décrit comme une traduction » (Callon, 1986, p. 204)

ayant graduellement amené les professionnels comptables, au terme de maintes

transformations et d’expérimentations variées, à user de l’expertise des spécialistes du

marketing.

S’il était d’abord intéressant, voire nécessaire, de mieux comprendre comment l’expertise-

marketing s’est progressivement institutionnalisée dans le champ comptable, j’examinerai

maintenant, de façon plus précise, de quelle manière ladite expertise s’est traduite et

déployée, au fil du temps, au sein des cabinets comptables. Ainsi, les prochaines sections

feront état des différents axes marketing déployés et des pratiques de marketing

expérimentées au sein des cabinets comptables. Je traiterai d’abord des axes marketing

externe ayant pour objectif de promouvoir les services des professionnels comptables

auprès des clients actuels et futurs. Ensuite, j’aborderai les axes marketing interne et relève

ayant respectivement pour but de retenir et d’attirer les meilleurs employés au sein des

cabinets.

Axes marketing externe : le bourgeonnement marketing

Avant l’avènement de la « mercatisation », les initiatives mises en place par les

professionnels comptables pour promouvoir leurs services étaient peu étayées, consistant en

certaines techniques informelles comme le marketing par réputation (ou bouche à oreille),

les relations d’affaires et le marketing informatif (publications et livres techniques).

L’arrivée de spécialistes du marketing transforma les façons de faire. Prenant pour point de

départ les pratiques conservatrices des professionnels comptables, ils cherchèrent à

exprimer dans leur propre langage ce que disaient et voulaient les comptables en

formalisant les techniques informelles auparavant utilisées.

Page 131: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

113

Ainsi, le marketing informatif se limitant initialement à des livres et publications

techniques se transforme en publications spécialisées par industries et par gammes de

services, en campagnes publicitaires dans les journaux, à la télévision, à la radio et en

marketing en ligne avec un site internet et une présence sur les réseaux sociaux. Le

développement de relations d’affaires, anciennement fait par l’entremise de cercles d’amis

et d’activités sportives, passe maintenant par des événements formels tels que conférences

et séminaires, par des commandites stratégiques, par des programmes de notoriété ainsi que

par des programmes de réseaux d’anciens employés du cabinet.

La figure 1 présente un résumé des initiatives marketing qui seront discutées, envisageant

les flux de traductions à la lumière d’une métaphore qui, me semble-t-il, était éminemment

parlante.

Figure 1 - Arbre des axes marketing externe déployés par les cabinets comptables

Ainsi, j’ai choisi de confectionner un « bricolage » théorique (Boxenbaum & Rouleau,

2011) greffant la sociologie de la traduction à la métaphore de l’arbre, car cette métaphore

Marketing par réputation

Informel

Marketing externe

Page 132: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

114

permet de jeter les bases d’une compréhension originale du processus de traduction et des

axes de transformation qui se produisent avec le temps. La pertinence de cette métaphore a

émergé en cours d’analyse – l’un des thèmes souvent abordés par les interviewés ayant trait

aux ramifications que les pratiques initiales informelles de marketing auraient permis

d’engendrer. L’arbre se transforme au fil du temps, des branches poussant quelques autres

se cassant. Ainsi, la forme de l’arbre avec ses branches me permet de représenter et de

suivre les séries de traductions (flows of translations) qui se sont produites entre les mains

des acteurs. Le marketing externe correspond aux branches puisque les initiatives qui y sont

liées sont faites au vu et au su de tous. L’objectif même de ces initiatives est d’entrer en

contact avec la clientèle externe d’où l’allusion aux branches qui se déploient. Plus

spécifiquement, dans la figure 1, le tronc et les deux premières branches symbolisent les

initiatives initialement utilisées par les professionnels comptables avant l’arrivée des

experts-marketing. Ils représentent les « bases marketing » qui ont fait l’objet d’une série

de traductions. Les plus petites branches représentent le fruit de la collaboration entre les

experts-marketing et les comptables, soit la traduction dans un langage marketing des

premières initiatives conservatrices employées par les comptables.

Le marketing informatif renouvelé

Publications spécialisées

L’analyse de mes données indique que, comme de nombreux cabinets comptables

produisaient déjà des publications avant l’embauche d’experts-marketing, les publications

spécialisées furent l’une des premières initiatives marketing mises en branle (Horowitz,

1986), l’effort d’expérimentation étant moins important. Ces publications ont d’abord pris

la forme de brochures promotionnelles simples présentant les divers services offerts au sein

des cabinets, comme le souligne cet expert-marketing :

Au début des années 1990, nous produisions des brochures corporatives que

nous remettions aux clients pour expliquer ce que nous faisions. Nous avions

fait une brochure spéciale pour les services-conseils et une brochure pour nos

autres services. Je ne sais pas pourquoi nous avions deux brochures d’ailleurs.

(Entrevue 8)

À chaque service sa brochure descriptive. La façon de faire du marketing était donc encore

relativement simple et conservatrice dans les premières années suivant l’arrivée de

spécialistes du marketing. Divers ajustements et transformations furent nécessaires pour

Page 133: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

115

créer et légitimer une sphère d’intervention étendue pour l’expertise-marketing. En effet,

les experts-marketing n’avaient pas l’habitude de promouvoir des services professionnels,

leur expérience étant pour la plupart au sein d’entreprises manufacturières (Horowitz,

1986). Certains hésitaient à prendre des risques, présumant que le matériel promotionnel

pour une firme professionnelle se devait d’être d’une qualité et d’un niveau technique très

élevés (Stewart, 2002).

En combinant la vision stratégique des experts-marketing aux connaissances techniques des

professionnels comptables s’est co-construite, au fil des années, une nouvelle façon de créer

les brochures promotionnelles. Ainsi, les simples brochures descriptives ont fait place à des

publications spécialisées par types d’industries et par gammes de services dont l’objectif est

de souligner les compétences, le leadership et la valeur ajoutée du travail des professionnels

du cabinet, comme le laisse entendre cette directrice en marketing :

Un important volet marketing est, ce qu’on appelle en anglais, le thought

leadership ou le leadership éclairé en français, c’est-à-dire tout ce qui est

publications. On veut être positionnés comme de vrais conseillers d’affaires

dans le marché. Par exemple, s’il y a une nouvelle réglementation dans le

secteur bancaire, on va faire une publication qui résume la réglementation,

comment elle devrait s’appliquer et les prochaines étapes pour la mettre en

vigueur au sein de votre entreprise. On essaie aussi d’être plus sexy. S’il y a une

tendance au niveau des paiements mobiles, on peut faire une publication sur le

paiement mobile pour expliquer l’impact sur le marché du commerce de détail,

etc. On a certaines publications qui sont reconnues. Par exemple, à chaque

année, on a une publication sur les habitudes de consommation qui sont prévues

pour la période des Fêtes. […] Ça, les gens l’attendent à chaque année, car ils

veulent voir comment ça a changé. Donc ça c’est des choses qui sont attendues

et on en a dans toutes les industries. (Entrevue 13)

Les publications spécialisées sont donc une façon pour les cabinets comptables de donner

de l’information à leurs clients tout en se positionnant comme des chefs de file dans

certains secteurs d’activités. Cette pratique de marketing prend de plus en plus d’ampleur si

l’on en croit la panoplie de publications produites par les « Big Four » à chaque mois.

Publications sur les marchés en croissance, enquêtes sur la sécurité des systèmes

d’information, publications sur les pratiques de gouvernance, les cabinets redoublent

désormais d’inventivité pour susciter l’intérêt des clients. Il est loin le temps où une courte

description des services était perçue comme suffisante pour se distinguer.

Page 134: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

116

Publicités

Après la levée de l’interdiction de faire de la publicité, certains comptables ont tenté de

produire eux-mêmes des publicités qui, comme je l’ai souligné précédemment, n’ont pas

connu de succès. Toutefois, ces « liste[s] d’épicerie » (Entrevue 8) publicitaires calquant le

« FMCG [fast-moving consumer goods] style advertising » (Entrevue 20) ont, par la suite,

été adaptées et remodelées par les spécialistes du marketing. Ces expérimentations ont fait

place à des campagnes publicitaires davantage structurées, développées conjointement par

des spécialistes du marketing à l’interne et des agences de publicités externes, comme le

note cet expert-marketing :

Les publicités à l’époque [début des années 1980], c’était ce que j’appelle une

liste d’épicerie. C’était une liste des services avec un logo. Dans les années

1990, on a engagé une agence publicitaire pour avoir une vraie campagne de

services-conseils. […] Donc les campagnes étaient plus structurées. (Entrevue

8)

Subséquemment, diverses initiatives davantage élaborées, visant à promouvoir les cabinets

comptables, témoignent d’une influence grandissante de la discipline de marketing sur le

champ de la comptabilité. Ainsi :

What do Robert De Niro, Dustin Hoffman, Mr. Bean and James Bond all have

in common? You will be surprised to learn that it’s KPMG. The accounting

firm’s name will appear in movies featuring these stars or characters in the

months to come. It’s all part of a product placement plan that will see the

KPMG name slotted into 18 movies destined for international release over the

next couple of years. [...] In addition to paying for an appearance on the big

screen, KPMG offers movie production companies its offices in 147 countries

as locations for shooting – so KPMG employees in Canada could one day be

pushing past Hollywood stars to get their desks in the morning. [...] For itself,

KPMG hopes that going to the movies will increase public awareness of its

services, boost staff morale and present the company as a hip place to work. [...]

Though product placement in movies is not a new idea, KPMG is the first of

the major accounting firms to try it. The company hired Environment

Marketing – a product placement division of Howell Henry Chaldecott Lury &

Partners of London, UK – to help it reach the big screen. (Edwards, 1997, p.

14)

On a fait des publicités qui, je pense, ont été très bien vues. Tout le monde les a

remarquées. On a fait des super panneaux sur le bord des autoroutes. Il n’y

avait aucune firme professionnelle qui faisait ça donc ça a fait réagir. […]

Après, on a mis des panneaux à l’intérieur des aéroports. Encore une fois c’était

la première fois, tout le monde s’est dit : « Wow c’est une bonne idée. » […]

On a fait ça pendant peut-être trois ans puis quand c’est devenu moins

Page 135: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

117

innovateur, on s’est dit : « Il nous faut une autre propriété ». On a choisi [un

amphithéâtre connu]. On a choisi d’être là parce qu’il y a beaucoup

d’entrepreneurs, il y a beaucoup de banquiers, il y a beaucoup d’avocats. Alors

notre marché-cible est là. On a un panneau animé dans l’[amphithéâtre].

(Entrevue 4)

On a eu une campagne publicitaire pendant les Jeux Olympiques. Le logo de la

firme était le héros de la publicité. C’était lui qui faisait l’image. On n’avait pas

besoin d’avoir Tiger Woods ou un acteur, c’était lui. Et ça c’est un concept que

je trouvais très brillant en marketing. […] On a aussi fait une campagne

publicitaire dans les journaux et dans les aéroports. (Entrevue 14)

Placements de produits au cinéma, super panneaux sur le bord des autoroutes, campagnes

publicitaires télévisées, le temps des courtes publicités dans les journaux semble bel et bien

révolu. Au fil du temps, les spécialistes du marketing ont traduit et défini, dans leur

langage, ce qu’est un cabinet de services professionnels, participant à la transformation de

l’image conservatrice des cabinets comptables pour les présenter sous un nouveau jour,

vraisemblablement plus dynamique et accrocheur aux yeux de la clientèle visée (Picard et

al., 2013). Par exemple, en associant le cabinet comptable aux Jeux Olympiques ou encore

à un film hollywoodien, les experts-marketing cherchent à donner une image plus vivante,

incrustée dans les préoccupations du présent, des professionnels qui y travaillent. À la fin

des années 1970, il aurait été invraisemblable de voir des cabinets comptables placarder les

murs de leur nom et logo accompagnés de slogans tels que « KPMG – Simplifier la

complexité », « BDO – Au-delà de vos attentes », « EY – Travailler ensemble pour un

monde meilleur », « Grant Thornton – L’instinct de la croissance ». Aujourd’hui, ces

publicités sont des initiatives marketing couramment utilisées pour se démarquer, faire

connaître ses gammes de services et se distancier de l’image classique du comptable.

Bien que les campagnes publicitaires soient un mode de promotion populaire auprès des

cabinets comptables, il arrive tout de même que certains se questionnent quant à leur

pertinence comme le laissent entendre ces extraits d’entrevues :

La plupart des associés ont bien réagi aux campagnes publicitaires, mais il y en

d’autres qui ont posé des questions : « Combien ça nous coûte? Combien

d’argent on met là-dessus? Quel est le retour sur l’investissement? » Je pense

que ces questions découlaient du fait que certains de nos clients de la plus

vieille génération disaient : « Je ne suis pas d’accord que vous dépensiez pour

ça. Chargez-moi moins cher et dépensez moins sur la publicité ». Comme

personne n’aime que les clients se plaignent, ces réactions ont suscité beaucoup

Page 136: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

118

d’émoi. On a peut-être eu trois clients qui ce sont plaints parmi nos milliers de

clients. Une minorité d’associés étaient vraiment fâchés suite à notre campagne

publicitaire, quelques-uns étaient neutres, mais la majorité était emballée,

excitée, fière. (Entrevue 4)

Encore aujourd’hui, il y a des gens qui remettent en question nos campagnes

publicitaires. […] Il y a des gens qui n’y ont pas cru au début puis qui n’y

croient pas encore. Et à certains égards, je me questionne aussi parfois. Je me

promène toujours avec le logo du cabinet épinglé à mon veston, mais je réalise

qu’encore aujourd’hui certains ne reconnaissent pas le logo. Ça veut dire qu’ils

n’ont pas remarqué nos publicités dans les journaux, qu’ils ne les ont pas

remarquées dans les aéroports, qu’ils n’ont pas remarqué le logo dans nos

brochures. Je me demande si en lisant le journal les gens regardent vraiment les

publicités. Même un de mes compétiteurs m’a questionné sur mon épinglette à

l’effigie du cabinet. Habituellement, tu regardes beaucoup la publicité de tes

compétiteurs donc ça m’a surpris. Une année et demie après qu’on ait lancé la

campagne, ce compétiteur me dit : « Rappelle-moi donc c’est quoi ton

épinglette? » Je lui dis : « Tu dois savoir ce que c’est le logo de mon cabinet. »

Je ne sais pas s’il faisait ça pour me tirer la pipe, mais un compétiteur

normalement tu remarques beaucoup plus ce qu’il fait comme promotion. Et je

me dis : « Si lui ne l’a pas remarqué, est-ce qu’on a mis de l’argent pour que ça

ait vraiment un impact sur nos clients ou est-ce qu’il n’y a rien que nos

employés qui en soient fiers? » (Entrevue 14)

Si l’idée du marketing est largement institutionnalisée, il en est autrement d’initiatives

marketing particulières comme, par exemple, la publicité traditionnelle – l’ensemble des

professionnels comptables n’étant pas convaincu de leur nécessité. Les réactions mitigées et

les signes de résistance semblent semer un doute quant au « succès » de certaines pratiques.

Les cabinets sont ainsi confrontés à des situations qui les poussent à poursuivre

l’expérimentation de nouvelles avenues pour promouvoir leurs services.

Marketing en ligne

Selon maintes personnes interrogées, le développement technologique rapide avec l’arrivée

d’internet et du World Wide Web a entraîné une transformation importante des techniques

de marketing employées pour promouvoir les services professionnels. La présence en ligne

est d’ailleurs perçue comme l’un des principaux points tournants des stratégies de

marketing au cours des dix dernières années. Mais le passage au marketing en ligne a exigé

une certaine période d’adaptation comme le rappelle un expert interviewé :

Au début, nos sites [Web] étaient beaucoup comme de la promotion, un peu

calqués sur la brochure corporative. Ça partait de là. Le premier site internet a

été développé chez nous en 1996. Le président du temps a dit : « Je ne sais pas

Page 137: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

119

c’est quoi, mais il semblerait qu’internet ce soit intéressant. J’en veux un, puis

tu as un rendez-vous chez un développeur de site Web, demain à telle heure. »

On ne savait pas c’était quoi, alors au début on l’a utilisé comme une vitrine.

Quand on a commencé, notre site Web c’était comme une brochure corpo. Et

après ça, on l’a amené un peu plus vers le développement d’affaires et là, c’est

encore plus développement d’affaires. On l’utilise pour diffuser de

l’information. On va prendre des associés qui ont des opinions, on va les

diffuser, on va les amener sur nos réseaux sociaux, puis là on commence à jouer

là-dedans pour, justement, positionner la capacité de l’associé puis établir un

contact. (Entrevue 8)

Le site Web est désormais l’une des vitrines de premier plan des cabinets comptables, non

seulement pour présenter leurs gammes de services, mais également pour démontrer (ou

donner l’impression) qu’ils possèdent des compétences distinctes et pour offrir une foule de

renseignements aux clients actuels et futurs, comme le note cet associé :

There is a lot of focus on providing a lot of material online on the firm website.

We put general description of the firm but also quite detailed description of our

services that we offer, the wide range of specialties, the industries that we know

about and not just saying: “We know about the travel industry. Do come to us.”

But rather: “Here is a short article about current development in the travel

industry” or whatever the industry to create the impression that we are

specialized in lots of different things, which is true. But also technical material.

In my field, we have a website which is a technical database available

worldwide free of charge for some of the material. We have more detailed

information available for registered users. The basic information, which is quite

extensive, is available to anyone and that’s too, in a way, is part of advertising

or marketing. [...] It’s technical information to demonstrate that we know our

subject and then it’s also industry information, economic information to show

that we know about business in a wider sense. (Entrevue 19)

Le marketing en ligne permet donc aux cabinets de diffuser du contenu informatif

« d’intérêt » pour leur clientèle tout en démontrant leurs aptitudes techniques. Au cours des

dernières années se sont ajoutés au site Web les réseaux sociaux. Ces derniers constituent

une nouvelle plateforme pour transmettre des informations et se faire connaître, comme

l’avancent ces deux spécialistes du marketing :

On a une équipe de marketing en ligne composée d’une quinzaine de personnes

au Canada. Il y une équipe dans chaque pays et il y a aussi une équipe mondiale

du marketing en ligne. Donc ça inclut autant le site Web que les réseaux

sociaux. Cette équipe génère du contenu d’intérêt. Donc si on a un sondage sur

les biens à la consommation, par exemple, on va le twitter, on va mettre un

statut Facebook, on va le mettre sur LinkedIn. […] On apporte du contenu aux

gens via les réseaux sociaux. (Entrevue 13)

Page 138: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

120

Je pense que les médias sociaux sont devenus un incontournable. Je pense

qu’un outil comme Facebook qui pouvait peut-être apparaître il y a cinq ou six

ans pas particulièrement intéressant pour la profession, aujourd’hui est rendu

essentiel avec ses forces et ses faiblesses, ses limites puis ses qualités et ses

défauts. Et ses défauts sont nombreux, mais je ne pourrais pas imaginer

quelqu’un qui a un bureau de comptable qui ne s’afficherait pas sur Twitter, qui

à tout le moins ne serait pas actif sur You Tube. (Entrevue 16)

Facebook, Twitter, LinkedIn, You Tube, ces réseaux sociaux sont autant d’outils pour

permettre aux cabinets comptables de disséminer leurs savoirs (potentiels ou avérés) et

entrer en contact avec des clients actuels ou potentiels, en plus de projeter une image jeune,

actuelle et branchée. Le marketing en ligne semble constituer de plus en plus, aux yeux des

participants, un incontournable pour promouvoir les services professionnels, un nouveau

passage obligé pour faire sa marque dans le marché.

Le développement des affaires formalisé

Commandites

Les commandites sont l’une des premières initiatives marketing ayant été prises par les

professionnels comptables, avant même l’arrivée d’experts-marketing. Elles tendent à être

perçues comme une technique efficace pour s’attirer les bonnes faveurs de clients actuels et

potentiels. Selon les personnes interrogées, au départ, l’on commanditait principalement

des tournois de golf; il n’y avait aucune stratégie de marketing claire dans les façons de

faire. « C’était les premiers balbutiements » (Entrevue 8), comme le note un expert-

marketing rencontré. Avec l’entrée en scène de directeurs de marketing au sein des cabinets

comptables est apparue la commandite stratégique. Finie la simple commandite de tournois

de golf pour plaire aux clients, finie la simple affiche sur le terrain. La commandite est

désormais réfléchie de manière, pense-t-on, à engendrer le maximum de bénéfices pour les

cabinets, comme le souligne cette directrice de marketing :

Il y a le tiers de notre budget qui est accordé à des dons et commandites. C’est

énorme. Mais on est beaucoup, beaucoup à la merci de nos clients pour ça

puisque si le CEO d’un de nos clients nous appelle pour nous demander de

commanditer un organisme, on doit le faire. Mais on a développé un système,

avec les années, pour éviter d’offrir des commandites toujours à la demande

d’un même client. On a donc une base de données qui dit à qui on a donné,

combien, à la demande de quel client et quel est le ratio de commandites versus

les honoraires que nous rapporte ce client. On vise un 0,5 % des honoraires de

chaque client ce qui fait en sorte que ça nous aide à refuser des demandes. […]

Page 139: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

121

Donc les dons et commandites ça reste que c’est très, très important dans tout

ce qu’on fait et on veut s’assurer que lorsqu’on a une commandite pour un

tournoi de golf x, bien qu’on n’ait pas notre pancarte dans le fond du terrain. Si

on en fait une, on va la faire comme il faut. On va s’assurer qu’on est capable

d’avoir quelqu’un qui va parler au micro pour avoir une visibilité qui est plus

intéressante qu’un logo sur un tournoi de golf. Puis c’est de donner certaines

règles, de dire aux associés : « Moi je ne commandite pas ton tournoi de golf si

tu n’es pas là. » Ça ne sert à rien de mettre une pancarte sur un terrain s’il n’y a

personne du bureau qui est là. La commandite en soi, c’est pour faire plaisir au

client. On s’en fout de la visibilité qu’on a en bout de ligne sur le terrain de

golf. C’est pour faire plaisir au client mais ce qui importe, c’est que tu te

pointes et que tu développes des relations. (Entrevue 13)

Avec les années, la commandite est passée d’une simple technique de marketing pour plaire

aux clients à un outil de développement des relations d’affaires. Commanditer ne signifie

pas seulement associer le logo du cabinet à une activité sociale ou sportive, cela implique

également la présence de membres du cabinet, des discussions, des présentations, des

discours. Il y a donc une conjugaison des pratiques de marketing et des connaissances

techniques des professionnels comptables.

La commandite stratégique signifie également, pour certains cabinets, de s’associer à un

type d’activités ou à une cause spécifique pour ainsi obtenir un meilleur rayonnement et

une reconnaissance auprès de futurs clients. Par exemple, PwC a été désigné comme l’un

des commanditaires officiels de la Women Presidents’ Organization (WPO) à l’échelle

mondiale (PwC, 2012). Association sans but lucratif, la WPO réunit des femmes qui sont à

la tête d’entreprises dont le chiffre d’affaires brut s’élève à au moins deux millions de

dollars. En commanditant cette association, PwC rehausse son image en se présentant

comme une organisation soutenant les femmes propriétaires d’entreprise jouant un rôle

important dans le monde des affaires. De plus, cette commandite permet au cabinet de

développer un réseau d’affaires auprès de nombreuses organisations qui pourront

éventuellement compter parmi sa clientèle. La majorité des cabinets comptables

d’envergure usent aujourd’hui d’initiatives commanditaires semblables pour polir leur

image de marque et développer des relations d’affaires. Cet autre exemple, mentionné par

un associé interviewé, illustre bien cette pratique :

For example, in one firm, they are quite well known for sponsoring big art

exhibitions. That’s seen by lots of business people who are interested in that

kind of thing. They get special deals with the gallery so they can have a few

Page 140: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

122

evenings where they can take clients for private views and so on. So that’s a

sort of cultural thing but it’s also good for the name and profile of the firm.

(Entrevue 19)

Dans cette situation, la commandite d’expositions dans des galeries d’arts permet au

cabinet de se présenter comme un ambassadeur du monde culturel en plus d’offrir un

endroit attrayant pour organiser des cocktails de réseautage. L’objectif de la commandite

s’est donc transformé entre les mains des spécialistes du marketing pour devenir un outil

pointu de création d’image de marque et de développement de relations d’affaires.

Événements

La commandite n’est pas la seule pratique à s’être formalisée au sein des cabinets

comptables dans le sillage de la « mercatisation ». Les repas d’affaires informels et les

rencontres impromptues avec des clients ont fait place à « des petits déjeuners conférences,

des soirées de formation pour les clients » (Entrevue 8) et autres événements

minutieusement organisés par les experts-marketing pour mettre en valeur le profil des

professionnels comptables et développer les relations d’affaires. Cette directrice marketing

souligne certaines des initiatives mises en place par son cabinet :

On fait beaucoup d’événementiel. C’est un aspect qui est très présent dans notre

mix marketing parce que ça nous permet, premièrement, de nous mettre en

contact direct avec les gens, d’apporter une valeur immédiate en donnant du

contenu puis d’apprendre à connaître toutes sortes de gens. Ça peut être autant

une table ronde de six personnes avec un conseiller chez nous, jusqu’à

l’événement de 1 000 personnes. […] Une des choses qu’on a commencée à

faire l’an dernier, c’est une journée complète de conférences avec tous nos

services et toutes nos industries. Donc le matin, petit déjeuner, on avait une

présentation d’un rapport sur la productivité au Canada produit par la firme.

Ensuite, tout le monde se divisait en six ateliers le matin qui étaient offerts par

différents services. Ensuite, le lunch, on avait un client qui venait parler des

enjeux de son organisation et l’après-midi, tout le monde se divisait en sept

ateliers qui étaient selon l’industrie. Ça a été très, très populaire. (Entrevue 13)

Les événements ont une place importante dans la stratégie de marketing des cabinets

comptables. Utilisés en partie pour informer les gens d’affaires des nouvelles pratiques et

normes en vigueur, ces événements sont avant tout une façon d’entrer directement en

contact avec les clients actuels et potentiels. Contrairement aux publications spécialisées,

ces conférences permettent aux professionnels comptables d’établir une relation d’affaires

avec les gens présents en mettant en lumière leurs compétences. Cette initiative est un autre

Page 141: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

123

exemple de co-construction des experts-marketing et des professionnels comptables. Les

premiers ont apporté la vision stratégique et l’organisation ordonnée, alors que les seconds

ont alimenté ces événements par leurs compétences techniques.

Si les événements techniques sont très utilisés par les cabinets pour se faire connaître et

reconnaître auprès de clients potentiels, certains cabinets plus audacieux mettent également

en place des événements sociaux mondains pour divertir leurs clients ou les banquiers et les

avocats pouvant leur référer une nouvelle clientèle, comme l’explique cette vice-présidente

marketing :

On essaie de traiter tous nos clients comme des clients VIP. Donc on organise

des événements très exclusifs. Des fois ce sont des événements plus techniques

où on vient leur parler de choses qui sont importantes pour le monde des

affaires puis d’autres fois ce sont carrément des cadeaux. Pour vous donner un

exemple, jeudi soir, on a un événement privé avec un humoriste pour les

banquiers et les avocats qui nous ont référé beaucoup de dossiers dans les

dernières années et même ceux qui ne nous ont pas référé de dossiers mais qui

sont propices à le faire, on les invite puis on fait une soirée privée. (Entrevue 4)

Présentés comme des cadeaux, ces événements sociaux visent à fidéliser la clientèle

actuelle en plus de développer un nouveau bassin de clients. Sans mettre de l’avant

l’expertise du cabinet, ces événements s’avèrent tout de même une façon de créer des

relations d’affaires dans un contexte plus informel. Par la combinaison d’événements

techniques et sociaux, les cabinets comptables cherchent ainsi à accroître leur bassin de

clientèle par un développement d’affaires dans différents contextes.

Selon les données recueillies, plusieurs professionnels comptables se montrent favorables à

ces événements qu’ils perçoivent comme un élément clé du développement des affaires. Or,

certains comptables de la « vieille génération » semblent, au contraire, y voir une perte de

temps et d’argent :

Il y a parfois des réticences par rapport à nos événements, surtout de la part de

la vieille génération. Par exemple, il y en a qui disent : « Avez-vous fini de

perdre votre temps là-dessus? Pouvez-vous travailler sur mon offre de service à

la place? » Ils ont une vision court terme. Ils ne comprennent pas qu’il faut

engager des gens dans le développement d’affaires. (Entrevue 13)

Bien que fortement incrustés au sein des pratiques de développement d’affaires des cabinets

comptables, certaines réticences demeurent quant aux pratiques de marketing employées.

Page 142: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

124

Programme de réseaux des anciens

Garder contact avec ses anciens collègues est une pratique qui s’exerce depuis longtemps

au sein du champ comptable, ceci bien avant la levée de l’interdiction de faire de la

publicité et l’arrivée de spécialistes du marketing. En effet, de façon informelle, plusieurs

professionnels se tenaient informés du parcours de leurs confrères pour ainsi pouvoir leur

référer un client lorsque nécessaire et se voir rendre la pareille par la suite (Stewart, 2002).

Reconnaissant le potentiel marketing des anciens, les experts-marketing ont développé et

formalisé cette pratique. Des ressources considérables sont aujourd’hui consacrées à

diverses activités permettant de garder la trace des anciens employés (alumni) et de

maintenir un contact formel avec eux comme le soulignent Iyer et Day (1998, p. 19) :

They expend resources in keeping track of their alumni, publishing alumni

directories, and maintaining formal and informal contacts with former

employees. Exit interviews frequently are used to develop a database containing

names, addresses, and occupations of alumni. Firms also have publications

specifically for alumni or devote an issue or space within each issue of a

corporate newsletter to alumni news. Alumni relations programs may also

include annual picnics, social functions, and continuing education programs.

Several firms augment these formal programs with informal direct contacts,

such as phone calls, lunches, or golf outings. In short, the national CPA firms

typically engage in a variety of alumni relations activities to maintain

relationships with former employees, who can become potential clients and

referrers.

Les programmes de réseaux des anciens mis sur pied au sein des cabinets comptables

comportent donc de multiples activités ayant pour objectif de maintenir une relation de

qualité avec les anciens employés – qui pourront éventuellement apporter une nouvelle

clientèle au cabinet. Certains cabinets investissent d’ailleurs maintes énergies pour

demeurer dans les bonnes grâces de leurs anciens employés. Par exemple, EY a développé

une série d’événements spéciaux pour les anciens employés, un centre des carrières pour

faciliter leur recherche d’emploi, des séances de formation pour les aider à maintenir à jour

leurs connaissances professionnelles et un site Web aux fonctionnalités multiples pour les

encourager à entretenir leur relation avec le cabinet (EY, 2013a). Un autre cabinet assigne à

chaque ancien un membre du personnel afin d’assurer le maintien d’une relation durable

comme le révèle cette directrice de marketing :

Nous avons un programme de réseau des anciens où on assigne un buddy à

l’interne pour chaque ancien considéré comme étant prioritaire, c’est-à-dire les

Page 143: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

125

gens qui quittent et qui ont un potentiel de devenir des décideurs dans le marché

des affaires. Le buddy est responsable d’aller luncher deux ou trois fois par

année avec l’ancien auquel il est attitré. (Entrevue 13)

Les programmes de réseaux des anciens sont donc perçus comme un outil marketing clé

pour le développement des affaires. La pratique informelle des professionnels comptables

qui consistait à contacter quelques fois leurs anciens collègues a pris de l’ampleur entre les

mains des experts-marketing. Elle s’est formalisée en prenant la forme de rencontres

assidues, d’activités sociales organisées et s’est traduite en une série d’initiatives visant à

conserver de saines relations avec les anciens pour ainsi, espère-t-on, attirer de nouveaux

clients.

Programmes de notoriété

L’initiative de développement des affaires ayant pris le plus d’ampleur au cours des

dernières années au sein des cabinets comptables est la création de programmes de

notoriété pour les entreprises. Ces programmes ont pour objectif de reconnaître l’excellence

des entreprises par la création de palmarès ou la remise de prix par un jury composé

d’experts internes et externes au cabinet comptable. Parmi les programmes de notoriété les

plus connus, on retrouve l’Entrepreneur of the Year d’EY et le Technology Fast 50 de

Deloitte. Mis sur pied il y a une vingtaine d’années, l’Entrepreneur of the Year récompense

les entrepreneurs s’étant illustrés, dans leurs secteurs d’activités, dans 50 pays (EY, 2013b).

Le Technology Fast 50 de Deloitte, existant depuis une quinzaine d’années, établit

annuellement un palmarès national des 50 entreprises technologiques ayant la croissance du

chiffre d’affaires la plus forte, ceci dans le but de promouvoir les entreprises qui

démontrent leur capacité à se développer de façon soutenue et durable (Deloitte, 2013a).

Bien que ces programmes de notoriété soient d’abord présentés comme une initiative pour

reconnaître l’excellence dans le monde des affaires, les cabinets à l’origine de ces

programmes espèrent établir une relation d’affaires avec les entreprises nominées, comme

le souligne cette directrice de marketing :

Il y a des entreprises qui s’inscrivent [au programme de notoriété] qu’on

connaît très bien. Il y en a qu’on ne connaît pas du tout. Cela nous permet de

créer un lien. Il y a donc une relation d’affaires qui peut s’établir. Ils deviennent

un peu reconnaissants, si vous voulez, de toute la visibilité, les retombées par

rapport à ça. Donc ils deviennent un peu redevables ou favorables à la firme

puis à ce moment-là il y a des retombées qui s’ensuivent. (Entrevue 13)

Page 144: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

126

Aux yeux des participants, les programmes de notoriété constituent un outil de marketing

efficace puisqu’ils offrent aux cabinets comptables une grande visibilité auprès des gens

d’affaires. De plus, ils permettent de mousser la compétence et l’expertise des

professionnels du cabinet prenant place au sein des jurys.

Discussion préliminaire

En prenant pour point de départ les pratiques informelles de marketing informatif et de

relations d’affaires des professionnels comptables, les experts-marketing se sont investis

dans la création de diverses initiatives pour promouvoir les cabinets, notamment par

l’entremise de multiples plateformes mettant en évidence un contenu informatif. En

somme, ils ont « traduit » dans un langage marketing les activités professionnelles des

comptables (Callon, 1986). Loin d’être passifs, les comptables ont participé à la mise en

œuvre de ces pratiques « innovantes » de marketing en apportant leur point de vue et leurs

connaissances. Au final, la combinaison des compétences techniques et d’affaires des

comptables et des aptitudes créatrices et commerciales des experts-marketing a permis de

co-construire une nouvelle forme de marketing : le marketing des services professionnels

comptables.

Outre quelques professionnels comptables s’étant montrés réticents à certaines pratiques de

marketing (par exemple, aux publicités et aux événements), les données recueillies

soulignent qu’il y a peu de résistance et d’incertitudes entourant le déploiement de ces

pratiques. Si le contenu des initiatives utilisées fait l’objet d’expérimentations - que doit-on

mettre dans les brochures? Quels renseignements devraient être présentés sur notre site

Web? Qui devrait-on commanditer? Qu’est-ce qui sera présenté lors de l’événement X? –

l’idée en elle-même de mettre en place des initiatives marketing ne semble jamais

réellement remise en cause. Pourtant, les retombées de ces initiatives paraissent « difficiles

à quantifier » (Entrevue 4). Les experts-marketing tout comme les professionnels

comptables parviennent difficilement à évaluer le « succès » de ces différentes initiatives,

comme en témoigne cette directrice marketing :

C’est vraiment difficile de mesurer les retombées de ce qu’on fait. C’est notre

gros défi à l’heure actuelle. Par exemple, lorsqu’on organise un événement, on

demande par la suite aux associés si des mandats ont découlé de ça ou de

nouvelles relations d’affaires, mais c’est vraiment difficile à mesurer. C’est la

Page 145: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

127

même chose avec notre réseau des anciens. Par exemple, on pourrait croire

qu’on a eu un mandat parce que c’est un ancien du cabinet. Mais est-on sûr que

c’est parce que c’est un ancien ou n’est-ce pas plutôt parce qu’il participait à un

programme de notoriété? C’est ça qui est vraiment difficile à savoir. Grosso

modo, si le cabinet a une belle croissance, on se dit que ce qu’on a fait a

contribué au succès. (Entrevue 13)

Le principal indicateur du « succès » des initiatives déployées paraît être la croissance du

cabinet, indicateur on ne peut plus arbitraire et global, qui peut difficilement être

directement associé à des initiatives précises. À la lumière de mes analyses, il semble n’y

avoir aucune façon claire et concrète pour conceptualiser et mesurer le « succès »

d’initiatives particulières. On peut donc penser qu’il existe une certaine nébulosité quant

aux extrants du marketing. On pourrait même avancer que, à l’instar de l’audit, il est

difficile de savoir si le marketing « serves the purposes for which it is intended and

whether, in particular circumstances, it really succeds or fails. » (Power, 1997, p. 29)

Étonnement, cette nébulosité n’a toutefois pas freiné l’institutionnalisation de l’expertise-

marketing, en tant que discipline générale, au sein du champ comptable.

Nouveau problème, nouvelle floraison marketing

À la fin des années 1990, le marketing externe était bien implanté au sein des cabinets. Aux

yeux de maints intervenants, ces derniers sont parvenus, par la mise en place des multiples

initiatives précédemment présentées, à conserver une place de choix au sein du marché des

services professionnels. En d’autres mots, l’expertise-marketing a pu s’imposer comme

élément de passage obligé au succès commercial des cabinets. De l’avis de plusieurs,

l’expertise-marketing aurait rempli ses promesses et permis aux professionnels comptables

de maintenir leurs profits à long terme et d’accroître leur clientèle. Lors de cette période, la

rentabilité et la croissance des revenus sont d’ailleurs devenues les priorités des cabinets

comptables aux dépens de la protection du public (Hanlon, 1994; Wyatt, 2004). Cependant,

les cabinets n’étaient pas au bout de leur peine car un défi de taille les attendait au tournant

du nouveau millénaire. Ce défi se trouvait là où ils l’attendaient le moins : le recrutement et

la rétention des employés (Gendron & Suddaby, 2004).

Il avait toujours été relativement facile pour les cabinets comptables d’attirer des employés

sans déployer d’importants efforts de recrutement. En effet, avant l’avènement de la

Page 146: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

128

« mercatisation », ils attiraient et conservaient leurs employés d’abord en misant sur leur

réputation, la qualité du travail accompli et le respect accordé aux figures de proue des

cabinets, comme en témoigne cet associé à la retraite :

Quand j’ai commencé [à travailler en cabinet], chez EY, il y avait une personne

qui s’appelait Marcel Caron. C’était un grand… Chez KPMG, il y avait un

Charles-Albert Poissant, chez Deloitte, il y avait un André Lesage. Ces gens-là,

c’était des gens avec des statures très fortes dans le marché donc de par leur

stature, leur réputation, leurs contacts, ils développaient des affaires et attiraient

des candidats. Aujourd’hui, il n’y en a plus de ces gens-là. (Entrevue 7)

Chaque cabinet comptable d’envergure avait alors à sa tête une figure de proue – on peut

également penser à Arthur Andersen – dont la stature et le charisme permettaient, pense-t-

on, d’attirer des candidats de qualité. Les cabinets ne voyaient donc pas vraiment la

nécessité de mettre en place des techniques de recrutement et de rétention des employés,

pas plus qu’ils ne croyaient pertinent de développer des initiatives marketing à cet égard

lorsque les experts-marketing pénétrèrent leur organisation. Il est également pertinent

d’ajouter que, dans les années 1980 et 1990, le recrutement et la rétention des employés

étaient facilités par la rareté d’emplois sur le marché au Canada en raison d’une situation

économique difficile (Banks, 1992). Les employeurs étaient donc en position de force

comme le rappelle cet associé, à l’époque encore étudiant :

Dans mes années à moi [années 1980], il y avait plus d’étudiants que de postes

disponibles. Dans ce temps-là, c’était à toi de te vendre en disant : « Je suis bon,

je suis bon, prends moi, prends moi. » […] Dans mes années, il y avait huit

cabinets, tu passais huit entrevues, tu espérais avoir au moins quatre offres.

Mais tu espérais surtout en avoir au moins une. Je me souviens, il y a un de mes

collègues étudiants qui n’a pas eu d’offre. Ça voulait dire qu’il restait sur le

carreau et il n’était pas tout seul. Donc, dans les années 1980, il y avait des

postes sur le marché, mais 1980 ça a été la dernière bonne année. Après ça, en

1981, les cabinets ont coupé le recrutement et en 1982, ils ont encore coupé le

recrutement. Donc en 1982, quand il y a eu la crise, bien là, avoir une job,

c’était déjà un cadeau. (Entrevue 14)

La crise économique aurait donc entraîné une chute de l’embauche de nouveaux candidats

au sein des cabinets comptables. Si la situation était à l’avantage des employeurs, ce ne fut

que temporairement puisque les conséquences de la diminution des embauches se firent

rapidement sentir. Certains s’inquiétèrent alors de la capacité d’attraction de la profession

auprès des étudiants. En outre, on commençait à voir l’émergence d’un discours doutant de

la capacité d’attirer les candidats les plus brillants, jusqu’au point où certains cabinets se

Page 147: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

129

demandaient : « will the prospect of fewer jobs now and in years to come further

undermine accounting’s career appeal? » (Banks, 1992, p. 36)

À l’aube du nouveau millénaire, la vapeur se renverse. L’économie canadienne en

croissance dès la fin des années 1990, conjuguée à l’instauration de la loi Sarbanes-Oxley

(SOX) aux États-Unis et de changements réglementaires connexes au Canada au début des

années 2000, stimule la demande de services auprès des cabinets (Lorinc, 2006). Ces

facteurs entraînent une explosion de la demande de services en comptabilité et en

vérification notamment de la part des sociétés cotées en raison des exigences

réglementaires, comme le soulignent ces deux associés maintenant retraités :

Et en même temps est arrivé SOX. Et là, la demande était extrêmement forte.

Avec toute la certification des contrôles internes, les besoins étaient monstrueux

tout à coup. Il manquait de ressources en vérification. L’augmentation de la

demande a commencé aux États-Unis; les cabinets canadiens envoyaient du

personnel aux États-Unis pour aller aider là-bas. […] La demande était de ce

côté-là. Le téléphone sonnait. Carrément. C’était aussi simple que ça. C’était

aussi une bonne période de boum économique alors il y avait beaucoup de

transactions. (Entrevue 5)

Avec Sarbanes-Oxley, notre problème, ce n’était pas de vendre des mandats,

c’était d’avoir les gens pour faire le mandat. J’amenais des nouveaux clients et

les gens en vérification les refusaient. « On n’a pas le temps de les faire. »

C’était partout, dans tous les cabinets. (Entrevue 7)

Croulant sous le travail, les cabinets comptables souffrent alors d’un manque criant de

personnel auquel ils doivent rapidement pallier afin de ne pas compromettre leurs revenus.

Toutefois, le recrutement de nouveaux candidats s’avère relativement difficile. Plusieurs

étudiants auraient « déserté » la profession comptable au profit d’autres professions aux

perspectives d’avenir plus sûres (Lorinc, 2006), entraînant ainsi une diminution du bassin

de candidats pouvant être employés par les cabinets. Selon les propos des participants,

avoir le loisir de choisir les meilleurs candidats est alors chose du passé. Les cabinets sont

en compétition pour attirer les quelques étudiants sur le marché, comme le note ce

professeur de comptabilité et cet associé :

Les cabinets voulaient plus de stagiaires au début des années 2000 mais,

comme la clientèle étudiante avait diminué, ils ont eu moins de stagiaires et ils

sont tout d’un coup entrés en compétition au lieu d’avoir le choix. Une même

personne recevait 5-6 offres alors qu’avant c’était le contraire. Tu étais

Page 148: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

130

chanceux si tu en avais une. Il y a eu quelque chose qui s’est passé. Il y a eu une

migration de la clientèle. (Entrevue 6)

Il y a eu des époques où tu étais capable assez facilement de remplir tes besoins

à l’université. Après ça, on a eu une période où il fallait presque se mettre à

genoux pour être capables de recruter les meilleurs parce qu’il y en avait de

moins en moins. Ça, je remonte autour des années 2005-2006. Avec le nombre

d’étudiants qui sortaient, il fallait se battre pour les avoir. (Entrevue 14)

Non seulement les candidats sont-ils moins nombreux sur le marché, mais les cabinets

éprouvent de la difficulté à les attirer puisque leurs exigences envers les employeurs sont

beaucoup plus élevées que dans les années 1980 (Davidson, 2008; Staley, 2011). Pour

plusieurs personnes, il y aurait eu un changement générationnel auquel les cabinets doivent

s’adapter s’ils veulent être en mesure de combler leur manque de personnel, comme le

souligne cet associé :

La nouvelle génération ne réagit pas face aux cabinets comme moi j’ai réagi en

1980, comme mes collègues ont réagi en 1990. Ce qu’ils attendent d’un cabinet

est différent. Nous, ce qu’on voulait c’est avoir la formation appropriée puis

avoir des clients intéressants. Aujourd’hui c’est : « Est-ce que vous avez un

programme international? », parce que c’est maintenant offert dans les

universités ce qui n’était pas mon cas. Il y a aussi un aspect qualité de vie qui

est pas mal différent de nous et si on n’accepte pas ça, bien tu vas laisser aller

de très, très, très bonnes personnes parce que tu ne te rends pas ouvert à de la

flexibilité de travail-famille. (Entrevue 14)

Aux yeux de plusieurs, les cabinets doivent désormais s’adapter aux besoins et aux désirs

des candidats et des employés s’ils veulent pouvoir les attirer et les garder. Tout comme la

concurrence accrue pour l’obtention de la clientèle est un facteur important qui a affecté les

pratiques de marketing externe, la concurrence accrue pour obtenir les meilleurs candidats

ainsi que la demande changeante des candidats sur le marché du travail ont été

déterminantes dans le développement des pratiques de marketing interne et relève, incitant

les cabinets de grande et de moyenne tailles à trouver des façons de recruter et de retenir les

meilleurs candidats. Bien que plusieurs professionnels comptables soient conscients des

changements qui se doivent d’être apportés, certains sont pris au dépourvu. Mais ils

peuvent maintenant compter sur un allié innovateur et stratégique : les experts-marketing.

Une fois de plus, ces experts présentent leurs connaissances comme la solution aux deux

nouveaux problèmes rencontrés par les cabinets, soit le recrutement et la rétention des

Page 149: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

131

meilleurs employés. Ils proposent l’instauration d’un nouvel axe marketing, le marketing

interne, défini comme étant « the means of applying the philosophy and practices of

marketing to people who serve the external customer so that (1) the best possible people

can be employed and retained and (2) they will do the best possible work. » (Berry, 1980,

p. 24) Le marketing interne consiste donc à mettre en œuvre des stratégies pour satisfaire le

client interne, soit le personnel de l’organisation, et ainsi créer un sentiment d’appartenance

qui pourrait résulter en un accroissement de la qualité des services offerts. L’objectif ultime

du marketing interne est d’amener les employés à défendre avec passion l’image de marque

de l’organisation. L’argumentation développée en faveur du marketing interne est toujours

la même : si les cabinets entendent attirer et conserver les meilleurs éléments, ils doivent

nécessairement se demander « qu’est-ce que le marketing peut faire pour mon cabinet? ».

Voici quelques exemples des propos de spécialistes du marketing :

Thus, it follows that traditional marketing can no longer succeed externally

without considering its internal aspects, particularly in service industries (Flipo,

1986). As a result, public accounting firms must focus not only on the external

market but also on the internal market. (Taylor & Cosenza, 1998, p. 137)

Achieving a successful internal marketing program will take time but the results

are that everyone in the firm wins. The firm has increased revenues, employees

feel empowered and that they have opportunities for growth, clients experience

exemplary service and have solutions to their problems by using your services.

(Kranz, 2010)

Présenté ainsi, il semble que les cabinets ne peuvent plus connaître le succès commercial en

comptant uniquement sur le marketing externe, mais ils doivent maintenant recourir au

marketing interne. En mettant en évidence certains problèmes clés apparemment rencontrés

par les professionnels comptables, les experts en marketing ont pour objectif ultime de

présenter leurs connaissances comme un point de passage obligé dans la résolution desdits

problèmes.

Si, quelques années auparavant, il n’était pas facile de convaincre les professionnels

comptables des bénéfices liés à l’élaboration de stratégies de marketing, la situation est

maintenant tout autre. L’idée du marketing étant maintenant institutionnalisée, il est

« naturel », pour maints professionnels comptables, de se tourner vers les experts-

marketing lorsque des problèmes surviennent. Le « black-boxing » dont parle Latour

(1987) aurait donc eu lieu, l’expertise-marketing étant souvent considérée comme un point

Page 150: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

132

de passage obligé pour le succès commercial des cabinets. Dispositifs d’intéressement et

mises à l’épreuve, tout cela n’est plus vraiment nécessaire pour que les professionnels

comptables acceptent de mettre en place des initiatives de marketing interne. Il ne reste plus

qu’à suivre les acteurs dans l’action (Callon, 1986; Latour, 1987) pour comprendre de

quelle manière s’est traduit et déployé le marketing interne.

Axes marketing interne et relève : le développement des racines marketing

Outre quelques efforts de recrutement dans les universités, les initiatives pour attirer et

retenir les employés sont initialement peu développées au sein des cabinets comptables. Les

spécialistes du marketing doivent donc bâtir de toutes pièces, ou presque, un marketing

interne et un marketing-relève. Avec l’aide des professionnels comptables, ils co-

construisent des techniques de recrutement et de rétention des employés en s’inspirant des

pratiques de marketing externe auparavant développées.

Le marketing interne, ayant longtemps été largement ignoré, passe par la création de

programmes de reconnaissance des employés, l’organisation d’activités sociales et le

développement de publicités pour alimenter le sentiment d’appartenance au cabinet. Le

marketing-relève développé par les cabinets, se limitant auparavant à quelques relations

informelles, prend diverses formes telles que la présence sur les campus, les brochures

promotionnelles, les offres de cadeaux aux candidats et le marketing en ligne24. Ces

différentes initiatives marketing seront mises en exergue dans les lignes qui suivent. En

suivant les acteurs dans l’établissement de ces initiatives, je m’inspire de la théorie de

l’acteur-réseau « to explore and describe local processes of patterning, social orchestration,

ordering » (Law, 1992, p. 386).

La figure 2 présente un résumé des initiatives marketing qui seront discutées. La métaphore

de l’arbre est ici reprise, mais cette fois en y ajoutant les racines. L’image des racines me

permet, à l’instar de celle des branches, de faire état des séries de traductions qui sont

24 Bien que les cabinets comptables aient tardé à développer formellement des stratégies de marketing-relève,

il est important de noter que les instituts comptables ont, pour leur part, mis en œuvre diverses techniques

promotionnelles formelles s’adressant aux étudiants depuis les années 1960 (ICCA, 1964; Picard et al., 2013;

Ward, 1960).

Page 151: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

133

survenues au niveau des axes marketing interne et relève25. Tout comme le réseau

Latourien, les racines sont sujettes aux transformations au fil du temps, certaines s’ajoutant

d’autres se désagrégeant. À l’opposé des axes marketing externe représentés dans la figure

1 par les branches de l’arbre, les axes marketing interne et relève sont représentés, dans la

figure 2, par des racines puisque ces initiatives sont, pour la plupart, peu soumises aux

regards extérieurs. De plus, les employés et les futurs employés constituent les fondements

(les racines) des entreprises de services puisque ce sont eux qui sont à la base des activités

des cabinets et ce sont leurs connaissances et leurs habiletés qui sont vendues aux clients.

Plus précisément, dans la figure 2, les racines représentent ce que sont devenus le

marketing interne et le marketing relève une fois traduits par les experts-marketing en

collaboration avec les professionnels comptables.

Figure 2 - Racines des axes marketing interne et relève déployés par les cabinets

comptables

25 Je distingue le marketing interne et le marketing relève puisque les initiatives mises en place s’adressent à

un public distinct. Le marketing interne concerne les employés actuels des cabinets alors que le marketing

relève vise les futurs employés, principalement les étudiants qui entreprennent un cheminement universitaire

en comptabilité.

Marketing par réputation

Informel

Marketing interne Marketing-relève

Page 152: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

134

La création du marketing interne

Programmes de reconnaissance

Les employés, ça aussi c’est une clientèle. Avant, comme il y avait beaucoup

d’employés de disponibles, on n’était pas obligés de s’en occuper. Maintenant,

on est obligés d’en tenir compte. De là les programmes de reconnaissance.

(Entrevue 8)

Comme en témoigne ce conseiller marketing, la rareté de professionnels qualifiés sur le

marché amène les cabinets comptables à mettre sur pied des programmes de reconnaissance

pour les employés. Équivalent interne des programmes de notoriété, ces programmes ont

pour objectif de reconnaître et récompenser l’excellence du travail accompli. Par exemple,

PwC « célèbre » les efforts de ses employés grâce à « un vaste programme de

reconnaissance et de récompenses pour leur témoigner notre gratitude. » (PwC, 2013a) Les

récompenses offertes prennent diverses formes :

Primes – Nous reconnaissons et récompensons les résultats exceptionnels à

l’EFU [Examen final uniforme de l’Institut des comptables agréés], ainsi que la

performance supérieure grâce à notre programme de rémunération variable

(programme de primes annuelles).

Points Éloges – Chez PwC, les collègues se récompensent les uns les autres.

Les Points Éloges sont échangeables contre une virée de magasinage, des

vacances ou des produits en vogue.

Sous les projecteurs – Tu pourrais être désigné(e) par un collègue pour une

prime Sous les projecteurs. Celle-ci s’ajoute à ta prime annuelle.

Prix du chef de la direction – Notre plus haute marque de reconnaissance est

décernée à ceux qui se distinguent par leur surperformance, tant dans leurs

équipes qu’auprès des clients. (PwC, 2013a)

Cette initiative de reconnaissance des employés n’est pas unique à PwC. Des programmes

très semblables sont aujourd’hui développés au sein de plusieurs cabinets de moyenne et

grande tailles. Deloitte possède d’ailleurs « The Rewards & Recognition Award Program »

qui récompense les individus et les équipes de travail ayant apporté une contribution

« unique et exceptionnelle » à l’organisation. Cette récompense monétaire est jumelée à une

remise de prix telle que « Applause awards, Outstanding performance rewards, Service

anniversary awards » (Deloitte, 2013b). Primes monétaires, reconnaissance par les pairs,

remise de distinctions, ces initiatives visent à reconnaître la compétence du personnel ainsi

Page 153: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

135

qu’à susciter un sentiment de fierté et d’appartenance à l’organisation pouvant résulter en

une plus grande rétention du personnel.

Publicités

On estime souvent, au sein de la littérature professionnelle, qu’un sentiment d’appartenance

très développé peut permettre de retenir le personnel au sein des organisations (Meyer &

Allen, 1997). Les spécialistes du marketing l’ont bien compris. Si les publicités sont

d’abord présentées comme une technique de marketing pour attirer de nouveaux clients au

sein des cabinets, lesdites publicités sont également utilisées pour cultiver un sentiment de

fierté chez les employés, comme le souligne ces spécialistes du marketing :

La publicité, c’est fait aussi pour les employés, pour qu’ils disent : « C’est

sharp! ». Ils se voient dans le journal. Ils ont vu leur pub à la télé. Ce n’est pas

tout le monde qui a ça. (Entrevue 8)

Les employés sont vraiment fiers quant ils se promènent et qu’ils voient leur

panneau publicitaire. Ils peuvent dire : « Je travaille là ». (Entrevue 4)

Il y a une vieille école qui dit, on fait de la publicité pour qui, on fait de la

publicité bien sûr pour attirer de la clientèle, des clients potentiels, mais on fait

aussi de la publicité pour renforcer l’esprit de corps à l’intérieur de l’entreprise.

Eh oui, il est certain que ces campagnes-là jouent aussi sur le moral des

employés. (Entrevue 16)

En s’assurant d’une présence forte sur le marché par des publicités dans les journaux, à la

télévision, sur le bord des autoroutes, les cabinets se trouvent également à alimenter, du

moins en théorie, le sentiment d’appartenance des employés, espérant ainsi les retenir plus

longtemps.

Activités sociales

Un employé intégré socialement risque de demeurer plus longtemps au sein de son

organisation. C’est du moins ce que semblent croire les spécialistes du marketing qui

œuvrent au sein des cabinets, en faisant la promotion d’une foule d’activités sociales pour

les employés. Célébrations du temps des fêtes, 5 à 7 entre collègues, soirées-

reconnaissance, ce ne sont que quelques-unes des activités proposées par les cabinets

comptables (à titre d’exemple voir PwC, 2013b). Pour ajouter à l’intérêt de ces rencontres,

les cabinets déboursent des sommes importantes pour qu’elles se déroulent dans des

Page 154: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

136

endroits attrayants tels que de grands hôtels, des restaurants cotés ou encore des galeries

d’art (Jeacle, 2008).

Bien que ces activités relèvent souvent des ressources humaines, elles sont orchestrées et

promues par les experts-marketing des cabinets, comme en témoigne cette vice-présidente

marketing :

[L’équipe marketing] est en charge des événements. Tous les événements, que

ce soit à l’interne, les conférences pour les associés, les retraites pour les

employés, les assemblées générales, ou des événements clients-développement

des affaires, c’est [notre équipe]. J’ai une personne qui s’occupe du graphisme

et j’ai deux personnes qui m’appuient. Donc moi j’ai le rôle d’arriver avec un

plan marketing stratégique [pour ces événements]. […] Les partys pour les

employés, c’est sûr que ça passe par les ressources humaines, mais au niveau de

la communication ça passe par moi. (Entrevue 4)

La participation des experts-marketing à la création d’événements à l’interne souligne

l’influence grandissante de leur expertise au sein des cabinets, s’incrustant même dans les

rouages de la gestion des ressources humaines.

Le développement du marketing-relève

Présence sur les campus universitaires

Plusieurs personnes interrogées ont souligné que pour s’assurer de recruter les meilleurs

employés, les cabinets doivent s’y prendre tôt. Des initiatives marketing sont d’ailleurs

mises en place dans les campus universitaires afin de séduire la clientèle étudiante avant

même leur arrivée sur le marché du travail. Pour se faire connaître, les cabinets utilisent

différentes techniques dont l’affichage publicitaire, comme l’explique cette vice-présidente

en marketing :

J’ai fait une grosse campagne dans les universités. J’ai acheté tous les agendas-

étudiants, les couvertures arrière pour faire une pleine page de pub. J’ai ça

depuis huit ans. J’ai aussi acheté des panneaux publicitaires dans les

universités. (Entrevue 4)

Bien que la publicité soit de plus en plus utilisée pour promouvoir les cabinets comptables

auprès des étudiants, le recrutement universitaire constitue le moment privilégié pour attirer

des candidats intéressants. On peut noter que le recrutement a pris une forme beaucoup plus

organisée et réfléchie depuis l’arrivée des spécialistes du marketing. Les professionnels

comptables continuent d’aller à la rencontre des étudiants sur les campus, mais rien ne

Page 155: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

137

semble être laissé au hasard dans leurs présentations, comme le confirme cette vice-

présidente marketing :

Pour les recrutements universitaires, on a un kiosque et je te garantis que notre

kiosque gagnerait un prix en comparaison des autres. On détermine comment

les gens sont habillés, ce qu’ils doivent dire. […] Le look, le feel, le design,

qu’est-ce qu’on va mettre, comment on se présente, c’est notre équipe

marketing qui s’en occupe. (Entrevue 4)

L’habillement, le discours véhiculé, la façon de présenter le cabinet, l’intervention des

spécialistes du marketing semble tous azimuts. Les experts-marketing ont transformé les

rencontres informelles et les discussions improvisées entre étudiants et professionnels

comptables comptable en un événement davantage formalisé.

Brochures promotionnelles

Les brochures promotionnelles constituent une pratique de marketing très populaire chez

les cabinets comptables tant pour attirer de nouveaux clients que pour recruter des

étudiants. Distribuées sur les campus universitaires, les brochures de recrutement

présentent ce que les cabinets ont à offrir aux étudiants en mettant l’accent « on the fun and

happy times that await the new accounting recruit. » (Jeacle, 2008, p. 1314) Plus que de

simples documents descriptifs, ces brochures contiennent des informations tant sur le

travail au sein du cabinet que sur la rémunération ou les activités sociales. Par exemple, la

plus récente brochure de recrutement de KPMG couvre divers sujets, tels que :

Réalisez votre plein potentiel chez KPMG - Bill Thomas, président et chef de la

direction de KPMG, parle de la stratégie quinquennale du cabinet, de votre rôle

dans cette stratégie… et de l’importance de travailler dans le plaisir. (KPMG,

2012, p. 4)

Un été de possibilités avec les programmes de stage chez KPMG - Vous rêvez

de travailler à l’étranger? Postulez au programme de stages à l’étranger de

KPMG International! […] Certes, votre stage vous tiendra occupé, mais il vous

réserve également une tonne de plaisir! En effet, une foule d’activités sociales

sont prévues pour vous permettre de faire la connaissance d’autres stagiaires,

d’échanger avec eux sur vos expériences et de nouer de nouvelles amitiés.

(KPMG, 2012, p. 6-7)

Une rémunération globale sur mesure - Chez KPMG, nous considérons nos

employés comme notre atout le plus important. Nous savons que, pour attirer et

retenir les plus compétents, nous devons leur offrir une rémunération qui

satisfait non seulement à leurs besoins immédiats, mais aussi à leurs objectifs à

long terme. C’est pourquoi nous avons conçu un programme de rémunération

Page 156: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

138

globale dont les composantes ne se limitent pas au salaire. Notre programme

propose notamment des avantages sociaux, divers congés et des possibilités

d’apprentissage et de perfectionnement que vous pouvez adapter à votre style

de vie. (KPMG, 2012, p. 22)

Changer le monde, un geste à la fois - Nous avons tous le pouvoir d’améliorer

les choses. À l’université, au travail ou dans votre vie personnelle, vous pouvez

contribuer à créer un monde meilleur par de simples gestes. Chez KPMG, nous

avons à cœur d’approfondir les liens que nous entretenons avec les collectivités,

à l’échelle locale, nationale et internationale. (KPMG, 2012, p. 28)

Possibilités de carrière, rémunérations avantageuses, stages à l’étranger, activités sociales;

les brochures promotionnelles sont communément perçues comme une façon de donner de

l’information pratique sous une forme marketing attrayante et dynamique. En développant

ces brochures, les experts-marketing ont formalisé le discours informel des professionnels

comptables lors du recrutement universitaire de manière, espère-t-on, à susciter davantage

l’intérêt des futurs candidats.

Offre de cadeaux

« Je ne compte plus les lunchs gratuits où on m’a invité pour me faire la cour » (Paquin,

2012). Ce commentaire d’un étudiant en comptabilité traduit bien l’une des nouvelles

techniques de marketing élaborées par les cabinets comptables pour attirer des candidats :

l’offre de cadeaux. Du souper au restaurant aux billets de spectacle, les cabinets rivalisent

d’ingéniosité pour charmer les futurs comptables. « On offre même des voyages en Floride

ou en Californie. » (Entrevue 7) Comme le mentionne cet associé, certains cabinets vont

jusqu’à offrir des voyages à leurs stagiaires pour les intéresser. Par exemple, EY organise

annuellement l’International Intern Leadership Conference à Walt Disney World en

Floride. Cette conférence a pour but de réunir leurs stagiaires d’été des quatre coins du

monde pendant quatre jours où ils pourront à la fois suivre des formations, faire de

nouvelles rencontres et « have a lot of fun! » (EY, 2013c). En offrant ce type de cadeau et

en traitant les futurs candidats « like pampered pets » (Davidson, 2008), les experts-

marketing ont transformé les techniques conservatrices de recrutement utilisées par les

professionnels comptables.

Page 157: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

139

Marketing en ligne

Développements technologiques et nouvelle génération obligent, le marketing-relève passe

nécessairement par le marketing en ligne. Le site Web interactif et la présence sur les

réseaux sociaux sont désormais des passages obligés pour les cabinets comptables, comme

le note Jeacle (2008, p. 1303) dans son étude des outils de recrutement des « Big Four » :

Indeed, the internet is becoming an increasingly important medium for

corporate communication generally (Adams and Frost, 2004). Given the young

age profile of applicants, it is perhaps not surprising that this medium is well

deployed in professional accounting recruitment. In fact, KPMG primarily use

the internet rather than printed brochures for their recruitment message; they

even host something called Graduate TV on their site which provides video

clips of staff at work and play.

Avec l’aide des spécialistes du marketing, les cabinets ont développé au cours des dernières

années, en plus des sites internet corporatifs, des pages Web spécifiquement dédiées au

recrutement professionnel. Sur ces pages, on retrouve non seulement de l’information sur le

cabinet, mais également des vidéos, des photos prises lors d’activités sociales et des liens

interactifs pour consulter les différents blogues et réseaux sociaux du cabinet. Par exemple,

le site de recrutement de PwC inclut des vidéos de stagiaires parlant de leur expérience au

sein du cabinet ainsi qu’un fil Twitter pour suivre en temps réel les commentaires écrits sur

le cabinet via ce réseau social (PwC, 2013c). Le cabinet a également un site Facebook pour

le recrutement universitaire sur lequel se trouvent des photos d’activités de recrutement et

un calendrier des activités à venir (PwC, 2013d). Ces exemples reflètent bien l’utilisation

faite du marketing en ligne pour le recrutement-étudiants par la majorité des cabinets

comptables. En effet, aujourd’hui, les cabinets de grande et moyenne tailles possèdent un

site Web présentant minimalement les diverses possibilités de carrière pour les étudiants.

Le marketing en ligne, outil initialement mis en place pour le marketing externe, permet

maintenant de faire connaître les activités professionnelles et sociales des cabinets auprès

d’une vaste population étudiante.

Discussion préliminaire

En prenant pour base les pratiques de marketing externe auparavant développées, les

experts-marketing ont co-construit avec l’aide des professionnels comptables différentes

techniques de recrutement et de rétention des employés. L’analyse des données recueillies

Page 158: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

140

indique que, dans une large mesure, l’expertise-marketing a pu s’imposer comme élément

de solution aux problèmes de recrutement et de rétention rencontrés par les cabinets. Ce

faisant, les experts-marketing ont consolidé leur position de joueurs-clés au sein des

cabinets.

Néanmoins, en dépit de cette institutionnalisation galopante, on retrouve des efforts

déployés en cabinet pour « mesurer » les retombées découlant d’initiatives marketing

particulières. La mise à l’épreuve de ces initiatives est donc ininterrompue, car un certain

scepticisme prévaut à leur égard. Ainsi, les cabinets comptables cherchent à mesurer le

succès des diverses initiatives mises en place, notamment en consultant leurs employés :

À la fin de chaque recrutement, on a toujours un brainstorming pour savoir

qu’est-ce qui s’est passé cette année. On regarde ce qu’ont fait nos

compétiteurs, qu’est-ce qui a marché. On prend nos étudiants qu’on vient juste

d’engager, on les met autour de la table et on leur demande : « Vous venez

d’être recrutés par nous. Qu’est-ce que vous avez aimé? Qu’est-ce que vous

n’avez pas aimé? » On utilise toujours nos jeunes qu’on vient d’engager pour

qu’ils nous guident. On veut qu’ils nous disent ce qui est hot aujourd’hui,

qu’est-ce qu’on doit mettre en valeur. Pas parce qu’on veut mentir aux

étudiants, mais si on met en valeur notre liste de clients qui est parfaite, mais les

gens ne veulent pas entendre parler de ça, ils veulent entendre parler de nos

activités sociales, bien elles existent, je vais leur en parler. (Entrevue 14)

Si l’idée générale du marketing est institutionnalisée, cela n’empêche pas le

questionnement continu quant au contenu des initiatives marketing. C’est donc dire que

chacun des axes marketing est l’objet d’une série de transformations et de traductions au fil

du temps.

Discussion générale

Jusqu’à présent, j’ai cherché à mieux comprendre la consolidation et le déploiement de

l’expertise-marketing au sein du champ comptable. Il est maintenant temps de prendre du

recul face aux résultats présentés dans les pages précédentes. Que peut-on apprendre de

l’expérience de cohabitation des experts-marketing et des professionnels comptables au

Canada? Quelles réflexions peut-on en tirer?

Mon analyse du processus de traduction nous apprend d’abord que la « mercatisation » du

champ comptable qui, aujourd’hui, peut sembler naturelle est, en fait, la résultante d’un

Page 159: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

141

réseau soigneusement tissé d’associations et de traductions entre professionnels comptables

et experts-marketing. En retraçant la construction de ce réseau, on comprend par ailleurs

qu’il s’agit d’un processus parsemé d’embuches et d’incertitudes. En outre, tous ces liens

créés entre les experts-marketing et les professionnels comptables ne doivent pas être

conçus comme ayant été soigneusement planifiés – comme si les spécialistes du marketing

s’étaient réunis pour élaborer une stratégie détaillée afin de faire reconnaître leur expertise

auprès des comptables. Certains canaux de communication en émergence, tels que les

conférences et les publications, ont toutefois permis de relier plusieurs experts-marketing et

de disséminer les connaissances, notamment en ce qui a trait aux expériences estimées être

des succès ou des échecs. La participation de certains comptables, et plus particulièrement

des instituts comptables, a ensuite permis d’obtenir des ressources et des véhicules de

communication étendus pour entrer en contact avec l’ensemble des acteurs au sein du

champ. L’institutionnalisation de l’idée générale du marketing est donc l’aboutissement

d’interactions complexes (Latour, 1987) entre les experts-marketing et les professionnels

comptables.

Si la résultante du processus de traduction fût l’institutionnalisation de l’idée du marketing

au sein du champ comptable, cette étude nous apprend que cela n’a pas empêché le

questionnement et la remise en cause des initiatives marketing mises en place par la suite.

En effet, chacun des axes marketing est régulièrement l’objet d’expérimentations et de

mises à l’épreuve qui s’intéressent, notamment, aux retombées des initiatives déployées.

C’est donc dire que l’institutionnalisation du phénomène de « mercatisation » n’est pas

complètement « acquise », mais qu’il s’agit plutôt d’un processus continu. La notion de

programme de recherche, telle que développée en épistémologie par Lakatos (1970) pour

mieux comprendre ce qui sous-tend l’évolution de la science, permet d’étoffer certaines

propriétés du processus d’institutionnalisation du phénomène de « mercatisation » du

champ comptable. Lakatos avance essentiellement que les scientifiques travaillent dans le

cadre de programmes de recherche composés d’un noyau théorique dur infalsifiable et

d’une ceinture protectrice d’hypothèses auxiliaires. Seules ces dernières sont soumises à la

réfutation par le travail de recherche des scientifiques. Un programme de recherche est

donc une structure dans laquelle s’insère une théorie fondamentale (noyau dur) qui n’est

jamais remise en cause et l’activité scientifique centrée sur la vérification d’hypothèses

Page 160: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

142

périphériques qui ne perturberont pas la théorie fondamentale (ceinture protectrice). On

peut considérer, par analogie, que le phénomène de « mercatisation » du champ comptable

est composé d’un noyau dur et d’une ceinture protectrice. Le noyau dur prend la forme de

l’idée générale du marketing des services comptables. Ce noyau dur, institutionnalisé suite

à une première série de traductions, est entouré par une ceinture protectrice prenant la

forme d’une série d’initiatives marketing périphériques, continuellement en

expérimentation, utilisées sur le terrain par les cabinets pour mettre en forme et « traduire »,

concrètement, l’idée du marketing. Ces initiatives périphériques sont mises à l’épreuve,

parfois délaissées, parfois raffinées et parfois même institutionnalisées renforçant ainsi le

noyau dur. Elles protègent également le noyau dur des doutes et remises en cause en

concentrant les questionnements sur le contenu des initiatives mises en place plutôt que sur

l’idée même du marketing. Pour emprunter à la métaphore de l’arbre, elles laissent dans

l’ombre le tronc pour mettre en lumière les branches et les racines.

L’étude du déploiement des axes marketing nous apprend ensuite qu’il est possible de faire

cohabiter et coopérer deux groupes d’acteurs qui semblaient être, quelques années plus tôt,

aux antipodes. Bien que les professionnels comptables aient banni toute forme de

marketing pendant près de 80 ans, force est de constater qu’ils ont introduit relativement

rapidement un éventail de techniques de marketing à leur pratique une fois qu’a été levée

l’interdiction. Le contexte historique et économique dans lequel évoluait la profession

comptable canadienne – caractérisé par une concurrence accrue, une demande changeante

des clients et un fort développement technologique – a d’abord ouvert une brèche qui a

permis aux experts-marketing de s’introduire et de faire valoir leurs compétences. Mais

c’est principalement le développement d’une collaboration entre les experts-marketing et

les professionnels comptables qui a permis au réseau d’appui de s’élargir plutôt

qu’engendrer une compétition des expertises (Kurunmäki, 2004). Au lieu d’initiatives

promotionnelles développées et contrôlées uniquement par les experts-marketing, ces

derniers ont joint leurs compétences stratégiques aux connaissances techniques des

professionnels comptables en vue de co-construire une nouvelle forme de marketing : le

marketing des services professionnels comptables. En outre, on apprend qu’en entrant au

sein des cabinets comptables, les experts-marketing n’ont pas éliminé et remplacé tout ce

qui les a précédés. Ils ont innové en formalisant et déployant des initiatives initialement

Page 161: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

143

mises en place par les professionnels comptables. D’un point de vue fonctionnaliste, cette

étude pourrait être considérée comme le récit d’une consolidation d’expertise « réussie »,

voire même la célébration d’une « hybridation » des expertises marketing et comptable.

Cependant, il est aussi possible de mettre en doute cette « hybridation ». La solidification

de l’expertise-marketing est-elle aussi positive qu’on pourrait le croire au premier abord?

Devrait-on s’inquiéter de ce déploiement des axes marketing? Y a-t-il des conséquences à

cette « mercatisation » du champ comptable?

En suivant les acteurs pas à pas, on apprend que l’arrivée de spécialistes du marketing au

sein du champ s’accompagne d’une mutation à la fois des cabinets comptables et des

professionnels comptables eux-mêmes. Cette mutation est cohérente avec ce que dit

Bourdieu dans ses travaux, soit que l’entrée de nouveaux agents au sein d’un champ donné

peut résulter en une transformation des façons de penser des acteurs (Bourdieu, 1984;

Malsch & Gendron, 2013). L’arrivée d’experts-marketing dépourvus d’inhibitions

professionnelles expose les comptables à de nouvelles pratiques commerciales entraînant

ainsi une transformation progressive de leur langage et de leurs modes de pensée –

transformation qui était, d’ailleurs, l’objet de maintes pressions au sein du champ en raison

de la présence grandissante de consultants dans les cabinets (Wyatt, 2004). Cette

transformation se perçoit notamment dans l’utilisation du langage marketing dans les

différentes sphères d’activités des cabinets allant même jusqu’à s’infiltrer au sein de la

gestion des ressources humaines. En effet, depuis l’arrivée des experts-marketing, les

cabinets tendent à considérer leurs employés comme une clientèle à séduire. En structurant

la vie organisationnelle interne comme une relation commerciale client/fournisseur, les

cabinets mettent en évidence une image de l’employé-type qui s’éloigne de l’idée du

professionnel ayant « a sense of calling to the field » (Hall, 1968, p. 93), une image d’un

employé davantage sensible aux motivations extrinsèques. Ainsi, en attirant les jeunes

recrues à l’aide de cadeaux et en retenant les employés par le biais de récompenses, les

cabinets se trouvent à favoriser l’émergence d’un contexte de marchandisation et de

monétisation des ressources humaines qui risque d’amoindrir la capacité des professionnels

comptables à résister aux pressions des audités si ces derniers cherchent à les amadouer par

quelques cadeaux. À la longue, imprégné dans un tel contexte discursif, l’employé est

Page 162: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

144

amené à se percevoir comme un client/fournisseur de services dont les besoins (argent,

plaisir) doivent être satisfaits.

En plus de l’infiltration du langage marketing dans l’ensemble des sphères d’activités, on

assiste à une transformation des modes de pensée où l’image devient aussi importante

(sinon plus) que les compétences techniques pour la rentabilité des cabinets (Nixon, 1997).

Les initiatives développées en collaboration avec les experts-marketing véhiculent un

assortiment de représentations qui convergent vers une certaine image du comptable

« idéal » : un conseiller d’affaires confiant et habile communicateur à la présentation

soignée. Par exemple, en demandant aux comptables de participer à des événements, de

prendre la parole lors de conférences ou encore en leur mettant en bouche un discours

formaté lors du recrutement universitaire, on se trouve à mettre davantage l’accent sur les

aptitudes de communication et sur la présentation de soi. Avec le temps, l’exposition à cet

« idéal » semble avoir affecté les schèmes interprétatifs des comptables et, par conséquent,

entraîné une mutation au sein du champ : une mutation de l’être au paraître.

Avec cette mutation, on peut se demander s’il y a une perte de l’aspect professionnel tant

des cabinets que des comptables, comme le font Picard et al. (2013, p. 35) : « [...]

marketization participates in the erosion of professionalism in the field, in that the

accounting establishment is increasingly dependent, when making strategic decisions, on

the expertise of agents outside the accounting community (Hall, 1968). » Sans vouloir

dénoncer ou diaboliser les experts-marketing, mon point est plutôt de souligner l’ampleur

du phénomène de « mercatisation » et ses conséquences au sein du champ comptable. Ce

que le phénomène de « mercatisation » révèle, ce n’est pas simplement un passage à un

nouveau mode de promotion des services et de circulation de l’information, mais une

altération de la nature même des cabinets et des professionnels comptables. Comme le

soulignent Greenwood et al. (1997) : « The professionalization of marketing goes hand-in-

hand with a more thoughtful and sweeping strategic rethinking of what the firm is about. »

Les experts-marketing participent donc à une refonte stratégique des cabinets comptables

où l’image est le nerf de la guerre et où les initiatives marketing sont perçues comme étant

essentielles pour survivre. En traduisant dans leur langage ce que sont et ce que font les

professionnels comptables, les spécialistes du marketing se trouvent à les transfigurer

Page 163: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

145

(Wernick, 1991). « L’aphorisme le dit (Traduttore-traditore), de la traduction à la trahison

il n’y a souvent qu’un pas. » (Callon, 1986, p. 205). Une question se pose donc : par cette

traduction, les experts-marketing ont-ils trahi l’essence même des professionnels

comptables? Si tel est le cas, on peut aussi se demander pourquoi il ne se trouve que peu de

voix, au sein de la communauté comptable, pour déplorer, ou du moins noter, cette

situation. Par leur silence, les comptables se trouvent à plus ou moins accepter les

transformations qui ont cours et renoncent peut-être ainsi à un idéal : l’idéal professionnel.

Ce faisant, l’on ne peut écarter la possibilité que leur habitus soit rendu conséquent avec la

logique commerciale – et que le professionnalisme ne constitue qu’un référent de plus en

plus lointain au sein du champ. Cela amène à se demander si, dans un avenir prochain, on

pourra aisément faire carrière en comptabilité en ne sachant à peu près plus rien de la

tradition professionnelle censée prévaloir dans ce domaine.

Si l’introduction de l’expertise-marketing au sein du champ comptable peut être dépeinte

comme une « hybridation » d’expertises réussie, elle peut aussi être décrite comme une

perte d’autonomie des comptables quant à leur façon d’être et de faire. Le résultat est une

mutation : ce sont encore des comptables, mais des comptables « mercatiquement »

modifiés.

Conclusion

Cet article poursuivait un double objectif. Il cherchait d’abord à mieux comprendre

comment l’expertise-marketing a pu consolider son emprise, en quelques années, au sein du

champ comptable au Canada. En s’appuyant sur le processus de traduction de Callon

(1986), cette étude révèle que la colonisation du champ comptable par l’expertise-

marketing est essentiellement la résultante d’une constellation de mises à l’épreuve et

d’associations entre les spécialistes du marketing et les professionnels comptables. De

prime abord, la « mercatisation » des cabinets comptables pourrait commodément être

considérée comme celle d’un « progrès » des connaissances marketing conduisant à la mise

en place d’initiatives réfléchies. Or, ce à quoi l’on a assisté en suivant les acteurs pas à pas

s’apparente moins au « progrès » qu’à un réseau plus ou moins chaotique de traductions et

d’associations d’acteurs hétérogènes qui, une fois les appuis stabilisés, a revêtu les

caractéristiques d’une institution. Ainsi, tout comme Janus au double visage (Latour, 1987),

Page 164: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

146

le phénomène de « mercatisation » décrit dans ces lignes peut être envisagé de deux

manières : d’un côté, le « chaos » dans la constitution d’un réseau d’appui où l’incertitude

et le scepticisme dominent; de l’autre, le « progrès », une fois la légitimité de l’expertise-

marketing gagnée. Toutefois, si le « chaos » fait place au « progrès » lors de

l’institutionnalisation de l’idée générale du marketing, cette étude souligne également que

ce « progrès » n’est que relatif puisque le « chaos » se poursuit dans l’expérimentation

continuelle des initiatives marketing mises en place.

L’objectif était ensuite de comprendre comment cette expertise-marketing s’est déployée au

sein des cabinets comptables26. En mobilisant la théorie de l’acteur-réseau, et plus

spécifiquement le concept de séries de traductions, cette étude permet non seulement

d’enrichir la compréhension des initiatives marketing utilisées par et dans les cabinets

comptables, mais également de théoriser le déploiement des différents axes marketing. Par

la métaphore de l’arbre, j’ai pu illustrer la mouvance relative du réseau au fil du temps. Les

branches et les racines m’ont ainsi permis de présenter les traces laissées par les différentes

traductions des acteurs, ce que Latour (2005) désigne par « flows of translation ». Par cette

métaphore, je suggère également que les récentes initiatives marketing sont le fruit d’une

juxtaposition des expertises comptable et marketing. En ce sens, si incontestablement, les

nouvelles initiatives développées sont marquées par les aptitudes créatrices et commerciales

des experts-marketing, elles s’inspirent des compétences techniques des comptables et des

pratiques qu’ils avaient initialement mises en place. Du même souffle, cette « hybridation »

d’expertises se trouve à démontrer que les comptables sont de moins en moins en contrôle

de leur propre juridiction (Smith-Lacroix et al., 2012). Cette étude participe ainsi à un

discours émergent quant à l’inclinaison du champ à s’en remettre à un nombre grandissant

d’experts – par exemple, financiers ou marketing - pour survivre.

En documentant la consolidation et le déploiement de l’expertise-marketing, j’aspirais

également à dresser le portrait d’une mutation professionnelle difficilement réversible qui, à

26 Bien que cet article se soit intéressé principalement au contexte nord-américain, les cabinets étudiés sont

pour la plupart des multinationales. Ainsi, les initiatives marketing prises reflètent probablement une tendance

mondiale de « mercatisation » au sein du champ. D’ailleurs, les entrevues effectuées au Royaume-Uni

indiquent une forte similitude avec celles du Canada. Je pense qu’il n’est donc pas exagéré d’avancer que ce

qui est décrit dans le présent article se retrouve également sous diverses formes, certes, dans les cabinets

comptables de plusieurs pays.

Page 165: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

147

mon sens, n’est pas toujours clairement perçue ni comprise. La mutation dont il est

question – mutation de l’être au paraître – a été décrite dans ses grandes lignes dans la

section précédente. Sans y revenir trop longuement, disons simplement que le discours

marketing ainsi que les pratiques qu’il a inspirées au cours des dernières décennies ont

profondément ébranlé l’idéal professionnel et ont contribué à faire de l’image une priorité.

Les cabinets et les professionnels comptables tendent ainsi à être de moins en moins définis

par les exigences internes de leur activité spécifique et à l’être de plus en plus par des

critères de représentation extérieurs. En mettant en exergue et en questionnant cette

transformation du champ comptable, j’espère contribuer à la littérature en suscitant des

débats indispensables quant à la direction prise par ce qui était jadis – et devrait toujours

être – une profession. Cet article constitue en quelque sorte un constat du rôle grandissant

du marketing et du délaissement par les comptables d’une partie d’eux-mêmes qui à mon

sens est la plus précieuse, la plus unique et la plus irremplaçable : le professionnel.

Les questionnements soulevés par cet article ouvrent la voie à de nouvelles avenues de

recherche. À titre d’exemple, de futures études pourraient examiner le rôle des experts-

marketing au sein des instituts comptables ce qui permettrait d’accroître les connaissances

quant à l’influence de l’expertise-marketing au sein du champ. L’importance grandissante

des médias sociaux comme outil promotionnel et de travail pourrait également faire l’objet

d’une étude plus approfondie puisque ces derniers semblent être aujourd’hui un passage

obligé tant pour recruter que pour se faire connaître. De futures recherches pourraient

également tenter de mieux comprendre pourquoi la nébulosité entourant les extrants du

marketing n’a pas freiné son institutionnalisation au sein du champ comptable, un aspect

très étonnant du phénomène. Enfin, il serait intéressant de mieux comprendre comment

sont perçues et vécues les initiatives marketing par les professionnels comptables sur le

terrain. Apprécient-ils ces initiatives ou croient-ils qu’elles ont un revers? Ces initiatives

marketing alourdissent-elles leur travail quotidien? Et qu’adviendrait-il d’un professionnel

comptable qui choisirait de ne pas s’impliquer ou participer à ces initiatives? Il s’agit de

questions pertinentes qui n’ont pu être répondues dans le cadre de cette recherche.

Je ne saurais terminer sans poser une question essentielle à la compréhension du

phénomène de « mercatisation » qui fait l’objet de cette étude : ce phénomène est-il

Page 166: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

148

l’unique lot du champ comptable ou s’inscrit-il dans une tendance plus générale au sein de

la société occidentale? Si l’on en croit les écrits de Baudrillard (1988) sur la société de

consommation, ceux de Wernick (1991) sur la culture promotionnelle et ceux de

McChesney (2000) sur l’hyper-commercialisation de la société, ce qui se vit au sein du

champ comptable n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’une tendance lourde de

« mercatisation ». En effet, ces auteurs avancent qu’au cours des dernières décennies la

société occidentale s’est orientée vers une culture du marketing où la promotion de soi et

des autres envahit les moindres aspects du quotidien :

[...] we can say that [there is an] extension of promotion through all circuits of

social life [...] In any case, from dating and clothes shopping to attending a job

interview, virtually everyone is involved in the self-promotionalism which

overlays such practices in the micro-sphere of everyday life. (Wernick, 1991,

dans Nixon, 1997, p. 223-224)

Le marketing serait ainsi devenu le nouveau langage de la société, un code avec lequel

l’ensemble de la société communique. Publicités, emballages stylisés, design font partie de

notre quotidien si bien qu’aujourd’hui peu de personnes pensent à remettre en question ces

pratiques. « Although people may have once been critical of hypercommercialism, perhaps

they are becoming inured to it. In a political culture where commercialism appears to be a

force of nature [...] that would be a rational response over time. » (McChesney, 2000, p. 35)

Perçu comme naturel, ce phénomène de « mercatisation » semble être devenu un passage

obligé non seulement dans le champ comptable, mais dans maintes sphères de la société.

Sans prétendre que ce vent de commercialisation et de « mercatisation » soit un phénomène

nouveau, la place croissante que prend le paraître au détriment de l’être à l’aube du 21e

siècle est susceptible de renforcer le pouvoir du marketing au sein de la société. Cette

commercialisation ne devrait donc pas être passée sous silence puisqu’elle peut avoir des

conséquences néfastes et peut-être irréversibles. Si pour certains cette commercialisation

est signe d’enrichissement, l’autre côté de la médaille est le déclin et la marginalisation des

valeurs altruistes liées aux services publics :

As much as earlier [occidental] societies were driven by commerce and profit-

seeking, they also tolerated nonprofit and non-commercial institutions and

values. In today’s hypercommercialized society, on the other hand, the

commercial values of maximum profit and sales ballyhoo über alles [more than

Page 167: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

149

anything else] have overwhelmed the vestiges of public service [...].

(McChesney, 2000, p. 48)

Le même phénomène se produit au sein du champ comptable où le profit et les valeurs

commerciales semblent, de plus en plus, éclipser les valeurs professionnelles (Malsch &

Gendron, 2013). C’est d’ailleurs possiblement l’un des effets – ou peut-être l’une des

causes – de la consolidation de l’expertise-marketing. Devant ce commercialisme ambiant,

on peut se demander quel type de société dominera dans les prochaines années. Est-ce que

ce sera une société où le marché et les profits seront sacro-saints, tel qu’avancé par les

chantres du néolibéralisme? Une société où les notions de citoyens, d’employés, de

professionnels seront remplacées par celles de « marketers » de services et de clients? Une

société où un meilleur marketing est nécessairement garant du succès?

Si l’on en croit la tendance lourde de commercialisation au sein du monde occidental, le

phénomène de « mercatisation » du champ comptable n’est pas prêt de s’estomper. Mais

comme l’a si bien dit Rainer Werner Fassbinder, réalisateur allemand : « Ce qu’on est

incapable de changer, il faut au moins le décrire. »

Page 168: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

150

Bibliographie

AAM (2010). History of AAM. Information consultée le 15 mai 2013 à l’adresse URL :

https://www.accountingmarketing.org/history.asp

Adams, C., & Frost, G. (2004). The development of corporate web-sites and implications

for ethical, social and environmental reporting through these media. Edinburgh:

Institute of Chartered Accountants in Scotland.

Aharoni, Y. (1999). Internationalization of professionals services – implications for

accounting firms. Dans Brock, D.M., Powell, M.J. & Hinings, C.R. (Eds),

Restructuring the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law,

New York: Routledge, Chapter 2, 20-40.

Akrich, M. (1987). Comment décrire les objets techniques. Techniques et Culture, 9, 49-64.

Banks, B. (1992). The lost generation? CAmagazine, 125(3), 34-38.

Barrett, M. & Gendron, Y. (2006). WebTrust and the ‘commercialistic auditor’: the

unrealized vision of developing auditor trustworthiness in cyberspace. Accounting,

Auditing Accountability Journal, 19(5), 631-662.

Barr, T.F., & McNeilly, K.M. (2003). Marketing: is it still "just advertising"? The

experiences of accounting firms as a guide for other professional service firms.

Journal of Services Marketing, 17(6/7), 713-727.

Baudrillard, J. (1988). Consumer society. Dans Poster, M. (Ed.), Selected Writings,

Cambridge: Polity Press.

Berry, L.L. (1980). Services marketing is different. Business, 30(May–June), 24-29.

Bloom, P.N. (1977). Advertising in the professions: the critical issues. Journal of

Marketing, 41(3), 103-110.

Bourdieu, P. (1984). Homo academicus. Paris, France: Éditions de Minuit.

Boxenbaum, E., & Rouleau, L. (2011). New knowledge products as bricolage: metaphors

and scripts in organizational theory. Academy of Management Journal, 36(2), 272-

296.

Braun, I. (1981). Building a successful professional practice. Manchester: Olympic

Marketing Corp.

Briers, M., & Chua, W.F. (2001). The role of actor-networks and boundary objects in

management accounting change: a field study of implementation of activity-based

costing. Accounting, Organizations and Society, 26(3), 237-269.

Callon, M. (1986). La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs

dans la baie de Saint-Brieuc. L’Année Sociologique, 36, 169-208.

Callon, M. (1991). Techno-economic networks and irreversibility. Dans Law, J. (Ed.), A

sociology of monsters: essays on power, technology and domination, London:

Routledge, 132-161.

Callon, M., & Latour, B. (1981). Unscrewing the Big Leviathan: how actors macrostructure

reality, and how sociologists help them to do so. Dans Knorr, K.D., & Cicourel, A.

(Eds.), Advances in social theory and methodology. Toward an integration of micro

and macro sociologies, London: Routledge & Kegan Payl, 277-303.

Carver, R.M., King, T.E., & Label, W.A. (Octobre 1979). Attitudes toward advertising by

accountants. Financial Executive, 27-32.

Chua, W.F. (1995). Experts, networks and inscriptions in the fabrication of accounting

images: a story of the representation of three public hospitals. Accounting,

Organizations and Society, 20(2/3), 111-145.

Page 169: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

151

Clow, K.E., Stevens, R.E., McConkey, C.W., & Loudon, D.L. (2009). Accountants’

attitudes toward advertising: a longitudinal study. Journal of Services Marketing,

23(2), 124-131.

Czarniawska, B., & Joerges, B. (1996). Travels of ideas. Dans Czarniawska, B., & Sevón,

G. (Eds). Translating Organizational Change. Berlin: Walter de Gruyter, 13-48.

Davidson, P. (2008). What recruits want most to hear from you. Association for Accounting

Marketing Conference. Information consultée le 22 mai 2013 à l’adresse URL :

http://www.accountingmarketing.org/images/Conf2008/What%20Recruits%20Want

%20Most%20to%20Hear%20From%20You.pdf

Deloitte (2013a). Technologie Fast 50. Information consultée le 21 mai 2013 à l’adresse

URL : http://www.deloitte.com/view/fr_CA/ca/secteurs/tmt/technologie-fast-50/

Deloitte (2013b). Rewards and recognition. Information consultée le 22 mai 2013 à

l’adresse URL : http://mycareer.deloitte.com/us/en/life-at-

deloitte/worklifefit/benefits/rewards-and-recognition

Edwards, S. (1997). Here’s looking at you, KPMG. CAmagazine, 130(5), 14-16.

Ellingson, D.A., Hiltner, A.A., Elbert, D.J., & Gillett, J. (2001). Public accounting:

marketing a changing profession. Services Marketing Quarterly, 22(3), 63-80.

Emrich, J.G. (2002). The more things change. CAmagazine, 135(4), 41-42.

EY (2013a). Réseau des anciens d’Ernst & Young. Information consultée le 21 mai 2013 à

l’adresse URL : https://ey.alumniprogram.com/ca-fra-alumni/login?lset=fr_ca

EY (2013b). Grand Prix de l’Entrepreneur. Information consultée le 21 mai 2013 à

l’adresse URL : http://www.ey.com/CA/fr/About-

us/Entrepreneurship/Entrepreneur-Of-The-Year/Article

EY (2013 c). Internships. Information consultée le 22 mai 2013 à l’adresse URL :

http://www.ey.com/CA/en/Careers/Students/Your-role-here/Students---Programs---

Internships

Falconer, T. (1993). The art of advertising. CAmagazine, 126(9), 43-46.

Flipo, J.-P. (1986). Service firms: interdependence of external and internal marketing

strategies. European Journal of Marketing, 20(8), 5-14.

Fogarty, T.J., Radcliffe, V.S., & Campbell, D.R. (2005). Accountancy before the fall: the

AICPA vision project and related professional enterprises. Accounting,

Organizations and Society, 31(1), 1-25.

Folland, S., Peacock, E., & Pelfrey, S. (1991). Advertising by accountants: attitudes and

practice. Journal of Professional Services Marketing, 6(2), 97-112.

Gendron, Y., & Baker, C.R. (2005). On interdisciplinary movements: the development of a

network of support around Foucaultian perspectives in accounting research.

European Accounting Review, 14 (3), 525-569.

Gendron, Y., Cooper, D.J., & Townley, B. (2007). The construction of auditing expertise in

measuring government performance. Accounting, Organizations and Society,

32(1/2), 101-129.

Gendron, Y., & Suddaby, R. (2004). Professional insecurity and the erosion of

accountancy’s jurisdictional boundaries. Canadian Accounting Perspectives, 3(1),

85-115.

Glaser, B., & Strauss, A.L. (1967). The discovery of grounded theory: strategies for

qualitative research. Chicago, Illinois: Aldine Publishing Company.

Greenwood, E. (1957). Attributes of a profession. Social Work, 2(3), 45-55.

Page 170: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

152

Greenwood, R., Hinings, C.R., Brown, J., & Cooper, D. (1997). Promoting the professions.

Business Quarterly, 61(4), 64-70.

Greenwood, R., Suddaby, R., & Hinings, C.R. (2002). Theorizing change: the role of

professional associations in the transformation of institutionalized fields. Academy

of Management Journal, 45(1), 58-80.

Grey, C. (1998). On being a professional in a “big six” firm. Accounting, Organizations

and Society, 23(5/6), 569-587.

Hall, R.H. (1968). Professionalization and bureaucratization. American Sociological

Review, 33(1), 92-104.

Hanlon, G. (1994). The commercialisation of accountancy: flexible accumulation and the

transformation of the service class. Basingstoke: Macmillan.

Hermanson, R.H., Dykes, L.M., & Turner, D.H. (1987). Enforced competition in the

accounting profession - Does it make sense? Accounting Horizons, 1(4), 13-19.

Hinings, C.R., Greenwood, R., & Cooper, D. (1999). The dynamics of change in large

accounting firms. Dans Brock, D.M., Powell, M.J., & Hinings, C.R. (Eds),

Restructuring the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law,

New York: Routledge, Chapter 7, 131-153.

Hite, R.E., & Fraser, C. (1988). Meta-analyses of attitudes toward advertising by

professionals. Journal of Marketing, 52(3), 95-103.

Horowitz, P. (Février 1986). Opening the doors to a marketing expert. CAmagazine, 28-31.

ICAO (Juin 1983). Rules of professional conduct, Toronto: ICAO.

ICCA (Février 1964). Public relations and the accounting profession. The Canadian

Chartered Accountant, 85, 101-102.

ICCA (1988). Seminar on marketing professional services. CAmagazine, 121(4), 23.

ICCA (1991). Marketing tea party. CAmagazine, 124(3), 14.

ICCA (2002a). How to win new clients while keeping the ones you have. CAmagazine,

135(5), 48.

ICCA (2002b). Marketing Matters newsletter help CAs attract new clients. CAmagazine,

135(7), 54.

Iyer, V.M., & Day, E. (1998). CPA firm alumni as a marketing resource. Journal of

Professional Services Marketing, 17(2), 17-29.

Jeacle, I. (2008). Beyond the boring grey: the construction of the colourful accountant.

Critical Perspectives on Accounting, 19(8), 1296-1320.

Jenkins, A.W. (1986). The accounting profession in Alberta. Vancouver: The Fraser

Institute.

Jones, T.C., & Dugdale, D. (2002). The ABC bandwagon and the juggernaut of modernity.

Accounting, Organizations and Society, 27(1/2), 121-163.

Justesen, L., & Mouritsen, J. (2011). Effects of actor-network theory in accounting

research. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 24(2), 161-193.

Kotler, P., & Bloom, P.N. (1984). Marketing Professional Services, New Jersey: Prentice-

Hall.

Kotler, P., & Connor, R.A. (1977). Marketing professional services. Journal of Marketing,

41(1), 71-76.

KPMG (2012). KPMG Mag, numéro 5.0, Suisse: KPMG International Cooperative.

Kranz, L. (2010) Born to be wild: unleashing your people’s latent marketing power.

Information consultée le 20 mai 2013 à l’adresse URL :

http://www.accountingmarketing.org/images/Conf2008/AAM%20Article%20-

Page 171: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

153

%20(E4)%20%20Born%20to%20be%20Wild%20-

%20Unleashing%20Your%20People's%20Latent%20Marketing%20Power.pdf

Kurunmäki, L. (2004). A hybrid profession – the acquisition of management accounting

expertise by medical professionals. Accounting, Organizations and Society, 29(3/4),

327-347.

Lakatos, I. (1970). Falsification and the methodology of scientific research programmes.

Dans Lakatos, I., & Musgrave, A. (Eds.), Criticism and the growth of knowledge,

Cambridge, England: Cambridge University Press, 91-196.

Latif, A.A.A., Yau, O.H.M., Wong, T.C.H., & Al-Murisi, A.L.S.M. (1995). Comparing

accountants’ perceptions towards marketing and advertising in Honk Kong and

Malaysia. Journal of Professional Services Marketing, 11(2), 111-125.

Latour, B. (1987). Science in action. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press.

Latour, B. (1993). We have never been modern. Cambridge: Harvard University Press.

Latour, B. (1996). On actor network theory: a few clarifications. Soziale Welt, 47(4), 369-

381.

Latour, B. (1999). On recalling ANT. Dans Law, J., & Hassard, J. (Eds), Actor-network

theory and after, Oxford: Blackwell, 15-25.

Latour, B. (2005). Reassembling the Social. Oxford: Oxford University Press.

Law, J. (1986). On the methods of long-distance control: vessels, navigation, and the

Portuguese route to India. Dans Law, J. (Ed.), Power, action and belief: a new

sociology of knowledge?, London: Routledge, 234-263.

Law, J. (1992). Notes on the theory of actor-network: ordering, strategy, and heterogeneity.

Systems Practice, 5(4), 379-393.

Law, J. (1997). Traduction/Trahison: Notes on ANT, Department of Sociology, Lancaster

University. Information consultée le 10 avril 2013 à l’adresse URL :

http://cseweb.ucsd.edu/~goguen/courses/175/stslaw.html

Law, J. (2009). Actor network theory and material semiotics. Dans B.S. Turner (Ed.), The

new Blackwell companion to social theory, Oxford, UK: Wiley-Blackwell, 141-158.

Lincoln, Y.S., & Guba, E.G. (1985). Naturalistic inquiry, London: Sage Publications.

Listman, R.J. (1988). Marketing Accounting Services, Homewood, IL: Dow Jones-Irwin.

Lorinc, J. (2006). La course au talent. CAmagazine. Information consultée le 28 mars 2013

à l’adresse URL : www.camagazine.com

Mahon, J. J. (1982). The Marketing of Professional Accounting Services, second edition,

New York: Wiley.

Maingot, M. (2002). Advertising by accountants in Canada with reference to advertising by

accountants in the province of Ontario – History, comparision and analysis of the

issues. ACAS 2002 Conference, Winnipeg, Canada, 31-41.

Malsch, B., & Gendron Y. (2013). Re-theorizing change: institutional experimentation and

the struggle for domination in the field of public accounting. Journal of

Management Studies, 50(5), 870-899.

Markham, S., Cangelosi, J., & Carson, M. (2005). Marketing by CPAs: issues with the

American Institute of Certified Public Accountants. Services Marketing Quarterly,

26(3), 71-82.

McChesney, R.W. (2000). Rich Media, Poor Democracy: Communication Politics in

Dubious Times. New York: The New Press.

Meigs, W.B., Larsen, E.J., Meigs, R.F., & Lam, W.P. (1978). Principles of auditing,

Georgetown, Ontario: Irwin-Dorsey.

Page 172: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

154

Meyer, J. P., & Allen, N. J. (1997). Commitment in the workplace: theory, research and

application, Thousand Oaks, California : Sage Publications.

Miller, P. (1990). On the interrelations between accounting and the state. Accounting,

Organizations and Society, 15(4), 315-338.

Miller, P. (1991). Accounting innovation beyond the enterprise: problematizing investment

decisions and programming economic growth in the UK in the 1960s. Accounting,

Organizations and Society, 16(8), 733-762.

Miller, P., Kurunmäki, L., & O’Leary, T. (2008). Accounting, hybrids and the management

of risk. Accounting, Organizations and Society, 33(7/8), 942-967.

Nixon, S. (1997). Circulating culture. Dans du Gay, P. (Ed.), Production of culture / culture

of production, London : Sage Publications, Chapter 4, 177-234.

Ostlund, C. (Janvier 1978). Advertising: in the Public Interest? Journal of Accountancy, 59-

63.

Paquin, G. (25 mai 2012). L’art de charmer le futur comptable. La Presse. Information

consultée le 17 mai 2013 à l’adresse URL :

http://affaires.lapresse.ca/portfolio/comptables/201205/25/01-4528518-lart-de-

charmer-le-futur-comptable.php

Patton, M.Q. (2002). Qualitative research & evaluation methods, 3rd ed., London: Sage

Publications.

Picard, C.-F., Durocher, S., & Gendron, Y. (2013). From meticulous professionals to

superheroes of the business world: a historical portrait of a cultural change in the

field of accountancy. Accounting, Auditing & Accountability Journal, manuscrit à

paraître.

Powell, M.J., Brock, D.M., & Hinings, C.R. (1999). The changing professional

organization. Dans Brock, D.M., Powell, M.J., & Hinings, C.R. (Eds), Restructuring

the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law, New York:

Routledge, Chapter 1, 1-19.

Power, M. (1997). The audit society: rituals of verification, Oxford: Oxford University

Press.

Preston, A., Cooper, D.J., & Coombs, R.W. (1992). Fabricating budgets: a study of the

production of management budgeting in the National Health Service. Accounting,

Organizations and Society, 17(6), 561-593.

PwC (2012). PwC désigné commanditaire de la Women Presidents’ Organization à

l’échelle mondiale. Information consultée le 21 mai 2013 à l’adresse URL :

http://www.pwc.com/ca/fr/media/release/2012-06-08-pwc-national-sponsor-

women-presidents-organization.jhtml

PwC (2013a). La vie chez PwC : Reconnaissance et récompenses. Information consultée le

22 mai 2013 à l’adresse URL : http://www.pwc.com/ca/fr/campus-recruiting/life-at-

pwc/rewards.jhtml

PwC (2013b). La vie chez PwC : Activités sociales. Information consultée le 22 mai 2013 à

l’adresse URL : http://www.pwc.com/ca/fr/campus-recruiting/life-at-pwc/fun.jhtml

PwC (2013c). Profils illimités : Le recrutement des étudiants. Information consultée le 28

mai 2013 à l’adresse URL : http://www.pwc.com/ca/fr/campus-

recruiting/index.jhtml

PwC (2013d). PwC careers in Canada. Information consultée le 28 mai 2013 à l’adresse

URL : https://www.facebook.com/PwCCareersCanada

Page 173: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

155

Quattrone, P. (2004). Commenting on a commentary? Making methodological choices in

accounting. Critical Perspectives on Accounting, 15(2), 232-247.

Rose, T., & Hinings, C.R. (1999). Global client’s demands driving change in global

business advisory firms. Dans Brock, D.M., Powell, M.J. & Hinings, C.R. (Eds),

Restructuring the Professional Organization – Accounting, Health Care and Law,

New York: Routledge, Chapter 3, 41-67.

Shepherd, C.D. (1997). Doing the right things and doing them right: a strategic approach to

marketing the accounting firm. Journal of Professional Services Marketing, 15(2),

25-39.

Shepherd, C.C., & Helms, M.M. (1996). Advertising the accounting firm: a review with

managerial suggestions. Journal of Professional Services Marketing, 15(1), 147-

156.

Smieliauskas, E., Bewley, K., & Laroche, D.C. (2013). Audit : une approche

internationale. Montréal : Chenelière McGraw-Hill.

Smith-Lacroix, J.-H., Durocher, S., & Gendron, Y. (2012). The erosion of jurisdiction:

auditing in a market value accounting regime. Critical Perspectives on Accounting,

23(1), 36-53.

Staley, R. (2011). Choc des générations. CAmagazine. Information consultée le 28 mars

2013 à l’adresse URL : http://www.camagazine.com/archives-fr/edition-

imprimee/2011/may/features/camagazine49496.aspx

Stewart, B. (2002). Marketing Professional Services – How to Win New Clients and Keep

the Ones You Have, Toronto: The Canadian Institute of Chartered Accountants.

Suddaby, R., Cooper, D.J., & Greenwood, R. (2007). Transnational regulation of

professional services: governance dynamics of field level organizational change.

Accounting, Organizations and Society, 32(4/5), 333-362.

Taylor, S.L., & Cosenza, R.M. (1998). Reducing turnover in public accounting firms: an

internal marketing strategy. Journal of Professional Services Marketing. 17(2), 135-

147.

Thompson, J.H., Smith, L.M., & Jordan, R.E. (1991). The changing face of accounting

advertising. Journal of Professional Services Marketing, 6(2), 113-128.

Traynor, K. (1983). Accountant advertising: perceptions, attitudes, and behaviors. Journal

of Advertising Research, 23(6), 35-40.

Tremblay, M.-S., & Gendron, Y. (2011). Governance prescriptions under trial: on the

interplay between the logics of resistance and compliance in audit committees.

Critical Perspectives on Accounting, 22(3), 259-272.

VanParys, B. (2005). The magic of marketing. CAmagazine, 138(10), 47-48.

Ward, G. H. (Septembre 1960). Practitioners forum – Public relations and the accounting

profession. The Canadian Chartered Accountant, 77, 229-233.

Webb, S.G. (1982). Marketing and strategic planning for professional service firms. New

York: Amacom Books.

Wernick, A. (1991). Promotional culture: advertising, ideology and symbolic expression,

London: Sage Publications.

Wheatley, E.W. (1983). Marketing professional services. New Jersey: Prentice-Hall.

Wilson, D.A. (1988). Public accountancy in Ontario: modernization and reform. Toronto:

The Institute of Chartered Accountants of Ontario.

Page 174: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

156

Windsor, C., & Warming-Rasmussen, B. (2009). The rise of regulatory capitalism and the

decline of auditor independence: a critical and experimental examination of

auditors’ conflicts of interests. Critical Perspectives on Accounting, 20(2), 267-288.

Wood, T.D., & Ball, D.A. (1978). New rule 502 and effective advertising by CPAs. The

Journal of Accountancy, 145(6), 65-70.

Wright, P. (Décembre 1958). Chartered accountancy as a profession. The Canadian

Chartered Accountant, 73, 529-532.

Wyatt, A.R. (2004). Accounting professionalism – They just don’t get it! Accounting

Horizons, 18(1), 45-53.

Zarry, P.T. (Octobre 1972). Marketing and accounting – let there be light! The Canadian

Chartered Accountant, 60-62.

Zeff, S.A. (2003a). How the U.S. accounting profession got where it is today: part I.

Accounting Horizons, 17(3), 189–205.

Zeff, S.A. (2003b). How the U.S. accounting profession got where it is today: part II.

Accounting Horizons, 17(4), 267–286.

Page 175: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

157

Article 3

La face cachée du jugement : incursion dans le processus

d’évaluation des revues académiques

Résumé

À partir de données générées par entrevues, cette étude a pour objectif de mieux

comprendre le processus de développement des classements les plus influents en sciences

de l’administration et leur utilisation dans le milieu académique. S’appuyant sur les outils

théoriques développés par le sociologue Lucien Karpik dans son livre L’économie des

singularités (2007), l’analyse effectuée dresse un portrait des différents processus

d’évaluation de la qualité des revues employés au sein de la communauté académique. Elle

révèle que l’attention accordée aux classements dans ce processus est très variable et que

divers dispositifs concurrents peuvent être utilisés pour qualifier les revues et la recherche

publiée. L’analyse met également en exergue les formes d’engagement des acteurs dans

l’évaluation de la qualité et signale l’importance de s’intéresser aux enjeux qui y sont liés.

Il est d’ailleurs suggéré qu’un engagement passif et hétéronome dans le processus

d’évaluation fait peser deux grandes menaces sur le monde de la recherche – c’est-à-dire

celles de la déqualification des membres de la communauté académique et de la

désingularisation des revues. Dans la foulée, cette étude suscite une réflexion quant à la

façon d’aborder l’évaluation de la qualité en recherche, une réflexion allant au-delà des

classements.

Mots clés : Classements; Évaluation; Jugement; Karpik; Qualité; Revues académiques.

Je tiens à remercier sincèrement toutes les personnes rencontrées pour le temps qu’elles

ont consacré à la participation à ce projet de recherche. J’aimerais aussi remercier Yves

Gendron et Sylvain Durocher pour m’avoir fait part de leurs commentaires. Je suis

également reconnaissante pour le soutien financier accordé par le Conseil de recherches

en sciences humaines du Canada.

Page 176: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

158

« All it takes for evil to exist is for good people to do nothing. »

(Edmund Burke)

Introduction

Évaluation des travaux scientifiques, évaluation des projets de recherche soumis à des

organismes de financement, évaluation de la contribution générale aux missions de

l’université lors de promotions; « le monde académique est un monde où l’évaluation est

permanente. » (Galvez-Behar, 2010, p. 12) Et cela n’est pas un phénomène récent. De

longue date, les chercheurs ont pratiqué et fait l’objet d’une évaluation (Eraly, 2011;

Servais, 2011; Zarka, 2009) comme en témoigne notamment le processus de révision par

les pairs des revues académiques qui a été mis en place dès le 19e siècle, voire plus tôt pour

certaines revues (Benos et al., 2007).

Or, ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du 20e siècle que l’évaluation scientifique,

jusqu’alors plus ou moins formalisée, gagne de l’ampleur (Servais, 2011). Plus récemment,

l’avènement d’une « société de la mesure de la performance » (Humphrey & Owen, 2000)

combiné à l’explosion du nombre de chercheurs et la multiplication des agences de

financement de la recherche (Morris et al., 2009; Servais, 2011) transforment la nature

même de l’évaluation. Désormais, les chercheurs sont souvent appelés à mesurer et

démontrer la nature de leur performance notamment dans le cadre d’exercices formels

d’évaluation (par exemple, le Research Assessment Exercice au Royaume-Uni) (Humphrey

& Owen, 2000). L’adoption de pratiques du Nouveau Management Public (NMP) dans

l’enseignement supérieur et la recherche par les États occidentaux au début des années

1980 ne fait qu’amplifier cette « fièvre de l’évaluation » (Gingras, 2008; Louvel, 2012).

Épousant les principes du NMP et les idéaux de l’économie de marché, le milieu

académique met en place des instruments d’évaluation des différents types de « produits »

académiques – le plus important de ces instruments étant les classements de revues

académiques (Vanholsbeeck, 2012).

Les classements de revues, qui apparaissent dans la première moitié des années 2000,

cherchent à répondre aux difficultés posées par l’évaluation du travail du chercheur. En

qualifiant les revues académiques, ces classements souhaitent offrir un « étalon de mesure »

de la qualité de la recherche publiée et fournir des critères stables d’évaluation tant pour les

Page 177: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

159

travaux scientifiques et les projets de recherche à financer que pour le recrutement et les

promotions (Galvez-Behar, 2010). En très peu de temps, ces instruments d’évaluation sont

devenus des référents presque incontournables pour plusieurs acteurs du milieu académique

(Gendron, 2013). Si les classements de revues font aujourd’hui pleinement partie du

paysage de l’évaluation (Pontille & Torny, 2012), ces nouveaux indicateurs de la

« qualité » de la recherche publiée n’en demeurent pas moins une source de discussion

inépuisable au sein du milieu académique (Giacalone, 2009), comme en témoigne le

nombre grandissant de recherches sur le sujet, mais surtout une source d’opinions mitigées.

Ces classements font parfois l’objet de critiques virulentes en ce qui a trait aux effets

(potentiels ou avérés) qu’entraîne leur (sur)utilisation dans le processus d’évaluation

académique (par exemple, Adler & Harzing, 2009; Gendron, 2008, 2013; Giacalone, 2009;

Guthrie & Parker, 2014; Nkomo, 2009; Parker & Guthrie, 2013; Willmott, 2011). Ces

études mentionnent notamment que les classements ébranlent les raisons d’être des

universités (Adler & Harzing, 2009), qu’ils peuvent altérer la substance même des

connaissances produites par le milieu académique (Nkomo, 2009) ou encore qu’ils

transforment le discours de la recherche en remplaçant les impératifs de découverte et de

contributions scientifiques par la primauté du rang et de la réputation des revues (Parker &

Guthrie, 2013). Pour l’essentiel, ces auteurs avancent que la culture des classements risque

de l’emporter sur la culture académique et que cela conduit presque assurément à une

dégradation de la recherche.

Un autre pan de la littérature souligne plutôt les avantages des classements de revues

académiques, notamment comme aide à l’évaluation et à la prise de décision (par exemple,

Hussain, 2001; Morris et al., 2009; Rowlinson et al., 2013; Van Fleet et al., 2000). Du

point de vue de ces auteurs, les classements faciliteraient la vie des chercheurs et des

instances administratives dans diverses prises de décisions qui peuvent se résumer ainsi :

« [Rankings’] value lies in making it easier for researchers to identify with confidence

journals that might […] publish their work; in helping academic managers to make staff

selection, development, promotion, and reward decisions; and in enabling librarians to

make the most of acquisition budgets by securing access to the most appropriate journals. »

(Morris et al., 2009, p. 1442)

Page 178: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

160

Or, en dépit de la prolifération d’opinions jugeant sévèrement ou favorablement les

classements de revues académiques en sciences de l’administration, les connaissances sont

relativement limitées quant aux processus mis en place pour les produire. En effet, très peu

d’études ont cherché à comprendre la mécanique se cachant derrière ces classements. À ma

connaissance, seul le processus de développement du classement de l’Association of

Business Schools (ABS) a fait l’objet de documentations plus détaillées, principalement par

ses directeurs (Morris et al., 2010; Rowlinson et al., 2013). De plus, rares sont les études

empiriques cherchant à documenter dans quelle mesure les classements de revues exercent

une influence dans le processus d’évaluation académique. Un premier pas dans cette

direction a été fait par Reinstein et Calderon (2006) qui examinent si les départements de

comptabilité étasuniens ont recours aux classements de revues académiques et à quelles

fins. Toutefois, leur analyse tend à ignorer que l’évaluation de la recherche publiée n’est

pas nécessairement fondée uniquement sur les classements et que divers dispositifs

concurrents peuvent être utilisés pour qualifier le travail académique.

En outre, bien que plusieurs acteurs du milieu académique considèrent l’existence et

l’utilisation de classements de revues pour l’évaluation de la recherche publiée comme un

fait établi, de nombreuses questions demeurent à leur sujet. Qui est responsable de produire

ces classements? Quels sont les dispositifs employés par les producteurs de ces classements

pour évaluer la qualité des revues académiques? Y a-t-il des mesures statistiques utilisées?

Y a-t-il une part de jugement? Jusqu’à quel point ces classements influencent-ils

l’évaluation de la qualité des revues dans le milieu académique? Ces classements sont-ils

aussi influents et néfastes que leurs détracteurs le laissent entendre? Possèdent-ils les

bénéfices que leur accordent leurs adeptes?

La présente étude vise à contribuer au bassin d’écrits portant sur les classements de revues

académiques, et plus largement sur l’évaluation académique, en cherchant à mieux

comprendre le processus de développement des classements les plus influents au sein des

sciences de l’administration et leur utilisation (potentielle ou avérée) dans le milieu

académique pour évaluer la qualité de dossiers de production scientifique. Deux questions

de recherche sont au cœur de mon projet, soit :

Page 179: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

161

QR1: Comment les classements de revues académiques en sciences de

l’administration sont-ils développés et comment les producteurs de ces

classements évaluent-ils la qualité des revues?

QR2: Comment les chercheurs et les instances administratives évaluent-ils la

qualité de la recherche publiée dans les revues académiques et dans quelle

mesure les classements sont-ils utilisés dans ce processus d’évaluation?

Pour répondre à ces questions, je m’appuie sur un matériel empirique composé

principalement de 26 entrevues avec des producteurs de classements influents au sein des

sciences de l’administration et des acteurs du milieu académique, consommateurs de ces

revues27. Ces données sont analysées à la lumière des outils théoriques développés par le

sociologue Lucien Karpik dans son livre L’économie des singularités (2007). Loin de se

cantonner à l’analyse de marchés économiques, comme pourrait le laisser croire son titre,

l’ouvrage de Lucien Karpik fournit un cadre d’analyse pertinent de l’exercice du jugement

en contexte d’incertitude quant à la qualité. Plus précisément, la sociologie économique que

développe l’auteur permet de rendre compte des dispositifs de jugement et des formes

d’engagement des acteurs qui sous-tendent la qualification d’un produit singulier tel qu’une

revue académique ou une recherche publiée. J’aimerais donc, à l’aide des concepts

proposés par Karpik, faire le double examen de l’évaluation de la qualité des revues

académiques par les producteurs de classements et par les consommateurs de ces revues.

Bien que les travaux de Karpik aient exercé une influence importante en sociologie

économique et en sociologie des professions, ses concepts théoriques n’ont que rarement

été mobilisés en sciences de l’administration. À ma connaissance, seuls Pollock et

D’Adderio (2012) réfèrent parfois aux analyses de palmarès du sociologue afin de souligner

comment les classements façonnent le marché des technologies de l’information d’une

manière à la fois matérielle et sociale. La présente étude peut donc être considérée comme

une première tentative dans la traduction et l’adaptation des outils théoriques de Karpik

dans le domaine de la recherche en sciences de l’administration. Sans prétendre exposer les

concepts de Karpik dans leurs moindres détails, j’aspire offrir une « traduction » de ses

outils d’analyse pour développer une meilleure compréhension de la production et de

27 Pour les fins de cette étude, le terme « consommateur » désigne l’ensemble des acteurs du milieu

académique qui achètent, lisent, consultent et même publient des articles dans les revues académiques. À titre

d’exemple, les instances administratives universitaires et facultaires, les organismes subventionnaires en

recherche et les chercheurs pourraient être considérés comme des consommateurs de ces revues.

Page 180: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

162

l’utilisation des classements de revues académiques pour ensuite être davantage en mesure

de juger de leur pertinence et/ou nuisance pour le monde de la recherche. À l’aide de ces

concepts théoriques, je désire surtout éclairer un tant soit peu le mystère qui entoure les

classements de revues académiques en rendant le processus de production et d’utilisation

plus clair et transparent, en particulier pour les jeunes chercheurs comme moi qui peinent à

se retrouver dans les dédales d’information et d’opinions à ce sujet. J’aimerais également

amener les chercheurs établis à réfléchir à leur façon d’évaluer la qualité de la recherche

publiée, à leur façon de s’engager dans cet exercice de jugement et aux conséquences qui

peuvent en découler.

La suite de l’article s’organise de la manière suivante. J’expose d’abord les concepts

théoriques élaborés par Karpik dans L’économie des singularités (2007) ainsi que la

méthode utilisée. Ensuite, je m’appuie sur ces outils d’analyse pour examiner comment les

classements influents en sciences de l’administration sont produits. Je poursuis par un

examen des différents processus de qualification employés par les consommateurs de

revues académiques et, dans la foulée, je documente la façon dont ils utilisent les

classements. En dernière analyse, je suggère qu’un engagement passif et hétéronome dans

le processus d’évaluation de la qualité des revues est nuisible pour le monde de la

recherche, car il risque de transformer l’originalité en uniformité.

L’économie des singularités de Lucien Karpik

Sociologue à l’École des Mines de Paris, Lucien Karpik est l’auteur de plusieurs ouvrages

en sociologie économique développant une compréhension sociologique du marché et un

modèle alternatif d’analyse de fonctionnement du marché. Pionnier de la nouvelle

sociologie économique, la parution en 2007 de son livre L’économie des singularités est un

moment important pour la réflexion dans ce domaine (Steiner, 2008). Cet ouvrage,

aboutissement de plus de dix ans de recherche, offre un ensemble d’outils originaux pour

comprendre le fonctionnement des marchés où s’échangent des singularités, ces produits

pour lesquels la concurrence par les qualités prime sur la concurrence par les prix.

Page 181: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

163

Les singularités

Évaluer, c’est déterminer la valeur. Mais comment la déterminer? Là est la question. La

théorie économique néo-classique nous apprend que, sur un marché de produits

homogènes, la valeur est déterminée en fonction du prix et que, sur un marché de produits

différenciés, l’évaluation nécessite de recourir à certains calculs prenant en compte le prix

des produits et leurs différentes caractéristiques (Gadrey, 2008). Mais, selon Karpik (2007,

p. 9) : « L’économie néo-classique, y compris dans ses développement récents, ignore une

forme particulière de marché »; celui des singularités dont le critère d’évaluation

déterminant est la qualité considérée dans sa globalité.

Les singularités sont des biens et services ayant trois principales caractéristiques : ils sont

d’abord multidimensionnels en ce sens qu’ils sont caractérisés par des constellations de

qualités et des dimensions variées qui les rendent difficilement comparables les uns aux

autres (Karpik, 2007); ils sont ensuite incommensurables puisqu’il n’y a pas d’espace

homogène de mesure qui permet d’évaluer leur qualité (Azoulay, 2008; Karpik, 2007); ils

sont finalement marqués par l’incertitude sur la qualité, car l’évaluation de la qualité des

singularités est complexe et ne peut souvent être faite qu’une fois le bien acheté ou le

service rendu (Karpik, 2007). En somme, les singularités sont des biens et services dont la

qualité ne résulte pas d’un ensemble de caractéristiques techniques observables et

commensurables, mais d’un jugement global (caractérisé par l’incertitude) qui cherche à

identifier le « bon », le « beau ou le « grand » – par exemple, un « bon » ou un « grand »

vin, un « bon » film ou encore un « bon » comptable. En raison de l’incertitude et de

l’évaluation très subjective des singularités, les marchés des biens et services singuliers ne

peuvent être étudiés à la lumière de la théorie économique néo-classique. Avec L’économie

des singularités, Karpik présente ainsi une perspective théorique pour analyser ces marchés

qui échappent aux méthodes traditionnelles d’analyse économique. Comme Karpik (2007,

p. 340) le souligne : « Le domaine de validité de l’économie des singularités englobe non

seulement les marchés, mais aussi les quasi-marchés qui se situent au sein des organisations

ou dans les relations interfirmes, ainsi que les relations d’échange qui ne sont pas

marchandes. » (Karpik, 2007, p. 339-340) Avec cette théorie, le sociologue français offre

donc des outils d’analyse permettant de s’aventurer au-delà des traditionnels marchés

concurrentiels comme celui de la recherche.

Page 182: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

164

Les dispositifs de jugement

Comment fait-on pour choisir la « bonne » singularité? Comment parvient-on à juger de la

qualité de ces singularités? Ce sont les questions centrales auxquelles Karpik cherche à

répondre dans son ouvrage. Selon lui, « il ne suffit pas que les consommateurs soient actifs,

curieux, intelligents et mobilisés, il leur faut aussi bénéficier d’une aide externe » pour

choisir la « bonne » singularité (Karpik, 2007, p. 43). Cette aide externe prend la forme de

dispositifs de jugement. Ces dispositifs, construits par de multiples acteurs – producteurs,

experts du marché, publics, etc. –, offrent différents points de vue censés procurer aux

consommateurs une connaissance suffisante pour porter un jugement sur les singularités et

faire des choix raisonnables (Karpik, 2007). Cinq grandes catégories de dispositifs de

jugement sont identifiées par l’auteur28 : les réseaux, les appellations, les cicérones, les

classements et les confluences.

Les « réseaux » correspondent aux relations interpersonnelles, telles que des amis ou des

collègues de travail, qui partagent leurs expériences et leurs connaissances. Les

« appellations » sont les désignations qui qualifient les produits singuliers comme les titres

professionnels ou encore les marques. Les « cicérones » regroupent les critiques et les

guides d’évaluations spécifiques de singularités et représentent une forme d’autorité

symbolique. Les « classements29 » désignent les rangements hiérarchisés de produits

singuliers en fonction d’un critère spécifique. Les palmarès et les prix littéraires en sont de

bons exemples. Les « confluences » rassemblent les techniques employées pour convaincre

de la qualité, telles que la présentation des produits ou les compétences d’accueil et

d’information sur les lieux de vente.

28 L’auteur a jugé nécessaire de créer des catégories distinctes de dispositifs de jugement afin d’étudier leurs

propriétés et conséquences spécifiques. Cependant, il souligne que, dans la réalité, ces dispositifs sont souvent

combinés et complémentaires (Karpik, 2007, p. 351). 29 Bien que les classements soient un dispositif de jugement, il est possible d’étudier leur élaboration à la

lumière de la théorie de Karpik puisque le recours à certains dispositifs de jugement est nécessaire pour

attribuer un rang ou une notation. Il est même possible que les producteurs de classements s’appuient en

partie sur d’autres classements pour formuler leur jugement.

Page 183: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

165

Karpik procède ensuite à une sous-catégorisation de ces dispositifs de jugement, faisant la

distinction entre les dispositifs substantiels et les dispositifs formels30. Les dispositifs sont

substantiels lorsqu’ils portent sur les contenus spécifiques des singularités. C’est le cas des

appellations, des cicérones ou des confluences qui permettent d’évaluer les singularités par

elles-mêmes, en fonction de leurs caractéristiques particulières. Lorsque les dispositifs sont

formels, ils portent plutôt sur les positions relatives des singularités dans des rangements

ordonnés. Les classements, qu’ils soient experts comme les prix littéraires ou communs

comme les hit-parades, en sont le meilleur exemple puisqu’ils offrent une qualification des

singularités relativement à d’autres singularités.

Ces dispositifs de jugement, qu’ils soient formels ou substantiels, agissent comme « guide

de l’action des consommateurs » (Karpik, 2007, p. 75) et peuvent être librement choisis et

abandonnés. L’auteur précise également que l’efficacité de chacun des dispositifs à

influencer le choix des consommateurs varie avec la crédibilité des connaissances

proposées. Par exemple, la crédibilité accordée aux évaluations d’un critique de renom

pourrait être différente de celle accordée à des avis sur les réseaux sociaux. Les

consommateurs s’en remettent donc aux dispositifs sur une base volontaire31 fondée sur la

confiance pour effectuer le choix de singularités.

Les formes d’engagement des consommateurs

Si, pour qualifier un produit singulier, les consommateurs peuvent mobiliser différents

types de dispositifs (formels ou substantiels), ils peuvent également s’engager dans cet

exercice de jugement de différentes façons. Pour en tenir compte, Karpik (2007, p. 141)

introduit la notion de formes d’engagement afin de dresser un portrait-type des différents

consommateurs sur le marché des singularités. Plus précisément, ces formes d’engagement

sont construites sur deux axes. Le premier est le degré de réflexivité des consommateurs

dans le choix et l’analyse des dispositifs qui s’offrent à eux, allant d’actif à passif. Ceci se

30 Il convient toutefois de préciser que, pour Karpik (2007, p. 146), le réseau ne se prête pas à la sous-

catégorisation entre dispositifs substantiels et formels puisque les points de vue véhiculés par les membres du

réseau peuvent mêler librement les contenus spécifiques et les classements. 31 Il est toutefois important de souligner que le choix des dispositifs de jugement mobilisés par les

consommateurs est influencé à la fois par le contexte social dans lequel ils évoluent et par certaines logiques

d’actions internes (Karpik, 2007, p. 100). Par conséquent, le choix des dispositifs n’est ni totalement

volontaire (ce choix est orienté, voire même parfois « imposé », par la structure et le contexte environnant), ni

totalement déterminé (ce choix est orienté par les logiques internes des consommateurs).

Page 184: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

166

traduit par une tendance à privilégier soit les dispositifs substantiels (consommateur actif),

soit les dispositifs formels (consommateur passif) dans l’élaboration du jugement. Le

second axe est le degré d’affirmation des goûts personnels des consommateurs par rapport

aux goûts reflétés par les dispositifs de jugement, allant d’autonome à hétéronome.

Ainsi, la recherche du « bon » produit singulier peut se faire par un engagement actif du

consommateur qui prend un moment de réflexion pour se questionner, consulter et

comparer différents dispositifs de jugement ou par un engagement passif où il délègue son

choix aux dispositifs formels en n’exprimant que peu de scepticisme quant à ces derniers.

Le consommateur peut également être autonome en affirmant ses goûts personnels et en

conservant une certaine forme d’indépendance dans la formulation de son jugement ou

encore être hétéronome, endossant les goûts reflétés par les dispositifs de jugement. La

combinaison de ces deux axes produit quatre formes d’engagement du consommateur : 1)

actif et autonome; 2) actif et hétéronome; 3) passif et autonome; 4) passif et hétéronome.

Ces formes d’engagement constituent des types idéaux définissant, en quelque sorte, les

bornes entre lesquelles se situent les consommateurs du marché des singularités. Sans

jamais être complètement actif, passif, autonome ou hétéronome, le consommateur, selon

son identité, selon l’époque, selon le milieu dans lequel il évolue, se situera plutôt d’un côté

ou de l’autre.

Les régimes de coordination

Afin de rendre intelligible la façon dont est évaluée une multiplicité de singularités, Karpik

développe un outil d’analyse qu’il nomme « régimes de coordination » (Karpik, 2007, p.

137). Quatre régimes de coordination des biens singuliers sont élaborés qui se distinguent

les uns des autres par les principaux dispositifs de jugement mobilisés et les formes

d’engagement des consommateurs32 (tableau 1) : le régime de l’authenticité, le régime

Méga, le régime de l’opinion experte et le régime de l’opinion commune. Chacun de ces

régimes est un modèle ou un idéal type qui sert de principe d’intelligibilité au

fonctionnement des marchés des singularités (Karpik, 2007, p. 138).

32 Pour les fins de cet article, je me concentre sur les régimes de coordination pour les biens singuliers.

Cependant, il est à noter que Karpik (2007) présente également dans son ouvrage deux régimes de

coordination liés aux services singuliers, soit le régime des convictions et le régime de coordination

professionnel.

Page 185: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

167

Tableau 1 – Régimes de coordination de l’économie des singularités33

Régimes de

coordination

Formes d’engagement du

consommateur

Dispositifs de jugement

principalement utilisés34

Régime de

l’authenticité

Actif et autonome

Se questionne et mobilise plusieurs

dispositifs de jugement substantiels

tout en affirmant ses goûts

personnels.

Dispositifs substantiels

Évaluation des contenus

spécifiques des singularités.

Exemples : cicérones,

confluences, appellations Régime Méga Actif et hétéronome

Se questionne et mobilise plusieurs

dispositifs de jugement substantiels

mais se laisse guider par les goûts

reflétés par ces dispositifs.

Régime de l’opinion

experte

Passif et autonome

Délègue son choix aux dispositifs de

jugement formels mais conteste

parfois ce choix pour manifester ses

goûts personnels.

Dispositifs formels

Évaluation des positions

relatives des singularités.

Exemples : classements experts

et classements communs Régime de l’opinion

commune

Passif et hétéronome

Délègue son choix aux dispositifs de

jugement formels en se laissant

guider par les goûts reflétés par ces

dispositifs.

Le « régime de l’authenticité » correspond à la rencontre entre les goûts personnels et les

goûts reflétés par les dispositifs de jugement substantiels. Le consommateur de ce régime

est actif et autonome dans son choix de la singularité, car il fonde son jugement sur de

multiples dispositifs de jugement substantiels tout en manifestant ses préférences

particulières. Ainsi, ce consommateur est défini comme étant « authentique » puisqu’il est

fidèle à ses goûts personnels et sincère dans sa qualification des singularités. Afin

d’illustrer les différents régimes, j’utiliserai le parcours d’un individu qui désire choisir un

film au cinéma. Avant de faire son choix, le consommateur authentique lit les critiques de

films dans les journaux, regarde les bandes-annonces et discute avec sa famille et ses amis.

En d’autres mots, il consulte plusieurs dispositifs substantiels. Mais ce consommateur a

également ses propres préférences – par exemple, il préfère les drames aux comédies ou

33 Ce tableau est inspiré de Karpik (2007, p. 140). 34 Il est à noter que si les régimes de l’authenticité et Méga reposent principalement sur des dispositifs

substantiels, les dispositifs formels ne sont jamais complètement absents. L’inverse est aussi vrai pour les

régimes de l’opinion experte et de l’opinion commune où des dispositifs substantiels peuvent également être

utilisés mais dans une moindre mesure.

Page 186: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

168

encore les films d’auteurs aux films hollywoodiens – dont il tiendra compte au moment

d’identifier un « bon » film à visionner.

Le « régime Méga » se distingue du régime de l’authenticité par la recherche non pas du

« bon » produit singulier mais du « meilleur » produit singulier. Sous ce régime,

l’évaluation passe de la « qualité » à l’« excellence ». Le consommateur Méga s’appuie

principalement sur des dispositifs substantiels tels que les critiques et évaluations

d’autorités symboliques dans le domaine ou les confluences des produits. Quoiqu’actif dans

son utilisation des dispositifs de jugement, le consommateur Méga tend à délaisser ses

goûts personnels lorsque vient le temps d’identifier la « meilleure » singularité. Reprenons

l’exemple du choix d’un film au cinéma. Le consommateur Méga est à la recherche du

meilleur film en salles, du blockbuster. Pour ce faire, il consulte les articles de critiques

réputés, lit les commentaires sur des blogues reconnus traitant de cinéma et se laisse

également influencer par la qualité et la visibilité de la bande-annonce et de l’affiche du

film. Au moment de faire son choix, il se fie entièrement à ces dispositifs substantiels sans

affirmer ses goûts personnels en ce qui a trait au type de film qu’il préfère.

Le « régime de l’opinion experte » repose sur la délégation du jugement à des classements

produits par des experts ayant pour tâche de sélectionner les « bons » produits singuliers.

En s’appuyant ainsi sur des dispositifs de jugement formels tels que des prix et

récompenses accordés par des experts, le consommateur peut faire un choix raisonnable en

faisant l’économie de temps pour l’acquisition de connaissances et de renseignements

nécessaires au jugement « éclairé ». Cet engagement passif n’empêche toutefois pas le

maintien d’une certaine autonomie du consommateur qui ne cesse d’affirmer ses goûts

personnels, parfois même en contestant les choix des experts. Le consommateur de ce

régime à la recherche d’un bon film consulte le nombre d’étoiles accordés par les critiques

et s’informe des récompenses qu’a reçues le long métrage (Oscar, Palme d’or, César, etc.).

Mais avant de faire son choix, il tient compte de ses préférences pour certains types de

films (par exemple, suspense ou drame) ou même certains acteurs qu’il préfère.

Le « régime de l’opinion commune » se caractérise pas une délégation du jugement fondée

sur la commodité. Le consommateur s’appuie de façon passive et hétéronome sur un seul

dispositif de jugement formel : le classement chiffré. Ainsi, il évite la complexe évaluation

Page 187: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

169

de la qualité en s’appuyant sur l’opinion commune des singularités telle que formulée par

un palmarès des ventes. Dans ce régime, le choix de la singularité est donc fondé sur « la

croyance que les meilleures singularités sont les plus vendues et que les plus vendues sont

les meilleures singularités. » (Karpik, 2007, p. 218) Le consommateur de ce régime qui

cherche un film à voir au cinéma consulte simplement le palmarès du box-office et choisit

le long métrage ayant le plus d’entrées en salles. Il se fie entièrement à ce dispositif formel

et n’affirme pas ses goûts personnels en matière de cinéma.

Les revues académiques et l’économie des singularités

Dans cet article, je considère les revues académiques comme des singularités puisqu’elles

rejoignent, à mon sens, la définition qui en est donnée par Karpik35. En effet, les revues

académiques possèdent des dimensions variées notamment parce qu’elles se caractérisent

par des politiques éditoriales particulières et, par voie de conséquence, publient des articles

aux sujets distincts employant des méthodologies et des cadres théoriques multiples. De

plus, il n’existe pas de mesure homogène pour évaluer la qualité des revues académiques;

elles sont donc incommensurables. Finalement, l’évaluation de la qualité des revues

académiques est complexe et incertaine, car elle repose sur le jugement de chercheurs qui

ont tous des attentes et perceptions différentes quant à la qualité des revues, attentes et

perceptions qui varient en fonction de leurs exigences et goûts spécifiques.

De plus, des dispositifs de jugement semblables à ceux proposés par Karpik peuvent être

utilisés pour choisir une « bonne » revue académique. Un collègue chercheur peut

recommander une revue académique. La maison d’édition de la revue peut avoir une

appellation en étant réputée pour ses publications dans un domaine de recherche donné.

Certains chercheurs de renom qui se prononcent quant à la qualité des revues peuvent être

perçus comme des cicérones, des autorités symboliques dans un domaine. Il y a également

des classements de revues académiques produits en fonction de critères spécifiques tels que

le nombre de citations. Certaines confluences comme la présentation de la revue ou les

compétences des membres du comité éditorial peuvent finalement influencer le choix d’une

revue académique pour fins de lecture ou de publication.

35 Karpik (2012, p. 118) a d’ailleurs défini les articles scientifiques comme des singularités dans un essai

portant sur la performance en recherche.

Page 188: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

170

J’aimerais donc employer les outils d’analyse développés dans L’économie des singularités

pour mieux comprendre les régimes de coordination mis de l’avant par les producteurs de

classements et les consommateurs de revues académiques dans l’évaluation de la qualité de

ces dernières. Plus précisément, j’aimerais procéder, à l’aide de cette lentille théorique, au

double examen suivant : 1) les dispositifs de jugement mobilisés pour développer les

classements de revues académiques et les formes d’engagement des producteurs dans ce

processus; et 2) l’influence des classements et d’autres dispositifs de jugement dans

l’évaluation de la qualité des revues par les consommateurs et l’engagement de ces derniers

dans cet exercice.

Avant d’aller plus loin dans cette analyse, j’aimerais répondre à trois questionnements

importants que pourrait soulever le choix de cette théorie. Certains pourraient s’interroger

quant à la pertinence de considérer la revue académique comme la singularité étudiée plutôt

que les articles qui y sont publiés. À cette question je répondrais que, bien que je sois

consciente que la singularité élémentaire est l’article publié, l’évaluation de la valeur

scientifique des publications, et des chercheurs eux-mêmes, est souvent fondée sur la

qualification des revues (Pontille & Torny, 2012; Vanholsbeeck, 2012). Ainsi, la

qualification de la revue et celle de l’article s’enchevêtrent, la qualité de la première étant

souvent vue comme un indicateur de la qualité du second.

D’autres pourraient soutenir que la théorisation développée par Karpik s’intéresse

principalement aux consommateurs, à leur façon d’utiliser les dispositifs de jugement et à

leur forme d’engagement. En proposant d’emprunter les concepts de l’auteur pour étudier

non seulement les consommateurs des revues académiques mais également les producteurs

de classements de revues, on pourrait croire que je cherche à dénaturer les propos du

sociologue. Par contre, s’intéresser aux producteurs de classements s’inscrit en continuité

de sa thèse puisqu’ils doivent, tout comme les consommateurs, qualifier les revues

académiques pour leur attribuer un rang ou une notation. Ainsi, les producteurs peuvent

recourir à certains dispositifs de jugement pour évaluer la qualité des revues académiques et

même s’en remettre en partie à d’autres classements.

Finalement, certains remarqueront que, en accord avec la théorie de Karpik, j’examine les

processus d’évaluation individuelle alors que, dans certains cas, l’évaluation peut

Page 189: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

171

ultimement être affectée par la dynamique de groupe. Si je conviens que la dynamique de

groupe peut avoir une influence sur l’évaluation finale, je crois cependant qu’il est

pertinent, voire primordial de s’intéresser aux différents dispositifs de jugement mobilisés

par tout un chacun pour formuler un jugement initial personnel. Ces dispositifs peuvent être

difficilement perceptibles lors des discussions en groupe, chacun présentant son évaluation

individuelle sans clairement faire état du processus utilisé pour y arriver. Pourtant, les

dispositifs consultés individuellement par chaque individu auront un impact non

négligeable sur la décision finale, d’où la pertinence de chercher à les mettre en lumière. Il

convient toutefois de préciser que mes entrevues, bien que centrées sur l’individu, ont

néanmoins permis de recueillir de l’information quant au contexte institutionnel.

L’intérêt de la théorie de Karpik pour étudier la production et l’utilisation des classements

de revues académiques réside, à mon sens, dans la possibilité d’apporter un regard nouveau

quant au développement et à l’importance des classements dans le milieu académique. La

sociologie économique que développe l’auteur permet à la fois de rendre compte des

dispositifs de jugement qui sous-tendent la qualification des revues académiques et des

formes d’engagement des acteurs dans le processus de qualification. Elle permet ainsi une

comparaison des effets liés à l’exercice d’un jugement actif ou passif et autonome ou

hétéronome. Cette lentille théorique me permet donc d’examiner les questions centrales de

cette étude. Comment les classements de revues sont-ils élaborés? Les producteurs

emploient-ils divers dispositifs de jugement pour qualifier les revues académiques? Et les

utilisent-ils de façon active ou passive? Les classements ont-ils autant d’influence dans la

prise de décision des consommateurs de revues qu’on peut le croire a priori? Utilisent-ils

d’autres dispositifs de jugement de manière active ou passive pour qualifier les revues

académiques?

Ainsi, j’utiliserai les différents régimes de coordination de Karpik pour documenter et

analyser les dispositifs de jugement employés par les producteurs de classements et les

consommateurs pour qualifier les revues académiques en sciences de l’administration et

leur forme d’engagement dans le processus.

Page 190: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

172

Méthode

Collecte des données

La partie empirique de cet article repose principalement sur 26 entrevues effectuées de

2012 à 2014 auprès de producteurs de classements et de consommateurs de revues

académiques. Afin d’explorer le processus mis en place pour produire les classements, 11

des 26 entrevues ont été conduites auprès de directeurs et de membres de comité

d’évaluation de trois classements en sciences de l’administration, soit les classements

nationaux de l’Association of Business Schools (ABS) et de l’Australian Business Deans

Council (ABDC)36 ainsi qu’un classement produit par une école de commerce spécifique.

Les classements nationaux d’ABS et d’ABDC ont été sélectionnés car il s’agit de

classements bien établis qui sont largement (re)connus de la communauté académique

(Gendron, 2013). La sélection du classement de l’école de commerce permettait, quant à

elle, d’étudier la production d’un classement au niveau d’une institution, soit un processus

qui est susceptible d’être différent de celui des classements nationaux. De plus, ce

classement a une relative importance dans le milieu académique puisqu’il fait partie des

sources de la Journal Quality List de Harzing (2014). Cette liste, mise en place en 1999, est

une compilation des classements de revues influents en sciences de l’administration.

Le Financial Times (FT) et le Social Science Citation Index (SSCI) du Web of Knowledge

sont également des référents quasi-incontournables lorsqu’il est question de classements de

revues académiques en sciences de l’administration. Mes demandes d’entrevues auprès des

instances administratives de ces classements s’étant avérées infructueuses37, j’ai tenté de

pallier partiellement à cette situation en collectant des documents permettant d’approfondir

ma compréhension du processus d’élaboration desdits classements. Pour mieux comprendre

le processus d’élaboration du classement du FT, j’ai recueilli des informations sur le site

Web de l’organisation (FT, 2010; Gans, 2014; Palin, 2014) et sur celui de McMaster

36 Bien que le souci d’anonymat soit pour moi une préoccupation importante, il aurait été difficile de taire le

nom des classements d’ABS et d’ABDC puisque, comme il s’agit de classements nationaux, la seule mention

du pays d’où proviennent les participants aurait permis d’identifier aisément les classements dont il est

question. Cependant, les mesures prises pour assurer la confidentialité des données collectées sont discutées

subséquemment. 37 Au total, 25 personnes ayant collaboré au développement de classements influents ont été contactées pour

participer à ce projet de recherche. Onze personnes ont accepté d’être interviewées, quatre personnes ont

refusé en invoquant un manque de temps et dix personnes n’ont pas répondu à mes demandes d’entrevue.

Page 191: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

173

University (2013); on retrouvait, sur ce dernier site, divers renseignements se rapportant à

l’élaboration du classement FT. Pour approfondir ma compréhension du SSCI, j’ai examiné

divers documents produits par Thomson Reuters (Thomson Reuters, 2010, 2014a, 2014b)

en plus d’analyser deux entrevues (accessibles au public via Nicholson, 2011 et Thomson

Reuters, 2008) de James Testa, Directeur principal, développement de la rédaction,

Thomson Reuters Web of Knowledge, qui expliquent certaines procédures pour la sélection

des revues du SSCI. Bien qu’il aurait été pertinent de conduire moi-même des entretiens, je

suis d’avis que les documents collectés me procurent une compréhension suffisante de la

mécanique de ces classements.

Pour mieux comprendre l’influence qu’ont les classements dans l’évaluation de la qualité

des revues académiques, 15 entrevues ont été effectuées auprès de consommateurs de ces

revues38. Comme il n’existe pas de profil typique de consommateurs, j’ai choisi

d’interviewer des membres de la communauté académique provenant de différentes régions

du globe et exerçant dans des milieux variés dans l’espoir de générer une variation dans les

données (Patton, 2002) et ainsi dresser un portrait davantage global de l’utilisation faite des

classements en sciences de l’administration dans divers pays et institutions. J’ai d’abord

conduit neuf entrevues auprès de professeurs-chercheurs aguerris qui participent aux

décisions administratives (par exemple, promotion et agrégation) dans leurs universités et

qui cumulent plusieurs années d’expérience au sein de comités éditoriaux de revues en

sciences de l’administration. Les fonctions qu’ils exercent en font des acteurs-clés du

milieu académique qui sont appelés à évaluer la qualité de la recherche publiée au

quotidien. J’ai ensuite fait une entrevue auprès d’un dirigeant au sein d’une maison

d’édition publiant d’importantes revues en sciences de l’administration afin d’avoir un

point de vue externe – c’est-à-dire d’un non-chercheur – quant au processus d’évaluation de

la recherche publiée. J’ai également effectué cinq entrevues auprès de membres de comités

d’organismes subventionnaires en sciences de l’administration ayant pour tâche d’évaluer

les projets de recherche proposés pour fins de subventions. En plus d’être des chercheurs

expérimentés qui lisent, consultent et publient dans les revues académiques, ces derniers

38 Pour les fins de ce projet de recherche, j’ai contacté par courriel 26 personnes pouvant être considérées

comme des consommateurs de revues académiques. De ce nombre, 15 personnes ont accepté de m’accorder

une entrevue, six ont refusé soit par manque de temps ou par souci de maintenir certaines informations

confidentielles et cinq d’entre elles n’ont pas répondu à mes demandes d’entrevue.

Page 192: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

174

sont appelés à juger de la qualité de la recherche publiée de par la nature de leur tâche. Ces

différents points de vue étaient pertinents pour approfondir ma compréhension de

l’utilisation faite des classements dans l’évaluation de la qualité tant par les chercheurs et

les instances universitaires que par les membres d’organismes subventionnaires. Le tableau

2 présente certains renseignements sommaires au sujet des 26 personnes interviewées.

Tableau 2 – Renseignements sur les personnes interviewées

# Date de

l’entrevue

Fonction Pays

Producteurs de classements de revues académiques

01 Octobre 2012 Directeur, ABS Academic Journal Quality Guide Royaume-Uni

02 Octobre 2012 Directeur, ABS Academic Journal Quality Guide Royaume-Uni

03 Novembre 2012 Directeur, ABS Academic Journal Quality Guide Royaume-Uni

04 Novembre 2012 Directeur, ABS Academic Journal Quality Guide Royaume-Uni

05 Novembre 2012 Ancien directeur de la recherche, classement d’une

école de commerce

France

06 Février 2013 Directeur, ABDC Journal Quality List Australie

07 Février 2013 Directeur de la recherche, classement d’une école

de commerce

France

08 Mars 2013 Membre du comité d’examen, classement d’une

école de commerce

France

09 Octobre 2013 Membre d’un comité d’examen, ABDC Journal

Quality List

Australie

10 Novembre 2013 Membre d’un comité d’examen, ABDC Journal

Quality List

Australie

11 Décembre 2013 Membre d’un comité d’examen, ABDC Journal

Quality List

Australie

Consommateurs de revues académiques

12 Décembre 2012 Professeur titulaire au sein d’une école de

commerce mondialement reconnue

Ancien éditeur d’une revue de renom en sciences

de l’administration

Espagne

13 Octobre 2013 Professeur titulaire au sein d’une grande université

australienne

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Australie

14 Octobre 2013 Professeur titulaire au sein d’une grande université

de l’Ouest du Canada

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Canada

15 Octobre 2013 Professeur agrégé au sein d’une école de

commerce mondialement reconnue

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Canada

16 Octobre 2013 Professeur titulaire au sein d’une grande université

de l’Ouest du Canada

Canada

Page 193: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

175

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

17 Novembre 2013 Professeur titulaire au sein d’une université

mondialement reconnue

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Royaume-Uni

18 Novembre 2013 Professeur titulaire au sein d’une école de

commerce mondialement reconnue

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Royaume-Uni

19 Novembre 2013 Professeur titulaire au sein d’une grande université

de l’Est des États-Unis

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

États-Unis

20 Janvier 2013 Dirigeant au sein d’une maison d’édition reconnue

publiant plus de 300 revues académiques

Royaume-Uni

21 Octobre 2013 Membre d’un comité d’évaluation d’organismes

subventionnaires public et privé

Professeur titulaire œuvrant au sein d’une grande

université de l’Est du Canada

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Canada

22 Octobre 2013 Membre d’un comité d’évaluation d’un organisme

subventionnaire public

Professeur agrégé au sein d’une grande université

de l’Est du Canada

Canada

23 Novembre 2013 Membre d’un comité d’évaluation d’un organisme

subventionnaire public

Professeur agrégé au sein d’une grande université

de l’Est du Canada

Canada

24 Décembre 2013 Membre d’un comité d’évaluation d’organismes

subventionnaires public et privé

Professeur agrégé au sein d’une grande école de

commerce de l’Est du Canada

Membre de comités éditoriaux de revues de renom

en sciences de l’administration

Canada

25 Mai 2014 Membre d’un comité d’évaluation d’organisme

subventionnaire public

Professeur titulaire au sein d’une grande université

de l’Est du Canada

Éditeur d’une revue de renom en sciences de

l’administration

Canada

26 Juin 2014 Professeur agrégé au sein d’une grande université

de l’Europe continentale

Membre de comités éditoriaux de revues de renom

en sciences de l’administration

Pays-Bas

Les entrevues, d’une durée moyenne de 60 minutes, ont été faites majoritairement par

téléphone/Skype puisque les participants provenaient de différents pays. Deux entrevues en

Page 194: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

176

face-à-face ont été effectuées et une « entrevue » a été réalisée par courriel, où une liste de

questions a été soumise au participant. L’objectif de ces entrevues était d’en apprendre

davantage sur le processus employé pour qualifier les revues académiques et la recherche

publiée. J’ai donc opté pour une forme d’entrevue semi-structurée afin de permettre aux

participants de témoigner librement de leur processus d’évaluation de la qualité des revues,

de la formulation de leur jugement et de leurs expériences spécifiques relatives au

développement et à l’influence des classements. Bien que je désire rendre compte du point

de vue des acteurs, j’ai tout de même développé un guide d’entretien semi-directif afin de

m’assurer de couvrir certains grands thèmes au cours de l’entrevue. Les producteurs étaient

appelés à discuter du contexte ayant mené à la mise en place de leur classement et du

processus de développement de celui-ci – par exemple, qui est impliqué dans le processus

d’évaluation, comment ces personnes sont choisies, quels sont les dispositifs utilisés pour

évaluer les revues. Les chercheurs et les membres de comité d’organismes subventionnaires

étaient, pour leur part, amenés à réfléchir et discuter de leur façon d’évaluer la recherche

publiée ainsi que de l’influence qu’ont les classements de revues dans leurs activités et dans

leurs institutions respectives.

Les entrevues ont toutes été enregistrées numériquement avec la permission préalable des

participants. Chaque entrevue a par la suite été retranscrite et une copie de la transcription a

été envoyée à chacune des personnes interviewées. Elles avaient ainsi la possibilité

d’apporter des modifications ou d’ajouter des explications à la transcription afin d’être à

l’aise avec ce qu’elles avaient dit pendant l’entrevue39.

Certaines mesures ont également été prises pour s’assurer de la confidentialité et de la

crédibilité (trustworthiness) des données collectées (Lincoln & Guba, 1985). L’anonymat a

notamment été garanti aux participants en début d’entrevue. De plus, afin de protéger

l’identité des participants, les extraits d’entrevues ne sont pas reliés aux personnes

correspondantes dans le tableau 1. Les catégories suivantes sont plutôt utilisées : directeur

d’un classement; membre d’un comité d’examen d’un classement; membre d’un comité

d’évaluation d’un organisme subventionnaire; professeur.

39 Onze participants ont envoyé une version révisée de la transcription de leur entrevue. Cependant, seules des

modifications mineures ont été apportées à ces transcriptions. Par souci d’éthique, j’ai utilisé les transcriptions

révisées par les participants pour les fins de mes analyses de données.

Page 195: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

177

Analyse des données

Pour analyser les données collectées, j’ai d’abord fait une lecture initiale de chacune des

transcriptions afin d’en dégager les thèmes les plus significatifs. Il est à noter que cette

analyse initiale n’avait pas pour but de repérer les dispositifs de jugement mobilisés par les

producteurs des classements et les consommateurs dans la qualification des revues

académiques. Je cherchais plutôt à relever les divers outils et méthodes employés par les

participants dans leurs processus de réflexion et d’évaluation de la qualité des revues. J’ai

ensuite procédé à une analyse approfondie, mais cette fois à la lumière des dispositifs de

jugement proposés par Karpik et j’ai recopié les extraits d’entrevues annotés dans un fichier

thématique distinct. J’ai relu à plusieurs reprises ce fichier thématique afin de ne conserver

que les extraits d’entrevues les plus significatifs pour les fins de l’article. Je suis cependant

retournée aux transcriptions originales à certaines occasions lorsque je le jugeais nécessaire.

Pour mieux comprendre le processus d’élaboration des classements, j’ai également collecté

et analysé de nombreux documents écrits, tels que des rapports des organisations produisant

les classements. J’ai aussi examiné des documents produits par des institutions

académiques et des organismes subventionnaires afin d’approfondir ma compréhension de

la façon dont les classements sont utilisées dans l’évaluation de la recherche publiée. Je

voulais ainsi savoir s’il existait des redondances, des différences ou encore des

incohérences entre ces documents et l’expérience relatée par les personnes interviewées

(Lincoln & Guba, 1985; Patton, 2002).

Suite à cette analyse des données, j’ai structuré les différents classements étudiés en

fonction des quatre régimes de coordination de Karpik : authenticité, Méga, opinion experte

et opinion commune. J’ai ensuite procédé à une distribution semblable des consommateurs

des revues académiques. Cette structuration est, à mon sens, nécessaire pour faire le pont

entre les données collectées et le cadre conceptuel employé. Les parties subséquentes font

donc une analyse détaillée des différents régimes d’évaluation de la qualité des revues

académiques.

Avant d’entreprendre mon analyse, il convient néanmoins de souligner que cette dernière

est inévitablement réductrice. Si les données sont structurées selon les régimes de

Page 196: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

178

coordination de Karpik, il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette classification est,

jusqu’à un certain point, arbitraire en ce sens que les frontières entre les différents

classements et les différents consommateurs ne sont pas nécessairement claires et absolues.

Les quatre régimes constituent des types idéaux dans lesquels sont catégorisés les

classements et les consommateurs analysés en fonction des logiques dominantes repérées.

Mon analyse se veut donc un exercice de théorisation qui, quoique réducteur à certains

égards, permet d’approfondir la compréhension de l’évaluation de la qualité de la recherche

publiée.

Producteurs des classements de revues académiques

Si les critères généraux utilisés pour produire les classements de revues académiques ne

sont pas nécessairement gardés secrets, le processus spécifique – allant des objectifs du

classement aux critères informels d’évaluation et à la façon dont on procède à cette

évaluation – est souvent opaque et peu connu. En effet, les rouages des classements de

revues académiques sont mystérieux pour bon nombre de chercheurs. Seulement ceux qui

participent à ce processus et qui assistent aux délibérations connaissent la mécanique qui se

cache derrière ces classements. Cette section de l’article documente ce que j’ai appris à ce

sujet par la lecture de documents et la conduite d’entrevues auprès de directeurs et de

membres de comités d’évaluation de classements influents. À la lumière des régimes de

coordination de Karpik, j’exposerai dans les prochaines lignes les différentes méthodes

utilisées pour développer les classements et qualifier les revues académiques.

Pour éviter le retour répété au tableau 1 présentant les caractéristiques des régimes de

coordination, chaque section comporte un encadré40 qui rappelle la configuration

particulière du régime de coordination analysé.

Régime de l’authenticité : le classement « juste » et « raisonnable »

Le régime de l’authenticité, c’est la quête de la qualification « juste » et « raisonnable » des

revues académiques, une qualification active et autonome qui se fonde sur de multiples

dispositifs de jugement et qui tient compte de la pluralité des goûts dans le monde

académique. C’est aussi la quête de la qualification qui ne repose pas uniquement sur le

40 Ces encadrés s’inspirent de ceux présentés par Karpik (2007) dans son analyse de chacun des régimes.

Page 197: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

179

nombre de citations, mais sur le contenu spécifique des revues. Les classements produits

par ABS et ABDC – respectivement mis sur pied en 2007 et 2008 (ABDC, 2013a; ABS,

2010) – incarnent bien ce régime. Ces associations ont mis en place des outils pour aider les

jeunes chercheurs, les instances universitaires et même les chercheurs plus aguerris à

séparer les « grandes » revues des « bonnes » et « moins bonnes »

(ABDC, 2013a; ABS, 2010). Ainsi, elles ont développé non pas un rang

absolu des revues académiques en sciences de l’administration, mais un

guide de la qualité de ces revues qui attribue à chacune d’entre elles une

notation (par exemple, A*, A, B, C) fondée sur le jugement d’un panel

d’experts. En imbriquant les données recueillies pour les guides de la

qualité australien et britannique, l’analyse subséquente portera sur le

processus d’élaboration de ces classements nationaux et, au fil du

processus, cherchera à faire ressortir les dispositifs de jugement

employés dans la qualification des revues académiques.

La sélection d’un panel d’experts

Avant d’entreprendre la qualification des revues académiques, la première étape consiste à

mettre sur pied un panel d’experts provenant de multiples disciplines (ABDC, 2013a; ABS,

2010). Les panélistes potentiels sont identifiés soit suite aux suggestions des membres du

réseau professionnel des directeurs de classements, soit à la suite de la soumission d’une

candidature auprès des associations. Une sélection est ensuite effectuée en fonction de

l’expérience, de la réputation et du champ disciplinaire des candidats tel qu’expliqué ci-

dessous :

What we were trying to do was to get a reasonable spread of people. First of all,

you’re representing the different subfields. That’s important because obviously

the traditions are very different in organization studies from finance for

example. So you need somebody in finance, you need somebody in accounting

which is a different tradition again. And it was really a question of [...] who do

we know that we can ask who would be known within that field? So someone

well known within the field and well published in the field, and by virtue of

their qualifications as a professor and a well published professor and someone

who is trusted within the field, that was what we were looking for. (Directeur

d’un classement)

Cette description du panéliste recherché souligne qu’afin de mettre en place un guide qui

soit crédible et légitime, les associations cherchent à recruter des experts reconnus

Régime de

l’authenticité

Producteurs

actifs et

autonomes

Dispositifs

principalement

substantiels

Expertise des

panélistes,

politiques

éditoriales

(confluences),

avis d’experts

(cicérones)

Page 198: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

180

représentant les diverses disciplines en sciences de l’administration. Les associations

semblent également accorder une importance à la composition globale du panel afin qu’il y

ait une représentation de plusieurs approches méthodologiques comme le laisse entendre

cette description d’un panel d’experts d’ABDC :

Panel members have published research employing a wide range of research

methods, including archival, experimental, survey, and case studies. In sum, the

Panel [members] have conducted both quantitative and qualitative research.

(ABDC, 2013b, p. 92)

En sélectionnant des experts ayant employé « a wide range of methods », les associations

laissent entendre qu’elles désirent tenir compte des spécificités et préférences des divers

consommateurs de revues. Les panels d’experts sont d’ailleurs appelés à formuler un

jugement de la qualité de revues portant sur une variété de sujets et de disciplines41. Au

cours des délibérations, on s’attend à ce qu’ils s’appuient non seulement sur leurs

connaissances des diverses disciplines, mais également sur différents dispositifs de

jugement.

En effet, si l’on en croit les documents officiels produits par ABS et ABDC, l’évaluation de

la qualité des revues doit être fondée sur la consultation d’une combinaison de sources

d’information allant de statistiques sur les citations, à la composition du comité éditorial

des revues en passant par les classements concurrents et l’opinion d’experts externes :

The classification process should be stringent and methodical in all cases,

embracing five sources of evidence:

a. the assessments of leading UK researchers in each of the main sub-fields

covered

b. the mean citation impact scores for the most recent five year period

c. evaluation by the editors of the quality standards, track records, contents

and processes of each journal included in the Guide

d. the number of times the journal was cited as a top journal in ten lists taken

to be representative of the ‘world’ rating business and management journals

e. the number of times a journal was cited in the submissions to the 2008 RAE

(ABS, 2010, p. 1)

The experts were given latitude to exercise their judgment. Criteria to be

considered included:

41 Il est à noter que le guide précédent sert de point de départ dans le processus d’évaluation. Par conséquent,

les membres du panel ont pour tâche de réviser les notations précédemment accordées ou encore d’accorder

une notation à une revue académique qui n’était pas présente auparavant dans le guide.

Page 199: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

181

- Relative standing of the journal in other recognized lists (such as the

Association of Business Schools)

- Citation metrics

- International standing of the editorial board

- Quality of peer-review processes

- Track record of publishing influential papers

- Sustained reputation

- Influence of publications in the journal in relation to hiring, tenure and

promotion decisions. (ABDC, 2013a, p. 1)

Ces documents énoncent les outils qui peuvent (ou doivent) être utilisés par les experts

dans l’évaluation de la qualité des revues académiques. Mais le sont-ils vraiment?

Comment les panélistes évaluent-ils la qualité des revues une fois seuls face à la tâche?

Comment font-ils pour départager les « bonnes » revues des moins « bonnes »? Les

prochaines lignes feront état de ce que j’ai appris du processus personnel d’évaluation des

membres de comité d’examen.

Évaluation de la qualité : une question d’expérience et de perception

L’analyse de mes données indique que l’évaluation de la qualité des revues est d’abord

fondée sur l’expérience des panélistes et leur connaissance des champs de recherche en

sciences de l’administration. À la question « Quels sont les principaux critères que vous

utilisez pour évaluer une revue académique? », deux panélistes ont d’ailleurs mentionné ce

qui suit :

Each member of the committee had been on a huge number of editorial boards.

If you go across all of the A* and A journals, they had sometimes been on

virtually every, at least one person had been on the editorial board of virtually

all those journals. All members of the committee had probably over 25 years of

research experience. So that was the main thing. It was our own judgments. We

had read papers in those journals, we had helped people put in papers into those

journals. (Membre d’un comité d’examen)

Across the [panel], we were on the editorial board of I think something like 30

journals. So we had a lot of expertise sitting in the room and had a lot of

knowledge about the journals. (Membre d’un comité d’examen)

Bien qu’ils aient une grande connaissance des différentes revues académiques dans leur

champ d’expertise, les panélistes ont toutefois dit recourir à d’autres critères pour étayer

leur notation. Par exemple, leur évaluation est notamment guidée par la présentation et les

politiques éditoriales des revues académiques, ce que Karpik nomme les confluences. Selon

Page 200: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

182

les panélistes interviewés, certains critères de base doivent être rencontrés pour qu’une

revue académique soit considérée comme une « bonne » revue :

[…] there are some things which are inherently good to do editorially. They

may not produce good research but there are standards of good editorship like

double blind refereeing. So there is a range of things, like is it theoretically

informed, is there a strong methodology and what’s being done, is it double

blind refereed, do referees’ comments get shared with other referees. (Directeur

d’un classement)

Leur jugement semble donc être influencé par leurs perceptions et par leurs attentes quant

au processus d’évaluation et aux pratiques éditoriales d’une « bonne » revue. Un panéliste

souligne d’ailleurs que la réputation et l’expérience du comité éditorial influencent la

qualification de la revue : « We particularly looked at the editor and the editorial board.

That was important to us. » (Membre d’un comité d’examen) Ainsi, la notation des revues

est formulée en partie par ce que les panélistes croient être les caractéristiques d’une revue

de qualité, jugement qui est lié à leur point de vue personnel des « meilleures » façons de

faire dans un domaine particulier.

Au-delà des goûts et des perceptions

Les membres des comités d’examen ne s’en cachent pas; leur expérience passée influence

nécessairement leur jugement :

Everyone will be influenced by the type of work they did in their PhD, the type

of work they are personally involved in, what sort of research their school does,

where they go on sabbatical leaves. So the point probably is true that it’s not

completely unbiased but you can attempt to reduce that bias. It would be the

way I’ll put it. (Membre d’un comité d’évaluation)

Sans prétendre être « completely unbiased », les panélistes interviewés tentent toutefois de

mettre quelque peu leurs préférences personnelles entre parenthèses en ayant recours à des

mesures dites plus « objectives » et « impersonnelles » : les données bibliométriques. Ces

données, dont la plus connue et la plus utilisée est le facteur d’impact42, sont consultées par

les panélistes afin de susciter la discussion à l’égard de la notation de certaines revues.

Comme le note ce directeur de classement : « We use the metrics in order to be able to

42 Le facteur d’impact est une information présentée dans la base de données SSCI de Thomson Reuters. Il

correspond au nombre moyen de citations reçues par les articles publiés dans une revue donnée au cours des

deux ou cinq ans suivant leur publication. Par exemple, le facteur d’impact de deux ans pour une revue en

2013 serait calculé de la façon suivante : nombre de citations reçues en 2013 par les articles publiés dans la

revue en 2011-2012 divisé par le nombre d’articles publiés dans la revue en 2011-2012.

Page 201: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

183

establish patterns and positions. So the metrics are important to us but they’re not the final

word. But they are important in driving discussion. » En employant ces données

bibliométriques, les panélistes cherchent non pas à substituer leur jugement par les chiffres,

mais à susciter une réflexion quant à la notation accordée aux revues. Ainsi, ils conservent

une certaine forme d’indépendance dans la formulation de leur jugement, une certaine

autonomie. Un directeur a notamment offert un bel exemple de l’utilisation des données

bibliométriques dans l’exercice du jugement :

Participant : I can give you an example. In the accounting field, which I’ve

done some work on recently based on the 2012 data that I’ve got, there is a 3

star rated journal […]. Well, according to the metrics I’ve done, that should be

a 4 star journal. […] I think the fact that the metrics say that raises question

which the accountants on the panel will have to answer and we need to look at

that journal closely, see what is published. In terms of its citation data, it looks

4 star but it’s currently 3. […] And I would flag that up. […]

Chercheur : So you are using metrics to raise questions?

Participant : Yes, but not resolve them because ultimately the academic

specialists particularly will make the final decision. […]

Chercheur : So you really consider both the metrics and the judgment of the

panel.

Participant : Definitely. Absolutely. Absolutely. (Directeur d’un classement)

Ce directeur précise que les données statistiques et bibliométriques permettent de

questionner les notations accordées et d’amener les panélistes à justifier leur décision. Il

reconnaît toutefois le rôle du jugement et des subjectivités individuelles dans l’évaluation.

Comme il le souligne, « ultimately the academic specialists particularly will make the final

decision. ». Ainsi, n’en déplaisent à certains détracteurs des classements de revues (par

exemple, Willmott, 2011), les données statistiques telles que le facteur d’impact ne

semblent être qu’un dispositif parmi d’autres pour guider les membres des comités

d’examen dans leur évaluation. La majorité des personnes impliquées dans l’élaboration

des guides australien et britannique avec qui j’ai discuté notent d’ailleurs les limites des

données bibliométriques et la nécessité d’exercer un jugement qui ne s’appuie pas

uniquement sur les chiffres. En voici deux exemples :

We got the impact factors and we got one year, two years and five years. And

that was a factor. We had some surprises there. There was at least one journal

Page 202: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

184

that surprised us how big their impact factor was. But in the end, it’s a

judgment because if you’re only going to use impact factors, you don’t need a

panel to do it. You just take the impact factor and rank it. But it was one factor

we considered. (Membre d’un comité d’examen)

It was a criterion among many. I don’t really believe in the impact factor too

much partly because you can have very good articles that are in specialized

areas where you don’t have a lot of people working in that area. That doesn’t

mean that it’s a bad article. Really, I think people should be reading the articles

as the bottom line. (Membre d’un comité d’examen)

Des phrases telles que « it was one factor we considered » et « It was a criterion among

many » laissent entendre que les panélistes ne délèguent pas leur jugement à ces données

statistiques mais qu’ils les utilisent activement, de façon concomitante à d’autres dispositifs

pour qualifier les revues. Un directeur a exprimé encore plus explicitement les risques liés à

l’emploi de données bibliométriques :

People just assumed we’ve used [metrics] to get the final results, that it is an

algorithm of these numbers, a formula. I can cite you a paper where they do

this. And it’s not the case at all. […] It’s circularity if you use that. […] I don’t

think the metrics are sufficiently good that you can say like an impact factor of

2 means a journal is necessarily better than one that has 1.5. I just don’t think

that the measurement is sufficiently valid to warrant that kind of decision.

(Directeur d’un classement)

En plus de dénoncer les critiques des classements qui tendent à propager l’idée que le

jugement n’est exercé qu’à partir de statistiques, ce directeur souligne une fois de plus que

ces mesures de la qualité ne sont pas suffisamment valides pour en faire l’argument

principal de la notation. Ainsi, quoique perçues comme plus objectives, ces données

bibliométriques ne seraient qu’un dispositif permettant de susciter des questionnements et

d’amoindrir un tant soit peu le biais personnel des évaluateurs.

Consulter des tierces parties pour comparer et valider la qualification des revues

Afin de s’assurer de porter un jugement « éclairé » sur la qualité des revues, les panélistes

consultent à certaines occasions des experts externes. Ces experts qui, dans le langage de

Karpik, pourraient être considérés comme des cicérones, sont des membres de la

communauté académique reconnus pour leur connaissance approfondie d’un segment

spécifique des sciences de l’administration. Sans participer proprement dit à la notation des

Page 203: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

185

revues, leur opinion est parfois sollicitée par les panélistes lorsque ces derniers doivent se

prononcer quant à la qualité d’une revue dans un domaine qui leur est peu familier :

[…] if we knew the area well, we thought we would be able to handle it

ourselves but if it was something that we knew very little about, we would

confidentially ask some trusted people for their opinion both in our country and

overseas either via email or phone calls. (Membre d’un comité d’examen)

I know very little about accounting history research. Therefore, I phoned some

people who I trusted to ask their opinion on certain issues. […] And particularly

if I was unsure about the comparison between two journals, I might ask two or

three people what their view was on the two journals and was there a clear

difference or was there a minor difference. (Membre d’un comité d’examen)

Participant : We all felt that we weren’t a good judge in some areas, such as in

accounting history. So we did ask a couple of experts.

Chercheur : You ask for their opinion about some journals?

Participant : Yes and their reasoning. We wanted to avoid biases as much as

possible, so we asked them to substantiate their opinion. (Membre d’un comité

d’examen)

La consultation d’experts externes permet aux membres des comités d’examen d’obtenir le

point de vue de chercheurs d’expérience et ainsi d’avoir le sentiment que cette démarche

permet de raffiner leur qualification de certaines revues, voire même de valider l’évaluation

effectuée. Le recours à ces cicérones peut également contribuer à résoudre un litige entre

les panélistes : « […] in the end, for some journals, we still couldn’t settle on. In that case -

there were only two or three journals - we sought additional experts to make a comment. »

(Membre d’un comité d’examen) Bien que ces démarches auprès de tierces parties puissent

parfois aider les panélistes à sortir de l’impasse, cela ne signifie toutefois pas qu’ils s’en

remettent uniquement aux avis obtenus pour formuler leur jugement : « The panel was

allowed to seek opinion of others. But when you seek opinion, you don’t have to take

notice of that opinion if you don’t want to. » (Membre d’un comité d’examen) Par

conséquent, l’opinion des experts externes ne serait pas utilisée comme une vérité absolue,

mais plutôt comme un dispositif de plus pour guider l’évaluation de la qualité.

Une évaluation de la qualité fondée sur un jugement actif, autonome et « éclairé »

Les directeurs et membres des comités d’examen des classements d’ABS et d’ABDC

rencontrés s’accordent tous pour dire que leur qualification des revues ne peut être réduite à

Page 204: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

186

l’expression de leur inclinaison personnelle. Comme le soulignent ces panélistes, derrière la

qualification des revues se cacherait un désir d’authenticité, de prise en compte de la

pluralité des goûts et des préférences des différents groupes de chercheurs :

We tried to be as thorough as we could because we realize how important these

decisions were. (Membre d’un comité d’examen)

We talked quite extensively about are we being fair to people that do particular

types of work, for example qualitative work, are we including journals that they

would see as important? (Membre d’un comité d’examen)

« To be as thorough as we could », « being fair », ces mots portent à croire que les panels

d’experts cherchent à établir une qualification des revues qui soit à la fois « juste » et

« éclairée ». Le processus d’élaboration des guides de la qualité décrit précédemment

indique que la notation accordée aux revues est le résultat d’un exercice de jugement

influencé en partie par les expériences et les goûts spécifiques des panélistes, mais aussi par

la présentation des revues, les données bibliométriques et les avis d’experts externes.

L’évaluation de la qualité ne serait donc pas déléguée à un seul dispositif de jugement, mais

de multiples dispositifs seraient plutôt employés pour en arriver à une notation finale. Les

propos de ce directeur résument bien ce processus :

I think it’s not a list that is produced by a pure metric or by some… When I say

it’s a discussion, it’s a discussion. We don’t sit there taking the Journal of XYZ

and say, “All those in favor of making it a four.” It’s not like that. It’s just not

like that. And that would make a nonsense. It’s more like, “Here is a series of

criteria. Let’s see how working through each of those, let’s see what the list

looks like if you use those criteria and let’s try to make some overall decisions.”

And then, running the list, the data analyst runs these various different versions

and sees what it looks like and then presents it back until we reach, pretty

much, a consensus. (Directeur d’un classement)

De ce point de vue, les panélistes des guides de la qualité d’ABS et d’ABDC peuvent être

considérés comme actifs puisque leur évaluation est le produit d’une discussion, d’un

travail réflexif où plus d’un critère est retenu et où la qualification ne repose pas

uniquement sur le nombre mais sur le contenu spécifique des revues. Ces panélistes font

également preuve d’autonomie en tenant compte de leurs préférences personnelles et en

maintenant leur subjectivité individuelle dans la formulation de leur jugement. En somme,

ces classements nationaux semblent être le reflet d’une quête de la qualification « juste » et

Page 205: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

187

« raisonnable » de revues académiques, ce qui se traduit dans le langage de Karpik par un

régime de l’authenticité.

Régime Méga : le classement des « meilleures » revues académiques

Le régime Méga, c’est la recherche des « meilleures » revues académiques,

une recherche qui ne laisse guère d’espace à l’autonomie des producteurs de

classements. En effet, ces derniers ont pour tâche d’identifier la « crème »

des revues académiques en s’appuyant non pas sur leurs préférences

personnelles, mais bien sur les caractéristiques particulières des revues. Le

classement du Financial Times (FT) représente bien ce qu’est le régime

Méga. Cette organisation a mis sur pied un classement des 45 « meilleures »

revues en sciences de l’administration (FT45)43 afin d’évaluer les programmes de MBA

(FT, 2010). Dans les lignes qui suivent, j’examinerai comment est élaboré ce classement

largement influent au sein des sciences de l’administration, à partir d’une analyse de

documents écrits.

Cumuler les opinions pour qualifier les revues

Depuis 1999, le FT publie un classement des programmes de MBA des écoles de

commerce à travers le monde (FT, 2010). L’un des critères d’évaluation de ces programmes

est la qualité de la recherche publiée, critère qui est évalué de la façon suivante :

The research rank, which accounts for 10 per cent of the ranking, is calculated

according to the number of articles published by full-time faculty in 45

internationally recognised academic and practitioner journals. (Palin, 2014)

Pour déterminer les 45 revues académiques et spécialisées44 internationalement reconnues,

le FT sollicite l’opinion de ceux qu’il considère être de dignes représentants des

consommateurs de revues : les doyens des écoles de commerce. Mais, comme le note Della

Bradshaw, Business Education Editor du FT, ce ne sont pas toutes les écoles qui sont

consultées : « This list [FT45] is determined not by the FT, but by those business schools

that participate in the MBA and EMBA rankings. […] If your business school participates

43 Il est à noter qu’initialement le classement ne contenait que 35 revues. En 2003, le classement est passé

d’un top 35 à un top 40 et, en 2010, l’organisation a décidé d’ajouter cinq revues pour créer un top 45 (Free et

al., 2009; McMaster University, 2013). 44 Le classement FT45 comprend 41 revues académiques et quatre revues spécialisées destinées aux praticiens

(FT, 2012).

Régime Méga

Producteurs

actifs et

hétéronomes

Dispositifs

principalement

substantiels

Avis des

doyens

(cicérones)

Page 206: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

188

in the MBA and EMBA rankings then it will be able to participate in the voting process. »

(dans Gans, 2014) Ainsi, pour prendre part à l’élaboration du classement FT45, il faut

d’abord participer aux classements des MBA de l’organisation. Par conséquent, il est

nécessaire de respecter les critères d’éligibilité de ces classements qui sont les suivants :

To be eligible to participate [in the FT MBA rankings], a school should be

accredited by AACSB or Equis; it must have a programme that has been

running for at least four years; and it must have graduated its first class at least

three years before the ranking publication date. (FT, 2010)

Le FT semble donc avoir la conviction que seules certaines écoles en sciences de

l’administration – celles détenant des accréditions (appellations) AACSB ou Equis – sont

susceptibles d’être les mieux placées pour qualifier les revues. Une fois ces écoles

sélectionnées – il y en avait 153 en 2014 (Palin, 2014) –, le FT effectue une enquête auprès

de ces dernières pour connaître ce que ses membres considèrent être les « meilleures »

revues en sciences de l’administration, tout domaine confondu (McMaster University,

2013). Dans le cadre de cette enquête, les doyens de ces écoles sont appelés à se prononcer

quant à la qualité des revues académiques et spécialisées en fonction de leur expérience et

de leur perception des caractéristiques particulières de ces revues45. Les données obtenues

suite à cette enquête sont compilées de manière à ne retenir que les 45 « meilleures »

revues, celles internationalement reconnues par un groupe sélect d’écoles de commerce

(FT, 2010).

Une qualification hétéronome, mais active des revues académiques

En procédant à une enquête auprès des doyens, les membres du FT sont hétéronomes

puisqu’ils délaissent leurs goûts personnels pour endosser ceux de tierces parties.

Cependant, ils n’en demeurent pas moins relativement actifs, car ils ne se contentent pas de

prendre appui sur des classements déjà existants ou encore sur le nombre de citations des

revues. Au contraire, ils font des démarches pour obtenir l’opinion d’acteurs qui, de leur

point de vue, peuvent qualifier de façon légitime les revues académiques et spécialisées.

45 Il est important de souligner que les doyens jouent un rôle important dans l’établissement du classement de

revues FT45 et que ces derniers peuvent mobiliser différents dispositifs de jugement – substantiels ou formels

– pour évaluer les revues. Toutefois, comme l’objectif de mon étude est d’abord et avant tout de présenter les

différentes méthodes employées par les producteurs pour élaborer les classements de revues à l’aide des

régimes de coordination de Karpik, je n’examine pas davantage le processus d’évaluation utilisé localement

par les doyens. Cela représente par contre une avenue de recherche discutée plus loin.

Page 207: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

189

Parallèlement, en présentant un classement des « mégarevues » sans rang ni notation, le FT

se trouve à dessiner les contours de la recherche de qualité et à faire disparaître

l’hétérogénéité et la multiplicité des revues. En effet, ce top 45 des revues académiques et

spécialisées concentre l’attention sur un nombre très restreint de possibilités. De plus, le

processus d’élaboration de ce classement confère aux grandes écoles de commerce un

pouvoir capable d’influencer par la suite la perception de ce qu’est la « bonne » recherche

dans l’ensemble de la communauté académique en sciences de l’administration.

Régime de l’opinion experte : le classement des classements experts

Le régime de l’opinion experte, c’est la qualification passive des revues

académiques à partir de classements experts. C’est une qualification

fondée sur la notation accordée par d’autres experts pour produire un

classement « raisonnable » tout en faisant une économie de temps. Cette

délégation passive de l’évaluation n’exclut pas, cependant, le maintien

d’une certaine autonomie des producteurs qui s’affirment parfois contre

la notation proposée par certains experts. Le classement de l’école de

commerce sélectionné pour les fins de cette étude se rapproche de cette

forme d’engagement passif et autonome dans l’évaluation des revues académiques. Comme

le révèlent les lignes qui suivent, ce classement, qui à l’origine avait été élaboré par la

consultation de cicérones, est désormais un amalgame de différentes notations accordées

par d’autres classements.

Classement initial : consulter des cicérones

Le classement de cette école de commerce a pris naissance en 1992 dans le but d’inciter les

professeurs de l’institution à faire davantage de recherche comme le souligne cet extrait :

J’ai été élu directeur de la recherche au début de 1992 et l’un des premiers

programmes qu’on a lancés avec la direction et moi-même avait pour but

d’essayer d’augmenter la production de recherche du corps professoral qui à

l’époque était très, très faible ou très sporadique. Il y avait un certain groupe de

chercheurs et une grosse majorité qui ne faisait jamais rien. Puisqu’on voulait

devenir de plus en plus une institution internationale reconnue en recherche, on

s’est demandés qu’est-ce qu’on peut faire pour faire progresser la recherche.

Alors là on a décidé de faire un programme où on donnait une allocation en

fonction des publications qui sont faites. […] Donc il a fallu à ce moment-là

avoir un classement. Et c’était l’origine de la nécessité de ce classement.

(Ancien directeur de la recherche)

Régime de

l’opinion

experte

Producteurs

passifs et

autonomes

Dispositifs

principalement

formels

Classements

experts (ex :

ABS, ABDC,

FT45)

Page 208: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

190

L’université désirait donc avoir un classement pour suggérer à ses professeurs de « bons »

endroits pour publier leur recherche et offrir une compensation financière pour les

publications. Toutefois, il n’existait aucun classement de revues académiques connu à cette

époque. Du moins, c’est ce que soutient l’ancien directeur de la recherche de l’institution :

Mais au départ, il n’y avait pas de classification. Cherchez, il n’y en avait pas.

[…] Il a fallu la bâtir, car il n’y en avait pas. Donc je ne pouvais pas dire : « Je

vais prendre la classification x. » Donc il a fallu la faire. Mais comment la

faire? On partait pratiquement de zéro. (Ancien directeur de la recherche)

Comme il était impossible de s’appuyer sur des classements existants, ce directeur a choisi

d’élaborer une classification de revues en faisant appel aux membres de l’institution et à

des experts internationaux de différentes disciplines en sciences de l’administration46 :

Alors la solution qu’on a prise pour bâtir [la classification], c’était d’abord de

demander à chaque département de faire une liste de revues dans lesquelles ils

pensaient qu’ils pouvaient publier. Donc de proposer une liste de base où c’était

possible pour eux de publier. Donc chaque département a produit cette liste-là.

On leur a demandé aussi de proposer une classification sur cette liste-là,

comment ils les voyaient, les meilleures, les moins bonnes, etc. Ils ont proposé

ça. Après ça, moi ce que j’ai fait c’est que j’ai repris tout l’ensemble des revues

et on a constitué un panel de jury international, c’est-à-dire que dans chaque

domaine on a identifié des professeurs reconnus en recherche, des gens qu’on

connaissait surtout au niveau international. […] Puis je leur ai envoyé la liste

pour leur demander de faire une classification en fonction de l’impact, de la

qualité des publications, d’un certain nombre de critères et en fonction de ça,

comment est-ce que vous classez ces revues.

Un panel d’évaluation pluridisciplinaire et international a donc eu à se prononcer quant à la

qualité des revues académiques préalablement identifiées par le corps professoral de

l’école. Comme l’extrait l’indique, le panel avait pour tâche non pas de positionner les

revues les unes par rapport aux autres, mais bien d’évaluer le contenu spécifique des

revues. Présenté ainsi, ce classement universitaire paraît être le fruit d’un engagement actif

et autonome de la part de la direction de la recherche et du corps professoral. En effet, en

plus de consulter des cicérones, les membres de l’université ont fait valoir leurs préférences

personnelles en établissant la liste des revues à évaluer. Toutefois, une révision de ce

classement dans les dernières années a transformé la façon de qualifier les revues pour

s’appuyer davantage sur des données dites plus crédibles et objectives, soit des données

46 J’utilise le mot expert au sens de personne choisie pour ses connaissances précises sur un sujet.

Page 209: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

191

bibliométriques et d’autres classements experts. C’est de cette transformation du processus

de qualification des revues dont il sera maintenant question.

Mettre sur pied un comité d’examen

Pour procéder à la révision de son classement, l’université a mis en place un comité

d’examen composé de chercheurs reconnus au sein de l’institution. Le directeur de la

recherche explique ainsi le processus de nomination des membres du comité :

Le comité scientifique se compose uniquement de collègues [de l’université]

qui ont une excellente réputation en recherche. Ils sont nommés pour deux ans.

Deux sont nommés par le directeur de la recherche, deux par le doyen des

professeurs, un par le directeur du programme doctoral. Ce sont des

nominations qui sont effectuées par différentes personnes qui, elles, sont élues.

(Directeur de la recherche)

Comme le souligne cet extrait, avoir « une excellente réputation en recherche » serait un

critère primordial pour faire partie du comité d’examen. Toutefois, ce même directeur

précise que d’autres critères sont pris en compte, tels que la représentation des disciplines et

des différentes méthodologies ainsi que la parité des genres :

On fait de notre mieux pour avoir une bonne représentation des disciplines

prioritaires plus importantes. En fait, dans l’idéal il faudrait qu’il y ait presque

toutes les disciplines représentées. Il faut que les méthodologies soient

représentées, quantitative et qualitative. Et si possible, moi j’ai toujours été

attentif à avoir aussi une représentation homme/femme autant que possible.

(Directeur de la recherche)

C’est donc à un comité diversifié qu’est confiée la tâche de réviser le classement des revues

académiques. Sans exiger une objectivité absolue, on demande toutefois aux membres du

comité d’examen de mettre de côté leurs intérêts pour présenter un classement valorisant la

recherche d’excellence comme le note une fois de plus le directeur de la recherche de

l’institution :

Les collègues nommés ne représentent pas leur département et ne représentent

pas des intérêts particuliers. Ils sont là pour être les garants de l’excellence en

recherche. Bien sûr, forcément, les gens ont leur identité, ils ont leur ancrage,

ils ont leur histoire. Mais leur mission c’est de défendre l’excellence de la

recherche. (Directeur de la recherche)

« Défendre l’excellence de la recherche » serait donc ce que le comité d’examen doit avoir

en tête lorsqu’il évalue la qualité les revues académiques. Pour formuler cette évaluation, le

Page 210: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

192

comité s’appuie principalement sur deux dispositifs de jugement : les classements experts,

tels que ceux proposés par ABS et ABDC, et les données bibliométriques.

Classer à partir d’autres classements

Mais chaque fois qu’il y a des évolutions dans le monde académique, des

nouvelles revues qui apparaissent, des évolutions dans le monde des revues,

certaines qui deviennent plus importantes ou d’autres moins, alors le comité se

penche de temps en temps sur un cas ou un autre ou travaille de manière plus

globale pour prendre en compte des indicateurs objectifs, tels que le facteur

d’impact à 2 ans, le facteur d’impact à 5 ans. On regarde également les

classifications qui sont utilisées par d’autres écoles ou qui sont publiées par les

chercheurs. (Directeur de la recherche)

Comme le souligne cet extrait, les membres du comité d’examen ont pour rôle de réviser le

classement d’origine afin de prendre en compte les changements dans le milieu de la

publication académique. Pour ce faire, on leur demande d’employer des critères dits

objectifs, à savoir le facteur d’impact des revues et d’autres classements experts. Ces deux

critères semblent d’ailleurs être les fondements de la qualification des revues. C’est du

moins ce que révèle l’entrevue que j’ai effectuée auprès d’un membre du comité d’examen

qui mentionne à plusieurs reprises l’utilisation d’autres classements et de données

bibliométriques pour juger de la qualité des revues. Il souligne d’abord qu’au moment

d’évaluer une revue, le comité se voit remettre une fiche comparative des notations

accordées à cette revue par différents classements : « À la direction de la recherche, ils vont

préparer une fiche pour déterminer le positionnement de cette revue dans toute une gamme

de différents rankings. » (Membre du comité d’examen). Ainsi, on semble accorder

davantage d’importance à la position relative des revues académiques dans les autres

classements qu’à leurs caractéristiques spécifiques. Le membre du comité interviewé

apporte également certaines précisions quant aux classements consultés dans l’évaluation

des revues :

[…] on regarde le classement britannique de ABS. Comme école européenne

qui cherche à se positionner en quelque sorte comme une école où il y a un

niveau de recherche à l’échelle européenne de bon niveau, on se benchmarke

avec nos voisins donc avec la liste ABS. […] J’ai dit qu’on se benchmarke sur

notre voisin britannique, mais il existe également une liste en France. En fait, il

existe trois listes en France ce qui est un peu un cauchemar. Il y avait, au

départ, la liste du CNRS. Au tout début, on était conscients de cette liste. Ce

n’était pas quelque chose qu’on regardait directement, mais on regardait le

ranking CNRS. Par la suite, la FNEGE, ça c’est la fédération des profs en

Page 211: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

193

management, a sorti sa propre liste et récemment, il y a un truc qui a un peu

chapeauté ces deux listes qui est l’AERES qui est l’agence d’évaluation de la

recherche sur l’enseignement supérieur. […] Après ça, il y a d’autres listes

qu’on regarde, mais qui ont peut-être un peu moins d’impact je dirais parce

qu’elles ne sont pas aussi proches de nous donc il y a la liste australienne.

(Membre du comité d’examen)

Il semble donc que les membres du comité d’examen consultent non pas une ni deux, mais

au moins cinq listes différentes pour arriver à juger de la qualité d’une revue et lui accorder

une notation. La consultation de ces listes permet au comité de déterminer et de justifier la

notation accordée à une revue :

Je pense qu’en ce moment c’est assez difficile de justifier qu’une revue soit

bien classée si elle n’est pas au moins assez bien classée dans un certain

nombre des autres classements qu’on considère important. (Membre du comité

d’examen)

Si l’on en croit ces propos, le jugement est presque entièrement délégué à ces classements

experts puisqu’une évaluation de la qualité qui irait à l’encontre de ces derniers serait

difficilement justifiable. Comme si cela n’était pas suffisant, le participant ajoute que le

classement du FT a également une influence, notamment pour identifier les revues qui

seront les mieux classées :

Il y a aussi le FT qui entre en ligne de compte. Il y a des revues dans le FT qui

ne sont pas classées au top donc ce n’est pas un matching direct, mais

probablement que 90% ou 95% du temps c’est le cas. (Membre du comité

d’examen)

Sans complètement s’y conformer, le FT45 paraît être le guide pour établir les revues qui se

glisseront tout en haut du classement de l’école. En plus des classements experts, le comité

d’examen s’appuie sur des données bibliométriques produites par le SSCI :

Au niveau du Citation Index [SSCI], on va avoir quelques statistiques donc est-

ce que la revue est dans le Citation Index, quel est son facteur d’impact, quel est

son rang parmi l’ensemble des revues dans le grand champ, parce qu’on sait

que le Citation Index a différentes façons de découper la discipline. (Membre

du comité d’examen)

Tout comme les autres classements, ces données statistiques faciliteraient l’évaluation des

revues en permettant de les comparer les unes aux autres selon leur facteur d’impact et leur

rang. Cela souligne une fois de plus que l’objectif du comité n’est pas de prendre en compte

Page 212: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

194

les particularités des revues, mais de les qualifier les unes par rapport aux autres. C’est

d’ailleurs ce qu’affirme le directeur de la recherche :

On arrive maintenant, avec l’expérience des membres du comité scientifique, à

positionner une revue par rapport à une autre. Il ne faut pas imaginer que les

revues tombent du ciel et qu’il faut leur donner un classement absolu. Il faut

toujours les positionner relativement à beaucoup d’autres revues que nous

avons classées et dont on connaît les performances. Donc c’est facile de dire

que cette revue est entre cette revue-là et cette revue-là. C’est plus facile de la

positionner de manière relative que de dire absolument quelle est la catégorie.

(Directeur de la recherche)

Il est clair dans ces propos que ce qui les intéresse est la position relative des revues

académiques et non l’évaluation de leur qualité en soi.

D’une qualification active à une qualification passive, mais autonome

L’élaboration du classement universitaire étudié s’est transformée avec les années. À

l’origine, le jugement de la qualité des revues académiques se faisait de façon active, en

fonction d’un dispositif de jugement substantiel mettant en évidence des cicérones et qui

s’intéressait au contenu spécifique des revues. Aujourd’hui, les membres du comité

d’évaluation délèguent en grande partie leur qualification des revues aux dispositifs de

jugement formels que sont les classements experts et les données bibliométriques. La

consultation de notations accordées par des classements experts permet au comité de

formuler un jugement qui, indirectement, porte sur le contenu des revues académiques tout

en faisant une économie de temps. En effet, les classements offrent une solution simple,

quasi routinière, à l’incertitude quant à la qualité en permettant une comparaison des

revues. Le recours aux données bibliométriques ajoute ensuite une certaine objectivité et

une légitimité à la qualification des revues effectuée.

Quoique généralement passif dans la qualification des revues, il arrive que le comité

d’examen manifeste certaines préférences :

Je vais vous donner un exemple parce que c’est toujours plus simple. À

[l’université], on fait un très fort investissement et on s’intéresse beaucoup à

tout ce qui est corporate social responsability, sustainable development,

business ethics et on voyait que peut-être il fallait encourager un petit peu plus

les publications dans ce domaine-là. Alors, quand on a regardé le classement

des revues la dernière fois, on a remarqué qu’une très bonne revue en business

ethics n’a pas le même facteur d’impact que d’autres revues, mais de manière

discrétionnaire on a décidé de lui donner un petit coup de pouce, donc de la

Page 213: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

195

remonter d’un degré dans la hiérarchie pour encourager les collègues à publier

dans cette revue qui est cohérente avec le message stratégique de la maison.

(Directeur de la recherche)

Cet extrait illustre bien comment s’affirme une certaine autonomie de la part des membres

du comité dans l’élaboration du classement. Ainsi, ce comité, qui habituellement entérine le

choix d’autres experts, diverge de temps à autre de la notation accordée par d’autres

classements pour tenir compte des préférences des chercheurs de l’institution. En somme,

ce classement universitaire du régime de l’opinion experte implique une logique globale de

délégation conditionnelle du jugement.

Régime de l’opinion commune : le classement du nombre de citations

Le fonctionnement d’un classement sous le régime de l’opinion commune

est le plus simple de tous. Pour s’épargner des affres du choix, la

qualification est déléguée en quasi-totalité à un dispositif de jugement

formel : le nombre de citations des revues académiques. Ainsi, la

qualification absolue des revues est remplacée par une qualification

relative – le rang selon les citations – et son efficacité suppose,

logiquement, passivité et hétéronomie de la part des producteurs. Le

classement découlant du SSCI, dont le processus d’élaboration est présenté ci-dessous, est

le meilleur exemple de cette qualification de l’opinion commune. Créé en 197347, le SSCI

est une base de données des revues académiques en sciences sociales produit par la

compagnie Thomson Reuters (Klein & Chiang, 2004; Thomson Reuters, 2014a). Cette base

de données comprend environ 3 000 revues académiques couvrant 55 disciplines en

sciences sociales incluant les disciplines en sciences de l’administration (Thomson Reuters,

2014a). Le SSCI permet notamment aux chercheurs de repérer les « meilleures » revues

académiques en offrant un classement fondé sur le nombre de citations, soi-disant reflet de

l’opinion commune.

47 À l’origine, le SSCI a été mis sur pied afin de faciliter la recherche et la diffusion de la littérature

scientifique en sciences sociales. Cependant, la fonction première de moteur de recherche du SSCI n’est pas

ce qui a fait sa renommée. Son « succès » découle plutôt de son utilisation comme instrument de mesure de la

productivité scientifique, rendue possible par l’avènement de son sous-produit, le Journal Citation Reports

(JCR) et son facteur d’impact (Garfield, 2007).

Régime de

l’opinion

commune

Producteurs

passifs et

hétéronomes

Dispositifs

principalement

formels

Nombre de

citations

Page 214: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

196

La sélection des revues académiques

Avant d’entreprendre la classification des revues académiques, les producteurs du SSCI

doivent d’abord choisir quelles revues feront partie de la base de données. Thomson

Reuters désire offrir une couverture des revues les plus importantes et les plus influentes du

monde académique sans toutefois couvrir la totalité des publications (Thomson Reuters,

2010). Ils justifient ainsi leur choix d’un nombre restreint de revues :

Il semblerait que, pour être complet, un index des revues scientifiques devrait

couvrir l’ensemble des revues scientifiques publiées. Cette approche serait non

seulement impossible à mettre en pratique sur le plan économique mais, comme

les analyses de la littérature scientifique l’ont montré, inutile. Il a été démontré

qu’un nombre relativement restreint de revues publient l’essentiel des résultats

scientifiques importants. Ce principe est souvent appelé la loi de Bradford. […]

Bradford a compris qu’un noyau essentiel de revues constitue la base de la

documentation pour toutes les disciplines, et que la plupart des documents

importants sont publiés dans relativement peu de revues. (Thomson Reuters,

2010, p. 1)

La compagnie cherche donc à identifier les revues qui publient les travaux considérés les

plus influents. Pour ce faire, trois principaux critères d’analyse sont utilisés : les normes

rédactionnelles des revues (ou confluences), le contenu rédactionnel et le nombre de

citations. Ainsi, les producteurs du SSCI s’assurent d’abord que les revues choisies

respectent les normes rédactionnelles suivantes :

- Le respect des délais de publication;

- Le maintien de conventions de rédaction internationales;

- L’application du processus d’examen par des pairs;

- Une diversité internationale parmi les auteurs et rédacteurs qui contribuent à

la revue. (Thomson Reuters, 2010)

Bien que certains puissent penser que la rencontre de ces normes est de second ordre pour

déterminer les revues académiques d’importance, James Testa, Directeur principal,

développement de la rédaction, Thomson Reuters Web of Knowledge, a un tout autre avis.

En effet, lors d’une entrevue accordée à la maison d’édition Wiley, il souligne que la

publication en temps opportun est un critère primordial dans le choix des revues

académiques couvertes par le SSCI :

The most fundamental aspect of the evaluation of journals for coverage in Web

of Science [SSCI] is establishing that the journal can produce issues/articles in

a timely manner according to its stated frequency. If this is not in place we

Page 215: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

197

hesitate to move forward with other aspects of the evaluation. (Testa dans

Nicholson, 2011)

Il paraît donc nécessaire aux yeux de Thomson Reuters de valider certains aspects

mécaniques du fonctionnement des revues avant de procéder à une évaluation plus

approfondie. Les revues qui respectent ces critères de base passent ensuite à la seconde

étape, celle de l’évaluation du contenu rédactionnel. Cette étape consiste à déterminer si le

contenu des revues académiques permet d’enrichir la base de données SSCI :

Comme mentionné ci-dessus, un noyau essentiel de la littérature scientifique

constitue la base pour toutes les disciplines scientifiques. Cependant, ce noyau

n’est pas statique – la recherche scientifique continue de donner lieu à des

domaines spécialisés d’études, et de nouvelles revues émergent alors que la

recherche publiée sur de nouveaux sujets atteint un niveau critique. Les

rédacteurs de Thomson Reuters déterminent si le contenu d’une revue en cours

d’évaluation permettra d’enrichir la base de données ou si le sujet est déjà

suffisamment traité dans la couverture existante. Avec une énorme quantité de

citations facilement accessibles, et leur observation quotidienne de la quasi-

intégralité des nouvelles revues savantes publiées, les rédacteurs de Thomson

Reuters sont bien placés pour repérer les sujets émergents et les champs actifs

dans la littérature. (Thomson Reuters, 2010, p. 2)

Cet extrait révèle que Thomson Reuters a également recours au jugement d’experts, ses

rédacteurs, pour sélectionner les revues incluses dans le SSCI. Ces rédacteurs sont

d’ailleurs décrits comme des personnes qui « possèdent des antécédents de formation

pertinents aux domaines étudiés, ainsi qu’une expérience et des connaissances en sciences

de l’information. » (Thomson Reuters, 2010, p. 1-2) Ces « cicérones » sont donc appelés à

juger de la pertinence d’inclure certaines revues dans la base de données SSCI. Toutefois,

comme le souligne Klein et Chiang (2004), la façon dont ils exercent leur jugement est

gardée secrète : « […] the records and reviews are concealed […] and there are no

description of the process » (ibid., p. 142-143). On ne peut que présumer qu’ils forgent leur

jugement à partir de leur propre connaissance et expérience du milieu académique. Le

dernier critère, mais non le moindre, considéré par Thomson Reuters dans son processus de

sélection est l’analyse du nombre de citations : « Nous recherchons des citations sur la

revue elle-même, telles qu’exprimées par le facteur d’impact et/ou le nombre total de

citations reçues. » (Thomson Reuters, 2010, p. 3)

Page 216: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

198

Le nombre de citations semble jouer un rôle-clé dans le choix des revues. Par cette analyse,

les producteurs du SSCI cherchent à déterminer quelles revues – parmi celles ayant

franchies les deux premières étapes – suscitent le plus grand nombre de citations. Ce ne

sont que ces revues qui se mériteront une inclusion dans la « prestigieuse » et très sélecte

base de données SSCI.

Classer de manière objective à l’aide du nombre de citations

Annuellement, Thomson Reuters publie le Journal Citation Reports (JCR) qui présente un

classement par citations des 3 000 revues académiques contenues dans la base de données

SSCI. L’objectif de ce classement est le suivant :

Journal Citation Reports® offers a systematic, objective means to critically

evaluate the world’s leading journals, with quantifiable, statistical information

based on citation data. By compiling articles’ cited references, JCR helps to

measure research influence and impact at the journal and category levels, and

shows the relationship between citing and cited journals. (Thomson Reuters,

2014b, p. 3)

Avec le JCR, Thomson Reuters prétend offrir une façon objective de qualifier les revues

académiques à partir de données statistiques fondées sur le nombre de citations. Voici un

aperçu des différentes classifications offertes par le JCR :

With Journal Citation Reports, you can:

- Sort journal data by clearly defined fields: Impact Factor, Immediacy Index,

Total Cites, Total Articles, Cited Half-Life, or Journal Title.

- Sort subject category data by clearly defined fields: Total Cites, Median

Impact Factor, Aggregate Impact Factor, Aggregate Immediacy Index,

Aggregated Cited Half-Life, Number of Journals in Category, Number of

Articles in Category.

- Better understand a journal’s impact over time with the Five-Year Impact

Factor and trend graph. (Thomson Reuters, 2014b, p. 3)

Les revues sélectionnées en fonction du processus présenté précédemment se voient

accorder un rang en fonction du nombre de citations qu’elles récoltent ou encore en

fonction de leur facteur d’impact. Le JCR présente donc un rangement hiérarchique des

revues qui semble être fondé sur les préférences de l’ensemble des consommateurs, ces

préférences étant reflétées dans le nombre de citations. Ce classement procure ainsi une

forme de connaissance qui rend compte du jugement individuel des consommateurs sous la

condition d’admettre que le nombre de citations et la qualité des revues ne sont que les

Page 217: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

199

deux faces de la même réalité, les citations étant prétendument une mesure quantifiable de

la qualité.

Une sélection passive et autonome, mais une qualification passive et hétéronome

Dans un univers caractérisé par la pluralité des revues académiques, la base de données

SSCI et le classement du JCR qui en découle facilitent la qualification des revues par des

données statistiques fondées sur les citations. Cette qualification semble donc avoir pour

prémisse qu’aucun mécanisme ne permet un meilleur ajustement aux variations des goûts

collectifs et une évaluation aussi simple et rapide que le nombre de citations. Ainsi, le

classement se fait de façon passive et hétéronome puisqu’il s’appuie sur un seul dispositif

de jugement formel, les citations qui représentent les préférences collectives plutôt que les

préférences particulières.

Cependant, dans le processus de sélection des revues pour le SSCI, les rédacteurs de

Thomson Reuters se trouvent également à faire une certaine qualification des revues

académiques. Cette qualification majoritairement passive, car déléguée à des dispositifs de

jugement tels que les confluences et le nombre de citations, semble toutefois en partie

autonome puisque les rédacteurs de Thomson Reuters peuvent faire valoir leurs préférences

personnelles dans l’évaluation du contenu rédactionnel des revues. Pourtant, en

mentionnant s’appuyer sur le nombre de citations, les producteurs du JCR laissent croire

qu’ils écartent tout intermédiaire humain dans le processus et qu’ils présentent un outil

objectif d’évaluation des revues. Mais cette objectivité peut être mise en doute, car derrière

ces statistiques se cache un processus d’évaluation et de sélection des revues qui prend en

compte plus que les citations.

Discussion préliminaire

Cette section de l’article a tenté de démystifier – du moins en partie – le processus de

développement de classements de revues académiques influents au sein des sciences de

l’administration. Les données recueillies révèlent que différents dispositifs de jugement

substantiels et formels sont utilisés pour évaluer la qualité des revues académiques, tels que

les cicérones, les confluences, les classements experts ou encore le nombre de citations. La

classification selon les régimes de coordination de Karpik a également permis de souligner

les formes d’engagement des producteurs dans le processus. La figure 1 présente d’ailleurs

Page 218: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

200

chacun des classements en fonction du degré d’autonomie/hétéronomie et

d’activité/passivité de ses producteurs.

Figure 1 – Disposition des producteurs selon leurs formes d’engagement

On remarquera par cette figure dotée de quatre quadrants qu’aucun classement ne peut être

considéré comme entièrement actif, passif, autonome ou hétéronome. En effet, mon analyse

a soulevé certaines nuances dans l’engagement des producteurs. Par exemple, une forme

d’engagement actif a été dénotée dans le développement initial du classement de l’école de

commerce donc le processus ne peut être considéré comme simplement passif. Ou encore

une certaine autonomie des rédacteurs du SSCI dans l’évaluation du contenu rédactionnel

des revues empêche de le ranger comme un classement parfaitement hétéronome.

Nonobstant ces nuances, il est tout de même possible de dresser les constatations suivantes

quant aux formes d’engagement des producteurs :

- Les producteurs actifs ont davantage recours à des dispositifs substantiels tels que la

consultation d’experts (cicérones) ou encore la lecture des politiques éditoriales

(confluences) pour évaluer les revues. Ainsi, ils portent une attention particulière au

contenu spécifique des revues pour porter leur jugement et cherchent à évaluer la

Degré de réflexivité des producteurs

ABS/ABDC

Autonome

Hétéronome

Pas

sif A

ctif

Régime de l'authenticité

Régime de l'opinion experte

Régime de l'opinion commune

Régime Méga

FTSSCI

École

De

gré

d'a

ffir

mat

ion

de

s go

ûts

pe

rso

nn

els

de

s p

rod

uct

eu

rs

Page 219: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

201

qualité intrinsèque des revues. Les panélistes qui s’engagent de façon active dans ce

processus d’évaluation semblent également être animés par le désir de qualifier de

façon « juste » et « éclairée » les revues académiques. C’est particulièrement le cas des

panélistes participant aux classements nationaux.

- Les producteurs dits passifs tendent plutôt à qualifier les revues en les comparant les

unes aux autres. Par conséquent, ils sont davantage intéressés par la qualité relative des

revues qu’à leur qualité intrinsèque. Cela leur permet de faire une évaluation plus rapide

et moins coûteuse de la qualité, une évaluation qui a toutefois pour défaut d’ignorer les

particularités des revues qui pourraient pourtant permettre un jugement plus « éclairé ».

- L’autonomie dans l’évaluation des revues favorise le maintien de la diversité dans le

contenu des revues académiques. Le classement de l’école de commerce qui tient

compte des goûts spécifiques des chercheurs de l’institution permet notamment de

mettre à l’avant-plan des revues qui auraient été ignorées par le seul décompte des

citations. Il en est de même pour les classements nationaux qui mettent en place des

panels d’évaluation diversifiés et considèrent ainsi les préférences de différents groupes

de chercheurs.

- Un engagement hétéronome dans la qualification des revues est plus susceptible de faire

disparaître l’hétérogénéité et la multiplicité des revues. Par exemple, en créant un top

45 des revues fondé sur l’opinion de grandes écoles, le classement du FT se trouve à

restreindre l’attention à une quantité infime de revues qui reflètent les préférences d’un

groupe spécifique de doyens. Parallèlement, en utilisant le nombre de citations pour

hiérarchiser les revues sous prétexte de délaisser les biais personnels, le classement du

SSCI réduit la qualité à un nombre.

Qu’ils soient conçus à partir de dispositifs formels ou substantiels, de façon active ou

passive, autonome ou hétéronome, une fois publiés, ces classements deviennent des

dispositifs formels qui peuvent être consultés par les consommateurs de revues. S’il existe

plusieurs façons d’élaborer les classements, les producteurs semblent toutefois s’entendre

sur un point : les classements ne sont qu’un outil parmi d’autres pour évaluer la qualité des

revues académiques et de la recherche publiée en leur sein. En effet, plusieurs interviewés

ont souligné l’importance d’employer les classements avec précaution en combinaison avec

d’autres dispositifs de jugement. Par exemple, un directeur de classement mentionne que

Page 220: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

202

cet outil devrait permettre d’engager la discussion et non d’y mettre le point final : « It’s a

good place to start the conversation. Probably not the best way to end the conversation. » Il

ajoute ensuite la nécessité de consulter d’autres sources d’information : « Nobody is

obliged to use it. And they will be well advised not to use it on its own. It is best used in

conjunction with other information. » De façon similaire, un autre directeur note que les

classements « should be used with caution » et qu’ils doivent être utilisés « as an indicative

kind of system not a rigid one. » On retrouve le même genre de discours chez Thomson

Reuters concernant l’utilisation de leur indicateur-phare, le facteur d’impact. En entrevue

avec un membre de la maison d’édition Wiley, James Testa, Directeur principal chez

Thomson Reuters, soutient que le facteur d’impact ne peut être considéré de façon isolée :

Using the Journal Impact Factor in isolation and outside the context of its

subject category, therefore, would be one common misuse of the metric.

Another would be using it to measure something it was never intended to

measure, like the quality or specific impact of a particular paper or author in the

journal. The Journal Impact Factor cannot really tell you anything about the

quality of authors or papers except that, possibly, the higher the journal’s

Impact Factor, the keener the competition is to be accepted for publication by

that journal. (James Testa dans Nicholson, 2011)

En rappelant les limites du facteur d’impact, James Testa souligne les risques de s’appuyer

uniquement sur cette « mesure de la qualité » pour évaluer la qualité de la recherche

publiée. Afin de prévenir les mauvaises utilisations de son classement, l’association

australienne ABDC a, pour sa part, ajouté à son guide une mise en garde formelle pour les

utilisateurs :

A FINAL WARNING: Users of the ABDC list should take note that panels are

generally of the view that within any given rating category there is considerable

variability in the average quality between the (unidentified) marginal journals

located at either end of the category. This underscores the widely held view

that, like any journal list, the ABDC list should only ever be used as a rough

guide (or filter) for assessing likely publication quality. Journal lists should be a

starting point only. Ultimately, there is no substitute for assessing the quality of

individual articles on a case by case basis – no journal list, regardless of how

meticulously it is derived, can ever usurp this role. Like any inherently

harmless device, if used (abused) in a way that was never intended by the

creators, journal lists can become dangerous weapons! Users beware! (ABDC,

2013b, p. 5)

Cette mise en garde résume ce qui a été dit par d’autres producteurs précédemment : les

classements ne devraient être que le point de départ d’une discussion, ils devraient être

Page 221: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

203

combinés à d’autres sources d’information et ils ne peuvent se substituer à l’évaluation de

la qualité des articles. Malgré ces « avertissements », plusieurs critiques avancent que les

classements sont utilisés à outrance dans le milieu académique comme seul ou principal

outil pour évaluer la qualité (par exemple, Gendron, 2008, 2013; Klein & Chiang, 2004;

Nkomo, 2009). Pour faire le point sur le sujet, la prochaine section examinera de quelle

façon les consommateurs de revues académiques évaluent la qualité des revues et,

parallèlement, la qualité de la recherche publiée.

Consommateurs de revues académiques

Manuscrit de qualité, revue de qualité, candidat de qualité; la notion de qualité est

omniprésente dans le milieu académique. Pourtant, il ne semble y avoir aucun consensus

quant au sens de ce terme et à son évaluation, les normes et critères pour en juger étant

multiples (Feyerabend, 1979; Kuhn, 1983). Cette section décrit ce que j’ai appris suite à ma

collecte de données quant à la façon dont certains consommateurs – chercheurs, instances

administratives, organismes subventionnaires – évaluent la qualité des revues académiques

et de la recherche publiée. Comme le révèlent les lignes qui suivent, l’importance accordée

aux classements de revues académiques dans cette évaluation est très variable. En reprenant

les quatre régimes de coordination de Karpik, je présenterai différents processus de

qualification employés par des consommateurs de revues académiques et, dans la foulée, je

documenterai la façon dont ils utilisent les classements.

Comme pour l’analyse des producteurs de classements, chaque section comporte un

encadré qui rappelle la configuration particulière du régime de coordination analysé afin

d’éviter le retour répété au tableau 1.

Régime de l’authenticité : l’évaluation avisée

Les consommateurs du régime de l’authenticité sont des

consommateurs avisés qui manifestent, sous formes diverses, un

engagement actif et autonome. Ce qu’ils désirent, c’est déterminer

quelles sont les « bonnes » revues académiques, celles qui

rencontrent à la fois leurs goûts spécifiques et les goûts reflétés par

différents dispositifs de jugement. Pour ces consommateurs, les

Régime de

l’authenticité

Consommateurs

actifs et autonomes

Dispositifs

principalement

substantiels

Expertise des panélistes,

politiques éditoriales

Page 222: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

204

classements de revues académiques ne sont pas une finalité en soi pour évaluer la qualité,

mais davantage un outil parmi d’autres pour exercer leur jugement. Certains membres de

comité d’évaluation d’organismes subventionnaires se rapprochent de ce que sont les

consommateurs de ce régime puisque, selon les données que j’ai recueillies, ils jugent de la

qualité des revues de façon relativement active et autonome, en s’appuyant non seulement

sur les classements mais également sur leur expertise et leur expérience du milieu

académique.

Évaluer le dossier du chercheur

Les membres de comité d’évaluation d’organismes subventionnaires ont pour tâche

d’évaluer les projets de recherche proposés pour les fins de subventions48. Cette évaluation

repose principalement sur deux éléments : le projet de recherche et le dossier du chercheur.

Le poids accordé à chacun de ces éléments varie d’un organisme à l’autre. Pour évaluer le

dossier du chercheur, les membres des comités doivent notamment se prononcer sur la

qualité de la recherche publiée et, conséquemment, sur la qualité des revues académiques.

Comme le souligne ce membre d’un comité :

Mais quand vient le temps d’évaluer le dossier du chercheur, est-ce qu’on a le

temps réellement d’aller lire les publications de l’individu? Honnêtement, non

on n’a pas le temps. Ça prendrait un temps fou et on a quand même plusieurs

dossiers à évaluer. Donc veux, veux pas, tu vas regarder les revues dans

lesquelles les individus ont publié. (Membre d’un comité d’évaluation)

Ainsi, le temps disponible pour procéder aux évaluations des projets étant restreint,

l’évaluation de la qualité des revues dans lesquelles les recherches des demandeurs de

fonds ont été publiées se trouverait à faciliter le travail. Pour déterminer la qualité des

revues dans lesquelles un candidat a publié, on s’attend à ce que les membres de comité

d’évaluation s’appuient sur leurs connaissances du milieu académique et sur les dispositifs

de jugement qu’ils considèrent pertinents. Toutefois, comme le soulignent les extraits qui

suivent, les organismes subventionnaires se gardent bien de suggérer l’utilisation des

classements dans ce processus d’évaluation :

48 Il est important de noter que les personnes œuvrant sur ces comités occupent également d’autres fonctions

dans le milieu académique, tels qu’éditeurs de revues, membres de comités éditoriaux et professeurs.

Cependant, je m’intéresse ici à ce qu’ils m’ont dit en tant que membres de comité d’évaluation d’organismes

subventionnaires. Je reconnais toutefois qu’il est possible qu’ils agissent de façon différente dans leurs autres

créneaux d’activités.

Page 223: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

205

Mais a priori, il n’y a pas de classement recommandé. [L’organisme

subventionnaire] essaie de laisser cela le plus ouvert possible. […] Ce n’est pas

prescrit. (Membre d’un comité d’évaluation)

Là je vais témoigner en tant que membre de comités subventionnaires privé et

public, les deux. Je peux te dire que les rankings ne font pas partie

officiellement de la méthodologie à utiliser pour évaluer les dossiers. (Membre

d’un comité d’évaluation)

Ces propos indiquent que la consultation de classements n’est pas prescrite et qu’il revient

aux membres des comités de choisir s’ils les emploieront ou non pour formuler leur

jugement. Bien que ce ne soit pas un critère spécifique, il est tout de même légitime de se

demander si les membres des comités consultent les classements de revues académiques

pour évaluer le dossier des chercheurs et, le cas échéant, jusqu’à quel point ces classements

influencent leur jugement initial individuel49.

Utiliser les classements : un sujet controversé au sein des comités

Ne disposant d’aucune directive claire de la part des organismes subventionnaires, les

membres de comité d’évaluation rencontrés mentionnent que l’utilisation des classements

est débattue au sein des comités. À la question « Utilisez-vous les classements de revues

pour évaluer le dossier du chercheur? », voici les réponses de trois panélistes qui révèlent la

« controverse » entourant le sujet :

Moi, oui. Mais sur les comités en général, il y a vraiment une polarisation là-

dessus. Il va y avoir un groupe de gens qui va être complètement opposé à ce

qu’on regarde les classements ou qui va avoir tendance à dire : « Ce n’est pas

tout le monde qui publie dans des revues A. Est-ce vraiment ce qui est

important? Si cette personne fait de la recherche dans un domaine qui est

secondaire ou auxiliaire et qu’il n’y a pas vraiment de place dans les revues A

pour cela, on devrait apprécier le fait que ce ne soit pas nécessairement dans des

revues A. » […] Il y a deux lignes de pensée. Moi j’ai tendance à aller voir les

classements surtout dans un contexte de comité comme ça parce que, encore

une fois, quand c’est en ressources humaines, en comportement

organisationnel, je ne les connais pas vraiment les classements de revues. En

économie, il y a tellement de revues que j’ai besoin d’aller voir ça pour me

donner une idée. Donc moi j’ai tendance à y aller. (Membre d’un comité

d’évaluation)

49 Bien que je sois consciente que l’évaluation du dossier des chercheurs sera ultimement le reflet d’une

décision commune, mon analyse se penche principalement sur l’évaluation individuelle initialement effectuée

par chacun des membres du comité avant de prendre une décision finale.

Page 224: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

206

Le premier comité que j’ai fait, il y a des gens qui parlaient de facteur d’impact.

Il y a un prof qui n’a pas arrêté avec ça. […] Moi, quand il est arrivé pour parler

de ça [de classements], je lui ai dit : « Écoute, si tu veux commencer à parler de

rankings, il y en a plusieurs rankings. Comment on va faire pour s’entendre sur

les rankings? » Il n’arrêtait pas de parler de facteur d’impact. Je lui ai dit :

« Est-ce que c’est un critère le facteur d’impact? Où est-ce que c’est écrit que

c’est un critère? » Je ne suis pas contre les rankings, mais demandez-nous pas

de nous prononcer là-dessus si ce n’est pas un critère. (Membre d’un comité

d’évaluation)

Selon mon expérience, il est clair que la grande majorité des membres avaient

en tête certains classements, bien que ce ne soit pas nécessairement les mêmes.

Je me souviens très bien du classement totalement ridicule utilisé par un

membre où seules les trois meilleures revues du champ étaient considérées

comme étant de qualité. Je suis entré en conflit plusieurs fois avec lui à ce sujet.

(Membre d’un comité d’évaluation)

L’emploi de termes tels que « polarisation » et « conflit » souligne que l’utilisation des

classements dans le processus d’évaluation est loin d’être homogène et de faire l’unanimité

au sein des comités. Alors que certains semblent ne pas tenir compte de ces dispositifs

formels – estimant que le classement de la revue n’est pas important ou encore qu’il ne

s’agit pas d’un critère d’évaluation prescrit –, on constate par ces extraits que d’autres

considèrent pertinent de s’appuyer sur les classements. Quelques-uns des panélistes

rencontrés ont d’ailleurs noté qu’il arrive que les classements exercent une influence

significative dans le processus d’évaluation de leurs collègues. Cependant, cela ne semble

pas être le cas de tous. Comme en témoigne le premier extrait, un certain nombre de

panélistes semble plutôt utiliser les classements comme un premier outil pour se « donner

une idée » de la qualité des revues :

Par exemple, quand tu travailles dans des organismes subventionnaires et que le

candidat a publié dans des revues que tu ne connais pas, il y a deux possibilités.

Tu peux aller sur le site de la revue, ça c’est la première possibilité, et là tu vas

voir au moins si c’est une revue qui a l’air sérieuse, mais ça simplifie les choses

encore les classements parce que mon premier réflexe ça va être d’aller sur les

classements. Je vais aller voir la revue se compare à quoi par rapport à ce que

moi je connais. C’est ça que je vais faire. Par exemple, si je m’en vais sur telle

liste de classements et là je sais que telle revue en comptabilité est classée B ou

C et que cette revue-là dans un domaine que je connais moins est classée B ou

C, ça me fait un point de référence. Donc oui le classement va m’être utile

quand les gens publient dans des revues que je ne connais pas. (Membre d’un

comité d’évaluation)

Page 225: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

207

[…] we definitely relied on rankings because we were evaluating across

business disciplines. […] I wouldn’t necessarily know what would be

considered the best journals in those other areas. (Membre d’un comité

d’évaluation)

Ainsi, on peut noter que les classements peuvent être utilisés comme un repère pour évaluer

la qualité des revues d’une discipline dans laquelle les membres ne détiennent pas une

expertise. Des phrases telles que « Je vais aller voir la revue se compare à quoi par rapport

à ce que moi je connais. » ou « ça me fait un point de référence » suggèrent que le jugement

n’est pas délégué à ces dispositifs formels, mais qu’ils sont employés de manière active et

autonome pour faire une évaluation « éclairée » et « raisonnable » du dossier des

chercheurs. L’analyse de mes données indique d’ailleurs que certains membres fondent en

grande partie leur évaluation de la qualité des revues non pas sur les classements mais sur

leur expérience et leurs connaissances :

Quand je publie dans une revue C dans laquelle tout le monde publie dans mon

domaine, c’est une bonne revue. Si tu veux être reconnu dans ce domaine-là,

tout le monde a publié là-dedans. Ça a beau être une C, moi je me dis que selon

mes critères… Et j’ai l’impression que la majorité des gens pensent comme ça.

C’est déjà arrivé qu’il y en a qui ont dit : « Écoute, cette revue-là, je le sais,

c’est dans mon domaine. C’est plus ou moins bon. » ou au contraire « C’est une

bonne revue. » (Membre d’un comité d’évaluation)

Je me suis quand même, au fil du temps, fait une idée des revues. Par exemple,

je peux donner un « poids » différent à des revues que quelqu’un d’autre va

donner parce que je me suis créé moi-même ma perception des revues, de leur

qualité. Par exemple, j’ai publié dans des revues qui ne sont pas des revues A

ou B. J’ai publié dans des revues C. Donc pour moi étant donné que j’ai passé à

travers le processus de publication dans une revue qui est appelée C, je sais que

c’est rigoureux et je sais que la qualité qui en ressort est bonne. Donc si

quelqu’un a publié dans une revue que les organismes de classification vont

coter C, pour moi je le prends avec un grain de sel quand c’est dans ma

discipline, quand je connais la revue. Et en plus, il faut remarquer que tu vas

prendre différents classements et ils ne classifient pas les revues de la même

façon. […] Par contre ce qui va primer pour moi c’est de retrouver la revue sur

la liste de classements. Supposons que je ne connais pas la revue, je vais quand

même vouloir m’assurer que la revue est répertoriée sur une liste de classement.

Je me dis que si elle est répertoriée sur une liste de classement, ça veut dire

qu’il y a un processus rigoureux qui est suivi pour ces revues-là. Mais je peux

prendre avec un certain grain de sel la cote de la revue. (Membre d’un comité

d’évaluation)

Page 226: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

208

À la lumière de ces extraits, il semble que certains membres de comité s’appuient

davantage sur leur expérience, leur perception et leurs connaissances – que sur les

classements – pour formuler leur jugement. La notation accordée à une revue est prise

« avec un grain de sel », surtout lorsqu’il s’agit du domaine d’expertise du membre. Ainsi,

ces panélistes semblent se forger une opinion de la qualité des revues qui n’est qu’en partie

influencée par les classements.

En plus des classements de revues académiques, les membres de comité interviewés disent

recourir à d’autres critères pour évaluer une revue hors de leur champ d’expertise. Leur

évaluation est alors, notamment, guidée par la présentation et les politiques éditoriales des

revues. Par exemple, certains semblent accorder de l’importance à la révision par les pairs,

comme le souligne cet extrait : « Les gens regardent les revues, est-ce que c’est une revue

avec un comité de lecture? » Un interviewé a aussi dit porter une attention particulière au

titre de la revue : « Je regarde si c’est évalué par les pairs et je regarde le titre. Il y en avait,

c’était la revue tunisienne… […] Je me suis dit, ça ne prend pas un grand ranking pour

savoir que ça me surprendrait que ça soit bien classé. » Ces confluences que sont le titre ou

le processus de révision de la revue s’ajoutent aux dispositifs de jugement formels que sont

les classements pour aider certains membres de comité d’évaluation à qualifier les revues et

le dossier des chercheurs.

Évaluer de façon avisée

Sans être un parfait exemple du consommateur du régime de l’authenticité, certains

membres de comité d’évaluation d’organismes subventionnaires en rappellent les grandes

lignes. En s’engageant, me semble-t-il, de façon relativement active et autonome dans la

qualification des revues académiques, ces membres ne délèguent pas leur jugement aux

dispositifs employés, mais les consultent et les questionnent pour arriver à poser un

jugement « éclairé ». Pour ceux-ci, les classements ne servent pas d’unique argument pour

qualifier les revues, les confluences et l’expérience s’ajoutant au processus. Ainsi, leur

méthode d’évaluation révèle une certaine diversité dans les dispositifs de jugement utilisés,

mais également une affirmation de goûts et préférences personnels, ce qui permet de classer

ces acteurs sous le chapeau de l’authenticité. Cependant, il est important de rappeler que

l’ensemble des membres de comité d’évaluation ne peut prétendre au titre de

Page 227: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

209

consommateur « authentique », certains se rapprochant davantage des consommateurs des

régimes de l’opinion experte et de l’opinion commune de par leur utilisation passive des

classements.

Régime Méga : l’évaluation par la réputation

Le régime Méga regroupe les consommateurs dont l’intérêt est circonscrit

aux « tops » revues académiques. Cette recherche des « meilleures » revues

implique un consommateur actif et hétéronome qui, face à une offre vaste

et hétérogène de publications, délaisse ses goûts personnels pour endosser

les goûts portés par les dispositifs de jugement mobilisés. L’attention de

ces consommateurs est davantage axée sur la réputation perçue des revues

que sur le rang ou la notation accordée au sein des classements. Les

instances administratives de certains départements comptables étasuniens

fondés sur la recherche reflètent les principales caractéristiques des consommateurs Méga.

Par la consultation des membres de leur communauté académique, les administrateurs de

ces départements cherchent à identifier les « meilleures » revues afin d’évaluer la qualité de

la recherche publiée par leur corps professoral.

Évaluer le dossier des candidats à l’agrégation

Dans le cadre des processus d’agrégation et de promotion, les instances administratives des

institutions fondées sur la recherche sont appelées à évaluer le dossier des candidats en

fonction notamment de la qualité des manuscrits qu’ils ont publiés. Les auteurs s’étant

intéressés à ces processus au sein de départements comptables soutiennent que la qualité

des travaux de recherche des candidats est généralement déterminée en fonction des revues

dans lesquelles les articles ont été publiés (Reinstein & Calderon, 2006). Par conséquent,

les instances administratives en comptabilité doivent qualifier les revues académiques pour

se prononcer quant à la qualité du candidat. Si certaines s’appuient sur des classements,

plusieurs grandes universités étasuniennes jugent de la qualité des revues – et de la

recherche publiée – en fonction de la réputation qu’elles ont au sein de la communauté

académique. Comme le soulignent Reinstein et Calderon (2006, p. 467) dans leur étude de

145 départements comptables étasuniens :

Many department chairs [in the United States] indicate that they use various

ways, other than formal journal rankings, to assess the quality of journals in

Régime Méga

Consommateurs

actifs et

hétéronomes

Dispositifs

principalement

substantiels

Avis des

membres de la

communauté

académique

(réseau,

cicérones)

Page 228: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

210

which their faculty publish. Although they do not use formal journal rankings,

the focus among this group is on the perceived reputation of the journal rather

than the quality of the specific article published by a professor. They presume

that everyone can identify the top scholarly (and likewise the least scholarly)

journals in the field, and that a journal’s quality and the quality of a publication

appearing in that journal are synonymous.

Ainsi, la plupart des instances administratives qu’ils ont étudiées semblent qualifier les

revues non pas à partir des classements, mais bien à la lumière des opinions de l’ensemble

des chercheurs du champ, de leur perception de ce que sont les « meilleures » revues. On

pourrait croire que la perception des revues en comptabilité varie en fonction des individus

mais, selon diverses études, il existerait un consensus quant aux revues les plus

prestigieuses dans le domaine. En effet, la plupart des professeurs de comptabilité aux

États-Unis reconnaîtraient Journal of Accounting Research (JAR), The Accounting Review

(TAR) et Journal of Accounting and Economics (JAE) comme les « meilleures » revues

dans le champ (Bonner et al., 2006; Reinstein & Calderon, 2006; Schwartz et al., 2005).

Comme l’indique la section qui suit, ces revues, étant associées à l’excellence en recherche,

sont souvent la base d’évaluation utilisée pour qualifier le dossier des candidats à

l’agrégation dans certains départements comptables étasuniens fondés sur la recherche.

Évaluer la qualité de la recherche publiée en fonction des « mégarevues »

Lorsqu’arrive le moment d’évaluer le dossier de recherche des candidats à l’agrégation,

l’élite universitaire étasunienne considère rarement plus de six revues en comptabilité

(Bonner et al., 2006; Reinstein & Calderon, 2006). Au « top trois » formé par JAR, TAR et

JAE s’ajoutent parfois Accounting, Organizations and Society (AOS), Review of

Accounting Studies (RAS) et Contemporary Accounting Research (CAR), comme le

confirme cette professeure, anciennement employée par une université étasunienne :

It’s a little bit different in the States because you don’t have a nationwide

ranking, so each school basically has its own system for evaluating

publications. Almost everyone universally agrees on the top three in US, but it

usually doesn’t go beyond five or six. It depends on the preferred

methodologies in the university. You always have the top three [i.e. JAR, TAR,

JAE] in it and then there’s AOS, RAS and CAR. If you’ve got more behavioral

experimental kinds of researchers in your faculty then you tend to have AOS on

the list. If you’ve got more analytical economics types you tend to have RAS on

the list but not AOS. (Professeure en Australie, auparavant employée par une

université étasunienne)

Page 229: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

211

À la lumière de ces propos, il semble que la qualité de la recherche au sein de plusieurs

départements comptables étasuniens – appartenant notamment à « l’élite » de la recherche –

soit réduite à une poignée de revues hautement réputées. Ces « tops » revues exercent ainsi

une fonction de gatekeepers, de gardiennes de la qualité. Elles fixent en quelque sorte les

frontières de la recherche de qualité. Cette même professeure soutient d’ailleurs qu’il est

difficile, voire impossible, d’obtenir une agrégation au sein d’une grande université

étasunienne avec des publications hors de ces « mégarevues » :

In the United States, at my former universities, I would not have gotten much

credit for publishing in MAR [Management Accounting Review] because it’s

not in the top three, whereas in Australia now it is going to be an excellent hit.

It wouldn’t be viewed… To my knowledge, most research-oriented state

schools in the US would not grant tenure based on four MARs or even six

MARs or even eight MARs. […] Even if the publications were in AJPT

[Auditing: A Journal of Practice & Theory] which is a US journal – even if I

had six AJPTs – I know that I would not have gotten tenure at [University X].

(Professeure en Australie, auparavant employée par une université étasunienne)

Il semble que seule la publication dans les revues d’élite apporte aux membres du corps

professoral une reconnaissance immédiate, la gratification nécessaire pour obtenir

agrégation et promotion; affirmation confirmée par plusieurs études en comptabilité

(Demski et al., 1991; Lee, 1995; Reinstein & Calderon, 2006; Schwartz et al., 2005). Pour

être perçu comme faisant de la recherche de qualité, il paraît donc nécessaire de publier

dans les « tops » revues. L’aura d’excellence attribuée à ces dernières exerce ainsi un

pouvoir symbolique auprès des instances administratives dans leur évaluation de la qualité.

Évaluer sans les classements

L’intérêt marqué qu’ont certaines instances administratives de départements comptables

étasuniens pour les « tops » revues rappelle – du moins partiellement – ce que sont les

consommateurs Méga de Karpik. Ils jugent de la qualité de façon hétéronome, en cherchant

les revues les mieux perçues par les membres de la communauté académique, et de façon

relativement active en s’appuyant non pas sur de simples classements, mais sur des

dispositifs substantiels que sont l’opinion et les perceptions des chercheurs. Les

classements n’ont d’ailleurs que peu d’influence dans le choix des meilleures revues, la

réputation d’excellence servant plutôt de repère.

Page 230: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

212

Or, en identifiant les « mégarevues » en comptabilité, ces instances administratives

influencent l’orientation de la recherche en comptabilité en simplifiant l’univers possible

des définitions de la qualité. Comme elles exigent la publication dans trois, cinq ou six

revues d’élite pour l’agrégation, elles incitent – intentionnellement ou non – les aspirants

professeurs de comptabilité à se plier à une certaine façon de faire de la recherche et, par

conséquent, entravent l’innovation et l’originalité dans ce domaine. De plus, en accordant

un pouvoir symbolique à une poignée de revues, ces administrateurs tendent à laisser dans

l’ombre la pluralité des revues académiques en comptabilité.

Régime de l’opinion experte : l’évaluation déléguée aux classements experts

Les consommateurs du régime de l’opinion experte désirent évaluer la

qualité des revues académiques en faisant l’économie de connaissances,

d’information et de temps. Ainsi, ils délèguent leur jugement aux

classements experts qui offrent une notation des revues en fonction de leur

contenu spécifique. Cet engagement passif n’exclut pas, cependant, le

maintien d’une autonomie qui s’affirme parfois contre l’évaluation

proposée par ces classements. Cette forme d’engagement passif et

autonome se retrouve au sein d’un certain nombre d’instances facultaires

canadiennes, australiennes et britanniques en sciences de l’administration. Afin de faciliter

les processus de promotion et d’agrégation, certains administrateurs délèguent leur

jugement à des classements experts tels que celui d’ABS ou d’ABDC qui offrent une

solution simple, quasi routinière, à l’incertitude sur la qualité des revues et de la recherche

publiée.

Évaluer la qualité de la recherche publiée à l’aide des classements experts

Tout comme pour les institutions étasuniennes du régime Méga, certaines universités

canadiennes, australiennes et britanniques fondées sur la recherche évaluent la qualité des

dossiers des candidats à l’agrégation et à la promotion en portant une attention particulière

à leurs travaux de recherches, et plus important encore, aux revues dans lesquelles ces

recherches ont été publiées. Ainsi, pour prendre une décision, les acteurs impliqués dans le

processus d’agrégation ou de promotion sont appelés à se prononcer quant à la qualité des

revues académiques. Mais comment jugent-ils de cette qualité? Contrairement à certains de

Régime de

l’opinion

experte

Consommateurs

passifs et

autonomes

Dispositifs

principalement

formels

Classements

experts (ex :

ABS, ABDC,

FT45)

Page 231: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

213

leurs collègues étasuniens, ils ont principalement recours à un dispositif de jugement

formel : les classements experts (Gendron, 2008; Parker & Guthrie, 2013; Tourish &

Willmott, 2014). Plusieurs professeurs rencontrés ont d’ailleurs mentionné l’importance des

classements experts dans le cadre du processus d’évaluation pour les promotions et

l’agrégation :

In my school, we look at the FT rankings for tenure. […] We have a fairly

transparent tenure, subjective-objective sort of tenure thing. You need to have

an average of one publication per year post PhD. That is a pure numerical

count. And then, they say, some FT articles. […] But if there is none, then you

will not get tenure. You need to have at least one or two over that period.

(Professeure d’une université canadienne)

Chercheur : In your university, are you using journal rankings, for instance the

ABS Guide, in some decision making process such as the tenure process?

Répondant : Yes, in all of the decisions. When it comes to recruitment, when it

comes to promotion, those are the lists that are actually used. (Professeure

d’une université britannique)

There is pressure for the academics in my university or in my business school

to publish in journals that are highly ranked either by the Australian Business

Deans Council [ABDC] ranking or by the Australian government Excellence

Research Australia Framework ranking. (Professeur d’une université

australienne)

Répondant : You cannot get promoted without A and A* publications [in

ABDC]. You can’t get tenure without an A*. […] You can get up to senior

lecturer in our school without an A* but not past it.

Chercheur : But what happens if they’re not able to publish in the A* journals?

Répondant : They may fire them. (Professeur d’une université australienne)

Ces extraits d’entrevues montrent bien l’influence que peuvent avoir les classements

experts dans l’évaluation de la qualité au sein de certaines instances facultaires

canadiennes, britanniques et australiennes. Que ce soit aux classements nationaux tels que

ABS ou ABDC ou encore au classement du FT, les administrateurs de ces institutions

semblent déléguer leur jugement à ces dispositifs formels afin de simplifier leur prise de

décision.

Adapter les classements experts

Ces fervents de l’opinion experte qui entérinent habituellement les notations accordées par

les classements s’aventurent parfois à exprimer leurs préférences et goûts spécifiques. Peut-

Page 232: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

214

être moins ignorants et moins dépendants des classements qu’on pourrait le croire a priori,

plus autonomes qu’il n’est admis, certaines instances administratives dérogent à l’occasion

des classements pour faire place à des opinions concurrentes comme en témoigne ces

professeurs :

At the margins, the system in the business school here is that the four papers

that we’re submitting [for tenure track], they go to an external assessor and the

external assessor can say: “I will consider this is a 4 ranked paper even if it’s

published in a 3 ranked journal.” They can do that but, on the whole, they don’t

because of the system. (Professeure d’une université britannique)

[The tenure committee members] also rely on external evaluations. We had this

case several times in the faculty, papers that are published in journals that are in

the FT list, for example Journal of Business Venturing or Journal of Business

Ethics, often the evaluation committee would say: “This journal is in the FT list

but the journal produces a lot of poor stuff. Therefore, we’re not going to pay

attention to that either.” […] So the rankings are not used in a strict almost

mechanical way. (Professeur d’une université canadienne)

Sans trop s’éloigner des classements, l’expression d’une certaine autonomie semble

possible lors de l’évaluation de la qualité dans le cadre du processus d’agrégation. Ainsi, un

évaluateur externe ou le comité d’agrégation pourrait formuler un jugement distinct de la

notation accordée par les classements experts. Cette autonomie relative s’exprime non

seulement par la révision des notations, mais également par le choix des revues

considérées. Dans l’extrait qui suit, une professeure d’une institution australienne souligne

que les instances administratives considèrent parfois des revues qui ne se retrouvent pas

dans les classements en sciences de l’administration :

[In Australia], when you’re hired as the equivalent of an untenured faculty,

your contract says that if you want to get tenure, you need to publish a certain

number of papers out of list of journals. The number of articles and the specific

journals depend on the person and what role they are being hired for. […] For

example, I do health care research so presumably if I started and I was going

through the tenure process, they might include some medical journals. It’s a

negotiation between the department chair and the person who’s being hired.

(Professeure d’une université australienne)

Ces propos laissent entendre que les préférences des chercheurs de l’institution sont prises

en compte dans le processus d’agrégation. Si les classements experts sont généralement

l’outil privilégié pour évaluer la qualité de la recherche publiée, il arrive parfois que cette

Page 233: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

215

délégation passive du jugement fasse place à une certaine autonomie, à une affirmation des

goûts.

Évaluer de façon passive : une protection pour certains chercheurs

Bien qu’il soit tentant de reprocher à ces instances facultaires de déléguer leur jugement à

des classements experts, cette forme d’engagement passif dans l’évaluation de la qualité de

la recherche publiée comporte quelques avantages. C’est du moins ce que soutiennent

certains chercheurs rencontrés, comme cette professeure d’une institution canadienne qui

souligne l’« objectivité » qu’apporte le recours aux classements :

It’s funny as we talk about it, it is removing the politics from the university

setting. Maybe the politics happen outside in terms of what gets on the FT45.

But certainly things within the university setting become more, tenure becomes

less political because you have these, if you want to call it, objective criteria.

Objective from the standpoint that we are not involved in determining, we are

not interested in determining who’s getting tenure or not because you’ve got a

criteria there. (Professeure d’une université canadienne)

Ainsi, l’emploi de classements experts permettrait d’éliminer les tractations politiques du

processus d’agrégation et assurerait une certaine neutralité quant aux décisions prises. Une

professeure britannique note également des avantages à l’utilisation de classements mais

cette fois en raison de la « protection » que cela lui apporte en tant que chercheure critique :

For myself, in some ways, having journal rankings offers me a kind of a level

of protection. As long as I can publish in the more highly ranked journals, I can

publish quite radical and quite critical things. And as long as they’re published

in highly ranked journals, nobody really questions very much what it is that I’m

doing. It’s paradoxically a little form of protection for me. […] It means that

my employer is less worried if I write things that are non mainstream. I’ll give

you a really quick example. A few years ago, I got involved in a big political

campaign against [a social issue]. A colleague and I wrote an independent

report and it got huge publicity in the media so I was on TV all the time. There

were lots of newspaper articles written about this report. All of a sudden, I

became really high profile and I had to go and see the dean of the business

school and he said to me: “Will this get published?” Honestly, nobody ever said

anything about this research just because there was a publication out of it in a

top ranked journal. […] It was a protection for me personally against my

employer being kind of angry about the kind of things that I research in.

(Professeure d’une université britannique)

Comme la qualité de la recherche publiée est rattachée aux classements, cette professeure

serait en mesure de poursuivre des travaux critiques sans que leur pertinence ne soit

Page 234: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

216

nécessairement remise en question. Elle considère être « protégée » par cette évaluation

passive de la qualité, « protégée » des attaques à l’encontre de son travail et de son

paradigme critique. Un de ses collègues poursuit en ce sens en ajoutant que :

Critical research became more accepted in Britain because of the rankings. The

old guys, the old gods, the capital market people couldn’t just ignored the fact

that they were publishing and they were publishing in reasonable journals. So a

lot of critical researchers got promoted to Chairs and got better recognition

because of the rankings. (Professeur d’une université canadienne)

Si l’on en croit ces propos, l’utilisation de classements faciliterait l’obtention de promotions

pour les chercheurs critiques qui s’éloignent des courants dominants. En somme,

contrairement à ce que soutiennent plusieurs critiques (par exemple, Parker & Guthrie,

2013; Willmott, 2011), le comportement passif de certaines instances administratives dans

l’exercice d’un jugement sur la qualité des revues et de la recherche publiée n’est pas

assurément néfaste pour les chercheurs et l’originalité en recherche.

Déléguer conditionnellement le jugement aux classements experts

L’évaluation de la qualité de certaines instances facultaires canadiennes, australiennes et

britanniques en sciences de l’administration est organisée autour d’un dispositif de

jugement formel, les classements experts. Ces classements sont chargés d’accomplir des

fonctions exceptionnelles, soit de déterminer les « bonnes » revues académiques, qualifier

la recherche publiée et évaluer les candidats à une promotion ou à l’agrégation. La

délégation passive de l’évaluation à ces listes de la qualité permet à ces institutions de faire

l’économie du processus de jugement et d’éviter les mésententes. Il leur est ainsi possible

de prendre une décision rapidement, sans perte de temps. Il arrive toutefois que les

administrateurs sortent de cette zone de confort pour exercer une certaine autonomie,

exprimer un désaccord avec les experts ou réviser leur opinion. Cette délégation

conditionnelle du jugement fait de ces instances facultaires un bon exemple de

consommateurs qui adhèrent au régime de l’opinion experte.

Régime de l’opinion commune : l’évaluation simple et commode

Les consommateurs du régime de l’opinion commune délèguent leur évaluation de la

qualité des revues académiques à un dispositif de jugement formel qui leur épargne

l’incertitude du choix : le classement commun fondé sur le nombre de citations. Passifs et

Page 235: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

217

hétéronomes, ils laissent de côté leurs goûts personnels pour rejoindre les goûts de masse,

construisant leur jugement autour d’un critère qui reflète prétendument l’opinion commune.

Les critères décisionnels d’un certain nombre d’instances universitaires

de pays tels que l’Espagne, le Brésil et les Pays-Bas reflètent ce que sont

ces consommateurs. En effet, ces instances utilisent quasi uniquement le

JCR – le classement commun le plus (re)connu – pour se prononcer sur

la qualité de la recherche publiée des candidats potentiels à l’embauche

et de ceux qui visent l’agrégation ou la promotion.

Évaluer la qualité de la recherche publiée à l’aide du JCR

Comme je l’ai expliqué précédemment, le JCR est un classement synthétique de 3 000

revues qui fixe, à un moment donné, en fonction du nombre de citations, une qualification

univoque d’une revue en fonction d’autres revues. Dans plusieurs universités, ce

classement commun semble s’imposer comme « le » critère par excellence pour

différencier les « meilleures » revues des « bonnes » et des « moins bonnes ». En effet,

certaines universités ne considèrent que les articles publiés dans les revues incluses dans le

JCR pour le processus d’embauche ou d’agrégation comme le notent ces trois chercheurs

d’expérience :

There are – sadly I think – countries where academics are put under direct

pressure from promotion and tenure to publish only in ISI journals [i.e. journals

included in the JCR]. So I know from professors who told me this that, for

example, in the Netherlands, in Portugal, in Spain, in Malaysia, there are many

universities where they are told they must publish in ISI journals. (Professeur

d’une université australienne)

It is common [in the Netherlands] to only recognize publications in ISI journals.

[...] ISI is seen as indicating impact and relevance. It is automatically adopted

as an indicator of quality. (Professeur d’une université néerlandaise)

I hear from Spanish colleagues, particularly, that the national system of

evaluation in Spain basically recognized publications which were in ISI

journals and Web of Science journals and didn’t recognize publications not in

those journals. (Professeur d’une université canadienne)

Selon ces chercheurs, certaines institutions semblent avoir des critères simples pour

qualifier la recherche publiée, critères qui pourraient se résumer en ces termes : un article

Régime de

l’opinion commune

Consommateurs

passifs et

hétéronomes

Dispositifs

principalement

formels

Classement commun

Page 236: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

218

publié dans une revue incluse dans le JCR est un article de qualité. On pourrait croire qu’il

s’agit d’une façon efficace et « raisonnable » d’évaluer la recherche, le JCR considérant le

nombre de citations d’environ 3 000 revues académiques en sciences sociales. Toutefois, il

est important de rappeler que cette sélection couvre 55 disciplines, donc ce classement ne

contient qu’un nombre restreint de revues par discipline (par exemple, seulement une

dizaine en comptabilité). Les critères d’agrégation et de promotion d’une université des

Pays-Bas et d’une université de Suisse confirment cette tendance à s’appuyer sur le JCR

pour qualifier la recherche publiée :

Candidate has demonstrated he/she can conduct independent research and

ensured the demarcation and structuring of own research, as is apparent from

peer-reviewed publications. After a two-year period in a post-doctoral position:

6 international ISI publications as first author. Only articles which have been

‘fully accepted’ are considered. The actual number of publications in top-

quality international journals is the admission criterion for membership of one

of the research schools deemed important for one’s discipline. (University of

Twente, 2014)

Pour le poste de professeur ordinaire à temps complet, le candidat doit avoir

publié des articles dans des revues internationales de premier plan (définies en

appliquant les critères objectifs de ranking tels que mentionnés dans le « ISI

Journal Citations Report »). Les publications scientifiques des candidats

doivent être comprises dans le dossier de candidature. (Université de Lausanne,

2010)

Les critères utilisés par l’Agència per a la Qualitat (AQU) de Catalogne en Espagne

abondent également en ce sens. Cette agence, qui a notamment pour tâche d’accréditer50 le

corps professoral des universités publiques de Catalogne, utilise la base de données SSCI et

le JCR pour évaluer la qualité de la recherche des candidats à l’agrégation :

With respect to articles, value will be placed basically on publications in

indexed journals, that is to say, publications that have passed a peer review

assessment process and that appear in the SCI databanks or similar [i.e.

included in the SSCI and the JCR]. (AQU, 2012, p. 6)

Les trois extraits précédents soulignent l’influence qu’a le JCR dans l’évaluation de la

qualité au sein de différentes institutions académiques. Les revues de premier plan sont

notamment identifiées à partir de ce classement commun, ses critères de sélection étant

perçus comme objectifs. Les administrateurs chargés de l’embauche dans ces institutions

50 Les candidats à un poste de professeur au sein d’une université publique de Catalogne doivent être en

possession d’une accréditation de recherche délivrée par l’AQU pour exercer leur fonction (AQU, 2014).

Page 237: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

219

semblent ainsi déléguer leur jugement et leur choix de candidats à ce dispositif de jugement

formel. En ne remettant pas en question la crédibilité et la pertinence du JCR, les instances

universitaires accordent un pouvoir important à ce dispositif. En somme, trois constatations

générales suffisent pour comprendre le processus décisionnel de ces institutions : les

meilleures revues sont incluses dans le JCR, les articles publiés dans une revue du JCR sont

nécessairement de qualité, ce gage de qualité renforce la pertinence d’une embauche ou

d’une promotion.

Un jugement fondé sur la commodité

Avec la surabondance des revues académiques, la multiplicité des genres, la diversité des

préférences de chacun, il peut être tentant de déléguer son jugement à des classements qui

représentent soi-disant l’opinion commune. Les données recueillies révèlent d’ailleurs

qu’un certain nombre d’institutions s’adonne à cette pratique, employant les classements

communs comme principal critère d’évaluation de la qualité de la recherche publiée. En

s’engageant de façon passive et hétéronome dans cet exercice de jugement, les instances

administratives de ces universités adoptent une logique globale de délégation de jugement

fondée sur la commodité, une logique qui, quoique simple et efficace, peut avoir des

conséquences néfastes sur le maintien d’une pluralité en recherche, ce dont je traite plus

loin.

Discussion préliminaire

Cette section de l’article a tenté de dresser un portrait de différents processus d’évaluation

de la qualité des revues académiques et de la recherche publiée employés par les

consommateurs et, du même souffle, de documenter l’influence des classements dans cette

évaluation. Sans prétendre offrir un portrait exhaustif de l’ensemble de la communauté

académique, l’analyse de mes données à la lumière des régimes de coordination de Karpik

a permis de dégager quatre portraits-type de consommateurs, exemples à l’appui, qui se

distinguent par les dispositifs de jugement utilisés et leurs formes d’engagement dans cet

exercice de jugement. À l’instar des producteurs de classements, la figure 2 situe les

consommateurs étudiés en fonction de leur niveau d’autonomie/hétéronomie et

d’activité/passivité.

Page 238: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

220

Figure 2 – Disposition des consommateurs selon leurs formes d’engagement

Il est toutefois important de rappeler que les consommateurs ayant fait l’objet des analyses

précédentes ne sont utilisés qu’à titre d’exemples pour illustrer les différents processus

d’évaluation de la qualité. Évidemment, d’autres consommateurs pourraient être classés

dans les différents quadrants. Sans être parfaitement actif, passif, autonome ou hétéronome,

certaines constatations se dégagent des formes d’engagement adoptées par les

consommateurs dans leur évaluation de la qualité :

- L’évaluation de la qualité des revues par les consommateurs actifs est davantage fondée

sur leur expérience et connaissances du milieu académique que sur les classements. En

effet, pour ces consommateurs, les classements de revues académiques ne sont pas une

finalité en soi pour évaluer la qualité mais un outil parmi d’autres pour exercer leur

jugement. Ainsi, les consommateurs actifs font une utilisation des classements qui se

rapproche de celle suggérée par les producteurs, c’est-à-dire comme un guide à

combiner avec d’autres dispositifs de jugement.

- Les consommateurs davantage passifs délèguent, dans une large mesure, leur jugement

de la qualité à des classements experts ou communs. Au contraire de leurs collègues

actifs, ils semblent tomber dans le « piège » dont les producteurs de classements ont

Membresorg. sub.

Autonome

Hétéronome

Actif

Pas

sif

Régime de l'authenticité

Régime de l'opinion experte

Régime de l'opinion commune

Régime Méga

Facultés CA, UK, AU

Universités utilisant JCR

Dépt. comptables américains

De

gré

d'a

ffir

mat

ion

de

s go

ûts

pe

rso

nne

ls d

es

con

som

mat

eurs

Degré de réflexivité des consommateurs

Page 239: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

221

cherché à les mettre en garde. Ils font souvent une utilisation machinale des classements

sans remettre en question leur processus de développement. Mais cette évaluation

mécanique de la qualité peut comporter certains avantages, comme nous l’avons vu

avec le régime de l’opinion experte. En effet, l’emploi de classements peut conférer une

certaine objectivité au processus mais surtout, procurer une forme de « protection » aux

chercheurs œuvrant en recherche critique.

- Les consommateurs dits autonomes exercent leur jugement en cherchant à maintenir

leurs goûts personnels et en tenant compte des préférences spécifiques des chercheurs.

Cette autonomie s’exprime notamment par la considération d’un spectre de revues plus

large afin d’évaluer la qualité du dossier de candidats ayant des intérêts de recherche

divergeant des lignes éditoriales des revues présentées dans les classements en sciences

de l’administration. Ainsi, une autonomie relative dans le processus d’évaluation

encouragerait la diversité en recherche.

- L’hétéronomie de certains consommateurs dans le processus d’évaluation de la qualité a

plutôt pour conséquence d’uniformiser les façons de faire en recherche. En effet, en

endossant les goûts portés par la majorité, on tend à juger négativement les recherches

publiées et les revues académiques traitant de sujets plus obscurs, mais peut-être tout

aussi importants. Les départements comptables étasuniens offrent d’ailleurs un bel

exemple des effets néfastes de cet engagement hétéronome. En limitant les frontières de

la qualité aux critères des « mégarevues », ils entraveraient l’originalité en recherche et

amenuiseraient la pluralité des revues académiques.

Qu’il soit actif, passif, autonome ou hétéronome, l’engagement des consommateurs n’est

pas sans conséquences. Comme en traite la section qui suit, le processus adopté pour

évaluer la qualité des revues académiques et de la recherche publiée peut influencer les

pratiques et les façons d’aborder la recherche par la communauté académique.

Discussion générale

En m’appuyant sur l’analyse conceptuelle et empirique développée ci-dessus, j’aimerais,

dans un premier temps, apporter un éclairage nouveau quant aux critiques formulées à

l’égard des classements. Il s’agit ici de se demander si les critiques ont raison d’être aussi

dures envers les classements et leurs producteurs et si les classements sont un dispositif de

Page 240: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

222

jugement aussi influent que le laissent entendre certains auteurs. Dans un second temps,

j’aimerais apporter quelques pistes de réflexion quant aux enjeux liés à l’évaluation de la

qualité en recherche en me penchant plus spécifiquement sur les formes d’engagement des

acteurs dans cet exercice de jugement.

Au-delà des chiffres et des classements

Si les classements sont l’objet de plusieurs récriminations dans la littérature en sciences de

l’administration, on peut cependant relever deux critiques récurrentes à leur sujet. La

première s’adresse aux producteurs de ces classements auxquels on reproche de s’appuyer

quasi uniquement sur des données bibliométriques – par exemple le nombre de citations ou

le facteur d’impact – pour qualifier les revues (Hussain, 2011; Mingers & Willmott, 2010;

Willmott, 2011). Sans nier l’importance des chiffres, mon analyse a toutefois souligné que

plusieurs classements sont développés à partir de divers dispositifs de jugement parmi

lesquels les données bibliométriques ne sont qu’un outil parmi d’autres. C’est notamment le

cas des classements rangés sous les régimes de l’authenticité, Méga et de l’opinion experte.

En effet, les panélistes du régime de l’authenticité rencontrés ne se limitent pas à examiner

le nombre de citations ou le facteur d’impact des revues; ils s’engagent dans la recension de

renseignements divers, dans une discussion ayant pour objectif de formuler un jugement

« juste » et « raisonnable ». Les producteurs du régime Méga, quant à eux, consultent des

membres de la communauté académique pour obtenir leur opinion quant à la qualité des

revues. Ceux du régime de l’opinion experte consultent des classements produits par des

experts et n’utilisent les données bibliométriques que dans une moindre mesure. Par

conséquent, s’il est vrai que les producteurs de classements du régime de l’opinion

commune délèguent leur jugement à des données chiffrées, il me paraît exagéré, voire

injustifié de faire ce même reproche à l’ensemble des acteurs participant à la classification

des revues.

La seconde critique fréquemment formulée à l’égard des classements a trait à la

surutilisation qui en est faite au sein de la communauté académique (Adler & Harzing,

2009; Gendron, 2008; Giacalone, 2009; Guthrie & Parker, 2014; Parker & Guthrie, 2013;

Willmott, 2011). Comme mon analyse l’a souligné, les classements sont les dispositifs de

jugement prédominant dans le processus d’évaluation de la qualité par les consommateurs

Page 241: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

223

adhérents aux régimes de l’opinion experte et de l’opinion commune. Cependant, on ne

peut pas en dire autant des régimes de l’authenticité et Méga. Sans faire fi des classements,

les consommateurs « authentiques » tendent à les utiliser comme un outil parmi d’autres,

comme un point de repère qu’il est possible de questionner. Pour leur part, les

consommateurs à la recherche des « mégarevues » tendent à ignorer les classements en

qualifiant les revues à partir de l’opinion et des perceptions des chercheurs de leur réseau

ou de cicérones. Comme les consommateurs du régime Méga délaissent les classements, on

pourrait croire qu’ils échappent aux conséquences liées à une (sur)utilisation de cet outil.

Pourtant, comme j’ai tenté de le montrer dans mon analyse de certains départements

comptables étasuniens, ce processus d’évaluation est loin d’être bénéfique pour le

développement de la connaissance et l’innovation en recherche. Au contraire, il constitue

une forme extrême d’élitisme. C’est donc dire que les classements ne sont peut-être pas la

seule cause aux problèmes rencontrés par le milieu académique au cours des dernières

années.

À mon sens, en pointant du doigt les classements comme principale source de dégradation

et de dénaturation de la recherche, certains critiques détournent l’attention d’un problème

qui me semble plus important encore, celui de l’engagement des acteurs dans le processus

d’évaluation. En d’autres termes, les questionnements devraient porter non seulement sur

les classements, mais aussi sur la façon dont les acteurs s’engagent dans cet exercice de

jugement de la qualité. Quels sont les effets d’un engagement actif ou autonome? Y a-t-il

des conséquences à être passif ou encore hétéronome? Ce sont à ces questions que je

tenterai maintenant d’apporter certaines pistes de réponses.

Les enjeux de l’engagement

En considérant la forme d’engagement des acteurs, les régimes de coordination de Karpik

permettent d’analyser sous un angle distinct et fécond l’évaluation de la qualité dans le

milieu académique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai entamé ci-dessus, dans les

deux discussions préliminaires, une analyse des différentes formes d’engagement des

acteurs – soit actif, passif, autonome et hétéronome – en formulant certaines constatations à

cet égard. Je poursuis sur cette lancée en tentant cette fois, toujours à partir des formes

Page 242: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

224

d’engagement, de jeter un éclairage sur quatre grands enjeux entourant l’évaluation de la

qualité et, de façon plus générale, le monde de la recherche.

Actif : l’enjeu du temps

Être actif signifie consulter, questionner, comparer de multiples dispositifs de jugement

substantiels ce qui favorise le développement d’une réflexivité et mène généralement à une

qualification plus nuancée, plus avisée. D’ailleurs, mon analyse a souligné que certains

acteurs qui s’engagent activement dans le processus d’évaluation semblent animés par le

désir de qualifier les revues académiques et la recherche publiée d’une façon qu’ils

perçoivent comme étant « juste » et « éclairée ». C’est notamment le cas des panélistes des

classements nationaux et de certains membres de comité d’organismes subventionnaires

interviewés, tous deux rangés sous le régime de l’authenticité. On perçoit dans leur réponse

le désir de s’interroger, de discuter et ultimement de porter un jugement qui sera le reflet

d’un processus réflexif. Dans une moindre mesure, on relève également chez les acteurs du

régime Méga – soit, les producteurs du FT45 et les instances administratives de

départements comptables étasuniens – la mise en place de certaines démarches afin de

prendre un temps pour recueillir différents points de vue.

Quoique pertinent, ce cheminement réflexif relativement lent doit faire face à un enjeu de

taille : le temps. Comme le temps est souvent une denrée rare dans le monde académique

(Alvesson & Sandberg, 2013; Gendron, 2008, 2013) – course à la publication ou à

l’agrégation oblige –, il peut être difficile de faire valoir ou même de se convaincre de la

pertinence de s’engager activement dans un processus d’évaluation. Justifier l’utilisation de

plusieurs dispositifs de jugement peut être d’autant plus ardu qu’il existe désormais des

outils offrant une évaluation de la qualité « clé en main », tels que les données

bibliométriques ou les classements. Je suis consciente que la tentation peut être forte de

tomber dans la facilité pour faire l’économie de précieuses heures. Mais je suis d’avis qu’il

ne faut pas céder à la tentation si l’on veut se prémunir quant aux risques découlant de

l’évaluation prémâchée (par exemple, l’uniformité en recherche et la désingularisation des

revues). À mon sens, une démarche active pour évaluer la qualité des revues et de la

recherche publiée devrait être non seulement encouragée par les institutions académiques,

mais aussi prônée et défendue par les chercheurs et les producteurs de classements, car un

Page 243: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

225

engagement actif permet d’apporter un regard plus « éclairé » sur ce qu’est la qualité en

recherche en plus de développer des aptitudes réflexives favorisant le jugement critique.

Une façon de promouvoir cette démarche active serait peut-être de revoir les processus de

promotion et d’agrégation afin d’encourager la consultation de divers dispositifs

substantiels, tel que l’avis de collègues ayant des expertises différentes, et ainsi susciter le

questionnement et la réflexion dans le cadre de ces évaluations. Des ateliers pourraient

également être organisés au sein des universités pour ouvrir la discussion quant aux

différentes façons d’évaluer la recherche afin de favoriser l’expansion des dispositifs de

jugement consultés. Il serait aussi pertinent de sensibiliser les doctorants, au cours de leurs

programmes de formation, à l’égard des dangers de la pensée rapide en recherche. Comme

le dit Karpik (2007, p. 330) : « Pour faire des choix raisonnables, il faut de la compétence,

des dispositifs et du temps. »

Passif : l’enjeu de la compétence à juger de la qualité

Contrairement à l’acteur actif qui consulte de multiples dispositifs de jugement, l’acteur

passif délègue son choix à des dispositifs formels tels que les classements ou le nombre de

citations. La passivité dans le processus d’évaluation de la qualité comporte plusieurs

attraits, les plus importants étant la facilité et l’économie de temps. En déléguant leur

jugement à des classements communs ou experts, les acteurs passifs peuvent « au nom

d’une autorité reconnue comme légitime, […] concilier le bon choix esthétique, la faible

compétence et la rapidité » (Karpik, 2007, p. 330). Comme l’illustre mon analyse, l’emploi

de dispositifs formels autorise un jugement « objectif » de la qualité des revues sans avoir à

lire les publications ni à en connaître la teneur. Pour les producteurs de classements comme

pour les instances administratives, l’emploi d’indicateurs quantitatifs fait non seulement

gagner du temps, mais il permet aussi d’amenuiser des différences de jugement

insurmontables. Il facilite les choix autrement controversés et favorise l’accord collectif. Ce

fut notamment le cas pour certains chercheurs critiques pour qui l’engagement passif

permet d’éviter les affres de la justification de leur travail parfois divergeant du courant

dominant.

Bien que la passivité présente d’éminents avantages pratiques, elle comporte aussi un enjeu

important, celui du maintien des capacités à juger de la qualité. Pourquoi? La passivité tend

Page 244: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

226

à confiner les individus et les institutions à des schèmes de pensée « préformatés » qui, a

contrario de l’engagement actif, engendrent une perte de la capacité réflexive. Avec le

temps, l’idée même de juger de la qualité sans recourir à des dispositifs formels devient de

plus en plus irréaliste et même « anormale »; les avantages de la passivité étant, pour

beaucoup, irrésistibles. Mais en déléguant leur jugement, « la compétence initiale des

consommateurs [et des producteurs de classements], pour autant qu’elle a existé, a tendance

à disparaître. » (Karpik, 2007, p. 330) Devenus l’appendice des données chiffrées et

classées, ces acteurs passifs voient leur capacité à juger par eux-mêmes de la qualité des

revues et des dossiers de production scientifique s’amoindrir, ce qui ultimement peut mener

à ce que Karpik appelle « la déqualification » des membres de la communauté académique.

En évitant de se questionner, en refusant d’entrer dans un processus de réflexion pour juger

de la qualité, les acteurs passifs perdent les compétences nécessaires pour mener à bien ce

processus d’évaluation. Cette déqualification semble de plus en plus courante chez les

jeunes chercheurs dont je fais partie. En effet, dès notre entrée dans le monde académique,

on nous propose fréquemment d’utiliser les classements ou les facteurs d’impact de

manière passive pour choisir les revues à consulter, les revues où publier (Malsch &

Tessier, 2014; Raineri, 2014). Ainsi, nous sommes peu susceptibles de développer les

aptitudes permettant de juger de la qualité de façon « juste » et « éclairée ».

Les incitatifs à la passivité se font toujours plus grands « puisque les puissances étatiques,

administratives, scientifiques et économiques s’appuient mutuellement pour élargir sans

cesse, au nom de l’ordre, de la vérité, de la technique et de la richesse économique, la

sphère de la calculabilité. » (Karpik, 2007, p 13) C’est notamment le cas au sein de certains

milieux universitaires qui encouragent la délégation du jugement à des classements experts

ou communs lors des processus de promotion et d’agrégation au nom de l’ordre et de la

bonne entente. Je crois toutefois qu’il faut résister à cette tentation de passivité car,

quoiqu’elle permette une évaluation simple et efficace, elle entraîne une perte des aptitudes

réflexives au sein du milieu académique, aptitudes qui devraient pourtant être au centre de

la culture académique.

Page 245: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

227

Autonomie : l’enjeu de la reconnaissance

L’autonomie dans le processus d’évaluation « favorise le maintien du pluralisme des

acteurs, des dispositifs, des marchés, des produits et des registres temporels. » (Karpik,

2007, p. 31) En affirmant leurs goûts personnels et en conservant une certaine

indépendance dans la formulation de leur jugement, les acteurs autonomes tendent à élargir

le spectre des revues perçues comme étant de qualité – en présumant bien sûr que les goûts

soient multiples et diversifiés. Par exemple, le classement de l’école de commerce étudié,

qui tient compte des goûts spécifiques des chercheurs de l’institution, met à l’avant-plan

des revues qui auraient été ignorées par le seul dénombrement des citations. Il en est de

même pour les classements nationaux qui, par la présence de panélistes relativement

autonomes et aux parcours diversifiés, encouragent le pluralisme des critères de qualité. Les

consommateurs autonomes favorisent également le maintien d’une certaine diversité en

recherche, notamment en prenant en compte les intérêts de recherche dans l’évaluation du

dossier d’un candidat.

Mais affirmer ses goûts est parfois synonyme d’aller à l’encontre des préférences de la

majorité. Si, pour être reconnu dans un domaine, il faut parfois arriver à se distinguer, être

trop différent peut également amener à être écarté (Bourdieu, 1979). Par conséquent,

l’acteur autonome aux goûts divergents risque de voir sa reconnaissance par ses pairs

s’amoindrir, d’être isolé, voire même marginalisé. C’est d’ailleurs le sentiment qu’ont

exprimé certains chercheurs étasuniens rencontrés. Comme il a été mentionné

précédemment, un chercheur d’un département comptable étasunien qui voudrait

manifester ses préférences pour des revues en-dehors du « top 3 » ou du « top 6 » pourrait

mettre en jeu sa carrière.

Malgré l’enjeu important qui en découle, je soutiens qu’il est nécessaire de faire preuve de

courage et d’affirmer ses goûts si l’on veut maintenir une diversité au sein de l’univers des

revues. D’ailleurs, comme l’ont soutenu Flyvberg (2001), Russell (2004) et Alvesson &

Sandberg (2014), la recherche au sein d’un champ « progresse » davantage lorsqu’elle

s’inscrit dans une diversité quant à la façon de produire des connaissances. Je suis toutefois

consciente qu’il peut être ardu de faire preuve d’autonomie dans certains milieux

académiques prônant la conformité. Néanmoins, certaines actions pourraient être posées

Page 246: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

228

afin de promouvoir la diversité. Par exemple, les chercheurs pourraient initier un dialogue

avec les instances administratives de leurs institutions dans l’espoir d’apporter une certaine

ouverture quant à pluralité des goûts et à la multivocalité en recherche. Des initiatives

pourraient également être mises en place afin d’accroître le statut de classements favorables

à la diversité épistémologique pour ainsi déloger cette idée que seule une poignée de revues

mérite considération. En somme, je crois que les universitaires doivent se méfier des

influences qui les poussent, parfois subtilement, à la conformité pour chercher à maintenir

leurs préférences personnelles. Comme Said (1994, p. xvi) le soutient : « […] the principal

intellectual duty is the search for relative independence from such [institutional]

pressures. » (Said, p. xvi)

Hétéronomie : l’enjeu de la singularité

L’hétéronomie est liée à un endossement des goûts portés par les dispositifs de jugement,

une caractéristique des acteurs du régime Méga qui endossent les goûts d’autorités

symboliques et du régime d’opinion commune avalisant les goûts portés par le nombre de

citations. Délaisser ses préférences personnelles pour s’allier à la masse a pour principal

intérêt de se voir accorder facilement une reconnaissance des pairs et de se faire accepter

aisément au sein d’une discipline. Il peut également être rassurant pour un jeune chercheur

n’ayant pas encore fait ses marques dans le milieu académique de pouvoir connaître et

suivre les goûts d’autorités symboliques dans leur domaine. En revanche, les acteurs

hétéronomes tendent à ignorer l’existence d’une pluralité de critères de qualité qui vont au-

delà des préférences de la majorité et du nombre de citations. Ainsi, ils tendent à remplacer

la nature multidimensionnelle et complexe du monde de la recherche par un milieu

unidimensionnel et univoque. En d’autres mots, l’hétéronomie défavorise l’originalité et

renforce le développement d’une désingularisation des revues académiques.

La désingularisation est associée à une perte de la qualité des revues qui transforme

l’originalité en uniformité. Plus précisément, « […] la désingularisation se situe au

croisement de deux processus : l’appauvrissement et la standardisation. Le premier terme

pointe une pratique collective durable d’exclusion de l’originalité qui ne laisse

progressivement subsister que la banalité, le conformisme, le formatage, le cliché. Le

second terme […] signifie uniformisation, redondance, imitation, répétition, homogénéité,

Page 247: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

229

tout ce qui favorise l’interchangeabilité. » (Karpik, 2007, p. 320) Cette tendance à la

désingularisation est d’abord exacerbée par les classements de « mégarevues » comme le

FT45 qui restreignent l’attention à un groupuscule de publications qui ne peut évidemment

pas refléter l’ensemble des préférences de la communauté académique. Il en est de même

pour les classements communs fondés sur le nombre de citations comme le JCR. Ces

classements chiffrés se désintéressent du contenu spécifique des revues pour réduire leur

qualité à un nombre, leur faisant ainsi perdre toute singularité – comme si l’ultime finalité

du travail de recherche était d’être cité, peu importe par qui, pour quoi et comment. Les

consommateurs hétéronomes participent également à cette uniformisation des façons de

faire en recherche puisqu’ils tendent à limiter les critères de qualité aux caractéristiques des

soi-disant « meilleures » revues. Comme le soulignent Alvesson et Sandberg (2014, p.

968) : « […] narrowly defined research fields tend to produce fragmented knowledge, [...]

harmful protectionism of specific areas and uncreative thinking (at least outside puzzle-

solving tasks) which, taken together, generate significant barriers to more innovative and

frame-breaking research. » Ainsi, en endossant les goûts des dispositifs de jugement, les

acteurs hétéronomes font courir un grand risque au milieu académique, celui de voir la

recherche devenir plus homogène, standardisée; en bref, dénaturée.

En somme, la passivité et l’hétéronomie dans l’évaluation de la qualité font peser les deux

plus grandes menaces sur le monde de la recherche, celles de la déqualification des

membres de la communauté académique et de la désingularisation des revues. Au-delà des

classements, je crois qu’il faut davantage être à l’affût de ces deux types de comportement

pour chercher à les freiner, voire même les enrayer, car ils vont à l’encontre de ce que sont,

à mon sens, les grandes valeurs de la culture académique : la pluralité, la collégialité,

l’ambition intellectuelle, le développement de la pulsion créatrice et l’importance de

l’originalité.

Conclusion

Cette étude avait pour objectif de mieux comprendre le processus de développement des

classements les plus influents au sein des sciences de l’administration et leur utilisation

(potentielle ou avérée) dans le milieu académique pour évaluer la qualité de la recherche

publiée dans les revues académiques. À l’aide de la théorie de Karpik, j’ai d’abord essayé

Page 248: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

230

d’éclaircir un tant soit peu le mystère qui entoure l’élaboration des classements car, sans

être parfaitement opaque, le processus spécifique mis en place pour les produire est souvent

peu connu. J’aspirais ainsi à offrir un portrait de différentes méthodes utilisées et, ce

faisant, amener les membres de la communauté académique à prendre un certain recul face

à la production du contenu de ces indicateurs de qualité qu’ils sont si souvent appelés à

consulter. J’ai ensuite cherché à développer une meilleure compréhension de l’utilisation

des classements pour permettre aux lecteurs de cette thèse de juger, en fonction d’un angle

original, la pertinence et/ou nuisance de ces classements pour le monde de la recherche. Par

ce double examen producteurs/consommateurs, j’ai également tenté de montrer qu’il existe

certains rapprochements à faire entre les méthodes de qualification employées par chacun,

rappelant ainsi que les reproches faits aux uns peuvent aussi être faits aux autres.

Parallèlement, cette étude cherchait à mettre en lumière les différents processus

d’évaluation de la qualité des revues employés au sein de la communauté académique. Les

régimes de coordination de Karpik (2007) ont permis de rendre intelligibles ces divers

processus d’évaluation, chaque régime définissant une logique distinctive qui exprime des

relations d’adéquation entre les dispositifs de jugement consultés et les formes

d’engagement des acteurs. Le « régime de l’authenticité », qui se caractérise par

l’autonomie des acteurs, leur engagement actif et la pluralité des dispositifs de jugement, a

montré que la qualification des revues peut être le fruit d’une discussion, d’un travail

réflexif d’évaluation où la qualité n’est pas réduite au nombre de citations. Le « régime

Méga » a pour sa part révélé que la recherche des « meilleures » revues à laquelle s’ajoute

l’hétéronomie des acteurs amènent une simplification de l’univers symbolique des revues

académiques de qualité. Le « régime de l’opinion experte », combinant dispositifs de

jugement formels, passivité et autonomie, a mis au jour la tendance de certains acteurs du

milieu académique à déléguer conditionnellement leur qualification des revues aux

classements experts. Quoique mécanique, certains consommateurs ont su tirer profit de ce

processus d’évaluation passif pour légitimer leurs travaux de recherche hors du courant

dominant. Le « régime de l’opinion commune », défini par la rencontre de dispositifs

formels et d’acteurs passifs et hétéronomes, est venu confirmer l’inclinaison de plusieurs à

résumer la qualité à une quantité, soit au nombre de citations. Sans être exhaustive, cette

Page 249: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

231

classification entre les quatre régimes de coordination a offert un portrait global de

l’évaluation de la qualité au sein du monde académique.

En s’appuyant sur les outils théoriques de Karpik, mon étude ne se propose pas seulement

d’enrichir la compréhension des processus d’évaluation mais aussi d’apporter un regard

nouveau sur le sujet. En mettant en lumière les dispositifs de jugement employés, je

désirais d’abord apporter certaines nuances quant à l’importance accordée aux données

classées ou chiffrées dans l’exercice du jugement. La littérature existante tend souvent à

ignorer que l’évaluation de la recherche publiée n’est pas nécessairement fondée sur les

données bibliométriques ou les classements. Pourtant, comme l’a suggéré mon analyse,

divers dispositifs concurrents peuvent être utilisés pour qualifier le travail académique, les

cicérones, les confluences ou encore le réseau entrant également en ligne de compte. Par

l’examen des formes d’engagement des acteurs, j’aspirais également à offrir un point de

vue alternatif pour mieux comprendre les différents enjeux liés à l’évaluation de la qualité.

On tend parfois à oublier que les acteurs ne font pas que consulter des dispositifs de

jugement pour qualifier les revues. Ils font également le choix de s’engager de diverses

façons dans ce processus, choix qui peut avoir des conséquences importantes dont la perte

des capacités à juger et la désingularisation des revues. En mettant en exergue les formes

d’engagement, je désirais ainsi présenter la problématique d’évaluation de la qualité sous

un jour différent et soulever de nouveaux questionnements à cet égard.

Ultimement, j’espérais par cette étude susciter une réflexion auprès des membres de la

communauté académique quant à leur façon d’aborder l’évaluation de la qualité en

recherche, une réflexion allant au-delà des classements. À mon sens, la question n’est pas

tant de savoir s’il faut enrayer les nouveaux instruments d’évaluation que sont les

classements. Comme le soulignait un professeur titulaire lors de notre entretien, leur

présence dans le milieu académique est presque inévitable: « We can complain all we want

but the reality is that rankings are not going to go away. » Il s’agit plutôt de savoir quels

objectifs nous désirons collectivement poursuivre en tant que communauté académique à

l’égard de ce jugement sur la qualité et si nous sommes prêts à s’y investir car, comme le

soutiennent Alvesson & Sandberg (2013, p. 139), « as a collective we control the norms for

good research and, thus, to a considerable degree, form, bend, and translate how

Page 250: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

232

governments and others institutions’ policies influence the research practice. » Ainsi, ce qui

est le plus à craindre n’est pas nécessairement les classements, mais ces acteurs à courte

vue qui, par ignorance, par facilité ou par intérêt personnel, renoncent à une évaluation

réfléchie au profit d’une évaluation mécanique de la qualité (Gendron, 2013).

Bien que mes données empiriques ne me permettent pas de tirer cette conclusion avec

certitude, il semble que les consommateurs soient plus enclins à adopter ce type

d’évaluation machinale et à se soumettre à l’influence des dispositifs formels que sont les

classements. En effet, si deux des cinq classements étudiés se retrouvent sous le régime de

l’authenticité, seuls certains membres de comité d’évaluation d’organismes

subventionnaires peuvent prétendre au titre de consommateur « authentique » - et il n’est

pas dit que ces mêmes personnes ont des comportements authentiques en-dehors de

l’enceinte de ces comités. Ainsi, il semblerait qu’il y ait un problème plus prononcé du côté

de la consommation. Il serait donc intéressant de documenter davantage ce phénomène et

de se pencher sur les raisons sous-jacentes. Pour l’instant, on peut penser que le phénomène

du pouvoir peut particulièrement influencer le degré d’engagement dans le processus

d’évaluation et favoriser la passivité et l’hétéronomie. C’est notamment le cas lorsque des

dispositifs formels sont fortement suggérés, voire imposés, aux chercheurs dans le cadre de

processus d’agrégation et de promotion. Il serait d’ailleurs intéressant d’examiner

davantage les aspects du pouvoir influençant le processus d’évaluation de la qualité puisque

le modèle de Karpik n’aborde pas cette question directement.

Ainsi, la présente étude ouvre la voie à de potentielles avenues de recherche en soulevant

de nouveaux questionnements. Pourquoi l’engagement actif et autonome serait-il si peu

présent chez les consommateurs de revues académiques? Serait-ce en raison de pressions

favorisant le court-termisme et la « performance » en recherche? Ou serait-ce plutôt en

raison d’un manque d’incitatifs à une plus grande implication dans le processus

d’évaluation? Il s’agit de questions pertinentes qui, à mon sens, mériteraient de faire l’objet

d’études plus approfondies. Une étude de cas pourrait également s’attarder à examiner avec

davantage de profondeur le processus d’élaboration de classements particuliers. À titre

d’exemple, l’élaboration du classement FT45 pourrait faire l’objet d’une recherche plus

détaillée en examinant la façon dont les doyens identifient les meilleures revues. Ces

Page 251: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

233

derniers jouent un rôle important dans l’établissement de ce classement influent d’où

l’intérêt de mieux comprendre les différents dispositifs qu’ils mobilisent pour juger de la

qualité des revues. Enfin, il serait intéressant d’examiner la façon dont la dynamique de

groupe influence le processus d’évaluation des revues académiques, un sujet pertinent qui

n’a pu être étudié dans le cadre de cette recherche.

Au final, si on préfère un jugement passif et hétéronome à un engagement actif et autonome

dans l’évaluation de qualité, la communauté académique court le risque de laisser entre les

mains d’une poignée de cicérones le soin de fixer les critères de qualité, leur accordant ainsi

la fonction de gatekeepers de la qualité. Mais lorsque seules quelques personnes décident

de ce qu’est une « bonne » revue, la recherche a alors tendance à devenir ce que dénonçait

vertement le sociologue Michel Freitag, une recherche faite par des groupuscules se muant

en « coteries pratiquant le même paradigme », les membres de la coterie veillant à garder

les clés des portes qui y donnent accès (dans Baillargeon, 2011, p. 46). C’est donc pourquoi

j’espère que l’analyse développée dans la présente étude saura motiver les membres de la

communauté académique à s’engager de façon plus active et autonome dans le processus

d’évaluation de la qualité de la recherche.

C’est en ne faisant rien qu’on risque de voir la recherche se dénaturer. Alors, peut-être est-il

temps d’aller au-delà de la critique des classements et de s’engager dans le processus

d’évaluation de la qualité afin qu’il reflète les valeurs profondes de la culture académique.

Comme le disait Gandhi : « Vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce

monde. »

Page 252: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

234

Bibliographie

Adler, N. J., & Harzing, A.-W. (2009). When knowledge wins: transcending the sense and

nonsense of academic rankings. Academy of Management Learning & Education,

8(1), 72-95.

Agència per a la Qualitat del Sistema Universitari de Catalunya (AQU). (2012). Criteria for

the issue of research accreditations. Information consultée le 2 juillet 2014 à

l’adresse URL : http://www.aqu.cat/professorat/agregat/proces_agregat_en.html

Agència per a la Qualitat del Sistema Universitari de Catalunya (AQU). (2014). Tenured

assistant professor. Information consultée le 2 juillet 2014 à l’adresse URL :

http://www.aqu.cat/professorat/agregat/index_en.html

Alvesson, M., & Sandberg, J. (2013). Has management studies lost its way? Ideas for more

imaginative and innovative research. Journal of Management Studies, 50(1), 128-

152.

Alvesson, M. & Sandberg, J. (2014). Habitat and habitus: boxed-in versus box-breaking

research. Organization Studies, 35(7), 967-987.

Association of Business Schools (ABS). (2010). Academic journal quality guide version 4.

Information consultée le 4 mars 2014 à l’adresse URL :

http://www.myscp.org/pdf/ABS%202010%20Combined%20Journal%20Guide.pdf

Australian Business Deans Council (ABDC). (2013a). Australian Business Deans Council

journal quality list. Information consultée le 4 mars 2014 à l’adresse URL :

http://www.abdc.edu.au/download.php?id=37929,242,1

Australian Business Deans Council (ABDC). (2013b). ABDC Journal Quality List – 2013

Review: Overall Report. Information consultée le 4 mars 2014 à l’adresse URL :

http://www.abdc.edu.au/download.php?id=1016520,1215,1

Azoulay, N. (2008). Lucien Karpik, L’économie des singularités. Revue de la régulation,

3/4(2e semestre). Information consultée le 12 février 2014 à l’adresse URL :

http://regulation.revues.org/4853

Baillargeon, N. (2011). Je ne suis pas une PME. Montréal : Les éditions Poètes de brousse.

Benos, D. J., Bashari, E., Chaves, J. M., Gaggar, A., Kapoor, N., LaFrance, M., Mans, R.,

Mayhew, D., McGowan, S., Polter, A., Qadri, Y., Sarfare, S., Schultz, K.,

Splittgerber, R., Stephenson, J., Tower, C., Walton, R. G., & Zotov, A. (2007). The

ups and downs of peer review. Advances in Physiology Education, 31(2), 145-152.

Bonner, S. E., Hesford, J. W., Van der Stede, W. A., & Young, S. M. (2006). The most

influential journals in academic accounting. Accounting, Organizations and Society,

31(7), 663-685.

Bourdieu, P. (1979). La distinction : critique sociale du jugement. Paris : Les Éditions de

Minuit.

Demski, J.S., Dopuch, M., Lev, R., Ronen, J., Searfoss, G., & Sunder, S. (1991). A

statement on the state of academic accounting. Statement to the Research Director

of the American Accounting Association. Sarasota, FL.

Eraly, A. (2011). Les enjeux de l’évaluation. Du discours aux pratiques. Dans Servais, P.

(Ed.), L’évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales – Regards de

chercheurs, Louvain-la-Neuve, Belgique : Bruylant-Academia, 15-36.

Feyerabend, P. 1979. Contre la méthode. Paris : Éditions du Seuil.

Page 253: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

235

Financial Times (FT). (2010). About the FT business school rankings. Information

consultée le 5 mars 2014 à l’adresse URL :

http://rankings.ft.com/businessschoolrankings/

Financial Times (FT). (2012). 45 journals used in FT research rank. Information consultée

le 11 juin 2014 à l’adresse URL : http://www.ft.com/intl/cms/s/2/3405a512-5cbb-

11e1-8f1f-00144feabdc0.html#axzz34MWMsbj0

Flyvbjerg, B. (2001). Making social science matter: why social inquiry fails and how it can

succeed again. Cambridge, England: Cambridge University Press.

Free, C., Salterio, S. E., & Shearer, T. (2009). The construction of auditability: MBA

rankings and assurance in practice. Accounting, Organizations and Society, 34(1),

119-140.

Gadrey, J. (2008). Le bon, le beau et le grand : entre culture et marché, les singularités.

Revue française de sociologie, 49(2), 379-389.

Galvez-Behar, G. (2010). Faut-il classer les revues en sciences humaines et sociales? Dix

années de controverses françaises (1999-2009). Information consultée le 17 juin

2014 à l’adresse URL : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00548183

Gans, J. (2014). Harvard Business Review should pay a price for its fees. Information

consultée le 5 mars 2014 à l’adresse URL :

http://www.ft.com/intl/cms/s/2/5f362c0a-2ff7-11e3-80a4-

00144feab7de.html#axzz2hsaVBURo

Garfield, E. (2007). The evolution of the Science Citation Index. International

Microbiology, 10(1), 65-69.

Gendron, Y. (2008). Constituting the academic performer: the spectre of superficiality and

stagnation in academia. European Accounting Review, 17(1), 97-127.

Gendron, Y. (2013). Accounting academia and the threat of the paying-off mentality.

Critical Perspectives on Accounting, in press,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2013.06.004

Giacalone, R. A. (2009). Academic rankings in research institutions: a case of skewed

mind-sets and professional amnesia. Academy of Management Learning &

Education, 8(1), 122-126.

Gingras, Y. (2008). La fièvre de l'évaluation de la recherche. Du mauvais usage de faux

indicateurs. Note de recherche du Centre interuniversitaire de recherche sur la

science et la technologie, n° 5.

Guthrie, J., & Parker, L. D. (2014). The global accounting academic: what counts!

Accounting, Auditing & Accountability Journal, 27(1), 2-14.

Harzing, A.W. (2014). Journal quality list. Fifty-second edition.

Humphrey, C., & Owen, D. (2000). Debating the ‘Power’ of audit. International Journal of

Auditing, 4(1), 29-50.

Hussain, S. (2011). Food for thought on the ABS Academic Journal Quality Guide.

Accounting Education: an international journal, 20(6), 545-559.

Karpik, L. (2007). L’économie des singularités. France : Éditions Gallimard.

Karpik, L. (2012). « Performace », « excellence » et création scientifique. Revue Française

de Socio-Économie, 2(10), 113-135.

Klein, D.B., & Chiang, E. (2004). The Social Science Citation Index: a black box – with an

ideological bias? Econ Journal Watch, 1(1), 134-165.

Kuhn, T. S. (1983). La structure des révolutions scientifiques. Paris, Flammarion.

Page 254: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

236

Lee, T. (1995). Shaping the U.S. academic accounting research profession: the American

Accounting Association and the social construction of a professional elite. Critical

Perspectives on Accounting, 6(3), 241-261.

Lincoln, Y.S., & Guba, E.G. (1985). Naturalistic inquiry, London: Sage Publications.

Louvel, S. (2012). Avant-propos : réinterroger l’évaluation comme technologie de

« pilotage à distance » du secteur public. L’exemple de la recherche. Quaderni,

77(1), 5-10.

Malsch, B., & Tessier, S. (2014). Journal ranking effects on junior academics: Identity

fragmentation and politicization. Critical perspectives on Accounting, in press,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2014.02.006

McMaster University. (2013). Financial Times top 45 journals used in business school

research rankings. Information consultée le 5 mars 2014 à l’adresse URL :

http://library.mcmaster.ca/find/ft-research-rank-journals

Morris, H., Harvey, C., & Kelly, A. (2009). Journal rankings and the ABS Journal Quality

Guide. Management Decision, 47(9), 1441-1451.

Nicholson, D. (2011). Your starter for ten: an interview with Jim Testa, VP editorial

development and publisher relations at Thomson Reuters (ISI) Web of Science.

Information consultée le 11 mars 2014 à d’adresse URL :

http://exchanges.wiley.com/blog/2011/02/20/your-starter-for-ten-an-interview-with-

jim-testa-vp-editorial-development-and-publisher-relations-at-thompson-reuters-isi-

web-of-science/

Nkomo, S. M. (2009). The seductive power of academic journal rankings: challenges of

searching for the otherwise. Academy of Management Learning & Education, 8(1),

106-112.

Palin, A. (2014). MBA ranking 2014: key and methodology. Information consultée le 5

mars 2014 à l’adresse URL : http://www.ft.com/intl/cms/s/2/5728ac98-7c7f-11e3-

b514-00144feabdc0.html#axzz2v79mvQtr

Parker, L. D., & Guthrie, J. (2013). Accounting scholars and journals rating and

benchmarking – Risking academic research quality. Accounting, Auditing &

Accountability Journal, 25(1), 4-15.

Patton, M.Q. (2002). Qualitative research & evaluation methods, 3rd ed., London: Sage

Publications.

Pollock, N., & D’Adderio, L. (2012). Give me a two-by-two matrix and I will create the

market: rankings, graphic visualizations and sociomateriality. Accounting,

Organizations and Society, 37(8), 565-586.

Pontille, D., & Torny, D. (2012). Rendre publique l’évaluation des SHS : les controverses

sur les listes de revues de l’AERES. Quaderni, 77(1), 11-24.

Raineri, N. (2014). Business doctoral education as a liminal period of transition: comparing

theory and practice. Critical Perspectives on Accounting, in press,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2013.11.003.

Reinstein, A., & Calderon, T.G. (2006). Examining accounting departments’ rankings of

the quality of accounting journals. Critical Perspectives on Accounting, 17(4), 457-

490.

Rowlinson, M., Harvey, C., Kelly, A., Morris, H., & Todeva, E. (2013). Accounting for

research quality: research audits and the journal rankings debate. Critical

Perspectives on Accounting, in press, http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2013.05.012.

Page 255: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

237

Russell, B. (2004 – originally published in 1935). In praise of idleness. New York:

Routledge Classics.

Said, E. W. (1994). Representations of the intellectual. New York: Vintage Books.

Schwartz, B.N., Williams, S., & Williams, P.F. (2005). US doctoral students’ familiarity

with the accounting journals: insights onto the structure of the US academy. Critical

Perspectives on Accounting, 16(3), 53-60.

Servais, P. (Ed.). (2011). L’évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales –

Regards de chercheurs. Louvain-la-Neuve, Belgique : Bruylant-Academia.

Steiner, P. (2008). Regards croisés sur L’économie des singularités de Lucien Karpik.

Revue française de sociologie, 49(2), 379.

Thomson Reuters. (2008). Thomson Reuters speaks with Jim Testa, about Impact Factor.

Information consultée le 10 mars 2014 à l’adresse URL :

http://community.thomsonreuters.com/t5/Citation-Impact-Center/Thomson-Reuters-

speaks-with-Jim-Testa-about-Impact-Factor/ba-p/716

Thomson Reuters. (2010). Processus de sélection des revues. Information consultée le 10

mars 2014 à l’adresse URL :

http://wokinfo.com/media/essay/journal_selection_essay-fr.pdf

Thomson Reuters. (2014a). Social Science Citation Index. Information consultée le 10 mars

2014 à l’adresse URL :

http://wokinfo.com/products_tools/multidisciplinary/webofscience/ssci/

Thomson Reuters. (2014b). Essential science indicators & Journal Citation Reports.

Information consultée le 11 mars 2014 à l’adresse URL :

http://thomsonreuters.com/products/ip-science/04_031/esi-jcr-brochure.pdf

Tourish, D., & Willmott, H. (2014). In defiance of folly: journal rankings, mindless

measures and the ABS Guide. Critical Perspectives on Accounting,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2014.02.004.

Université de Lausanne. (2010). Professeur-e ordinaire ou professeur-e assistant-e en

prétitularisation conditionnelle en comptabilité financière et analyse financière.

Information consultée le 13 février 2014 à l’adresse URL :

https://www.hec.unil.ch/jobs/public/31_docs/jobdescription_CCF0110.pdf

University of Twente. (2014). Memorandum growth criteria. Information consultée le 13

février 2014 à l’adresse URL : http://www.utwente.nl/gw/hr/notities/11-059engels/

Van Fleet, D. D., McWilliams, A., & Siegel, D. S. (2000). A theoretical and empirical

analysis of journal rankings: the case of formal lists. Journal of Management, 26(5),

839-861.

Vanholsbeeck, M. (2012). Entre qualité prescrite et qualité souhaitable. L’ambivalence des

chercheurs en communication face à l’évaluation de leurs publications. Quderni,

77(1), 71-84.

Willmott, H. (2011). Journal list fetishism and the perversion of scholarship: reactivity and

the ABS list. Organization, 18(4), 429-442.

Zarka, Y. C. (2009). L’évaluation: un pouvoir supposé savoir. Cités, 37(1), 113-123.

Page 256: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles
Page 257: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

239

Conclusion

« L’homme est un produit comme les autres […]. »

(Frédéric Beigbeder, 2000)

Cette thèse est née de la convergence, chez moi, de deux préoccupations, lesquelles m’ont

animée tout au long de mon parcours doctoral et qui resurgissent au moment d’y mettre fin.

La première de ces préoccupations, qui pourrait être qualifiée d’épistémologique, est de

faire valoir la pertinence et l’importance de la recherche qualitative en comptabilité. Si un

certain nombre de chercheurs du champ comptable ont démontré, depuis les années 1980,

la pertinence et l’importance de la recherche qualitative (par exemple, Burchell et al., 1980;

Cooper & Morgan, 2008; Gendron, 2009; Power & Gendron, 2014), il n’en demeure pas

moins que ce type de recherche est encore aujourd’hui marginalisé au sein du milieu

académique, et plus encore en Amérique du Nord comme en témoigne le contenu de revues

comptables étasuniennes réputées telles que Journal of Accounting and Economics, Journal

of Accounting Research et The Accounting Review (Gendron, 2009). Ainsi, en rédigeant

trois articles s’appuyant sur une méthodologie qualitative, j’aspirais à montrer que ce

courant de recherche permet d’offrir une description et une compréhension approfondie de

phénomènes importants et complexes (Gephart, 2004), et ce, en produisant de nouvelles

conceptualisations et interprétations (Birkinshaw et al., 2011). En inscrivant ma thèse dans

le paradigme qualitatif, je désirais également montrer que la recherche n’a pas pour unique

vocation de produire des généralisations statistiques ni de se substituer au débat public. Au

contraire, je crois qu’elle devrait justement avoir la vocation d’ouvrir la discussion en

soulevant des questions et en mettant à l’avant-plan des microprocessus qui demeureraient

autrement obscurs. Comme le souligne Said (1994, p. 11), le rôle de l’intellectuel « is

publicly to raise embarrassing questions, to confront orthodoxy and dogma […] and whose

raison d’être is to represent all those people and issues that are routinely forgotten or swept

under the rug ». C’est ce à quoi j’aspirais en écrivant cette thèse.

Ma seconde préoccupation est davantage d’ordre personnel et concerne la mouvance

commerciale du champ comptable dont j’avais perçu les échos tant sur les bancs d’école,

durant mon baccalauréat, qu’au cours de mon expérience en cabinet. Comme beaucoup

Page 258: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

240

d’autres chercheurs et praticiens (par exemple, Carnegie & Napier, 2010; Guthrie & Parker,

2014; Sweeney & McGarry, 2011;Wyatt, 2004), je m’inquiète de la tangente prise par le

champ au cours des dernières années, par la dérive marchande des acteurs et institutions qui

y évoluent. Par cette thèse, j’ai donc cherché à recouper ces deux préoccupations en tentant,

par l’utilisation de théories et méthodes qualitatives, de mettre en lumière et de mieux

comprendre les mécanismes de diffusion et les ramifications de la logique de marché au

sein de trois sphères du champ comptable. En soulignant, mais surtout en questionnant les

enjeux et changements qui s’ensuivent, j’espérais contribuer à la littérature en suscitant des

débats et réflexions indispensables quant à la direction prise par ce qui était jadis – et

devrait toujours être à mon sens – un champ animé (tout au moins en bonne partie) par

l’idéal professionnel et académique.

Pour clore cette thèse, j’aimerais à nouveau alimenter ce débat quant à l’orientation

marchande du champ comptable en mettant en exergue, à l’aide d’exemples tirés de mes

trois articles, certaines grandes transformations qui en découlent. Ce faisant, je propose des

pistes de réflexion qui pointent vers différents risques que l’hégémonie grandissante de

cette logique de marché, me semble-t-il, fait peser sur le champ comptable.

La mutation de l’être au paraître

La logique de marché semble d’abord entraîner une lente mutation au sein du champ

comptable où représentation et image surpassent compétences et connaissances – une

mutation que j’ai nommée de « l’être au paraître ».

Par le développement de brochures publicitaires colorées aux slogans accrocheurs, le

premier article révèle que la profession comptable mise davantage sur l’esthétisme que le

contenu de ses publicités, sur l’aspect dynamique de la profession plutôt que les valeurs

profondes qui devraient animer le professionnel. En effet, les attributs autrefois utilisés

pour qualifier la profession, tels que les connaissances de pointe et la rigueur du travail

accompli, sont maintenant fréquemment laissés dans l’ombre au profit d’attributs tels que le

style, le dynamisme et la réussite financière (Empson, 2004).

Par ailleurs, en faisant affaire avec des agences marketing pour développer ses images

publicitaires (Ouimet-Lamothe, 2008), l’OCAQ laisse entendre qu’elle accorde davantage

Page 259: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

241

d’importance à l’image, au graphisme et à l’esthétisme léché qu’à l’élaboration d’un

contenu présentant les compétences que devrait posséder tout bon comptable. Cette façon

de faire marque un virage clair vers la « mercatisation » de la profession. Or, cette

mouvance signifie que l’establishment comptable (voir Malsch & Gendron, 2013) ne

compte plus majoritairement sur les compétences techniques et la rigueur du travail

accompli par les membres pour accroître la réputation de la profession – mais mise plutôt

sur des artifices publicitaires. En produisant ce type de documents publicitaires

« clinquants », l’establishment comptable semble lancer un message pour le moins

troublant à ses membres et ses futurs membres : pour être un CA, il faut bien paraître avant

d’être compétent.

Les conclusions tirées du deuxième article abondent également en ce sens en soulignant la

tendance grandissante des cabinets comptables à mettre davantage l’accent sur le paraître,

le langage, l’habillement et la communication plutôt que sur les connaissances et les

compétences techniques. En plus de l’infiltration du langage marketing dans l’ensemble des

sphères d’activités, les données recueillies mettent au jour ce qui semble être une

transformation progressive des modes de pensée au sein des cabinets comptables et des

acteurs qui y évoluent, où l’image devient aussi importante (sinon plus) que les

compétences techniques pour la rentabilité des cabinets.

En outre, les initiatives développées en collaboration avec les experts-marketing véhiculent

un assortiment de représentations qui convergent vers une certaine image du comptable

« idéal » : un conseiller d’affaires confiant et habile communicateur à la présentation

soignée. Par exemple, en demandant aux comptables de participer à des événements, de

prendre la parole lors de conférences ou encore en leur mettant en bouche un discours

formaté lors du recrutement universitaire, on se trouve à mettre davantage l’accent sur les

aptitudes de communication et sur la présentation de soi. On peut croire qu’avec le temps,

l’exposition à cet « idéal » aurait affecté les schèmes interprétatifs des comptables et, par

conséquent, entraîné une mutation de l’être au paraître au sein du champ. En somme, le

discours marketing ainsi que les pratiques qu’il a inspirées au cours des dernières décennies

auraient ébranlé l’idéal professionnel et contribué à faire de l’image une priorité.

Page 260: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

242

Dans une certaine mesure, l’évaluation passive et hétéronome en recherche discutée dans le

troisième article est également conséquente avec cette tendance à privilégier le contenant au

contenu. En effet, les acteurs passifs se désintéressent du contenu spécifique des articles

publiés dans les revues académiques pour réduire leur qualité à un nombre, leur faisant

ainsi perdre toute singularité – comme si l’ultime finalité du travail de recherche était d’être

cité, peu importe par qui, pour quoi et comment (Gendron, 2013). Les acteurs hétéronomes

quant à eux jugent de la qualité en cherchant les revues les mieux perçues aux yeux des

membres de la communauté académique, faisant de la réputation le premier critère de

qualité. Ce type d’évaluation tend ainsi à oublier la nature et la profondeur des

connaissances véhiculées. L’évaluation mécanique de la qualité par ces acteurs à courte vue

tend ainsi à privilégier le paraître, c’est-à-dire la notation dans les classements ou encore la

réputation des revues, au détriment de l’être, soit les connaissances et l’inventivité.

Sans pouvoir l’affirmer hors de tout doute mais, de manière raisonnable, on peut penser que

la logique de marché s’immisçant au sein du champ conduit les cabinets, les professionnels

comptables et les chercheurs en comptabilité à être de moins en moins définis par les

exigences internes de leur activité spécifique et à l’être de plus en plus par des critères

extérieurs de représentation conduisant à certaines formes de superficialité. En d’autres

mots, on pourrait croire qu’aujourd’hui, le champ comptable « préfère l’image à la chose, la

copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être » (Feuerbach dans

Debord, 1992, p. 9).

L’affaiblissement des valeurs traditionnelles

La mouvance commerciale du champ comptable entraîne également un affaiblissement des

valeurs traditionnelles professionnelles et académiques. C’est ce que montre notamment le

premier article en révélant la présence d’une logique dualiste dans les représentations

culturelles de la profession où les valeurs professionnelles et commerciales cohabitent,

mais où ces dernières tendent à prendre le dessus. Hormis pour se légitimer dans certaines

arènes publiques, les aspects traditionnels de la profession prônant la rigueur et l’objectivité

sont rapidement délaissés au profit de valeurs commerciales mettant l’accent sur la

poursuite du gain matériel et le développeent de compétences en services de consultation de

gestion (Malsch & Gendron, 2013).

Page 261: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

243

Ainsi, les représentations commercialisées de la profession véhiculées dans les documents

promotionnels participent à un glissement des valeurs en cherchant à attirer des personnes

pour qui l’intégrité, l’objectivité et l’indépendance ne vont pas nécessairement de soi. Il

s’agit pourtant des valeurs prédominantes du professionnalisme (Suddaby et al., 2007). En

véhiculant de plus en plus une logique commerciale tout en cherchant à contraindre le rôle

de la logique professionnelle aux discours de légitimité externe (Malsch & Gendron, 2013),

certains comptables en viendront peut-être à méconnaître – et même carrément ignorer –

l’importance de leur rôle social et des valeurs d’intégrité et d’objectivité pour l’accomplir.

Ce passage de valeurs professionnelles aux valeurs mercantiles est également perceptible

dans les pratiques des cabinets comptables. Comme le souligne mon second article, les

cabinets adoptent, de plus en plus, les schèmes de valeurs d’entreprises commerciales.

L’arrivée d’experts-marketing dépourvus d’inhibitions professionnelles aurait renforcé

cette tendance, entraînant une transformation progressive des modes de pensée des cabinets

comptables et éclipsant les valeurs traditionnelles. Si, pour certains, cette

commercialisation est signe d’enrichissement, l’autre côté de la médaille est le déclin et la

marginalisation des valeurs altruistes liées aux services publics.

Le troisième article révèle à son tour que, sous la logique marchande et « mesurante » qui

prévaut désormais dans le milieu de la recherche, les valeurs fondatrices du monde

académique sont ébranlées. Cette transformation des valeurs est exacerbée par l’utilisation

passive d’outils d’évaluation développés sous cette logique. En employant de façon abusive

certains classements sans les questionner pour, d’une certaine façon, se plier aux exigences

du « marché » de la recherche, certains acteurs du monde universitaire tendent à éclipser les

grandes valeurs de la culture académique que sont la pluralité, la collégialité, l’ambition

intellectuelle, le développement de la pulsion créatrice et l’importance de l’originalité.

Ultimement, ces constats amènent à se demander si, dans un avenir prochain, on pourra

aisément faire carrière en comptabilité en ne sachant à peu près plus rien des traditions

professionnelle et académique censées prévaloir dans ce champ.

Page 262: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

244

Le règne de l’argent

Si certains auteurs considèrent que le professionnel devrait être animé par le désir de rendre

service au public et par un relatif désintérêt pour les questions monétaires (Gendron, 2002;

Hall, 1968), sous l’influence de plus en plus démesurée de la logique de marché, primes,

cadeaux et salaires croissants semblent désormais surpasser l’intérêt pour le service public.

L’importance accordée à la rémunération élevée dans les brochures publicitaires étudiées

dans le premier article est d’ailleurs une manifestation de cette facette mercantile de la

profession comptable. L’ajout de tableaux chiffrés, présentant le revenu moyen des

comptables, aux documents des années 2000 se trouve à offrir la représentation d’une

carrière à la rémunération avantageuse et où l’on privilégie les récompenses monétaires au

détriment de valeurs professionnelles traditionnelles telles que la rigueur et l’intégrité.

Cette mouvance vers le « règne de l’argent » transparaît également dans le second article

par l’offre de plus en plus abondante de primes monétaires, de billets de spectacles, de

soupers au restaurant et d’autres cadeaux, par les cabinets comptables, à leurs employés et

futures recrues. En déployant de telles stratégies, les cabinets traitent candidats et employés

comme des « pampered pets » (Davidson, 2008) pour qui l’argent est un appât.

Par ces représentations et initiatives commercialisées où l’argent est mis à l’avant-plan, on

peut se demander si le champ comptable n’est pas susceptible de se transformer à un point

tel que la rémunération avantageuse et les récompenses extrinsèques deviendront le

principal intérêt des acteurs qui y évoluent.

La marchandisation des professionnels

Le risque ultime que laisse planer, à mon sens, la dérive marchande du champ comptable

est celui de la lente transformation des professionnels comptables et chercheurs en

« marchandises » vendables et négociables. Prétendre ainsi que les professionnels tendent à

se transformer en marchandises pourra sembler provocateur auprès de ceux toujours animés

par l’idéal professionnel. Pourtant, si l’on porte un regard critique sur ce qui se déroule,

depuis un certain temps déjà, au sein du champ comptable, force est de constater que tout se

passe comme si les professionnels étaient vus, perçus et pensés comme des marchandises.

Page 263: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

245

Les tactiques utilisées par l’establishment comptable pour « vendre » la profession sur le

« marché » des professions – et dont le premier article fait état – amènent d’ailleurs à se

demander si le comptable agréé, maintenant appelé comptable professionnel agréé, est

toujours pensé comme un professionnel ou si ce n’est pas plutôt comme un mannequin

qu’on cherche à rendre plus attrayant aux yeux des jeunes recrues visées. Les cabinets

comptables participent également à la marchandisation du professionnel, comme le

souligne le second article de cette thèse. En structurant la vie organisationnelle interne

comme une relation commerciale client/fournisseur, les cabinets mettent en évidence une

image de l’employé-type davantage sensible aux motivations extrinsèques. Ainsi, en

attirant les jeunes recrues à l’aide de cadeaux et en retenant les employés par le biais de

récompenses, les cabinets se trouvent à favoriser l’émergence d’un contexte de

marchandisation et de monétisation des ressources humaines. À la longue, exposé à un tel

contexte discursif, l’employé est amené à se percevoir comme un client/fournisseur de

services dont les besoins (argent, plaisir) doivent être satisfaits. Dans la même veine, le

troisième article évoque cette tendance à faire des professionnels de la recherche des

marchandises à vendre – et des producteurs de marchandises à vendre51. Sans en être le

point central, cette étude laisse entendre que les classements et autres données

bibliométriques quantitatives qui tendent aujourd’hui à s’imposer dans l’évaluation des

travaux de recherche « fabrique[nt] un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des

publications » (Gori, 2009, p. 71) – comme on vend une marchandise sur les marchés

commerciaux, et dont l’avancement de carrière est tributaire de sa performance de vente.

Ainsi, l’extension du phénomène de marché au champ comptable amène de plus en plus à

percevoir les professionnels comptables et les chercheurs en comptabilité comme des

marchandises pour lesquelles on cherche à faire valoir et monnayer l’expertise. L’objectif,

bien souvent, n’est plus de faire profiter le public de leur savoir-faire, mais de le vendre. À

ce rythme, peut-être existera-t-il bientôt une bourse du capital humain, comme celle

imaginée par Alexandre Delong dans son roman 2054, pour laquelle les professionnels

seront cotés et vendus à des entreprises mondiales.

51 Le mot « vendre », ici, est entendu au sens de promouvoir une idée en fonction d’un public visé.

Page 264: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

246

60 000 nouvelles valeurs déboulent aujourd’hui sur le HCSX C’est jour de fête en ce vendredi 18 septembre, alors que quelque 60 000

nouvelles valeurs sont introduites sur les différents marchés de la Bourse du

Capital humain. Avocats, juristes, ingénieurs, [comptables], chercheurs,

professeurs, gestionnaires, médecins… tous viennent grossir les rangs des

forces vives de l’Archipel, contribuer au maintien de sa compétitivité face aux

six autres grands systèmes. (Delong, 2013, p. 129)

À l’aube de faire mon entrée sur le « marché » des professionnels de la recherche, je me

plais à penser que je me suis consacrée au cours de ces quatre années d’études doctorales à

faire de la recherche « pertinente » (Flyvbjerg, 2001) qui, si elle ne fait pas grimper ma

« cote » sur le marché, saura peut-être susciter discussions et réflexions. Toutefois, je suis

consciente qu’influencer les différents publics pouvant être touchés par cette recherche

n’est pas chose facile – car les chercheurs, contrairement aux cabinets comptables, n’ont

pas d’experts-marketing à leur disposition pour convaincre leurs publics de l’à-propos de ce

qu’ils avancent. Néanmoins, j’espère que certaines des idées présentées dans cette thèse

sauront trouver écho au-delà de ces pages.

Page 265: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

247

Bibliographie

Beigbeder, F. (2000). 99 francs. Paris : Éditions Grasset et Fasquelle.

Birkinshaw, J., Brannen, M.Y., and Tung, R.L. 2011. From a distance and generalizable to

up close and grounded: Reclaiming a place for qualitative methods in international

business research. Journal of International Business Studies, 42(5), 573-581.

Burchell, S., Clubb, C., Hopwood, A., Hugues, J., & Nahapiet, J. (1980). The roles of

accounting in organizations and society. Accounting, Organizations and Society,

5(1), 5-27.

Carnegie, G.D., & Napier, C.J. (2010). Traditional accountants and business professionals,

portraying the accounting profession after Enron. Accounting, Organizations and

Society, 35(3), 275-392.

Cooper, D.J., & Morgan, W. (2008). Case study research in accounting. Accounting

Horizons, 22(2), 159-178.

Davidson, P. (2008). What recruits want most to hear from you. Association for Accounting

Marketing Conference. Information consultée le 22 mai 2013 à l’adresse URL :

http://www.accountingmarketing.org/images/Conf2008/What%20Recruits%20Want

%20Most%20to%20Hear%20From%20You.pdf

Debord, G. (1992). La société du spectacle, 3e édition. Paris : Les Éditions Gallimard.

Delong, A. (2013). 2054. Montréal : Les Éditions XYZ.

Empson, L. (2004). Organizational identity change: managerial regulation and member

identification in an accounting firm acquisition. Accounting, Organizations and

Society, 29(8), 759-781.

Flyvbjerg, B. (2001). Making social science matter: why social inquiry fails and how it can

succeed again. Cambridge, England: Cambridge University Press.

Gendron, Y. (2002). On the role of the organization in auditors’ client-acceptance

decisions. Accounting, Organizations and Society, 27(7), 659-684.

Gendron, Y. (2009). Discussion of “The Audit Committee Oversight Process”: advocating

openness in accounting research. Contemporary Accounting Research, 26(1), 123-

134.

Gendron, Y. (2013). Accounting academia and the threat of the paying-off mentality.

Critical Perspectives on Accounting, in press,

http://dx.doi.org/10.1016/j.cpa.2013.06.004

Gephart, R.P. 2004. Qualitative research and the Academy of Management Journal.

Academy of Management Journal, 47(4), 454-462.

Gori, R. (2009). Les scribes de nos nouvelles servitudes. Cités, 1(37), 65-76.

Guthrie, J., & Parker, L. D. (2014). The global accounting academic: what counts!

Accounting, Auditing & Accountability Journal, 27(1), 2-14.

Hall, R.H. (1968). Professionalization and bureaucratization. American Sociological

Review, 33(1), 92-104.

Malsch, B., & Gendron, Y. (2013). Re-theorizing change: Institutional experimentation and

the struggle for domination in the field of public accounting. Journal of

Management Studies, 50(5), 870-899.

Ouimet-Lamothe, S. (11 février 2008). Fini les bas bruns, les comptables sont des

« superhéros ». La Presse.

Power, M., & Gendron, Y. (2014). Qualitative research in auditing: a methodological

roadmap. Manuscrit à paraître.

Page 266: Le champ comptable à l’heure du basculement vers une ... · du marché. Ainsi, le champ comptable, qui autrefois trouvait son centre de gravité dans les valeurs professionnelles

248

Said, E. W. (1994). Representations of the intellectual. New York: Vintage Books.

Suddaby, R., Cooper, D.J., & Greenwood, R. (2007). Transnational regulation of

professional services: Governance dynamics of field level organizational change.

Accounting, Organizations and Society, 32(4/5), 333-362.

Sweeney, B., & McGarry, C. (2011). Commercial and professional audit goals: Inculcation

of audit seniors. International Journal of Auditing, 15(3), 316-332.

Wyatt, A.R. (2004). Accounting professionalism – They just don’t get it!. Accounting

Horizons, 18(1), 45-53.