le clapotis des mots gracieux - erudit
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Sociologie et sociétés
Le clapotis des mots gracieuxThe Rippling of Requests for LeniencyJean-François Laé
Lâarchive personnelle, la grande oubliĂ©eThe Long-Forgotten Personal ArchiveVolume 40, numĂ©ro 2, automne 2008
URI : https://id.erudit.org/iderudit/000649arDOI : https://doi.org/10.7202/000649ar
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Ăditeur(s)Les Presses de l'UniversitĂ© de MontrĂ©al
ISSN0038-030X (imprimé)1492-1375 (numérique)
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Citer cet articleLaĂ©, J.-F. (2008). Le clapotis des mots gracieux. Sociologie et sociĂ©tĂ©s, 40(2),109â129. https://doi.org/10.7202/000649ar
RĂ©sumĂ© de l'articleLâĂ©tude porte sur des lettres de recours gracieux adressĂ©es par des chĂŽmeursen vue de contrer et contester leur radiation provisoire des listes de lâAgencenationale pour lâemploi. La rĂ©flexion montre que ce dispositif dâĂ©criture â lapossibilitĂ© de demander une grĂące exceptionnelle Ă une administration âsuscite une procĂ©dure de subjectivation dans laquelle la propriĂ©tĂ© personnelledu « chĂŽmage » est affirmĂ©e. Dans cette perspective, les prises dâĂ©criturerĂ©vĂšlent un profond dĂ©sarroi, une temporalitĂ© quotidienne dĂ©faite et unesourde rĂ©volte Ă peine audible contre lâadministration.
jean-françois laé
Département de sociologieUniversité Paris 82, rue de la Liberté93526 Saint-Denis cedex 02, FranceCourriel : [email protected]
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Le clapotis des mots gracieux
«La lettre quâon envoie agit, par le geste mĂȘme de lâĂ©criture, sur celui qui lâadresse, comme elle
agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit. »
Michel FOUCAULT, «LâĂ©criture de soi», Dits et Ăcrits
«La remise et la modĂ©ration tiennent plutĂŽt Ă lâhumanitĂ© et Ă la bienfaisance
quâĂ la justice distributive.»
Instruction du 26 Prairial an VIII
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introduction
Elles arrivent par centaines, ces plaintes. Elles surnagent, fatiguées et chargées
dâune certaine maladresse. De quelques phrases Ă trois pages, elles rĂ©agissent sou-
vent brutalement Ă lâinjonction de la Direction du Travail de fournir des explications
pour quelque rendez-vous manquĂ©, avant de suspendre fermement le paiement de lâal-
location chĂŽmage. Des thĂ©oriciens de la recherche dâemploi affirment que la durĂ©e
moyenne du chĂŽmage augmente avec le montant de lâallocation chĂŽmage, une façon
de dire quâune fois bien indemnisĂ©s, les chĂŽmeurs sont plus exigeants et moins incitĂ©s
à réaliser un effort de recherche1. Trop généreux, un systÚme produirait des « tire-au-
flanc », de sorte quâil serait justifiĂ© dâexercer des contrĂŽles pour les surveiller2. Dans
cette conception, la disponibilité du chÎmeur est un temps sous contrat. Le temps libéré
par le licenciement nâest pas un temps propre Ă lui-mĂȘme; il est Ă disposition dâune
entité administrative qui exige de se montrer apte à chercher un emploi, en exhibant des
preuves. Ă dĂ©faut, lâindividu reçoit un courrier Ă©clair signĂ© du contrĂŽleur du travail :
«Suite Ă votre absence Ă la convocation, jâenvisage, en application des dispositions de
lâarticle R. 351-28 du Code du travail, de prendre Ă votre Ă©gard une dĂ©cision dâexclu-
sion de versement de lâallocation chĂŽmage que vous percevez et vous invite Ă fournir,
sous quinzaine, vos observations écrites»3. à cette injonction, les destinataires prennent
LâASSEDIC (Association pour lâemploi dans lâindustrie et le commerce) est un
rĂ©gime de protection sociale dâassurance chĂŽmage. Câest le premier interlocuteur
rencontré aprÚs rupture du contrat de travail. Cette instance étudie et valide les droits
des allocations chÎmage, en fonction de la durée du travail passé. Pour solliciter ce
droit, il faut avoir cotisé un minimum de six mois dans les 22 derniers mois. Chaque
salarié a sur sa fiche de paie une ligne, cotisation chÎmage, qui alimente cette caisse.
Les cotisations ne cessent dâaugmenter depuis 1973 et le montant des indemnitĂ©s de
diminuer. Les rĂšgles de gestion sont devenues si complexes quâun chĂŽmeur ne peut
sây retrouver entre les problĂšmes de taux, de durĂ©e, dâavantage acquis. NĂ©anmoins,
il sait que ce droit est aussi fort que les trois autres: droit maladie, vieillesse, famille.
1. Un premier article dâAnne-Julie Auvert et Sylvain Lemaire, Recours gracieux et demandeurs dâem-ploi radiĂ©s, Carnets de bord, GenĂšve, septembre 2007, mettait lâaccent sur la dĂ©nonciation des stratĂ©gies defraudes qui occupent les administrations et les politiques du chĂŽmage.
2. DĂšs 1905, le contrĂŽle des chĂŽmeurs sâexerce Ă la FĂ©dĂ©ration des travailleurs du livre (dĂ©cret du9 septembre 1905) : «Le chĂŽmeur est tenu de signer trois fois par semaine au moins, aux heures de travail,sur un registre dĂ©posĂ© au siĂšge de la Caisse.» AprĂšs 1965, il y a un pointage, comme substitut du contrĂŽle dela disponibilitĂ© des travailleurs sans travail.
3. Les Associations pour lâemploi dans lâindustrie et le commerce (ASSEDIC) administrent le ver-sement des indemnitĂ©s, tandis que lâAgence nationale pour lâemploi (ANPE) prend en charge les annonceset les demandes dâemploi.
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stylo et papier pour répondre plus ou moins longuement4. Fin 2004, à la Direction
dĂ©partementale du Travail, jâai eu lâoccasion de lire quelques centaines de ces lettres5 :
des recours, des appels plus ou moins stĂ©rĂ©otypĂ©s, oĂč lâon supplie lâautoritĂ© de rĂ©viser
son jugement. BĂąti comme un haut lieu de requĂȘtes, le monde de lâadministration sus-
cite lâĂ©criture, la provoque ou lâexige, par cette formule : «Sans rĂ©action de votre part,
la suspension de votre allocation sera effective immédiatement.»
Les lettres de chĂŽmeurs que nous examinons implorent un recours gracieux devant une
commission dĂ©partementale composĂ©e de diffĂ©rentes directions administratives, dâem-
ployeurs et de salariés des organisations syndicales6. Autour de la table, ces experts expo-
sent les demandes, en explorent les recoins pour dĂ©cider si la bienveillance sâexercera. Nous
avons eu lâoccasion dâassister Ă ces commissions dans un dĂ©partement du nord de la France.
Recours gracieux, bien sĂ»r, ces deux mots prĂȘtent Ă sourire. VoilĂ que la grĂące divine
se mĂȘle de la vie matĂ©rielle, un arriĂšre-plan de misĂ©ricorde et de souci dâĂ©quitĂ© qui pos-
sĂšde une longue histoire, celle du monarque accordant gracieusement une exception,
un Ă©lĂ©ment faisant partie dâune culture profonde, celle de la main gauche du pouvoir, en
pleine humanitĂ©, prĂȘte Ă accorder un relĂąchement de la main droite pour une personne
particuliĂšre, au vu de considĂ©rations exceptionnelles qui touchent Ă lâaccident, Ă la pau-
vretĂ©, ou encore «pour cause de gĂšne ou dâindigence»7. Lâexemption, le classement sans
suite, le dégrÚvement, la dispense, la grùce, la remise sont autant de notions juridiques
soulignant un pouvoir dâexception qui permet de corriger cas par cas les mĂ©faits des lois.
Ce pouvoir royal est une vĂ©ritable casuistique. Des Ă©tudes de cas se succĂšdent jusquâĂ
plus soif. La condition des recours suppose que le demandeur ne revendique jamais une
loi, quâil abandonne tout autre recours, quâil ne conteste pas le droit mais simplement son
exercice pratique. Alors, seulement, il peut déployer une longue supplique auprÚs des
services pour obtenir lâindulgence. Cette considĂ©ration historique nâest pas une nuance,
le recours gracieux ne contient strictement aucun moyen de droit, il nâest pas question
de batailler avec les codes, on basculerait sinon du cÎté du contentieux, une tout autre
rÚgle écrite, avec sa jurisprudence, pour revendiquer une autre décision, plus favorable.
Tandis que le contentieux dĂ©montre quâune erreur manifeste dâapprĂ©ciation a entachĂ©
lâapplication dâun droit, le recours gracieux est en fait une humble demande de rĂ©examen,
prĂ©sentĂ©e Ă lâautoritĂ© administrative initialement sollicitĂ©e et qui a rejetĂ© la demande.
Le premier utilise le droit, le second est «hors droit», dans le sens oĂč la sollicitation est
adjuration qui nâarticule aucun argument juridique.
4. Ces prises dâĂ©criture, adossĂ©es au droit au chĂŽmage, sont dĂ©calĂ©es par rapport aux suppliques pourobtenir un secours exceptionnel, sans droit explicite, mĂȘme si lâon y trouve une proximitĂ© dans les façonsdâĂ©crire, comme le montre Ăric Fassin dans les lettres envoyĂ©es au Fonds dâUrgence Sociale en 2000 en Seine-Saint-Denis, in «La supplique. StratĂ©gies rhĂ©toriques et constructions identitaires dans les demandes dâaidedâurgence», Les Annales, n° 5.
5. Le but Ă©tait de monter une Ă©mission radiophonique Ă partir de ces prises de parole inĂ©dites. FranceCulture, sĂ©rie Radio libre : «Quâest ce que chĂŽmer veut dire ?» Deux heures, le 1er octobre 2005. Production :Jean-François LaĂ©. RĂ©alisation : Marie-Ange Garrandeau.
6. Article R. 351-34 du Code du travail qui porte sur le contrĂŽle de la recherche dâemploi.7. Instruction du 2 avril 1928. Le recours gracieux est pour la branche administrative ce que sont les
lettres de rémission ou les lettres de grùce en pénal, au XVIIe siÚcle, pour atténuer la vigueur de telle ou telle loi.
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la supplication personnelle
Lâirruption scripturale des dolĂ©ances surgit de ce dispositif politique, avec parfois des
Ă©clats de « rĂ©cits de soi» qui engagent lâentourage et les circonstances singuliĂšres dans
lesquelles lâauteur se dĂ©bat. On y expose ses pannes et ses dĂ©convenues, ses attentes et
ses impatiences devant une situation interminable oĂč le travail a disparu. Les hommes
et les femmes exposent les mille pannes qui se succÚdent, dans le désordre de toutes les
semaines, lâaffolement des ruptures biographiques, comme autant de points culmi-
nants de lâĂ©motion, des moments dâextrĂȘme agitation voire de panique. Les lettres
offrent le tracé silencieux de ces transformations qui viennent à la surface des admi-
nistrations du social.
Cette culture de lâexposition de soi dĂ©coule dâune sociĂ©tĂ© historiquement et soli-
dement administrĂ©e â que ce soit dans le travail ou dans lâespace scolaire, par le droit
au logement ou dans lâespace public â et qui suscite une contestation des rĂšgles imper-
sonnelles qui sâappliquent vigoureusement contre lâindividu nu. Le recours gracieux est
un vĂ©ritable mode de pensĂ©e institutionnel, une façon dâagir et de rĂ©agir non seule-
ment trĂšs tĂŽt apprise, mais qui coexiste sans mal avec le contentieux, comme une galaxie
non juridique dâĂ©critures de misĂ©ricorde8. Il faut prendre au sĂ©rieux cet antidote : au
cĆur du juridique se tient un sous-sol anthropologique, sur un rĂ©gime trĂšs particulier,
celui de la faveur, comme une entreprise de modération individuelle et personnelle.
Le gracieux constitue un monde auquel ni la recherche en droit ni la sociologie nâont
normalement accĂšs. Ne sây exercent aucun texte, aucun dĂ©cret, aucune circulaire pour
dire de quoi est faite la grĂące, dessinant ainsi une plage infinie que seul le clapotis des
lettres vient Ă©rafler. La jurisprudence nâa rien Ă y faire ni la dĂ©fense de droit bien com-
pris. Câest le bas de gamme du droit, lĂ oĂč lâon parle dâune voix maigre, sans appui, sans
attestation, sans texte, sans preuve, sans intĂ©rĂȘt en somme9.
Pourtant, câest une mer dâĂ©criture : maire, dĂ©putĂ©, direction dâadministration, ins-
titution locale, ministre, président de la République, commission ad hoc, quelques
dizaines dâadministrations reçoivent chaque annĂ©e leur flot de lettres qui rĂ©clament
bienveillance, soutien, exonĂ©ration, attention Ă des circonstances particuliĂšres. Terraincognita, ce dispositif gracieux est bien plus quâun sas administratif, câest un disposi-tif dâĂ©criture, comme le dernier relais de la plainte, une forme de subjectivation qui
attache le sujet lui-mĂȘme Ă sa supplique10. Car ces lettres exposent parfois un morceau
de vie, un événement latéral, une dramaturgie familiale... En commission, elles seront
8. Le droit administratif, câest le droit du dĂ©sĂ©quilibre, soit la violente asymĂ©trie entre les personnespubliques â administrations, collectivitĂ©s territoriales â et les administrĂ©s. Ce dĂ©calage entre lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©-ral et les intĂ©rĂȘts particuliers explique lâexistence dâun droit particulier, exorbitant du droit commun.
9. Les pĂ©nalitĂ©s prononcĂ©es sur lâannĂ©e 2006 par les Directions dĂ©partementales du Travail sont aunombre de 23 240.
10. Câest une forme terminale, capillaire du pouvoir, Ă©crit Michel Foucault : « ... une certaine moda-litĂ© par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en gĂ©nĂ©ral viennent, au dernier niveau, toucher les corps,mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les comportements, les habitudes, les paroles, la maniĂšre dontces pouvoirs, se concentrant vers le bas jusquâĂ toucher les corps individuels eux-mĂȘmes... ».
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lues Ă lâaune de « la vĂ©ritĂ© sur soi-mĂȘme». Si les lettres sont par milliers, la lettre type
de réponse, par contre, est unique. Combien de correspondances, combien de colÚres
et de priÚres ont donc ainsi été recueillies, lues et jugées ? Par conteneurs entiers, leurs
traces ont été ensevelies, des morceaux de phrases entre deux parcours ou en fin de
route.
Sur la chemise encore fraßche, on observera généralement un petit coup de crayon
noir, une notation nerveusement griffonnĂ©e : «maintien de la dĂ©cision». Quâimporte si
des vĂ©rifications sâexercent pour chasser le malentendu. Câest le rĂ©gime des excuses qui
sera envisagé par les services, un examen rapide des circonstances qui, par inadver-
tance, auraient fait dĂ©vier. Les situations se lĂšvent contre lâanonyme loi. Lâincident local
se hisse contre lâimpersonnalitĂ© de la rĂšgle. Ăcriture Ă revers du droit, lâĂ©chec dâun
dĂ©placement, la boĂźte aux lettres cassĂ©e, lâinsupportable de lâexistence, en dĂ©placent le
point de gravitĂ©. Lâauteur ne mĂ©nage pas sa peine pour dĂ©crire le quotidien, se soula-
ger des temps «de crise», se remémorer quelques bons moments. En plaçant sous les
mots des sĂ©quences de vie, câest un appel Ă lâaide qui est envoyĂ©, une urgence signalĂ©e.
LâĂ©criture apostrophe ainsi le contrĂŽleur du travail pour le mobiliser.
Le 1er décembre 1999,Monsieur ou Madame,
Suite Ă votre lettre du 22 novembre 1999, je suis tres deçu de votre jugement en mesuspendent de mes allocations chomage pendant 3 mois. Jâai Ă©tĂ© convoquer a lâanpe decrepy en Valois afin de prouver mes recherches dâemploi je me suis presenter a cetteconvocation il mon meme proposer une aide que je nâest pas refuser, je devai me presentertous les vendredis a 14h., je me suis rendue jusquâĂ lâapproche des vacances la personne quisâocupais de moi ma dit que lâons ce revairais a la rentrer (elle ne ma jamais donner rendervous).
Puis jâai de nouveau reconvoquer a la mairie de crepy en Valois pour les memes raisons(recherche dâemploi) la personne qui ma reçu nâa meme pas regarder mon bloc notes quicontient ces preuves, de surplus avec tout les coups de te telephones passer les cv que jâaienvoyer un peu partout dont je nâai jamais eu de reponses.
Je suis aller a la mairie de crepy pour un poste dâemployĂ© communales (pas dâembauche)puis depuis 2 ans demande a repetition a lâhospital (reponse repasser tous les mois rien),un nouvelle hopital viens de ce construire il est presque fini je me suis dit ces peut etre machance il mon repondu que le vieux batiment allai fermer que le personnel allai etretransferer a la maison de retraite et ce de la maison de retraite au nouvel hopital ainsi quele personnel de lâentretien donc toutes mes chances sont tomber a lâeau cela faisait 2 ansque jâatendai.
Lâanpe ma meme suggerer de faire un stage de reconversion, jâai choisi maitre chien. Jesuis aller a paris pendant 2 semaine il a fallu que je paye le train de ma poche le stage macouter 2500 F + 500 F de chien + 250 F de veterinaire + divers accesoires (laisse colliermuselliere) une fois ce stage fini ont devais me placer en entreprise mais il fallait un vĂ©hiculece que lâont mâavais cacher donc pas de travail quand jâai prĂ©sentĂ© la facture a lâanpe pourme faire remboursĂ© ont ma dit que le stage nâĂ©tais pas reconnu.
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Maintenant voila ma situation pendant ces 3 mois dâexclusion si je nâai pas mes indemnitĂ©esvirer sur mon compte, je vais avoir de gros problemes jâai un prelevement de 197 F pourlâĂ©lectricitĂ© un autre de 128 F pour ma mutuelle plus les 100 F que je verse Ă lâhuissierchaque moi. Ma concubine touche lâaide pour adultes handicapĂ©s (3500 F) il faut retirerle loyer, le tĂ©lĂ©phone lâassurance maison ça mutuelle 100 F quâelle donne aussi a lâhuissieralors comprener une fois tout dĂ©duit sur 3500 F que va-t-il nous rester pour vivre, je suisdĂ©soler de vous dire cela mais il y a eu une negligence de la part de certaines personnes. Cespour cela que je demande de bien vouloir me comprendre et vous demande un recoursgracieux de votre part.
Merci de votre comprehention. Jacques Sentier.
SommĂ© de sâexpliquer, cet homme prĂ©sente son bloc-notes dans lequel on trouve
une sĂ©rie de noms de magasins, dâemployeurs divers auxquels il sâest prĂ©sentĂ©, avec
une date, un coup de tampon, parfois une simple signature et le nom du commerce :
« marchand de fleurs ». Le document en poche fait preuve de son passage et de ses
recherches semaine aprÚs semaine. Au fil des années 1990, la preuve de la recherche de
travail passe par lâĂ©criture, non plus par le pointage des annĂ©es 1970 : des certificats de
rencontre, des traces dâun dĂ©placement, dâune tournĂ©e. ĂpuisĂ©, Jacques Sentier rĂ©anime
un vieux rĂȘve partagĂ© par nombre dâouvriers licenciĂ©s dans les bourgs, un emploi com-
munal, historiquement réservé aux anciennes familles connues des services de la muni-
cipalitĂ©. Un Ćil sur la construction de lâhĂŽpital, lâespoir renaĂźt encore dâintĂ©grer le
personnel dâentretien, avant dâapprendre quâil nâen est rien, et de constater quâil nâest
question que dâun dĂ©mĂ©nagement. Alors il reste le travail de vigile, la surveillance des
dĂ©pĂŽts, magasins, centres commerciaux. Devenir maĂźtre-chien? Il rĂȘve de dresser des
compagnons utiles. Se voit-il confier la protection et la guidance de non-voyants ou de
personnes handicapĂ©es ? Ă moins quâil ne se perçoive mieux comme auxiliaire efficace
de la police, de lâarmĂ©e, de la gendarmerie, de la sĂ©curitĂ© civile ou dâune sociĂ©tĂ© de gar-
diennage? Jacques Sentier a achetĂ© lâanimal, lui a donnĂ© tous les soins nĂ©cessaires Ă sa
bonne santĂ© (nourriture, propretĂ©). Il lâa fait travailler, lui a appris lâobĂ©issance et la
patience. Il lâa initiĂ© Ă lâattaque et au port dâobjets. Il lui a appris Ă marquer un arrĂȘt
devant chaque obstacle, à retrouver une personne aprÚs avoir flairé un objet lui appar-
tenant. Inlassablement, il lui a fait faire des exercices de pistage, lâa habituĂ© Ă travailler
dans diffĂ©rents types de situations; si bien quâil semble en avoir oubliĂ© lâessentiel. Aimer
les chiens et les dresser ne suffit pas pour exercer ce métier, car les employés des socié-
tĂ©s de gardiennage doivent pouvoir circuler, se dĂ©placer dâun site Ă un autre. Pour cela,
les employeurs des maßtres-chiens exigent que les salariés utilisent leur voiture per-
sonnelle pour transporter le chien de garde, « ce que lâon mâavait cachĂ© ». Tout sâef-
fondre. La lettre sâachĂšve sur un livre de comptes, des soustractions indiquant quâil
nâest plus possible de continuer ainsi. Assurance, mutuelle, huissier, lâallocation han-
dicapĂ© nây suffira pas. Cette correspondance dĂ©roule les sĂ©quences des espoirs et des
efforts dĂ©ployĂ©s pour se tenir « la tĂȘte hors de lâeau», expression courante pour dire le
refus de la noyade, mĂȘme si « toutes mes chances sont tombĂ©es Ă lâeau». Suspendus,
convoqués, déroutés, réorientés, conseillés, combien sont-ils ainsi sur des circuits fer-
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mĂ©s et sur lesquels tournent les Ă©garĂ©s ? Dâautres lettres tiennent gĂ©nĂ©ralement en une
page dĂ©chirĂ©e dâun cahier scolaire Ă petits carreaux ou perforĂ©e du cĂŽtĂ© gauche. Elles
frappent par leur briÚveté. Elles ont été écrites souvent dans la précipitation, de crainte
de perdre encore du temps devant la menace. AprĂšs la formule qui prĂ©sente lâobjet (la
suspension du versement de lâallocation chĂŽmage), lâincomprĂ©hension, le dĂ©pit ou la
colĂšre sâaffichent pour demander le rĂ©tablissement des droits : cette radiation tempo-
raire nâaurait jamais dĂ» avoir lieu.
câest mon chĂŽmage
«Exclusion de versement», les deux mots font mouche. Parce quâil sâaffiche journelle-
ment dans les médias, le premier surgit comme une pierre jetée devant son chemin, tan-
dis que le second fait basculer irrĂ©mĂ©diablement vers lâendettement. Lâexclusion,
combien de fois ont-ils entendu ce mot boursouflĂ©? Alors, lâardeur Ă rĂ©pondre ne se fait
pas attendre et les stratégies de riposte sont fort variées. Souvent, une phrase explose :
«Que faire si on me coupe le peu de revenu que jâai ? â Mais pour quelle faute je suis
exclu? â Messieurs, jâĂ©tais, je suis un exclu du travail, maintenant je suis un exclu du
chĂŽmage ! â Je suis comme tout le monde, je mange ! â Câest mon chĂŽmage que jâai
cotisĂ©.» Souvent, câest la stupeur qui lâemporte. Sans ressources, le futur proche sâeffrite
et fait Ă©crire malgrĂ© la gĂȘne Ă formuler une objection11.
La prise dâĂ©criture se fait sous lâemprise de lâabattement, faut-il le dire ? Que lâon
parvienne plus ou moins Ă Ă©crire, que lâon maĂźtrise plus ou moins lâorthographe ou la
grammaire, que lâhabiletĂ© Ă formuler soit plus ou moins prĂ©gnante, la lettre griffonnĂ©e
sera vite expĂ©diĂ©e. Certaines Ă©critures sont difficiles, grosses dâerreurs, de fautes dâex-
pression au point oĂč trois phrases suffiront Ă sâexcuser et Ă remercier. Parfois, câest lâen-
fant qui Ă©crit Ă la place de sa mĂšre, la sĆur Ă la place dâun frĂšre. Câest la signature qui
révÚle les deux auteurs, tant celle-ci détonne avec les courbes bien formées des mots.
Non seulement lâexpression est malaisĂ©e, en une phrase tout est dit : « Je nâai pas pu
me dĂ©placer ce jour lĂ â JâĂ©tais malade Ă la maison â Jâavais un rendez-vous â Je
cherchais du travail dans la ville de Creil », mais les auteurs sont convaincus que cette
imprécision suffira pour retrouver des droits.
AprÚs avoir perdu son emploi, le collectif de travail, la possession de droits attachés
Ă celui-ci, le niveau de salaire, lâhonorabilitĂ© qui en dĂ©coule, la dĂ©gringolade Ă©cono-
mique se poursuit inexorablement et suscite rage ou aigreur. Il y a urgence, et câest elle
qui fait prendre papier et stylo bic. « Je vous écris pour protester ma radiation pour les
raisons suivantes. Les courriers du 18-06-04 et 09-07-04 ne me son jamais parvenue.
11. «Mon chĂŽmage», cette frĂ©quente expression relĂšve de la possession sociale â rente vieillesse, rentemaladie, rente accident du travail, rente sous forme de multiples allocations â, quelque chose comme unepossession durable, le temps dâune vie durant, un mĂ©canisme que lâon peut identifier comme une part socialede la propriĂ©tĂ©. Sur cette possession sociale, voir R. Castel et C. Haroche, PropriĂ©tĂ© privĂ©e, propriĂ©tĂ© sociale, pro-priĂ©tĂ© de soi, Hachette Pluriel, 2005. Voir aussi J.-F. LaĂ©, Du cĂŽtĂ© droit du louage des choses. Le statut dâoccupa-tion dans le logement, Ăditions du PUCA, Coll. «Recherche», n° 137, 2002.
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Câest pour cette raison que je nais pue aller Ă mon entretien dâactualisation. Je vous
donne une feuille qui prouve que je suis suivie. Salutation distinguer. Grégoire
Vandam». Protester absolument, «Pourquoi vous me supprimez?», le chÎmage était le
dernier fil Ă©conomique qui faisait tenir la maison. On ne comprend pas ce qui se passe.
Quâest-ce que câest que ça ? Quâest-ce quâon me veut ? Quâest-ce que jâai fait ? Le senti-
ment de propriĂ©tĂ© privĂ©e sur lâallocation chĂŽmage se manifeste trĂšs fortement, une
propriĂ©tĂ© sociale partagĂ©e entre les cotisants, et qui ne souffre dâaucune concession
envers les administrations prétendant ériger des rÚgles nouvelles.
Ils sont chauffeur poids lourd, cariste, cuisinier, magasinier, agent dâentretien, sou-
deur, peintre ; elles sont caissiĂšre, rĂ©ceptionniste, standardiste, coiffeuse, hĂŽtesse dâac-
cueil, secrétaire, repasseuse, téléopératrice. Le peu de qualifications et le faible niveau
de diplĂŽme ont fait ensemble dĂ©gringolade. Ces lettres portent les marques dâune situa-
tion massive : lâinfĂ©rioritĂ© sociale, qui conduit Ă se dĂ©battre coĂ»te que coĂ»te. Le travail
précaire et les contrats à durée déterminée, le travail temporaire et le travail au jour le
jour. Certaines lettres, comme cette derniĂšre, claquent une phrase comme un drapeau
au vent. Dâautres, plus dĂ©liĂ©es, tentent dâexpliquer plus avant, donnent des Ă©lĂ©ments
situationnels qui ouvrent Ă dâautres rĂ©alitĂ©s, des Ă©vĂ©nements connexes, des bribes bio-
graphiques. Qui ne commet pas dâoublis, ne confond pas le nom dâune rue, une date,
un jour, une heure? Qui nâa pas un fils ou une mĂšre malade? Qui ne connaĂźt pas de
panne de voiture ? Massivement, les temporalitĂ©s sont dĂ©faites. Pourquoi toucher Ă
«mon droit» ?
Car il y a surtout cette puissante certitude : le chĂŽmage est un droit puisquâon a
cotisĂ© pendant tant dâannĂ©es, un droit personnel liĂ© Ă son emploi antĂ©rieur, adossĂ© Ă
celui-ci, un salaire qui compense justement et qui est proportionnel au revenu anté-
rieur12. Parce quâon a cotisĂ© chaque mois, chaque annĂ©e, le sentiment de possĂ©der ce
droit est puissant. Ce temps libéré par le licenciement est un temps enfin personnel, un
espace-temps privĂ© qui, mĂȘme sâil en dĂ©route plus dâun, est revendiquĂ© comme une
possession. DâoĂč lâexpression tant de fois lue : « Je nâai pas Ă©puisĂ© tous mes droits. » Or
cette raison est battue en brÚche par la raison administrative. « Je perds mon travail et
voilĂ que je perds mon chĂŽmage.» MON chĂŽmage, câest la possession dâun droit qui se
dit et se pense fort et haut comme un temps achetĂ© par la quote-part rĂ©glĂ©e dans lâem-
ploi antĂ©rieur. MON droit au chĂŽmage, câest ce que se disent les salariĂ©s qui travaillent
et qui regardent leur fiche de paie, sur la ligne prélÚvement: cotisation sociale. Combien
de décennies ont été nécessaires pour convaincre les ouvriers que les cotisations préle-
vées étaient une assurance chÎmage, une assurance collective et personnelle, qui pro-
12. Voir Y. Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien, Presses de Sciences Po, 2006. Elle affirme que câestune forme fondamentale du rapport aux institutions : celle de la conscience que lâon a des «droits» et delâimportance attachĂ©e au fait de pouvoir les faire valoir sans devoir «demander lâaumĂŽne». Les principespolitiques et syndicaux de dĂ©fense des droits sont trĂšs partagĂ©s par lâensemble des populations, mĂȘme si levocabulaire revendicatif et juridique est souvent dĂ©faillant.
119Le clapotis des mots gracieux
tĂ©geait de lâincertitude du futur ? Que ce droit au chĂŽmage Ă©tait lĂ pour amortir la
contrainte et la violence de la rupture Ă©conomique13 ?
Le 16 septembre 2002,Madame, Monsieur,
Je vous adresses ce courrier suite Ă ma radiation de 2 mois Ă compter du 12 septembre2002. Suite Ă une non prĂ©sentation Ă un entretien qui nâa pas lieu dâĂȘtre parce que je me suisbien prĂ©sentĂ©s Ă lâAgence National pour lâemploi le 6 septembre 2002.
Câest pourquoi je vous demandes un recours Ă titre gracieux.
Je me suis rendus Ă lâANPE le mĂȘme jour que mon Ă©pouse qui avait reçu une convocation.Jâen ai profitĂ©s pour mây rendre moi mĂȘme car jâavais jusquâau 6 septembre. Il y a une tracedu passage de mon Ă©pouse mais pas du mien. Alors je nâarrive Ă comprendre. Jâai bien faitle nĂ©cessaire pour valider ma demande comme le jour de ma premiĂšre inscription. Jecomprendrais cette dĂ©cision si je nâavais fait mon devoir de demandeur dâemploi. Alors ĂȘtrepĂ©naliser pour une faute que je nâai pas commise, je ne suis pas dâaccord. Ce retrouvaissans ressources pendant 2 mois avec 3 enfants et la femme en A.S.S ça nâest pas possible
Jâai aussi envoyĂ©s un courrier Ă lâANPE dans lequel jâexpliquais mon Ă©tonnement sur cettesituation. Ma lettre lâagence de Beauvais ne la retrouve pas, alors que dois-faire. Jâai nâaicommis aucune faute et nous pourrons jamais nous en sortir ma famille et moi avec ce quepercois mon Ă©pouse.
Ne nous faites pas payer pour une chose que nous nâavons pas commis.
En vous remerciant par avance,
Et en espérant que ma demande recevera un acceuil favorable.
Je me tiens Ă votre entiĂšre disposition pour de plus amples informations.
Veuillez agréer, Monsieur, madame, mes salutations distinguées.
Jean Barthélémy
LâincomprĂ©hension de la situation prend cette mĂȘme forme lorsque le plaignant est
stupĂ©fait de perdre son statut de demandeur : « Je vous demande sâil serrait possible
dâĂ©viter la radiation des deux mois, dâautant plus que je ne perçois plus dâallocation.»
Effectivement, la moitié des inscrits sur les listes ANPE ne perçoit aucune indemnisa-
tion. Ătre radiĂ© nâest pas seulement synonyme dâamputation financiĂšre, câest aussi se
voir enlever le seul statut qui demeurait â hĂ©las ? â stable. Comme si ĂȘtre deman-
deur dâemploi apportait au moins une image sociale qui en Ă©vite une autre, encore
13. Pour parvenir Ă montrer que le travail a pu rendre les hommes titulaires de droits, le schĂ©ma deLocke (« Chapitre V : de la propriĂ©tĂ© », DeuxiĂšme traitĂ©, Vrin, 1967, p. 93) se dĂ©veloppe en quatre temps :1. lâhomme est propriĂ©taire de son corps ; 2. le corps agit et se conforme dans le travail ; 3. ce dernier fonc-tionne par appropriation, puis par droit dâusage fournissant lentement un droit de propriĂ©tĂ© ; 4. si lâappro-priation est nĂ©gative, et si le fruit se gĂąte, il fait preuve de gĂąchis, alors le gaspillage fait sortir de la possession.La subtilitĂ© de Locke consiste Ă distinguer appropriation et appartenir, le premier soulignant le travail du corpsou lâouvrage des mains, tandis que le second est en arrĂȘt. On sâapproprie des fruits, Ă quel moment com-mencent-t-ils Ă nous appartenir ? Au moment oĂč on y mĂȘle SON travail.
120 sociologie et sociétés ⹠vol. xl.2
plus négative. Ces demandes sollicitent tout autant une réinscription sur les listes
quâune aide financiĂšre, comme si lâimage et lâindemnitĂ© jouaient tout autant sur la prĂ©-
caritĂ© des membres de la famille. Ă dĂ©faut dâindemnitĂ©, Ă quoi bon rĂ©pondre aux injonc-
tions ? Quelques lettres annoncent simplement que lâabsence Ă lâentretien est due Ă
lâabsence de rĂ©tribution. La logique tient en une phrase : « Puisque je ne touche pas
dâargent, inutile de venir chez vous, mais pour autant, pourquoi me radier ? » La
machine administrative a des tendances Ă lâemballement. Sâentretenir avec un conseiller
est une « invitation», le courrier le dit bien : «Vous ĂȘtes invitĂ© Ă vous rendre... » Mais le
«rendez-vous» est ordonnance. Il est possible de tĂ©lĂ©phoner pour dĂ©caler lâheure et la
date, mais lâautorisation accordĂ©e sâenregistre manuellement, parfois juste aprĂšs lâen-
voi du prĂ©avis de radiation qui, lui, sâeffectue dans un automatisme informatique qui
dĂ©passe mĂȘme les agents ANPE. Dans les dossiers administratifs, les courriers institu-
tionnels et les conversations téléphoniques notées çà et là ne cessent de se croiser, fai-
sant glisser les omissions administratives en litiges. Ă lire ces dossiers, la guerre est lĂ .
la guerre est ouverte
Absence Ă convocation, recherche dâemploi insuffisante, manque dâactes positifs de
recherche, oubli de dĂ©claration de travail temporaire, refus dâemploi, fausse dĂ©claration,
les propositions de radiation (terme consacrĂ© par le droit) par lâAgence nationale pour
lâemploi ne manquent pas. Le signalement dĂ©clenchĂ© auprĂšs du service de contrĂŽle de
la recherche de lâemploi de la Direction dĂ©partementale du Travail ouvre Ă lâexamen des
faits. Dans ces motifs, lâun dâeux domine, celui de la recherche active dâemploi. Avec des
variantes : des entretiens pour construire un projet dâaction personnalisĂ©, pour la rĂ©dac-
tion du curriculum vitae, pour des remises Ă niveau scolaire... Le vocable nâest pas en
reste pour agir et faire agir. Depuis 1993, sont radiĂ©es de la liste des demandeurs dâem-
ploi les personnes qui ne peuvent justifier de lâaccomplissement dâactes positifs de
recherche dâemploi, qui refusent une action de formation ou encore qui refusent de
rĂ©pondre aux convocations de lâANPE. Ce nâest plus le pointage dâantan qui importe,
venir faire la file dâattente, prĂ©senter sa carte dâidentitĂ© et sa carte hebdomadaire de
pointage. Il est loin ce temps de lâappel nominatif, tous les mercredis matin, comme
mode de vĂ©rification dâune disponibilitĂ© immĂ©diate pour travailler.
Chercher un emploi, écrire, téléphoner, se déplacer, recevoir réponse, prendre le
bus, chercher plus loin, donner des preuves et des attestations au moyen de signatures
et de lettres de rĂ©ponse, voilĂ lâactivitĂ© attendue. Ă dĂ©faut, la radiation est sĂ©rieusement
envisagée. Tous les 15 jours, une commission de recours gracieux se réunit pour exa-
miner les propositions de radiation venant de lâANPE, des ASSEDIC ou de la Direction
du Travail. Elle est composĂ©e dâun large Ă©ventail de reprĂ©sentants syndicaux, patro-
naux et salariĂ©s qui sâinterrogent sur les preuves fournies, sur le contexte des pannes et
des incidents : cherchent-ils vraiment du travail par des actes positifs, comme le dit le
Code du travail ?
Les lettres de recours sont lues à voix haute, examinées, mises en coupe au regard
des informations du dossier. On les dĂ©chiffre, on les commente et lâon dĂ©busque les
121Le clapotis des mots gracieux
actes positifs, la bonne volonté, les efforts, les petites preuves, les ruses et les boniments.
Certes, telle ou telle justification peut sembler Ă©trange, mais ce qui apparaĂźt surtout, câest
la diversité des codes mobilisés pour convaincre de sa bonne foi. Oui, les auteurs sont
disponibles pour prendre un emploi ; oui, ils cherchent ; non, ils ne trouvent rien. Mais
cela ne suffit pas, il faut des preuves, et des vraies. En retrouvant ces Ă©crits mineurs, il
devient possible de reconstituer une géographie mentale et sociale en réaction à cette
puissante accusation. Des mots mineurs qui laissent trace de lâunivers de vacuitĂ© et de
pannes ordinaires, des événements à la fois intimes et publics qui font désocialisation.
Au total, et pour conclure, ces lettres possÚdent quelques grandes caractéristiques
que lâon peut synthĂ©tiser ainsi :
1- Une culture de la protestation de longue durĂ©e. Cette pratique dâĂ©criture fait en effet
dâabord penser Ă une longue habitude de correspondre avec les administrations
(Caisse dâallocations familiales, bailleur HLM, mairie, dĂ©putĂ©...) dont on connaĂźt
les codes minimums. Ă la Caisse dâallocations familiales, lâaccident familial peut jus-
tifier une demande exceptionnelle ; chez le bailleur HLM, le retard de loyer peut ĂȘtre
supporté quelques mois aprÚs un chÎmage provisoire ; à la mairie, on peut deman-
der un dĂ©grĂšvement dâimpĂŽt ; on peut faire appel au dĂ©putĂ© de sa circonscription
pour dénouer un tracas administratif. Une longue tradition du recours aux ins-
tances politiques ou administratives conduit Ă des prises dâĂ©criture qui font appren-
tissage. Toutefois, si toutes les lettres possĂšdent cette construction remarquable de
lâen-tĂȘte avec son expĂ©diteur et son destinataire, ainsi que les formules finales de
considĂ©ration, elles nâutilisent pas les rĂ©fĂ©rences du droit, de tel article du Code du
travail, trĂšs prĂ©cisĂ©ment, pour exiger lâexamen en toute justice de son dossier. Par
exemple, contrairement aux lettres envoyĂ©es aux Prudâhommes lors dâun conflit de
travail, il nây a que peu dâusage de la lettre prĂ©Ă©crite quâil suffit dâaccommoder Ă son
cas. Nous pensons notamment à La Vie OuvriÚre, journal de la Confédération
GĂ©nĂ©rale du Travail (CGT)14. Ăcrire pour argumenter, pour dire son droit, avec attes-
tations Ă lâappui, on peut dire que les lettres de recours en grĂące sont ici en Ă©cart. Ce
ne sont ni dâanciens syndicalistes, ni des salariĂ©s instruits par le droit du travail, ni
mĂȘme des ouvriers formĂ©s par la culture des comitĂ©s dâentreprise ou par la forma-
tion permanente pour adulte, qui sâexpriment. Le ton est plutĂŽt exaspĂ©rĂ© et comique,
vindicatif et mal maĂźtrisĂ©, de sorte quâil arrive que lâon sâexcuse de nâĂȘtre pas venu Ă
lâANPE parce quâon travaille, sans plus dâexplications ! Que lâorthographe soit som-
maire, quâimporte, lâurgence lâemporte sur la gĂȘne ou lâembarras. Le style est Ă lâem-
porte-piÚce souvent ; les lettres suivent le désordre des événements.
14. Voir lâapprentissage de longue durĂ©e des formes de lettre et du droit dans La Vie OuvriĂšre de la CGT,les numĂ©ros sur les impĂŽts, sur le chĂŽmage. Voir aussi les Ă©phĂ©mĂ©rides astrologiques du jour, almanachs, fĂȘtesdu jour, proverbes, dictons, citations. Comment Ă©crire une lettre convenable, bien prĂ©sentĂ©e? Quelle formulede politesse choisir? Ă qui lâadresser exactement? Car une simple lettre permet le plus souvent de rĂ©gler un litigeet dâĂ©viter le recours aux tribunaux. Câest en ces termes que mille modĂšles de lettres sont donnĂ©s tant auxsyndiquĂ©s quâaux salariĂ©s et aux usagers des services publics. Le savoir faire et le savoir Ă©crire, câest une trĂšs vieillerecette de la formation populaire, comme apprentissage premier de la dĂ©fense de son statut ou de sa place.
122 sociologie et sociétés ⹠vol. xl.2
2- Une culture de lâexcuse. Il faut prendre au sĂ©rieux ce rĂ©gime trĂšs particulier qui
concerne la vie quotidienne la plus banale. La demande dâexcuse ne peut ĂȘtre avan-
cée que pour des choses ordinaires dont on sait que la gravité est faible. Il faut dire
que lâinjonction est floue : Je vous prie de bien vouloir « mâadresser vos observa-
tions... ». Le mot est bas, ne pas venir à un rendez-vous est-il une chose ordinaire ?
Nombre de lettres le laissent entendre trĂšs nettement, elles sâaccompagnent dâex-
cuses pour ne pas ĂȘtre venu. « En espĂ©rant monsieur votre comprĂ©hension â Je
vous demande une grĂące de ma dette â Je ne recommencerai plus â Merci de
prendre mon courrier en considĂ©ration â Je vous prie de bien vouloir mâexcuser et
de revoir mon dossier â JâespĂšre pouvoir compter sur votre sollicitude pour revoir
cette radiation et lâannuler si possible â Je vous supplie de lever cette radiation car
cela me cause de gros soucis financiers et autres vu mon Ă©tat â Je mâexcuse auprĂšs
de vous pour cet oubli parce que je devais aviser pour ce dĂ©placement â Et excu-
ser moi encore et je mâengage Ă venir Ă votre rendez-vous.» La certitude de la force
des excuses, de leur capacitĂ© dâattĂ©nuation ne fait aucun doute. Sâexcuser auprĂšs
dâun professeur dâĂ©cole, dâun mĂ©decin, de lâassistante sociale produit gĂ©nĂ©ralement
une acceptation. Câest la bonne foi qui est mise en avant, contre la mauvaise foi de
certains, comme les travailleurs au noir par exemple, ou les gros fraudeurs. La
menace brandie est interprétée comme un simple avertissement qui, une fois la
rĂ©ponse faite, sâeffacera trĂšs probablement. Cette ouverture pour un plaidoyer des
excuses, câest tout le sens du recours gracieux qui a Ă©tĂ© inventĂ© pour examiner la
responsabilité atténuée, en quelque sorte. Pour éclairer le champ de la décision en
faveur dâune chose inacceptable, voire interdite, lâexamen minutieux des «observa-
tions» ouvrira à la variété des manquements. La série excuse est une ligne ouverte
dĂšs les carnets scolaires, un apprentissage de la prĂ©vention : prĂ©venir en cas dâem-
pĂȘchement.
3- Une culture de la panne. Dans les milieux populaires, faut-il le dire, la suspension est
souvent perçue comme une menace Ă©conomique et un affront : lâaccusation de ne
rien faire, dans le langage ordinaire, «espĂšce de fainĂ©ant», câest ainsi que la missive
administrative est reçue. Encore un malentendu! Les possibilitĂ©s dâorganiser sa vie
diminuent Ă mesure que grandit lâappauvrissement, la garde des enfants ne peut
plus ĂȘtre assurĂ©e, prendre le train devient un obstacle, la voiture antĂ©rieurement
utilisée est revendue pour faire des économies, le retard de loyer devient un mode
de recharge de lâĂ©conomie quotidienne. On ne peut plus accĂ©der Ă tout son courrier
car la boĂźte aux lettres est cassĂ©e, comme celles de tout lâimmeuble. Ou encore un voi-
sin mal intentionné a fait disparaßtre le courrier15. Dans ce cadre, le moindre reflux
produit des pannes successives, on ne peut plus réparer la machine à laver, faire la
vidange de la voiture devient impossible ou, tout simplement, faire le plein dâes-
sence, de sorte que la revente du vĂ©hicule survient vite. Le marchĂ© de lâoccasion des
15. Sur les pannes, voir J.-F. LaĂ© et N. Murard, Lâargent des pauvres, Paris, Seuil, 1984. Voir aussi la thĂšsede Christian Guinchard, Logique du dĂ©nuement, UniversitĂ© de Franche-ComtĂ©, 1999.
123Le clapotis des mots gracieux
véhicules anciens est un lieu qui traduit les accrocs biographiques descendants.
Certains y perdent plus que dâautres. DĂšs lors, il ne se passe pas une semaine sans que
la famille soit en panne de quelque chose qui mobilise trois journées de suite. Ces
jours rudes surviennent trĂšs rĂ©guliĂšrement dans les correspondances. Jâavais-pas-la-
tĂȘte-Ă -Ă©crire, dit lâun dâeux. Si les lettres se prĂ©sentent comme des dĂ©luges dâinci-
dents, de ruptures, de pannes, de griffures, elles révÚlent par là une temporalité
dĂ©faite, une puissante imprĂ©visibilitĂ© problĂ©matique dans le sens oĂč chaque semaine
est menacée par une mauvaise nouvelle (factures diverses, saisie, maladie, menace
dâexpulsion). Parce que la tĂȘte nâest plus Ă Ă©crire, les lettres exposent le dĂ©sarroi, la
crainte, la peur parfois.
Le 15 novembre 1999. Madame, Je nâais pu rĂ©pondre Ă votre courrier du 5 octobre 1999pour de gros problĂšmes famillaux. Ce nâest pas de la mauvais volontĂ©, mais cette annĂ©enous sommes Ă la banque de France aux bureaux de surrendettement et les papiers il enfaut. Photocopie sur photocopie nous avons oubliĂ© de dĂ©clarer certaine reprise de travailen intĂ©rim, nous nous en excusons dâautant plus que les assedics Oise Somme, nous reclameune somme de 8000 F passĂ© payable en deux fois, je leur est envoyĂ© un courrier leurexpliquant ma situation mais rien ne semble les toucher puisquâil prenne la dĂ©cision quâonles paie en 2 fois. Jâai deux enfants Ă charges 14 ans et 7 ans, et ne sachant plus quoi faireje vous demande un recour gracieu qui jâespĂšre sera acceptĂ©
Dans lâattente dâune reponse favorable, Veuillez agreer Madame, Mes sincĂšresremerciements. Raymonde Soubire.
Mais les lettres nâappartiennent pas seulement Ă cette littĂ©rature de lâexcuse et de
la panne. Le dĂ©sespoir peut affleurer au dĂ©tour dâune phrase, en nota bene ou au verso.
Ces phrases cahotantes, que lâon peut qualifier dâĂ©crits en situation extrĂȘme (M. Pollak),
sont reçues par la commission comme un embarras qui suscite émotion et parfois
grĂące. Câest la dĂ©tresse qui affleure. Câest elle qui anĂ©antit lâaction publique. Autour de
la table des recours, les conseillers discutent pour savoir si ce jeune homme est vraiment
menacĂ© ou menaçant, si lâexpulsion de chez ses parents est probable ou non, si cette
absence Ă un rendez-vous va produire son bannissement familial. On lira Ă plusieurs
reprises lâannonce dâun suicide possible, est-ce un signe de dĂ©sespoir ou du chantage?
Comment faire la part des choses ? Chercher un emploi reste quelque chose de mysté-
rieux pour ceux qui sont faiblement dotés en diplÎme et en savoir-faire. Et la perte du
dernier emploi a pu achever la désocialisation professionnelle.
calmer le plaignant
Le 27 septembre 1999, Messieurs,
Suite Ă la dĂ©cision du 23/09/99 par laquelle vous mâexcluez de toute allocation chĂŽmagedurant une pĂ©riode de 2 mois ce qui correspond au mois de dĂ©cembre 98 et au mois dejanvier 99, je me permets de faire appel de cette dĂ©cision qui Ă mes yeux ne correspondabsolument pas, bien au contraire au souhait dâun gouvernement qui ce dit contre touteexclusion tel quâelle soit. Jâen appel Ă votre bon sens et Ă votre compassion. Un travailcomme tout le monde.
124 sociologie et sociétés ⹠vol. xl.2
Depuis le 21/02/95, jâĂ©tais au chĂŽmage longue durĂ©e suite Ă ma fin de CDD et Ă une pĂ©riodede pĂ©nurie professionnelle, que des petites pĂ©riodes interim de quelques heures qui vouslaisse la tĂȘte hors de lâeau pour un instant. Cette situation Ă entraĂźnĂ©e une grave dĂ©pressionet un rĂ©el laisser aller, une descente dans les bas fonds de mon ĂȘtre, une impression dâinutilequi a eu raison de moi. cette pĂ©riode je ne la souhaite mĂȘme pas Ă mon pire ennemi, la pertede ma femme, de ma maison en 1996, une importante dĂ©pression de 1996 Ă 1998, et enfinune issue professionnelle en 1997 le mois de septembre 1997 date Ă laquelle jâeffectue mapremiĂšre mission dans la sociĂ©tĂ© lâOrĂ©al Ă AULNAY SOUSBOIS. Depuis cette 1ere mission,je travail trĂšs rĂ©guliĂšrement lĂ -bas effectuant le trajet en voiture soit 200 kms par jour detravail = 3 heures de route journalier. ceci prouve entre autre que je ne souhaite pasdĂ©pendre des deniers publiques, je prĂ©fĂšre travailler pour avoir un Ă©quilibre primordial etnĂ©cessaire pour ne pas replonger dans lâenfer du chĂŽmage.
câest durant la fin 98 et le dĂ©but 99 que des problĂšmes importants sur mon vĂ©hicule moteurHS, train avant Ă changer son intervenu 2 possibilitĂ©s sâoffre Ă moi, câest-Ă -dire pas le choix.soit je ne rĂ©parre pas mon vĂ©hicule car je nâai pas les moyens »ProblĂšmes en plus avec mabanque, je devais 300 000 ce qui correspond au crĂ©dit maison et crĂ©dit voiture non payĂ©sdepuis plus dâ1 an Ă cause de problĂšmes de santĂ© et de chĂŽmage », et je ne pouvais plusassurer mes missions dans cette sociĂ©tĂ©, ce qui veux dire plus de travail aucune possibilitĂ©de dĂ©placement, ou soit je fais les dĂ©marches afin de trouver les moyens de rĂ©parer ce quejâai fait.
Jâai Ă©tĂ© au ASSEDIC pour une demande de fond social, mais malheureusement ceci nâexisteplus, alors je suit aller voir une assistante sociale, mais elle ne pouvais me recevoir quedans 3 semaines, impossible dâattendre car ceci est une condamnation Ă mort pour moi.Je ne repasserai pas par oĂč je suis passer une deuxiĂšme fois. Je prĂ©fĂšre « mourir » que dereplonger dans lâenfer des drogues, des mĂ©dicaments de la pauvretĂ©. Jâai donc prĂ©fĂ©rĂ© ne pasdĂ©clarĂ© ces quelques heures de missions intĂ©rim en sachant que je serai rattrapper par cesystĂšme, mais je souhaitais simplement pouvoir travailler, avoir un Ă©quilibre, retrouverma femme, mon enfant, une vie professionnelle si fragile soit elle, et une santĂ© quelquepeu meilleure. Depuis avril 99 je suis en traitement pour les nerfs et de substitution, mesproblĂšmes avec ma banque sont en cours de redressement, car ayant un salaire relativementrĂ©gulier jâai pu trouver un accord pour rembourses, je souhaite que vous compreniez quecâest simplement pour conserver mon emploi interim que jâai trichĂ© quelque peu pourune cause qui me semble honnĂȘte. En plus du remboursement des trops perçues, et de lanon prise en compte des heures travaillĂ©es, des heures de route, des galĂšres, de la fatigue,des risques routiers, je dois rembourser 2 mois en plus qui sont des mois Janvier 99, je nâaipas travaillĂ© mais je dois rembourser quand mĂȘme 6300 F + dĂ©cembre 98 = 12000 Frs.
Messieurs sachĂ©s que cette condamnation est un vĂ©ritable coup de couteau pour moi quime raccroche Ă mon travail, mais si vous me condamner et bien cela me dira simplement.Retourne au chĂŽmage, retourne dans la tombe. Messieurs jâĂ©tais, je suis un exclu du travail,maintenant je suis un exclu du chĂŽmage.
Dans ce cas, je ne vois quâune alternative, attendre votre rĂ©ponse, si non favorable, jerenverrai un exemplaire au journal de ma rĂ©gion. Je me suicide sans aucun Ă©tat dâĂąme.
Je demande simplement de travailler. donc de me déplacer.Jacques Bernier
125Le clapotis des mots gracieux
Le recours gracieux nâest ni le lieu dâune rencontre paisible ni lâapprobation aveugle
des excuses. Il est traversĂ© dâexamens sur la cohĂ©rence et la crĂ©dibilitĂ© des propos. Ce fai-
sant, les commissions sont Ă©reintĂ©es dâentendre lâĂ©ternelle boĂźte aux lettres cassĂ©e.
Lâimpatience domine et lâattente de rĂ©ponses adaptĂ©es est si forte que les suppliques
tournent Ă lâaigre. Les mots belliqueux sont aussitĂŽt Ă©cartĂ©s, on ne parle pas ainsi Ă une
commission. Une lettre douce sera appréciée, des mots qui désarment le malentendu.
Dissoudre lâincident, Ă©viter les «ondes de choc», Ă©carter une altercation qui a eu lieu
mais qui nâest pas centrale, les commissions Ă©valuent cette capacitĂ© dâadaptation. Ă
lâinverse, des mots vĂ©hĂ©ments conduisent Ă penser : «évidemment, dans ces conditions
il ne trouvera pas de boulot», il met de « lâhuile sur le feu», il joue «contre lui», il ne
répond pas à la question, il ne fait pas « les gestes indispensables », il répond « avec
agressivité», il se «contredit sans cesse..., il est en train de nous rouler... » Cet ensemble
dâexpressions entendues dans les commissions dĂ©partementales de recours converge
pour souligner lâautoritĂ© du jugement. Lâespace de la dĂ©cision gracieuse, ce nâest pas seu-
lement lâespace du secours de la providence, câest aussi lâexercice dâune coercition. Parce
que le bĂ©nĂ©ficiaire de lâaide agit de son cĂŽtĂ©, parce que lâinteraction va vite, la compĂ©-
tence Ă interprĂ©ter peut ĂȘtre bernĂ©e. « Ne pas ĂȘtre roulĂ© » ne va pas de soi pour les
membres des commissions départementales, surtout quand le receveur revendique son
droit, par exemple en rĂ©pĂ©tant que les professionnels sont lĂ pour cela, et «quâils-sont-
bien-payĂ©s-eux». Un droit sur ses propres cotisations en somme16. Câest sur cette arĂȘte
que les professionnels déclarent leur hostilité et leur suspicion envers une attitude de
mauvaise foi17. Comme dans une relation marchande, la relation dâaide est remise Ă sa
place.
Le thĂšme de la mauvaise foi dĂ©signe cette sĂ©quence oĂč lâaidĂ© dĂ©clare ne pas lâĂȘtre,
puisquâil accĂšde simplement Ă son juste droit. Lâinstance du recours gracieux expose ces
expĂ©riences de retournement, dans lesquelles la grĂące se mue en suspicion, oĂč lâaidĂ©
trahit lâaidant, provoquant la mĂ©fiance et lâombrage, le rappel Ă lâordre et le rapport de
force. On pense immédiatement au modÚle de la récidive du tribunal pénal. On avait aidé
cet homme la premiÚre fois, au titre de la comparution initiale. Il avait été prévenu
quâon ne voulait plus le voir ici. Une seule fois suffit. Ă la seconde audience, les termes
du contrat brisĂ© sont rappelĂ©s, câest dĂ©sormais la dĂ©fiance. Du coup, tout ce qui est dit
se retourne contre lui. La chance donnĂ©e nâa pas Ă©tĂ© saisie, la trahison est consommĂ©e.
LâhypothĂšse est la suivante : sous couvert dâune relation dâaide, le recours gracieux
16. Si le droit au chĂŽmage nâest pas une propriĂ©tĂ© privĂ©e au sens strict, mais une prestation construiteĂ partir du travail, il est le fruit dâun compromis construit dans le cadre du dĂ©veloppement industriel, oĂč câestle collectif qui protĂšge lâindividu livrĂ© Ă son malheur. Voir la proposition dâHenri Hatzfeld rĂ©interprĂ©tĂ©e parRobert Castel sur cette propriĂ©tĂ© sociale, une sorte de propriĂ©tĂ© pour les non-propriĂ©taires, une propriĂ©tĂ© pourla sĂ©curitĂ© en somme.
17. Cette coercition est profilĂ©e selon des caractĂ©ristiques personnelles : caractĂšre de lâemploi antĂ©-rieur, motif du chĂŽmage, mĂ©tier recherchĂ©. Pour inciter les chĂŽmeurs, lâAgence propose des allocations dĂ©gres-sives dans le temps, afin dâaugmenter le gain Ă trouver un emploi. Cette thĂ©orie emprunte Ă la thĂ©orie ducrime de Becker qui soutient que le comportement des individus est dĂ©terminĂ© par les gains retirĂ©s, la proba-bilitĂ© dâĂȘtre dĂ©tectĂ© et par la sĂ©vĂ©ritĂ© de la sanction. G.S. Becker, Crime and Punishment: An Economic Approch,Journal of Political Economy, n° 76, 1968, p. 169-217. Voir aussi E. Goffman, Asiles, Paris, Minuit, 1968, p. 190.
126 sociologie et sociétés ⹠vol. xl.2
transporte simultanément de la suspicion. La question finale des commissions est celle-
ci : le bĂ©nĂ©ficiaire de la grĂące sera-t-il digne de cette bontĂ© ? Si tel nâest pas le cas, sâil
revient, câest le ratage de la bĂ©nĂ©diction. Ce serait si beau que la bontĂ© soit une simple
relation de secours et de bienveillance. Elle est en fait un avertissement oĂč sans cesse la
mauvaise foi affleure. Le recours gracieux est un espace silencieux, qui nâintĂ©resse pas
les juristes par son caractÚre faible, discrétionnaire, voire hasardeux. Aucune bataille ne
peut sây dĂ©rouler. Or, il est le lieu de production dâun regard sur une singularitĂ©, ici le
chĂŽmeur devenu pauvre. Et rĂ©ciproquement, par la prise dâĂ©criture, il est le lieu du pli
subjectif qui mĂȘle culpabilitĂ© et rĂ©volte, gĂȘne et Ă©cart, qui agit sur les sentiments de
propriĂ©tĂ© de soi, de libertĂ© dâagir, de se sentir en lien avec une collectivitĂ©. Les corres-
pondances exposent lâexpĂ©rience de la protection, des sentiments et des raisonnements
qui parfois sâopposent. Elles sont prĂ©cieuses en ce sens quâelles offrent Ă la fois des
façons de dire ses pannes, de compter ses dettes, de mesurer des tĂąches et des choses Ă
faire. LâĂ©criture sert autant la raison administrative que le travail sur soi dans un systĂšme
de contrÎle donné, un arpentage des pratiques quotidiennes dans lesquelles les indivi-
dus sâexaminent eux-mĂȘmes plus ou moins docilement.
conclusion
Dans ce dispositif dâĂ©criture que constitue le recours en grĂące, les apparences sont
sauves. Les ressources partagées forment des présupposés, des formules, des supports
pour Ă©clairer lâaction des commissions et permettre dâalimenter les biographies insti-
tutionnelles. Mais tout ceci est facultatif, cahotant et incertain. Inutile de chercher une
super vision. Point de cadre commun de description ni mĂȘme de prescription. Pas plus
de chaßnes de cohérence entre des lieux et des écrits. Ce ne sont pas là des écrits admi-
nistratifs au sens fort, plutĂŽt le produit de regards, de surveillances ordinaires, des
formes de subjectivation oĂč lâaccusation Ă©rafle les personnes et leurs droits pour les
voir se contorsionner. Le contrĂŽle de la protection Ă©conomique somme les sujets de
sâexposer Ă la lumiĂšre de ce quâils font et non plus de leurs droits. Alors se dressent des
portraits Ă©tonnants.
«à tout péché miséricorde» dit la maxime religieuse, pour marquer son amour
envers les beaux cas de rémission. Sous ces lettres de demande de réexamen de leurs
droits sâabrite le pardon ou la punition (Carbonnier, 1994), au grĂ© des membres des
commissions auxquelles jâai pu assister. Pendant le tour de table, les reprĂ©sentants sâin-
terrogent un Ă un sur la bonne foi des auteurs, les excuses acceptables, la singularitĂ© dâun
cas qui conduit Ă une dose dâassouplissement et de tolĂ©rance. Mais il se peut que la
foudre sâabatte, la paresse est dĂ©celĂ©e, la rĂ©primande survient alors. Cet espace de juge-
ment, si bref soit-il, est un ressort secret du pouvoir qui tient en rĂ©serve â sous le droit
â cette texture ouverte au rĂ©cit de soi, des Ă©critures personnelles fichĂ©es au sein des
archives administratives, des prĂ©sentations de soi qui dĂ©veloppent lâobjectif de « sâat-
teindre soi-mĂȘme, vivre avec soi-mĂȘme», sortir de soi-mĂȘme peut-on dire, en cher-
chant notamment du travail (Foucault, «LâĂ©criture de soi», Dits et Ăcrits, 1994). A-t-il
fait assez dâeffort ? A-t-il assez suĂ© ? A-t-il assez souffert ? Est-il sorti de lui-mĂȘme ?
127Le clapotis des mots gracieux
Sâaffecte-t-il lui-mĂȘme suffisamment pour ĂȘtre disponible Ă un Ă©ventuel emploi? «Sortir
de soi pour chercher du travail », combien de commissions seront inventées dans la
dĂ©cennie Ă venir pour susciter lâĂ©criture dâun soi en attente, un soi actif, un soi dispo-
nible et ouvert Ă toutes les occasions sociales ?
128 sociologie et sociétés ⹠vol. xl.2
résumé
LâĂ©tude porte sur des lettres de recours gracieux adressĂ©es par des chĂŽmeurs en vue de contreret contester leur radiation provisoire des listes de lâAgence nationale pour lâemploi. La rĂ©flexionmontre que ce dispositif dâĂ©criture â la possibilitĂ© de demander une grĂące exceptionnelle Ă uneadministration â suscite une procĂ©dure de subjectivation dans laquelle la propriĂ©tĂ© personnelledu « chĂŽmage » est affirmĂ©e. Dans cette perspective, les prises dâĂ©criture rĂ©vĂšlent un profonddĂ©sarroi, une temporalitĂ© quotidienne dĂ©faite et une sourde rĂ©volte Ă peine audible contrelâadministration.
abstract
This survey studies the letters of request for leniency written by unemployed people to avoidand contest their temporary exclusion from the lists of the National Employment Agency. Thisreflection shows that this written tool â the possibility to request exceptional reprieve from anauthority â gives rise to a procedure of subjectivation in which the personal property ofâunemploymentâ is affirmed. In this perspective the written documents reveal deep distress,disturbed daily temporality and underlying, scarcely visible, revolt against the authoritative body.
resumen
El escrito se refiere a cartas de peticiones de favores dirigidas por desempleados con el fin decontradecir e impugnar su exclusiĂłn provisional de las listas de la Agencia nacional para elempleo. La reflexiĂłn pone de manifiesto que este dispositivo de escritura - la posibilidad depedir una gracia excepcional a una administraciĂłn - suscita la subjetivaciĂłn de una apropiaciĂłnpersonal del âdesempleoâ. En este sentido, el acto de la escritura revela un profundo desasosiego,una temporalidad diaria deshecha y una sorda rebeliĂłn apenas audible contra la administraciĂłn.
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