le monde diplomatique - septembre 2012 - page 8

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Afrique CFA : 2200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 , Antilles-Guyane : 4,95 , Autriche : 4,90 , Belgique : 4,90 , Canada : 6,75 $C, Espagne : 4,90 , Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 , Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 , Italie : 4,90 , Luxem- bourg : 4,90 , Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 , Portugal (cont.) : 4,90 , Réunion : 4,95 , Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 3,90 DT. armature renforcée, matelas king size, sites de rencontres pour célibataires enrobés, etc. – et celles qui prétendent fournir des solutions pour l’endiguer – pilules pour fondre à vue d’œil, camp d’amaigrissement à la discipline militaire (fat camp), opération chirur- gicale à 10 000 dollars, etc. –, les profits engrangés sont estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Les livres consacrés à l’obésité, des recettes miraculeuses aux analyses du phéno- mène, s’écoulent si bien que le New York Times leur consacre une rubrique distincte dans son classement des meilleures ventes. Les causes de la prise de poids généralisée des Etats-Unis sont pourtant bien connues : le mode de vie des Américains qui, depuis trente ans, consomment plus de calories et en éliminent moins. d’égalité, de sincérité et d’amitié, et se soutiennent mutuellement dans leur développement commun (1)Même si cette déclaration peut relever de l’exercice de style diplomatique, les Chinois conservent en mémoire les humiliations endurées quand ils subis- saient l’emprise des puissances euro- péennes et du Japon. Toutefois, leurs dirigeants se trouvent face à un dilemme : pour soutenir la croissance économique (leur priorité), ils doivent obtenir de leurs fournisseurs étrangers toujours plus de matières premières, dont le pays est devenu très dépendant après son décollage écono- mique, dans les années 1980. Et, pour s’assurer d’un approvisionnement inin- terrompu, ils s’empêtrent dans des relations avec des gouvernements souvent corrompus et dictatoriaux – des relations du même type que celles qu’avaient entre- tenues avant eux les grandes puissances occidentales. Certains pays pauvres connaissent en effet la « malédiction des ressources naturelles » : ils ont à leur tête des régimes autoritaires préoccupés de la rente minière et maintenus en place par des forces de sécurité grassement rémunérées. De leur côté, les principaux pays acheteurs n’échappent pas à une « malédiction des ressources inversée», sitôt qu’ils deviennent complices de la survie d’Etats autocra- tiques (2). Plus l’on dépend des matières premières de ses fournisseurs, plus l’on est amené à assurer la survie de leurs gouvernements. (Lire la suite page 22.) (Lire la suite page 14, ainsi que le dossier pages 13 à 17.) Q UAND il a quitté son emploi de soudeur pour fonder, en 1985, la société Goliath Casket (« le cercueil de Goliath »), Forrest Davis n’imaginait sans doute pas connaître un tel succès. Dans une Amérique qui comptait moins de 15 % d’obèses, le marché du cercueil géant balbutiait. Depuis, le tour de taille du pays s’est considérablement accru. Alors que la petite entreprise familiale de l’est de l’Indiana vendait un seul de son modèle « triple largeur » par an à la fin des années 1980, elle en écoule aujourd’hui cinq... par mois, en diffé- rents coloris, ou dans une version de luxe avec poignées dorées et coussins rembourrés. Avec plus d’un tiers d’adultes en surpoids et un autre tiers d’obèses (1), les Etats-Unis figurent aujourd’hui parmi les pays les plus gros de la planète. Le marché s’est mis au diapason de cette nouvelle morphologie. Entre les entreprises qui tentent de s’adapter au phénomène et proposent des produits spécialement destinés aux personnes corpulentes – fauteuils plus grands pour les stades et les théâtres, brancards à 4,90 - Mensuel - 28 pages N° 702 - 59 e année. Septembre 2012 LE STYLE PARANOÏAQUE EN POLITIQUE – page 3 VERS UN KRACH DE LA DETTE ÉTUDIANTE Pages 4 et 5. Depuis le début de l’année dernière, M. Obama applique une politique d’austérité aussi inefficace et cruelle aux Etats-Unis qu’ailleurs. Tantôt il se félicite des (rares) bonnes nouvelles économiques, qu’il porte alors au crédit de sa présidence, tantôt il impute les mauvaises (dont la situation de l’emploi) à l’obstruction parlementaire républicaine. Une telle dialectique n’étant guère susceptible de remobiliser son électorat, le président américain escompte que la crainte du radicalisme droitier de ses adversaires lui assurera un second mandat. Mais qu’en ferait-il après avoir dilapidé les promesses du premier et alors qu’il paraît acquis que le Congrès élu en novembre prochain sera plus à droite que celui qu’il a trouvé en entrant à la Maison Blanche ? Une fois de plus, un système verrouillé par deux partis rivalisant de faveurs accordées aux milieux d’affaires va con- traindre des millions d’Américains découragés par la mollesse de leur président à revoter néanmoins pour lui. Ils se résigneront alors au choix, habituel aux Etats-Unis, entre le mal et le pire. Leur verdict ne sera toutefois pas sans conséquence ailleurs : la victoire d’un Parti républicain déterminé à anéantir l’Etat social, indigné par l’« assistanat », installé à la remorque des fondamentalistes chrétiens et porté à la paranoïa par la haine de l’islam galvaniserait une droite européenne déjà démangée par de telles tentations. (1) Lire « Chantage à Washington », Le Monde diplomatique, août 2011. (2) David Wessel, « Ryan reflects arc of GOP fiscal thinking », The Wall Street Journal, New York, 16 août 2012. SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28 Jamais les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, en hausse de 89 % en deux ans, n’ont atteint de tels records. Pékin inonde de ses produits les marchés du continent noir tout en s’y approvisionnant en minerais. En quête de ressources énergétiques, l’empire du Milieu multiplie les investissements dans les pays du Sud, mais il aimerait ne pas établir de rapports de type colonial avec les Etats qui lui four- nissent ses matières premières. Sans toujours y parvenir… DOSSIER : PÉKIN, POUVOIR SECRET , PUISSANCE MONDIALE La Chine est-elle impérialiste ? P AR M ICHAEL T. K LARE * * Professeur au Hampshire College, spécialiste des études sur la paix et la sécurité mondiale. Auteur de The Race for What’s Left : The Global Scramble for the World’s Last Resources, Metropolitan Books, New York, 2012. (1) Selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé, un individu est en surpoids si son indice de masse corporelle (IMC) – son poids (en kilos) divisé par le carré de sa taille (en mètres) – est supérieur ou égal à 25, et obèse s’il dépasse 30. GALERIE ENRICO NAVARRA Tentation du pire PAR S ERGE H ALIMI L A GANGRÈNE de la finance américaine a provoqué une crise économique mondiale dont on connaît les résultats : hémorragie d’emplois, faillite de millions de propriétaires immobiliers, recul de la protection sociale. Pourtant, cinq ans plus tard, par l’effet d’un singulier paradoxe, nul ne peut tout à fait exclure l’arrivée à la Maison Blanche d’un homme, M. Willard Mitt Romney, qui doit son immense fortune à la finance spéculative, à la délocalisation d’emplois et aux charmes (fiscaux) des îles Caïmans. Son choix du parlementaire Paul Ryan comme candidat républicain à la vice-présidence donne un aperçu de ce à quoi pourraient ressembler les Etats-Unis si, le 6 novembre prochain, les électeurs cédaient à la tentation du pire. Alors que M. Barack Obama a déjà accepté un plan de réduction du déficit budgétaire qui ampute les dépenses sociales sans relever le niveau – anormalement bas – de la fiscalité sur les plus hauts revenus (1), M. Ryan juge tout à fait insuffisante cette capitulation démocrate. Son programme, auquel M. Romney s’est rallié et que la Chambre des représen- tants (majoritairement républicaine) a déjà entériné, réduirait encore les impôts de 20 %, ramenant leur taux maximal à 25 %, un plancher jamais atteint depuis 1931 ; il accroîtrait simultanément les dépenses militaires ; et il accomplirait le tout en divisant par dix la part du déficit budgétaire dans le produit intérieur brut américain. Comment M. Ryan espère- t-il réaliser une telle performance ? En abandonnant à terme au privé – ou à la charité – l’essentiel des missions civiles de l’Etat. Ainsi, le budget consacré à la couverture médicale des indigents serait réduit de… 78 % (2). S E CLASSANT elle-même parmi les pays en développement, la Chine promet aux pays du Sud qu’elle ne reproduira pas les comportements prédateurs des anciennes puissances coloniales. Lors du 4 e Forum de coopération Chine-Afrique, qui s’est ouvert à Pékin le 19 juillet dernier, le président Hu Jintao a donc indiqué : « La Chine est le plus grand des pays en développement, et l’Afrique, le continent qui en compte le plus grand nombre. (…) Les peuples chinois et africains nouent des rapports Selon un préjugé répandu, et entretenu par l’industrie agroalimentaire, les personnes obèses, incapables de contrô- ler leurs désirs, seraient responsables de leur condition. Ce discours occulte les causes d’un phénomène en voie de mondialisation. Tirer le fil de l’obésité, c’est débobiner toute la pelote du mode de vie des sociétés dites avancées. U NE ENQUÊTE DE B ENOÎT B RÉVILLE DES ETATS-UNIS À L ’I NDE Obésité, mal planétaire MAO XUHUI. – « Scissors in Red » (Ciseaux en rouge), 2000 (1) Hu Jintao, «Open up new prospects for a new type of China-Africa strategic partnership », ministère des affaires étrangères chinois, Pékin, 19 juillet 2002, www.fmprc.gov.cn (2) Cf. Michael L. Ross, The Oil Curse : How Petroleum Wealth Shapes the Development of Nations, Princeton University Press, 2012.

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Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 !, Antilles-Guyane : 4,95 !, Autriche : 4,90 !, Belgique : 4,90 !, Canada : 6,75 $C,Espagne : 4,90 !, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 !, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 !, Italie : 4,90 !, Luxem-bourg : 4,90 !, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 !, Portugal (cont.) : 4,90 !, Réunion : 4,95 !, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 3,90 DT.

armature renforcée, matelas king size,sites de rencontres pour célibatairesenrobés, etc. – et celles qui prétendentfournir des solutions pour l’endiguer– pilules pour fondre à vue d’œil, campd’amaigrissement à la disciplinemilitaire (fat camp), opération chirur-gicale à 10000 dollars, etc. –, les profitsengrangés sont estimés à plusieursdizaines de milliards de dollars. Leslivres consacrés à l’obésité, des recettesmiraculeuses aux analyses du phéno -mène, s’écoulent si bien que le NewYork Times leur consacre une rubriquedistincte dans son classement desmeilleures ventes. Les causes de la prisede poids généralisée des Etats-Unis sontpourtant bien connues : le mode de viedes Américains qui, depuis trente ans,consomment plus de calories et enéliminent moins.

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d’égalité, de sincérité et d’amitié, et sesoutiennent mutuellement dans leurdéveloppement commun (1). »

Même si cette déclaration peut releverde l’exercice de style diplomatique, lesChinois conservent en mémoire leshumiliations endurées quand ils subis-saient l’emprise des puissances euro -péennes et du Japon. Toutefois, leursdirigeants se trouvent face à un dilemme :pour soutenir la croissance économique(leur priorité), ils doivent obtenir de leursfournisseurs étrangers toujours plus dematières premières, dont le pays est devenutrès dépendant après son décollage écono-mique, dans les années 1980. Et, pours’assurer d’un approvisionnement inin -terrompu, ils s’empêtrent dans desrelations avec des gouvernements souventcorrom pus et dictatoriaux – des relationsdu même type que celles qu’avaient entre-tenues avant eux les grandes puissancesoccidentales.

Certains pays pauvres connaissent eneffet la « malédiction des ressourcesnaturelles» : ils ont à leur tête des régimesautoritaires préoccupés de la rente minièreet maintenus en place par des forces desécurité grassement rémunérées. De leurcôté, les principaux pays acheteursn’échappent pas à une « malédiction desressources inversée», sitôt qu’ils deviennentcomplices de la survie d’Etats autocra-tiques (2). Plus l’on dépend des matièrespremières de ses fournisseurs, plus l’onest amené à assurer la survie de leursgouvernements.

(Lire la suite page 22.)

(Lire la suite page 14, ainsi que le dossier pages 13 à 17.)

QUAND il a quitté son emploi desoudeur pour fonder, en 1985,

la société Goliath Casket (« le cercueilde Goliath»), Forrest Davis n’imaginaitsans doute pas connaître un tel succès.Dans une Amérique qui comptait moinsde 15% d’obèses, le marché du cercueilgéant balbutiait. Depuis, le tour de tailledu pays s’est considérablement accru.Alors que la petite entreprise familialede l’est de l’Indiana vendait un seul deson modèle « triple largeur » par an à laf in des années 1980, elle en écouleaujourd’hui cinq... par mois, en diffé-rents coloris, ou dans une version deluxe avec poignées dorées et coussinsrembourrés. Avec plus d’un tiersd’adultes en surpoids et un autre tiersd’obèses (1), les Etats-Unis figurentaujourd’hui parmi les pays les plus grosde la planète.

Le marché s’est mis au diapason decette nouvelle morphologie. Entre lesentreprises qui tentent de s’adapter auphénomène et proposent des produitsspécialement destinés aux personnescorpulentes – fauteuils plus grands pourles stades et les théâtres, brancards à

4,90 ! - Mensuel - 28 pages N° 702 - 59e année. Septembre 2012

L E S T Y L E PA R A N O Ï A Q U E E N P O L I T I Q U E – page 3

VERS UN KRACHDE LA DETTEÉTUDIANTEPages 4 et 5.

Depuis le début de l’année dernière, M. Obama applique unepolitique d’austérité aussi inefficace et cruelle aux Etats-Unisqu’ailleurs. Tantôt il se félicite des (rares) bonnes nouvelleséconomiques, qu’il porte alors au crédit de sa présidence,tantôt il impute les mauvaises (dont la situation de l’emploi) àl’obstruction parlementaire républicaine. Une telle dialectiquen’étant guère susceptible de remobiliser son électorat, leprésident américain escompte que la crainte du radicalismedroitier de ses adversaires lui assurera un second mandat.Mais qu’en ferait-il après avoir dilapidé les promesses dupremier et alors qu’il paraît acquis que le Congrès élu ennovembre prochain sera plus à droite que celui qu’il a trouvéen entrant à la Maison Blanche?

Une fois de plus, un système verrouillé par deux partisrivalisant de faveurs accordées aux milieux d’affaires va con -traindre des millions d’Américains découragés par la mollessede leur président à revoter néanmoins pour lui. Ils se résignerontalors au choix, habituel aux Etats-Unis, entre le mal et le pire.Leur verdict ne sera toutefois pas sans conséquence ailleurs :la victoire d’un Parti républicain déterminé à anéantir l’Etatsocial, indigné par l’«assistanat», installé à la remorque desfondamentalistes chrétiens et porté à la paranoïa par la hainede l’islam galvaniserait une droite européenne déjà démangéepar de telles tentations.

(1) Lire «Chantage à Washington», Le Monde diplomatique, août 2011.(2) David Wessel, «Ryan reflects arc of GOP fiscal thinking», The Wall Street

Journal, New York, 16 août 2012.

! S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8

Jamais les échanges commerciauxentre la Chine et l’Afrique, en haussede 89 % en deux ans, n’ont atteintde tels records. Pékin inonde de sesproduits les marchés du continentnoir tout en s’y approvisionnant enminerais. En quête de ressourcesénergétiques, l’empire du Milieumultiplie les investissements dansles pays du Sud, mais il aimerait ne pas établir de rapports de typecolo nial avec les Etats qui lui four -nissent ses matières premières. Sanstoujours y parvenir…

DOSSIER : PÉKIN, POUVOIR SECRET, PUISSANCE MONDIALE

La Chine est-elleimpérialiste ?

PAR MICHAEL T. KLARE *

* Professeur au Hampshire College, spécialiste desétudes sur la paix et la sécurité mondiale. Auteur deThe Race for What’s Left : The Global Scramble forthe World’s Last Resources, Metropolitan Books, NewYork, 2012.

(1) Selon la définition de l’Organisation mondialede la santé, un individu est en surpoids si son indicede masse corporelle (IMC) – son poids (en kilos)divisé par le carré de sa taille (en mètres) – estsupérieur ou égal à 25, et obèse s’il dépasse 30.

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Tentation du pirePAR SERGE HALIMI

LA GANGRÈNE de la finance américaine a provoqué une crise économique mondiale dont on connaît les résultats :

hémorragie d’emplois, faillite de millions de propriétairesimmobiliers, recul de la protection sociale. Pourtant, cinq ansplus tard, par l’effet d’un singulier paradoxe, nul ne peut toutà fait exclure l’arrivée à la Maison Blanche d’un homme,M. Willard Mitt Romney, qui doit son immense for tune à lafinance spéculative, à la délocalisation d’emplois et auxcharmes (fiscaux) des îles Caïmans.

Son choix du parlementaire Paul Ryan comme candidatrépublicain à la vice-présidence donne un aperçu de ce à quoipourraient ressembler les Etats-Unis si, le 6 novembre prochain,les électeurs cédaient à la tentation du pire. Alors queM. Barack Obama a déjà accepté un plan de réduction dudéficit budgétaire qui ampute les dépenses sociales sans relever le niveau – anormalement bas – de la fiscalité sur lesplus hauts revenus (1), M. Ryan juge tout à fait insuffisantecette capitulation démocrate. Son programme, auquelM. Romney s’est rallié et que la Chambre des représen-tants (majo ritairement républicaine) a déjà entériné, réduiraitencore les impôts de 20 %, ramenant leur taux maximal à25 %, un plancher jamais atteint depuis 1931 ; il accroîtraitsimultanément les dépenses militaires ; et il accomplirait letout en divisant par dix la part du déficit budgétaire dans leproduit intérieur brut américain. Comment M. Ryan espère-t-il réa liser une telle performance? En abandonnant à termeau privé – ou à la charité – l’essentiel des missions civiles del’Etat. Ainsi, le budget consacré à la couverture médicale desindigents serait réduit de… 78 % (2).

SE CLASSANT elle-même parmi les paysen développement, la Chine promet auxpays du Sud qu’elle ne reproduira pas lescomportements prédateurs des anciennespuissances coloniales. Lors du 4e Forum decoopération Chine-Afrique, qui s’est ouvertà Pékin le 19 juillet dernier, le présidentHu Jintao a donc indiqué : «La Chine estle plus grand des pays en développement,et l’Afrique, le continent qui en compte leplus grand nombre. (…) Les peupleschinois et africains nouent des rapports

Selon un préjugé répandu, et entretenu par l’industrie agroalimentaire, les personnes obèses, incapables de contrô-ler leurs désirs, seraient responsables de leur condition. Cediscours occulte les causes d’un phénomène en voie demondialisation. Tirer le fil de l’obésité, c’est débobiner toutela pelote du mode de vie des sociétés dites avancées.

UNE ENQUÊTE DE BENOÎT BRÉVILLE

DES ETATS-UNIS À L’INDE

Obésité,mal planétaire

MAO XUHUI.

– «Scissors in Red»

(Ciseaux en rouge),

2000

(1) Hu Jintao, «Open up new prospects for a newtype of China-Africa strategic partnership», ministèredes affaires étrangères chinois, Pékin, 19 juillet 2002,www.fmprc.gov.cn

(2) Cf. Michael L. Ross, The Oil Curse : HowPetroleum Wealth Shapes the Development of Nations,Princeton University Press, 2012.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 2

Grands projetsL’article d’Alain Devalpo «L’art des

grands projets inutiles » (Le Mondediplomatique, août 2012) fait réagirM. Jean Sivardière, président de laFédération nationale des associationsd’usagers des transports :

Alain Devalpo ne dit pas un mot des nombreux projets autoroutiers (environmille kilomètres) relancés depuis le Gre-nelle de l’environnement et dont l’inutilitéest flagrante : les nouvelles infrastructuresroutières, comme on l’a constaté depuis cin-quante ans, ne font qu’induire à la longue untrafic supérieur à celui qu’elles peuventécouler. (…) Pas un mot non plus sur le pro-jet de canal Seine-Nord (4,5 milliards d’eu-ros au bas mot), qui ne servirait qu’à per-mettre aux ports belges et néerlandais, enplaçant l’Ile-de-France dans leur hinterland,de concurrencer encore davantage ceux duHavre et de Rouen. (…) Alain Devalpo pré-fère s’en prendre aux lignes à grandevitesse (LGV). Des LGV «que peu de genssouhaitent utiliser » ? Le TGV transportechaque année cent vingt millions de voya-geurs. (…) On ne peut porter un jugementgénéral sur les projets de LGV. Le projet Poi-tiers-Limoges est mal conçu et doit être éli-miné ; les branches sud et ouest du projetRhin-Rhône sont trop coûteuses en regarddu trafic prévu et peuvent être remplacéespar un court barreau Dijon-Saulieu ; d’autresprojets (Paris-Amiens-Calais, Toulouse-Nar-bonne) n’ont aucun caractère d’urgence et

peuvent être reportés. Mais les autres sontbien justifiés par les reports attendus de tra-fic routier et aérien sur le rail et la réductiondes émissions de CO2 qui en résulterait.

C’est le cas, en particulier, du projetLyon-Turin, qui, contrairement à ce qu’af-firme Alain Devalpo, ne concerne pas prio-ritairement le TGV mais le fret (il est prévuque 80 % des trains qui emprunteront letunnel franco-italien seront des trains defret, ce que les contestataires italiens per-sistent à ignorer). L’objectif est que sa réa-lisation, associée à une taxation adéquatedu transport routier de fret, à l’exemple de ceque fait la Suisse, débarrasse enfin les val-lées et villes alpines (Maurienne, Cham-béry, Chamonix) et la Côte d’Azur de l’in-tense trafic de camions en transit qui lespollue actuellement.

BiodiversitéM. Jorge Jurado, ambassadeur

d’Equateur en Allemagne, a tenu àréagir à l’article d’Aurélien Bernier« En Equateur, la biodiversité àl’épreuve de la solidarité interna -tionale», publié dans notre édition dejuin 2012 :

L’auteur évoque l’initiative Yasuní-ITT,que le président Rafael Correa a présentéeen 2007, au début de son premier mandat.Yasuní est le parc national présentant laplus grande biodiversité du monde. Sonpotentiel en matière de substances pharma-

EUROPE EN ACTIONLes mesures d’austérité sont en trainde provoquer une « tragédie sanitaireen Grèce », signale le site Owni.fr(26 juillet 2012) :

Selon le Centre de contrôle etde prévention des maladies (Keelpno),la Grèce connaît une augmentationnotable du nombre de malades depuis 2009. Entre 120 et 130 cas de paludisme ont été rapportés en 2011.« Les patients atteints de cette maladien’ont pourtant pas quitté le pays durant les cinq dernières années », précise Reveka Papadopoulos, directrice de Médecins sans frontières (MSF) en Grèce. La maladie avait disparu du pays depuis une quarantaine d’années.Le virus du Nil occidental a égalementfait des ravages, tuant 35 personnes en 2010. Le Keelpno a même enregistréun pic à l’automne 2011 : 101 cas de contamination et 9 décès. (…)L’augmentation la plus inquiétanteconcerne le VIH. Entre 2010 et 2011,le nombre de nouvelles contaminationsa augmenté de 57 % dans l’ensembledu pays, selon le rapport d’activité 2012des Nations unies concernant la Grèce. Sur la même période, il a même connu un bond record de 1 250 % dans le centre-ville d’Athènes, selon MSF.

FOURCHETTELe traité sur la stabilité, la coordinationet la gouvernance (TSCG), quele Parlement français s’apprête à ratifier, interdit aux pays signatairesde présenter un « déficit structurel »supérieur à 0,5 % du produit intérieurbrut (PIB). Or, relève le Wall StreetJournal du 17 août dernier, les estimations du déficit structurel (ce que serait le déficit dans une économie « normale », c’est-à-diresans ralentissement ni surchau!e)varient considérablement selon les sources. Ainsi, par exemple :

La Commission européenne a estiméen mai que l’écart entre le produitintérieur brut (PIB) réel des Etats-Uniset le PIB potentiel [si le paysne connaissait pas une récession]correspondait à 0,5 % du PIB américain.Mais, de l’autre côté de l’Atlantique,le Congressional Budget O!ce, qui tient lieu d’arbitre dans les débatsbudgétaires américains, a estimé que cet écart s’élevait à 5,3 % du PIB des Etats-Unis. La di"érence est énorme.Si la Réserve fédérale adoptait le point de vue de la Commissioneuropéenne sur l’économie américaine,elle relèverait sans doute les taux d’intérêt. Or elle a l’intention de les maintenir bas au moins jusqu’en 2014.

PROTESTATIONSEN CORÉE DU SUD

Le quotidien de Séoul The Chosun Ilbo(16 août 2012) souligne la «montéedes tensions diplomatiques en Asiedu Nord-Est» : visite du président coréen des îles appelées Dokdo par Séoul, qui les administre, et Takeshima par Tokyo, qui les réclame ;provocations chinoises et japonaisesautour des îles Senkaku (ou Diaoyu) ;visite de deux ministres japonais ausanctuaire Yasukuni, où sont vénérésentre autres les criminels de guerredu dernier conflit mondial…

Pourtant, les liens entre la Corée, la Chine et le Japon, qui, à eux trois,représentent 19,6 % du PIB mondial,se sont renforcés. Le tourisme a doubléentre 1999 et 2010, dépassant16,55 millions de personnes. (…)Mais les gouvernants suscitentle nationalisme, notamment à la veilledes échéances politiques. Nous avonsbesoin d’un changement de mentalité.

SPÉCULATION CHINOISESous le titre «Version chinoise du “trop gros pour tomber”», Andy Xie, ex-responsable du secteur Asie-Pacifique chez Morgan Stanley, écrit un long éditorial dans le magazinechinois Caixin (16 juillet 2012).

Après avoir passé en revue les tares du système financier occidental, qui «a perdu tout crédit», il met en gardecontre l’évolution des banques chinoiseset leurs produits de type subprime :

Comme tout le monde est incité àspéculer, le système financier va connaîtreune vraie crise. Or les plans de sauvetagene sont pas sans coût. (…) Si la Chineveut maîtriser la spéculation et prévenirtoute dévaluation, il lui faut renforcerla supervision des marchés financierset décourager la spéculation.

DÉNATALITÉ NIPPONELa publication des donnéesdémographiques est toujoursun événement au Japon. Sous le titre «Troisième année de baissede la population», The Japan Timesdu 9 août écrit :

La population s’est réduite de263729 membres pour atteindre le chi"rede 126659683 habitants, soit 0,21% de moins qu’en mars 2011 – la plus fortebaisse observée, faisant suite à deux autresannées de déclin. Le nombre de naissancesn’a jamais été aussi bas depuis 1968, tandis que celui des décès bat des records[en raison de la forte proportion depersonnes âgées]. (…) Dans la préfecturede Fukushima, la population a chuté de 2,17% du fait des évacuations massives.

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Officier du spectacle

PUISQUE films et jeux vidéo de guerre ont couvert d’or leurs producteurs,pourquoi la télé-réalité ne tirerait-elle pas à son tour profit du culte vouéaux armées? Le 13 août dernier, la National Broadcasting Company (NBC,

groupe General Electric) diffusait aux Etats-Unis le premier épisode de «StarsEarn Stripes» (1), une émission mettant en scène huit célébrités de secondezone engagées dans une opération commando. Cornaqués par de vrais militairesqui leur apprennent à tirer et à ramper, les apprentis soldats s’élancent enbinôme, fusil à la main, pour faire sauter une base ennemie avant de détaleren hélicoptère. Les plus lents sont éliminés. Neuf Prix Nobel de la paix – maispas M. Barack Obama – ont réclamé l’arrêt de ce divertissement qui présentela guerre comme un sport ludique. M. Richard («Dick») Wolf, le producteur, yvoit plutôt un «chant d’amour à ceux qui garantissent notre sécurité». Réalisécomme il se doit au profit d’œuvres caritatives, le programme a pour commen-tateur vedette le général retraité Wesley Clark.

L’homme n’a pas toujours été un bateleur. Diplômé de West Point, candidatéphémère à l’investiture démocrate en 2004, M. Clark dirigea en 1999 la guerremenée par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en Yougoslavie.Les soixante-dix-huit jours de bombardements aériens furent alors justifiés aunom du «droit humanitaire», l’armée yougoslave ayant entrepris d’expulser lesAlbanais du Kosovo, mais aussi par la volonté de contrecarrer un plan baptisé«Fer à cheval» prétendument dressé pour les exterminer. L’existence d’un telprojet sera démentie, ruinant l’hypothèse d’un génocide en préparation.

Depuis sa retraite en 2000, M. Clark incarne dans la presse l’archétype du gentilsoldat progressiste. Son portrait le plus ruisselant fut peut-être publié en Francedans Le Nouvel Observateur (11 septembre 2003) : «En 1997, il prend la têtedes forces de l’OTAN, un poste qui l’amènera à diriger la guerre du Kosovodeux ans plus tard. Une campagne essentiellement aérienne, qui sauvera1,5 million d’Albanais du génocide, et qui tient une place particulière dans soncœur : adopté par son beau-père à 5 ans, il a en effet appris d’une cousinelointaine, pendant ses études à Oxford, que son grand-père naturel était unJuif qui avait fui les pogroms de Russie. (…) Outre ses yeux bleus d’acier et sabelle gueule, Wesley Clark a d’autres atouts.» Suffiront-ils à convaincre lestéléspectateurs que la guerre est un jeu?

PIERRE RIMBERT.

(1) Littéralement « Des vedettes gagnent leurs galons », et jeu de mots sur l’expression Stars andStripes, « étoiles et bandes », qui désigne le drapeau américain.

ceutiques à découvrir est inestimable pourl’humanité. (…)

Les pays développés ont profité de plu-sieurs siècles de croissance, ainsi que d’uneexploitation e"rénée des ressources de laplanète ; c’est ainsi qu’ils ont accumulé, enquelque sorte, une dette écologique enversles pays du Sud, où se trouvent les forêtsprimaires les plus vastes. Les pays du Suddevraient se réserver le droit de revendi-quer le remboursement de cette dette. Pource qui est de l’Equateur, où est née l’initia-tive révolutionnaire Yasuní-ITT, il estdemandé de rembourser une partie de cettedette écologique. (…)

Aurélien Bernier estime que « les paysriches craignent plus que tout l’e!et d’en-traînement que pourrait avoir la démarcheéquatorienne : accepter de financer Yasuní,c’est ouvrir la porte à des centaines de pro-jets de même nature portés par des pays duSud qui réclameraient le même traitement ».Cette a!rmation propage le préjugé selonlequel les pays du Sud voudraient profiterde la grande biodiversité qui existe souventsur leur territoire. Mais seuls treize payssur la planète disposent d’une biodiversitécomparable à celle de l’Equateur !

De surcroît, tous les autres gouverne-ments des pays du Sud n’ont pas forcémentla volonté politique de renoncer à l’extrac-tion de ressources naturelles. D’où le faitque ce projet ne trouvera proba blement quepeu d’imitateurs, alors même que cela seraitsouhaitable pour la survie de la civilisationface au réchau"ement climatique.

Enfin, l’auteur prétend que le présidentCorrea n’appuierait pas sans conditionsl’initiative Yasuní-ITT. En vérité, le prési-dent a profité de chaque occasion pour pro-mouvoir l’initiative, par exemple en décem-bre 2010, pendant la conférence des Nationsunies sur le réchau"ement climatique àCancún, au Mexique, et lors du sommetRio + 20, en juin dernier.

COURRIER DES LECTEURS

« Le Monde diplomatique »animera plusieurs débats à laFête de l’Humanité, les 14, 15 et16 septembre au parc départe-mental Georges-Valbon à LaCourneuve (Seine-Saint-Denis).Pour plus de précisions, consulterwww.monde-diplomatique.fr

Débats

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3 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

UN CLASSIQUE AMÉRICAIN TOUJOURS D’ACTUALITÉ

Le style paranoïaque en politique

américaine a souvent servi d’exutoire à desesprits animés par un intense sentiment decolère. A l’extrême droite, les mouvementsde soutien à Barry Goldwater ont démontréquelle influence politique il est possibled’obtenir en s’appuyant sur l’animosité etles passions d’une petite minorité (1).Derrière ces mouvements s’exerce un« mode de pensée » ayant une longue etriche histoire et ne s’inscrivant pas forcé-ment à droite. Je parlerai ici de «style para-noïaque », comme un historien de l’artparlerait de style baroque ou maniériste.

La formule renvoie avant tout à unecertaine vision du monde, à un certainmode d’expression. Il existe une différencefondamentale entre le paranoïaque poli-tique et le paranoïaque clinique. S’ils onttendance l’un comme l’autre à développerdes réactions passionnelles, à se montrerexagérément suspicieux et agressifs, et àverser dans une forme d’expression gran-diloquente et apocalyptique, le para-noïaque clinique a pour sa part la convic-tion d’être lui-même, spécifiquement, lacible du monde hostile et hanté par laconspiration dans lequel il a le sentimentd’évoluer. L’adepte du style paranoïaqueestime, quant à lui, que ce sont une nation,une culture et un mode de vie qui sont atta-qués, bien au-delà de sa propre personne.

PAR RICHARD HOFSTADTER *

En 1964, aux Etats-Unis, le Parti républicain choisit pourporte-drapeau Barry Goldwater, un ultraconservateur quijuge son pays menacé par les complots de la gauche. L’his-torien Richard Hofstadter publie alors un livre sur la para-noïa en politique. Traduit pour la première fois en français,ce classique permet de resituer le Tea Party et son imaginaireconspirationniste dans une certaine tradition américaine.

UNE ancienne conception voulait quela politique se rapporte à la questionsuivante : qui obtient quoi, quand etcomment ? Cette activité était perçuecomme une arène dans laquelle les indi-vidus définissaient leurs intérêts de façonaussi rationnelle que possible, adaptantleurs comportements pour réaliser autantque faire se peut leurs objectifs. Le poli-tiste Harold Lasswell fut l’un des premiersà exprimer son insatisfaction quant auxpostulats rationalistes qu’une telle concep-tion impliquait, et décida de se tournervers l’étude des aspects symboliques etémotionnels de la vie politique, afin decompléter l’ancienne approche par la ques-tion suivante : qui perçoit quel type deproblème public, de quelle façon et pour-quoi? Selon lui, si les individus s’attachentbien à défendre leurs intérêts, la politiqueest aussi un moyen pour eux de s’exprimeret, dans une certaine mesure, de se définir.Elle agit comme une caisse de résonancedes identités, des valeurs, des craintes etdes aspirations de chacun ; elle est unearène où sont projetés des sentiments etdes pulsions n’ayant que très peu derapports avec les enjeux manifestes.

Même si elle est presque toujours restéeà l’écart des conflits de classe dans sesformes les plus aiguës, la vie politique

plutôt «le produit d’une volonté procédantétape par étape», la conséquence d’uneconspiration orchestrée par des traîtres. Lebut ultime de l’opération était de « nousabandonner aux machinations soviétiquessur notre propre sol et aux attaques mili-taires russes à l’extérieur» (7).

Ces exemples permettent de dégagerquelques traits fondamentaux du styleparanoïaque. L’image centrale est celled’un gigantesque mais néanmoins subtilréseau d’influence mis en œuvre poursaper et détruire un mode de vie. On pour-rait objecter qu’il a bel et bien existé desactes de conspiration au cours de l’his-toire, et que ce n’est pas être paranoïaqueque d’en prendre acte. Le trait distinctifdu discours paranoïaque ne tient pas à ceque ses adeptes voient des complots çà etlà au cours de l’histoire, mais au fait que,à leurs yeux, une « vaste » et « gigan-tesque » conspiration constitue la forcemotrice des événements historiques. L’his-toire est une conspiration, ourdie par desforces dotées d’une puissance quasi trans-cendante et qui ne peuvent être vaincuesqu’au terme d’une croisade sans limites.L’adepte du discours paranoïaque appré-hende l’issue de cette conspiration entermes apocalyptiques. Il a toujours lesentiment de se trouver face à un tournantmajeur : c’est maintenant ou jamais quela résistance doit s’organiser.

Parfait modèle de malignité, l’ennemi,dépeint avec précision, est une sorte desurhomme amoral ; maléfique, omnipré-sent, puissant, cruel, versé dans les plaisirsde la chair, attiré par le luxe. Agent libre,actif, démoniaque, il dirige – à vrai dire,il fabrique – lui-même la mécanique del’histoire, ou détourne son cours normalen direction du mal. Il fait naître des crises,déclenche des paniques bancaires,provoque des récessions et des désastrespour ensuite en jouir et en tirer profit. Ence sens, le paranoïaque se fonde sur uneinterprétation de l’histoire qui donne clai-rement le primat aux individus : les événe-ments importants ne sont pas appréhendéschez lui comme partie intégrante du coursde l’histoire, mais comme le produit d’unevolonté particulière.

teurs supplémentaires aux urnes pour,expliquait un autre auteur, Lyman Beecher,«abandonner l’avenir de la nation à leursmains inexpérimentées». Un groupe repré-sentant tout au plus 10 % du corps élec-toral, «rassemblé sous le commandementdes puissances catholiques d’Europe,pourrait ainsi décider du résultat de nosélections, désorienter notre politique,diviser et mettre à feu et à sang la nation,briser les liens de notre union et mettre àbas nos institutions libres» (6).

Effectuons un grand bond en avant dansle temps pour en revenir à la situation dela droite contemporaine. L’émergence desmédias de masse a provoqué d’importantschangements dans le style paranoïaque.On s’alarmait jadis de conspirationsfomentées depuis l’étranger ; aujourd’hui,la droite radicale nous explique que le paysest menacé par des trahisons perpétrées enson sein. Aux traîtres dépeints sous destraits vagues par les antimaçons, auxobscurs agents jésuites dissimulés sousdivers accoutrements, aux émissaires dupape méconnus du grand public et jadisvilipendés par les anticatholiques, auxmystérieux banquiers internationaux soup-çonnés d’ourdir des complots monétaires,on a substitué les présidents FranklinD. Roosevelt, Harry S. Truman et DwightEisenhower, des secrétaires d’Etat, desjuges de la Cour suprême. Pour le sénateurJoseph McCarthy, le déclin relatif de lapuissance américaine entre 1945 et 1951n’était pas «le fruit d’un pur hasard», mais

* Historien (1916-1970). Ce texte est extrait del’essai classique «The paranoid style in Americanpolitics», publié dans Harper’s Magazine en 1964 ettraduit pour la première fois en français sous le titreLe Style paranoïaque. Théories du complot et droiteradicale en Amérique, Bourin Editeur, Paris (parutionle 6 septembre).

Contre l’eau fluorée qui rend communiste

avait franchi un jour l’Atlantique. Elles illustrent les poncifs qui forment le cœurdu style paranoïaque : l’existence d’uncomplot organisé autour d’un vaste réseauinternational, procédant de façon insi-dieuse, doté d’une efficacité surnaturelleet visant à perpétrer des actes diaboliques.

Ces thèmes sont également présents,quelques décennies plus tard, dans lesrumeurs sur l’existence d’un complotcatholique fomenté contre les valeursaméricaines. Publiés en 1835, deux livresreprésentatifs de l’état d’esprit anticatho-lique offraient alors une description de cenouveau danger. L’un, Foreign ConspiracyAgainst the Liberties of the United States,avait été écrit par Samuel F. B. Morse,inventeur du télégraphe et célèbre peintre.« Il existe une conspiration, affirmait-il,et ses projets ont déjà été mis à exécu-tion. (…) Nous sommes attaqués sur uneposition vulnérable, qu’il nous est impos-sible de défendre avec nos navires, nosforts ou nos armées. » Dans la grandeguerre opposant le camp de l’ultramonta-nisme et de la réaction à celui des libertésreligieuses et politiques, l’Amérique repré-sentait le bastion de la liberté ; elle étaitdonc inévitablement devenue la cible despapes et des despotes.

D’après Morse, le gouvernementMetternich (3) se trouvait être le principalinstigateur de la conspiration : «L’Autricheest en train de passer à l’action dans notrepays. Elle a mis au point une immensemachination, conçu un gigantesque planpour pouvoir mener à bien ici son entre-prise (4). » « Il est clairement établi, expli-quait un autre militant protestant, que lesjésuites se répandent aux quatre coins desEtats-Unis, dissimulés sous tous les accou-trements possibles, dans le but précis deréunir les meilleures conditions et lesmoyens les plus appropriés pour promou-voir le papisme. (…) La partie ouest dupays fourmille de jésuites qui se présen-tent sous les traits de marionnettistes, dedanseurs, de professeurs de musique, decolporteurs d’images et de bibelots, dejoueurs d’orgue de Barbarie et autrespraticiens du même type (5). »

On ne tarderait pas, expliquait Morse,à voir quelque rejeton de la maison desHabsbourg accéder au rang d’empereurdes Etats-Unis si le complot réussissait.Les catholiques, qui pouvaient comptersur «les moyens financiers et les cerveauxde l’Europe despotique », étaient le seulcanal permettant aux puissances du VieuxContinent d’étendre leur influence enAmérique. Les immigrés, peu instruits etignorants, incapables de comprendre lefonctionnement des institutions améri-caines, faciliteraient la tâche de cesroublards d’agents jésuites. Une grandevague d’immigration, financée et envoyéepar les «potentats d’Europe», plongerait,selon lui, la société dans le tumulte et laviolence, submergeant les prisons etprovoquant un quadruplement des impôts ;cette vague dépêcherait des milliers d’élec-

L’EXPRESSION « style paranoïaque » estbien sûr connotée péjorativement, et celaà dessein ; à vrai dire, le style paranoïaquea plus d’affinités avec les mauvaisescauses qu’avec les bonnes. Mais rien nes’oppose vraiment à ce qu’un programmepolitique recevable ou une cause raison-nable soient défendus sur un mode para-noïaque. Il est par exemple de notoriétépublique que le mouvement d’oppositionà l’ajout de fluor dans les réserves d’eaumunicipales a attiré des fanatiques de toutpoil, notamment ceux qui, sur un modeobsessionnel, vivent dans la peur d’êtreempoisonnés. Les scientifiques finirontpeut-être par conclure, preuves à l’appui,que la fluoration est dangereuse, ce quisur le fond tendrait à conforter ses détrac-teurs. Une telle conclusion ne valideraitpas pour autant les affirmations de ceuxqui ont pu voir dans la fluoration unetentative visant à promouvoir le socia-lisme sous couvert de santé publique, ouune entreprise destinée à introduire desmatières chimiques dans les réservesd’eau afin de ronger les cerveaux et derendre les gens plus perméables auxmenées communistes.

Le style paranoïaque ne se limite ni àl’expérience américaine ni à la périodecontemporaine. L’idée d’une vaste conspi-ration fomentée par les jésuites ou lesfrancs-maçons, les capitalistes ou les Juifsdu monde entier, ou encore les commu-nistes, s’est répandue dans de nombreuxpays au cours de l’histoire moderne. Lesréactions observées en Europe au lende-main de l’assassinat du président JohnFitzgerald Kennedy suffisent à nousrappeler que les Américains ne sont pasles seuls à posséder un certain talent pourles explications improvisées sur un modeparanoïaque. On pourrait d’ailleursavancer que la seule fois où le style para-noïaque a triomphé dans l’histoiremoderne, ce fut en Allemagne.

Commençons par évoquer la paniquequi éclata à la fin du XVIIIe siècle auxEtats-Unis en réponse aux activités subver-sives que l’on prêtait aux illuminés deBavière. L’illuminisme, fondé en 1776 parAdam Weishaupt, un professeur de droitde l’université d’Ingolstadt, poursuivaitun but ultime : voir advenir une humanitérégie par les lois de la raison. L’agitationdirigée contre ce mouvement, issue de laréaction générale provoquée par la Révo-lution française à travers l’Occident, futalimentée par certains conservateurs, pourla plupart membres du clergé.

Les Américains découvrent les illu-minés en 1797, par l’intermédiaire d’unlivre intitulé Preuves de la conspirationcontre toutes les religions et tous lesgouvernements de l’Europe, ourdie dansles assemblées secrètes des illuminés, desfrancs-maçons et des sociétés de lecture.Cet ouvrage de John Robison, un scienti-fique écossais de renom, retrace avec laplus grande minutie les origines et l’essordu mouvement fondé par Weishaupt.Quand il en vient à examiner la moralitéet l’influence politique de l’illuminisme,Robison effectue ce bond en avant dans lefantasme typique de la paranoïa. Pour lui,cette société fut fondée «dans le but précisd’éradiquer toutes les institutions reli-gieuses et de renverser tous les gouver-nements en place en Europe».

Les grands acteurs de la Révolutionfrançaise auraient été membres de l’illu-minisme, cette « grande et diaboliqueentreprise, fomentant et agissant à traverstoute l’Europe», que Robison considéraitcomme un mouvement libertin, antichré-tien, voué à la corruption des femmes, àla culture des plaisirs sensuels et à la viola-tion des droits de propriété. Il suspectaitses membres de vouloir fabriquer un théprovoquant des avortements, une subs-tance secrète capable de rendre aveuglesou même de tuer les victimes qui la rece-vraient en plein visage, ainsi qu’«un pro -cédé permettant de remplir une chambreà coucher de vapeurs pestilentielles» (2).De telles idées ne tardèrent pas à sepropager aux Etats-Unis, bien que l’onn’ait jamais su si le moindre illuminé

ALLAN D’ARCANGELO. – «Can Our National Bird Survive?»(Notre oiseau national peut-il survivre?), 1962

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(1) Sénateur républicain de l’Arizona, BarryGoldwater fut candidat à l’élection présidentielle améri-caine de 1964. Ecrasé par le démocrate Lyndon Johnson,il a néanmoins redéfini le conservatisme américain etinspiré l’entrée en politique de Ronald Reagan.

(2) John Robison, Proofs of a Conspiracy, New York,1798.

(3) Diplomate autrichien (1773-1859) qui se consacraà la défense de l’ordre absolutiste en Europe. Il futl’un des grands architectes du congrès de Vienne aulendemain de la chute de Napoléon Ier.

(4) Samuel F. B. Morse, Foreign Conspiracy Againstthe Liberties of the United States, New York, 1835.

(5) Cité par Ray A. Billington, The ProtestantCrusade 1800-1860, New York, 1938.

(6) Lyman Beecher, A Plea for the West, Cincinnati,1835.

(7) Joseph McCarthy, America’s Retreat from Victory,Devin-Adair, New York, 1951.

4TRAVAIL DE SAPE IDÉOLOGIQUE

Pourquoi les droits d’inscription

joué sur la possibilité qui leur est offertede percevoir des droits complémentairespour se distinguer par des tarifs plusélevés, marque d’une singularité présuméeattractive sur le marché des connaissances.La fréquence accrue de cette pratique aété dénoncée à plusieurs reprises, notam-ment par l’Union nationale des étudiantsde France (UNEF), qui recense à la rentrée2012 trente universités concernées, dontsix affichent des frais de scolarité illégauxs’échelonnant de 400 à 800 euros.

Cette surenchère, de moins en moinsdéguisée (quand elle n’est pas reven-

diquée), s’appuie sur deux registres dejustification mêlés : la comparaison inter-nationale et la crise financière. «Les Etats-Unis ne sont-ils pas notre modèle ? Ehbien, la qualité a un prix», affirment lesuns : les fameuses universités de l’IvyLeague (2) coûtent près de 40 000 dol -lars (environ 32 500 euros) par an, soit trois fois plus en moyenne que les institu-tions publiques, dont les droits ont pour-tant doublé en trente ans (lire l’article ci-dessous).

«Sans traverser l’Atlantique, regardezce qui se passe outre-Manche!», lancent

d’autres. Dans le cadre du pro gramme deréduction des déficits budgétaires, la coa -lition libérale-conservatrice britannique aen effet relevé le plafond des droits auto-risés pour compenser la baisse des subven-tions publiques. De 3000 livres (environ3 800 euros), il est passé à 6 000, voire9000 «dans des circonstances exception-nelles», dont peuvent en fait se prévaloir

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

* Maîtresse de conférences en science politique(université Lille-II -Ceraps), auteure d’A vos marques®,prêts… cherchez! La stratégie européenne de Lisbonne,vers un marché de la recherche, Editions du Croquant,Bellecombe-en-Bauges, 2008; et, avec Pierre Clémentet Christian Laval, de La Grande Mutation. Néolibé-ralisme et éducation en Europe, Syllepse, Paris, 2010.

comme des marchandises, des «marques»pour les plus prestigieuses d’entre elles,déjà rodées à la collecte de fonds privés.

Les étudiants (et leurs familles) sontainsi séduits par des brochures, des salons,des encarts publicitaires, des guides et descomparatifs, incités à décider de leurorientation comme on fait un choix d’in-vestissement. Dans cette optique, financerses études, c’est investir pour se consti-tuer un capital négociable sur le marchédu travail. D’où l’exhortation à la « trans-parence » et à la « mobilité » dans unespace européen – voire mondial – del’enseignement supérieur où les étudiants-clients, entrepreneurs d’eux-mêmes, sontinvités à faire leur marché.

En France, les étudiants non boursiersqui s’inscrivent à l’université acquittentdes droits de scolarité dont le montant estfixé chaque année par arrêté ministériel(177 euros en licence, 245 en master, 372en doctorat en 2011-2012), et aux quelss’ajoute la cotisation à la Sécurité sociale(203 euros). Pour la grande majoritéd’entre eux, les frais d’inscription attei-gnent donc entre 380 et 575 euros. Dansle secteur privé, en revanche, les établis-sements sont libres de fixer leurs prix, etils ont, ces dernières années, largementprofité de cette marge de manœuvre.Arguant d’un durcissement de la «compé-tition internationale», du «retour sur inves-tissement » promis aux diplômés et del’existence d’aides financières «mai son»,les écoles de commerce (business schools)n’ont pas hésité à doubler leurs tarifs (cinqont franchi la barre des 10000 euros paran), et ont entraîné les écoles d’ingénieursdans leur sillage inflationniste.

Certaines universités publiques ne sontpas en reste. Incitées à faire preuve d’ex-cellence et de compétitivité, tout en étantacculées à gérer la pénurie des moyensalloués par les pouvoirs publics, elles ont

PAR ISABELLE BRUNO *

En France, selon une enquête de la Fédération des associa-tions générales étudiantes (FAGE), le coût de la rentrée univer-sitaire a bondi de 50 % en dix ans. Parmi les causes de cerenchérissement, l’augmentation des frais d’inscription, quepromeuvent think tanks et organisations internationales. AuxEtats-Unis, de nombreux étudiants ne pourront jamaisrembourser les prêts contractés pour payer leur formation.

DR

(1) France Inter, 19 janvier 2012.(2) Lire Rick Fantasia, «Délits d’initiés sur le marché

universitaire américain », Le Monde diplomatique,novembre 2004.

A PEINE arrivée au ministère de l’enseignement supérieur et de larecherche, en 2007, Mme Valérie Pécressese lançait un défi : parachever la réformenéolibérale de l’université. «D’ici à 2012,j’aurai réparé les dégâts de Mai 68 »,proclamait-elle dans Les Echos, le27 septembre 2010. A l’heure des bilans,elle peut se targuer d’une belle réussite.La loi relative aux libertés et responsabi-lités des universités (LRU), votée àl’été 2007, serait d’ailleurs celle dont leprésident sortant Nicolas Sarkozy est « leplus fier », d’après M. Claude Guéant (1).

Le passage aux responsabilités etcompétences élargies (RCE), censéeslibérer les universités du carcan étatique,en a placé huit (sur quatre-vingts) en situa-tion d’«autonomie surveillée» sous tutelledes recteurs, tandis que les autres connais-sent désormais les joies de la quête definancements propres. Démarcher lesentreprises, quémander des dons auprèsdes réseaux d’anciens étudiants, augmen -ter les droits d’inscription, bref se vendre :telle est, en substance, la compétencenouvelle gagnée par les universités.

Or qu’ont-elles à vendre? Les savoirsémancipateurs considérés comme desbiens communs ne faisant plus recette, ils’agit désormais de transformer larecherche scientifique en produits breve-tables, et les enseignements en parcoursindividualisés et « professionnalisants »débouchant sur des diplômes rentables.Packagées, marketées, calibrées pour despublics solvables, certifiées par des normesISO, classées dans des palmarès, les forma-tions universitaires tendent à être conçues

ANONYME. – A!cheà Stockholm,2007

La dette étudiante, une bombe

DANS l’interminable feuilleton de lacrise du capitalisme américain, la detteétudiante succédera-t-elle aux subprime?Estimée à plus de 1 000 milliards dedollars, elle a doublé au cours des douzedernières années, au point de dépasserdésormais le volume des achats par cartede crédit. En 2008, les créances moyennesdes nouveaux diplômés s’élevaient à23200 dollars – à peine moins s’il sortaitd’une université publique (20200 dollars).Dans un contexte économique difficile,marqué par un taux de chômage élevé, unnombre croissant d’entre eux se trouventdans l’incapacité de rembourser leursprêts. Le taux de défaut de paiement desétudiants – qui ne peuvent pas recourir àune procédure de faillite individuelle – estpassé de 5 à 10% entre 2008 et 2011 (1).

L’accroissement spectaculaire de leurdette relève d’une combinaison de plusieursfacteurs. Le premier tient à l’histoire del’enseignement supérieur aux Etats-Unis.Héritiers des collèges religieux et desuniversités de recherche fondés auXIXe siècle par de riches mécènes – àl’instar de Cornell, de Johns Hopkins, desuniversités de Chicago ou Stanford –, lesgrands établissements privés comptent,depuis leur fondation, parmi les plus chersdu monde : une année d’études à Harvardcoûte en moyenne 36 000 dollars(52 650 dollars si l’on inclut les frais desubsistance) (2). Or ce sont eux quidéfinissent le prix du marché. La concur-rence généralisée entre facultés pour attirerle maximum d’étudiants les incite à multi-plier les dépenses afin de proposer desprestations comparables à celle d’une insti-

tution comme Harvard. Les subventionsde l’Etat ne suffisant pas, les directionsreportent une part des coûts sur les droitsd’inscription, toujours plus élevés. Mêmeles universités publiques ne font plusexception : initialement créées pour offrirune solution de rechange quasi gratuite auréseau privé, elles peuvent désormaisfacturer jusqu’à 13 000 dollars par an etpar élève. L’idéal des origines s’est évaporé,et, pour les étudiants, la facture ne cessede s’alourdir.

Les frais de scolarité augmentent à untaux deux à quatre fois supérieur à celui del’inflation. Globalement, le coût de l’ensei-gnement supérieur a doublé en trenteans (3). Loin de freiner la tendance, la criseéconomique a joué un rôle d’accélérateur.Si le secteur privé a enregistré une haussemoyenne de 8,3% en 2011, c’est dans lepublic que la flambée a été la plus specta-culaire, notamment dans les Etats del’Ouest, particulièrement dépendants duréseau universitaire public ; on a ainsi puobserver des hausses de 21% en Californie,17 % en Arizona, 16 % dans l’Etat deWashington, etc. (4). Ces augmentationssont d’autant plus problématiques qu’ellesvont de pair avec un désengagementprogressif de la plupart des cinquante Etatsaméricains, principaux bailleurs de fondsde l’enseignement supérieur. En 1990,l’Etat de Washington versait environ14000 dollars par tête, et les étudiants nepayaient que 3 000 dollars de frais descolarité. Vingt ans plus tard, le rapports’est presque inversé : la subventionpublique ne dépasse pas les 5000 dollars,et chaque inscrit doit acquitter une factureannuelle de 11000 dollars (5). Toutes lesuniversités ont ainsi augmenté leurs tarifs,et les droits de scolarité moyens sont passésde 8 800 dollars en 1999-2000 à14400 dollars en 2010-2011.

INSTITUÉES par le gouvernement fédéralau milieu des années 1960, les boursesd’études versées directement aux étudiants(et non aux universités) n’ont évidemment

pas suivi cette pente. La principale d’entreelles, le Pell Grant, est plafonnée à5500 dollars par an, soit à peine un tiersdu coût moyen d’une année universitaire.Ainsi les étudiants doivent-ils non seule-ment recourir à des prêts encadrés parl’Etat – et également plafonnés –, maisaussi se tourner vers les banques commer-ciales, qui pratiquent des taux d’intérêtplus élevés. Logiquement, le nombre dedébiteurs de plus de 40 000 dollars adécuplé en dix ans.

Par ailleurs, les jeunes Américainsintègrent de plus en plus fréquemment desuniversités à but lucratif, qui font payertrès cher une instruction médiocre. Cesétablissements, privés mais financés à 90%par des subventions (6), consacrent troisfois moins d’argent à l’enseignement queles universités publiques, pour des frais descolarité deux fois supérieurs. Cet écartse répercute sur le taux de réussite : seuls20% des étudiants en ressortent diplômés.Lourdement endettés, ils n’ont acquisqu’une faible qualification et peuvent diffi-cilement espérer trouver un travail suffi-samment rémunérateur pour rembourserleurs emprunts.

Bien qu’elles fassent l’objet d’enquêtesfédérales quasi permanentes, ces univer-sités à but lucratif enregistrent des taux derecrutement record, notamment parmi lesétudiants les plus vulnérables, poussés hors

PAR CHRISTOPHER

NEWFIELD *

* Professeur à l’université de Californie à SantaBarbara. Auteur de Unmaking the Public University :The Forty-Year Assault on the Middle Class, HarvardUniversity Press, Cambridge, 2008.

(1) « The student loan default trap. Why borrowersdefault and what can be done », National ConsumerLaw Center, Boston, juillet 2012.

(2) Julie M. Zauzmer, « Harvard tuition risesto $52 650 », The Harvard Crimson, Cambridge,24 février 2011.

(3) Laura Choi, « Student debt and default in the12th District», Federal Reserve Bank of San Francisco,décembre 2011.

(4) Larry Gordon, « California leads nation inescalation of college costs », Los Angeles Times,26 octobre 2011.

(5) Dan Jacoby, «A better business plan forWashington state’s public higher education », TheSeattle Times, 25 janvier 2011.

(6) Goldie Blumenstyk, « For-profit colleges showincreasing dependence on federal student aid », TheChronicle of Higher Education, Washington, DC,15 février 2011.

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de nombreux établissements (3). EnEspagne, en avril dernier, l’Etat a égale-ment autorisé les communautés autonomesà augmenter les frais d’inscription de sorteque la « contribution des étudiants aufinancement de leurs études» passe de 15à 25%. Quant au Québec, où le «printempsérable» a grandement contribué à dénatu-raliser la spécificité américaine de droitsélevés, la hausse projetée par le gouver-nement de M. Jean Charest atteindrait 75%en cinq ans, hissant la province au niveaudes pays les plus onéreux du monde (4).

Si important soit-il, le renchérissementde l’accès à l’enseignement supérieur quel’on observe actuellement ne saurait toute-fois s’expliquer par de simples facteursconjoncturels ou mimétiques. S’il toucheun nombre croissant de pays, c’est parcequ’un travail de fond a été entrepris par depuissants acteurs au cours des troisdernières décennies. La plupart des «pres-tataires de services (éducatifs)» ne sont,aujourd’hui encore, pas libres de fixer leurs

prix, ce qui, aux yeux des promoteurs d’un« marché des connaissances », constitueune aberration. Aussi tentent-ils de levercet obstacle majeur à la bonne informationdes consommateurs, ainsi qu’aux straté-gies de positionnement et de différen ciationconcurrentielle des établissements. Depuisle tournant néolibéral des années 1980, etde façon intensive avec la crise financièreactuelle, censée justifier la paupérisationdes services publics et la diversificationdes sources de financement – c’est-à-direleur privatisation –, l’idée d’une dérégula-tion des tarifs universitaires a fait sonchemin. De nombreux rapports récents,émanant aussi bien de l’Orga nisation decoopération et de développement écono-miques (OCDE) (5) que de la Commission européenne (6), de la Conférence des présidents d’université (CPU) (7) ouencore de comités nationaux et de thinktanks, ont contribué à soulever la ques-tiondes droits d’inscription et à rendrepossible leur augmentation, en Francecomme ailleurs.

universités de ressources utiles à unemeilleure formation des étudiants (11). »Si les études doivent être payantes, c’estdans un double souci d’efficience écono-mique et de justice sociale : tel est l’ar-gument massue asséné par les partisansd’une augmentation des frais d’inscrip-tion, que viendrait compenser l’octroi debourses et de prêts aménagés.

La CPU propose à cet égard un régimede prêts à remboursement contingent aurevenu (PARC) consistant à fairerembourser aux étudiants modestes le coûtde leur formation universitaire sous la

forme d’une imposition spécifique ulté-rieure (12). D’autres, comme M. MichelDestot – député-maire socialiste dont ladirectrice de cabinet était Mme GenevièveFioraso, devenue ministre de l’enseigne-ment supérieur et de la recherche dupremier gouvernement Ayrault –, sug gè-rent dans le même esprit de créer « unsystème de prêts à taux faible, accordéspar un organisme public et remboursés àla fin des études à partir de l’obtentiondu premier emploi et en fonction dusalaire (13) ». Cette individualisation ducoût des études et des aides allouées dénieà l’éducation sa dimension collective.

soumis à un impératif de rentabilité, le conformisme l’emportera sur le loisird’apprendre.

Obligés d’être stratèges et matérialistespour pouvoir rembourser leurs prêts, lesétudiants seront très attentifs à la conver-sion rapide de leur mise de fonds. Cettetendance s’observe déjà au Royaume-Uni,où les enseignants de la fameuse LondonSchool of Economics (LSE) désespèrentde pouvoir insuffler un esprit critique àune génération obsédée par le pouvoir etl’argent (15).

Quand on sait que seule la moitié d’unegénération accède à l’enseignement supé-rieur, on pourrait être tenté de réduire laportée du problème de la hausse des droitsde scolarité à la « jeunesse dorée » : aprèstout, n’est-il pas juste de « faire payer lesriches » ? Ce serait soustraire au débatdémocratique un enjeu de société aussifondamental que celui, par exemple, desretraites. Avec l’alternative entre une« éducation par capitalisation » et une« éducation par répartition » (16) seprolonge le combat pour une solidaritéintergénérationnelle garantissant lepartage de cette richesse collective quereprésente le savoir.

ISABELLE BRUNO.

(3) Lire David Nowell-Smith, «Amers lendemainsélectoraux pour l’université britannique », Le Mondediplomatique, mars 2011.

(4) Lire Pascale Dufour, «Ténacité des étudiantsquébécois», Le Monde diplomatique, juin 2012.

(5) Cf. « Regards sur l’éducation 2011. Panorama»,OCDE, Paris, 2011.

(6) Cf. « Soutenir la croissance et les emplois. Unprojet pour la modernisation des systèmes d’enseignementsupérieur en Europe», Bruxelles, septembre 2011.

(7) Cf. la synthèse des réflexions de son groupe detravail «Economie du Sup», intitulée «Le financementde l’enseignement supérieur français. Pour une refontedu modèle économique : effets “redistributifs”, équitéet efficience», Paris, septembre 2011.

(8) Depuis 2009, la plate-forme International StudentMovement centralise images et informations sur lesmobilisations étudiantes à travers le monde(www.emancipating-education-for-all.org).

(9) Danemark, Finlande, Irlande, Islande, Mexique,Norvège, République tchèque, Suède (chiffres 2008-2009).

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

CONTRE LA GRATUITÉ

universitaires s’envolent partout

(10) Lire Alexander Zevin, «Terra Nova, la “boîteà idées” qui se prend pour un think tank», Le Mondediplomatique, février 2010.

(11) Terra Nova, «Faire réussir nos étudiants, faireprogresser la France. Pour un sursaut vers la sociétéde la connaissance », contribution n° 12, Paris,août 2011.

(12) Cf. Claire Bornais, «Augmentation des droitsd’inscription en fac», L’Ecole émancipée, n° 34, Caen,mars-avril 2012.

(13) Cf. Michel Destot, « 2012-2017 : quel avenirpour l’enseignement supérieur et la recherche ? »,Fondation Jean Jaurès, Paris, avril 2012.

(14) « Un autre partage des coûts pour sauver leservice public de l’enseignement supérieur?», universitéParis-X, avril 2009.

(15) Financial Times, Londres, 3 décembre 2009.

(16) D’après le titre de l’article de David Flacher etHugo Harari-Kermadec publié dans Le Monde du6 septembre 2011 en réaction aux propositions deTerra Nova.

Des débats houleux

Attitude utilitariste

N’EN DÉPLAISE à ceux qui voient dansles résistances encore vives à cette évolu-tion un conservatisme très franco-français,les mobilisations que l’on observe du Chiliau Québec, en passant par la Finlande oul’Autriche (8), montrent que les débats surle coût de l’enseignement supérieur et sonpartage sont houleux dans la majorité despays membres de l’OCDE. La plupart ontrécemment augmenté les droits de scola-rité ; d’autres, comme plusieurs Länderallemands, les ont instaurés à rebours d’unetradition de gratuité ; certains, tels le Dane-mark ou l’Irlande, ont fait une entorse à ceprincipe en demandant aux étudiants étran-gers de payer. Dans son «Panorama 2011»des statistiques sur l’éducation, l’OCDEnote que seuls huit pays (9) ont maintenu

un accès libre aux établissements publicspour leurs ressortissants, tandis que, dansplus d’un tiers, les frais annuels ont franchile seuil des 1500 dollars.

La France figure dans la catégorie inter-médiaire : les droits d’inscription ydemeurent certes peu élevés, mais lesystème de bourses et d’aides financièresn’est guère développé. De ce fait, l’op-tion consistant à faire payer les étudiantsest longtemps restée dans les tiroirs. C’estce « tabou » qu’une fondation « progres-siste » comme Terra Nova (10), proche duParti socialiste, se propose de briser : «Laquasi-gratuité des études supérieures– classes préparatoires incluses – estsource d’inégalités fortes et prive les

OUTRE qu’ils instrumentalisent lesinégalités sociales, les plaidoyers enfaveur d’une hausse des droits d’inscrip-tion reposent sur une idée-force : la valo-risation des études qu’elle est censéeentraîner. Payer ses études responsabili-serait l’étudiant, qui, conscient de leurvaleur monétaire, serait plus impliqué etmoins enclin à l’absentéisme. C’est pour-quoi, toujours d’après M. Destot, il« devient indispensable de réajuster l’al-location d’études, qui doit toujoursreposer sur des critères de ressourcesfamiliales, mais être plus importante etplus incitative pour motiver les étudiantsbénéficiaires et les rendre plus responsa-bles de leur propre réussite ». D’où larecommandation de transformer l’alloca-tion d’études en « droit liquidable »,susceptible d’être retiré.

Un cercle vertueux serait ainsienclenché, les universités étant pousséespar des « clients » plus sérieux et plusexigeants à améliorer sans relâche laqualité des services dispensés. Il s’avèrecependant que ce n’est pas tant la qualitéque l’image qui motive de nombreusesdépenses de marketing, de publicité, delobbying et de prestige, telles que le« recrutement de “stars” sur le marchéinternational des enseignants-chercheurset des présidents d’université ». D’aprèsl’économiste Annie Vinokur (14), dansles dépenses des établissements publics

aux Etats-Unis, « corrigée de l’inflation,la dépense d’instruction par élève aaugmenté de 17 % entre 1960 et 2001,celle d’administration de 54 % ». Labureaucratie progresse au détriment del’enseignement et de la recherche.

Ce rapport marchand des étudiants àl’institution universitaire risque enfin degénéraliser une attitude utilitariste enversles savoirs enseignés. Dès lors que lepaiement de leurs études par endettementsera assimilé à un investissement,

à retardementdu système public par les politiques d’aus-térité successives. C’est à la faveur descoupes budgétaires opérées dans le public,pourtant plus rentable, que ce systèmecontinue de prospérer. Tandis que leRoyaume-Uni, effrayé par la possiblecalamité financière que pourrait engendrerle fardeau de la dette étudiante, a récemmentrenoncé à créer des établissements lucratifs,les Etats-Unis persistent à nourrir un secteurdont l’existence même repose sur l’obli-gation d’endettement et sur la quasi-certitude d’un défaut de paiement dans aumoins la moitié des cas (7)…

C’EST qu’un obstacle de taille sedresse devant ceux qui souhaitent réformerle système d’enseignement supérieur : lesecteur bancaire. Principal bénéficiaire decette croissance exponentielle des prêtsétudiants, il n’a aucun intérêt au change-ment. Avec 100 milliards de dollars enprêts étudiants accordés en 2011 et1000 milliards de créances en attente, unemanne de 30 milliards de dollars en inté-rêts bancaires annuels est en jeu (8).

Pourtant, la situation est si préoccupanteque, en janvier 2012, le président BarackObama en a fait l’un des thèmes de sontraditionnel discours sur l’état de l’Union.A cette occasion, il a menacé de diminuerles subventions publiques pour les univer-sités qui augmenteraient leurs droits d’ins-cription trop rapidement. Il a égalementtenté, au cours de son mandat, de réduirela place des banques commerciales dansle programme fédéral d’aide aux étudiants– sans succès. Mais ces initiatives ne s’atta-quent pas véritablement au problème ducoût des études supérieures, qui révèlel’incapacité du capitalisme américain àremplir sa mission cardinale : permettreau plus grand nombre d’accéder au modede vie de la classe moyenne.

Cet échec plonge ses racines dans lespolitiques d’austérité mises en place depuistrente ans, et qui ont conduit non seulementà la déliquescence des infrastructuresscolaires, médicales, etc., mais aussi à la

stagnation des salaires et à l’explosion desinégalités. Au cœur de l’idéologie néocon-servatrice – particulièrement en vogue sousRonald Reagan et depuis épousée par tousles candidats républicains (et parfoisdémocrates…) à la Maison Blanche – quiinspire ces politiques, la «théorie du ruissel-lement » soutient l’idée que la créationd’emplois et de richesses est l’apanage desriches Américains. Pour accomplir cettemission, ils disposent d’un allié de taille,l’Etat, qui s’emploie à leur aménager unenvironnement favorable. C’est ainsi, parexemple, que l’ancien président GeorgeW. Bush a justifié la diminution de lataxation sur les dividendes à 15%, soit lamoitié du taux d’imposition du travail. Lesthéories reaganiennes ont eu un tel impactqu’elles sont parvenues à détruire dans unelarge partie de l’opinion l’idée même d’unEtat acteur de la vie publique, capable deprocéder à des investissements ou de menerà bien des projets utiles à la société. Dansce contexte si profondément déterminé parles normes conservatrices que même latimide réforme du système de l’assurance-maladie est qualifiée de « socialiste » etprésentée comme une entrave à la libreentreprise, le président Obama et, plusgénéralement, l’ensemble des démocratess’estiment tenus, pour être audibles, de semontrer plus néolibéraux qu’ils ne lesouhaiteraient.

Ces décennies de coupes claires ont étédévastatrices pour les universités ; pourtant,les néoreaganiens continuent de prôner letransfert des coûts de l’enseignementsupérieur du public vers le privé. Voilà déjàtrente ans que le mouvement est amorcé,et les résultats sont loin d’être concluants :les trois quarts des Américains les plusmodestes n’ont fait aucun progrès versl’obtention d’un diplôme...

CHRISTOPHER NEWFIELD.

(7) « Half of money lent to students at for-profits willend up in default, government predicts», The Chronicleof Higher Education, 22 décembre 2010.

(8) Dennis Cauchon, «Students loans outstandingwill exceed $1 trillion this year», USA Today, McLean(Virginie), 25 octobre 2011.

Imprimeriedu Monde

12, r. M.-Gunsbourg98852 IVRY

6

L’avenir de l’Europe se discute à huis closdéfendu les positions qu’il prétenddéfendre, s’il a obtenu gain de cause ous’est couché devant des vents contraires.Impossible de lui imposer de rendre descomptes.

Pour tenter de savoir ce qui s’est dit lorsde ces réunions, on peut assister aux confé-rences de presse organisées à la sortie. Achaque dirigeant la sienne. Le problème,c’est que les médias nationaux n’ont pasles moyens, ni sans doute la volonté, dereconstituer ce qui s’est passé en comparantles différents discours des chefs d’Etat etde gouvernement. Les journalistes y trouve-raient une nouvelle illustration de la«relativité du témoignage humain», surtoutde la part de protagonistes ayant intérêt àse donner le beau rôle. La publicité n’estpas la transparence. On pourrait aussidépouiller les communiqués de pressecommuns, mais ils ne retranscrivent que desvérités officielles, qui ne sont pas desvérités tout court.

Installer des micros-espions serait uneautre solution. Pour l’anecdote, dessystèmes d’écoute clandestine reliés à descabines de traduction ont été découvertsen 2003 dans des salles de réunion duConseil. Au terme d’une enquête desservices de sécurité belges, une officineisraélienne a été suspectée, laissant planerl’ombre du Mossad. L’affaire a été classéesans suite et sans fracas politique.

émissions de télé-réalité, n’est-ce pas ?Alors, pourquoi en irait-il autre ment àBruxelles ?

Il existe pourtant une différence de taille.Tous les protagonistes de la réunion dumercredi matin à l’Elysée sont respon-sables devant les citoyens qui auront à subirleurs décisions ou qui en bénéficieront.Responsables un peu, pas beaucoup, maisen tout cas pourvus d’une légitimitéconférée par l’approbation du Parlementnational. Au Conseil européen, rien de tel.Impossible de savoir si un dirigeant a

ces paroles paraissent bien imprudentes.La crise des dettes publiques n’a pas finid’enfoncer le continent européen.

Dans le secret des Conseils, certainsdirigeants ont songé à des mesures peudémocratiques. Le 14 juin 2010, leprésident français Nicolas Sarkozy se rallieà l’idée de Mme Angela Merkel d’infligerune sanction aux pays n’ayant pas respectéle pacte de stabilité et de croissance (PSC)adopté par le Conseil européen àAmsterdam en juin 1997 : suspendre leursdroits de vote au Conseil de l’Unioneuropéenne, cette punition plaçant l’Etat«défaillant» sous une sorte de protectoratexercé par les autres Etats.

Lors de la réunion du Conseil européendu 28 octobre 2010, la chancelière alle -mande ouvre les hostilités : « L’article 7du traité reconnaît la possibilité de retirerles droits de vote dans des situations trèssérieuses. » En réalité, cette dispositionsanctionne « une violation grave et per -sistante » des valeurs de l’Union, relativeau respect de la dignité humaine, à laliberté, la démocratie et l’égalité. Rien àvoir par conséquent avec un dérapagefinancier, mais la distinction n’émeut pasla dirigeante allemande : « Nous avonsaccepté l’article 7 dans le cas de viola-tions des droits de l’homme et nous devonsmontrer le même degré de sérieux quandnous arrivons à la question de l’euro. »

La position du couple « Merkozy » estcontestée par le président roumain TraianBasescu (« Cette situation n’est passimilaire à un contexte de violation desdroits humains »), puis par MM. Jean-Claude Juncker, premier ministre duLuxembourg, et José Luis RodríguezZapatero, son homologue espagnol.Devant ces protestations, M. Sarkozydéfend soudain sa complice avec le sensde la nuance qu’on lui a toujours connu :« La suspension des droits de vote, c’est

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

PAR CHRISTOPHE DELOIRE

ET CHRISTOPHE DUBOIS *

D’un sommet de crise sur l’euro à l’autre, le Conseileuropéen s’invite à la « une » des médias. Cependant,hormis le ballet des voitures officielles et le ronron desconférences de presse, on ignore presque tout desdébats qui agitent les salles feutrées où se réunissent lesvingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement. Seulsquelques initiés y ont accès.

La rigueur budgétaire, un droit de l’homme?

«Mauvais présages protectionnistes»

DEPUIS mai 1995, les chefs d’Etat et de gouvernement européens siègent dansun imposant bâtiment baptisé d’aprèsJustus Lipsius, philologue et humanistedu XVIe siècle ayant fait ses études àBruxelles. Tout près du rond-pointRobert-Schuman, face au siège historiquede la Commission européenne, le Justus-Lipsius abrite aussi bien les réunions duConseil de l’Union européenne que cellesdu Conseil européen (lire l’encadré). Lorsde chaque réunion du Conseil européen,les chefs d’Etat et de gouvernemententrent par une sorte de quai de débar-quement « dépose-minute » situé à l’ar-rière. Censé faciliter la ronde des voituresofficielles, il évoque une porte dérobée.

Dans la salle de réunion 50.1, les vingt-sept dirigeants sont accueillis par leprésident permanent du Conseil (1),l’ancien premier ministre belge HermanVan Rompuy. Est également présent leprésident de la Commission, M. JoséManuel Barroso. Derrière, les représen-tants permanents des pays – les « ambas-sadeurs » à Bruxelles – sont autorisés às’asseoir. Les caméras au plafond, quiservent à capter les séances législativesdu Conseil de l’Union européenne (plusconnu sous le nom de Conseil desministres), sont éteintes pour les réunionsau sommet des femmes et des hommesles plus puissants du continent. Lesdécisions sur l’avenir des Européens serontainsi prises à huis clos. Il n’y a là rien quede très normal, assurent les admirateursde l’architecture institutionnelle euro -péenne. Les conseils des ministres, réunisà l’Elysée autour du président français,ne sont pas retransmis comme des

dans le traité, ce n’est donc pas dérai-sonnable. » Ce qui revient à considérerqu’appliquer la prison à vie à un pick -pocket n’est pas déraisonnable au motifque la sanction figure dans le code pénal.Finalement, M. Boïko Borissov, un anciengarde du corps du dirigeant communistebulgare Todor Jivkov, devenu entre-tempsministre-président de son pays après enavoir dirigé l’équipe nationale de karaté,passera pour un parangon de sagessepolitique : « Il faut travailler à une solu -tion, mais non à des solutions humiliantescomme la suspension des droits de vote. »Le communiqué f inal ne fera aucunemention de cet échange.

Le 24 mars 2011, les dirigeants évoquentla mise en place du mécanisme européende stabilité (MES), destiné à remplacer leFonds européen de stabilité f inan-cière (FESF). Le MES, qui doit mobiliser

700 milliards d’euros, a été annoncé cinqmois plus tôt, mais sa mise en placetraîne (2). « Il est vraiment important decommuniquer de manière positive sur tousces éléments et de ne pas susciter de doutessur notre détermination», plaide M. VanRompuy. Les Etats membres divergent surle versement d’un capital de 80 milliardsd’euros. Le président de l’Eurogroupe,M. Juncker, les met en garde : « Il ne fautpas en faire un spectacle. J’ai présentécela à la presse comme une questionmineure. » A l’époque président de laBanque centrale européenne (BCE),M. Jean-Claude Trichet admet : « Noussommes très en retard (…). Je comprendsque l’on doive communiquer de manièrepositive, mais entre nous, soyons lucides,nous avons mis quinze mois à tenir nospromesses. » Dommage que les citoyenseuropéens n’aient pas bénéficié decette franchise.

(1) Le traité de Lisbonne crée la fonction deprésident permanent du Conseil européen. Elu parles chefs d’Etat et de gouvernement pour deux anset demi renouvelables, il anime les travaux en coordi-nation avec la présidence tournante assurée tous lessix mois par un Etat membre. M. Van Rompuy a étéélu le 1er janvier 2010.

(2) Lire Raoul Marc Jennar, «Deux traités pour uncoup d’Etat européen », Le Monde diplomatique,juin 2012.

(3) En réalité, le chiffre avoisine les 60 millions.

IL NE demeure donc qu’une possibilité :les notes Antici. Baptisées du nom d’undiplomate italien précurseur dans lesannées 1970, Paolo Antici (1924-2003),ces notes sont des comptes rendus dacty-lographiés, sans en-tête, qui offrent larecension quasi parfaite des conversationsdes dirigeants européens lors des réunionsau sommet. Un fonctionnaire du secréta-riat général du Conseil, surnommé ledebriefer, fait des allers-retours entre lasalle 50.1 et une pièce attenante, où il dicteà des diplomates nationaux ce qui se dit.Les notes Antici ne sont pas renduespubliques. Celles qui ont été rédigées en2010 et en 2011, que nous nous sommesprocurées, permettent d’établir la paniquedes dirigeants devant la tempête financièreet de saisir leurs intentions politiques. Enouverture de la réunion du Conseil euro-péen du 16 septembre 2010, M. VanRompuy se félicitait du «résultat convain-cant» des mesures prises et de la restau-ration de la croissance. Deux ans plus tard,

Ne pas confondre...MÊME si l’on frise l’homonymie, même s’ils se réunissent au

même endroit, le Conseil européen et le Conseil de l’Unioneuropéenne sont deux institutions distinctes. Le célèbre Conseileuropéen, dont les réunions font l’objet d’une couverture média-tique intense, a été créé informellement en 1974, puis progressi-vement consacré par le traité de Maastricht (1992) et le traité deLisbonne (2008), qui en fait une institution officielle. Cette réuniondes chefs d’Etat et de gouvernement « donne à l’Union les impul-sions nécessaires et définit ses orientations politiques générales».Bref, c’est une instance de décision, comme le conseil des ministresen France.

Le Conseil de l’Union européenne, plus communémentappelé Conseil des ministres, réunit comme son surnoml’indique les ministres des vingt-sept Etats membres dans desdomaines spécialisés : affaires étrangères, économiques etsociales, justice et affaires intérieures… Il participe ainsi à l’éla-boration des textes législatifs proposés par la Commission etadoptés, dans la plupart des cas, en codécision avec leParlement européen.

Au Conseil des ministres, les débats à caractère législatifsont censés être publics. Des caméras doivent les retrans-mettre en direct, mais des difficultés techniques rendent parfoisle visionnage problématique. Quoi qu’il en soit, ces débats sonten réalité le fruit de négociations préalables qui échappent,elles, à tout œil extérieur. Elles se déroulent dans le cadre desréunions du Comité des représentants permanents (Coreper),qui rassemblent les « ambassadeurs » des pays membres etleurs adjoints. Leurs travaux sont préparés par des comités dehauts fonctionnaires, mais aussi par des groupes « techniques»composés d’« experts » dont les nominations sont parfoissujettes à caution.

C. DE. ET C. DU.

* Journalistes, auteurs de Circus politicus, AlbinMichel, Paris, 2012.

DANS LES COULISSES DES RÉUNIONS BRUXELLOISES

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AU-DELÀ de la question de l’euro, lesnotes Antici permettent de prendre lamesure d’une forme d’impuissancepublique. Le 29 octobre 2010, le présidentdu conseil italien, M. Silvio Berlusconi,fait part de préoccupations infiniment plussérieuses que l’organisation de ses partiesfines. Il évoque son inquiétude face auxdélocalisations : «Des hommes d’affairesdisent qu’ils ne veulent pas s’installer enEurope, qu’ils vont en Inde, où les gensparlent anglais et gagnent peu, que lapopulation de la Chine augmente de vingtmillions trois cent mille personnes chaqueannée, alors que la population active dela France et du Royaume-Uni représentevingt millions trois cent mille personnesdans leur intégralité (3). »

Ce jour-là, M. Berlusconi s’élève au-dessus de son personnage caricatural :«Les compagnies européennes ont de plusen plus de mal à concourir. Il faut fairequelque chose, réfléchir à des solutions,s’asseoir avec nos experts et regarder ceproblème de près. Une compagnie m’adit qu’elle employait actuellement cinqcent mille personnes en Europe et qu’elleallait faire tomber ce chiffre à centcinquante mille. »

Malgré la gravité du propos, M. VanRompuy lance aussitôt un autre sujet deconversation. Le chancelier social-démocrate autrichien, M. Werner Fay -mann, revient alors à la charge et demandeà la Commission d’établir une liste demesures susceptibles de rétablir la compé-

titivité des pays européens. M. Barrosomet en garde : «Nous ne devons pas lancerde mauvais messages protectionnistes. »M. Sarkozy lui répond vivement : « Nousdevons arrêter d’être naïfs : il faut êtreun peu plus directs avec nos partenaires,et si nos partenaires ne comprennent pasle besoin d’avoir une réciprocité dans lesrelations commerciales, alors nouspouvons arriver à une solution comme lesdroits de douane. » Piqué au vif,M. Barroso rappelle alors que laCommission a recommandé des actionsantidumping contre la Chine et le Vietnamet qu’« il a été difficile de convaincre leConseil sur ces propositions ». Il n’oubliepas de réitérer « l’opposition de laCommission au protectionnisme ».

Gardienne des traités européens, laCommission veille aux tables de la loilibre-échangiste et encadre les faits et gestesdes chefs d’Etat et de gouvernement. Lesnotes Antici permettent aussi de rappelercette réalité que les responsables politiquesnationaux préfèrent souvent occulter.

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7 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

Encore un homme providentiel pour l’Italie

seulement de s’adresser directement aux«tripes» d’un public dont il prétend relayerl’indignation et la frustration, mais ausside se jouer des grands médias qui, toujoursprompts à s’offusquer de ses proposoutranciers, lui font de la publicité sansle vouloir.

Si M. Grillo et son mouvement seveulent porteurs de solutions utiles etconcrètes – sur les énergies alternatives,les transports « intelligents », etc. –, lecontenu de ses discours compte peu danssa stratégie de communication. Commel’a très justement fait remarquer un journa-liste du quotidien israélien Yediot Aharo -not le 25 juin dernier, « Grillo est un bonacteur qui connaît les attentes de sonpublic ». Sa surexposition médiatique lui

PAR RAFFAELE LAUDANI *

Dans un accès de franchise, le président du conseilitalien Mario Monti a regretté que « les gouvernementsse laissent complètement brider par les décisions deleurs Parlements » (« Der Spiegel », 5 août 2012). Cegenre de désinvolture démocratique installe un climatfavorable aux mouvements parapolitiques, tel celui ducomique Giuseppe (« Beppe ») Grillo.

FORT de sa victoire aux élections muni-cipales de mai 2012 à Parme, capitale del’industrie alimentaire et siège de multi-nationales comme Parmalat ou Barilla, leMouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle,M5S) a bouleversé le paysage politiquetransalpin. Fondé il y a seulement deux anspar le comique génois Giuseppe(« Beppe ») Grillo – le « Jiminy Cricketitalien (1)», selon le Financial Times –, leM5S a déjà conquis trois villes et compteprès de deux cent cinquante élus dans des conseils municipaux et régionaux. S’il réalisait le même score aux électionsnationales (soit 18 %), il deviendrait ladeuxième force politique du pays, aucoude-à-coude avec le Peuple de laliberté (Popolo della libertà, PDL) – actuel-lement fort mal en point – de l’ancienprésident du conseil Silvio Berlusconi (2).

Régulièrement accusé de populisme etde comportement antipolitique par lesmédias, le M5S s’inscrit tout à la fois dansune dynamique internationale et dans uneascendance proprement italienne. A l’imagede formations aussi différentes que le Partides pirates en Allemagne ou le Tea Partyaux Etats-Unis, il prône une participationde la base, un dépassement du clivage entrela droite et la gauche et l’abandon des partistraditionnels, jugés corrompus. Et, commeles girotondi – «ceux qui font la ronde»,en l’occurrence autour du siège des insti-tutions – du réalisateur Nanni Moretti,l’Italie des valeurs (Italia dei valori) del’ancien juge d’instruction de l’opérationanticorruption Mani Pulite (« Mainspropres ») (3), M. Antonio Di Pietro, ouencore le Peuple violet (qui rejetait toutecouleur politique), le M5S a fait de la luttecontre la corruption le socle de son combatpolitique. La mise en avant de ces thèmesexplique certainement mieux le succès dumouvement de M. Grillo que sa devise àprétention écologique : « L’eau, l’envi-ronnement, les transports, la connectivité,le développement» – les cinq étoiles.

Comme on peut le lire sur le site deprésentation de l’un de ses comités locaux,le M5S se veut un «mouvement liquide»,une « association libre de citoyens »dépourvue de structure hiérarchique,section ou carte d’adhérent, dont « le seulpoint de référence est le blog Beppegrillo.it ». Ses sympathisants sont divers : desnéophytes en politique, dont la plupartn’adhèrent à aucune idéologie en parti-culier ; des militants de gauche déçus ; etmême d’anciens partisans de la droite néo-et postfasciste. Ce mélange est particu-lièrement visible dans les régions «rouges»de l’Italie, comme l’Emilie-Romagne, oùle mouvement a pour l’instant connu sesplus grands succès. Point commun de cerassemblement hétéroclite, tous les grillinireconnaissent en M. Grillo leur véritablereprésentant, l’unique voix publique dumouvement. Le règlement de certainscomités locaux interdit même aux simplesmilitants de s’exprimer dans les médias.

Le comique a fait ses premiers pas enpolitique par la satire. Banni des antennesde la télévision publique au milieu desannées 1980 pour avoir traité les dirigeantsdu Parti socialiste italien de « voleurs »,il se tourne vers les planches et entameune nouvelle carrière. Depuis plus de vingtans, ses critiques acerbes des collusionsentre pouvoir politique et grands groupesprivés attirent des hordes de fidèles dansles théâtres, les palais des sports et lesstades. Puis il a trouvé avec Internet unecaisse de résonance lui permettant non

inspiré les programmes d’ajustement structurel dans l’Amérique latine desannées 1980, et qui justifie désormais lamise en place de gouvernements « tech -niques» en Europe. Dans les deux cas, lapolitique est essentiellement adminis-tration, exercice d’un savoir neutre etobjectif appliqué avec honnêteté et bonsens. Un bon sens dont se revendique lenouveau maire de Parme, M. FedericoPizzarotti, qui, catapulté de façoninattendue à la tête d’une ville très riche,historiquement aux mains des «coopéra-tives rouges» et de l’Union des industriels,a décidé de choisir les membres de soncabinet en ne considérant que leur curri-culum vitae, sans préjugés politiques.Plusieurs mois plus tard, son équipe n’estpas encore au complet...

Il est difficile de prédire ce qu’iladviendra de cette expérience politiqueencore bigarrée et ambivalente. Le M5Sdeviendra-t-il, comme le souhaitent lesgrillini, l’acteur principal d’un renouvel-lement démocratique radical de la politiqueitalienne? Ou sera-t-il, comme les forma-tions qui l’ont précédé, absorbé par lesystème ? Se transformera-t-il, commel’envisagent certains, en mouvement autori-taire, à l’image de certaines formations duXXe siècle, nées d’un rejet du systèmeavant de devenir des partis de l’ordre?

Une chose est certaine : ses premierscontacts avec le pouvoir ont révélé lesleurres d’une politique qui se veut «pure»,guidée exclusivement par la morale. Auconseil municipal de Bologne, deuxgroupes, en concurrence l’un avec l’autre,ne cessent de se menacer de révéler à lapresse des «dossiers compromettants». AParme, l’adjoint à l’urbanisme du nouveaumaire M5S, choisi pour ses compétenceset son professionnalisme, a été contraintde démissionner avant même d’entrer enfonctions : il était accusé d’avoir commisdans le passé de petites irrégularitésimmobilières et d’avoir mené son entre-prise à la faillite. « On dirait un jeu demassacre, a commenté l’incompris. Si nousvoulons jouer à la guerre, allons-y (6).»Comme le disait un moralisateur bienconnu, interprété jadis par M. Grillo dansun film de Luigi Comencini (L’Imposteur,1982) : que celui qui n’a jamais péché jettela première pierre...

scandé par les manifestants argentins en2001 et aujourd’hui par les « indignés »,dans la revendication d’une «démocratieréelle maintenant » («¡ Democracia realya !») clamée dans les rues de Madrid, lacorruption du système est en effetenvisagée dans son sens politique premier :l’épuisement et le déclin des partispolitiques – devenus la courroie de trans-mission de la mondialisation –, et la fictiondémocratique du système représentatif. Al’inverse, l’indignation des grillini exprimeune défense acharnée de ce système, quiaurait été perverti par des hommespolitiques immoraux.

Au-delà de ses vagues références authème de la «décroissance», le M5S n’aque peu de chose – si ce n’est rien – à diresur la crise économique, l’emprise de ladette et des créanciers ou la précaritégrandissante. Invité à s’exprimer sur lapossibilité de sortir de la zone euro,M. Grillo s’en est tenu à un laconique «Jene sais pas, nous examinerons le pro -blème». Sur ce sujet comme sur les autres,il se contente de reproduire les positionsen vogue parmi les Italiens « moyens »,sans jamais les insérer dans un projet desociété alternatif.

En dépit de son ton radical, le M5Svéhicule la même conception de la poli -tique que l’idéologie néolibérale qui a

* Chercheur au département Histoire et cultureshumaines de l’université de Bologne. Auteur de Disob-bedienza, Il Mulino, Bologne, 2011.

Culte d’Internet et prophéties biscornues (1) Beppe Severgnini, «The chirruping allure ofItaly’s Jiminy Cricket », Financial Times, Londres,5 juin 2012.

(2) Aux élections de mars 2012, le PDL a perdu laquasi-totalité des grandes villes qu’il détenait. LireCarlo Galli, « M. Berlusconi, théoricien de la“débrouille” », Le Monde diplomatique, septembre 2009.

(3) Lire Francesca Lancini, «La grande désillusiondes juges italiens», Le Monde diplomatique, juin 2010.

(4) Cf. « Gaia : The future of politics», www.youtube.com

(5) Cf. Edoardo Greblo, La Filosofia di Beppe Grillo.Il Movimento 5 Stelle, Mimesis, Rome, 2011.

(6) Gazzetta di Parma, 21 juin 2012.

nelle de militants aveuglés par le cultequ’ils vouent à Internet. Selon la philo-sophie véhiculée par le M5S – notam-mentdans les vidéos « prophétiques » deM. Gianroberto Casaleggio, expert encommunication et cofondateur du V-Day(Vaffanculo-Day, la journée du « va-te-faire-foutre»), qui a lancé le mouvementsur la scène nationale –, Internet constituedavantage qu’un instrument de commu-nication : c’est la condition nécessaire etl’horizon de la nouvelle démocratiemondiale qui devrait émerger, en 2054, dela victoire du monde occidental (et de sonaccès libre à la Toile) sur le triptyque obscu-rantiste Russie -Chine-Proche-Orient (4).

Au centre de cette « démocratienumérique», les meetups, des forums dediscussion où les militants se «ren contrent»pour partager les «meilleures» solutionsaux problèmes de leur ville ou de leur pays. Mis à part cette dimension virtuelle– qui n’est pas sans rappeler le « télévote»,très populaire dans les divertissementstélévisés, et les réseaux sociaux, où l’intérêtpour la chose publique se confond avec lebesoin de «dire ce que l’on pense» et d’être écouté –, la participation des militants du M5S se borne à former des comitésélectoraux et à choisir les candidats quireprésenteront le mouvement. Un modèlequi, finalement, n’est pas si différent decelui des partis politiques que M. Grillose plaît tant à critiquer (5)...

En revanche, le M5S présente peu depoints communs – si ce n’est l’adhésiond’un grand nombre de jeunes militantsprécaires et surdiplômés – avec les mouve-ments des « indignés» ou d’Occuper WallStreet, auxquels M. Grillo a souventcherché à s’identifier, estimant que la seuledifférence était que sa propre formation« n’[avait] pas encore affronté les forcesde l’ordre». Dans le slogan «Qu’ils s’enaillent tous !» («¡Que se vayan todos !»)

permet de consolider le lien qui unit sonmouvement à ce qu’il considère commele bon sens populaire. M. Grillo distillerégulièrement des déclarations homo -phobes ou xénophobes, traitant parexemple le président de la région desPouilles et fondateur du parti Gauche,écologie et liberté, M. Nicola (« Nichi »)Vendola, qui est homosexuel, de buson(« tapette» en dialecte génois) ou estimantque la proposition de donner la nationalitéitalienne aux enfants d’immigrés nés enItalie n’a «aucun sens». Plus récemment,s’alignant sur la position de la Ligue duNord, il s’est insurgé contre la « déca -dence » de la vie nocturne estivale, quiperturbe selon lui la tranquillité et lasécurité des familles « bien sous tousrapports ».

LE MODÈLE proposé par M. Grillo doitbeaucoup à la personnalisation extrêmede la politique des années Berlusconi.Cependant, si la force charismatique du«Cavaliere» résidait dans sa participationdirecte et invasive à la compétition élec-torale, le M5S propose, lui, une sorte deleadership sans leader : il conquiert l’opi-nion à mesure que son chef agit en dehorsde l’arène électorale, en tenant un rôle deprédicateur et de moralisateur du système.

Le M5S partage également avec lemodèle berlusconien un rapport de proprié-taire à la politique. Mais, là encore,M. Grillo a su innover. Forza Italia («Allezl’Italie », le premier parti créé parM. Berlusconi), constituait une émanationdirecte de Publitalia, l’entreprise respon-sable de la publicité et du marketing dugroupe Mediaset. Au moment de sonlancement, ses candidats et ses militantsétaient principalement des employés etdes dirigeants du groupe de M. Berlusconi.Le M5S fait quant à lui off ice de« franchiseur » politique. Le nom officielainsi que le logo du mouvement appar-tiennent à son chef, mais leur utilisationest accordée à toute personne qui sereconnaît dans le « non-statut » publié surle blog et souhaite donner vie à un comitélocal. Lequel, à la manière d’un restaurantMcDonald’s, sera géré par des militantsdisposant d’une autonomie quasi totaledans leurs actions et leur organisation.Cette indépendance n’empêche toutefoispas M. Grillo d’excommunier – discrè-tement et selon son bon plaisir – lesmilitants qu’il juge déviants par rapport àl’«esprit» du mouvement, tel M. ValentinoTavolazzi, conseiller municipal de Ferrare,congédié le 5 mars dernier d’un simplebillet sur le blog de M. Grillo.

La démocratie participative promue parle M5S se réduit souvent à un simulacrevirtuel fondé sur la mobilisation émotion-

ALGIRDAS GRISKEVICIUS.

– «Lancer du sel au centre

de l’Europe», 1996 AD

AGP

PERCÉE INATTENDUE DU MOUVEMENT 5 ÉTOILES

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 8

UN VÉHICULE calciné et criblé de balles : c’esttout ce qu’il reste de l’attaque qui, le 8 juin 2012, acoûté la vie à sept casques bleus près de Taï, petitebourgade de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Dans cetterégion, depuis plus d’un an, les villages font l’objetde mystérieux raids meurtriers. Yamoussoukro (1)a accusé des «mercenaires libériens». Partisans del’ex-président Laurent Gbagbo et opposés à sonsuccesseur Alassane Ouattara, ces hommes traver-seraient le fleuve Cavally, qui marque la frontièreavec le Liberia, pour venir semer la terreur en Côted’Ivoire. Mais, sur le terrain, la situation ne paraîtpas aussi claire : depuis la crise qui a suivi l’électionprésidentielle de 2010 (2), dans l’ouest du pays sejoue un inquiétant imbroglio politique et militaire,avec pour seul enjeu le contrôle des ressourcesnaturelles.

Ce sont en effet ses sols, extrêmement fertiles,qui font la richesse de cette région verdoyante. Ony cultive le cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premierexportateur mondial. S’y étendent également les dernières aires forestières nationales, dont lesforêts de Goin-Débé (133 000 hectares) et deCavally (62000 hectares), réservées à la productionde bois d’œuvre (3). Depuis toujours, ces atoutsont attiré des planteurs d’un peu partout, y comprisd’Etats voisins. Ce mouvement avait été encouragépar le président Félix Houphouët-Boigny (au pouvoirde 1960 à 1993), qui avait décrété que « la terreappartient à celui qui la met en valeur». Si la régionest aujourd’hui l’un des principaux centres deproduction de cacao, on y plante aussi des hévéas,qui hissent le pays au rang de premier producteurafricain de caoutchouc. «Cinq hectares d’hévéasrapportent de 7 à 8 millions de francs CFA [environ12000 euros] par mois », calcule un sous-préfet.Une petite fortune.

Les problèmes ont commencé au milieu desannées 1980, lorsque les cours mondiaux du cacaoet du café ont chuté. La concurrence entre planteurss’accroissant, des conflits fonciers ont alors éclatéentre les autochtones, devenus minoritaires, et lesétrangers. La politique de l’« ivoirité» promue par leprésident Henri Konan Bédié (1993-1999) a encore

envenimé les relations en poussant les nationaux àrevendiquer les terres cédées aux nouveauxarrivants. Une loi de 1998 a explicitement exclu lesnon-Ivoiriens de la propriété foncière.

La tentative de coup d’Etat perpétrée le19 septembre 2002 contre le président Gbagbo par des militaires du nord du pays partisans deM. Ouattara a achevé de mettre le feu aux poudres.La guerre civile qu’elle a déclenchée a touché toutparticulièrement l’Ouest et la ville de Duékoué.Située à une centaine de kilomètres au nord de Taï,Duékoué se trouve au croisement stratégique desroutes menant au Liberia, en Guinée et à San Pedro,port d’exportation du cacao. Les rebelles, baptisésForces nouvelles, y ont fait venir d’anciens combat-tants des guerres civiles libérienne (1989-1997) etsierra-léonaise (1991-2002), dont Sam Bockarie,responsable d’atrocités en Sierra Leone. En retour,Yamoussoukro a aussi mobilisé des Libériens etarmé des civils, pour la plupart autochtones. Chaquecamp a semé la terreur, contribuant à exacerber lesantagonismes communautaires.

A l’issue du conflit, le pays s’est trouvé de factodivisé en deux et Duékoué placée sur la ligneséparant le Sud, administré par la capitale, et leNord, géré par les Forces nouvelles. La région duMoyen-Cavally (devenue depuis deux entités différentes, le Cavally et le Guémon), dont dépen-daient Taï et Duékoué, est restée dans le campgouvernemental. Mais les armes ont continué àcirculer pendant toutes les années 2000, et desmilices et groupes d’autodéfense plus ou moinssoutenus par le camp Gbagbo se sont maintenusface aux rebelles, si bien que les tensions sontdemeurées fortes, la présence de l’Etat étant enoutre très limitée.

Après la signature de l’accord de paix (4), le26 janvier 2003, d’ex-combattants rebelles profitentde l’accalmie pour s’emparer de portions de terri-toire : M. Amadé Ouérémi, un Burkinabé ayantgrandi en Côte d’Ivoire, s’installe ainsi avec plusieursdizaines – voire plusieurs centaines – d’hommesarmés dans le parc national du Mont Péko, à trente-cinq kilomètres au nord de Duékoué. Ils y cultiventnotamment du cacao. Impossible de les déloger :en 2010, ils chassent même des agents de l’Officeivoirien des parcs et réserves et incendient leurvéhicule. Un autre phénomène déstabilisateurapparaît en 2007 : l’arrivée, par cars entiers, deBurkinabés. En toute illégalité, beaucoup s’éta-blissent dans la forêt de Goin-Débé, où ilsdéveloppent des plantations de cacao. Dans lemême temps, de nombreux déplacés de la guerrene parviennent pas à récupérer leurs champs.

Quand la crise postélectorale opposantMM. Ouattara et Gbagbo se transforme en conflitarmé, en mars 2011, Duékoué souffre commejamais. Lors de la prise de la ville par l’armée crééepar M. Ouattara, les Forces républicaines de Côted’Ivoire (FRCI, composées principalement des ex-Forces nouvelles), des centaines de personnes– la Croix-Rouge a compté huit cent soixante-septcorps –, essentiellement de jeunes hommes, ontété assassinées. Selon une commission d’enquêteinternationale et des associations, ce sont dessoldats des FRCI qui ont commis ces crimes, ainsique des Dozos, une confrérie de chasseurs tradi-

tionnels du nord du pays, et des partisans deM. Ouérémi. Malgré les promesses de justice duprésident Ouattara, qui prend finalement le pou -voir le 11 avril 2011, cette tuerie n’a donné lieu àaucune enquête.

Depuis, la situation s’est encore compliquée,avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs.D’abord, des hommes armés attaquent, à partir de juillet 2011, une petite dizaine de villages. C’està leur propos que les autorités parlent de «merce-naires libériens » payés par des opposants àM. Ouattara en exil au Ghana. Des sourcesonusiennes évoquent plutôt des autochtones oubisréfugiés au Liberia et cherchant à défendre les terresqu’ils ont perdues.

Ensuite viennent les Dozos : arrivés dans larégion pendant la crise, ils n’en sont jamais repartis.De plus en plus nombreux, ils circulent à moto, enhabits traditionnels, agrippés à leur fusil «calibre 12».Beaucoup viennent du Burkina Faso et du Mali.Certains sont devenus agriculteurs. L’inverse estaussi possible : il y a un an, un planteur burkinabéinstallé près de Taï depuis une trentaine d’annéesa rassemblé un groupe de Dozos pour «assurer lasécurité des populations », dit-il. En réalité,beaucoup de Dozos, devenus miliciens, terrorisentla population et la rackettent. Les villages ont perdutous leurs habitants autochtones.

A cela s’ajoute l’immigration burkinabé, d’uneampleur sans précédent. Huit cars transportantchacun environ deux cents personnes arriventdésormais chaque semaine à Zagné, à cinquantekilomètres au nord de Taï. Une partie de cesvoyageurs s’entassent aussitôt dans des camionsde chantier qui prennent la direction du sud-ouest.Leur installation se trouve facilitée par l’absenced’une grande partie de la population autochtone– au moins soixante-dix mille personnes – réfugiéeau Liberia. Les treize villages implantés au sud deTaï ont ainsi perdu tous leurs habitants autochtones.Sauf un : fin juin, à Tiélé-Oula, il restait neuf Oubissur les quelque deux cents qui y vivaient avant 2011,pour trois mille Burkinabés.

Si certains Burkinabés investissent les champsdes absents, beaucoup gagnent les forêts de Goin-Débé et de Cavally, désormais totalement ravagées.Dormant sous tente, ils y plantent des cacaoyers,des hévéas, mais aussi du cannabis. A Yamous-soukro et à Abidjan, la situation est connue : fin mai,le gouvernement a ordonné l’évacuation des forêtsavant le 30 juin. Sans résultat. «L’Etat doit contrôlerles frontières, assène le maire adjoint de Taï, M. TéréTehe. Et il ne faut pas attendre que ces gens aientfini de planter pour les chasser. »

Problème : les nouveaux occupants sontarmés. Observant un jeune paysan burkinabé partiraux champs un fusil en bandoulière, le chefautochtone du village de Tiélé-Oula, M. JeanGnonsoa, ne cache pas son désarroi : « Ici, lesétrangers peuvent avoir des armes, mais pas lesautochtones » – sous peine de représailles.«Comment régler sereinement un litige foncier faceà quelqu’un qui est armé ? », s’interroge M. Tehe.« Les Burkinabés nous disent que le président quiest venu [M. Ouattara, qui a des origines burki-

nabés] est leur homme, et qu’ils ont donc le droitde tout faire », déplorent des villageois. De fait,certains s’emparent de plantations déjà occupées.«Aujourd’hui, 80% de ceux qui sont installés dansles forêts de Goin-Débé et de Cavally sont armésde kalachnikovs et de fusils calibre 12 », rapporteun administrateur local. Il évoque une organisationmafieuse à l’origine de cette colonisation : « Il y aceux qui les convoient, ceux qui établissent dansles forêts les points de contrôle auxquels chacundoit payer 25 000 francs CFA pour avoir accès àune parcelle de terre, etc. » M. Ouérémi est réguliè-rement cité comme l’un des responsablesprésumés de ce trafic de terres et de personnes,en lien avec des officiers des FRCI.

Dans le pays, les FRCI, justement, sont lesseules forces régulières à disposer d’armes depuisque, soupçonnées d’être favorables à M. Gbagbo,police et gendarmerie en sont privées. Jouissantd’une impunité quasi totale, elles font la loi. ADuékoué, elles entretiennent un climat de terreur etsont, d’après plusieurs témoins, impliquées dansdes exécutions extrajudiciaires. Des observateursles accusent aussi d’être derrière certaines desattaques attribuées aux «mercenaires libériens».Beaucoup soupçonnent leurs membres d’être origi-naires d’une seule région, le Nord, mais aussi d’êtrede nationalité burkinabé.

Une chose est certaine : les FRCI se sont arrogéle droit de percevoir les taxes qui devraient norma-lement revenir à l’Etat. Selon un rapport de l’ONU,elles prélèvent aussi « de 4 à 60 dollars, voirebeaucoup plus », sur les déplacements depersonnes et de véhicules (5). Et elles rackettentles paysans : dans un village près de Taï, une femmese plaint de devoir leur payer 20 000 francsCFA (30 euros) par mois pour accéder à saplantation.

Après la mort des casques bleus, plusieurscentaines d’éléments FRCI ont été déployés autourde Taï pour une opération de «sécurisation» dirigéepar le commandant Losséni Fofana, alias « Loss ».Ancien chef de guerre des Forces nouvelles, cedernier commandait déjà les troupes qui ontattaqué Duékoué en 2011. Ses soldats auraientjoué un rôle important dans le massacre desGuérés (6). Pour l’actuelle opération de « sécuri-sation », il a fait installer de nombreux points decontrôle. Les mauvaises langues assurent qu’ainsipas un seul sac de cacao n’échappera au racketdes FRCI. Et peut-être aussi à la contrebande versle Ghana (7).

Début juillet, le gouvernement a annoncé lelancement d’un recensement national des ex-combattants – le deuxième en un an –, promettantle désarmement tant attendu. Cela ne suffit pas àrassurer les habitants du Far West ivoirien, dontbeaucoup voudraient aussi que la justicefonctionne : malgré les promesses du présidentOuattara, la tuerie de mars 2011 n’a donné lieu àaucune poursuite judiciaire. Pis, elle a vraisem-blablement été le moteur d’un nouveau drame, le20 juillet : des centaines d’individus, parmi lesquelsdes Dozos et des FRCI, ont attaqué et détruit uncamp de déplacés du Haut-Commissariat desNations unies pour les réfugiés (HCR), près deDuékoué. En toute impunité. Des sources humani-taires parlent de cent trente-sept cadavresretrouvés dans les jours qui ont suivi ; des Dozosont également cherché à faire disparaître denombreux corps. Plusieurs indices laissent penserque cette attaque avait été planifiée de longuedate. Sous couvert d’anonymat, un spécialiste dela région nous confie : « Le camp était gênant, cardes témoins du massacre de mars 2011 s’ytrouvaient. Aujourd’hui, ils sont morts ou dispersés.C’est ce que voulaient ceux qui ont organisé l’opération. »

Forêts classéesde Cavally et

Goin-Débé

Taï

Parc nationaldu Mont Péko

Duékoué

Tiélé-Oula

GUÉMONZagné

San Pedro

Yamoussoukro

Abidjan

DIX-HUITMONTAGNES

CAVALLY

GUINÉE

MALIBURKINA FASO

GHANALIBERIA

CÔTE D’IVOIRE

Cava

lly

0 50 100 kmOcéan Atlantique

Man

Séguéla

OdiennéKorhogo

Bondoukou

Bouaké

Daloa Abengourou

Aboisso

Divo

Gagnoa

P A R N O T R E E N V O Y É E S P É C I A L E

F A N N Y P I G E A U D *

A Abidjan, les exactions contre les partisansde l’ancien président Laurent Gbagbo se sontmultipliées cet été. Si M. Alassane Ouattara a finalement pris le pouvoir, en mars 2011, après une crise postélectorale meurtrière, la réconciliation est encore loin. Dans l’ouest du pays, l’Etat ne contrôle plus rien ; des mafiasont mis la main sur l’économie du cacao.

UN TERRITOIRE HORS DE CONTRÔLE

Guerre pour le cacao dans l’Ouest ivoirien

Calendrier des fêtes nationales1er - 30 septembre 2012

1er OUZBÉKISTAN Fête de l’indépend.SLOVAQUIE Fête nationale

2 VIETNAM Fête nationale3 SAINT-MARIN Fête nationale6 SWAZILAND Fête de l’indépend.7 BRÉSIL Fête de l’indépend.8 ANDORRE Fête nationale

MACÉDOINE Fête de l’indépend.9 CORÉE DU NORD Fête nationale

TADJIKISTAN Fête de l’indépend.15 COSTA RICA Fête de l’indépend.

SALVADOR Fête de l’indépend.GUATEMALA Fête de l’indépend.HONDURAS Fête de l’indépend.NICARAGUA Fête de l’indépend.

16 MEXIQUE Fête de l’indépend.PAPOUASIE-NLLE-GUINÉE Fête de l’indépend.

18 CHILI Fête de l’indépend.19 SAINT-KITTS-

ET-NEVIS Fête de l’indépend.21 ARMÉNIE Fête de l’indépend.

BELIZE Fête de l’indépend.MALTE Fête de l’indépend.

22 MALI Fête de l’indépend.23 ARABIE SAOUDITE Fête nationale24 GUINÉE-BISSAU Fête nationale30 BOTSWANA Fête nationale

(1) Yamoussoukro est la capitale politique de la Côte d’Ivoire ;Abidjan, sa capitale économique.

(2) Lire Vladimir Cagnolari, «Côte d’Ivoire, les héritiers mauditsde Félix Houphouët-Boigny», Le Monde diplomatique, janvier 2011.

(3) Bois destiné à être travaillé.

(4) L’accord de Marcoussis (près de Paris) prévoyait le maintienau pouvoir du président Gbagbo et un gouvernement ouvert à toutesles parties.

(5) Rapport S/2012/196 du Groupe des experts sur la Côte d’Ivoirede l’ONU, avril 2012.

(6) Rapport de Human Rights Watch, « “Ils les ont tués commesi de rien n’était” », octobre 2011.

(7) Rapport S/2012/196, op. cit.

* Auteure de l’ouvrage Au Cameroun de Paul Biya, Karthala,Paris, 2011.

Impôts illégauxet racketdes paysans

Des hommes arméss’emparentd’un parc national

Les villages ont perdutous leurs habitantsautochtones

AGNÈS STIENNE

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9 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

JACQUES DELCROZE *

Naguère modèle de démocratie africaine, le Malis’enfonce dans l’instabilité politique tandis que larébellion au Nord, dominée par des groupes isla-mistes radicaux, coupe le pays en deux. Depuis lecoup d’Etat du 22 mars dernier, le président detransition, M. Dioncounda Traoré, tente de conci-lier partisans et opposants du putsch. Cette criserévèle d’anciennes fractures.

LE MALI est-il menacé d’une généra-lisation de la charia? Depuis le 27 juin, lenord du pays se trouve aux mains desgroupes islamistes radicaux qui ont prisle contrôle des régions de Kidal, puis deGao et de Tombouctou, soit au total prèsdes deux tiers du territoire. Leur domina-tion mêle exactions perpétrées au nomd’Allah et assistance aux populationsdémunies, celles du moins qui n’ont paspris la fuite. Les salafistes installés dansles trois grandes régions septentrionalesdistribuent argent et secours, et n’ont pasde mal à recruter parmi les jeuneschômeurs sans perspectives d’avenir. AGao, ils fournissent carburant et denréesà prix coûtant, équipent les centres desanté, payent leurs agents… Un élu duNord raconte qu’il a tenté de joindre lechef du mouvement islamiste radicalAnçar Dine, M. Iyad Ag Ghali, pour lerencontrer. Réponse : «Je te verrai quandtu auras démissionné de ton poste. Lesdéputés n’ont aucune légitimité face à laloi de Dieu.»

Cependant, dans un pays grand commedeux fois et demie la France, le Nord resteloin. Loin du pays «utile», où se concentre90% de la population. A Bamako, sous leschangements de ciel de l’hivernage, enplein ramadan, la tolérance traditionnellereste de mise : restaurants ouverts, alcooldisponible et quelques fumeurs en pleinerue. S’il implique une majorité deshabitants, le mois du jeûne (achevé à la mi-août) se vit «à la malienne», avec une piétésans contrainte publique (lire l’encadré).

Première source d’anxiété : le travail.A cause de la crise, l’économie est enlambeaux. De nombreuses entreprises,notamment de services, ont fermé ou misleur personnel en chômage technique.Après l’hôtellerie et la restauration,frappées d’emblée, l’ensemble des secteursfonctionnent désormais au ralenti. De grosemployeurs licencient, telle la compagnieAir Mali. Seul le secteur minier sembletirer son épingle du jeu, et l’Etat continueà payer les salaires.

Autre motif de désarroi : l’effondrementpolitique d’un pays jusque-là érigé enmodèle démocratique. La popularité ducoup d’Etat militaire du 22 mars 2012,partout dénoncé à l’étranger, a surpris.

Pour ce militaire chevronné, mais respon-sable de la désorganisation de l’armée, ledésaveu est aujourd’hui complet. « Demauvaises décisions ont été prises : il y aeu des officiers écartés ou court-circuités,des nominations de généraux inexplicables,des problèmes d’approvisionnement et delogistique en général non résolus »,témoigne un ancien ministre de la défense.De l’avis des responsables maliens, l’inté-gration des combattants touaregs au seinde l’armée, prévue par le pacte national,était réelle. Aussi, personne à Bamako n’avraiment compris la résurgence – limitéeà certaines factions – de la rébellion duNord en 2006.

Souvent préconisée, la mise en œuvreeffective des décisions du pacte national atardé, notamment sur l’autonomie adminis-trative et le développement économique.«Des erreurs ont été commises, reconnaîtSouleymane Drabo, directeur du quotidienpublic L’Essor. Il aurait fallu donner lapriorité au désenclavement du Nord, aumoment où l’on mettait en chantier tantde nouvelles routes. Mais il est faux dedire qu’ATT – et avant lui M. Konaré –n’a rien fait au Nord. Pour qui connaîtbien Kidal, la ville a été métamorphosée.Pour un étranger, c’est toujours le mêmedénuement, mais nous, nous savons d’oùl’on vient. L’opinion malienne n’a d’ail-leurs jamais accepté de voir tant de fondsse déverser sur les trois régions du Nord,alors que le sous-équipement est partout.On se dit : la région de Kayes [sud-ouestdu pays] a changé de visage, certes, maispas grâce à l’Etat, grâce aux ressources destravailleurs émigrés !»

Sous-administré et miné par unecorruption qui gangrène aussi les collecti-vités locales, l’Etat malien était sans douteincapable de mettre en œuvre la vision duprésident Konaré : englober la question duNord dans le grand mouvement de décen-tralisation. Cinquante ans après l’indé-pendance, « nous sommes toujours auxprises avec la question nationale »,reconnaît M. Soumeylou Boubeye Maïga,le dernier ministre des affaires étrangèresde M. Touré. Au-delà de l’actualité, iltémoigne d’une crainte réelle au Mali : voirle Sud s’éloigner des régions septentrio-nales et les abandonner à leur sort.

Un autre spectre menace l’expériencedémocratique. Tandis que les pères del’indépendance valorisaient les grandsempires de l’histoire malienne (8) commeautant de creusets pour la cohabitationdes ethnies, l’heure est au repli identitaire.M. T., historien et sociologue, témoigne,mais ne souhaite pas être cité nommément,tant la question est devenue sensible : «LeMalien se pense de plus en plus bambara[ethnie dont la langue est devenue véhicu-laire], et regarde les relations entre ethniescomme les liens de dépendance quiexistaient sous le règne des rois de Ségou,aux XVIIe-XVIIIe siècles. » Dans la mêmeaire communautaire, on valorise à l’excèsl’héritage malinké et la « noble » histoirede l’Empire mandingue au XIIIe siècle,alors que celle-ci relève plus du mytheque de l’historiographie.

Menace du radicalisme islamique,vision révisionniste de la démocratisation,montée du communautarisme, à quois’ajoute un nationalisme revêche quis’exprime face aux interventions diplo-matiques étrangères depuis le 22 mars :telles sont les caractéristiques alarmantesd’une IIIe République malienne menacéedans ses fondements.

* Journaliste.

« De mauvaises décisions ont été prises »

(1) Le FDR regroupe cinquante partis et cent associa-tions opposés aux putschistes.

(2) Le Nouveau Courrier, Bamako, 22 juin 2012.

(3) « Afrique presse», TV5, 26 mai 2012.

(4) Cf. Laurent Bigot, «Les défis du Sahel : focussur la crise malienne», séminaire de l’Institut françaisdes relations internationales (IFRI), Paris, 22 juin 2012.

(5) Cf. Ousmane Sy, « Reconstruire l’Afrique »,Charles Léopold Mayer, Paris, 2009.

(6) Lire Philippe Leymarie, «Comment le Sahel estdevenu une poudrière », Le Monde diplomatique,avril 2012.

(7) Pacte national conclu entre le gouvernement duMali et les Mouvements et Fronts unifiés de l’Aza -wad (MFUA) consacrant le statut particulier du norddu Mali.

(8) Il s’agit des empires du Ghana, du Mali et songhaï,qui, du IXe au XVIe siècle, dominaient le Sahel etl’Afrique de l’Ouest.

Pour M. Oumar Mariko, protagonistede la révolution de 1991, qui avait renverséle régime de parti unique du généralMoussa Traoré, et responsable du partiSolidarité africaine pour la démocratie etl’indépendance (SADI), «ce coup d’Etatnous a libérés d’un mirage et replace leproblème dans son contexte, à savoir laquête de la démocratie pour les peuplesmaliens (2) ». L’intellectuelle AminataDramane Traoré ne dit pas autre choselorsqu’elle considère que « Sanogo n’estpas le problème, Sanogo est un symp -tôme (3) ». Cette thèse rencontre un fortécho à l’étranger, en France notamment, oùl’on revisite vingt ans de «gabegie» à lafaveur de l’effondrement de l’Etatmalien (4) – après avoir encensé le«modèle» proposé par ce pays.

JOSÉ MANUELNAVIA.

– Tombouctou, 2006

Malgré leur invraisemblable calendrier – quelques semaines avant une électionprésidentielle ouverte – et leur conduitefavo risant pillages et règlements decomptes, les soldats du camp de l’arméede terre de Kati, dirigés par le capitaineAmadou Sanogo, intervenaient sur unterrain propice : outre qu’ils ont profitéde l’exaspération après les revers militairesface à la rébellion touarègue au Nord, lediscours des putschistes sur la corruptiondes élites et la «démocratie coquille vide»a rencontré un écho favorable dans lapopulation. Très vite, les responsablespolitiques se sont succédé auprès d’eux,y compris – discrètement – ceux qui avaientcondamné le coup à travers le Front unipour la sauvegarde de la démocratie et larépublique (FDR, ou «front du refus») (1).

CES VOIX ne tirent-elles pas trop rapi-dement un trait sur les acquis de laIIIe République, née en 1991 ? La libertéd’expression, qui autorise les journalistesà critiquer de manière acerbe la situationpolitique (même si cela leur vautparfois d’être agressés physiquement) ;l’ouverture sociale, avec la création d’unemyriade d’associations qui jouent àprésent leur rôle dans les mobilisationsen faveur du Nord ; ou encore le dyna-misme de la scène culturelle, qui a faitde la capitale malienne une plaque tour-nante artistique sur le continent : desRencontres de la photographie deBamako au festival Etonnants Voyageurs,le pays fait figure de référence, tandisque les chanteurs partent à la conquêtedes scènes internationales. Sur le planéconomique, le crédit « démocratique »dont jouissait le Mali a favorisé l’appa-rition d’une nouvelle génération de chefsd’entreprise et l’ouverture au tourismeainsi qu’aux investissements étrangers.

« Il faut être fou pour diriger ce pays»,avait confié en 1992 M. Amadou ToumaniTouré (sur nommé ATT) à M. Alpha OumarKonaré, l’archéologue élu président aprèsle premier scrutin libre de l’histoire du

L’ISLAM malien est tout sauf uni fié. Rassem -blés en juillet 2012, les responsables

musulmans du pays entendaient protestercontre le saccage des mausolées des saints,entamé le 30 juin à Tom bouctou. Mais leurunanimité de façade cache mal de profondesdivisions. Aux chefs traditionnels, respectueuxde l’islam maraboutique qui irrigue depuis dessiècles la religiosité populaire, s’opposent lestendances «modernistes», sou tenues par lesmonarchies pétrolières du Golfe. Pour cesdernières, marabouts et culte des saints sontdes superstitions à extirper.

La seconde tendance rencontre un écho deplus en plus important au Mali. Une marque-terie de courants flirte aujourd’hui avec le

wahhabisme, dontl’introduction, par dejeunes intellectuelspartis étudier auProche-Orient, datede la fin de la coloni-sation ; or la doctrine venue d’Arabie saouditea gagné en influence depuis vingt ans. Leprésident du Haut Conseil islamique malien(HCIM), M. Mahmoud Dicko, en est proche.

Des dizaines d’associations musulmanes sont nées avec le printemps démocratique duMali, en mars 1991. L’une des plus populairesa pour responsable M. Ousmane MadaniHaïdara, qui a tenu à dénoncer l’«usur pation»du nom de son organisation, Ançar Dine

(«Défendre l’islam»), par legroupe islamiste opérantsous ce nom dans le Nord,qu’il qualifie de terroriste etde « satanique ». D’inspi-ration soufie, M. Haïdara,

dont les sermons sont très populaires, prône,lui, la tolérance. Tous adhèrent cependant à lamême tendance purificatrice qui s’élève contrela permissivité de la société.

Si le HCIM, organisme consultatif créé en2002, a qualifié la destruction des tombeauxd’«actes d’un autre âge», il a joué un rôle déter-minant dans les débats sur le nouveau code dela famille, en recul quant aux droits des femmes.

J. D.

Mali. Le chef de l’Etat a ensuite dûaffronter successivement la rébellion –déjà – au Nord, la poussée des revendica-tions corporatistes, l’agitation incessantedes étudiants stimulés par leur partici-pation à la transition politique de 1991,ainsi que les vives tensions entre partis àchaque rendez-vous électoral. Le grandchantier de ses deux mandats fut la décen-tralisation, dont l’échec, faute deressources, n’a pas entamé l’attrait (5).

Elu à son tour président en 2002,M. Touré fut l’artisan d’une réelle détentepolitique. Son rôle dans le renversementdu régime Traoré en 1991 lui valait uneforte popularité. Alors général, il avaitpris la direction du coup d’Etat pourensuite remettre le pouvoir aux civils.Porté à la tête du pays dix ans plus tard,

il s’est voulu rassembleur. Au pointd’inventer un mode de gouvernement quia atomisé la scène politique : sans partipour l’appuyer, il recherchait le consensuset réunissait autour de lui des représen-tants de toutes les tendances.

Ce système a peu à peu anesthésié lesforces d’alternance, la capacité de propo-sition des partis, voire tout débat public.Tandis que le pays se couvrait de chantierset que les infrastructures (routes, canali-sations, énergie…) faisaient un bond enavant, la corruption désormais généraliséeet la cooptation aux plus hautes fonctionsde cadres médiocres ont discrédité lerégime : de nombreux Maliens percevaientdésormais le consensus comme un modepacifique de «partage du gâteau» dans unedémocratie « globalement goudron née »– selon l’expression de l’ancien militantdémocratique devenu ministre MamadouLamine Traoré, aujourd’hui décédé.

Le même mode de gestion s’est étenduà la question du Nord, où les tensions ontété ravivées par le Groupe salafiste pourla prédication et le combat (GSPC), devenuen 2006 Al-Qaida au Maghreb islamique(AQMI), puis par les conséquences de laguerre en Libye, qui a favorisé la circu-lation des armes dans le Sahel (6). PourM. Touré, qui avait ramené le calme dansle Nord en 1992 en négociant le pactenational du 11 avril scellant la paix avecles rebelles (7), l’échec était patent.Toujours attaché à la conciliation, discutantavec tous au risque d’envoyer des signesde collusion, il a cru pouvoir sanctuariserle territoire malien face à la progressiondes groupes combattants algériens opérantà partir de 2003 dans le Sahel. En obtenant,cette même année, la libération de trente-deux Occidentaux enlevés en Algérie, ilendossait un rôle de médiateur. Il y étaitencouragé par les puissances européennes,comme le montre la pression exercée parParis pour la libération de l’otage PierreCamatte, en février 2010. Mais, à cetteépoque, le « pacte » avec AQMI nefonctionne plus, et les enlèvements sedéroulent au Mali, ce qui vaut à M. Tourédes accusations de laxisme de la part del’Algérie et de la France.

MENACES DE PARTITION, RUMEURS D’INTERVENTION

Effondrement du rêve démocratique au Mali

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Un islam tirailléJOSÉ MANUEL NAVIA. – Tombouctou, 2006

10CONFUSION ET DÉSINFORMATION

Syrie, champ de bataille médiatiquerégion parisienne il y a quatre mois pourparticiper au soulèvement contre le régimede Bachar Al-Assad », se définit commeun «activiste islamiste, et non pas commeun djihadiste proche d’Al-Qaida». Témoi-gnant dans les colonnes du Figaro, il jureque les « minorités chrétiennes oualaouite », qui soutiennent majoritaire-ment le régime, « seront représentées auParlement» dans la Syrie de demain (7).Tout en indiquant avoir ouvert un «bureaude la prédication » dans le village deSarjeh pour diffuser les « livres interdits»d’Ibn Taymiyya, un «grand théoricien dudjihad», rappelle Le Figaro, sans préciserqu’il est aussi l’auteur d’une fatwa appe-lant à la guerre sainte contre les alaouites.

Mais ces quelques témoignages n’enta-ment pas la trame de la dramaturgiesyrienne : pilonnage de Homs, massacrede Houla, mort des journalistes MarieColvin, Rémi Ochlik et Gilles Jacquier – dont il semble maintenant qu’il ait ététué par des tirs provenant des positionsrebelles. Une poignée d’acteurs dominentla narration du conflit. Parmi eux, les prin-cipales chaînes satellitaires du Proche-Orient, dont Al-Arabiya et Al-Jazira,propriété des deux poids lourds de la Liguearabe, nouveau haut-parleur de la diplo-matie du Golfe : l’Arabie saoudite et leQatar. Ces monarchies absolues, qui nes’appuient sur aucune légitimité démocra-tique tout en promouvant la « liberté» chezleurs voisins, mènent une «guerre froiderégionale» à la Syrie, dernier régime arabeparticipant, selon elles, à l’«arc chiite» quis’étendrait de Beyrouth à Bagdad, enfaisant vaciller Bahreïn.

Ces chaînes bénéficient d’un a prioribienveillant quant à la f iabilité des informations qu’elles diffusent, si fantai-sistes soient-elles. Ainsi l’essayiste Caro-line Fourest écrit-elle dans Le Monde

concurrent britannique Reuters, le« scoop » reprend en réalité un entretienaccordé à Radio France Internationale(RFI) par l’ambassadeur de Russie enFrance. Qui n’annonçait en aucun cas ledépart de M. Al-Assad, mais se contentaitde rappeler l’engagement pris par la Syriele 30 juin à Genève d’aller « vers unrégime plus démocratique»…

La démocratie, voilà ce pour quoi sebattent les Syriens depuis le soulèvementde mars 2011, réprimé avec une brutalitéet une cruauté largement documentées (5).Mais le conflit se livre aussi sur le terrainmédiatique ; une guerre que taisent laplupart des organes de presse occiden-taux. Certes, la réalité du terrain est parti-culièrement diff icile à percevoir. Lerégime accorde ses visas au compte-gouttes. Ceux qui réussissent, au péril deleur vie, à rejoindre les insurgés emprun-tent tous ou presque les mêmes filièresde l’ASL ; leurs récits épousent ensuite lestorytelling développé par cette mêmeASL ainsi que par ses parrains turcs, saou-diens et qataris : un régime barbare écrasedans le sang des manifestations paci-fiques, défendues par des militants prodé-mocratie riches en courage mais pauvresen armes, munitions, médicaments…

Quant aux quelques journalistes ayantaccepté l’invitation du régime (6) deM. Al-Assad, ils racontent sans surprisedes histoires radicalement différentes :celles de cadavres de soldats atrocementmutilés qui s’entassent dans les morguesdes hôpitaux, de minorités (chrétiennes,alaouite, etc.) terrorisées par des bandesarmées ne menant pas une guerre de libé-ration, mais une guérilla confessionnellesoutenue par les pétromonarchies duGolfe.

Embarrassante pour l’oppositionarmée, la présence en Syrie de groupesdjihadistes, dont certains se réclamentd’Al-Qaida, est désormais avérée. Uneraison de plus, martèle Libération (6 août2012), pour « aider politiquement et mili-tairement» les insurgés, «ne serait-ce quepour ne pas laisser le champ libre et lavictoire finale aux islamistes ».

Séparer le bon grain révolutionnaire del’ivraie djihadiste s’avère parfois délicat.Abou Hajjar, «moudjahid qui a quitté la

POUR le reste, les médias s’appuient surl’Observatoire syrien des droits del’homme (OSDH), organisme qui fournit,par le biais des agences de presse AFP,Associated Press (AP) et Reuters, lesbilans des affrontements et les récits del’opposition armée. Son fondateur,M. Rami Abdel Rahmane, raconte avoirémigré en 2000 au Royaume-Uni, où iltient une boutique de vêtements. Depuisson appartement de Coventry, il affirmeêtre le «seul membre de son organisationvivant en Angleterre. Mais j’ai deux centscorrespondants bénévoles en Syrie, enEgypte, en Turquie et au Liban. Ce sontdes militaires, des médecins, des militantsde l’opposition ». Il revendique unecomplète neutralité : «Je ne suis financépar personne. J’ai créé l’OSDH en 2006parce que je voulais faire quelque chosepour mon pays. » Comment, aidé d’unsimple secrétaire, peut-il obtenir et véri-fier quasiment en temps réel les chiffres(morts et blessés) des affrontements mili-taires aux quatre coins du pays?

L’AFP a en tout cas décerné à l’OSDHle statut de source incontournable, comme le détaille Ezzedine Said : « Lapremière utilisation de l’OSDH date denovembre 2006. Cette organisation s’estmontrée fiable et crédible dans le passé,raison pour laquelle nous continuons àl’utiliser.» Le rédacteur en chef de l’an-tenne de Nicosie, à Chypre, où sont centra-lisées les dépêches sur le Proche-Orient,reconnaît néanmoins que «nos journalistesn’ont pratiquement aucun contact avec lescorrespondants de cette organisation surle terrain. Ceux qui sont en poste à Damasne peuvent pas travailler librement. Ils nesont pas en mesure de donner une visiond’ensemble de la situation dans le pays.L’OSDH, qui ne s’engage jamais politi-quement dans ses communiqués, n’est pasune source parfaite. Mais c’est celle quidonne les chiffres les moins fantaisistes surle nombre de morts sur le terrain ». Al’AFP, certains ne cachent pas leurmalaise : «Nous savons parfaitement quel’OSDH n’est pas fiable, déplore un grandreporter du service international. Mais nouscontinuons quand même à diffuser ses chif-fres. Quand on interroge la direction, saréponse est toujours la même : “Vous avezprobablement raison, mais les autresagences font la même chose. Et notresecteur est très concurrentiel.”»

La manière dont l’OSDH a par exemplecouvert le massacre de Houla pose ques-tion sur son impartialité revendiquée, demême que sur la fiabilité de ses corres-pondants. Le 25 mai 2012, à Houla, centhuit personnes ont bien été tuées. Lescorps de quarante-neuf enfants et trente-quatre femmes gisent dans cette localitéregroupant plusieurs villages et située aunord de la ville de Homs. Dans un commu-niqué daté du 26 mai et relayé par l’AFP,l’OSDH rapporte dans un premier tempsla mort de quatre-vingt-dix personnes,tuées dans des bombardements. Les obser-vateurs mandatés par l’Organisation desNations unies (ONU) et la Ligue arabeaffirmeront, le 29 mai, que la plupart desvictimes ont été exécutées à l’armeblanche. Les Nations unies révèlent lemême jour que le secteur du massacre étaittenu par des forces de la rébellion.

Un rapport du Conseil des droits del’homme de l’ONU publié le 16 aoûtimpute finalement «la plupart» des morts

aux forces gouvernementales, même sises enquêteurs n’ont pas pu se rendresur place et ne sont pas en mesure de« déterminer l’identité des auteurs » dumassacre. Ce qui n’a pas empêché lerapport initial de l’OSDH d’être large-ment diffusé et exploité par la diplomatiefrançaise pour faire plier la Russie auConseil de sécurité de l’ONU : « Lemassacre de Houla peut faire évoluer lesesprits », espérait le ministre des affairesétrangères, M. Laurent Fabius, dans unentretien au Monde (29 mai 2012).

Mme Donatella Rovera, qui travaillepour Amnesty International, s’est rendueclandestinement en Syrie durant troissemaines, en avril et en mai derniers, pouressayer d’établir un bilan humain duconflit. Elle pointe la difficulté d’une telleentreprise : «Les hôpitaux ne sont pas dessources fiables, car les blessés ne peuventpas s’y rendre sans se faire arrêter parles forces de sécurité. Je me trouvais àAlep lors d’une opération massive del’armée. J’ai vu les petites antennes médi-cales de fortune installées dans des appar-tements où des médecins sous-équipéstentaient de soulager les blessés. Dansces conditions, les bilans sont plus simplesà établir. Quand on arrive après les faits,il faut recueillir les témoignages des survi-vants, des voisins, relever des indiceslaissés sur le terrain comme des éclatsd’obus ou des traces de balles sur lesmurs.» Et de souligner qu’il est «possiblede travailler de l’extérieur du pays, maisdes difficultés supplémentaires se présen-tent alors. Notamment sur la fiabilité desources que l’on connaît mal et quipeuvent être tentées de nous manipuler ».

Fin juillet, Amnesty Internationaldénombrait douze mille tués, contre dix-neuf mille pour l’OSDH. La rigueur dontprétend faire preuve l’organisation nongouvernementale contraste avec les chif-fres avancés par M. Abdel Rahmane.Surtout, elle n’est pas compatible avec ladictature de l’instantané qui conditionnel’économie médiatique, et en particulierses réseaux numériques.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

PAR MARC DE MIRAMON

ET ANTONIN AMADO *

Comment rendre compte d’un soulèvement qui dure depuisdix-huit mois, alors que l’accès au terrain est périlleux ? Sila férocité du régime ne fait aucun doute, la manière dontcertains médias relaient, sans les vérifier, les communiquésde tel ou tel groupe d’opposition et occultent le jeu de puis-sances comme l’Arabie saoudite, les Etats-Unis ou laTurquie relève plus de la propagande que de l’information.

EN SYRIE, « les armes chimiques sontsous surveillance », informe Le Figaro(22 juillet 2012) ; « des forces spécialesaméricaines ont été déployées pourprévenir leur dispersion ». Et un diplo-mate en poste en Jordanie avertit : « C’estla menace des armes chimiques qui peutdéclencher une intervention américaineciblée. » Nous voilà donc replongés avecDamas, à quelques nuances près, dans lescénario écrit pour Bagdad dix ans plustôt. M. Bachar Al-Assad lâchera-t-il sesarmes de destruction massive sur sonopposition? L’accusation est pourtant déjàvieille de plusieurs mois : « Des tueursd’Assad [ont] lancé dans la région d’Al-Rastan, non loin de la ville rebelle deHoms, des opérations aériennes avecutilisation de gaz toxiques », rapportaitdès septembre 2011 le site de Bernard-Henri Lévy (1).

« [Nous avons] entendu cette affirma-tion de dizaines d’interlocuteurs dans laprovince de Hama, écrivait l’AgenceFrance-Presse (AFP), avec une prudenceexceptionnelle, le 27 juillet 2012. Mais,en dépit d’une semaine de recherches,aucun chef rebelle, chef de tribu, médecin,simple combattant ou civil n’a pu produirede preuve irréfutable.» La guerre en Syrie,conclut la dépêche, «est aussi celle de l’in-formation et de la désinformation».

29 janvier 2012. L’intox est partie d’uncompte Twitter (@Damascustweets)appartenant à « des militants proches del’opposition (2) » : M. Al-Assad aurait fuila Syrie. Le palais présidentiel seraitencerclé par l’Armée syrienne libre(ASL), et le dictateur acculé aurait tentéde rejoindre l’aéroport international de lacapitale avec femme, enfants et bagagespour se réfugier à Moscou. Invérifiable,la « rumeur » n’est pourtant « pas sansfondement », assure le site Internet duNouvel Observateur : « Selon le corres-pondant de la BBC au Moyen-Orient,Jeremy Bowen, l’ASL n’est plus qu’àtrente minutes du palais présidentiel deBachar Al-Assad. Une situation militairequi pourrait pousser le dictateur à lafuite (3)... »

18 juillet 2012. Tandis qu’une nouvelleoffensive des rebelles entraîne des affron-tements d’une intensité inédite à Damas,une bombe explose au quartier général dela Sécurité nationale, tuant notamment leministre de la défense ainsi qu’AssefChaoukat, beau-frère de M. Al-Assad. Surles chaînes d’information françaises, lesreprésentants de l’opposition, essentiel-lement issus du Conseil national syrien(CNS), commentent l’événement endirect. Le régime, croit-on, vit ses derniersjours, voire ses dernières heures. « Oui,nous pouvons dire que c’est le début dela fin », estime Mme Randa Kassis (4),présidente de la Coalition des forceslaïques et démocratiques syriennes,membre du CNS. Des sources anonymes,citées par le quotidien britannique TheGuardian, affirment que M. Al-Assad enpersonne a été blessé lors de l’attaque.Son épouse a une fois encore pris l’avionpour Moscou. L’ASL ainsi qu’un grou-puscule islamiste revendiquent l’attentat,tandis que le régime y voit la main des« puissances étrangères » soutenant l’op-position armée (Turquie, Qatar, Arabiesaoudite...).

Tout compte fait indemne, M. Al-Assadacceptera de «partir» deux jours plus tard,« mais d’une façon civilisée ». C’est unedépêche de l’AFP qui l’annonce, le20 juillet peu avant 9 heures. Confirméune trentaine de minutes plus tard par le

La dictature de l’instantané

(1) « Syrie : la révolution s’arme et a besoin del’OTAN», 30 septembre 2011, www.laregledujeu.org

(2) « Bachar el-Assad s’est enfui... sur Twitter »,30 janvier 2012, www.lepoint.fr

(3) « Bachar Al-Assad a-t-il tenté de fuir la Syrie versMoscou?», 30 janvier 2012, tempsreel.nouvelobs. com

(4) « Bataille de Damas : les jours d’Assad sont-ilscomptés?», «Le débat», France 24, 19 juillet 2012.

(5) «Torture archipelago : Arbitrary arrests, tortureand enforced disappearances in Syria’s undergroundprisons since March 2011 », Human Rights Watch,New York, 3 juillet 2012.

(6) Cf. par exemple les reportages de Patricia Allémo-nière, diffusés en juillet sur TF1.

(7) « Abou Hajjar, combattant français en Syrie »,Le Figaro, Paris, 4-5 août 2012.

(25 février 2012) : «D’après Al-Arabiya,des opposants au régime iranien affirmentque leur gouvernement a fourni un fourcrématoire à son allié syrien. Installé dansla zone industrielle d’Alep, il tournerait àplein régime… Pour brûler les cadavresdes opposants?»

* Journalistes.

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11 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

UNE FRÉNÉSIE PLANÉTAIRE DE RENCONTRES

Trop de sommets tue les sommets

PAR JONAS GAHR STØRE *

De nouvelles puissances sont apparues, ces dernièresdécennies, à côté des centres de pouvoir historiques,rendant plus difficile encore la gestion des dossiers internationaux : commerce, environnement, équilibresstratégiques, etc. Du G20 aux conférences sur le climat,les réunions multilatérales se multiplient. Mais elles ne donnent pas des résultats spectaculaires…

LA POLITIQUE internationale connaîtun étrange paradoxe. Nous vivons une èrede coopération et d’échanges sans précé-dent : diplomates, experts et décideurspartagent idées et projets comme jamaisauparavant. M. Robert Zoellick, le direc-teur sortant de la Banque mondiale, parledu nouvel ordre international comme d’unensemble de « liens ténus reliant les Etatssouverains au sein d’un système multi-latéral». On ne compte plus les nouvellesorganisations, et on a l’impression qu’ilse tient des sommets sur tout et n’importequoi. Pourtant, si l’on compare les résul-tats obtenus avec l’intensité de l’activitédéployée, on ne peut qu’être frappé parleur minceur : qu’on le déplore ou qu’ons’en réjouisse, le cycle de Doha engagé

dialogue est certainement cruciale pourrépondre aux besoins créés, mais, en mêmetemps, cette agitation empêche de trouverdes solutions communes et reproductiblesà un grand nombre de problèmes importants.

Que pouvons-nous faire pour que cesnouvelles organisations et ces événementsaméliorent l’efficacité collective au lieu del’entraver?

Notre système d’échange, de commerceet de mobilité, notre prospérité économiqueet les conditions de paix relative qui l’accom-pagnent seraient impossibles sans les insti-tutions de Bretton Woods et les agences lesplus importantes de l’Organisation desNations unies. Si le Conseil de sécurité del’ONU veut jouer un rôle dans l’avenir denotre monde devenu polycentrique, il doitse donner les moyens de se légitimer auxyeux de l’ensemble des Etats. Il devraitnotamment tenir compte de l’importancedes pays émergents et mieux les représenter.

majeurs. Le G20, souvent mentionnécomme le nouveau centre de la politiquemondiale, n’a pas de mandat explicite, nide mécanisme de prise de décisioncollective ou de responsabilisation.Beaucoup de ces institutions tentées par laréunionite manquent d’ailleurs sérieusementde légitimité.

Dans un monde d’Etats souverains, lalégitimité d’une décision politique estsouvent jugée à l’aune de la possibilité pourles pays eux-mêmes de faire entendre leurpoint de vue. Le G20 est un bon exemplede la faiblesse structurelle de ce type d’orga-nisme. Bien que ses membres concentrent80 % du produit intérieur brut (PIB)mondial, ils ne représentent finalement que60 % de la population et moins de 15 %des Etats dans le monde. Ce manque dedémocratie signifie que la plupart des paysn’ont aucune raison impérieuse de seconformer à ses initiatives, à moins que cene soit dans leur intérêt à court terme. Ladiversification des forums favorisant le

* Ministre des affaires étrangères norvégien.

Mieux canaliser les énergies

autres grandes fractures du XXe siècle.L’évolution du commerce international, desmodes de consommation, des moyens decommunication ; la dérégulation desmarchés et la fluidité du capital ; mais aussila fin du monde bipolaire et l’émergenceéconomique et politique de pays tels quela Chine, l’Inde, le Brésil…

Ces bouleversements ont des consé-quences profondes pour les citoyens commepour les gouvernants ou le monde desaffaires. Ils rendent plus urgent le besoind’une coordination renforcée. Ils nes’expriment pas par des ruptures aussispectaculaires ou visibles que des guerresou des catastrophes : ils sont bien plusprogressifs, et la «communauté interna-tionale » n’a pas réagi aussi rapidementqu’elle aurait dû pour créer les institutionset les systèmes adéquats.

Plutôt que d’imaginer des outils solideset permanents, les Etats ont mis en placedans l’urgence des mécanismes d’adap-tation. L’architecture internationale n’a passu se transformer pour affronter le processuséconomique et social de la mondialisation.Autrement dit, notre monde se définit parun écart de plus en plus important entre desproblèmes économiques, diplomatiques etculturels globalisés et un ordre géopolitiquefragilisé. Les échanges se développent etc’est un phénomène important et utile,puisqu’ils permettent des progrès dans lesdomaines de l’économie, de la santépublique et de la résolution pacifique desconflits. Mais ce n’est pas la multiplicationdes sommets qui fournira la coordinationnécessaire pour réguler ce développement.

Se réunir coûte cher, on l’oublie tropsouvent. Consacrer autant de temps etd’énergie à établir et à entretenir des réseauxintergouvernementaux et à lancer desréunions signifie nécessairement que nousavons moins de temps pour nous concentrersur les questions-clés et prendre desdécisions. Voilà pourquoi nos nombreusesrencontres donnent de si piètres résultats.

Dans un système aussi diffus et fragmen-taire, les principales organisations et lessommets importants ne reçoivent pas lesmandats clairs qui leur permettraient des’attaquer efficacement aux problèmes

SI le G20 reste ce petit groupe demembres autodésignés, il est peu probablequ’il devienne une organisation universelleoù se prennent des décisions (2). Enrevanche, il pourrait se concevoir commeun lieu de discussion préalable où lesacteurs mondiaux influents pourraientréfléchir, débattre et s’accorder sur des axesstratégiques et des feuilles de route quiseraient ensuite mis en œuvre par des insti-tutions telles que les Nations unies. Sesdécisions ne seraient pas de nature contrai-gnante, et on pourrait espérer alors que sesdélibérations informelles (et ciblées) serévèlent aptes à éliminer les principauxobstacles et à faire aboutir les grandsdossiers : cycle de Doha, changementclimatique, désarmement.

Pour y parvenir, il est impératif que leG20 réforme fondamentalement sa structureafin d’améliorer sa représentativité, et doncsa légitimité. La présidence française avaitpromis, en 2011, de modifier radicalementson fonctionnement. Le premier pas aconsisté à inviter d’autres pays et acteurs

à certaines réunions : le G20 est presquedevenu un G30.

La mise en œuvre de ces changementsne sera pas facile. Ils ont été compromis àpartir de 2007 par la violence de la criseéconomique. La réforme du Conseil desécurité des Nations unies est elle aussi enpanne. Rien ne se fera sans d’intensesdiscussions entre les grandes puissancestraditionnelles, les «petits» pays et les Etatsémergents. Il est dans l’intérêt de tous decréer un ordre international plus unifié.

Ces mesures à elles seules n’éliminerontpas le trop-plein de sommets… Mais ellespourraient constituer une première étapesusceptible de mieux canaliser les énergiespour élaborer des politiques et les discuterplutôt que de voyager tout le temps.

(1) Lire Samantha Power, « Réformer les Nationsunies», Le Monde diplomatique, septembre 2005.

(2) Lire Bernard Cassen, « Dernier quadrille dansle ballet des “G” », Le Monde diplomatique,octobre 2009.

Des organisations inadaptées

CETTE RÉUNIONITE a ses avantages,bien sûr. Un monde interconnecté maisdécentralisé a besoin de conserver un bonniveau de dialogue, de disposer de lieuxde rencontre et de mécanismes de coor-dination. Se réunir, c’est bien, mais seréunir trop souvent devient contre-productif. Trop de réunions peut signifiermoins de progrès, puisqu’on finit parconsidérer comme suffisante la simpleparticipation. Le seul fait d’être présentnous exempterait finalement de trouverdes solutions. La réunionite nous faittravailler plus dur, mais pas nécessaire-ment plus intelligemment.

Comment en sommes-nous arrivés là,et comment rectifier le tir ?

L’organisation internationale la plusancienne a été créée en 1815 : Commissioncentrale pour la navigation du Rhin. Aucours du XIXe siècle, seules une poignéed’autres furent établies, la plupart n’ayant

que des mandats très limités. Le contrasteavec la situation actuelle est spectacu-laire : il existe plus de deux cent cinquanteorganisations intergouvernementales, ainsique des centaines de sommets interna-tionaux et de conférences régulières,apparus pour l’essentiel au cours des vingtdernières années.

Au cours de la première moitié duXXe siècle, ce sont les guerres et leschangements systémiques de pouvoir quifaçonnaient et transformaient l’architecturepolitique mondiale. La plupart des insti-tutions importantes, des lois et des régimesactuels sont directement issus des négocia-tions de la fin des deux guerres mondiales :les Nations unies, le Fonds monétaire inter-national (FMI), la Banque mondiale, laDéclaration universelle des droits del’homme…

Au cours des trois dernières décennies,notre monde a été secoué par des événe-ments au moins aussi importants que les

par l’Organisation mondiale du com-merce (OMC) reste dans l’impasse ; seulsd’infimes progrès ont été réalisés dans laréforme du Conseil de sécurité de l’Or-ganisation des Nations unies (ONU) (1) ;et l’on est encore bien loin de répondre àquelques grands problèmes contemporainscomme le changement climatique ou ledésarmement.

Tant d’efforts pour de si maigresrécoltes… Voilà le symptôme d’une«gouvernance mondiale» entrée dans l’èrede la réunionite. Pourquoi créer tant deréseaux intergouvernementaux aussi diffuset mal coordonnés, alors qu’il faudraitétablir des institutions plus robustes et plusuniverselles ?

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 12UN DÉFICIT COMMERCIAL HÉRITÉ DU KRACH ASIATIQUE DE 1997

Causes négligées de la crise américaine

PAR DEAN BAKER *

LORSQU’IL s’agit d’analyser lesdéséquilibres dont souffre l’économie desEtats-Unis, la plupart des experts mino-rent l’impact – pourtant fondamental – dudéficit commercial américain, voire s’endésintéressent totalement. Ils évoquentencore moins l’origine de ce déficit,conséquence directe du plan de sauvetageélaboré par le Trésor américain lors de lacrise asiatique de 1997. Ce programme,mis en œuvre par le Fonds monétaire inter-national (FMI), a pourtant conduit augonflement de la bulle immobilière dontl’explosion, en 2007, a ébranlé le systèmefinancier.

Avant 1997, les Etats-Unis enregis-traient des déf icits commerciaux quidépassaient à peine 1 % du produitintérieur brut (PIB). Dans l’esprit del’administration Clinton, l’un des objectifs

* Economiste, codirecteur du Center for Economicand Policy Research, Washington, DC.

Dévaluer pour exporter

Sentiment de richesse

luation du billet vert a alors contribué àl’explosion du déficit com mercial amé -ricain. Au dernier trimestre 2000, il dépassa4 % du PIB, avant que la récession de2001 ne le réduise légèrement. Puis il secreusa à nouveau à mesure que l’économierecouvrait sa santé, atteignant 6 % duPIB (soit 805,7 mil liards de dollars, environ630 milliards d’euros) au troisièmetrimestre 2006, juste au moment où la bulleéconomique atteignait son point culminant.

Les Etats-Unis se plaignent souvent de la concurrenceindustrielle des pays d’Asie. Ils oublient qu’en 1997, quandla crise !nancière a ébranlé cette région du monde, ils luiont imposé un traitement de choc tel que les Etatsconcernés se jurèrent de ne plus jamais se trouver en posi-tion de faiblesse. Ils ont donc décidé d’amasser desdevises… en exportant vers les Etats-Unis.

EFFRITEMENT DE L’ADHÉSION À L’ORDRE SOCIAL

Quand les cadres doutent à leur tour

PAR ISABELLE PIVERT *

titres, ou pire, quand les grandes banquesd’affaires américaines comme GoldmanSachs font modifier la réglementation dusecteur à leur avantage, il est risible d’in-voquer la main invisible du marché. »

Sans doute la capacité critique d’unobservateur est-elle inversement propor-tionnelle à sa proximité avec le systèmequ’il scrute. Ainsi, de l’avis de M. M.,président de la succursale française d’unebanque d’affaires européenne, la crises’explique surtout par le comportementd’une poignée d’acteurs qui ont triché,même si toutes les banques ont été punieset sont aujourd’hui vilipendées. Néan-moins, la régulation qu’il rejetait jadiss’avérerait désormais essentielle : «A monavis, 50 % des produits financiers sontinutiles à l’économie. » D’ailleurs, « lafinance aujourd’hui, c’est comme la sidé-rurgie hier. Il y a eu un emballement, maisc’est fini. La profession bancaire n’estplus un secteur en croissance ». La

une finance jugée stérile. M. PhilippePlunian, consultant pour la filiale d’unesociété industrielle du CAC 40, résumecette irritation : «L’argent ne peut entrerdans l’économie réelle que s’il y a unprocessus humain qui crée de la valeur.S’il n’y en a pas, alors, il n’y a pas devaleur créée !» Un véritable revirement.

En 1996, M. Plunian dirigeait la filialefrançaise d’une société industrielle améri-caine cotée en Bourse. «Le président nousa expliqué la stratégie du groupe au coursd’une vidéoconférence diffusée à toutesles filiales : l’action de 70 dollars devaiten valoir 110 cinq ans plus tard. C’étaitune vision purement financière, et c’étaità nous de trouver le projet industrielsusceptible de nous permettre de la mettreen œuvre. Les filiales qui n’y réussissaientpas ont été vendues. Avant, je n’avaisjamais pensé que ma vie était liée au coursde Bourse de l’entreprise. » Cette décou-verte le conduisit-elle alors à s’interrogersur la « création de valeur pour l’action-naire»? Non : «C’est impossible pour unhaut dirigeant, car cela remet en causetout le reste. » Ce que confirme M. C.,docteur en physique, ancien chercheur,actuellement chef de projet dans unesociété du CAC 40 : «Ce qu’un cadre nedoit surtout pas faire, c’est contester lesorientations choisies, et c’est encore plusvrai pour un haut dirigeant, parce qu’onsait qu’il a, plus qu’un autre, une capa-cité de sabotage.»

plusieurs périodes de chômage : en 2011,par exemple, les banques ont licencié prèsde cent cinquante mille personnes àtravers le monde. A elle seule, la britan-nique Hongkong & Shanghai BankingCorporation (HSBC) a annoncé uneréduction de 10 % de ses effectifsjusqu’en 2013, soit près de trente milleemplois. Dans les groupes industrielscotés en Bourse, tels Sanofi, Peugeotsociété anonyme (PSA) ou GeneralMotors, les emplois supprimés ou encours de suppression se comptent égale-ment par milliers. Mais rien n’y fait :certes, il faut « améliorer le système »,mais l’heure n’est pas au grand soir…

La réponse la plus commune au douteet aux incertitudes ? Le repli sur la sphèreprivée. Et, globalement sceptiques quantà l’avenir économique et social du monde,les cadres supérieurs ne souhaitent plusnécessairement incarner un modèle pourleur progéniture…

Leur confiance dans la grande entre-prise, qui avait sous-tendu le systèmecapitaliste depuis la f in de la secondeguerre mondiale, se fissurerait-elle ? Ils’agirait alors de l’un des bouleversementsles plus radicaux survenus dans nossociétés au cours des dernières années.Pour l’heure, les doutes s’expriment peu.Mais une défiance souterraine suffirait àéroder les loyautés, voire les soumissions,qui cimentent le système. Il arrive mêmequ’elle entraîne des défections indivi-duelles : certaines des personnes que nousavons rencontrées ont quitté le monde del’entreprise, repris des études, ouvert desgaleries d’art. Pour l’heure, les casd’adhésion à un syndicat ou de partici-pation à des manifestations de rue se sonttoutefois révélés assez rares…

(1) Cet article repose sur des entretiens réalisés enjanvier, février et mars 2012. Agés de 45 à 53 ans, lescadres supérieurs rencontrés sont issus des grandesécoles de commerce et d’ingénieurs en France, etoccupent ou ont occupé des postes de responsabilitédans des entreprises multinationales. Plusieurs cadresde la finance ont refusé d’être interviewés.

CHÔMAGE, pauvreté, récession… Dela crise économique et financière déclen-chée par l’éclatement de la bulle spécu-lative immobilière aux Etats-Unis, onconnaît désormais certains des effets.Aurait-elle de surcroît – et plus discrète-ment – fragilisé l’adhésion jusque-làtotale des cadres supérieurs au systèmeéconomique mondial, mettant à mal lelien entre un modèle d’organisationsociale et ses plus fidèles lieutenants ?

« En 2007-2008, on a compris quelquechose : au lieu de permettre aux ménagesd’épargner pour leur retraite et aux entre-prises de financer leurs projets industrielsou de services, le système financier, qui seprésentait comme un intermédiaire, s’étaitsurtout préoccupé de lui-même, en acca-parant la rente », nous confie BrunoBiais, professeur de finance à la ToulouseSchool of Economics et directeur derecherches au Centre national de larecherche scientifique (CNRS) (1). Etl’économiste libéral de s’indigner :« Quand des agents économiques commeles traders des grandes banques d’affairesaméricaines influent sur les prix en ache-tant ou en vendant de gros paquets de

Quatre ans après l’e"ondrement de la banqueLehman Brothers aux Etats-Unis, la litaniedes fermetures d’usines, des faillites fraudu-leuses et des scandales bancaires rythmetoujours l’actualité économique. Alliés tradi-tionnels des actionnaires et des chefs d’entre-prise, les cadres supérieurs s’interrogent. Et, parfois, leur foi dans le système vacille.

AUX pays réclamant son concours, leFMI imposa des réformes drastiques,visant à calquer leurs économies sur celledes Etats-Unis. Ces derniers, en mêmetemps qu’ils les obligeaient à rembourserl’intégralité de leur dette, le cas échéanten bradant leurs actifs, promirent que lemarché américain serait ouvert auxexportations asiatiques. Celles-ci s’en-volèrent d’autant plus facilement que les

monnaies de la région avaient dégringolépar rapport au dollar.

Mais l’onde de choc de la crise dépassales frontières de la région. Les termes– sévères – du plan de sauvetage inquié-tèrent les autres Etats en développement.Ils en conclurent qu’il valait mieux ne pasavoir affaire au FMI. Or le moyen le plussûr de ne pas se retrouver dans une situation

des cadres supérieurs parvient néan-moins parfois à écourter les périodes de doute. Dans l’industrie, à 50 ans, lessalaires annuels oscillent entre 75 000 et150 000 euros. Ils atteignent au moins ledouble dans le secteur des ser vices(conseil, avocats d’affaires) et facilementdix fois plus dans la finance.

Avec la crise, certains des cadres supé-rieurs rencontrés ont connu une ou

MAIS quel rapport entre cette situa-tion et la bulle immobilière ? Les déficitscommerciaux confortent un déséquilibredans la demande intérieure : plutôt que deconsommer des produits nationaux, lapopulation achète des biens importés. Orcette carence a été en partie masquée parle boom de la construction, lui-mêmefavorisé par les emprunts à bon marchépour des biens immobiliers dont la valeursemblait s’accroître indéfiniment. De plus,le manque relatif de demande pour lesproductions du pays a été amorti par uneflambée de la consommation, alimentéepar le sentiment de richesse que les Améri-cains éprouvaient alors en observant laprogression continue de la valeur de leurbien immobilier. Cet «effet de richesse»a pu s’élever à plusieurs milliers demilliards de dollars.

Avec une balance commerciale pluséquilibrée, la bulle immobilière ne se seraitsans doute pas développée, car les pres-sions inflationnistes, qui se trouvèrentcontenues par les importations à bon

marché, auraient vraisemblablementconduit la Réserve fédérale (FederalReserve, Fed) à relever ses taux d’intérêt.Mais, dans un contexte où le déficitcommercial atteignait des sommets, labanque centrale américaine semble avoirconsidéré la bulle immobilière comme unebéquille susceptible de soutenir l’activitééconomique. M. Alan Green span, alorsprésident de la Fed, a par ailleurs reconnudans ses Mémoires qu’il estimait quel’augmentation du nombre de petitspropriétaires consolidait l’« appui poli-tique » à une économie libérale.

Au total, le déficit commercial américaina créé un environnement propice augonflement de la bulle immobilière de ladernière décennie. Si l’on se projette dansl’avenir, il est difficile d’imaginer que lesEtats-Unis retrouvent une croissance vigou-reuse sans que le dollar soit considéra-blement dévalué, et sans un rééquilibragede leur balance commerciale.

(1) Corée du Sud, Hongkong, Singapour et Taïwan.

L’expérience du chômage

preuve ? Ses enfants préféreraient expli-quer à leurs amis que leur père travailledans les cosmétiques, par exemple…

Mais tous les cadres supérieurs ne setrouvent pas dans la banque. Dans leshautes sphères des secteurs productifs del’économie, on tempête également contre

DEPUIS quelque temps, une insatis-faction bouscule toutefois les anciennescertitudes. « Pour un chef d’entreprise,l’argent n’est pas la principale motiva-tion, plaide M. M. Si j’ai quitté monprécédent poste [présidence de la filialed’une banque d’affaires américaine], c’estparce que je ne supportais plus la pres-sion des restructurations permanentes surmon équipe. » Si elle ne constitue pas la« principale motivation », la rémunération

* Essayiste. Dernier ouvrage paru : La Création devaleur pour l’actionnaire ou la destruction de l’idéedémocratique, Editions du Sextant, Paris, 2011.

HONORÉDAUMIER.

– «L’Homme à la corde»,

1858-1860

principaux de la réduction du déf icitbudgétaire était de provoquer une décruedes taux d’intérêt qui, à son tour, entraî-nerait une baisse du dollar. Un billet vertplus faible rendrait en effet les produitsaméricains plus compétitifs sur le marchéinternational, ce qui améliorerait le soldede la balance commerciale et stimuleraitl’économie. C’est d’ailleurs précisémentce qui s’était produit dans les deux années

comparable consistait à amasser desréserves de devises à titre de précautioncontre un retournement de la conjoncture.Pour parvenir à un tel résultat, le plussimple est de dévaluer sa monnaie suffi-samment pour doper ses exportations etdégager ainsi d’importants excédentscommerciaux : les dollars des pays impor-tateurs affluent alors dans les caisses desEtats exportateurs. C’est exactement cequi s’est produit à partir de 1997. La suréva-

suivant l’élection de M. William Clintonà la Maison Blanche : le dollar chuta en1993 et en 1994 ; le déficit se résorba parrapport au PIB (alors en croissance de3 % par an).

M. Robert Rubin, nommé secrétaire auTrésor en 1995, n’en proclama pas moinsson souhait de mener une politique dudollar fort. Bien que cette simple décla-ration d’intention ait provoqué une revalo-risation du billet vert à partir du milieude l’année, c’est le plan de sauvetage de1997 qui consolida l’augmentation de ladevise américaine.

Jusqu’alors, les «dragons» asiatiques (1)s’étaient érigés en modèles pour les paysen développement : ils affichaient des tauxde croissance importants depuis desdizaines d’années et, pour les plusavancés (Taïwan et Corée du Sud), desniveaux de vie se rapprochant des normeseuropéennes. Toutefois, lorsque la crisefinancière de 1997 survint, ils furent viteaccusés de clientélisme et de corruption,tout comme leurs voisins d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Philippines, Indonésie).

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201213

Le monde secret du Parti communiste

Pour devenir la deuxième force économique mon diale,Pékin a développé un système productif très gourmand enressources énergétiques et s’est lancé dans une courseeffrénée aux matières premières. Bien qu’elle s’endéfende, la Chine risque ainsi de basculer dans la trappedu néocolonialisme (lire page 1). Consciente de sa placeau cœur de la mondialisation (voir la carte pages 14

et 15), elle tente d’élargir son influence idéologique enrevalorisant la figure de Confucius. Le retour du vieuxmaître revisité par le pouvoir concerne aussi la sociétéchinoise (lire page 16). A la veille du XVIIIe congrès, le Particommuniste cherche plus à contenir la colère sociale qu’àpromouvoir une vision rénovée de la théorie marxiste(lire ci-dessous).

Dès lors qu’on occupe des fonctions importantes, en province ouà l’échelon central, le passage par les bancs de cette institutionpolitique suprême est obligatoire. Les nouveaux mandarins vont s’yinitier aux finesses du marxisme à la chinoise et aux subtilités de lapolitique du moment, en même temps qu’acquérir des compétencesde haute volée en matière d’administration publique. Dans les mêmeslocaux cohabitent parfois, comme à Shanghaï, l’école rouge issue dela révolution et l’école administrative née avec les réformes desannées 1980, équivalent communiste de l’Ecole nationale d’admi-nistration (ENA) française (2). Les professeurs chinois et étrangers lesplus réputés y sont invités à donner des cours ; l’école de Canton sevante d’avoir fait venir les plus grands économistes américains. Lesprésentations PowerPoint qu’affectionne tout technocrate qui serespecte foisonnent. L’accès à Internet est libre. Aucun livre étranger,même le plus critique, n’est interdit. Bref, dès lors qu’il s’agit de formerson élite dirigeante, le parti met les petits plats dans les grands.

MALGRÉ nos demandes, il ne nous a pas été possible defranchir les portes de l’Ecole centrale du parti, à Pékin, dirigée parM. Xi Jinping, le futur numéro un du pays. Mais deux journalistes duChina Daily, Chen Xia et Yuan Fang, se sont plongés dans cet universparticulier où est rassemblé le haut du pavé communiste, venu despréfectures, des provinces et de la capitale (3). La première semaine,les élèves, coupés du monde – « même les secrétaires et les chauf-feurs doivent attendre hors de l’enceinte de l’école », notent lesauteurs –, subissent « des tests pour évaluer leur niveau de connais-sances théoriques, y compris les bases du marxisme ». Ils sont ensuitedivisés en groupes qui suivront des cours sur divers sujets : histoiredu parti, des religions, question des minorités, lutte contre lacorruption, prévention du VIH-sida… Ils se retrouveront pour desdiscussions où chacun est invité à donner son avis en toute liberté.Mais la hiérarchie demeure : les élèves de basse extraction (préfec-tures) n’étudient, ne mangent ni ne dorment avec ceux exerçant déjàdes fonctions en province ou dans la capitale.

Dans l’école, écrivent Chen et Yuan, il existe une classe spéciale,composée de cadres âgés de 45 à 50 ans qui formeront la « futurecolonne vertébrale du gouvernement » et qui, en général, suivent lescours pendant un an. Si les trois premiers mois sont consacrés à lalecture des classiques, tels Le Capital de Karl Marx ou l’Anti-Dühringde Friedrich Engels, les pensionnaires reçoivent une formation appro-fondie concernant toutes les questions de gouvernance : systèmelégislatif, élaboration d’un budget, contrôle des finances, politiqueétrangère, management, direction et gestion des personnels, maisaussi éradication de la corruption, méthodes de règlement des conflits…On assiste ainsi à une professionnalisation très pointue des dirigeants.

Mais l’école sert également de sas de sélection. Le puissant dépar-tement de l’organisation du Comité central, qui a la haute main surles affaires du parti, les nominations au gouvernement, dans lesmédias (avec le département de la propagande), les universités, lesentreprises d’Etat, « envoie fréquemment des émissaires qui assistentaux cours et participent aux discussions, précisent les deux journa-listes, afin d’identifier les meilleurs étudiants pour une future promotion.Un professeur nous a révélé qu’un jour un étudiant qui avait étésuspendu pour mauvaise attitude en classe (…) a vu sa carrièrepolitique prendre fin ». Autant dire que les aspirants à de hautesresponsabilités tourneront sept fois leur langue dans leur boucheavant d’émettre l’esquisse d’une opinion critique.

SOMMAIRE DU DOSSIER

(1) Après le congrès, le CPBP pourrait être réduit à sept ou au contraire élargi à onze membres.

(2) Lire Emilie Tran, « Ecole du parti et formation des élites dirigeantes en Chine », Cahiersinternationaux de sociologie, n° 122, Presses universitaires de France, Paris, 2007.

(3) Chen Xia et Yuan Fang, « Inside the Central Party School », China Daily, Pékin,5 mai 2011, www.china.org.cn

CHINE, POUVOIR ET PUISSANCE

D O S S l E R

PAGES 1, 14 ET 15 : La Chine est-elle impérialiste ?, par Michael T. Klare.Au cœur de la mondialisation, carte de Philippe Rekacewicz et graphique d’Agnès Stienne.

PAGES 16 ET 17 : Confucius ou l’éternel retour, par Anne Cheng.Le monde secret du Parti communiste, suite de l’article de Martine Bulard.

PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE

MARTINE BULARD

(Lire la suite page 16.)

« Après le congrès »… Toute demanded’entrevue avec des dirigeants chinois

se solde par cette réponse – ce qui n’exclut pas des rencontres informelles.

Que se passe-t-il derrière les murs rougesdu siège du Parti communiste,

à deux pas de la Cité interdite ?

DANS le quartier de Weigongcun, sur le large trottoir qui relieRenmin Daxue – l’Université du peuple, l’une des plus vieilles dePékin – à la station de métro du même nom, la municipalité a faitinstaller une borne électronique, avec écran tactile et système inter-actif, permettant de se repérer dans la ville. Sur les côtés de cetteborne, des placards rouges où défilent des textes du Parti commu-niste chinois (PCC), faucille et marteau bien en vue, avec photos detravailleurs méritants et de dirigeants modèles. Le nec plus ultra dela technologie pour se repérer dans la politique communiste ? Il paraîtpeu probable que les cohortes d’étudiants, souvent à la pointe de lamode – en ce mois de juin, short sexy ou minijupe pour les filles,chemise ajustée ou tee-shirt avec inscriptions en anglais pour lesgarçons –, captent le message. Ainsi va la Chine, où la modernité laplus débridée cohabite avec les méthodes les plus archaïques.

Le XVIIIe congrès du PCC, qui se tiendra « au cours du secondsemestre 2012 », selon le communiqué officiel, reflète ce paradoxe.Le parti unique, qui régente le pays depuis 1949, a imaginé un systèmede renouvellement des directions centrales. Les plus hauts respon-sables de l’organisation et de l’Etat (le secrétaire général, qui est aussiprésident de la République, le premier ministre et le président del’Assemblée nationale populaire) doivent se contenter de deux mandatset ne peuvent gouverner plus de dix ans. L’âge limite pour les membresdes instances nationales (Comité central, Bureau politique, Comitépermanent) a été fixé à 68 ans.

L’année 2012 va donc voir l’un des plus grands changements dedirigeants jamais opérés dans un pays se réclamant du communisme.Sur les neuf membres du Comité permanent du Bureau politique(CPBP) (1), le cœur du pouvoir chinois, sept seront remplacés ; de 60à 65 % des titulaires siégeant au Comité central devront égalementcéder leur place. Sur quels critères seront désignés les promus ?Motus et bouche cousue. Rappelant les mœurs du temps de la Citéinterdite, la succession au sein du PCC se prépare dans le plus grandsecret, au moyen d’obscurs jeux de pouvoir, d’intrigues machiavéliques,d’actes d’allégeance et de coups bas.

A plus de deux mille kilomètres de là, à Canton, Yuehui (ainsil’appellerons-nous pour lui éviter tout ennui), short en jean, corsageen soie, cheveux longs et maquillage étudié, ressemble à tous lesjeunes issus des couches moyennes, tranquilles dans la vie, à l’aisedans les discussions. Si ses amis refusent de parler politique, Yuehuihésite, puis se livre assez volontiers.

Mère institutrice, père fonctionnaire, elle termine son master dedroit à la prestigieuse université Sun Yat-sen, où nous la rencontrons.Comme ses parents, elle est communiste. « Le parti constitue unesorte d’amicale, de réseau pour réussir, explique-t-elle d’emblée. Unpeu comme une association professionnelle. » Disons que cela repré-sente une assurance qui l’aidera à trouver le bon emploi, avec garantiede promotion. Après une pause, elle précise en rougissant : « Je rêvaisde devenir communiste depuis l’adolescence. » Comme la plupartdes jeunes Chinois, elle était membre de l’organisation de la jeunesse.« Quand j’ai été choisie par la direction du parti parce que j’étais uneexcellente élève, j’étais très heureuse, raconte-t-elle, les yeux brillants.C’était comme une récompense. Une fête. »

Cinq ans plus tard, l’enthousiasme a disparu. « Si c’était à refaire,je ne le referais pas. Cela crée beaucoup d’obligations. Je dois allerà quantité de réunions, ce qui prend du temps, alors que j’ai beaucoupde centres d’intérêt. » Les organisations de base, d’habitude ensommeil, ont été très sollicitées ces derniers mois en raison de ladéflagration engendrée par la destitution d’un dirigeant connu, M. BoXilai, qui a fait apparaître au grand jour les divisions au sein du PPC.« Mais surtout, poursuit Yuehui, je dois reprendre les réponses donnéespar le parti. Je ne suis pas libre de dire ce que je pense. Cela mepèse, car j’ai une grande indépendance d’esprit. »

Certes, formellement, personne ne lui interdit de se départir de lalangue de bois officielle. Mais elle serait alors obligée de s’expliqueret d’affronter les « camarades » chargés de la convaincre et de laramener dans le droit chemin.

RENDRE sa carte et tourner la page ? Impossible. Cela relèveraitd’une forme d’apostasie politique. Peut-être pourra-t-elle prendre sesdistances si elle quitte son quartier : il lui suffira de ne plus donner signede vie. Mais, si elle intègre la fonction publique ou une entreprised’Etat, elle n’échappera pas aux directives. Comme l’explique unvétéran qui se désole de la situation : « On n’est pas obligé de croire :on va aux réunions, on ferme un œil et on continue… »

Il est en effet plus difficile de sortir du parti que d’y entrer. Souvent,c’est le secrétaire (de l’école, du quartier, de l’entreprise, du village)qui sélectionne ceux qu’il estime dignes de le rejoindre. Si, par hasard,on a raté l’étape du lycée ou de la faculté et que l’on juge utile poursa carrière de pouvoir brandir la faucille et le marteau, on peut déposerune demande d’adhésion, à condition d’être parrainé et d’accepterplusieurs enquêtes sur son activité professionnelle ainsi que sur savie personnelle.

Au total, entre 2007 et 2012, plus de dix millions de personnes ontrejoint le PCC. Cette structure hors normes compte officiellementquatre-vingts millions six cent mille membres – presque l’équivalentde la population allemande. Près d’un quart d’entre eux ont moinsde 35 ans et la moitié entre 36 et 60 ans, selon les statistiques officielles.Paradoxe : alors que les dirigeants communistes (locaux, notamment)n’ont jamais été aussi ouvertement critiqués par la population, il n’ya jamais eu autant de candidats à l’adhésion. C’est que la carte repré-sente un sésame précieux pour les jeunes (du moins pour ceux quine sont pas riches) et une assurance tranquillité pour le parti, quiespère ainsi mieux contrôler la société.

Les fils et filles de communistes ont une place garantie, toutcomme les intellectuels et les jeunes diplômés, hier traités de « petits-bourgeois », alors qu’aujourd’hui on leur déroule le tapis rouge. Il s’agitde bâtir le « parti de l’excellence », selon l’expression maintes foisentendue. Parti et Etat ne faisant qu’un, le pays a besoin de personnelformé. La constitution de l’élite privilégie le recrutement dans lesuniversités chinoises ou étrangères – un parcours de plus en plusprisé. Mais cela ne dispense pas des écoles du parti.

HU YANG. – « Shanghai Living » (Vivre à Shanghaï), 2005

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201215

Al-Bachir en lui fournissant à la fois des armes et un soutien diplo matiqueà l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle est « le plus gros inves-tisseur au Soudan, rapportait l’International Crisis Group en juin 2008.Sa volonté de protéger ses investissements et d’assurer sa sécurité éner-gétique, combinée à sa traditionnelle politique de non-ingérence, acontribué à mettre le Soudan à l’abri des pressions internationales (12) ».Dernièrement, les Chinois ont réduit leur soutien à M. Al-Bachir. Surtoutdepuis la création du nouvel Etat indépendant du Soudan du Sud, où setrouve l’essentiel du pétrole (13)...

Oubliant peut-être que la Chine n’est pas elle-même un modèle degouvernement démocratique et intègre, on a également critiqué le soutiende Pékin à des régimes autoritaires ou corrompus tels que ceux de l’Iranet du Zimbabwe. Militaire, l’aide au régime iranien est aussi diploma-tique, en particulier aux Nations unies, où Téhéran a été placé soussurveillance. Au Zimbabwe, la Chine aurait aidé le régime répressif de M. Robert Mugabe en armant et en entraînant ses forces de sécurité.Dans l’espoir d’obtenir en retour des terres cultivables, du tabac, desminerais précieux.

Même dans le cas de pays moins isolés sur la scène internationale,Pékin a tendance à traiter avec les sociétés nationales des gouvernementspartenaires, contribuant inévitablement à enrichir les élites locales plutôtque le reste de la population, qui bénéficie rarement des retombées deces accords. En Angola, des liens étroits ont été noués avec la Sonangol,société d’Etat contrôlée par des personnalités proches du président JoséEduardo dos Santos. Si les principaux cadres de l’entreprise en profi-tent, la majorité des Angolais, eux, survivent avec moins de 2 dollars parjour (14). Chevron, ExxonMobil et BP continuent eux aussi à négocieravec le régime angolais, et avec d’autres du même type.

Même si la nature tyrannique ou féodale des régimes avec lesquelselle traite ne la tourmente pas exagérément, la Chine aimerait se racheterune conduite en accordant des aides aux petits agriculteurs et autresentrepreneurs des classes les moins favorisées. Dans les régions où elleest très impliquée, comme en Afrique subsaharienne, elle a massivementinvesti dans la construction de chemins de fer, de ports et d’oléoducs.Toutefois, en attendant de profiter un jour à d’autres secteurs d’activité,ces infrastructures servent principalement les besoins des compagniesminières et pétrolières associées.

« A première vue, l’appétit chinois pour les richesses naturelles appa-raît comme une bénédiction pour l’Afrique », estime un rapportcommandé par la commission développement du Parlement euro-péen (15). Pékin aurait en effet contribué à la croissance économique ducontinent. Un examen approfondi révèle néanmoins une image pluscontrastée. En 2005, seuls quatorze pays, tous producteurs de pétrole etde minerais, avaient une balance commerciale positive – principalementbasée sur l’exportation de matières premières – avec la Chine. Trente, quiaffichent une balance commerciale déficitaire, sont inondés de textileschinois et d’autres biens de consommation bon marché, au grand damdes producteurs locaux.

Dans les échanges sino-africains, le fossé entre pays gagnants etperdants s’est donc considérablement élargi, provoquant çà et là un vifressentiment. Le rapport conclut : « Pour la majorité des pays africains,le discours chinois sur le développement a suscité de grandes espérances,mais n’a pas créé les conditions d’une croissance économique durable. »

Si la Chine continue à placer l’accès aux matières premières au-dessusde tout le reste, elle se comportera chaque jour davantage comme lesanciennes puissances coloniales, se rapprochant des « gouvernementsrentiers » des pays abondamment dotés en richesses naturelles, tout enfaisant le minimum pour le développement général. Le président sud-africain Jacob Zuma n’a pas manqué de le relever lors du forum de juilletdernier : « L’engagement de la Chine pour le développement de l’Afrique »a surtout consisté à « s’approvisionner en matières premières » ; unesituation qu’il juge « intenable sur le long terme » (16).

Mais tout changement significatif dans les relations commercialesentre Pékin et l’Afrique – ou les pays en développement en général –nécessitera une transformation profonde de la structure économiquechinoise, un basculement des industries énergétivores vers des produc-tions plus économes et vers les services, des énergies fossiles vers lesénergies renouvelables. Les dirigeants semblent conscients de cet impératif : le XIIe plan quinquennal (2011-2015) met l’accent sur l’essorde moyens de transport alternatifs, des énergies renouvelables, desnouveaux matériaux, des biotechnologies et d’autres activités propicesà un changement de cette nature (17). Sans lequel les dirigeants chinoisrisquent de s’enferrer dans des relations peu reluisantes avec les paysen développement.

MICHAEL T. KLARE.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 14

Données économiquesTaux de croissance : 7,8 % au premier semestre 2012.

Le pouvoir table sur 7,5 % pour l’ensemble de l’année, ce qui signifierait un nouveauralentissement au second semestre – le taux était de 9,5 % en 2011 et de 10,3 % en 2010.

Taux de chômage : 4,3 % en 2011. Mais le chiffren’a pas beaucoup de sens : seuls les travailleursurbains sont comptabilisés (alors que 49 % des Chinois sont des ruraux), et les migrants de l’intérieur (mingong) licenciés ne sont pas pris en compte.

Produit intérieur brut par habitant : il atteintofficiellement 5 432 dollars par habitant, contre1 732 en 2005 – il a triplé au cours du XIe planquinquennal (2006-2010). Toutefois, durant la même période, les inégalités ont augmenté (voir ci-dessous).

Inégalités : le coefficient de Gini (qui établit une échelle des inégalités, 0 signifiant l’égalitéparfaite, 100, l’accaparement des richessespar une seule personne) atteint 46,9 en 2010,contre 42,7 cinq ans plus tôt. Même si les chiffressont parfois contestés, ils donnent une idéede la montée rapide des inégalités.

Investissements : en hausse de 21,8 % entre juin 2011et juin 2012. L’investissement immobilier, qui augmente toujours rapidement (+ 19,6 % sur un an), voit cependant sa croissance divisée par deux par rapport aux records atteints à la mi-2011. La consommation, elle, augmente à des rythmes beaucoup moins importants (+ 13 %pour les ventes de détail) et a tendance à se tasser.

Taux d’épargne : les augmentations de salaire,réelles, vont souvent alimenter les plans d’épargnepour faire face à des maladies graves (peu ou pas prises en charge par la sécurité sociale) et à la retraite (les pensions restent faibles). Le taux d’épargne atteint le chiffre colossalde 51,3 % des revenus en 2011.

Commerce extérieur : 31,7 milliards de dollarsd’excédent en juin, soit deux fois plus que les troismois précédents – en février, la Chine avait mêmeaffiché un déficit. En juin, la croissance desimportations s’est en effet nettement ralentie(+ 6,3 %, contre + 12,7 % en mai). Selon l’agenceXinhua, les exportations vers l’Union européennestagnent, mais « les échanges ont progressé à un rythme soutenu avec les marchés émergents ».

Investissements directs étrangers (IDE) :traditionnellement, ce sont les capitaux étrangers(américains, européens...) qui viennent s’investirsur le territoire chinois ; ils ont atteint220,1 milliards de dollars en 2011. Mais, depuisune dizaine d’années, les entreprises chinoisesinvestissent elles aussi à l’étranger : près de 50 milliards de dollars en 2011 – ce qui place la Chine au cinquième rang mondial dans ce domaine (derrière les Etats-Unis, l’Allemagne,la France et Hongkong).

Achats d’entreprises : en 2010 (dernier chiffreconnu), les compagnies chinoises ont négocié 188 prises de participation (jusqu’à 100 %) dans des sociétés étrangères, principalement dans le domaine financier (sociétés de crédit, banques…),les assurances et les transports. En 2003, 47 % desinvestissements chinois à l’étranger s’étaient portéssur des entreprises minières, contre 8 % en 2010.

Besoins en pétrole : la consommation est passée de 4,8 millions de barils par jour en 2000 à 9,1 millions en 2010. Les importations, qui s’élevaient à 1,5 million de barils par jour en 2000, ont atteint 5 millions en 2010.

Besoins en gaz naturel : la consommation, qui étaitde 24,5 milliards de mètres cubes en 2000, a atteint109 milliards en 2010. En 2000, la Chine exportait3,3 milliards de mètres cubes de gaz naturel ; en 2010, elle en importait 12,2 milliards.

(Suite de la première page.)

Ce type de relationsest « intenablesur le long terme », déclarele président sud-africain

D O S S l E R

Construction d’infrastructures

Construction

d’infrastructures

Investissements directs

Investissements directs

Investissements directs

Marchandises

Marchandises

Marchandises

Marchandises

Excédents financiers

Excédents financiers

Excédentsfinanciers

Bons du Trésor

Marchandises

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Energie

Energie

Energie

Achat de dette souveraine

Produits agricoles - Energie

Instituts Confucius dans le monde (nombre)

51535

1

1. Proche-Orient (Israël et Liban)

EUROPE

AFRIQUE

ASIE DUSUD-EST

AUSTRALIE

NOUVELLE-ZÉLANDE

RUSSIE

JAPONCORÉEDU SUD

AMÉRIQUEDU NORD

AMÉRIQUEDU SUD

VENEZUELA

BRÉSIL

CHINE

PAYSDU

GOLFE

ASIECENTRALE

RESTE DEL’ASIE

Fournisseursde matières premières

Fournisseursd’énergie

Marchésstratégiques

155

dadansns l lee momondnde

35

Sources : OMC ; Cnuced ; OCDE ; Sipri ; Patrick Artus, Jacques Mistral et Valérie Plagnol, « L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique », Conseil d'analyse économique, 2011 ; Benedicte Vibe Christensen, « China in Africa. A macroeconomic perspective », Working Paper 230, Center for Global Development, novembre 2010 ; Bureau national des statistiques de Chine.

La Chine est-elleimpérialiste ?

Au cœur de la mondialisationEn développant les échanges de marchandises et les mouvements de capitaux(achats de dettes), la Chine s’est placée au cœur de la mondialisation. Des rapportsinédits se sont noués avec des puissances concurrentes (Amérique du Nord, Europe),mais aussi avec l’Afrique et l’Amérique latine. Il est à noter (voir ci-contre)que plus de la moitié de son commerce extérieur se réalise avec l’Asie, où elle achète des composants qui, assemblés sur son territoire, seront exportés.(Lire également Manière de voir, n° 123, « Chine, état critique », juin-juillet 2012, disponible sur http://boutique.monde-diplomatique.fr)

D O S S l E R

(3) Cf. Blood and Oil, Metropolitan Books, New York, 2004, et Daniel Yergin, The Prize,Simon and Schuster, New York, 1993.

(4) « Statistical review of world energy », BP, Londres, juin 2012.

(5) Lire Colette Braeckman, « Pékin brise le tête-à-tête entre l’Afrique et l’Europe », L’Atlas 2013 du Monde diplomatique, La Libraire Vuibert, Paris, 2012.

(6) « The rise of China and its energy implications : Executive summary », Forum surl’énergie du James A. Baker III Institute for Public Policy, Houston, 2011.

(7) Cf. US Energy Information Administration (EIA), « China. Country analysis brief »,novembre 2010, www.eia.gov

(8) « China to boost coal imports on widerprice gap », 23 avril 2012, www.bloomberg.com

(9) Le Yucheng, « China’s relations with the world at a new starting point », discoursprononcé devant le forum du China Institute for International Studies (CIIS), 10 avril 2012.

(10) International Crisis Group (ICG), « China’s thirst for oil », Asia Report, no 153, 9 juin 2008.

(11) Jeffrey Ball, « Angola possesses a prize as Exxon, rivals stalk oil », The Wall StreetJournal, New York, 5 décembre 2005 ; Simon Romero, « Chávez says China to lend Venezuela$20 billion », The New York Times, 18 avril 2010.

(12) « China’s thirst for oil », op. cit.

(13) Lire Jean-Baptiste Gallopin, « Amer divorce des deux Soudans », Le Monde diplo-matique, juin 2012.

(14) Lire Alain Vicky, « Contestation sonore en Angola », Le Monde diplomatique, août 2012.

(15) Jonathan Holslag, Gustaaf Geeraets, Jan Gorus et Stefaan Smis, « Chinese resourcesand energy policy in Sub-Saharan Africa », rapport à la commission développement duParlement européen, 19 mars 2007.

(16) « Zuma warns on Africa’s trade ties to China », Financial Times, Londres, 19 juillet 2012.

(17) Lire Any Bourrier, « La Chine malade de son charbon », Le Monde diplomatique,novembre 2011.

Ce schéma a prévalu dans les relations entre les Etats-Unis et les monar-chies pétrolières du Golfe, par exemple. Le président Franklin DelanoRoosevelt (1933-1945) éprouvait une aversion profonde pour l’impé-rialisme et le féodalisme. Néanmoins, une fois alerté par ses conseillersdu faible niveau des réserves américaines de pétrole et de la nécessité detrouver une autre source d’approvisionnement, il accepta durant la secondeguerre mondiale de se rapprocher de l’Arabie saoudite, alors seul produc-teur du Proche-Orient à échapper au contrôle britannique. Lorsque Roose-velt rencontra le roi Abdelaziz Ibn Saoud, en février 1945, il conclut aveclui un arrangement informel : les Etats-Unis assureraient la protectionmilitaire du royaume en échange d’un accès exclusif à son pétrole (3).Même si ses termes ont été modifiés depuis – les champs pétrolifèresappartiennent dorénavant à la famille royale, pas à des sociétés améri-caines –, cet accord demeure l’un des piliers de la politique de Wash-ington dans la région.

S’ils avaient le choix, les Etats-Unis préféreraient sans doute achetertous leurs hydrocarbures à des pays amis, stables et sûrs, comme leCanada, le Mexique, le Royaume-Uni ou d’autres membres de l’Orga-nisation de coopération et de développement économiques (OCDE).Mais les dures réalités de la géologie les en empêchent. La majorité desgisements se situent en Afrique, au Proche-Orient et dans l’ex-Unionsoviétique. Selon le géant BP (ex-British Petroleum), 80 % des réservespétrolières se situent hors zone OCDE (4). Washington s’est donc fourniailleurs, auprès de nations instables, se mêlant des politiques locales,négociant des alliances avec les dirigeants en place et confortant sa tran-quillité énergétique par diverses formes d’assistance militaire.

Au début du XXe siècle, pour s’assurer le contrôle de pays riches enpétrole, charbon, caoutchouc et divers minerais, et pour en faciliter l’ex-traction, les grandes puissances impériales ont créé ou franchisé de gigan-tesques compagnies de droit public ou privé. Après les indépendances,celles-ci ont poursuivi leurs activités, forgeant souvent des relationssolides avec les élites locales et pérennisant la position dont elles béné-ficiaient sous administration coloniale. C’est le cas de BP (originelle-ment Anglo-Persian Oil Company), du français Total (fusion de diversessociétés pétrolières d’Etat), ou encore de l’Ente Nazionale Idrocar-buri (ENI, dont fait partie l’Agenzia Generale Italiana Petroli [AGIP]).

Les Chinois, eux, aimeraient échapper à ce schéma historique (5). Lorsdu dernier Forum de coopération Chine-Afrique, le président Hu aannoncé un prêt de 20 milliards de dollars sur trois ans aux pays africainspour l’agriculture, les infrastructures et les petites entreprises. Les hautsresponsables chinois excluent toute ingérence dans les affaires inté-rieures des pays fournisseurs. Mais Pékin peine à échapper à l’engrenageexpérimenté avant lui par le Japon et par les puissances occidentales.

Jusqu’en 1993, la Chine a pu se contenter de ses propres ressourcespétrolières. Mais, par la suite, ses achats d’or noir se sont envolés, passantde 1,5 million de barils par jour en 2000 à 5 millions en 2010, soit unehausse de 330 %. Si les prévisions actuelles se vérifiaient, ils attein-draient 11,6 millions de barils par jour en 2035. Avec l’expansion rapidedu parc automobile, certains analystes prédisent même, d’ici 2040, une consommation à peu près équivalente à celle des Etats-Unis (6).Mais, alors que ces derniers pourraient subvenir aux deux tiers de leursbesoins (en comptant la production du Canada voisin), la Chine ne couvri-rait qu’un quart de sa consommation avec ses propres ressources. Elledevra donc trouver le reste en Afrique, au Proche-Orient, en Amériquedu Sud et dans les pays de l’ex-Union soviétique.

Si Pékin maintient son objectif de tripler sa production d’électricitéen vingt-cinq ans, les importations de gaz, qui n’existaient pas en 2005,vont, elles, atteindre 87 milliards de mètres cubes par jour en 2020, prin-cipalement en provenance du Proche-Orient et d’Asie du Sud-Est, sousforme de gaz naturel liquéfié, et de Russie et du Turkménistan, pargazoduc (7). La Chine pourrait satisfaire ses besoins en charbon, maisdes goulets d’étranglement dans la production et le transport font qu’ilest plus efficace économiquement pour les provinces côtières, en pleinessor, de le faire venir d’Australie ou d’Indonésie. Inexistantes en 2009,les importations atteignaient 183 millions de tonnes deux ans plus tard (8).La demande de minerais importés (fer, cuivre, cobalt, chrome, nickel…),indispensables à l’électronique de pointe et à la fabrication d’alliages àhaute résistance, augmente elle aussi.

A mesure que cette dépendance s’accroît, la pérennisation des appro-visionnements s’impose comme la préoccupation majeure des dirigeants.« Le devoir de la Chine, a ainsi déclaré M. Le Yucheng, vice-ministredes affaires étrangères, est d’assurer une vie décente à ses 1,3 milliardd’habitants. Vous pouvez imaginer le défi que cela représente et la pres-sion énorme que cela fait peser sur le gouvernement. Je crois que rienne compte davantage. Tout le reste doit être subordonné à cette prioriténationale (9). » Renforcer les liens avec les fournisseurs internationauxde matières premières devient donc un objectif central de la politiqueétrangère.

Les autorités sont conscientes des risques de rupture d’approvision-nement pouvant résulter de guerres civiles, de changements de régimeou de conflits régionaux. Pour s’en prémunir, la Chine, empruntant lechemin tracé de longue date par les Occidentaux, s’est efforcée de diver-sifier ses sources, de développer des relations politiques avec ses prin-cipaux fournisseurs et de prendre des participations dans les gisementsde minerais et d’hydrocarbures. Ces initiatives bénéficient du soutien de

« Le Monde diplomatique » à ShanghaïLa revue Art World (www.yishushijie.com)

consacre son numéro d’octobre à notre journal, avec une sélection d’articles extraits des archives

du Monde diplomatique et traduits en chinois. Y est également publié le texte d’Anne Cheng

« Confucius ou l’éternel retour » (lire page 16).

Sources : China Statistical Yearbook 2011 ; ministère chinois des affaires étrangères ; Xinhua ; Caixin, 2011 ; Société générale,

EcoNote, mai 2012 ; Bulletin économique de l’ambassade de Franceà Pékin, juillet 2012 ; BP Statistical Review of World Energy, juin 2012.

Prêts avantageux, projetsprestigieux... les dirigeants recourent aux grands moyenspour séduire le continent noir

toute l’administration : les banques d’Etat, les sociétésnationales, le corps diplomatique, l’armée (10).

Dans le cas du pétrole, le gouvernement a presséles compagnies d’Etat China National PetroleumCorporation (CNPC), China Petrochemical Corpo-ration (Sinopec) et China National Offshore OilCorporation (Cnooc) d’investir dans les champs pétro-lifères à l’étranger, en partenariat avec les sociétésnationales locales comme Saudi Aramco, Petróleosde Venezuela SA (PDVSA) ou la Sociedade Nacionalde Pétróleos de Angola (Sonangol). Même politiquedans l’industrie minière, où des compagnies d’Etattelles que China Minmetals Corporation (CMC) etChina Nonferrous Metals Int’l Mining (CNMIM) ontmultiplié leurs investissements dans des mines àl’étranger.

Afin de favoriser ces opérations, les dirigeants ontengagé de grandes manœuvres diplomatiques,souvent accompagnées de la promesse d’avantages,de prêts à faible taux d’intérêt, de dîners somptueuxà Pékin, de projets prestigieux, de complexes spor-tifs et d’assistance militaire. Ils ont accordé au gouvernement angolaisun prêt avantageux de 2 milliards de dollars, pour « faciliter » l’acqui-sition par Sinopec de la moitié d’un forage offshore prometteur. Ils ontprêté 20 milliards de dollars au Venezuela pour « aider » les tractationslaborieuses entre la CNPC et PDVSA (11). D’autres pays, dont le Soudanet le Zimbabwe, ont reçu un soutien militaire en contrepartie de l’accèsà leurs richesses naturelles.

Ce genre d’arrangements conduit inévitablement Pékin à s’impliquerde plus en plus dans les affaires politiques et militaires des Etatsconcernés. Au Soudan, la Chine, soucieuse de protéger les investisse-ments de la CNPC, a été accusée d’aider le régime brutal de M. Omar

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Sources : OMC ; Cnuced ; OCDE ; Sipri ; Patrick Artus, Jacques Mistral et Valérie Plagnol, « L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique », Conseil d’analyse économique,2011 ; Benedicte Vibe Christensen, « China in Africa. A macroeconomicperspective », Working paper 230, Center for Global Development, novembre 2010 ; Bureau national des statistiques de Chine.

PHILIPPE REKACEWICZ

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201215

Al-Bachir en lui fournissant à la fois des armes et un soutien diplo matiqueà l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle est « le plus gros inves-tisseur au Soudan, rapportait l’International Crisis Group en juin 2008.Sa volonté de protéger ses investissements et d’assurer sa sécurité éner-gétique, combinée à sa traditionnelle politique de non-ingérence, acontribué à mettre le Soudan à l’abri des pressions internationales (12) ».Dernièrement, les Chinois ont réduit leur soutien à M. Al-Bachir. Surtoutdepuis la création du nouvel Etat indépendant du Soudan du Sud, où setrouve l’essentiel du pétrole (13)...

Oubliant peut-être que la Chine n’est pas elle-même un modèle degouvernement démocratique et intègre, on a également critiqué le soutiende Pékin à des régimes autoritaires ou corrompus tels que ceux de l’Iranet du Zimbabwe. Militaire, l’aide au régime iranien est aussi diploma-tique, en particulier aux Nations unies, où Téhéran a été placé soussurveillance. Au Zimbabwe, la Chine aurait aidé le régime répressif de M. Robert Mugabe en armant et en entraînant ses forces de sécurité.Dans l’espoir d’obtenir en retour des terres cultivables, du tabac, desminerais précieux.

Même dans le cas de pays moins isolés sur la scène internationale,Pékin a tendance à traiter avec les sociétés nationales des gouvernementspartenaires, contribuant inévitablement à enrichir les élites locales plutôtque le reste de la population, qui bénéficie rarement des retombées deces accords. En Angola, des liens étroits ont été noués avec la Sonangol,société d’Etat contrôlée par des personnalités proches du président JoséEduardo dos Santos. Si les principaux cadres de l’entreprise en profi-tent, la majorité des Angolais, eux, survivent avec moins de 2 dollars parjour (14). Chevron, ExxonMobil et BP continuent eux aussi à négocieravec le régime angolais, et avec d’autres du même type.

Même si la nature tyrannique ou féodale des régimes avec lesquelselle traite ne la tourmente pas exagérément, la Chine aimerait se racheterune conduite en accordant des aides aux petits agriculteurs et autresentrepreneurs des classes les moins favorisées. Dans les régions où elleest très impliquée, comme en Afrique subsaharienne, elle a massivementinvesti dans la construction de chemins de fer, de ports et d’oléoducs.Toutefois, en attendant de profiter un jour à d’autres secteurs d’activité,ces infrastructures servent principalement les besoins des compagniesminières et pétrolières associées.

« A première vue, l’appétit chinois pour les richesses naturelles appa-raît comme une bénédiction pour l’Afrique », estime un rapportcommandé par la commission développement du Parlement euro-péen (15). Pékin aurait en effet contribué à la croissance économique ducontinent. Un examen approfondi révèle néanmoins une image pluscontrastée. En 2005, seuls quatorze pays, tous producteurs de pétrole etde minerais, avaient une balance commerciale positive – principalementbasée sur l’exportation de matières premières – avec la Chine. Trente, quiaffichent une balance commerciale déficitaire, sont inondés de textileschinois et d’autres biens de consommation bon marché, au grand damdes producteurs locaux.

Dans les échanges sino-africains, le fossé entre pays gagnants etperdants s’est donc considérablement élargi, provoquant çà et là un vifressentiment. Le rapport conclut : « Pour la majorité des pays africains,le discours chinois sur le développement a suscité de grandes espérances,mais n’a pas créé les conditions d’une croissance économique durable. »

Si la Chine continue à placer l’accès aux matières premières au-dessusde tout le reste, elle se comportera chaque jour davantage comme lesanciennes puissances coloniales, se rapprochant des « gouvernementsrentiers » des pays abondamment dotés en richesses naturelles, tout enfaisant le minimum pour le développement général. Le président sud-africain Jacob Zuma n’a pas manqué de le relever lors du forum de juilletdernier : « L’engagement de la Chine pour le développement de l’Afrique »a surtout consisté à « s’approvisionner en matières premières » ; unesituation qu’il juge « intenable sur le long terme » (16).

Mais tout changement significatif dans les relations commercialesentre Pékin et l’Afrique – ou les pays en développement en général –nécessitera une transformation profonde de la structure économiquechinoise, un basculement des industries énergétivores vers des produc-tions plus économes et vers les services, des énergies fossiles vers lesénergies renouvelables. Les dirigeants semblent conscients de cet impératif : le XIIe plan quinquennal (2011-2015) met l’accent sur l’essorde moyens de transport alternatifs, des énergies renouvelables, desnouveaux matériaux, des biotechnologies et d’autres activités propicesà un changement de cette nature (17). Sans lequel les dirigeants chinoisrisquent de s’enferrer dans des relations peu reluisantes avec les paysen développement.

MICHAEL T. KLARE.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 14

Données économiquesTaux de croissance : 7,8 % au premier semestre 2012.

Le pouvoir table sur 7,5 % pour l’ensemble de l’année, ce qui signifierait un nouveauralentissement au second semestre – le taux était de 9,5 % en 2011 et de 10,3 % en 2010.

Taux de chômage : 4,3 % en 2011. Mais le chiffren’a pas beaucoup de sens : seuls les travailleursurbains sont comptabilisés (alors que 49 % des Chinois sont des ruraux), et les migrants de l’intérieur (mingong) licenciés ne sont pas pris en compte.

Produit intérieur brut par habitant : il atteintofficiellement 5 432 dollars par habitant, contre1 732 en 2005 – il a triplé au cours du XIe planquinquennal (2006-2010). Toutefois, durant la même période, les inégalités ont augmenté (voir ci-dessous).

Inégalités : le coefficient de Gini (qui établit une échelle des inégalités, 0 signifiant l’égalitéparfaite, 100, l’accaparement des richessespar une seule personne) atteint 46,9 en 2010,contre 42,7 cinq ans plus tôt. Même si les chiffressont parfois contestés, ils donnent une idéede la montée rapide des inégalités.

Investissements : en hausse de 21,8 % entre juin 2011et juin 2012. L’investissement immobilier, qui augmente toujours rapidement (+ 19,6 % sur un an), voit cependant sa croissance divisée par deux par rapport aux records atteints à la mi-2011. La consommation, elle, augmente à des rythmes beaucoup moins importants (+ 13 %pour les ventes de détail) et a tendance à se tasser.

Taux d’épargne : les augmentations de salaire,réelles, vont souvent alimenter les plans d’épargnepour faire face à des maladies graves (peu ou pas prises en charge par la sécurité sociale) et à la retraite (les pensions restent faibles). Le taux d’épargne atteint le chiffre colossalde 51,3 % des revenus en 2011.

Commerce extérieur : 31,7 milliards de dollarsd’excédent en juin, soit deux fois plus que les troismois précédents – en février, la Chine avait mêmeaffiché un déficit. En juin, la croissance desimportations s’est en effet nettement ralentie(+ 6,3 %, contre + 12,7 % en mai). Selon l’agenceXinhua, les exportations vers l’Union européennestagnent, mais « les échanges ont progressé à un rythme soutenu avec les marchés émergents ».

Investissements directs étrangers (IDE) :traditionnellement, ce sont les capitaux étrangers(américains, européens...) qui viennent s’investirsur le territoire chinois ; ils ont atteint220,1 milliards de dollars en 2011. Mais, depuisune dizaine d’années, les entreprises chinoisesinvestissent elles aussi à l’étranger : près de 50 milliards de dollars en 2011 – ce qui place la Chine au cinquième rang mondial dans ce domaine (derrière les Etats-Unis, l’Allemagne,la France et Hongkong).

Achats d’entreprises : en 2010 (dernier chiffreconnu), les compagnies chinoises ont négocié 188 prises de participation (jusqu’à 100 %) dans des sociétés étrangères, principalement dans le domaine financier (sociétés de crédit, banques…),les assurances et les transports. En 2003, 47 % desinvestissements chinois à l’étranger s’étaient portéssur des entreprises minières, contre 8 % en 2010.

Besoins en pétrole : la consommation est passée de 4,8 millions de barils par jour en 2000 à 9,1 millions en 2010. Les importations, qui s’élevaient à 1,5 million de barils par jour en 2000, ont atteint 5 millions en 2010.

Besoins en gaz naturel : la consommation, qui étaitde 24,5 milliards de mètres cubes en 2000, a atteint109 milliards en 2010. En 2000, la Chine exportait3,3 milliards de mètres cubes de gaz naturel ; en 2010, elle en importait 12,2 milliards.

(Suite de la première page.)

Ce type de relationsest « intenablesur le long terme », déclarele président sud-africain

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Construction d’infrastructures

Construction

d’infrastructures

Investissements directs

Investissements directs

Investissements directs

Marchandises

Marchandises

Marchandises

Marchandises

Excédents financiers

Excédents financiers

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Bons du Trésor

Marchandises

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Energie

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Instituts Confucius dans le monde (nombre)

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1. Proche-Orient (Israël et Liban)

EUROPE

AFRIQUE

ASIE DUSUD-EST

AUSTRALIE

NOUVELLE-ZÉLANDE

RUSSIE

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AMÉRIQUEDU NORD

AMÉRIQUEDU SUD

VENEZUELA

BRÉSIL

CHINE

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GOLFE

ASIECENTRALE

RESTE DEL’ASIE

Fournisseursde matières premières

Fournisseursd’énergie

Marchésstratégiques

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Sources : OMC ; Cnuced ; OCDE ; Sipri ; Patrick Artus, Jacques Mistral et Valérie Plagnol, « L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique », Conseil d'analyse économique, 2011 ; Benedicte Vibe Christensen, « China in Africa. A macroeconomic perspective », Working Paper 230, Center for Global Development, novembre 2010 ; Bureau national des statistiques de Chine.

La Chine est-elleimpérialiste ?

Au cœur de la mondialisationEn développant les échanges de marchandises et les mouvements de capitaux(achats de dettes), la Chine s’est placée au cœur de la mondialisation. Des rapportsinédits se sont noués avec des puissances concurrentes (Amérique du Nord, Europe),mais aussi avec l’Afrique et l’Amérique latine. Il est à noter (voir ci-contre)que plus de la moitié de son commerce extérieur se réalise avec l’Asie, où elle achète des composants qui, assemblés sur son territoire, seront exportés.(Lire également Manière de voir, n° 123, « Chine, état critique », juin-juillet 2012, disponible sur http://boutique.monde-diplomatique.fr)

D O S S l E R

(3) Cf. Blood and Oil, Metropolitan Books, New York, 2004, et Daniel Yergin, The Prize,Simon and Schuster, New York, 1993.

(4) « Statistical review of world energy », BP, Londres, juin 2012.

(5) Lire Colette Braeckman, « Pékin brise le tête-à-tête entre l’Afrique et l’Europe », L’Atlas 2013 du Monde diplomatique, La Libraire Vuibert, Paris, 2012.

(6) « The rise of China and its energy implications : Executive summary », Forum surl’énergie du James A. Baker III Institute for Public Policy, Houston, 2011.

(7) Cf. US Energy Information Administration (EIA), « China. Country analysis brief »,novembre 2010, www.eia.gov

(8) « China to boost coal imports on widerprice gap », 23 avril 2012, www.bloomberg.com

(9) Le Yucheng, « China’s relations with the world at a new starting point », discoursprononcé devant le forum du China Institute for International Studies (CIIS), 10 avril 2012.

(10) International Crisis Group (ICG), « China’s thirst for oil », Asia Report, no 153, 9 juin 2008.

(11) Jeffrey Ball, « Angola possesses a prize as Exxon, rivals stalk oil », The Wall StreetJournal, New York, 5 décembre 2005 ; Simon Romero, « Chávez says China to lend Venezuela$20 billion », The New York Times, 18 avril 2010.

(12) « China’s thirst for oil », op. cit.

(13) Lire Jean-Baptiste Gallopin, « Amer divorce des deux Soudans », Le Monde diplo-matique, juin 2012.

(14) Lire Alain Vicky, « Contestation sonore en Angola », Le Monde diplomatique, août 2012.

(15) Jonathan Holslag, Gustaaf Geeraets, Jan Gorus et Stefaan Smis, « Chinese resourcesand energy policy in Sub-Saharan Africa », rapport à la commission développement duParlement européen, 19 mars 2007.

(16) « Zuma warns on Africa’s trade ties to China », Financial Times, Londres, 19 juillet 2012.

(17) Lire Any Bourrier, « La Chine malade de son charbon », Le Monde diplomatique,novembre 2011.

Ce schéma a prévalu dans les relations entre les Etats-Unis et les monar-chies pétrolières du Golfe, par exemple. Le président Franklin DelanoRoosevelt (1933-1945) éprouvait une aversion profonde pour l’impé-rialisme et le féodalisme. Néanmoins, une fois alerté par ses conseillersdu faible niveau des réserves américaines de pétrole et de la nécessité detrouver une autre source d’approvisionnement, il accepta durant la secondeguerre mondiale de se rapprocher de l’Arabie saoudite, alors seul produc-teur du Proche-Orient à échapper au contrôle britannique. Lorsque Roose-velt rencontra le roi Abdelaziz Ibn Saoud, en février 1945, il conclut aveclui un arrangement informel : les Etats-Unis assureraient la protectionmilitaire du royaume en échange d’un accès exclusif à son pétrole (3).Même si ses termes ont été modifiés depuis – les champs pétrolifèresappartiennent dorénavant à la famille royale, pas à des sociétés améri-caines –, cet accord demeure l’un des piliers de la politique de Wash-ington dans la région.

S’ils avaient le choix, les Etats-Unis préféreraient sans doute achetertous leurs hydrocarbures à des pays amis, stables et sûrs, comme leCanada, le Mexique, le Royaume-Uni ou d’autres membres de l’Orga-nisation de coopération et de développement économiques (OCDE).Mais les dures réalités de la géologie les en empêchent. La majorité desgisements se situent en Afrique, au Proche-Orient et dans l’ex-Unionsoviétique. Selon le géant BP (ex-British Petroleum), 80 % des réservespétrolières se situent hors zone OCDE (4). Washington s’est donc fourniailleurs, auprès de nations instables, se mêlant des politiques locales,négociant des alliances avec les dirigeants en place et confortant sa tran-quillité énergétique par diverses formes d’assistance militaire.

Au début du XXe siècle, pour s’assurer le contrôle de pays riches enpétrole, charbon, caoutchouc et divers minerais, et pour en faciliter l’ex-traction, les grandes puissances impériales ont créé ou franchisé de gigan-tesques compagnies de droit public ou privé. Après les indépendances,celles-ci ont poursuivi leurs activités, forgeant souvent des relationssolides avec les élites locales et pérennisant la position dont elles béné-ficiaient sous administration coloniale. C’est le cas de BP (originelle-ment Anglo-Persian Oil Company), du français Total (fusion de diversessociétés pétrolières d’Etat), ou encore de l’Ente Nazionale Idrocar-buri (ENI, dont fait partie l’Agenzia Generale Italiana Petroli [AGIP]).

Les Chinois, eux, aimeraient échapper à ce schéma historique (5). Lorsdu dernier Forum de coopération Chine-Afrique, le président Hu aannoncé un prêt de 20 milliards de dollars sur trois ans aux pays africainspour l’agriculture, les infrastructures et les petites entreprises. Les hautsresponsables chinois excluent toute ingérence dans les affaires inté-rieures des pays fournisseurs. Mais Pékin peine à échapper à l’engrenageexpérimenté avant lui par le Japon et par les puissances occidentales.

Jusqu’en 1993, la Chine a pu se contenter de ses propres ressourcespétrolières. Mais, par la suite, ses achats d’or noir se sont envolés, passantde 1,5 million de barils par jour en 2000 à 5 millions en 2010, soit unehausse de 330 %. Si les prévisions actuelles se vérifiaient, ils attein-draient 11,6 millions de barils par jour en 2035. Avec l’expansion rapidedu parc automobile, certains analystes prédisent même, d’ici 2040, une consommation à peu près équivalente à celle des Etats-Unis (6).Mais, alors que ces derniers pourraient subvenir aux deux tiers de leursbesoins (en comptant la production du Canada voisin), la Chine ne couvri-rait qu’un quart de sa consommation avec ses propres ressources. Elledevra donc trouver le reste en Afrique, au Proche-Orient, en Amériquedu Sud et dans les pays de l’ex-Union soviétique.

Si Pékin maintient son objectif de tripler sa production d’électricitéen vingt-cinq ans, les importations de gaz, qui n’existaient pas en 2005,vont, elles, atteindre 87 milliards de mètres cubes par jour en 2020, prin-cipalement en provenance du Proche-Orient et d’Asie du Sud-Est, sousforme de gaz naturel liquéfié, et de Russie et du Turkménistan, pargazoduc (7). La Chine pourrait satisfaire ses besoins en charbon, maisdes goulets d’étranglement dans la production et le transport font qu’ilest plus efficace économiquement pour les provinces côtières, en pleinessor, de le faire venir d’Australie ou d’Indonésie. Inexistantes en 2009,les importations atteignaient 183 millions de tonnes deux ans plus tard (8).La demande de minerais importés (fer, cuivre, cobalt, chrome, nickel…),indispensables à l’électronique de pointe et à la fabrication d’alliages àhaute résistance, augmente elle aussi.

A mesure que cette dépendance s’accroît, la pérennisation des appro-visionnements s’impose comme la préoccupation majeure des dirigeants.« Le devoir de la Chine, a ainsi déclaré M. Le Yucheng, vice-ministredes affaires étrangères, est d’assurer une vie décente à ses 1,3 milliardd’habitants. Vous pouvez imaginer le défi que cela représente et la pres-sion énorme que cela fait peser sur le gouvernement. Je crois que rienne compte davantage. Tout le reste doit être subordonné à cette prioriténationale (9). » Renforcer les liens avec les fournisseurs internationauxde matières premières devient donc un objectif central de la politiqueétrangère.

Les autorités sont conscientes des risques de rupture d’approvision-nement pouvant résulter de guerres civiles, de changements de régimeou de conflits régionaux. Pour s’en prémunir, la Chine, empruntant lechemin tracé de longue date par les Occidentaux, s’est efforcée de diver-sifier ses sources, de développer des relations politiques avec ses prin-cipaux fournisseurs et de prendre des participations dans les gisementsde minerais et d’hydrocarbures. Ces initiatives bénéficient du soutien de

« Le Monde diplomatique » à ShanghaïLa revue Art World (www.yishushijie.com)

consacre son numéro d’octobre à notre journal, avec une sélection d’articles extraits des archives

du Monde diplomatique et traduits en chinois. Y est également publié le texte d’Anne Cheng

« Confucius ou l’éternel retour » (lire page 16).

Sources : China Statistical Yearbook 2011 ; ministère chinois des affaires étrangères ; Xinhua ; Caixin, 2011 ; Société générale,

EcoNote, mai 2012 ; Bulletin économique de l’ambassade de Franceà Pékin, juillet 2012 ; BP Statistical Review of World Energy, juin 2012.

Prêts avantageux, projetsprestigieux... les dirigeants recourent aux grands moyenspour séduire le continent noir

toute l’administration : les banques d’Etat, les sociétésnationales, le corps diplomatique, l’armée (10).

Dans le cas du pétrole, le gouvernement a presséles compagnies d’Etat China National PetroleumCorporation (CNPC), China Petrochemical Corpo-ration (Sinopec) et China National Offshore OilCorporation (Cnooc) d’investir dans les champs pétro-lifères à l’étranger, en partenariat avec les sociétésnationales locales comme Saudi Aramco, Petróleosde Venezuela SA (PDVSA) ou la Sociedade Nacionalde Pétróleos de Angola (Sonangol). Même politiquedans l’industrie minière, où des compagnies d’Etattelles que China Minmetals Corporation (CMC) etChina Nonferrous Metals Int’l Mining (CNMIM) ontmultiplié leurs investissements dans des mines àl’étranger.

Afin de favoriser ces opérations, les dirigeants ontengagé de grandes manœuvres diplomatiques,souvent accompagnées de la promesse d’avantages,de prêts à faible taux d’intérêt, de dîners somptueuxà Pékin, de projets prestigieux, de complexes spor-tifs et d’assistance militaire. Ils ont accordé au gouvernement angolaisun prêt avantageux de 2 milliards de dollars, pour « faciliter » l’acqui-sition par Sinopec de la moitié d’un forage offshore prometteur. Ils ontprêté 20 milliards de dollars au Venezuela pour « aider » les tractationslaborieuses entre la CNPC et PDVSA (11). D’autres pays, dont le Soudanet le Zimbabwe, ont reçu un soutien militaire en contrepartie de l’accèsà leurs richesses naturelles.

Ce genre d’arrangements conduit inévitablement Pékin à s’impliquerde plus en plus dans les affaires politiques et militaires des Etatsconcernés. Au Soudan, la Chine, soucieuse de protéger les investisse-ments de la CNPC, a été accusée d’aider le régime brutal de M. Omar

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Sources : OMC ; Cnuced ; OCDE ; Sipri ; Patrick Artus, Jacques Mistral et Valérie Plagnol, « L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique », Conseil d’analyse économique,2011 ; Benedicte Vibe Christensen, « China in Africa. A macroeconomicperspective », Working paper 230, Center for Global Development, novembre 2010 ; Bureau national des statistiques de Chine.

PHILIPPE REKACEWICZ

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 16

avec elle, tout le régime impérial s’écroulent définitivement quelquesannées plus tard, pour laisser place, en 1912, à la toute première Répu-blique chinoise, proclamée par Sun Yat-sen.

Sur le plan symbolique, la crise qui a marqué le plus profondémentet durablement les esprits est celle du mouvement du 4 mai 1919, quireflète les frustrations des intellectuels aux prises avec une réalitéchinoise humiliante. Pour eux, la modernité ne peut se définir qu’entermes résolument occidentaux de science et de démocratie, et néces-site de « mettre à bas Confucius », tenu pour responsable de tous lesmaux dont souffre la Chine, de son arriération matérielle et morale. Ense mettant en quête d’un modernisme à l’occidentale, les iconoclastesdu 4-Mai poussent dans le même sens que l’analyse marxiste, et relè-guent le confucianisme au « musée de l’histoire ».

Au tournant des années 1920, un autre diagnostic, également occi-dental, condamne encore plus radicalement le confucianisme : celuidu sociologue allemand Max Weber, dont la préoccupation est demontrer les dimensions idéologiques (selon lui, l’éthique protestante)des origines du capitalisme en Europe. Pensant avoir identifié les condi-tions matérielles qui auraient pu rendre possible l’avènement du capi-talisme en Chine, Weber en conclut que, si ce dernier ne s’est pasproduit, c’est en raison de facteurs idéologiques, au premier rangdesquels le confucianisme. Du coup, se débarrasser une fois pour toutesde ce poids mort apparaît comme une condition sine qua non de l’accèsà la modernité occidentale.

Une génération après 1919, la date bien connue de 1949 marque, àl’issue du conflit sino-japonais et de la guerre civile, l’établissementpar les communistes de la République populaire et la fuite à Taïwan dugouvernement nationaliste, suivi par nombre d’intellectuels hostiles aumarxisme, qui observent avec inquiétude, depuis leur exil, la tournureprise par la Chine maoïste. Celle-ci connaîtra un paroxysme destruc-teur avec la « grande révolution culturelle prolétarienne », qui, lancéepar Mao Zedong en 1966 et retombée avec sa mort dix ans plus tard,en 1976, apparaît comme une radicalisation à outrance du mouvementdu 4 mai 1919, notamment dans sa volonté d’éradiquer les vestiges dela société traditionnelle.

Le PCC en chiffres80,6 millions de personnes sont membres

du Parti communiste, soit une hausse de 2,9 % en un an (chiffres : 2011).

23,7 % des adhérents ont moins de 35 ans, 50,9 % entre 36 et 60 ans, 25,4 % plus de 60 ans ;23,3 % sont des femmes.

8,5 % sont des ouvriers, 29,9 % des paysans ou des pêcheurs, 21,1 % des dirigeantsd’entreprise ou entrepreneurs individuels,10,2 % des fonctionnaires ou des permanents, 18,1 % des retraités, 2,8 % des étudiants.

Le Comité central compte 204 membres titulaires(dont 12 femmes) et 167 suppléants. Près de 10 %d’entre eux ont fait des études ou travaillé à l’étranger ; 5 % sont des dirigeants d’entreprise.

Fils de…Certains enfants de dirigeants occupent des postes élevés dans le monde des affaires.Quelques exemples :

– M. Hu Haifeng, fils du président Hu Jintao, fut patron de Nuctech, société spécialisée dansles portiques et les scanners de sécurité (aéroports,métros…), avant de devenir le puissant secrétairedu parti de Tsinghua Holdings, la maison mère de Nuctech et de vingt autres sociétés. La fille du président, Mme Hu Haiqing, est mariée à l’ex-patron du puissant site InternetSina.com, M. Mao Daolin.

– Le fils du premier ministre Wen Jiabao, M. WenYunsong, préside le groupe public China SatelliteCommunications (Satcom) ; son gendre, M. LiuChunhang, après avoir fait ses premières armes chez Morgan Stanley, est devenu directeur général des départements recherche et statistiques de la Commission de régulation bancaire.

– M. Wilson Feng, le beau-fils du président de l’Assemblée nationale populaire Wu Bangguo(numéro deux du régime), dirige un fondsd’investissement, partenaire de la Banqueindustrielle et commerciale de Hongkong.

Sources : Xinhua ; The New York Times,17 mai 2012 ; enquête de Patrick Boehler

publiée sur le site du Monde diplomatique.

PAR ANNE CHENG *

Que ce soit par les Occidentaux ou par les Chinois,au XVIIe siècle en Europe ou aujourd’hui en Chine, Confucius a souvent été instrumentalisé,tour à tour combattu et encensé. Actuellement, c’est surtout une lecture conservatrice de ses « Entretiens » qui est privilégiée.

POURQUOI Confucius revient-il si souvent dans le contexte de laChine actuelle ? Comment expliquer que cet antique maître de sagesse,qui a vécu aux VIe et Ve siècles avant l’ère chrétienne, prenne une valeuremblématique deux mille cinq cents ans plus tard, dans la Chine duXXIe siècle, en pleine montée en puissance économique et géopoli-tique au sein d’un monde globalisé ?

Le nom de Confucius, faut-il le rappeler, est la latinisation du chinoisKongfuzi (« Maître Kong »), effectuée au XVIIe siècle par les mission-naires jésuites, qui furent les premiers à le faire connaître auprès desélites européennes. D’après les sources de l’Antiquité chinoise, le maîtreaurait consacré sa vie à former un groupe de disciples à l’art degouverner un pays et de se gouverner soi-même, dans l’esprit des riteset du sens de l’humain. C’est à la suite de l’unification de l’espacechinois par le premier empereur, en – 221, que son enseignement ainsiqu’un corpus de textes qui lui sont associés sont mobilisés pour consti-tuer le soubassement idéologique du nouvel ordre impérial. Depuislors, et jusqu’au début du XXe siècle, la figure de Confucius a fini parse confondre avec le destin de la Chine impériale, tant et si bien qu’ellepeut apparaître aujourd’hui comme l’emblème par excellence de l’iden-tité chinoise. C’est du moins ainsi qu’elle est perçue dans le mondeoccidental et qu’elle est présentée, exaltée, voire instrumentalisée enChine continentale.

On en oublierait presque toutes les vicissitudes que cette figure aconnues dans la modernité chinoise, et qui l’ont d’abord fait passer parun siècle de destruction, entre les années 1860 et 1970. Un tournanthistorique se dessine, en effet, à partir de la seconde guerre de l’opium(1856-1860), qui provoque une prise de conscience par les éliteschinoises de la suprématie des puissances occidentales et aboutit en1898 à une première tentative (avortée) de réforme politique, sur lemodèle du Japon de l’ère Meiji (1). Il s’ensuit, au début du XXe siècle,une série de crises dramatiques : en 1905, l’abolition du fameux systèmedes examens dits mandarinaux (2), séculaire et capital soubassementdu régime impérial, marque le début d’un processus de « laïcisation »moderne à la chinoise. De fait, la dynastie mandchoue des Qing et,

Confucius ou l’éternel retour

De Max Weber à Mao Zedong,le vieux maître a été accuséde conservatisme

D O S S l E R

« Ça n’a pas changé, c’est toujours la prime à la docilité », soupiresous couvert d’anonymat un cadre du PCC en activité ayant acceptéde nous rencontrer, il y a quelques mois, à Pékin. Il rappelle qu’offi-ciellement des critères d’avancement sont définis : pas moins desoixante-dix (4), parmi lesquels le niveau d’études, l’ancienneté et,quand on exerce des responsabilités, les résultats obtenus, parexemple en matière d’investissements ou de qualité de l’air. Sansoublier la fameuse « stabilité » : tout trouble à l’ordre public ayant unécho national entraîne de mauvaises notes et freine la carrière. Enl’absence de transparence, l’arbitraire domine… et la reproductiond’une élite formatée se perpétue.

« Après l’ouverture et jusqu’au milieu des années 1990, unepersonne qui était en bas de l’échelle pouvait s’élever. Aujourd’hui,ce n’est plus possible », assure Yang Jisheng, économiste, anciendirecteur de l’agence de presse Xinhua (Chine nouvelle) pour lesquestions intérieures. Dans un grand café un peu défraîchi, au-delàdu quatrième périphérique au sud de Pékin, il nous conte l’aventuredu livre Analyse des couches sociales en Chine (5), publié àHongkong (et donc diffusé sous le manteau), puis sur le continent,où il fut interdit deux fois avant l’édition actualisée de 2011. L’auteur,toujours communiste, n’a jamais été inquiété, bien qu’il ait mis ledoigt sur l’une des failles du système : la constitution d’une classed’héritiers.

Selon lui, « il n’y a plus de mobilité sociale. Pour l’essentiel, lesplaces sont réservées aux enfants de cadres, mieux formés. Pour lagénération née après les réformes, on peut dire qu’il y a une repro-duction des couches sociales : les enfants de cadres du parti et/oude la fonction publique deviennent cadres ; les enfants de richesdeviennent riches ; les enfants de pauvres restent pauvres ». Ce quipourrait paraître banal en Occident est souvent vécu comme insup-portable dans un pays qui se réclame du « pouvoir du peuple » et du« socialisme », fût-ce aux couleurs chinoises.

* Professeure au Collège de France, chaire d’histoire intellectuelle de la Chine, auteurenotamment d’une traduction en français des Entretiens de Confucius (Seuil, Paris, 1981),d’une Histoire de la pensée chinoise (Seuil, 2002) et de La Chine pense-t-elle ? (Fayard, Paris,2009). Ses cours sont en accès libre (en français, anglais et chinois) sur le site www.college-de-france.fr/site/anne-cheng

(1) L’ère Meiji (1868-1912) marque la volonté du Japon de se moderniser à marche forcée.

(2) Examens imposés pour entrer dans l’administration impériale et formalisés dès leVIIe siècle.

(4) Cf. Richard McGregor, The Party : The Secret World of China’s Communist Rulers,HarperCollins, New York, 2010.

(5) Uniquement en chinois.

(6) Lire Laurent Ballouhey, « Fils de prince et... président » et « Le plus jeune des hautsdirigeants », dans « Chine, état critique », Manière de voir, n° 123, juin-juillet 2012.

Le monde secret du Parti communiste

(Suite de la page 13.)

De fait, les « fils de princes » – les enfants des dirigeants histo-riques du parti (taizi dang) – occupent des postes au sein de l’appareil (unquart des membres actuels du Bureau politique), mais surtout à la têtedes grands groupes publics ou semi-publics. On les dit en compétitionavec les dirigeants issus de familles plus modestes ayant fait leurcarrière dans la Ligue de la jeunesse communiste, les tuanpai, repré-sentés par l’actuel président Hu Jintao et son premier ministre WenJiabao. Le futur président, M. Xi, fils de l’ancien bras droit de ZhouEnlai, appartient à la première catégorie, tandis que le prétendant auposte de premier ministre, M. Li Keqiang, fait partie des seconds (6).

UNE LUTTE des classes au sein du PCC ? S’il existe des courantsde pensée – non officiellement reconnus –, les clivages ne semblentguère recouper les origines des chefs de file. Avant d’être expulséde la scène publique, M. Bo, alors patron de la ville-province deChongqing (32,6 millions d’habitants) et fils de l’un des dirigeantshistoriques de la révolution, était le chantre des droits sociaux pourles ouvriers-paysans (mingong) et l’ennemi déclaré des promoteurs,mais aussi le champion des procès expéditifs, peu regardant sur lesdroits humains. A mille cinq cents kilomètres à vol d’oiseau, le chefdu Guangdong, où sont implantées les grandes entreprises exporta-trices, M. Wang Yang, qui n’est pas né avec une faucille et un marteaudans la bouche, s’est, lui, fait l’apôtre du libéralisme économique,tout en prônant l’ouverture politique et les libertés publiques. On voit

là combien il est périlleux d’analyser la société chinoise avec lesréférents politiques de l’Occident : réformateur ou conservateur, droiteou gauche – même si certains, parmi lesquels on trouve aussi biendes nostalgiques de Mao Zedong que des intellectuels défenseurs desdroits sociaux, aiment à se qualifier de « nouvelle gauche ».

Les différends peuvent même se régler dans la violence (symbo-lique), comme avec l’affaire Bo. Ayant acquis une réputation depourfendeur de la corruption, le secrétaire communiste de Chongqing,accusé de corruption et de nostalgie maoïste, a été purement etsimplement destitué par Pékin. « Le risque d’un retour à la Révolutionculturelle existe », a martelé le premier ministre Wen.

Cette version officielle est souvent mise en cause dans les discus-sions privées. Dès lors que c’est le parti qui établit l’acte d’accusation– et non une justice indépendante –, difficile de démêler le vrai dufaux. Toutefois, la corruption est si profondément ancrée en Chinequ’il n’est pas inimaginable que le dirigeant de Chongqing ait puremplacer à son profit un clan par un autre. De même, il est incon-testable qu’il a remis au goût du jour les « chants rouges ». Mais delà à en conclure qu’il voulait en revenir aux pires moments du maoïsme

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201217

Or, après un siècle de destruction de l’héritage confucéen, les trentedernières années ont vu s’inverser le processus. C’est à partir desannées 1980 que s’observe un renversement spectaculaire, dont lespremiers signes se font sentir à la périphérie de la Chine continentale.Du statut d’obstacle irréductible, le confucianisme passe, quasimentdu jour au lendemain, à celui de moteur central de la modernisation.L’origine de ce retournement a peu à voir avec le confucianisme lui-même, mais plutôt avec une situation historique et économique inédite :après les dix années de la Révolution culturelle, le modèle communisterévolutionnaire est abandonné de facto en Chine même, pendant qu’àla périphérie on assiste à l’essor économique sans précédent, dans lesillage du Japon, des quatre « dragons » (Taïwan, Hongkong, Singa-pour, Corée du Sud). Ces « marges de l’empire », en même temps queles « valeurs asiatiques » qu’elles revendiquent, se trouvent ainsi proje-tées dans une centralité exemplaire et deviennent l’objet de toutes lesattentions, en particulier de la part des Occidentaux.

En effet, au moment où le communisme en Chine, mais aussi enEurope de l’Est, connaît une crise majeure, les sociétés occidentalescapitalistes croient percevoir des signes de déclin dans leur propre déve-loppement. Dans ce contexte, les « valeurs confucéennes » (importancede la famille, respect de la hiérarchie, aspiration à l’éducation, goût dutravail acharné, sens de l’épargne, etc.), censées expliquer l’essor d’uncapitalisme spécifiquement asiatique, arrivent à point nommé pourremédier à la défaillance du modèle occidental de modernité par sondépassement.

Le facteur déclencheur du retournement des années 1980 est à recher-cher dans la situation mondiale ; et son épicentre, à repérer non pasdans les sociétés chinoises à proprement parler, mais dans des milieuxchinois occidentalisés et anglophones, aux Etats-Unis et à Singapour.Au milieu de cette décennie, la contagion gagne la Chine populaire,qui, occupée à liquider l’héritage maoïste, voudrait bien se raccrocheraux wagons de l’asiatisme pour, à terme, en prendre la tête. Le confu-cianisme, vilipendé depuis des générations, voire physiquement détruit,avec un paroxysme de violence pendant la Révolution culturelle quivient tout juste de se terminer, fait l’objet en 1978 d’un premier colloquevisant à sa réhabilitation. A partir de cette date, il ne se passera pas uneseule année sans la tenue de plusieurs colloques internationaux sur lesujet. En 1984, une Fondation Confucius est créée à Pékin sous l’égidedes plus hautes autorités du Parti communiste. En 1992, Deng Xiao-ping, lors de sa tournée des provinces du Sud, cite le Singapour deM. Lee Kuan Yew (3) comme un modèle pour la Chine, au moment où

il lance l’« économie socialiste de marché ». De manière ironique, lesfacteurs qui apparaissaient chez Weber comme des obstacles rédhibi-toires au développement capitaliste sont précisément ceux qui promet-tent désormais d’épargner aux sociétés est-asiatiques les problèmesaffectant les sociétés occidentales modernes. Il y a là l’occasion d’uneéclatante revanche, attendue depuis au moins un siècle par la Chine etpar certains pays de la région, sur la suprématie occidentale.

Si le renouveau confucéen n’a, en réalité, pas grand-chose à voiravec le marché, il sert les fins politiques des dirigeants autoritaires deSingapour, de Pékin ou de Séoul, qui, confrontés à une accélérationsoudaine du développement économique que les structures socio politiques n’arrivent pas à suivre, trouvent commode de reprendreà leur compte les « valeurs confucéennes », gages de stabilité, de disci-pline et d’ordre social, par opposition à un Occident repoussoir dontle déclin s’expliquerait par son parti pris d’individualisme et d’hédo-nisme. Dans ce néo-autoritarisme, les idéologues marxistes et anti-marxistes se rejoignent sur un point crucial : aux représentations d’unsocialisme sans l’Occident martelées par l’utopie maoïste, on subs-titue l’aspiration à une modernité industrielle, toujours sans l’Occi-dent, sous couvert de « postmodernité ».

La crise financière de 1997 a quelque peu calmé la fièvre du Confu-cius economicus, mais le retour du vieux maître ne s’en est pas trouvépour autant stoppé, bien au contraire. Depuis une dizaine d’an-nées (symboliquement, depuis l’entrée dans le XXIe siècle et le troi-sième millénaire), le processus prend la forme d’un faisceau complexede phénomènes qui touchent toute la Chine continentale et tous lesniveaux de la société. Dans la sphère politique, la priorité des dirigeantsactuels est de maintenir la stabilité sociale afin de favoriser une crois-sance économique à long terme. En 2005, le président Hu Jintao lanceson nouveau mot d’ordre de « société d’harmonie socialiste », qui faitsuite à d’autres, aux connotations déjà distinctement confucéennes,même si elles ne sont pas explicitées : l’idéal de « société de prospé-rité relative » de Deng Xiaoping ou la « gouvernance par la vertu » deM. Jiang Zemin. En puisant dans les ressources de la gestion confu-céenne du corps social, il s’agit aussi de proposer une solution derechange à la démocratie libérale de modèle occidental. Aujourd’hui,le seul nom de Confucius, implicitement associé à l’harmonie, est« porteur » sur le marché économique, mais aussi en termes de capitalsymbolique : outre les fameux Instituts Confucius qui essaiment de parle monde, on assiste en Chine même à une prolifération galopante deFondations ou de Centres Confucius.

Corollairement, les Entretiens font également l’objet de diversesformes d’instrumentalisation. Pour ce qui est de la propagande poli-tique, un seul exemple suffira : lors de la cérémonie d’ouverture desJeux olympiques de Pékin, en août 2008, orchestrée par le cinéastemondialement connu Zhang Yimou, on a vu un tableau dans lequelcertains aphorismes tirés des Entretiens étaient scandés à la manière de

slogans par des soldats de l’Armée populaire de libération déguisés enlettrés confucéens. Mais c’est principalement dans le domaine éducatifque les Entretiens retrouvent le rôle central qu’ils ont joué durant toutel’ère impériale. Il s’agit là aussi de se prévaloir de pratiques éducatives« à spécificité chinoise », en puisant dans les ressources confucéennespour remoraliser la société, à commencer par les enfants et les jeunes.A partir des années 1990 sont promues, dans un cadre souvent para-ou extrascolaire, des méthodes « traditionnelles », appliquées dès lapetite enfance, de répétition mécanique et de récitation par cœur desclassiques (à commencer par les Entretiens). Cet engouement toucheégalement les adultes, à qui sont destinés des cours, séminaires oustages consacrés aux « études nationales ». Il existe aussi des initia-tives privées, prises par des militants du « confucianisme populaire »en milieu urbain ou même rural, qui trouvent avec Internet un vecteurde communication et de diffusion d’une ampleur et d’une efficacitésans précédent.

Une autre manifestation du regain d’intérêt massif pour les Entre-tiens est le livre de Yu Dan, traduit en français sous le titre lénifiant LeBonheur selon Confucius (4). L’auteure, qui n’a rien d’une spécialistede Confucius ni même de la culture chinoise traditionnelle, est uneexperte en communication qui a fait des Entretiens l’un des plus grossuccès de librairie de ces dernières années. Ce phénomène médiatiquetouche un large public, au moyen d’émissions télévisées et de livrescomme celui-ci, qui s’est déjà vendu à plus de dix millions d’exem-plaires. Sous les dehors attrayants de la brièveté et de la simplicité, ils’agit en fait d’une lecture consensuelle et conservatrice qui, selon sesdétracteurs, passe sous silence la critique du pouvoir politique contenuedans les Entretiens et en réduit le message humaniste à du « bouillonde poulet pour l’âme », parfaitement conforme au mot d’ordre officielde stabilisation sociale. C’est ainsi que dans l’effigie de Confucius,omniprésente dans la Chine d’aujourd’hui, se rejoignent les intérêts del’« économie socialiste de marché » et les impératifs idéologiques dela « société d’harmonie socialiste ».

ANNE CHENG.

L’occasion d’une éclatanterevanche sur la suprématie occidentale

Un « bouillon de poulet pour l’âme » à la fois simple et conforme à la doctrine officielle

D O S S l E R

et des gardes rouges, il y a un pas qu’il serait hasardeux de franchir.« Cela n’a aucun sens », tranche Yan Lieshan, l’un des anciens rédac-teurs en chef du journal de Canton Nanfang Zhoumo. Ce sexagé-naire à la retraite, mais toujours actif, qui nous reçoit dans les locauxde ce groupe de presse connu pour ses enquêtes décapantes, affirme :« Certains comportements peuvent rappeler l’époque de la Révolutionculturelle. Mais, depuis, la population a appris ; elle est plus instruite,plus ouverte d’esprit. Il ne peut y avoir de retour en arrière. »

Historien de l’architecture à l’université Sun Yat-sen, spécialiste desreprésentations liées la Révolution culturelle, le professeur Feng Yuan,né à l’époque de la folie maoïste, en 1964, n’a visiblement pas l’habitudede mâcher ses mots : « Il peut y avoir des nostalgiques chez les plusanciens. Mais c’est marginal. En revanche, chez les jeunes, lesréférences à Mao reflètent deux réalités : un mécontentement qui netrouve pas de voie pour s’exprimer ni se résoudre, avec l’impressionqu’hier la société était plus égalitaire et moins rude ; et l’insuffisancede regard critique sur cette période. » Le jugement officiel sur Mao etson règne se résume toujours à la formule lapidaire : « 70 % de bon,30 % de mauvais », et les études critiques ont du mal à se frayer unchemin. Feng en sait quelque chose, qui vient de voir interdire deuxde ses articles sur cette période dans un ouvrage reprenant ses cours.Et l’on comprend qu’il réclame un travail historique intègre, préservéde toute instrumentalisation – même pour la bonne cause.

Le scandale Bo n’aurait certainement pas pris cette tournure siles débats étaient libres et les courants reconnus, comme l’avait

d’ailleurs promis le président Hu au début de son second mandat.L’engagement fut oublié, mais l’affrontement idéologique au sein del’appareil n’en est pas moins explosif. Il porte essentiellement sur lerôle de l’Etat (et du parti), ainsi que sur le contenu des réformessociales et politiques.

ET LE SOCIALISME de marché à la chinoise, dans tout cela ? « C’estune application créative du socialisme créé par Marx et Engels. (…)La conception de son système témoigne d’un marxisme en voie dedéveloppement », lit-on dans la brochure officielle Que savez-vous duParti communiste chinois ?. Certes, aucun communiste ne reprendà son compte cette pensée fossilisée. Mais le problème reste entier.Spécialiste des relations sociales en entreprise, le professeur HeGaochao, qui navigue entre Canton et New York, reconnaît qu’« entrele capitalisme américain et le capitalisme chinois, il n’y a pas vraimentde différence » ; mais en Chine, dit-il, « on cherche à améliorer le sortdes ouvriers et des paysans – c’est congénital ». Ce n’est pas vraimentflagrant et, de toute façon, c’est un peu court pour définir le socia-lisme. Sans doute cela explique-t-il la valorisation d’une idéologie desubstitution : le confucianisme (lire l’article ci-dessus).

M. Liu Jinxiang, ancien maire adjoint de Canton chargé desfinances, en convient. « Si par socialisme nous entendons plusd’égalité, alors la Suède est plus socialiste que la Chine. Ici, beaucoupd’aspects de la vieille société perdurent. Les gens ne savent plus très

bien où aller. On n’a plus de critères. On n’a plus de modèle. Commentqualifier notre système ? Economie de marché, socialisme, capita-lisme d’Etat… Aucun de ces concepts ne permet vraiment de le définir.C’est pourquoi il règne une telle confusion sur la direction à suivre.Nous devons entreprendre un grand travail théorique. On peut consi-dérer que l’on en est à la phase du capitalisme d’Etat comme moyende construire une société socialiste où chaque individu aurait plusde place. » L’objectif est certainement louable, mais on ne voit guèredans les travaux préparatoires du congrès du PCC la moindre esquissed’un changement de cap.

MARTINE BULARD.

(3) Dirigeant de Singapour qui fut successivement premier ministre, ministre senior etministre-mentor du premier ministre (son fils) entre 1959 et 2011.

(4) Yu Dan, Le Bonheur selon Confucius. Petit manuel de sagesse universelle, Belfond,Paris, 2009.

Ci-contre, Li Yirong, présentatrice de journal télévisé ; Ma Chengsheng, ouvrier retraité ; Xu Xieyuan, cadre retraitédu Parti communiste, et son épouse ; XingJun, chirurgien des armées retraité ; PengKaiqing et Tao Yulan, ouviers retraitésEn haut, Su Yun, cadre retraité du Particommuniste ; Jing Ming, fonctionnaire, et Ye Jing, traductrice ; Qin Lei, coi!eur,et Liu Jianmin, apprenti coi!eur ;Pan Jinnong, président de conseild’administration, et Pan Yinong, directeurgénéral ; Shan Lianqing, chômeurPage 13, Zhong Qiang, réalisateur ;Guo Chunmei, préretraitée ; Gu Zhenghua,professeur associé ; Wei Yufang, vendeur

HU YANG. – « Shanghai Living » (Vivre à Shanghaï), 2005

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HU YANG. – « Shanghai Living » (Vivre à Shanghaï), 2005

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Sur le site

• « Fils de princes, affaires et corruption », par PatrickBoehler

www.monde-diplomatique.fr/48097

• « Le Parti communiste aux prises avec le mécontentementsocial », par Martine Bulard

www.monde-diplomatique.fr/48098

• « Qui décide quoi ? »www.monde-diplomatique.fr/48099

a baissé de 21% entre 1999 et 2010. Maiscette amorce de redistribution au profitdes plus modestes ne fait pas le bonheurdes classes moyennes, qui restent majori-tairement hostiles au président sortant. Siles sondages accordent à ce dernier uneavance de vingt points sur son rival, lesproportions s’inversent dès que l’onapproche des beaux quartiers. Chez lesplus riches, le chantre du bolivarismesuscite souvent une hostilité viscérale, liéeà la hantise – savamment entretenue parl’opposition et les médias patronaux – quele gouvernement finisse un jour par inter-dire la propriété privée. A quoi s’ajoutedans certains cas un ressentiment enversles pauvres, qui paraissent drainer vers euxtoutes les largesses de l’Etat. Le gouver-nement n’a pourtant pas lésiné sur lesgestes en faveur des classes moyennes etsupérieures, comme l’instauration d’untaux de change préférentiel pour lesvoyages à l’étranger.

Alors que M. Chávez paraît vouloir sedémarquer de certaines outrances du

18L’AVENIR DU « SOCIALISME BOLIVARIEN »,

Au Venezuela, unL’irruption de la maladie ravive aussi

l’épineuse question du leadership au seindu mouvement de M. Chávez, quicommence à reconnaître que la concen-tration du pouvoir entre ses mains neprésente pas que des avantages : alors queses ministres vont et viennent, le président– dont le portrait orne la quasi-totalité desaffiches bolivariennes – trône comme laseule incarnation d’un processus politiquequi paraît ne plus dépendre que de lui.

Au cours d’une visite au Brésil, enavril 2010, un journaliste demanda àM. Chávez s’il envisageait de céder unjour la place à un autre dirigeant : «Je n’aipas de successeur en vue», répliqua-t-il.Est-ce encore le cas aujourd’hui? L’annéedernière, il concédait à l’un de ses anciensconseillers, l’universitaire espagnol JuanCarlos Monedero, qui venait de le mettreen garde contre les dangers d’un «hyper-leadership » au Venezuela : « Je doisapprendre à mieux déléguer le pouvoir. »Durant les périodes où ses traitementsl’éloignaient des affaires, plusieurs respon-

sables politiques ont comblé le vide etémergé comme de possibles successeurs.Notamment le ministre des affaires étran-gères actuel, M. Nicolás Maduro, unancien dirigeant syndical qui a présidé lacommission à l’origine de la nouvellelégislation sur le travail et qui disposed’appuis solides au sein des organisationsde travailleurs. Ou encore le vice-prési-dent exécutif, M. Elias Jaua, très populaireauprès de la base militante du mouvementchaviste. Sans oublier le président de l’As-

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

* Professeur d’histoire à l’Universidad de Oriente(Venezuela), auteur de Rethinking Venezuelan Politics.Class, Conflict, and the Chávez Phenomenon, LynneRienner Publishers, Boulder (Colorado), 2008.

Le bon bilan de la Mission logement,qui a procuré un toit à des milliers deménages modestes tout en les impliquantdans la mise en œuvre du programme àl’échelle des quartiers, n’est sans doutepas étranger à la popularité persistante deM. Chávez, qui continue de faire la courseen tête dans les sondages. L’opposition abeau claironner que la victoire lui estacquise, un certain découragement se faitjour. Figure influente de la droite et adver-saire acharné de M. Chávez, le patron depresse Rafael Poleo a récemment désavouéla candidature de M. Capriles, jugée« incapable d’aller où que ce soit ». Ladéclaration faisait suite à la publication enmai d’une étude d’opinion accordant43,6 % des voix au président sortant,contre seulement 27,7% à son adversaire.Le bilan de M. Chávez recueillait parailleurs 62% d’avis favorables. Une piluled’autant plus amère que l’auteur dusondage, l’institut Datanalisis, appartientà un fidèle de l’opposition, M. LuisVicente León.

La popularité dont paraît jouirM. Chávez a de quoi surprendre, comptetenu de ses treize années de pouvoir et dela lassitude qu’une telle longévité installenécessairement dans l’opinion. Sa candi-dature pourrait en outre pâtir des incerti-tudes liées à son cancer, rendu public le30 juin 2011 (sans que soient dévoilées nila localisation ni la gravité de la maladie).L’opposition n’a d’ailleurs pas manqué dedénoncer l’imprévoyance du président, quis’est abstenu de désigner un remplaçantsusceptible d’assurer la continuité dupouvoir en cas de vacance précipitée. Al’intérieur comme à l’extérieur du pays,les médias proches du monde des affairesexploitent volontiers les problèmes desanté du chef de l’Etat vénézuélien pourminorer ses chances de réélection. Commel’indique une étude réalisée par le jour-naliste Keane Bhatt, le duel sous lestropiques entre la « fragilité de Chávez »et l’« énergie juvénile » de M. Capriless’est imposé comme un classique dans laproduction de Reuters, d’Associated Press(AP) ou du Miami Herald (1).

PAR STEVE ELLNER *

Malgré une insécurité persistante et une économie trèsdépendante du pétrole, les programmes sociaux et les natio-nalisations mis en œuvre par M. Hugo Chávez ont profon-dément changé le Venezuela. Le président jouit d’un soutienpopulaire intact après treize ans au pouvoir et semble bienplacé pour remporter le scrutin du 7 octobre. S’il venait àdisparaître – il est atteint d’un cancer –, la dynamique qu’ila impulsée s’arrêterait-elle pour autant?

(1) Keane Bhatt, « Our man in Caracas : The USmedia and Henrique Capriles», North American Con -gress on Latin America, 18 juin 2012, www.nacla.org

(2) Lire Maurice Lemoine, «Caracas brûle-t-elle?»,Le Monde diplomatique, août 2010.

semblée nationale, le pragmatique Dios-dado Cabello, un ancien lieutenant quicompte de puissants soutiens dans l’armée. Privés de l’omniprésente tutelle de M. Chávez, « certains d’entre nous ontpensé qu’il serait difficile de poursuivrele processus, expliquait l’ex-conseillerMonedero en mai dernier. A présent, nousn’avons plus cette crainte, puisque je voisdes douzaines de per sonnes qui pourraientcontinuer le travail sans le moindreproblème».

Dans l’hypothèse d’un troisième man -dat, l’avenir politique de M. Chávezdépendra sans doute de l’aptitude de soncamp à approfondir les changementsamorcés, à élaborer de nouveaux pro -grammes sociaux susceptibles de revigorerla base populaire et à lutter contre l’insé-curité (2). Le chemin déjà parcouru n’in-terdit pas de l’envisager. Elu pour lapremière fois en décembre 1998, grâce àun programme modéré conçu pour effacerl’image belliqueuse qui lui collait à la peaudepuis ses tentatives de putsch de 1992,

l’ancien trublion de l’Académie militairede Caracas s’était empressé de faire voterune nouvelle Constitution, de lancer unevaste réforme agraire et de remettre à neufla législation sociale et économique. En2005, il proclame sa conversion au socia-lisme et nationalise les secteurs straté-giques de l’économie, comme les télé-communications, les banques, l’électricitéet l’acier. A partir de 2009, la « révolutionbolivarienne » étend son contrôle à desentreprises plus petites mais cruciales pourla vie quotidienne de la population.Accompagnée d’une escalade verbalecontre la « bourgeoisie », l’« oligarchie »et l’«impérialisme américain», cette poli-tique d’expropriation poursuit pourtant unobjectif moins polémique : assurer lasouveraineté alimentaire du pays.

A travers un réseau de compagniespubliques, des biens de première néces-sité tels que le riz, le café, l’huile ou le laitsont désormais produits sur place et dispo-nibles à des prix abordables. En juindernier, le Venezuela a même inauguré sapremière ligne de fabrication de mayon-naise à base d’huile de tournesol. La miseen place de nouveaux services publicsreconnus comme performants – nourri-ture, banques, télécommunications –suggère qu’un Etat n’est pas forcémentincompétent pour gérer des entreprises.La démonstration s’avère moins probantedans le cas des industries lourdes tellesque l’acier, l’aluminium ou le ciment,toujours en proie à des conflits sociaux etaux défaillances du réseau commercial.En assurant lui-même la vente des maté-riaux de construction aux quartiers qui enont besoin, sans passer par des intermé-diaires soucieux de leurs marges, legouvernement espère résoudre au moinsune partie du problème.

Selon la Commission économique pourl’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc)de l’Organisation des Nations unies(ONU), le taux de pauvreté au Venezuela

passé, M. Capriles joue résolument la cartede l’homme du renouveau. Jamais il nemanque une occasion de rappeler qu’il n’aque 40 ans et qu’il n’est donc pas respon-sable des politiques calamiteuses infligéesaux Vénézuéliens avant 1998 – même siles partis aux commandes à l’époque luiapportent aujourd’hui leur soutien. Dansses discours, il associe fréquemment la«vieille manière de faire de la politique»aux épisodes d’intolérance et de polarisa-tion qui ont marqué le pays, avant commeaprès l’arrivée au pouvoir de M. Chávez.Se posant en rempart contre le sectarisme,il promet de ne pas supprimer lesprogrammes sociaux du gouvernementactuel, mais au contraire de les améliorer.Il propose par exemple de faire voter unenouvelle loi, baptisée « Missions égalespour tous», qui garantirait aux citoyens detous bords et de toutes étiquettes politiquesles mêmes conditions d’accès aux pro -grammes sociaux. Interrogé par une chaînede télévision privée le 1er février 2011, il expliquait : «Ce qui est positif dans lebilan de Chávez, c’est qu’il a remis àl’ordre du jour la question de la luttecontre la pauvreté. Mais il faut désormaisaller plus loin, et dépasser les simplesdiscours pour en finir avec ce fléau.»

A n’en pas douter – les chiffres de laCepalc le suggèrent d’ailleurs –, l’actionsociale du gouvernement vénézuélien nese limite pas à de « simples discours ».Mais les propos de M. Capriles (quicorroborent ceux de M. Teodoro Petkoff,un ancien guérillero désormais porte-parole de l’establishment local) repré-sentent une forme de victoire idéolo-gique pour M. Chávez. Ils révèlent enoutre que, aux yeux du candidat de l’op-

«UNE FAVEUR s’obtient toujours enéchange d’une autre faveur », admetMme Joanna Figueroa. Cette habitante duViñedo, un quartier populaire de la villecôtière de Barcelona, dans l’est du Vene-zuela, a promis de militer pour la réélec-tion de M. Hugo Chávez depuis que l’Etatlui a fourni un toit dans le cadre de laMission logement, un ambitieuxprogramme d’habitat social. Elle aconstruit elle-même sa maison, au seind’une équipe de travailleurs comprenantun maçon, un plombier et un électricienappointés par le conseil communal. Sontravail à elle consistait à mélanger leciment. « L’amour que l’on reçoit se paiepar l’amour que l’on donne en retour »,professe-t-elle, reprenant la devise envigueur parmi les partisans de M. Chávez.Le succès de cette ritournelle, que l’onentend un peu partout dans le pays,témoigne du lien émotionnel qui subsisteentre de nombreux Vénézuéliens et leurprésident.

Le scrutin du 7 octobre prochain cris-tallise des enjeux considérables. Bien quele candidat de l’opposition, M. HenriqueCapriles Radonski, aime à se présentercomme un rénovateur sans préjugés idéo-logiques, il n’en appartient pas moins auparti conservateur Justice d’abord (PJ),qui défend les intérêts des investisseursprivés et considère avec méfiance touteintervention de l’Etat dans l’économie.L’opposition s’est pourtant assagie depuisson coup d’Etat raté de 2002 et sa déci-sion, prise par dépit dans la foulée, deboycotter les élections nationales. Désor-mais, ses dirigeants participent auprocessus électoral et aff ichent leursoutien fervent à la Constitution de 1999,adoptée à une écrasante majorité des voixet qu’ils avaient rejetée à l’époque. Ilssont même parvenus à s’unir derrière uncandidat commun, investi en févrierdernier à l’issue d’une primaire.

DANIEL HÉRARD. – De la série «Hecho

en socialismo» (Fait enterritoire socialiste), 2011

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position, l’ancien lieutenant-colonel neserait peut-être pas le dictateur fou que les médias privés dénoncent depuis desannées.

Si l’opposition ne conteste plus guèrel’efficacité de la politique sociale boliva-rienne, MM. Chávez et Capriles campenten revanche sur des positions diamétrale-ment opposées en matière de politiqueéconomique. C’est sur la question desexpropriations que les deux camps s’em-poignent avec le plus de virulence. Pourles partisans de M. Chávez, celles-ci consti-tuent un outil pour bâtir une économiemixte dévolue à l’intérêt général, notam-ment dans la construction, la banque etl’alimentation : en battant en brèche lamainmise des monopoles privés sur cessecteurs vitaux, l’Etat a mis fin aux pénu-ries artificielles que subissaient autrefoisles consommateurs. «Comment se fait-ilque l’on n’observe cette fois aucune despénuries qui ont frappé le pays lors dechaque période électorale antérieure ?,s’interrogeait récemment le député Iran

L’issue du scrutin aura un impact majeursur tout le continent sud-américain.M. Capriles a déjà promis de restaurer desrelations amicales avec les Etats-Unis,tandis que d’autres membres de son campannonçaient une révision complète desprogrammes d’aide et de coopérationétablis entre le Venezuela et certains deses voisins. L’opposition conteste un arran-gement du même genre, prévu avec laChine, qui fournirait des crédits bonmarché en échange de pétrole. Enfin, aucours de la visite du président iranienMahmoud Ahmadinejad à Caracas, en juindernier, M. Capriles n’a pas manqué dedénoncer l’alliance insolite avec Téhéran,exigeant que le gouvernement «s’occupeplutôt des intérêts du Venezuela en créantdes emplois pour les Vénézuéliens».

Le credo panaméricain de M. Chávezs’est concrétisé par la création deplusieurs organismes supranationaux :l’Union des nations sud-améri caines(Unasur) – présidée par son confident,M. Alí Rodríguez Araque –, la Commu-

Même chez les spécialistes de l’Amé-rique latine, les comparaisons entre leprésident vénézuélien et ses homologuesde même sensibilité tournent rarement àson avantage. Dans un ouvrage consacréà la poussée des mouvements de gauchesud-américains, les chercheurs MaxwellCameron et Kenneth Sharpe dépeignentM. Chávez sous les traits d’un despoteacharné à « démanteler les institutionspolitiques de l’Etat» et à «créer un partiofficiel à sa botte », tandis que le prési-dent bolivien Evo Morales symboliseraitun «mouvement politique dans lequel lafonction du dirigeant ne consiste pas àmonopoliser le pouvoir» (6).

Seuls quelques intellectuels considè-rent que M. Chávez a fait mieux que seshomologues de Bolivie, d’Equateur ou

(3) VenEconomía, vol. 29, n° 6, Caracas, mars 2012.

(4) Cf. «Latin American unity takes center stage asUS influence declines », juillet 2012, www.venezue-lanalysis.com

(5) Michael Penfold, « Capriles Radonski and thenew Venezuelan opposition», Foreign Affairs, Tampa(Floride), 26 janvier 2012.

(6) Maxwell Cameron et Kenneth Sharpe, «Andeanleft turns. Constituent power and constitution making»,dans Maxwell Cameron et Eric Hershberg (sous la dir.de), Latin America’s Left Turns. Politics, Policies andTrajectories of Change, Lynne Rienner Publishers,Boulder (Colorado), 2010.

(7) Jeffery Webber, «Venezuela under Chávez. Theprospects and limitations of twenty-first centurysocialism, 1999-2009», Socialist Studies - Etudes socia-listes, Victoria (Canada), 2010; «From left-indigenousinsurrection to reconstituted neoliberalism in Bolivia»,dans Barry Carr et Jeffery Webber (sous la dir. de), TheNew Latin American Left. Cracks in the Empire, Rowmanand Littlefield, Lanham (Maryland), 2012.

(8) Lire Manière de voir, n° 124, « Histoire desgauches au pouvoir », août-septembre 2012, en kiosques.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

AU-DELÀ DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE D’OCTOBRE

chavisme sans Chávez ?

Aguilera, proche de M. Chávez. Parce queles compagnies d’Etat comblent le vide créépar le secteur privé à des fins politiques.»

L’opposition, de son côté, entend réta-blir promptement le secteur privé dans sesdroits inaliénables. « Je n’ai pas l’inten-tion de me quereller avec les hommes d’af-faires ni avec qui que ce soit d’autre à cesujet», admet M. Capriles avec franchise.Le favori des chefs d’entreprise fait valoirque les sociétés contrôlées par l’Etat ontvu leur production chuter, sans toutefoisfournir de statistiques à l’appui de cettethèse. Il préfère mettre l’accent sur leretour en fanfare des investisseurs étran-gers, en espérant que leur corne d’abon-dance lui permettra de tenir sa promessecardinale : la création de trois millionsd’emplois en six ans. L’orthodoxie libé-rale qui imprègne son programmen’épargne pas la sécurité sociale, dontl’Etat perdrait le contrôle au profit d’unsystème mixte faisant la part belle àl’« épargne individuelle volontaire ». LaTable de l’unité démocratique (MUD),coalition hétéroclite formée par les partisqui soutiennent M. Capriles, réclame poursa part une «flexibilisation» de la loi régis-sant le contrôle de l’Etat sur l’industriepétrolière, «afin de promouvoir la compé-tition et la participation du privé (3)».

Tout à son désir de ratisser large, lecandidat anti-Chávez n’est pas assuré pourautant de séduire au-delà des classesmoyennes qui composent la base de sonpropre parti, le PJ. D’abord, parce qu’il estissu d’une famille de chefs d’entreprisequi ont fait fortune dans les secteurs lesplus variés, de l’immobilier à l’industrieen passant par les médias : un profil peurépandu au sein de la classe politiquevénézuélienne. Ensuite, M. Capriles estl’ancien maire de Baruta, un ghetto huppéde l’agglomération de Caracas. Pas sûrque l’image modeste et juvénile qu’ilcherche à se donner suffise à contreba-lancer un tel curriculum auprès des élec-

nauté d’Etats latino-américains et caraïbes(Celac), fondée à Caracas en décembredernier, et enfin l’Alliance bolivariennepour les peuples de notre Amérique - traitéde commerce des peuples (ALBA-TCP),qui rassemble (entre autres) le Venezuela,Cuba, la Bolivie, l’Equateur et le Nica-ragua (4). En juin dernier, à l’instigationde M. Chávez, le bloc latino-américaincondamnait avec vigueur la destitutionillégale du président paraguayen – degauche – Fer nando Lugo, pointantl’inertie de Washington et de l’organismequ’il contrôle, l’Organisation des Etatsaméricains (OAS). La riposte immédiatedu président vénézuélien (rappel de sonambassadeur au Paraguay, suspension deslivraisons de pétrole) lui a valu, là encore,les remontrances de M. Capriles.

Devant la perspective d’une alternanceà Caracas, une impatience fébrile s’estemparée de Washington. Pour la MaisonBlanche, et pour la classe politique amé -ricaine dans son immense majorité,M. Chávez demeure l’ennemi publicnuméro un dans cette partie du globe.Trois semaines avant de quitter la prési-dence de la Banque mondiale, en juindernier, M. Robert Zoellick résumait l’es-pérance générale : «Les jours de Chávezsont comptés. » Et de prédire avec délec-tation que, privés de l’aide vénézuélienne,des pays comme Cuba et le Nicaraguaconnaîtraient bientôt « des temps diffi-ciles ». Ce scénario de rêve, ajouteM. Zoellick, offrirait « une occasion detransformer l’hémisphère occidental enpremier hémisphère démocratique », àl’opposé du « sanctuaire des coupsd’Etat, des caudillos et de la cocaïne »qu’incarne selon lui le cauchemar boli-varien. Début 2012, l’essayiste MichaelPenfold avertissait dans le magazineForeign Affairs : «Si M. Chávez gagne enoctobre, une grande partie de l’oppositionpolitique vénézuélienne sera laminée. Sousbien des aspects, ce sera un retour à lacase départ (5). »

teurs moins bien lotis, fussent-ils lassésde M. Chávez.

Le dirigeant de l’opposition n’est pastoujours aidé par ses propres troupes.Récemment, le MUD a attaqué la Missionlogement, qualifiant de « fraude » etd’« échec » l’expropriation des terrainsdestinés à l’implantation d’habitatssociaux. Une offensive risquée, s’agissantdu programme gouvernemental le pluspopulaire des années Chávez. Selon leministre de la communication et de l’in-formation, M. Andrés Izarra, les premiersobjectifs sont atteints, avec la constructionde deux cent mille logements depuis lelancement du plan, en 2011. Jamaisoublieux de son passé militaire, M. Chávezl’a présenté comme une guerre devantmobiliser l’ensemble du gouvernement etdu mouvement bolivarien. Dans certainsquartiers, des étudiants reçoivent unebourse pour former des «brigades» char-gées de construire les maisons. Mais le rôleprincipal incombe aux quelque trente milleconseils communaux créés depuis 2006.

Ce sont eux qui recrutent les travailleurs,qualifiés ou non, et qui sélectionnent lesbénéficiaires du programme. Le contrat de« remplacement des taudis par des loge-ments dignes » indique à quel emplace-ment et selon quelles normes la nouvellemaison doit s’édifier. Chaque travailleurreçoit son salaire à l’issue du chantier, sousla forme d’un chèque émis par une banquenationalisée, les paiements en espècesayant conduit à des malversations par lepassé. Des mesures sont prises par ailleurspour éviter la revente spéculative des loge-ments. «Nous sommes dans un processusd’apprentissage, où les erreurs commisespréalablement par manque de contrôle secorrigent au fur et à mesure », nousexplique M. Leandro Rodríguez, duComité de participation citoyenne duCongrès national.

M. Chávez a opportunément choisi ladate du 1er mai, en plein cœur de lacampagne électorale, pour promulguer lenouveau code du travail, dernière grandeinitiative de son mandat. Les progrès qu’ilapporte n’ont rien de cosmétique : réduc-tion du temps de travail à quarante heurespar semaine (contre quarante-quatre auparavant), interdiction de la sous-trai-tance au profit d’emplois stables, extensiondu congé maternité à vingt-six semaines(contre dix-huit auparavant). Le texte réta-blit aussi l’ancien système d’indemnités delicenciement, supprimé en 1997 par legouvernement libéral de l’époque. Doré-navant, le travailleur congédié recevra uneprime correspondant au montant de sonsalaire mensuel multiplié par le nombred’années passées dans l’entreprise – unerevendication de longue date des syndicatsvénézuéliens. M. Capriles s’est insurgécontre cette nouvelle législation, au motifqu’elle ne réglait pas le problème duchômage ni le sort des travailleurs clan-destins privés de protection sociale. Puis ila précisé la nature de son grief :«M. Chávez a sorti cette loi de son chapeaupour l’aider à gagner le 7 octobre.»

d’ailleurs. Jeffery Webber, un universi-taire engagé, coauteur d’un autre ouvragesur les gauches sud-américaines, qualifieM. Morales de « néolibéral reconstitué »,mais applaudit M. Chávez pour avoir« revivifié la critique du néolibéralismeet remis à l’ordre du jour le débat sur lesocialisme » (7). Ce n’est pas sans raisonque les politiques et les observateurs detous bords tendent à réserver un traite-ment particulier au régime vénézuélien.Expropriations de grande ampleur,réformes pour inverser l’ordre libéral deschoses, redistribution de la rente pétro-lière, programmes de coopération auprofit de pays voisins plus pauvres : peude gouvernements peuvent se targuerd’avoir impulsé des réformes aussi auda-cieuses – ou aussi spoliatrices, selon lepoint de vue.

«Courroie de gauche» sur le continent

LA VICTOIRE de M. Chávez en octobrepourrait accélérer la dynamique de trans-formation sociale à l’œuvre au Venezuela.Son programme «Pour une administrationbolivarienne et socialiste 2013-2019 »préconise une intervention plus massivede l’Etat dans les secteurs du commerceet des transports, au moyen de « centresde distribution locale pour la vente directede produits » qui élimineraient les inter-médiaires et rendraient caduc le modèlede grande distribution qui domine partoutailleurs.

Autre objectif : l’extension des pou -voirs démocratiques exercés par lesconseils communaux. Des centaines de« com munes en construction » à traversle pays, regroupant chacune une douzainede conseils communaux ou davantage,assureraient elles-mêmes les servicesd’utilité publique, tels que la distributionde gaz ou d’eau. Au total, les nouvellescom munes représenteraient 68 % de lapopulation. Elles disposeraient desmêmes prérogatives que l’Etat et lesmairies, notamment dans l’élaborationdes budgets, la planification et la collectedes impôts.

A une échelle plus large, la réélectionde M. Chávez consoliderait la « courroiede gauche » qui traverse l’Amériquelatine, et restreindrait d’autant la sphèred’influence des Etats-Unis. La montéeen puissance des gauches sud-améri-caines au cours de ces dernières annéesa favorisé les processus d’union au niveaudu continent. Si la droite a remporté lesélections au Chili en 2009, la popularitédu président Sebastián Piñera n’a pastardé à s’effondrer. Elu l’année suivanteen Colombie, le nouveau président JuanManuel Santos s’est vite rallié à l’objectifd’union latino-américaine porté par lagauche pour s’épargner une mésaventure

similaire, s’offrant même le luxe dehausser le ton contre Washington surplusieurs questions-clés (8). Seul le Para-guay, depuis le renversement du prési-dent Lugo, marche actuellement à contre-courant de ses voisins.

Mais c’est encore au Venezuela que lescrutin d’octobre prend sa signification laplus décisive. La défaite de M. Chávezaurait pour conséquence – quoi qu’en diseson rival – de ramener le pays à la situa-tion qu’il connaissait avant 1999. Unnouveau mandat donnerait en revanche àson règne dix-huit ans d’âge ; c’est beau-coup, peut-être trop. La transformationsociale d’un pays sur une période aussilongue, sous la conduite d’un chef d’Etatdémocratiquement élu, représenteraitnéanmoins une expérience sans équiva-lent dans l’histoire contemporaine.

STEVE ELLNER.

(1) Toutes les citations se référant aux années 1980 proviennentde l’ouvrage Les Cités interdites. Marseille : filles et fils de l’immi-gration au quotidien, Encre, Paris, 1987.

(2) Cités de logement provisoire, dans l’attente de l’attributiond’un appartement de type HLM.

(3) Françoise Lorcerie et Vincent Geisser, « Les Marseillaismusulmans», Open Society Foundations, New York, 2011 ; et, pour2012, www.linternaute.com/ville/ville/accueil/154/marseille.shtml

(4) Néologisme inspiré des distributeurs automatiques debillets (DAB).

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique 20

«J’AI deux pays, murmure Mohamed, la Franceet l’Algérie. Ici et là-bas. Mais celui que je préfère,c’est le mien (1). » Nous sommes en 1987 etMohamed, pris entre deux cultures, appartient à lafameuse «seconde génération» d’immigrés. CommeDjamila, Malika, Fatima, Karim, Brahim ou Kader, ilvit dans l’un des quartiers nord de Marseille – laSolidarité, le Petit Séminaire, la Busserine, lesFlamants, la Castellane, le Plan d’Aou, Bassens, etc.Isolées comme par un cordon sanitaire, des concen-trations d’habitations à loyer modéré (HLM) trèsdégradées abritent une majorité de familles maghré-bines, passées, pour la plupart, par les cités detransit (2).

Vingt-cinq ans ont passé. Même décor : unejungle urbaine poussée sans plan d’ensemble, desroutes, des rocades et, tout en lignes et en carrés,les fameuses cités. Moins vétustes, au premier coupd’œil : il serait absurde de prétendre que rien n’y aété fait. Ici on a démoli et reconstruit, là on a déden-sifié, un peu partout on a rénové. Il n’empêche (ausecond coup d’œil) : cages d’escalier bruyantes,façades défraîchies, balcons rouillés, petitscommerces fermés...

On retrouve la même marmelade de cris et derires, la même tchatche colorée. Mais parler de«seconde génération» n’a plus de sens. Au cœurde ces « banlieues dans la ville » – administrati-vement, les quartiers nord font partie de Mar -seille –, la troisième, voire la quatrième ont suivi.«Nous, on a encore la culture de rentrer chez soi,d’ôter les habits et de mettre la gandoura, s’amuseMme Fatima Mostefaoui, présidente de l’associationdes locataires des Flamants. Eux, non. Ils sontvraiment français. Comment peut-on leur dire qu’ilssont différents?» Pourtant, s’émeut la dynamiqueKarima Berriche, directrice de l’Agora, le centresocial de la Busserine, «on parle encore de beurs,d’immigrés, on les désigne toujours comme desétrangers !». Sans doute parce que, grands-parents,parents, enfants et petits-enfants mêlés, ils viventtoujours majoritairement relégués dans ces mêmesquartiers. Quant à leur réputation…

Dans les années 1980 – et dans le registre «Unjeune Maghrébin a arraché un sac à main ; que faitle gouvernement pour mettre fin aux exactions desimmigrés?» –, deux quotidiens tenaient le haut dupavé : Le Méridional, d’extrême droite, l’emportaitd’une longueur sur Le Provençal, de centre gauche.Les deux ont d’ailleurs fusionné en 1997 pourdevenir La Provence. Mais le ton n’a pas changé.Or, note l’ancien professeur de philosophie AndréKoulberg, travailleur social à la cité de Malpassé,«notre principal handicap, c’est l’image. Les faitsdivers dont ils abreuvent leurs lecteurs existent, onne le nie pas, mais il y a tout le reste... Ils l’ignorentdélibérément».

«Passer du bidonville à la cité de transit puis àl’habitat social crée des quartiers un peu monoco-lores, rappelle en forme de truisme la directrice del’association Ancrages, Mme Samia Chabani. Maismaintenant, même les cages d’escalier le sont. »Les Rosiers, Bon Secours, la Savine, le Plan d’Aouabritent des Comoriens et, à des degrés divers, des

* Journaliste.

familles aux patronymes nord-africains ; la Castel -lane, des Maghrébins ; à la Renaude s’entassentArabes, Gitans et Comoriens. Plus fort encore à laSavine : « Il y a quinze ans, témoigne Mme Anne-Marie Chovellon, qui y a travaillé, les nouveauxarrivants ont été regroupés par origine. Des tourspour les Asiatiques, d’autres pour les Maghrébins,d’autres pour les Comoriens. Donc, premierproblème en cours préparatoire, avec les enfants :ils ne voulaient pas travailler ensemble, c’était leracisme entre eux.»

« Ils ont envie de partir, pouvait-on écrire en1987. En même temps, un enracinement profondles attache à la cité. C’est là qu’ils ont mis en placeleurs réseaux, leurs soutiens affectifs et financiers.»Qu’est-ce qui a changé, interrogeons-nous, deretour sur les lieux? Rien ! Ces barres fonctionnentcomme un village, tout le monde s’y connaît. Ondescend voir le facteur, il y a toujours un voisin,une voisine qui revient des commissions. Unsystème de relations, de complicités, de servicesdemandés et rendus. En été, sous les balconsencombrés de linge, de vieux réfrigérateurs, depoussettes et de vélos, on sort les chaises, ondiscute dehors. Et si tous tiennent à cette viecommunautaire, c’est d’abord et avant tout parcequ’ils s’y sentent protégés.

Même les jeunes, en apparence très sûrs d’eux.Se rendre sur le Vieux Port ou sur la Canebière setraduit par un «Je descends à Marseille » – alorsqu’ils y sont. Peu franchissent le Rubicon. «Quandtu vas en boîte, tu te fais refouler ; tu cherches unboulot, tu te fais refouler ; tu te fais contrôler par les flics parce que tu as une tête d’Arabe… »« Objectivement, il y a des freins à la mobilité,constate Mme Florence Lardillon, à l’Université ducitoyen. Ne serait-ce qu’à cause des transports encommun, mal organisés. Mais il y a aussi la mobilitédans la tête, liée à cette question de l’image : quandje sors de mon quartier, comment vais-je êtreperçu? Ils pensent porter des stigmates qui fontqu’ils ne sont pas les bienvenus. »

Il convient de préciser que l’assignation àrésidence ne favorise guère le mouvement. « Lesbailleurs sociaux nous font croire qu’ils nousouvrent les contingents, s’enflamme Mme Moste-faoui. Mais si vous souhaitez quitter les Flamants,on ne vous propose que des endroits équivalents :les Clos, la Bégude nord ; la Bégude sud, de tempsen temps. On vous envoie en masse aux Aygaladeset aux Hirondelles, mais on ne vous offre pas leMerlin – superbe ! –, les Chartreux, Palmieri, ValPlan, ou alors seulement à un ou deux. On n’estpourtant pas des sauvages, on est éduqués ! »

« Tu es face à un miroir qui te renvoie enpermanence ton image, déplore Mme Berriche. Leproblème, dans un milieu populaire précarisé, c’estque cet entre-soi te plombe. Tu n’as pas d’autreréseau sur lequel t’appuyer. »

Une situation d’autant plus délicate qu’àMarseille, en matière d’emploi, «c’est de la tuerie !».Rien de bien original, objectera-t-on. En 1987,railleur, désabusé, Mustapha apostrophait sescopains : «Si tu connais quelqu’un qui veut un CAP[certificat d’aptitude professionnelle], je lui en donne !J’en ai trois ! J’ai peintre, maçon, plombier. Ils neme servent à rien !» On venait de fermer les tuileries,les industries minières ; on restructurait l’usinechimique de Pennaroya, les savonneries, leshuileries. Le chômage explosait, de 3,9 % en 1973à 26 % en 1999 – avec des pics à 40 % danscertains quartiers populaires –, avant de redes-cendre, en 2012, à 14,1 % (3). A la deuxièmegénération d’immigrés a succédé la deuxième outroisième génération… du chômage. A la Busserine,

Mme Benaziza Lahouaria s’arrache les cheveux :«Mon mari est carreleur, diplômé, il a de l’expé-rience ; mon fils a un bac pro d’agent de sécurité etde sûreté ; ni l’un ni l’autre ne trouvent de boulot. »A quelques pas de là, casquette à l’envers sur latête, un jeune d’origine comorienne laisse fuser unrire incertain : « Quand je les vois, mes copains,c’est quand ils vont pointer. »

Pourtant, Marseille est un chantier à ciel ouvert.En 1995 a été donné le coup d’envoi du projetEuroméditerranée, qui, en vingt ans, entend mêlerdéveloppement économique et réaménagementurbain. Le maire Jean-Claude Gaudin (Union pourun mouvement populaire, UMP) refait le centre-ville,érige tours de verre et de métal à la Joliette pour fairevenir des cadres et créer des emplois à haute valeurajoutée – pour lesquels l’immense majorité desjeunes des cités n’ont ni la formation scolaire, ni leniveau professionnel adéquats. S’y ajoutent ungrand ravalement du front de mer et de l’hyper-centre ainsi que – priorité des priorités ! – lacouverture du stade Vélodrome (273 millionsd’euros).

« A priori, il y a du boulot, constate le pédo -psychiatre Djamel Bouriche, mais il n’y a que desgens venus des pays de l’Est sur les chantiers,personne des quartiers. C’est lamentable, c’est unscandale ! Ikea s’est installé dans la zone de laValentine et n’a pris que des Blancs, que desgamins de la Côte Rouge, aucun de Saint-Marcel. »Des Français, mais qui s’appellent Mohamed ouBrahim. «Dire que tu viens de la cité des Cèdres,soupire un jeune, c’est pire que d’annoncer que tuviens de l’étranger. »

Résultat : «Pour certaines familles, on est dansla survie, constate avec une fureur contenue unéducateur spécialisé. Avant, on disait “C’est difficile”à partir du 15 du mois. Maintenant, c’est dès le 7.Ce n’est plus un fossé, c’est un abîme entre lesdiverses strates de la société. »

Conséquence, en 1987, déjà : «Maintenant, lesjeunes ont une autre mentalité. Ils tirent les sacs àmain des vieilles, ils arrachent les chaînes, ils cassentles pharmacies, ils font n’importe quoi. » Rien denouveau sous le soleil, un quart de siècle plus tard.La galère génère des économies de la débrouille,tout le monde le sait. Vols de véhicules, vols à laportière – dits « ouvre-prend » –, vols de cartesbancaires par les «dabeurs» (4), jets de pierres etincivilités d’usagers de plus en plus jeunes à l’inté-rieur des bus… Une violence omniprésente, multi-forme, plurielle – mais qu’on doit aussi, sans sombrerdans le relativisme… relativiser. «Comme ailleurs,il y a une petite minorité qui pourrit la vie des autres,commente Mme Lardillon. Cela dit, en tant qu’as-sociatifs, quand on va dans les quartiers, on ne sesent jamais en insécurité.» A la Busserine, le Franco-Comorien Daouda Damanir nuance tout autant :«C’est difficile d’en parler parce que tout ça, c’estbanal pour moi. Des vols à l’arraché, il y en a, j’enai vu. Mais dire qu’il y en a tout le temps, c’estabuser, on ne vit pas dans une favela ! »

Plus répétitifs que graves, ces actes n’enépuisent pas moins la population. Ces dernièresannées, après avoir été réduite, la police de proximitéa complètement disparu.

De sorte que… «Quand on était jeunes, on avaitdes petits larcins. Aujourd’hui, vous avez deschoses plus dangereuses et plus graves.» «Quandelles étaient jeunes», Djamila se penchait vers sescopines : «Tu le gardes pour toi, hein… Mon frère,il se drogue !» Le «bizness» est arrivé à ce moment-là, de façon artisanale, individuelle, «histoire de sefaire un peu d’argent ». Avec une tragédie, passéeinaperçue, due au cocktail héroïne-sida : « Ladrogue a fracassé cette jeunesse, grimaceM. Bouriche, de vieilles images dansant devant sesyeux. Une période sombre, comme dans lesquartiers noirs et hispaniques aux Etats-Unis : j’aiperdu la moitié de mes copains. »

« Dans le temps, ça se faisait sous le manteau,vous confie-t-on à Malpassé. Aujourd’hui, c’estun trafic à ciel ouvert. » Aux dealers de 18-20 ansse sont substitués des gamins, mais que dirigentdes adultes, véritables chefs d’entreprise, eux.D’où le « bal des kalachnikovs » et les règlementsde comptes entre « truands d’origine maghrébine»qui défraient la chronique – vingt-neuf morts depuisdébut 2011. Malgré la gravité des faits, on sepermettra de sourire devant quiconque oseraitprétendre que mafias et grand banditisme n’ontjamais existé sous le ciel bleu marseillais.Simplement, jusque-là, on n’ethnicisait pas lephénomène (sauf, peut-être, s’agissant des Corses,dans un registre « folklorique »).

Même si elle n’implique qu’une frange infime,cette vie parallèle a un impact sur le quotidien decertains quartiers : le Clos la Rose, Font-Vert, laVisitation, la Castellane, Bassens, les Micocouliers,Malpassé. Le réseau? Une douzaine de personnes,entre 13 et 25 ans : les choufs (guetteurs), les rabat-teurs, les responsables du conditionnement, les« charbonneurs » (vendeurs), installés devant lesblocs, au bas des cages d’escalier. Dès lors, àMalpassé toujours, « les allées et venues deshabitants et des visiteurs deviennent très compli-quées », observe un résident. Dans cette citéconfrontée à un gros problème de décrochagescolaire, les enfants sont happés. «Ça commencepar “Va acheter la canette et le sandwich” pourcelui qui est en train de “charbonner”, et puis, petità petit, vient une forme de promotion sociale queles minots ne retrouvent ni à l’école ni dans lasociété. »

Le matin, dans certaines enclaves, comme àFont-Vert, les «boss» embauchent les smicards dutrafic qui, « contrairement à ce qu’on raconte,gagnent très très peu». A la Castellane, difficile pourun inconnu de circuler sans se voir demander parde tout jeunes «vigiles» d’expliquer ce qu’il fait là.En habitués, les clients passent sans souci. Desgens ordinaires, toutes classes sociales et couleursde peau confondues.

On ne sous-estimera pas le problème auprétexte que les médias en font grossièrement leurschoux gras : les modes opératoires deviennent deplus en plus violents. «Quand le réseau a la maindessus, s’ils n’ont pas un père ou un grand frèreparticulièrement respecté, ou une famille très pieuse,les gamins sont piégés. Ils subissent des sévicescorporels ; au moindre manquement, c’est la cave

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P A R N O T R E E N V O Y É S P É C I A L M A U R I C E L E M O I N E *

« Notre principalhandicap,c’est l’image »

Populations sauvagesou groupes sociauxabandonnés ?

Cinq arrondissements de Marseille, essentiellement dansles quartiers nord, figurent parmi les zones de sécurité prioritaires créées début août par le gouvernementde M. Jean-Marc Ayrault. En 1987, l’auteur de ce reportageavait consacré un livre aux habitants de ces quartiers.Vingt-cinq ans plus tard, il est retourné les voir.

IMMIGRÉS D’UNE GÉNÉRATION À L’AUTRE ?

Marseille,quartiers nord

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LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 201221

et le passage à tabac. Ça peut même aller beaucoupplus loin.» Jeunes délinquants? Jeunes en danger,surtout. Et lorsque des familles tentent de résister,« elles sont agressées, voient leur appartementsaccagé, leur voiture brûlée... Du coup, tout lemonde se tait et subit ». D’autres ferment les yeux :de l’argent rentre à la maison, soulageant ledénuement. Populations sauvages ou groupessociaux abandonnés?

Et puisqu’on parle d’insécurité… Il aura falluque les Flamants réclament pendant quinze anspour que, enfin, les pouvoirs publics installent un feutricolore sur la voie à grande circulation qui séparela cité du modeste centre commer cial voisin. « Il ya quelques années, s’indigne Mme Hadda Berrebouh,une dame a été tuée en allant à la boulangerie. Lesvoitures arrivent à 200 à l’heure, et presque tousles mois il y avait un accident.» Du coup, ce 24 mars,une petite foule joyeuse a droit au discours du mairede secteur, M. Garo Hovsepian (Parti socialiste),qu’accompagnent une poignée de notables : «Chersamis… L’inauguration d’un feu tricolore est-il unévénement exceptionnel ? Je réponds que non.Mais, ici, ça le devient. Parce que, depuis desannées, on n’a pas pris en compte ce que deman-daient les habitants. Maintenant, avec beaucoupde bonne volonté [sic], on a réussi à résoudre ceproblème. Alors moi, je dis : il faut être optimiste,tous ensemble, au coude-à-coude.» Les électionsapprochaient, on l’aura compris.

Depuis trente ans, on « réhabilite» à n’en plusfinir les îlots les plus dégradés. N’empêche…« L’ascenseur ne marche jamais, gronde le très digne Lounes Agouminelcha, 70 ans. Je connaisune femme handicapée, avec une fillette de 8 ans ;régulièrement, il faut qu’elles montent dix-huit étagesà pied. On n’est pas des chiens, ce n’est pas normal.Le bailleur ne connaît que le loyer. »

Cette fois, pourtant, promis-juré, « c’est dulourd». Entreprise en 2006, dans le cadre du grandprojet de ville (GPV) qui s’étend sur un territoire oùvivent deux cent dix mille habitants, la plus vastedes restructurations englobe six quartiers (5). Ondémolit, on reconstruit, on ouvre de nouvelles voies«pour faire rentrer la ville dans les quartiers [en parti-culier, en cas d’hypothétiques émeutes, les forcesde police] et les quartiers dans la ville».

Sans contester la nécessité de ce chantier, Mme Lardillon relaie quelques inquiétudes : « Lapromesse, c’est que, pour un logement détruit, unautre sera reconstruit. Mais pas forcément au mêmeendroit ! Les loyers, théoriquement, ne doivent pasaugmenter. Mais les plus pauvres ne pourrontvraisemblablement pas rester. » Les premiersintéressés, eux, expriment une évidente frustration :« On voudrait un minimum de concertation. Lesprojets arrivent tout ficelés ! »

Un détail : dans les appels à marché public pourl’attribution de ces travaux, il existe une claused’insertion ; 5 % des heures travaillées doivent êtreréservées aux jeunes de la cité concernée. AuxFlamants, Mme Mostefaoui ne cache pas sonécœurement : «Les entreprises nous disent : “Onne les prend pas sur le quartier, on les recruteailleurs, ça les oblige à sortir. ” Comme si nos garsallaient descendre en pyjama, avec leur petitcroissant et leur café, pour aller travailler ! » Desarguments ridicules donnés à des gens fatigués dese battre, mais pas dupes pour autant. Les cadorsdu BTP (bâtiment et travaux publics) touchent lessubventions de l’Etat et, contournant la loi, vont àla Porte d’Aix ou ailleurs ramasser des clandestinstaillables et corvéables à merci.

De l’avis général, réhabiliter le bâti ne servira àrien sans une avancée sur le front de l’emploi, del’éducation, de la santé, des services publics, detout ce qui fait le terreau de la cohésion sociale.

L’école? «Des gamins issus du même quartier,qui se connaissent, qui vivent toute la journéeensemble et qui entrent dans la même classe, oùils sont trente-deux : comment voulez-vous qu’unprof qui ne va même plus à l’IUFM (6), qui a 21 ans…C’est l’envoyer à l’abattoir ! », fulmine notre édu -cateur. Eux-mêmes en situation précaire, les parentspeinent à transmettre leur conviction quant à l’utilitéde l’enseignement. «Très sensibles à la questionscolaire et à la réussite de leurs enfants, ils ne sontni défaitistes ni invisibles, précise Mme Berriche. Ils’agit simplement de gens en difficulté. »

Dans les collèges vétustes, les professeurs,désemparés, changent tous les ans. Les lycées,comme Diderot – deux mille élèves et deux centcinquante enseignants – ou Saint-Exupéry, ne sontépargnés ni par les suppressions de postes, ni parle développement de l’emploi précaire, ni par ladégradation des installations, ni par… l’air du temps.« Ces dernières années, témoigne Mme CathyBourgoin, professeure à Diderot, les relations avecles élèves se sont beaucoup durcies. Ils nous fontdes remarques, on est des femmes, les rapportsentre les sexes se dégradent énormément.» Il devientdélicat d’aborder des questions comme la religionou l’avortement. Issu du quartier «sensible» de laCalade, professeur de lettres et d’histoire en sectionenseignement professionnel, M. Nordine Hossinedoit régulièrement s’insurger : «Mais d’où il sort,votre imam? Je n’ai jamais entendu parler de ça !»

C’est de Marseille qu’est partie la Marche pourl’égalité de 1983. Sentimentalement attachée aupays d’origine, mais très « liberté, égalité, fraternité»,la «seconde génération» bouillonnait : militantismeassociatif, lutte antiraciste, revendications sociales…Sans renier leurs parents, arrivés du bled avec leur

culture, des groupes de jeunes femmes cherchaientà s’émanciper. En ce temps-là, Zohra n’hésitait pasà se confier : «On prépare tout, à la cuisine, pendantque les hommes palabrent... Et cet après-midi ?Nous dans une pièce, les hommes dans une autre !Pourquoi pas le tchador, pendant qu’on y est?»

De cette génération, beaucoup ont émergégrâce à leur courage et à leur talent. Ceux dont onparle trop, pour cacher la misère des autres, oudont on ne parle jamais, sous prétexte… qu’on enparle trop. On pourrait multiplier les noms et lesfonctions : Mme Samia Ghali, maire des 15e et16e arrondissements de Marseille, sénatrice desBouches-du-Rhône ; M. Karim Zéribi, président duconseil d’administration de la Régie des transportsde Marseille (RTM) ; Mmes Karima Berriche, YaminaBenchenni et bien d’autres, responsables de centressociaux ; M. Fathi Bouaroua, directeur régional dela Fondation Abbé Pierre. Quelle fierté dans la voixde M. Agouminelcha, quand il vous confie : «J’ai unefille qui travaille chez un médecin, une autre auconseil juridique, une autre est officier de police àClermont-Ferrand ; j’ai aussi un garçon dans lamarine nationale. Et je suis mes petits-enfantscomme je suivais mes enfants, inch Allah !»

Mais infiniment trop sont restés sur le bord duchemin, devant subir la discrimination et, en mêmetemps, faire allégeance. On les a tellement renvoyésà eux-mêmes – «arabo-musulmans» – que certainsont fini par dire : « Je suis “ça” ; puisque je suisrejeté, je vais m’affirmer. » Pour ne rien arranger,des foyers d’intégrisme ont fait leur apparition. Ici,ailleurs, à Malpassé, «nous avons un lieu de prièretrès très radical ; il y a un lavage de cerveaux auniveau des jeunes, on sent une pression énormesur le quartier». Ici, ailleurs, s’inquiète Mme Chabani,«on voit apparaître un certain nombre de pratiques“folklorisantes” de l’islam, avec des gens, en parti-culier des femmes, dont j’ai l’impression qu’ellesse déguisent, qu’elles portent des vêtements quine sont liés ni à leur histoire migratoire ni à leurhistoire familiale, et qui réduisent la pratiquereligieuse à des interdits alimentaires ou vestimen-taires absurdes».

Repli sur la religion, donc. Pour autant, prétendrequ’il s’agit d’un raz de marée relève de la manipu-lation. Très républicaine, l’immense majorité pratique– quand elle le pratique – un islam traditionnel. Etles relations seraient plus apaisées si la constructionde la Grande Mosquée de Marseille n’était enpermanence remise aux calendes grecques, si legouvernement de M. Nicolas Sarkozy n’avait humiliéces Français avec d’ineptes débats sur l’« identiténationale» et si l’on se souvenait que, lorsque lestirailleurs algériens ont libéré Marseille, personnene s’est inquiété de savoir s’ils mangeaient halal.«Dans notre quartier, fait remarquer Mme Moste-faoui, on a des femmes voilées qui donnent descours aux enfants – pas des cours d’arabe, descours de français ! Elles améliorent leur niveau. Onles a traitées d’intégristes… On n’a pas defanatiques ici. »

A l’Agora, Mme Berriche réfléchit : « Pourquoicette poussée de l’islamisme? Parce qu’il y a eudes absences, notamment chez nous, les travailleurssociaux. Nous n’avons pas été assez nombreux à

faire de l’éducation populaire, aussi bien en directiondes filles que des garçons. Mais la gauche etl’extrême gauche, elles étaient où?» D’une géné -ration à l’autre, la transmission politique s’est inter-rompue.

Alors que toute l’ancienne armature sociale sefendille, les centres sociaux et les associations n’encontinuent pas moins à se battre vaillamment. Mêmesi, autrefois animés par des militants libres, carsouvent bénévoles, les uns et les autres, tombésdans l’orbite de la politique de la ville et de sonministère, se sont institutionnalisés. « Liés auxpouvoirs publics, explique M. Koulberg, ils nepeuvent plus avoir la même force de proposition, deréaction et surtout de confrontation qu’avant. »

Des ministères, conseil général, conseil régional,mairies, etc., proviennent leurs financements. Fairede l’éducation populaire? Encore faudrait-il en avoirle temps : dans une conjoncture générale où l’argentse raréfie et où, pour obtenir les subventions des uns,il faut déjà avoir décroché celles des autres, unvéritable parcours du combattant. «Tu passes plusde temps à remplir de la paperasse et à demanderdes subventions qu’à travailler réellement. »

Et pourtant… Ce soir de mars, la lumière serallume dans la salle comble du théâtre du Merlan,prestigieuse scène nationale labellisée par leministère de la culture. Dans le cadre du «Cinémad’à côté», initiative mensuelle lancée en partenariatavec l’Agora – la Busserine se trouve juste en face,de l’autre côté d’une rocade – et d’autres associa-tions, s’achève la projection de Detroit, villesauvage (7). Un documentaire sur cette ville améri-caine, naguère berceau de l’industrie automobile,qui, touchée par la désindustrialisation, est passéede la prospérité au cauchemar de la crise (8).

Le premier à prendre la parole, une fois le débatlancé, est un jeune homme d’origine africaine : «Jene voudrais pas vous offenser, mais pourquoi a-t-on vu ce film? A chaque fois, on cherche le côtépourri de la pomme, les bâtiments délabrés et tout…Je suis venu content, je vais repartir déprimé.» Unéclat de rire général salue l’intervention. La soiréerassemble les habitants du quartier, particulièrementles jeunes, filles et garçons, mais aussi d’autresMarseillais venus des quatre coins de la ville. Dansune parfaite mixité sociale, chacun prend la paroleet on parle de tout : de la drogue, du crack, de lamusique hip-hop, du capitalisme, des usinesfermées, des entreprises délocalisées… Un échanged’une telle richesse qu’à la fin d’une de ces séancesdes Marseillais vivant dans le centre ont attrapéM. Koulberg par le bras : « C’est incroyable, ilss’expriment normalement, ils évoquent lesproblèmes de tout le monde… On ne pensait pasqu’ils étaient comme nous !»

MAURICE LEMOINE.

(5) Le vallon de Malpassé et les Cèdres ; Saint-Paul ; Flamants-Iris ;Saint-Barthélemy III - Busserine - Picon ; le noyau villageois deSainte-Marthe.

(6) Institut universitaire de formation des maîtres.

(7) Detroit, ville sauvage, un film de Florent Tillon, Ego Produc-tions, Paris, 2010.

(8) Lire Allan Popelard et Paul Vannier, « Detroit, la ville afro-américaine qui rétrécit », Le Monde diplomatique, janvier 2010.

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La seuleréhabilitation du bâtine sert à rien

Certains se sont dit :« Puisque je suisrejeté, je vaism’affirmer »

« C’est incroyable,ils s’exprimentnormalement ! »

YOANNE LAMOULÈRE. – Photographies extraites de la série «Faux-bourgs», 15e et 16e arrondissements de Marseille, 2011.

(2) Eric A. Finkelstein et Laurie Zuckerman, TheFattening of America. How the Economy Makes UsFat, If It Matters, and What to Do About It, John Wiley& Sons, Hoboken (New Jersey), 2008.

(3) Amanda Spake, « Building illness », US News& World Report, Washington, DC, 20 juin 2005.

(4) Lawrence D. Frank, Martin A. Andresen etThomas L. Schmid, « Obesity relationships withcommunity design, physical activity, and time spentin cars », American Journal of Preventive Medicine,New York, 2004.

(5) Reid Ewing, Tom Schmid, Richard Killingworth,Amy Zlot et Stephen Raudenbusch, « Relationshipbetween urban sprawl and physical activity, obesityand morbidity», American Journal of Health Promotion,Royal Oak (Michigan), septembre 2003.

(6) Cf. « State of the Media : Consumer Usage Report 2011 », Nielsen Media Research, New York,2012.

(7) Marion Nestle, «Does it really cost more to buyhealthy food?», www.foodpolitics.com, 5 août 2011.

(8) Cité dans Amanda Spake, «A fat nation », USNews & World Report, 19 août 2002.

22DES ETATS-UNIS

Obésité, mal Pour trouver toujours plus de débouchés

à leurs produits, les entreprises ontégalement démarché de nouveaux clients.Les pauvres, qui ont vu leur pouvoird’achat augmenter avec la croissanceéconomique des décennies d’après-guerre,sont devenus une cible idéale. Longtemps,aux Etats-Unis, les produits frais coûtaientcher et les classes populaires peinaient à se nourrir convenablement. Puis la méca -nisation de l’agriculture et la productionindustrielle ont rendu la nourritureabondante. Son prix relatif a commencéà baisser, mais pas à la même vitesse pourtous les produits.

Grâce à la sophistication croissante des procédés d’emballage, de conservation,de distribution, les produits transformés,particulièrement caloriques, coûtent moinscher que les denrées fraîches, aux apportsnutritifs importants (minéraux, vita-mines, etc.). En d’autres termes, 1 dollar dechips remplit plus l’estomac que 1 dollarde carottes. Si tous les Américains respec-

taient les conseils diététiques dispensés par le gouvernement – consommer plus depotassium, de vitamine D, de calcium, etmoins de gras saturé, de sucre ajouté et de sel, présents surtout dans les alimentstransformés –, chacun devrait dépenser400 dollars supplémentaires par an (7).

La politique salariale américaine faitgrossir les pauvres. Plus regardants à ladépense, ils consomment davantage deproduits hypercaloriques et peu nutritifs,et figurent logiquement parmi les premièresvictimes de l’obésité. Selon le Wall StreetJournal du 7 juillet 2011, plus du tiers desadultes vivant avec moins de 15000 dollarspar an sont obèses, contre 24,6% de ceuxqui gagnent plus de 50000 dollars. C’estdonc dans les Etats les plus défavorisés,qui abritent de fortes proportions deminorités hispaniques et afro-américaines(l’Alabama, le Tennessee, le Texas, leKentucky, la Louisiane...), que l’on trouvela plus forte proportion d’individus ensurpoids ou obèses.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

Fondé sur le culte de la consommationet du progrès technique, l’American wayof life favorise l’inactivité physique. Ascen-seurs, escaliers mécaniques, télécom-mande, arrosage automatique, aspirateur,laveuse-sécheuse, ouvre-boîte et couteauélec triques : «Toutes ces inventions ontdiminué la quantité de calories que nousbrûlons sans y penser, expliquent EricA. Finkelstein et Laurie Zuckerman. Enjetant nos vêtements dans une machineplutôt qu’en les lavant à la main, nouséconomisons par exemple 45 calories (2).»Un mal pour un bien ? Débarrassés decertaines tâches domestiques, les Améri-cains auraient pu se consacrer à desactivités distractives qui permettent de sedépenser. Mais le temps gagné ces der -nières décennies est, pour l’essentiel, passéassis devant un écran ou derrière un volant.

Le modèle urbain dominant encourageun usage toujours plus intensif de lavoiture. Dans les années qui ont suivi laseconde guerre mondiale, en réponse à lahausse du prix des logements dans lescentres-villes, les citadins ont opéré undéplacement massif vers la périphérie. Sesont alors développées des banlieues tenta-culaires, enfilade de pavillons à perte devue et cauchemar pour les marcheurs, avec leurs trottoirs épisodiques (et parfoisinexistants), leurs passages pour piétonsmal indiqués, leurs paysages monotones.En l’absence d’un réseau de transports

publics digne de ce nom – sauf dans lestrès grandes villes –, les distances toujoursplus longues ont rendu la voiture néces-saire pour la plupart des déplacementsquotidiens.

Depuis les années 1960, le nombre depersonnes obligées de sortir de leur comtéde résidence pour aller travailler a ainsiété multiplié par trois, et les distancesparcourues annuellement en voiture partrois et demi (3). Chaque semaine, unAméricain passe plus de dix heures dansson automobile. Un temps totalementimmobile qui favorise la prise de poids :selon une étude réalisée dans la régiond’Atlanta, à mode de vie équivalent, chaqueheure passée quotidiennement derrière un volant augmente de 6% le risque d’êtreatteint d’obésité, quand chaque kilomètre

Une politique salariale qui fait grossir

La stratégie du « supersize»

parcouru à pied réduit cette probabilitéd’environ 5 % (4). Il n’est dès lors pasétonnant que les personnes vivant dans les vingt-cinq comtés des Etats-Unis oùl’habitat est le plus étalé pèsent six pounds(2,7 kg) de plus que celles des vingt-cinqcomtés où il est le plus dense (5).

Mais, dans la diminution de l’activitéphysique, le temps passé en voiture comptepeu face aux quarante heures passéeschaque semaine devant un écran (télévision,ordinateur, jeux vidéo, etc.) (6). Alluméedu matin au soir, la télévison est devenuel’élément central de nombreux foyers, sibien qu’on trouve dans un ménageaméricain moyen plus de téléviseurs qued’individus (2,9, contre 2,57)... Or le petitécran crée une passerelle entre le fait debouger moins et celui de manger plus.Loisir totalement sédentaire qui incite augrignotage, il oriente, avec son flot inces -sant de publicités, les pratiques alimen-taires des téléspectateurs, en particulierdes plus jeunes, vers la surconsommation.

Ce constat, unanimement admis, enentraîne un autre, qui contredit la spéci-ficité théorique du marché de l’alimen-tation : il est possible de faire manger àun individu davantage que son corps ne lelui demande. Cette affirmation est loind’être une évidence. En effet, si unepersonne peut acheter une chemise à lamode ou un portable dernier cri dont ellen’a pas de réel besoin, pourquoi absor-berait-elle volontairement plus de calo riesque son organisme n’en réclame, au risquede mettre sa santé en danger? Le métabo-lisme humain devrait ainsi faire de l’ali-mentation un marché à la croissance lente,indexée sur celle de la population. Etpourtant, en 1970, les Américains consom-maient 2 200 calories par jour – soit lemontant recommandé ; quarante ans plustard, ils en absorbaient 2700.

POUR accroître leurs profits, les indus-tries de l’agroalimentaire ont su briser cecarcan démographique naturel. Elles ontinondé les magasins de nouveaux produits,afin de susciter chez le consommateur undésir de découverte permanent. Entre 1990et la fin des années 2000, plus de centseize mille nouveaux produits sont apparussur les étals des supermarchés. Aborderle rayon « Boissons » d’une épicerie amé -ricaine su!t pour saisir l’inventivité desarchitectes de cette « diversification de

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(Suite de la première page.)

LA DIMINUTION des coûts de productionn’a pas seulement renversé le rapportséculaire des pauvres à l’alimentation (dela carence à la surconsommation, elle aaussi bouleversé la donne économique.Désormais, la nourriture elle-mêmeconstitue une part si faible du prix de vented’un produit – par rapport à l’emballage,la promotion, la conception, etc. – qu’il est devenu particulièrement rentable devendre de grandes portions dans un mêmecontenant. Chez Walmart, par exemple, unsachet de 321 grammes de barres choco-latées aux cacahuètes et au caramel coûte3,58 dollars, contre 8,98 dollars pour celuide 1100 grammes. Moins de trois fois pluscher et presque quatre fois plus grand :pour profiter de la bonne a"aire, nombrede clients, en particulier les plus modestes,opteront pour le second format. Et la logiquese répète pour presque tous les produits :acheter son lait au gallon plutôt qu’au litre,ses chips en paquet familial ou son cheddarsous vide en plaquette d’un demi-kilo esttoujours avantageux.

Une bonne nouvelle, pourrait-on penser :la raison économique rejoint les impératifsécologiques. Sauf qu’« il existe quelquechose dans notre psychologie qui nous faitmanger plus quand on met plus denourriture en face de nous (8)», expliquela nutritionniste Marion Nestle. Preuves àl’appui : professeure à l’université dePennsylvanie, Barbara Rolls a réuni ungroupe de jeunes hommes sveltes, habituel-

lement très attentifs à leur ligne. Elle leura servi tous les jours des rations demacaronis au fromage de tailles di"érentes,puis a mesuré leur consommation quoti-dienne : si elle leur présentait un plat de 450 grammes, ils en mangeaient 280 ; mais si l’assiette faisait 700 grammes, ils en avalaient 425. Soit 50% de plus quela quantité qui les avait satisfaits la veille.L’expérience se vérifie au cinéma, quandon met en balance un seau et un verre depop-corn, ou dans un bureau, quand desgâteaux sont exposés en permanence à lavue des employés.

En fines connaisseuses de cet aspect dela psychologie humaine, les chaînes defast-foods ont mis au point la stratégie dusupersize : moyennant quelques dollars deplus (mais su!samment peu pour créerun e"et d’aubaine), le client peut«agrandir» son menu, obtenir une boissonplus volumineuse, un steak haché supplé-mentaire dans son hamburger, une doubleration de frites. Pour répondre aux attentesnouvelles des consommateurs, tous lesrestaurants ont dû s’aligner sur les quantitésproposées dans la restauration rapide, etles portions standards se sont mises àaugmenter. Il y a quarante ans, l’uniqueformat de boisson dans un McDonald’sétait de 20 centilitres ; le plus petit verrefait désormais 35 centilitres, et le plusgrand presque 1 litre. Le seul hamburgervendu à l’époque est aujourd’hui servi auxenfants, et les adultes le consommentcomme un en-cas. Dans un pays qui abritecinq fois plus de fast-foods que de super-marchés, cette évolution ne manque pasd’influer sur la di"usion de l’obésité.

D’autant que la publicité est toujours làpour rappeler aux consommateurs – enparticulier aux enfants – la joie de mangerdes produits caloriques. Comme lespauvres, les jeunes Américains constituentun marché relativement récent. Longtemps,les dépenses alimentaires étaient du ressortexclusif des parents. La hausse du pouvoird’achat de la plupart et la mutation duregard porté sur les désirs infantiles ontfait des plus jeunes des consommateurs àpart entière. Le pape du marketing pourenfants, M. James McNeal, ancienprofesseur à la Texas A & M University,estimait dans le New York Times

RÉGIONS

CLERMONT-FERRAND. Le 1er septembre, à 17 heures, aucafé-lecture Les Augustes, 5, rue Sous-les-Augustins : projectiondu film Catastroïka, sur les conséquences de la liquidation totalede la Grèce, par les auteurs de Debtocracy. (06-07-80-96-09.)

COLMAR. Le 15 septembre, à 20 heures, au centre Théodore-Monod, 11, rue Gutenberg : «Résister à la chaîne», projectionet débat avec Christian Corouge, ex-syndicaliste à PeugeotSochaux. ([email protected] et rencontrescitoyen-nescolmar.blogspot.com)

DORDOGNE. Le 20 septembre, à 20h30, salles Jules-Ferry, àl’intersection de l’impasse Jules-Ferry et de l’avenue Paul-Bert,à Sainte-Foy-la-Grande : débat autour d’un article du Mondediplomatique. ([email protected] et 05-53-82-08-03.)

FRANCHE-COMTÉ. Dans le cadre de la 9e Foire éco-bio àLure : au cinéma Méliès, le 7 septembre, à 20h30, projection deGasland, de Josh Fox; au centre culturel François-Mitterrand, le8 septembre, à 16h30 : «Pouvons-nous vivre sans pétrole?»,avec Matthieu Auzanneau, et le 9 septembre, à 16 heures :«Notre santé condamnée par l’exigence de rentabilité?», avecFrédéric Pierru. ([email protected] et 03-84-30-35-73.)

GIRONDE. Le 19 septembre, au Café de l’Orient, place Fran-çois-Mitterrand à Libourne : à 19 heures, programme de l’an-née ; à 20h30, débat autour de l’article de Frédéric Lordon«Peugeot, choc social et point de bascule » (Le Monde diplo-matique, août 2012). (05-57-25-20-37.)

GRENOBLE. Le 24 septembre, à 18h30, à la Maison desassociations, 6, rue Berthe-de-Boissieu : «L’espéranto à traverslemonde : diversité des cultures, défi des langues». ([email protected] et 04-76-88-82-83.)

LE THOR. Le 19 septembre, à 20h30, à la salle polyvalente :«Voix de la résistance», projection-débat autour du DVD éditépar Le Monde diplomatique. Entrée gratuite. En partenariatavec Attac. ([email protected])

LILLE ET NORD. Le 12 septembre, à 20 h 30, à la Maisonrégionale de l’environnement et des solidarités (MRES), 23, rue Gosselet à Lille, rencontre avec Marc Delepouve autour de son ouvrage Une société intoxiquée par les chi!res.Le 1er octobre, à 20 heures, scène nationale de la Rose desvents, boulevard Van-Gogh à Villeneuve- d’Ascq : « Une autrevoie est possible en économie : les économistes atterrés »,avec Christophe Ramaux, Philippe Batifoulier et Laurent Cordonnier. ([email protected] et 06-24-85-22-71.)

METZ. Le 13 septembre, à 18h30, petite salle des Coquelicots,rue Saint-Clément, «café Diplo» : «Faut-il, peut-on se prépa-rer à l’apocalypse?», à partir de l’article de Denis Duclos (juil-let 2012). Le 27 septembre, à 19 heures, Fonds régional d’artcontemporain (FRAC) Lorraine, 1, rue des Trinitaires : «Lasexualité coloniale au regard du genre, de la classe et de larace», avec Christelle Taraud. Entrée : 3 euros (gratuit pour lesétudiants et les adhérents de l’UTL de l’université de Lor-raine). ([email protected] et 03-87-76-05-33.)

PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunissent tous les troisièmesjeudis du mois (soit le 20 septembre), à 19 heures, 1, rue Dou-tres, pour débattre d’articles du Monde diplomatique. ([email protected] et 06-13-24-16-57.)

TOULOUSE. Le 11 septembre, à 20 h 30, au restaurant Rin-cón Chileno, 24, rue Réclusane : projection du film El sueñode Allende, puis débat sur le thème : « Mexique : la dictatureparfaite ? ». En partenariat avec France-Amérique latine. Le20 septembre, à 20 h 30, salle du Sénéchal, 17, rue de Rému-sat : « Le revenu de base : fondement d’une nouvelle société »,avec Yoland Bresson. En partenariat avec Attac. ([email protected] et 05-34-52-24-02.)

TOURS. Le 12 septembre à 13 heures, le 13 septembre à20 heures et le 17 septembre à 11 heures, sur Radio Béton(93.6), présentation du Monde diplomatique du mois. Le21 septembre, à 20 h 30, à l’association Jeunesse et Habitat, 16, rue Bernard-Palissy : « Où va la Chine ? ». ([email protected] et 02-47-27-67-25.)

BANLIEUE

ESSONNE. Le 11 septembre, à 20 heures, mairie annexed’Evry, place du Général-de-Gaulle : « Les nouveaux traitéseuropéens », avec Raoul Marc Jennar. En partenariat avecAttac. Le 13 septembre, à 20 h 30, Maison du monde, 509,patio des Terrasses à Evry, réunion mensuelle des Amis.([email protected] et 06-84-11-63-02.)

SEINE-ET-MARNE. Le 7 septembre, à 20 heures, à l’As-trocafé, brasserie de la médiathèque L’Astrolabe, 25, rue duChâteau à Melun, « café Diplo » : « Programme commun de lagauche, c’était il y a quarante ans… », avec Didier Motchane,Jean-François Claudon et Julien Guérin. Le 21 septembre, à20 h 30, au cinéma de l’espace culturel Les 26 couleurs, ruePasteur à Saint-Fargeau-Ponthierry, projection-débat du filmLes Nouveaux Chiens de garde, en présence de Yannick Ker-goat, coréalisateur. ([email protected] et 01-60-66-35-92.)

YVELINES. Le 15 septembre, à 17 heures, hôtel de ville deVersailles, salle Montgolfier : conférence-débat avec PierreDaum autour de son livre Ni valise ni cercueil : les pieds-noirsrestés en Algérie après l’indépendance. ([email protected] et 06-07-54-77-35.)

HORS DE FRANCE

LUXEMBOURG. Le 11 septembre, à 19 heures, au CircoloCuriel, 107, route d’Esch à Luxembourg /Hollerich, les «mar-dis du Diplo» : «Gramsci, une pensée devenue monde », dis-cussion à partir de l’article de Razmig Keucheyan (Le Mondediplomatique, juillet 2012). ([email protected])

WASHINGTON. Le 27 septembre, à 18h30, à la Maison fran-çaise, ambassade de France, 4101 Reservoir Road NW,Washington, DC 20007 : «Chine -Etats-Unis au XXIe siècle :choc ou alliance?». Avec Philip S. Golub et Steve Clemons.Introduction par Olivier Serot Alméras, consul général deFrance, et Romuald Sciora, directeur du French-Ame rican Global Forum. (www.la-maison-francaise.org ou www.fagf.orget 1-202-944-6400.)

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l’o"re » : breuvages énergisants auxcouleurs pétillantes, parfumés au raisinou à la framboise, vendus par six dans unsachet réfrigérant ou dans une canette àl’e!gie de Bob Marley (le Marley’sMellow Mood) ; sodas aux goûts les plusvariés et déclinaisons du Coca-Cola, sanssucre, sans caféine, à la cerise, aucitron (vert ou jaune), à la vanille ; jusquasi translucides, avec ou sans pulpe,biologiques ou aux « extraits de fruits ».Cette stratégie s’avère d’une e!cacitéredoutable : chaque année, un Américainboit 178 litres de sodas sucrés, contre85 litres en 1970 et 135 en 1980.

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(20 avril 2011) qu’ils influencent chaqueannée plus de 8 % des achats de leurentourage en nourriture et boissons, soit100 milliards de dollars.

Aussi sont-ils particulièrement courtiséspar la publicité. On estime qu’un enfantaméricain est en moyenne exposé à vingt-cinq mille spots télévisés chaque année,dont plus de cinq mille consacrés à l’ali-mentation (9). Spécialement calibrées pourplaire au jeune public, elles utilisent biensouvent des personnages familiers pourcréer un lien a!ectif avec le produit (10).«Bob l’éponge» fait ainsi de la retape pourles macaronis au fromage de Kraft, lescrèmes glacées de Breyers, les barreschocolatées de Hershey’s, etc. Il n’est pasjusqu’aux «Télétubbies » – les gnomescolorés vedettes d’un programme pour lesmoins de 3 ans – qui n’aient été utiliséspar les génies de la publicité.

Mais, depuis quelques années, cestechniques de promotion sont dénoncéespar les associations de consommateurs, etles multinationales de l’agroalimentairese reportent peu à peu sur les nouveauxmédias. Des applications pour smartphonesaux jeux vidéo en ligne en passant par lesquiz électroniques, elles ont découvert,avec Internet et la téléphonie mobile, uncontinent totalement inexploré, et trèsdi"cile à réguler : aucune loi ne peutinterdire à un enfant de devenir «ami» surFacebook avec Ronald McDonald, depasser des heures sur Honeydefender.comà « libérer» le miel des céréales Cheeriosou sur McWorld.com à dessiner avecl’omniprésent Bob l’éponge.

Face aux pratiques agressives del’industrie agroalimentaire, les pouvoirspublics sont longtemps restés inactifs. Lemarché de la «nourriture pourrie» (junkfood) représente des sommes pharaoniques– en 2011, selon les chi!res du FinancialTimes (9-10 juin 2012), la vente mondialede pizzas industrielles et des produitsproposés par la restauration rapide s’élevaità 706 milliards de dollars – et les grandesmarques peuvent consacrer des moyensdémesurés à la défense de leurs intérêts.Pourtant, l’étau se resserre lentement.L’obésité a pris de telles proportions queles problèmes qu’elle pose (dépression,discrimination, risques sani taires, perte deproductivité...) préoccupent l’ensemble dela société. Avec environ deux cent millemorts par an, ce qui la classe der rière letabac (plus de quatre cent mille morts),mais loin devant l’alcool et les accidentsde la route, elle est devenue la deuxièmecause de «décès évitables» aux Etats-Unis.Le traitement des maladies associées

(diabète de type 2, a!ections cardio-vasculaires, hypertension, embolie pulmo-naire, cholestérol, cancers, etc.) induit uncoût annuel supérieur à 147 milliards dedollars (soit environ 10 % du total desdépenses médicales), dont 61,8 milliardsdirectement pris en charge par lesprogrammes Medicare et Medicaid (11).

Depuis quelques années, le gouver-nement fédéral multiplie les dispositifs :incitation à l’activité physique juvénile,création d’un label garantissant les apportsnutritifs d’un produit, interdiction des distributeurs de sodas dans les écoles, etc.A l’échelon local, les Etats et les munici-palités adoptent également des législationsde plus en plus contraignantes. Suivantl’exemple de la Californie, du Maine oude l’Oregon, le New Jersey impose auxfast-foods, depuis 2010, d’indiquer lenombre de calories conte nues dans leursproduits. En mai 2012, la ville de NewYork a interdit la vente de boissons sucréessupersized dans les restaurants, les cinémaset les stades. Dans son rapport annuel pour2010, la Coca-Cola Company plaçait

l’adoption d’une législation plus restrictiveau nombre des « trente facteurs » quipourraient altérer ses profits futurs, aumême titre que la pénurie d’eau, la crisemondiale du crédit ou le changement climatique. Pour assurer leurs arrières, lesmultinationales se tournent donc vers denouveaux marchés, moins saturés que lesEtats-Unis, et surtout moins contrôlés.

Jadis apanage des pays occidentaux etdes Etats du Golfe, l’obésité s’est étendueà l’ensemble de la planète. Tous les paysémergents sont touchés, comme si le poids des individus était indexé sur lacroissance du produit intérieur brut (PIB).Avec 30 % d’adultes obèses, le Mexiquefait figure de mauvais élève, devantl’Afrique du Sud (18,1 %) et le Brésil(13,9 %). Même l’Inde et la Chine sontconcernées. Urbanisation, mécanisation,industrialisation de la production alimen-taire, émergence de la grande distribution :le développement économique a engendréune profonde mutation des modes de vieet un alignement progressif sur le régimeaméricain.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

À L’INDE

planétaire

L’embonpoint, signe de réussite sociale

PIA ELIZONDO. – Mexico (Mexique), 1994

(ci-dessus et à gauche)

AGEN

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EN INDE, par exemple, la proportion decitadins est passée de 23% à plus de 31%en moins de trente ans : des dizaines demillions d’individus, qui, dans lescampagnes, vivaient aupa ravant d’emploisreposant sur la force physique et qui senourrissaient tant bien que mal de produitslocaux, accèdent peu à peu à la consom-mation de masse. L’automobile, latélévision, le lave-linge répandent la séden-tarité ; stimulés par l’accès croissant auréfrigérateur, les supermarchés et leurcortège de produits transformés,empaquetés, surgelés et bien souventimportés envahissent les grandes villes– on estime que le chi!re d’a!aires de lagrande distribution augmente de plus de27 milliards de dollars par an. Commedans l’Amérique latine d’il y a quinze ans,où la part des achats alimentaires en grandesurface est passée de 15% en 1990 à 60%en 2000 (12).

Les chaînes de restauration rapide ontsuivi le mouvement et appliquent dans lespays émergents la recette éprouvée auxEtats-Unis et en Europe. Il leur a sim -plement fallu l’accommoder à la saucelocale. Indienne, par exemple : dans lespublicités, stars bollywoodiennes et joueursde cricket remplacent acteurs hollywoo-diens et basketteurs ; le célèbre Big Mac,peu adapté à un pays où les 80% d’hindous

(9) Children’s Exposure to TV Advertising in 1977and 2004, Federal Trade Commission, Washington,DC, 1er juin 2007.

(10) Lire Paul Moreira, « Les enfants malades dela publicité », Le Monde diplomatique, sep -tembre 1995.

(11) « Fas in fat : How obesity threatens America’sfuture 2010», Trust for America’s Health-Robert WoodJohnson Foundation, Washington, DC, juin 2010.

(12) Barry Popkind, The World Is Fat. The Fads,Trends, Policies, and Products That Are Fattening theHuman Race, Avery, New York, 2009.

(13) Jason Overdorf, « India, the next “fast foodnation”? », Global Public Square, CNN.com Blogs,25 octobre 2011.

s’abstiennent de manger du bœuf, fait place au Chicken Maharaja Mac ; et, chezDomino’s Pizza, pepperoni et steak hachés’éclipsent au profit du paprika et de laviande de chèvre. Des chaînes natio-nales (Moti Mahal, Nathu’s Sweets, SagarRatna...) disputent aux mastodontes améri-cains le pactole du marché, en croissancede 25 à 30 % par an (13). En 2011, Yum !Brands – qui possède entre autresKentucky Fried Chicken (KFC), Taco Bellet Pizza Hut – annonçait sa volontéd’ouvrir mille nouvelles succursales enInde avant 2015. Une bagatelle en compa-raison du plan d’investissement prévu pour la Chine : la maison mère du célèbrevendeur de poulet frit prévoit d’y inau -gurer vingt mille enseignes durant lesprochaines années.

Dans ces deux pays, l’obésité, quoiquelimitée, est en constante augmentation, etle surpoids atteint déjà des niveaux significatifs. Il concernerait ainsi 15% desadultes indiens – les femmes étant dava ntage touchées – avec des pics à plusde 30 ou même 40% dans certaines villes(Chennai [ex-Madras], Jaipur, New Delhi,Bombay, Calcutta…) (14). En Chine, oùdes cliniques privées hors de prix imitentdéjà les fat camps américains, 31 % desadultes présentent une surcharge pon-dérale, dont 12% sont considérés commeobèses (15). Alors que, chaque année, sixà dix millions de Chinois franchissent lecap de l’obésité, il n’existe pas encore devéritable programme public de prévention.Expert nutritionniste auprès du ministèrede la santé, M. Chen Chunming avoue sonimpuissance : «Si vous demandez aux gensde ne pas manger de hamburgers oud’autres aliments caloriques, ils vousrépondent : “J’ai de l’argent désormais,je peux manger ce que je veux” (16). »

Les écarts de richesse spectaculaires etle fossé entre ruraux et urbains confrontentcertains pays, en particulier les pluspauvres, au «double fardeau» de la nutri -tion. Dans les campagnes, la nourritureest rare et chère, et nombre de paysanssou!rent de sous-nutrition ; dans les villes,où les aliments industriels se trouvent enabondance, les nouvelles classes moyennes,friandes de sorties, de divertissements etde consommation, adoptent un régimehypercalorique. Au Niger, 30 % deshabitantes des villes dépassent le poidsrecommandé quand 20% des rurales sontmal nourries. En Namibie, ces chi!ress’élèvent respectivement à 40 et 18%; enInde, à 25 et 50%. Déjouée dans la plupartdes pays occidentaux, la logique estrespectée dans les pays émergents : lesplus riches sont souvent trop gros et lespauvres trop maigres. A Chennai, l’embon-point est presque devenu un signe deréussite sociale. Un fast-food de cette villeindienne promouvait, pendant un temps,l’un de ses produits en interpellant lepassant : «Vous êtes trop gros? Félicita-tions ! » Dans certains villages africains,où le sida – réputé être une «maladie demaigre» – frappe près d’une personne surdeux, le surpoids est même valorisé commeun témoignage de la bonne santé physiqued’un individu.

revanche sou!rir de déficiences nutritives,être trop petits, anémiques. C’est ainsiqu’en Egypte 12% des enfants rachitiquesont une mère obèse (17).

A l’échelle mondiale, le nombre depersonnes en surpoids (environ un mil -liard et demi, dont cinq cents millionsd’obèses) excède désormais celui desmal-nourris (environ un milliard) (18).Tandis que la riposte se met en place en Europe et aux Etats-Unis, nombre depays tardent à réagir. Mais, dans safameuse liste des trente fléaux, Coca-Cola s’inquiète déjà : « L’obésité etd’autres problèmes médicaux pourraientréduire la demande pour certains de nosproduits. »

BENOÎT BRÉVILLE.

L’obésité et la sous-nutrition ne séparentpas seulement les villes des campagnes,les opulents des miséreux : elles peuventcohabiter au sein d’un même groupesocial, d’un même espace géographiqueou d’un même foyer – parmi les réfugiéspalestiniens du Liban ou les paysans duPérou, dans les favelas brésiliennes oudans certains quartiers des grandes villesmaliennes et sénégalaises.

Cette coexistence s’explique par lesdi!érences générationnelles et les rupturesde régime alimentaire. Une personne malnourrie durant sa petite enfance voit sonmétabolisme changer définitivement etdéveloppe une tendance à stocker lesgraisses. Si, à l’âge adulte, elle adopte unrégime plus calorique, mais toujourspauvre en micronutriments, en fer et envita mines, elle prendra rapidement dupoids. Ses enfants, eux, pourraient en

(14) Sanjay Kalra et AG Unnikrishnan, «Obesity inIndia : The weight of the nation», Journal of MedicalNutrition & Nutraceuticals, vol. 1, n° 1, Bombay, 2012.

(15) « 30 percent of Chinese adults overweighted»,People’s Daily Online, 22 mars 2012.

(16) Cité dans Calum MacLeod, « China wrestleswith growing obesity», USA Today, McLean (Virginie),20 décembre 2008.

(17) « Arab diets : Feast and famine», The Economist,Londres, 3 mars 2012. Cf. aussi Philippe Froguel,Patrick Sérog et Fabrice Papillon, La Planète obèse,Nil, Paris, 2001.

(18) Boyd A. Swinburn (sous la dir. de), «The globalobesity pandemic : Shaped by global drivers and localenvironments», The Lancet, vol. 378, n° 9793, Londres,27 août 2011.

Châteaux,chapeaux, narcos

Dans le terrierdu lapin blanc

de Juan Pablo Villalobos

Traduit de l’espagnol (Mexique)par Claude Bleton, Actes Sud,

Arles, 2011, 105 pages,12,80 euros.

pareil (…), des fleuves de sangsillonnent l’Europe ».

Si l’esprit du jeune garçonsemble rester indemne, son corps,lui, ne l’est pas : « Il y a desjours où tout est néfaste. Commeaujourd’hui, où j’ai encore eucette douleur électrique dans leventre. » Pour se consoler de sacaptivité, tromper l’ennui et ledésespoir qui monte, Tochtlicollectionne les chapeaux dumonde entier. Ils sont magiques.Ils cachent la chevelure, cette« sorte de cadavre qu’on porte surla tête tant qu’on est vivant. Enplus c’est un cadavre foudroyant,qui n’arrête pas de pousser, sansarrêt, un truc très sordide ».Symboliquement, il utilise sa

collection pour occulter les morts, la criminalité en constanteexpansion, au Mexique et dans le monde. Pour les mêmesraisons, il se rase la tête et cède au caprice de vouloirposséder un hippopotame nain du Liberia, animal chauve parexcellence. Quand il finit par se terrer dans le mutisme,retranché dans un personnage de samouraï, son père l’emmèneau Liberia, en quête de l’animal, remède absurde au mal dontsouffrent son fils, le Mexique et le monde.

L’écrivain mexicain Juan Pablo Villalobos, né en 1973et expatrié à Barcelone, signe ici un premier roman àl’humour grinçant, court et marquant, à la fois fantaisisteet profondément ancré dans le réel. Dans le terrier du lapinblanc oscille entre Le Nain, de Pär Lagerkvist, pour ladescription des puissants à travers un narrateur torturé quià la fois les exècre et les aime, et Tous les petits animaux,de Walker Hamilton, une fable peuplée d’animaux morts surl’enfance malmenée. A chaque fois, plutôt que de brouillerla compréhension du monde, la vision distordue de cesantihéros tend à la rendre plus limpide. « Pense de traverset tu tomberas juste », comme le répète Yolcaut. Et l’ondevine qu’au pouvoir absolu et à la corruption succédera lachute : l’ultime couronnement sera celui d’une tête d’animalempaillé.

XAVIER LAPEYROUX.

H I STOIRE

Dumas et ses deux révolutions

EN 1848, le 1er mars, Alexandre Dumas écrit dans lequotidien La Presse : « Oui, ce que nous voyons est beau,ce que nous voyons est grand. Car nous voyons une répu-

blique, et, jusqu’aujourd’hui, nous n’avions vu que des révo-lutions. » Dumas, né en 1802, est fils d’un général de la Révo-lution que Napoléon Bonaparte finira par destituer, petit-filsd’esclave et de marquis, et contemporain de la triste fin des TroisGlorieuses et de la IIe République. S’il n’y a pas chez lui d’hé-sitation sur la justesse de la république, il y a bien une« question » de la révolution : sur ce qu’elle implique, mélangede « sublime » et d’atrocités, et ce qu’elle engendre. La suite révo-lutionnaire Mémoires d’un médecin, qui regroupe quatre romanspubliés en feuilleton entre 1846 et 1852, témoigne avec jubilationde cette tension entre enthousiasme et horreur (1).

Si les deux derniers volumes de cette tétralogie, Ange Pitou,qui se déroule de juillet à octobre 1789, et La Comtesse deCharny, qui s’achève en 1793, n’incitent pas à la ferveur révo-lutionnaire, Joseph Balsamo, le premier roman de la série, situéau début du règne de Louis XVI, met en scène sous sonvéritable nom l’intrigant Cagliostro, qui s’est donné pourmission de « fouler le lys aux pieds », alors même que, écritDumas, cette reine est « jeune, belle et bonne », ce roi « doux,clément et bon administrateur » – le peuple ne peut que les aimeraprès le désastreux Louis XV.

C’est le général italien Giuseppe Garibaldi qui va conduireDumas à se réconcilier avec la révolution. L’écrivain achète desarmes pour soutenir l’entreprise garibaldienne, et appuie en 1860l’expédition des Mille, qui avait pour objectif de faire tomberla monarchie des Deux-Siciles. Il va rester trois ans à Naples,de 1861 à 1864, comme directeur des fouilles et des musées. Ilcrée un journal, L’Indipendente, pour accompagner le nouveaurégime, et y fait paraître, de 1862 à 1864, en feuilleton et enitalien, cette Histoire des Bourbons de Naples aujourd’hui publiéepour la première fois en France sous le titre Les Deux Révolutions.Paris (1789) et Naples (1799) (2). S’y conjuguent le présent etle passé pour un hymne à la république et à la révolution : leprésent, c’est Garibaldi, qui, avec un millier d’hommes, libèreNaples des Bourbons ; le passé, c’est la révolution de 1799 etl’instauration de la république, qui ne dure que quelques mois,les seuls pendant lesquels, en plus d’un siècle, Naples a« respiré à pleine poitrine ». A ses yeux, Garibaldi et la lutte pourl’unification de l’Italie, c’est bien autre chose que 1830 et 1848 ;et la « révolution de l’intelligence », celle de 1799 à Naples, autrechose que 1789 et ses suites.

Cet inédit, qui s’appuie sur des documents auxquels Dumas,grâce à l’intervention de Garibaldi, est le premier à avoir eu accès,offre une richesse remarquable de détails et propose une

réflexion sur le mouvement de l’histoire, tout en étant une décla-ration d’amour à Naples. Mais il déploie surtout l’affirmationd’une fidélité aux idées de 1789 : en les montrant avec fouguepartagées par tout ce qu’il y a à Naples de grand, de courageux,d’intelligent, de cultivé, et haïes par le roi Ferdinand, le clergénapolitain (« de tous les pays du monde, le plus ignorant, le plusdépravé, le plus inepte »), les lazzaroni (le « peuple » deFerdinand), Dumas leur confère le statut de pierre de touche dela vertu et de la grandeur – d’un individu, d’une nation.

FRANÇOISE ASSO.

(1) Une nouvelle édition de Joseph Balsamo et Le Collier de la reine,établie et présentée par Judith Lyon-Caen, est publiée par Gallimard, coll.« Quarto », Paris, 2012, 1 600 pages, 27,50 euros. L’ensemble de la tétra-logie (augmentée du Chevalier de Maison-Rouge) a été édité, en trois volumes,par Claude Schopp, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

(2) Alexandre Dumas, Les Deux Révolutions. Paris (1789) et Naples (1799),traduit de l’italien par Jean-Paul Desprat et Philippe Godoy, préface de ClaudeSchopp, Fayard, Paris, 2012, 1 000 pages, 29 euros. Dumas a également écritles Mémoires de Garibaldi, et a raconté son engagement lors de l’épopéedes Mille : Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, Fayard, 2002.

PHOTOGRAPHIE

L’œil et la plume

H I S T O I R E I D É E S

S O C I A L

S P O R T

25

LORDS OF THE LAND, LORDS OF THESEA. Con!ict and Adaptation in Early ColonialTimor, 1600-1800. – Hans Hägerdal

KITLV Press, Leiden (Pays-Bas),2012, 479 pages, 42,50 euros.

L’histoire du Timor a vu s’opposer les popula-tions locales aux colonisateurs portugais et néer-landais en des interactions d’une rare complexité.Ce livre, qui relève de la recherche sur les repré-sentations timoraises, a pour mérite de s’appuyersur un important corpus de sources, et notammentsur les registres quotidiens tenus par les employésde la Compagnie néerlandaise des Indes orien-tales (VOC). Loin d’une colonisation binaire, lesrelations se sont établies entre au moins quatregrands acteurs : la Couronne portugaise, la VOC,les multiples royaumes locaux et une commu-nauté de métis, les Topasses, qui ont mené leurpropre stratégie, parvenant parfois à prendre lepouvoir sur la majeure partie du Timor. On com-prend également que les Européens sont parvenusà s’imposer comme colonisateurs parce qu’ils ontpu arbitrer des tensions locales.

FRÉDÉRIC DURAND

E U R O P E A S I E P R O C H E - O R I E N T

A M É R I Q U E S

ASIE CENTRALE

Sur les traces des « faiseurs de frontières »

L’HISTOIRE emprunte des voies moins directes qu’onne pourrait le croire. Trois livres récents ledémontrent une nouvelle fois. On y apprend autant

sur l’Asie centrale, à laquelle ils sont consacrés, que surla façon de passer derrière les clichés.

L’ouvrage de Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L’in-vention des frontières et l’héritage russo-soviétique, inviteà changer de regard sur le colonialisme russe (1). On imputeplus ou moins spontanément au tsar la décision, auXIXe siècle, de conquérir le centre de l’Eurasie et d’envoyerles troupes vers les mers chaudes ; or c’est ignorer le rôle-clé des « faiseurs de frontières » : officiers de l’arméesouvent inconnus, voyageurs dont personne ne lit plus leslivres, diplomates au costume sans doute bien gris. Ainsi,Konstantin von Kaufmann, gouverneur général du Turkestande 1867 à 1882, accroît le territoire de l’empire contre lavolonté du tsar et celle du ministère des affaires étrangères.Le personnage n’est pourtant qu’un modeste rouage dansla grande machine coloniale. « Ce type d’“impérialismepériphérique” se construit non sur la base de programmesglobaux et centralisés, mais avant tout sur les ambitionset le tempérament des administrateurs locaux. » Quant auxdiscours de ces hommes, formulés sous couvert de théoriespolitiques, géographiques ou militaires, ils sont en réalitéconçus pour convaincre les services du tsar de poursuivrela conquête, ou pour fixer la frontière dans une commission

commune avec les Anglais à la fin du Great Game – le« grand jeu », ce tournoi des espions russes et britanniquesdu XIXe siècle, dont les empires respectifs cherchaient àcontrôler le cœur du continent eurasiatique.

Taline Ter Minassian reconstitue précisément labiographie d’un de ces espions, le Britannique ReginaldTeague-Jones (2). Une vie de légende. L’homme a tout vudans la région, de la frontière nord-ouest de l’Inde au Caucaseen feu lors de l’avènement du pouvoir bolchevique, de lanaissance de la république kémaliste à la Perse infiltrée parles espions allemands pendant la première guerre mondiale.Si ce récit donne de nombreux renseignements sur la vied’un agent secret, il informe aussi bien sur les mensonges,malentendus, instrumentalisations qu’elle peut susciter. TerMinassian raconte en détail l’affaire « des vingt-six commis-saires », assassinés dans le désert turkmène le20 septembre 1918 ; un crime dont Teague-Jones seraaccusé par le Kremlin, alors que la décision avait été prisepar les socialistes révolutionnaires turkmènes, dirigés parl’ubuesque Fiodor Fountikov, « président du comité exécutifde la dictature centro-caspienne ».

L’histoire contemporaine n’est pas davantage à l’abri desmanipulations (3). Depuis vingt ans, grandes organisations,diplomates et journalistes déplorent le sort de la mer d’Aral,vidée pour avoir été sacrifiée par Moscou à la production

intensive du coton. Or Raphaël Jozan contredit ce « gospelde la pénurie d’eau » sur fond de « guerres de l’eau » quimenaceraient entre républiques centre-asiatiques, notammenten suivant une mission internationale sur le terrain, incapablede voir la réalité. Que soit pratiquée par tous les paysansouzbeks une seconde culture gourmande en eau, celle dumaïs, n’est en effet tout simplement pas pris en compte. Alors,pourquoi cette croyance sans faille qu’il y a pénurie d’eau ?Parce que les républiques centre-asiatiques ont intérêt àentretenir les bailleurs de fonds occidentaux dans leurillusion : Washington peut ainsi prendre le relais de Moscoupour les abreuver en millions de subventions. Et parce queles organisations internationales aiment démontrer combienle système soviétique était erroné et combien leur présenceest maintenant nécessaire. Ainsi, en voulant éviter les« guerres de l’eau », elles construisent une narration quijustifie leur existence.

RÉGIS GENTÉ.

(1) Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L’invention des frontières etl’héritage russo-soviétique, CNRS Editions, Paris, 2012, 381 pages,27,40 euros.

(2) Taline Ter Minassian, Reginald Teague-Jones. Au service secretde l’Empire britannique, Grasset, Paris, 2012, 468 pages, 22,90 euros.

(3) Raphaël Jozan, Les Débordements de la mer d’Aral. Une socio-logie de la guerre de l’eau, Presses universitaires de France, Paris,2012, 240 pages, 22 euros.

LITTÉRATURES DU MONDE

Eugénisme suisse,douleur tzigane

Le Geste du semeurde Mario Cavatore

Traduit de l’italien par Danièle Robert,Chemin de ronde, Cadenet,2011, 128 pages, 12 euros.C’EST une sombre page de

l’histoire qui a inspiré à Mario Cava-tore son premier roman, publié en Ita-lie en 2004. Le déclic : un article duMonde diplomatique de 1999 sur une« chasse aux Tziganes » s’appuyantsur des théories eugénistes, perpétréeen Suisse avec le soutien de l’Etat etrelayée par de nombreux représen-tants de l’Eglise protestante, entre1926 et 1972 (1). Ce récit a conduitCavatore à imaginer une ténébreusehistoire de destins mêlés où des per-sonnages font les frais, directementou par ricochet, de cette persécu-tion… et à révéler les dessous d’uneorganisation redoutable créée en1926 : Kinder der Landstrasse (« Lesenfants de la grand-route »).

Un préjugé séculaire, lancé de façon abrupte, ouvre le roman : « LesTziganes ont toujours été un problème. » Puis surgit Lubo Reinhardt, citoyen suissetzigane qui subit conjointement deux drames : l’assassinat de sa femme et l’enlè-vement par la police de leurs deux enfants, qui seront confiés à Kinder der Land -strasse. Argument du juge : « Pour leur bien, ils ne devaient pas rester avec lesTziganes, ils devaient être placés dans des conditions hygiéniques et morales plusadaptées. » Mû par le désir inflexible de faire justice et de « sauver son peuple »,Lubo s’invente une mission vengeresse : séduire, sous une nouvelle identité, nombrede femmes suisses, et « semer »... Naîtront ainsi des enfants en qui coulera, à leurinsu, du sang tzigane.

Hugo est l’un des fruits de ce « geste du semeur ». On le rencontre d’abordà travers le témoignage de Hans, son demi-frère aîné. En 1972, âgé de 30 ans, accuséd’homicide, Hans se livre à une introspection douloureuse et désabusée où il passeen revue son histoire, intimement liée à celle de Hugo. Il évoque une série de récentesdésillusions, constate que « ce qui domine le monde, ce sont les passions féroceset les instincts les plus brutaux »… Hugo prend ensuite la parole dans une longuelettre glaçante adressée à Hans. Il s’y livre sans réserve. Ces deux témoignages soushaute tension donnent la mesure de l’ignominie de Kinder der Landstrasse, qui traitaHugo comme un méprisable « bâtard jenisch (2) ». Puis, dans une lettre au jugechargé du « cas Hans », un commissaire confie ses doutes, s’indigne. Il s’interrogesur les limites de son rôle de gardien de la loi, sur la bête tapie au fond de la naturehumaine... Il avoue avoir été ébranlé par le destin de Lubo et touché par « sa révolte,sa détermination à mener à son terme cette vengeance tragi-comique ».

En forme de parabole, ce récit bref et dense met en scène une poignantetragédie à rebondissements dont les ramifications se déploient sur près de trenteans. Prix du premier roman en Italie en 2004, Le Geste du semeur est l’œuvre insolited’un preneur de son, critique musical et chroniqueur politique qui, à l’âge de 56 ans,s’est fait romancier inspiré.

CHRISTINE TULLY-SITCHET.

(1) Laurence Jourdan, « Chasse aux Tziganes en Suisse », Le Monde diplomatique, octobre 1999.

(2) Les Yéniches, ou Jenisch, sont un sous-groupe tzigane.

24SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

EXCRETA MATTERS. 7th State of India’sEnvironment. A Citizens’ Report. Centre for Science and Environment, New Delhi,

2012, 772 pages (2 tomes), 80 dollars.

En Inde, les eaux usées sont un problème tabourelevant des castes inférieures. Le Centre forScience and Environment (CSE) leur consacredeux volumes. Le premier montre comment lesvilles sont en train de polluer les cours d’eau et dese noyer dans leurs propres déchets ; le secondexamine le cas de soixante et onze métropoles,comme New Delhi ou Bombay, où les fleuvessont devenus des cloaques à cause des rejetsdomestiques et industriels. Pour le CSE, « cettegénération n’a pas seulement perdu ses rivières,elle a commis aussi un “hydrocide” délibéré ».

Mais d’où les villes indiennes tirent-elles leureau, et où vont leurs eaux usées ? Les réponsesamènent le CSE à s’interroger sur l’évolutionfuture des villes et à chercher la formule d’undéveloppement durable. Le pays manque absolu-ment de données sur les eaux usées ; ce rapportcitoyen veut corriger ces lacunes et favoriser uneprise de conscience de la société.

MOHAMED LARBI BOUGUERRA

PREDATOR NATION. Corporate Criminals,Political Corruption, and the Hijacking ofAmerica. – Charles H. Ferguson

Crown Business, New York, 2012,384 pages, 27 dollars.

Lorsqu’il reçut son Oscar du meilleur docu-mentaire pour Inside Job, en 2011, CharlesFerguson exprima son étonnement de voirqu’aucun des responsables de la débâcle finan-cière n’avait véritablement été inquiété par lajustice. Dans cet ouvrage, il creuse le thème dela responsabilité criminelle des dirigeantsfinanciers dans la crise. « Il n’y a eu, écrit-il,aucune tentative sérieuse de la part du gou-vernement fédéral d’engager des poursuitesciviles, des saisies de biens, des interdictionsd’exercer, ou d’exiger des remboursements etdommages et intérêts de ceux qui ont plongél’économie mondiale dans la récession. » L’autre contribution majeure de Ferguson fut derévéler la complicité de grands professeurs etspécialistes de l’économie et de la finance dansle « casse du siècle ». Chiffres et noms à l’ap-pui, le réquisitoire est implacable : le mondeuniversitaire, en apportant sa caution quasi una-nime à la déréglementation financière et à lacréation de produits toxiques, a grandementcontribué à piper les dés du jeu politique et économique.

IBRAHIM WARDE

LA POLITIQUE EN AMÉRIQUE LATINE.Histoires, institutions et citoyennetés. – Béren-gère Marques-Pereira et David Garibay

Armand Colin, Paris, 2011,320 pages, 29,80 euros.

L’intérêt de ce livre, avant tout destiné aux étu-diants, dépasse le cadre strictement universi-taire. Sur la base de deux approches (l’une his-torique, l’autre thématique), les auteursobservent que « l’Amérique latine est en train devivre une transformation démocratique sans pré-cédent », avec pour enjeu majeur « la lente etdi!cile construction d’un sentiment d’apparte-nance à la communauté politique », notammentpour ceux qui en ont été exclus jusque-là. Lesauteurs soulignent à juste titre que de telles avan-cées sont fortement freinées par le problème,structurel, « de la pauvreté et des inégalitéssocio-économiques ». Les analyses proposéessurprennent parfois. Ainsi, les gouvernementsbolivien, vénézuélien ou équatorien seraientmarqués par des « dérives majoritaires ». Leconcept, associé à ce que les auteurs désignentcomme un « néopopulisme », se caractériseraitpar un recours trop abondant aux référendums etaux Assemblées constituantes – phénomène icidécrit comme « antipolitique ».

FRANCK GAUDICHAUD

LA TRADITION DE L’INTÉGRATION. Uneethnologie des Roms Gabori dans lesannées 2000. – Martin Olivera

Petra, Paris, 2012, 503 pages, 32 euros.

Les Gaboris de la Transylvanie roumaine sontdes Roms fiers de leur identité. Aisément recon-naissables à leurs vêtements, ils tiennent à secomporter « comme des Roms » – c’est-à-dired’une manière conforme à une certaine concep-tion de l’honorabilité. Ils ne sont que quelquesmilliers, mais se distinguent nettement des« autres » : les gadjés (les non-Roms), roumainsou hongrois, mais aussi les « Tziganes », etc.La plongée de l’ethnologue Martin Olivera dansleur société renouvelle la réflexion sur l’identitéet l’altérité. Ces Gaboris, qui parlent romani,qui se font un point d’honneur d’exercer un« métier de Rom » (romani butji), vivent en har-monie avec leurs voisins gadjés. Si cette monu-mentale étude rompt avec les clichés misérabi-listes, elle s’écarte également de tout exotismepour s’interroger sur la manière dont « leshommes vivent en société et produisent de lasociété pour vivre », selon la formule de l’an-thropologue Maurice Godelier.

JEAN-ARNAULT DÉRENS

BOBBY SANDS, JUSQU’AU BOUT. – DenisO’Hearn

Editions de l’Epervier - Centre Europe-Tiers Monde (Cetim), Paris-Genève,

2011, 443 pages, 19,50 euros.

C’est à Bobby Sands (1954-1981), membre dès1972 de l’Armée républicaine irlandaise (IrishRepublican Army, IRA) qu’incomba la respon-sabilité de mener – jusqu’au bout – la grève dela faim entamée en février 1981 par les détenusde l’IRA et de l’Armée de libération nationaleirlandaise, marxiste (INLA), afin d’obtenir deLondres le statut de prisonniers politiques. Dixhommes y laisseront la vie. Le 5 mai 1981, aprèssoixante-six jours d’agonie, Sands s’éteint – nonsans avoir été élu député au Parlement de West-minster. Mme Margaret Thatcher n’a pas cédé,mais, un peu partout dans le monde, les opi-nions publiques sont bouleversées par ceshommes qui préfèrent mourir plutôt qu’accepterla criminalisation de leur cause. L’élection deSands permettra aussi au Sinn Féin, branchepolitique de l’IRA, de faire accepter à sa basesociale, abstentionniste, le principe d’une parti-cipation aux scrutins britanniques. Dès lors sontplantées les graines des accords de paix, signésen 1998.

CÉDRIC GOUVERNEUR

LES ALGÉRIENNES CONTRE LE CODEDE LA FAMILLE. – Feriel Lalami

Presses de Sciences Po, Paris, 2012,363 pages, 25 euros.

Le mouvement des femmes en Algérie s’est struc-turé contre les discriminations inscrites dans lecode de la famille promulgué en 1984. Cette étudedes stratégies et des modalités d’action des asso-ciations qui le composent s’appuie à la fois surune connaissance fine de la vie politique et sur desentretiens avec des militantes. Ayant dû se démar-quer de la « vision fanonienne de la militanterobotisée » liée à l’indépendance, tout en prolon-geant le combat des moudjahidate (les combat-tantes de la guerre de libération), elles ont réussià créer un mouvement autonome, radical dans saremise en cause des rapports sociaux de sexe,dans sa revendication égalitaire et pragmatique,ainsi que dans son contournement de l’étiquetteféministe, par trop assimilée à l’univers occiden-tal. Confronté à la violence islamiste et à la fer-meture du système politique dans les années 1990,le mouvement s’est ensuite institutionnalisé, touten poursuivant son combat.

CHRISTOPHE VOILLIOT

QATAR. A Modern History. – Allen J. From-herz

Georgetown University Press,Washington, DC, 2012, 204 pages, 38 euros.

Professeur à l’université de Géorgie après avoirenseigné au Qatar, Allen J. Fromherz propose unlivre stimulant sur cette minuscule péninsule, quiest habituée depuis plus d’un siècle à survivre àdes impérialismes successifs et à de puissants voi-sins. Connu surtout comme source de capitaux etd’hydrocarbures, l’émirat reste largement opaquequant à son fonctionnement interne. Quel seral’avenir de ce pays qui accueille la plus grandebase américaine du Proche-Orient et la chaîne Al-Jazira, et qui partage le plus gros gisement de gaznaturel du monde ? L’auteur croit à sa survie. Epar-gné par le conflit entre vie traditionnelle et moder-nisation économique, le Qatar, où l’enrichisse-ment est survenu sans la fracture sociale apportéeailleurs par le capitalisme, a pu changer du tout autout sans que les Qataris aient besoin de changer…

JEAN-PIERRE SÉRÉNI

« LE MATIN » (1884-1944). Une presse d’ar-gent et de chantage. – Dominique Pinsolle

Presses universitaires de Rennes,2012, 354 pages, 20 euros.

Ce livre tiré d’une thèse d’histoire comble unvide : il n’existait pas à ce jour de monographiesur l’important quotidien français que fut LeMatin. Mais il apporte également une contributionessentielle à la compréhension des mécanismestoujours à l’œuvre dans ce que Pierre Bourdieuappelle le « champ journalistique ». Au cours deses soixante ans d’existence, Le Matin aura ene!et occupé successivement la quasi-totalité despositions possibles à l’intérieur de cet espace deproduction spécifique apparu au XIXe siècle etdans lequel les individus doivent composer avecdes contraintes politiques, économiques et déon-tologiques plus ou moins conciliables. Personna-lité extravagante, le propriétaire du journal pous-sera à chaque fois à ses limites le type de pressequ’il avait décidé de pratiquer. Ainsi cette histoiredu Matin montre-t-elle de manière particulière-ment claire ce qui se joue dans ce champ : ladéfinition sociale du journalisme, annexe de tellefraction politique, produit marchand régi par lalogique économique ou activité intellectuelle cen-sée produire des « informations » – une notionqui, elle, est loin d’être claire.

PATRICK CHAMPAGNE

DEUX GÉNÉRATIONS DANS LA DÉBINE.Enquête dans la pauvreté ouvrière. – Jean-Fran-çois Laé et Numa Murard

Bayard, Paris, 2012, 420 pages, 21 euros.

Cet essai, qui réunit une première enquête menéeà la fin des années 1970, L’Argent des pau-vres (Seuil, 1985), et une seconde conduite trenteans après, compose la chronique d’une villeouvrière, Elbeuf, au fil de deux générations habi-tant un quartier de logements sociaux. Les deuxsociologues voulaient initialement renverserl’image véhiculée par les associations charitableset par la plupart des travaux, quitte à présenter lespauvres comme Ettore Scola dans son filmA"reux, sales et méchants (1976), ou commePatrick Declerck dans Les Naufragés (Pocket,2003). L’enquête des années 2000, qui détaillel’histoire des habitants depuis l’ancienne cité detransit, notamment grâce à de nombreux récits,met en évidence la décomposition produite par lechômage, les conséquences de l’appauvrissementéconomique sur l’habitat, le travail, les modes devie, la famille, et le rapport avec les institutions.Les auteurs, qui ont accédé aux fiches d’alloca-taires de services sociaux et mené de nombreuxentretiens, montrent comment la précarité sereproduit chez les enfants d’ouvriers.

GABRIELLE BALAZS

NEUE PREKARITÄT. Die Folgen aktivieren-der Arbeitsmarktpolitik – europäische Länderim Vergleich. – Sous la direction de Karin Scher-schel, Peter Streckeisen et Manfred Krenn

Campus Verlag, Francfort-New York,2012, 316 pages, 29,90 euros.

Trop rares sont les investigations portant sur lese!ets réels des politiques d’activation du marchédu travail conduites depuis les années 1990. C’estprécisément l’objet de cette étude proposée par ungroupe de chercheurs européens, qui en dresse lebilan précis pour cinq pays : Allemagne, Autriche,Suisse, Royaume-Uni et Pologne. Les dispositifssont censés augmenter les chances des chômeursde trouver un emploi, notamment en le leur impo-sant et en améliorant leur « employabilité ». Lesauteurs montrent pourtant que ces mesures n’ontpas permis d’atteindre les objectifs a"-chés (l’« inclusion » et la stabilisation dans l’em-ploi). Bien au contraire, elles ont conduit à l’ex-pansion de l’emploi précaire, tout en renforçant lastigmatisation des travailleurs qu’elles concer-nent, notamment les jeunes.

ROLAND PFEFFERKORN

THÉORÈME VIVANT. – Cédric VillaniGrasset, Paris, 2012, 288 pages, 19 euros.

Les galaxies sont-elles stables, et sur quelle échellede temps ? Pourquoi un gaz se transforme-t-il enliquide quand il refroidit ? Ce type de questionsposées par la physique rencontre les préoccupa-tions d’un mathématicien comme Cédric Villani,obsédé par les équations établies par ses prédé-cesseurs : Ludwig Boltzmann, Henri Poincaré,Edmund Landau, etc. Retraçant les deux annéesqui précèdent son accession à la reconnaissancesuprême des jeunes mathématiciens – la médailleFields, obtenue en 2010 –, son journal de bordmontre cette quête au quotidien d’une démonstra-tion qui ne se laisse pas si facilement saisir.

Tru!é de formules merveilleusement typogra-phiées (et dont seule une poignée de mortels peutsaisir le sens), de copies des courriels qu’iléchange avec son comparse Clément Mouhot etd’autres collègues, de descriptions de centres derecherche du monde entier et de portraits de sespairs parfois au bord de la folie, ce livre permet aulecteur de partager les périodes de doute et les ins-tants de grâce.

PHILIPPE RIVIÈRE

HEILIGE HETZJAGD. Eine Ideologie -geschichte des Antikommunismus. – WolfgangWippermann

Rotbuch Verlag, Berlin, 2012,160 pages, 9,95 euros.

La fameuse phrase d’ouverture du Manifeste duparti communiste d’Engels et Marx proclame :« Un spectre hante l’Europe : le spectre du com-munisme. Toutes les puissances de la vieilleEurope se sont unies en une sainte alliance pourtraquer ce spectre. » Cette « sainte alliance » tra-duit en français ce qui, en allemand, renvoie à une« sainte chasse à courre ». Ce sont ces mots quel’historien Wolfgang Wippermann a pris pourtitre. Son essai analyse les idées ayant structurél’anticommunisme dans le monde. Sont exami-nées les lignes de force du « judéo-bolchevisme »sous la république de Weimar, de la « Communedes Juifs » en Pologne, de la « croisade » fran-quiste, des condamnations pour activités anti-américaines aux Etats-Unis, des massacres dansl’Indonésie de 1965 – qui firent cinq cent millevictimes en trois mois. Une lacune regrettable : lespays baltes. Aujourd’hui, l’islamophobie seraiten passe, selon l’auteur, de supplanter l’anti -communisme. Mais… « ça peut changer ».

LIONEL RICHARD

ÉLOGE DE LA PASSE. Changer le sport pourchanger le monde. – Sous la direction de WallyRosell

Les Editions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2012, 192 pages, 13 euros.

Si le sport incarne aujourd’hui l’économie demarché et la société du spectacle, cet ouvragecollectif en propose une autre histoire, le mon-trant tel qu’il fut sous l’impulsion des commu-nards, de Mai 68, de groupes de supporters anti-racistes, de clubs organisés par et pour les luttespopulaires, syndicales, autogestionnaires– comme terrain possible de l’apprentissage del’autonomie et de la solidarité, vecteur d’unelutte politique pour « remettre l’humain au centre de toute activité ». On y accompagnel’épopée interrompue des olympiades populairesde Barcelone en 1936, qui virent des athlètes ral-lier la lutte antifasciste, ou l’aventure du Miroir,longtemps le seul journal à défendre un « foot-ball qui respecte les hommes ». On apprend quele régime de Vichy a démantelé le rugby à XIIIet pourquoi, que l’Internazionale de Milan a étécréé pour intégrer les joueurs étrangers inter-dits au Milan AC, ou encore que les ArgentinosJuniors se sont d’abord appelés les Chicago Mar-tyrs, en hommage aux grévistes américains exé-cutés après les grèves du 1er mai 1886.

BENJAMIN FERNANDEZ

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

M A G H R E B

GÉOPOLITIQUE DE L’AFRIQUE. – PhilippeHugon

Sedes, Paris, 2012, 330 pages, 29,90 euros.

L’économiste Philippe Hugon étudie les para-doxes du continent dans ce manuel pédagogiquequi se distingue par son recul historique et saconnaissance du terrain. Il rappelle que, loin del’image des petits villages communautairesrepliés sur eux-mêmes, l’Afrique, bien avantl’arrivée des Européens, a été découverte parles explorateurs de Chine et de l’actuelle Indo-nésie. L’auteur explique par ailleurs que la colo-nisation ne saurait s’analyser de manière indif-férenciée, car la domination exercée sur lessociétés locales a produit des trajectoires éco-nomiques et sociales multiples. Ce qui incite àpenser le développement des pays africains demanière beaucoup plus ouverte que ne le font lesorganisations financières internationales.

ANNE-CÉCILE ROBERT

A F R I Q U E

PAR un petit matin pluvieux de 1902, « dans le cœur de l’empire leplus vaste et le plus puissant que le monde ait jamais connu », desdizaines de pauvres épuisés d’avoir marché toute la nuit – Londres

interdit aux sans-logis de dormir sur la voie publique – s’effondrent surl’herbe trempée d’un parc qui ouvre enfin ses portes. Jack London, quienquête sur l’East End, photographie leurs silhouettes brisées. De la Coréelors du conflit russo-japonais de 1904 à sa ville natale, San Francisco, aprèsle tremblement de terre de 1906, des peuples du Pacifique sud corrompuspar la civilisation capitaliste (1907-1908) aux tempêtes du Cap Horn (1912),l’écrivain et militant socialiste ne se sépare jamais d’un Kodak à soufflet.L’album Jack London photographe rassemble deux cents clichés parmi lesdouze mille qu’il a réalisés. D’un intérêt artistique inégal, ils prennent tout leur sens à la lecture des textes qui les accompagnent, consacrés auxusages idéologiques de la photographie de reportage et de voyage au débutdu XXe siècle. Loin de cadrer des « primitifs » selon les canons alors en vogue – en 1905, le zoo du Bronx expose un Pygmée dans la section« primates » –, London fixe sur pellicule le quotidien d’individus confrontésà la pauvreté, au colonialisme, à la guerre… Un regard armé d’une vision,

capable de saisir les dominations d’un coup d’œil comme son verbe le faitd’un trait de plume – ainsi, sous la photo d’une ouvrière londonienne auregard perdu, cette phrase du Peuple d’en bas : « Les femmes reçoivent lesraclées que les hommes devraient donner à leurs patrons. »

P. R.

(1) Jeanne Campbell Reesman, Sara S. Hodson et Philip Adam, Jack London photo-graphe, Phébus, Paris, 2011, 278 pages, 39 euros.

UN roi, un jardin luxuriant, un zoo, des gardes etdes servantes, des lapins, des chapeaux : l’histoire com-mence comme un conte au pays des merveilles, hors dumonde et du temps, et va pourtant donner à voir et à com-prendre l’envers du Mexique.

Tochtli, le jeune narrateur, vit sous haute surveillanceavec son père, Yolcaut, un « parrain » paranoïaque, dans unpalais doré qu’il ne doit pas quitter, peuplé d’une poignéed’individus au service d’un pouvoir mafieux. Son professeurparticulier, Mazatzin, imprégné du code d’honneur dessamouraïs, est le seul à s’indigner des morts qui s’addi-tionnent ; car le père est un narcotrafiquant d’envergure qui« fait des cadavres », comme le dit froidement son fils.

Mais Yolcaut, qui supprime tous les obstacles,policiers ou rivaux, après avoir pris soin de corrompre lespolitiques, ne fait-il pas écho à la conquête du Mexique,terreau fertile pour le développement de cette violence ? « Unsujet amusant, avec une guerre, des morts et du sang. Voicil’histoire : d’un côté il y avait les rois du royaumed’Espagne, et de l’autre les Indiens qui vivaient au Mexique.Les rois du royaume d’Espagne voulaient aussi régner surle Mexique. Alors ils ont débarqué et tué les Indiens… »Alors, « celui qui porte la couronne est celui qui a accumuléle plus de cadavres. Mazatzin dit qu’en Europe c’estLA CROIX, LA BALEINE ET LE CANON.

La France face à la Corée au milieu du XIXe siècle. – Pierre-Emmanuel Roux

Cerf, Paris, 2012, 460 pages, 35 euros.

Cette étude porte sur un événement mémorable del’histoire des rapports entre la France et la Corée,avant l’établissement de relations diplomatiques,en 1886. Au moment où la Corée – alors leroyaume du Choson (1392-1897) – connaît undébut d’évangélisation par les Missions étran-gères de Paris, des représentants du gouverne-ment français recourent à la diplomatie de lacanonnière pour tenter d’ouvrir les portes du pays.Il en résulta la fameuse expédition punitive placéesous le commandement du contre-amiral Pierre-Gustave Roze dans l’île de Kanghwa, au large deSéoul, à la fin de 1866. En exploitant les archivesfrançaises et coréennes ainsi que des documentsinédits, et en relisant, sur la base d’une contex-tualisation élargie, des sources connues, l’auteurrenouvelle la compréhension des « troubles occi-dentaux de l’année pyong-in » : s’y mêlent enjeuxéconomiques (la pêche à la baleine, l’or, les res-sources minières…), stratégiques (les relationstriangulaires entre la France, la Grande-Bretagneet la Russie) et politiques (l’intimidation de l’em-pire des Qing).

YANNICK BRUNETON

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Châteaux,chapeaux, narcos

Dans le terrierdu lapin blanc

de Juan Pablo Villalobos

Traduit de l’espagnol (Mexique)par Claude Bleton, Actes Sud,

Arles, 2011, 105 pages,12,80 euros.

pareil (…), des fleuves de sangsillonnent l’Europe ».

Si l’esprit du jeune garçonsemble rester indemne, son corps,lui, ne l’est pas : « Il y a desjours où tout est néfaste. Commeaujourd’hui, où j’ai encore eucette douleur électrique dans leventre. » Pour se consoler de sacaptivité, tromper l’ennui et ledésespoir qui monte, Tochtlicollectionne les chapeaux dumonde entier. Ils sont magiques.Ils cachent la chevelure, cette« sorte de cadavre qu’on porte surla tête tant qu’on est vivant. Enplus c’est un cadavre foudroyant,qui n’arrête pas de pousser, sansarrêt, un truc très sordide ».Symboliquement, il utilise sa

collection pour occulter les morts, la criminalité en constanteexpansion, au Mexique et dans le monde. Pour les mêmesraisons, il se rase la tête et cède au caprice de vouloirposséder un hippopotame nain du Liberia, animal chauve parexcellence. Quand il finit par se terrer dans le mutisme,retranché dans un personnage de samouraï, son père l’emmèneau Liberia, en quête de l’animal, remède absurde au mal dontsouffrent son fils, le Mexique et le monde.

L’écrivain mexicain Juan Pablo Villalobos, né en 1973et expatrié à Barcelone, signe ici un premier roman àl’humour grinçant, court et marquant, à la fois fantaisisteet profondément ancré dans le réel. Dans le terrier du lapinblanc oscille entre Le Nain, de Pär Lagerkvist, pour ladescription des puissants à travers un narrateur torturé quià la fois les exècre et les aime, et Tous les petits animaux,de Walker Hamilton, une fable peuplée d’animaux morts surl’enfance malmenée. A chaque fois, plutôt que de brouillerla compréhension du monde, la vision distordue de cesantihéros tend à la rendre plus limpide. « Pense de traverset tu tomberas juste », comme le répète Yolcaut. Et l’ondevine qu’au pouvoir absolu et à la corruption succédera lachute : l’ultime couronnement sera celui d’une tête d’animalempaillé.

XAVIER LAPEYROUX.

H I STOIRE

Dumas et ses deux révolutions

EN 1848, le 1er mars, Alexandre Dumas écrit dans lequotidien La Presse : « Oui, ce que nous voyons est beau,ce que nous voyons est grand. Car nous voyons une répu-

blique, et, jusqu’aujourd’hui, nous n’avions vu que des révo-lutions. » Dumas, né en 1802, est fils d’un général de la Révo-lution que Napoléon Bonaparte finira par destituer, petit-filsd’esclave et de marquis, et contemporain de la triste fin des TroisGlorieuses et de la IIe République. S’il n’y a pas chez lui d’hé-sitation sur la justesse de la république, il y a bien une« question » de la révolution : sur ce qu’elle implique, mélangede « sublime » et d’atrocités, et ce qu’elle engendre. La suite révo-lutionnaire Mémoires d’un médecin, qui regroupe quatre romanspubliés en feuilleton entre 1846 et 1852, témoigne avec jubilationde cette tension entre enthousiasme et horreur (1).

Si les deux derniers volumes de cette tétralogie, Ange Pitou,qui se déroule de juillet à octobre 1789, et La Comtesse deCharny, qui s’achève en 1793, n’incitent pas à la ferveur révo-lutionnaire, Joseph Balsamo, le premier roman de la série, situéau début du règne de Louis XVI, met en scène sous sonvéritable nom l’intrigant Cagliostro, qui s’est donné pourmission de « fouler le lys aux pieds », alors même que, écritDumas, cette reine est « jeune, belle et bonne », ce roi « doux,clément et bon administrateur » – le peuple ne peut que les aimeraprès le désastreux Louis XV.

C’est le général italien Giuseppe Garibaldi qui va conduireDumas à se réconcilier avec la révolution. L’écrivain achète desarmes pour soutenir l’entreprise garibaldienne, et appuie en 1860l’expédition des Mille, qui avait pour objectif de faire tomberla monarchie des Deux-Siciles. Il va rester trois ans à Naples,de 1861 à 1864, comme directeur des fouilles et des musées. Ilcrée un journal, L’Indipendente, pour accompagner le nouveaurégime, et y fait paraître, de 1862 à 1864, en feuilleton et enitalien, cette Histoire des Bourbons de Naples aujourd’hui publiéepour la première fois en France sous le titre Les Deux Révolutions.Paris (1789) et Naples (1799) (2). S’y conjuguent le présent etle passé pour un hymne à la république et à la révolution : leprésent, c’est Garibaldi, qui, avec un millier d’hommes, libèreNaples des Bourbons ; le passé, c’est la révolution de 1799 etl’instauration de la république, qui ne dure que quelques mois,les seuls pendant lesquels, en plus d’un siècle, Naples a« respiré à pleine poitrine ». A ses yeux, Garibaldi et la lutte pourl’unification de l’Italie, c’est bien autre chose que 1830 et 1848 ;et la « révolution de l’intelligence », celle de 1799 à Naples, autrechose que 1789 et ses suites.

Cet inédit, qui s’appuie sur des documents auxquels Dumas,grâce à l’intervention de Garibaldi, est le premier à avoir eu accès,offre une richesse remarquable de détails et propose une

réflexion sur le mouvement de l’histoire, tout en étant une décla-ration d’amour à Naples. Mais il déploie surtout l’affirmationd’une fidélité aux idées de 1789 : en les montrant avec fouguepartagées par tout ce qu’il y a à Naples de grand, de courageux,d’intelligent, de cultivé, et haïes par le roi Ferdinand, le clergénapolitain (« de tous les pays du monde, le plus ignorant, le plusdépravé, le plus inepte »), les lazzaroni (le « peuple » deFerdinand), Dumas leur confère le statut de pierre de touche dela vertu et de la grandeur – d’un individu, d’une nation.

FRANÇOISE ASSO.

(1) Une nouvelle édition de Joseph Balsamo et Le Collier de la reine,établie et présentée par Judith Lyon-Caen, est publiée par Gallimard, coll.« Quarto », Paris, 2012, 1 600 pages, 27,50 euros. L’ensemble de la tétra-logie (augmentée du Chevalier de Maison-Rouge) a été édité, en trois volumes,par Claude Schopp, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

(2) Alexandre Dumas, Les Deux Révolutions. Paris (1789) et Naples (1799),traduit de l’italien par Jean-Paul Desprat et Philippe Godoy, préface de ClaudeSchopp, Fayard, Paris, 2012, 1 000 pages, 29 euros. Dumas a également écritles Mémoires de Garibaldi, et a raconté son engagement lors de l’épopéedes Mille : Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, Fayard, 2002.

PHOTOGRAPHIE

L’œil et la plume

H I S T O I R E I D É E S

S O C I A L

S P O R T

25

LORDS OF THE LAND, LORDS OF THESEA. Con!ict and Adaptation in Early ColonialTimor, 1600-1800. – Hans Hägerdal

KITLV Press, Leiden (Pays-Bas),2012, 479 pages, 42,50 euros.

L’histoire du Timor a vu s’opposer les popula-tions locales aux colonisateurs portugais et néer-landais en des interactions d’une rare complexité.Ce livre, qui relève de la recherche sur les repré-sentations timoraises, a pour mérite de s’appuyersur un important corpus de sources, et notammentsur les registres quotidiens tenus par les employésde la Compagnie néerlandaise des Indes orien-tales (VOC). Loin d’une colonisation binaire, lesrelations se sont établies entre au moins quatregrands acteurs : la Couronne portugaise, la VOC,les multiples royaumes locaux et une commu-nauté de métis, les Topasses, qui ont mené leurpropre stratégie, parvenant parfois à prendre lepouvoir sur la majeure partie du Timor. On com-prend également que les Européens sont parvenusà s’imposer comme colonisateurs parce qu’ils ontpu arbitrer des tensions locales.

FRÉDÉRIC DURAND

E U R O P E A S I E P R O C H E - O R I E N T

A M É R I Q U E S

ASIE CENTRALE

Sur les traces des « faiseurs de frontières »

L’HISTOIRE emprunte des voies moins directes qu’onne pourrait le croire. Trois livres récents ledémontrent une nouvelle fois. On y apprend autant

sur l’Asie centrale, à laquelle ils sont consacrés, que surla façon de passer derrière les clichés.

L’ouvrage de Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L’in-vention des frontières et l’héritage russo-soviétique, inviteà changer de regard sur le colonialisme russe (1). On imputeplus ou moins spontanément au tsar la décision, auXIXe siècle, de conquérir le centre de l’Eurasie et d’envoyerles troupes vers les mers chaudes ; or c’est ignorer le rôle-clé des « faiseurs de frontières » : officiers de l’arméesouvent inconnus, voyageurs dont personne ne lit plus leslivres, diplomates au costume sans doute bien gris. Ainsi,Konstantin von Kaufmann, gouverneur général du Turkestande 1867 à 1882, accroît le territoire de l’empire contre lavolonté du tsar et celle du ministère des affaires étrangères.Le personnage n’est pourtant qu’un modeste rouage dansla grande machine coloniale. « Ce type d’“impérialismepériphérique” se construit non sur la base de programmesglobaux et centralisés, mais avant tout sur les ambitionset le tempérament des administrateurs locaux. » Quant auxdiscours de ces hommes, formulés sous couvert de théoriespolitiques, géographiques ou militaires, ils sont en réalitéconçus pour convaincre les services du tsar de poursuivrela conquête, ou pour fixer la frontière dans une commission

commune avec les Anglais à la fin du Great Game – le« grand jeu », ce tournoi des espions russes et britanniquesdu XIXe siècle, dont les empires respectifs cherchaient àcontrôler le cœur du continent eurasiatique.

Taline Ter Minassian reconstitue précisément labiographie d’un de ces espions, le Britannique ReginaldTeague-Jones (2). Une vie de légende. L’homme a tout vudans la région, de la frontière nord-ouest de l’Inde au Caucaseen feu lors de l’avènement du pouvoir bolchevique, de lanaissance de la république kémaliste à la Perse infiltrée parles espions allemands pendant la première guerre mondiale.Si ce récit donne de nombreux renseignements sur la vied’un agent secret, il informe aussi bien sur les mensonges,malentendus, instrumentalisations qu’elle peut susciter. TerMinassian raconte en détail l’affaire « des vingt-six commis-saires », assassinés dans le désert turkmène le20 septembre 1918 ; un crime dont Teague-Jones seraaccusé par le Kremlin, alors que la décision avait été prisepar les socialistes révolutionnaires turkmènes, dirigés parl’ubuesque Fiodor Fountikov, « président du comité exécutifde la dictature centro-caspienne ».

L’histoire contemporaine n’est pas davantage à l’abri desmanipulations (3). Depuis vingt ans, grandes organisations,diplomates et journalistes déplorent le sort de la mer d’Aral,vidée pour avoir été sacrifiée par Moscou à la production

intensive du coton. Or Raphaël Jozan contredit ce « gospelde la pénurie d’eau » sur fond de « guerres de l’eau » quimenaceraient entre républiques centre-asiatiques, notammenten suivant une mission internationale sur le terrain, incapablede voir la réalité. Que soit pratiquée par tous les paysansouzbeks une seconde culture gourmande en eau, celle dumaïs, n’est en effet tout simplement pas pris en compte. Alors,pourquoi cette croyance sans faille qu’il y a pénurie d’eau ?Parce que les républiques centre-asiatiques ont intérêt àentretenir les bailleurs de fonds occidentaux dans leurillusion : Washington peut ainsi prendre le relais de Moscoupour les abreuver en millions de subventions. Et parce queles organisations internationales aiment démontrer combienle système soviétique était erroné et combien leur présenceest maintenant nécessaire. Ainsi, en voulant éviter les« guerres de l’eau », elles construisent une narration quijustifie leur existence.

RÉGIS GENTÉ.

(1) Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L’invention des frontières etl’héritage russo-soviétique, CNRS Editions, Paris, 2012, 381 pages,27,40 euros.

(2) Taline Ter Minassian, Reginald Teague-Jones. Au service secretde l’Empire britannique, Grasset, Paris, 2012, 468 pages, 22,90 euros.

(3) Raphaël Jozan, Les Débordements de la mer d’Aral. Une socio-logie de la guerre de l’eau, Presses universitaires de France, Paris,2012, 240 pages, 22 euros.

LITTÉRATURES DU MONDE

Eugénisme suisse,douleur tzigane

Le Geste du semeurde Mario Cavatore

Traduit de l’italien par Danièle Robert,Chemin de ronde, Cadenet,2011, 128 pages, 12 euros.C’EST une sombre page de

l’histoire qui a inspiré à Mario Cava-tore son premier roman, publié en Ita-lie en 2004. Le déclic : un article duMonde diplomatique de 1999 sur une« chasse aux Tziganes » s’appuyantsur des théories eugénistes, perpétréeen Suisse avec le soutien de l’Etat etrelayée par de nombreux représen-tants de l’Eglise protestante, entre1926 et 1972 (1). Ce récit a conduitCavatore à imaginer une ténébreusehistoire de destins mêlés où des per-sonnages font les frais, directementou par ricochet, de cette persécu-tion… et à révéler les dessous d’uneorganisation redoutable créée en1926 : Kinder der Landstrasse (« Lesenfants de la grand-route »).

Un préjugé séculaire, lancé de façon abrupte, ouvre le roman : « LesTziganes ont toujours été un problème. » Puis surgit Lubo Reinhardt, citoyen suissetzigane qui subit conjointement deux drames : l’assassinat de sa femme et l’enlè-vement par la police de leurs deux enfants, qui seront confiés à Kinder der Land -strasse. Argument du juge : « Pour leur bien, ils ne devaient pas rester avec lesTziganes, ils devaient être placés dans des conditions hygiéniques et morales plusadaptées. » Mû par le désir inflexible de faire justice et de « sauver son peuple »,Lubo s’invente une mission vengeresse : séduire, sous une nouvelle identité, nombrede femmes suisses, et « semer »... Naîtront ainsi des enfants en qui coulera, à leurinsu, du sang tzigane.

Hugo est l’un des fruits de ce « geste du semeur ». On le rencontre d’abordà travers le témoignage de Hans, son demi-frère aîné. En 1972, âgé de 30 ans, accuséd’homicide, Hans se livre à une introspection douloureuse et désabusée où il passeen revue son histoire, intimement liée à celle de Hugo. Il évoque une série de récentesdésillusions, constate que « ce qui domine le monde, ce sont les passions féroceset les instincts les plus brutaux »… Hugo prend ensuite la parole dans une longuelettre glaçante adressée à Hans. Il s’y livre sans réserve. Ces deux témoignages soushaute tension donnent la mesure de l’ignominie de Kinder der Landstrasse, qui traitaHugo comme un méprisable « bâtard jenisch (2) ». Puis, dans une lettre au jugechargé du « cas Hans », un commissaire confie ses doutes, s’indigne. Il s’interrogesur les limites de son rôle de gardien de la loi, sur la bête tapie au fond de la naturehumaine... Il avoue avoir été ébranlé par le destin de Lubo et touché par « sa révolte,sa détermination à mener à son terme cette vengeance tragi-comique ».

En forme de parabole, ce récit bref et dense met en scène une poignantetragédie à rebondissements dont les ramifications se déploient sur près de trenteans. Prix du premier roman en Italie en 2004, Le Geste du semeur est l’œuvre insolited’un preneur de son, critique musical et chroniqueur politique qui, à l’âge de 56 ans,s’est fait romancier inspiré.

CHRISTINE TULLY-SITCHET.

(1) Laurence Jourdan, « Chasse aux Tziganes en Suisse », Le Monde diplomatique, octobre 1999.

(2) Les Yéniches, ou Jenisch, sont un sous-groupe tzigane.

24SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

EXCRETA MATTERS. 7th State of India’sEnvironment. A Citizens’ Report. Centre for Science and Environment, New Delhi,

2012, 772 pages (2 tomes), 80 dollars.

En Inde, les eaux usées sont un problème tabourelevant des castes inférieures. Le Centre forScience and Environment (CSE) leur consacredeux volumes. Le premier montre comment lesvilles sont en train de polluer les cours d’eau et dese noyer dans leurs propres déchets ; le secondexamine le cas de soixante et onze métropoles,comme New Delhi ou Bombay, où les fleuvessont devenus des cloaques à cause des rejetsdomestiques et industriels. Pour le CSE, « cettegénération n’a pas seulement perdu ses rivières,elle a commis aussi un “hydrocide” délibéré ».

Mais d’où les villes indiennes tirent-elles leureau, et où vont leurs eaux usées ? Les réponsesamènent le CSE à s’interroger sur l’évolutionfuture des villes et à chercher la formule d’undéveloppement durable. Le pays manque absolu-ment de données sur les eaux usées ; ce rapportcitoyen veut corriger ces lacunes et favoriser uneprise de conscience de la société.

MOHAMED LARBI BOUGUERRA

PREDATOR NATION. Corporate Criminals,Political Corruption, and the Hijacking ofAmerica. – Charles H. Ferguson

Crown Business, New York, 2012,384 pages, 27 dollars.

Lorsqu’il reçut son Oscar du meilleur docu-mentaire pour Inside Job, en 2011, CharlesFerguson exprima son étonnement de voirqu’aucun des responsables de la débâcle finan-cière n’avait véritablement été inquiété par lajustice. Dans cet ouvrage, il creuse le thème dela responsabilité criminelle des dirigeantsfinanciers dans la crise. « Il n’y a eu, écrit-il,aucune tentative sérieuse de la part du gou-vernement fédéral d’engager des poursuitesciviles, des saisies de biens, des interdictionsd’exercer, ou d’exiger des remboursements etdommages et intérêts de ceux qui ont plongél’économie mondiale dans la récession. » L’autre contribution majeure de Ferguson fut derévéler la complicité de grands professeurs etspécialistes de l’économie et de la finance dansle « casse du siècle ». Chiffres et noms à l’ap-pui, le réquisitoire est implacable : le mondeuniversitaire, en apportant sa caution quasi una-nime à la déréglementation financière et à lacréation de produits toxiques, a grandementcontribué à piper les dés du jeu politique et économique.

IBRAHIM WARDE

LA POLITIQUE EN AMÉRIQUE LATINE.Histoires, institutions et citoyennetés. – Béren-gère Marques-Pereira et David Garibay

Armand Colin, Paris, 2011,320 pages, 29,80 euros.

L’intérêt de ce livre, avant tout destiné aux étu-diants, dépasse le cadre strictement universi-taire. Sur la base de deux approches (l’une his-torique, l’autre thématique), les auteursobservent que « l’Amérique latine est en train devivre une transformation démocratique sans pré-cédent », avec pour enjeu majeur « la lente etdi!cile construction d’un sentiment d’apparte-nance à la communauté politique », notammentpour ceux qui en ont été exclus jusque-là. Lesauteurs soulignent à juste titre que de telles avan-cées sont fortement freinées par le problème,structurel, « de la pauvreté et des inégalitéssocio-économiques ». Les analyses proposéessurprennent parfois. Ainsi, les gouvernementsbolivien, vénézuélien ou équatorien seraientmarqués par des « dérives majoritaires ». Leconcept, associé à ce que les auteurs désignentcomme un « néopopulisme », se caractériseraitpar un recours trop abondant aux référendums etaux Assemblées constituantes – phénomène icidécrit comme « antipolitique ».

FRANCK GAUDICHAUD

LA TRADITION DE L’INTÉGRATION. Uneethnologie des Roms Gabori dans lesannées 2000. – Martin Olivera

Petra, Paris, 2012, 503 pages, 32 euros.

Les Gaboris de la Transylvanie roumaine sontdes Roms fiers de leur identité. Aisément recon-naissables à leurs vêtements, ils tiennent à secomporter « comme des Roms » – c’est-à-dired’une manière conforme à une certaine concep-tion de l’honorabilité. Ils ne sont que quelquesmilliers, mais se distinguent nettement des« autres » : les gadjés (les non-Roms), roumainsou hongrois, mais aussi les « Tziganes », etc.La plongée de l’ethnologue Martin Olivera dansleur société renouvelle la réflexion sur l’identitéet l’altérité. Ces Gaboris, qui parlent romani,qui se font un point d’honneur d’exercer un« métier de Rom » (romani butji), vivent en har-monie avec leurs voisins gadjés. Si cette monu-mentale étude rompt avec les clichés misérabi-listes, elle s’écarte également de tout exotismepour s’interroger sur la manière dont « leshommes vivent en société et produisent de lasociété pour vivre », selon la formule de l’an-thropologue Maurice Godelier.

JEAN-ARNAULT DÉRENS

BOBBY SANDS, JUSQU’AU BOUT. – DenisO’Hearn

Editions de l’Epervier - Centre Europe-Tiers Monde (Cetim), Paris-Genève,

2011, 443 pages, 19,50 euros.

C’est à Bobby Sands (1954-1981), membre dès1972 de l’Armée républicaine irlandaise (IrishRepublican Army, IRA) qu’incomba la respon-sabilité de mener – jusqu’au bout – la grève dela faim entamée en février 1981 par les détenusde l’IRA et de l’Armée de libération nationaleirlandaise, marxiste (INLA), afin d’obtenir deLondres le statut de prisonniers politiques. Dixhommes y laisseront la vie. Le 5 mai 1981, aprèssoixante-six jours d’agonie, Sands s’éteint – nonsans avoir été élu député au Parlement de West-minster. Mme Margaret Thatcher n’a pas cédé,mais, un peu partout dans le monde, les opi-nions publiques sont bouleversées par ceshommes qui préfèrent mourir plutôt qu’accepterla criminalisation de leur cause. L’élection deSands permettra aussi au Sinn Féin, branchepolitique de l’IRA, de faire accepter à sa basesociale, abstentionniste, le principe d’une parti-cipation aux scrutins britanniques. Dès lors sontplantées les graines des accords de paix, signésen 1998.

CÉDRIC GOUVERNEUR

LES ALGÉRIENNES CONTRE LE CODEDE LA FAMILLE. – Feriel Lalami

Presses de Sciences Po, Paris, 2012,363 pages, 25 euros.

Le mouvement des femmes en Algérie s’est struc-turé contre les discriminations inscrites dans lecode de la famille promulgué en 1984. Cette étudedes stratégies et des modalités d’action des asso-ciations qui le composent s’appuie à la fois surune connaissance fine de la vie politique et sur desentretiens avec des militantes. Ayant dû se démar-quer de la « vision fanonienne de la militanterobotisée » liée à l’indépendance, tout en prolon-geant le combat des moudjahidate (les combat-tantes de la guerre de libération), elles ont réussià créer un mouvement autonome, radical dans saremise en cause des rapports sociaux de sexe,dans sa revendication égalitaire et pragmatique,ainsi que dans son contournement de l’étiquetteféministe, par trop assimilée à l’univers occiden-tal. Confronté à la violence islamiste et à la fer-meture du système politique dans les années 1990,le mouvement s’est ensuite institutionnalisé, touten poursuivant son combat.

CHRISTOPHE VOILLIOT

QATAR. A Modern History. – Allen J. From-herz

Georgetown University Press,Washington, DC, 2012, 204 pages, 38 euros.

Professeur à l’université de Géorgie après avoirenseigné au Qatar, Allen J. Fromherz propose unlivre stimulant sur cette minuscule péninsule, quiest habituée depuis plus d’un siècle à survivre àdes impérialismes successifs et à de puissants voi-sins. Connu surtout comme source de capitaux etd’hydrocarbures, l’émirat reste largement opaquequant à son fonctionnement interne. Quel seral’avenir de ce pays qui accueille la plus grandebase américaine du Proche-Orient et la chaîne Al-Jazira, et qui partage le plus gros gisement de gaznaturel du monde ? L’auteur croit à sa survie. Epar-gné par le conflit entre vie traditionnelle et moder-nisation économique, le Qatar, où l’enrichisse-ment est survenu sans la fracture sociale apportéeailleurs par le capitalisme, a pu changer du tout autout sans que les Qataris aient besoin de changer…

JEAN-PIERRE SÉRÉNI

« LE MATIN » (1884-1944). Une presse d’ar-gent et de chantage. – Dominique Pinsolle

Presses universitaires de Rennes,2012, 354 pages, 20 euros.

Ce livre tiré d’une thèse d’histoire comble unvide : il n’existait pas à ce jour de monographiesur l’important quotidien français que fut LeMatin. Mais il apporte également une contributionessentielle à la compréhension des mécanismestoujours à l’œuvre dans ce que Pierre Bourdieuappelle le « champ journalistique ». Au cours deses soixante ans d’existence, Le Matin aura ene!et occupé successivement la quasi-totalité despositions possibles à l’intérieur de cet espace deproduction spécifique apparu au XIXe siècle etdans lequel les individus doivent composer avecdes contraintes politiques, économiques et déon-tologiques plus ou moins conciliables. Personna-lité extravagante, le propriétaire du journal pous-sera à chaque fois à ses limites le type de pressequ’il avait décidé de pratiquer. Ainsi cette histoiredu Matin montre-t-elle de manière particulière-ment claire ce qui se joue dans ce champ : ladéfinition sociale du journalisme, annexe de tellefraction politique, produit marchand régi par lalogique économique ou activité intellectuelle cen-sée produire des « informations » – une notionqui, elle, est loin d’être claire.

PATRICK CHAMPAGNE

DEUX GÉNÉRATIONS DANS LA DÉBINE.Enquête dans la pauvreté ouvrière. – Jean-Fran-çois Laé et Numa Murard

Bayard, Paris, 2012, 420 pages, 21 euros.

Cet essai, qui réunit une première enquête menéeà la fin des années 1970, L’Argent des pau-vres (Seuil, 1985), et une seconde conduite trenteans après, compose la chronique d’une villeouvrière, Elbeuf, au fil de deux générations habi-tant un quartier de logements sociaux. Les deuxsociologues voulaient initialement renverserl’image véhiculée par les associations charitableset par la plupart des travaux, quitte à présenter lespauvres comme Ettore Scola dans son filmA"reux, sales et méchants (1976), ou commePatrick Declerck dans Les Naufragés (Pocket,2003). L’enquête des années 2000, qui détaillel’histoire des habitants depuis l’ancienne cité detransit, notamment grâce à de nombreux récits,met en évidence la décomposition produite par lechômage, les conséquences de l’appauvrissementéconomique sur l’habitat, le travail, les modes devie, la famille, et le rapport avec les institutions.Les auteurs, qui ont accédé aux fiches d’alloca-taires de services sociaux et mené de nombreuxentretiens, montrent comment la précarité sereproduit chez les enfants d’ouvriers.

GABRIELLE BALAZS

NEUE PREKARITÄT. Die Folgen aktivieren-der Arbeitsmarktpolitik – europäische Länderim Vergleich. – Sous la direction de Karin Scher-schel, Peter Streckeisen et Manfred Krenn

Campus Verlag, Francfort-New York,2012, 316 pages, 29,90 euros.

Trop rares sont les investigations portant sur lese!ets réels des politiques d’activation du marchédu travail conduites depuis les années 1990. C’estprécisément l’objet de cette étude proposée par ungroupe de chercheurs européens, qui en dresse lebilan précis pour cinq pays : Allemagne, Autriche,Suisse, Royaume-Uni et Pologne. Les dispositifssont censés augmenter les chances des chômeursde trouver un emploi, notamment en le leur impo-sant et en améliorant leur « employabilité ». Lesauteurs montrent pourtant que ces mesures n’ontpas permis d’atteindre les objectifs a"-chés (l’« inclusion » et la stabilisation dans l’em-ploi). Bien au contraire, elles ont conduit à l’ex-pansion de l’emploi précaire, tout en renforçant lastigmatisation des travailleurs qu’elles concer-nent, notamment les jeunes.

ROLAND PFEFFERKORN

THÉORÈME VIVANT. – Cédric VillaniGrasset, Paris, 2012, 288 pages, 19 euros.

Les galaxies sont-elles stables, et sur quelle échellede temps ? Pourquoi un gaz se transforme-t-il enliquide quand il refroidit ? Ce type de questionsposées par la physique rencontre les préoccupa-tions d’un mathématicien comme Cédric Villani,obsédé par les équations établies par ses prédé-cesseurs : Ludwig Boltzmann, Henri Poincaré,Edmund Landau, etc. Retraçant les deux annéesqui précèdent son accession à la reconnaissancesuprême des jeunes mathématiciens – la médailleFields, obtenue en 2010 –, son journal de bordmontre cette quête au quotidien d’une démonstra-tion qui ne se laisse pas si facilement saisir.

Tru!é de formules merveilleusement typogra-phiées (et dont seule une poignée de mortels peutsaisir le sens), de copies des courriels qu’iléchange avec son comparse Clément Mouhot etd’autres collègues, de descriptions de centres derecherche du monde entier et de portraits de sespairs parfois au bord de la folie, ce livre permet aulecteur de partager les périodes de doute et les ins-tants de grâce.

PHILIPPE RIVIÈRE

HEILIGE HETZJAGD. Eine Ideologie -geschichte des Antikommunismus. – WolfgangWippermann

Rotbuch Verlag, Berlin, 2012,160 pages, 9,95 euros.

La fameuse phrase d’ouverture du Manifeste duparti communiste d’Engels et Marx proclame :« Un spectre hante l’Europe : le spectre du com-munisme. Toutes les puissances de la vieilleEurope se sont unies en une sainte alliance pourtraquer ce spectre. » Cette « sainte alliance » tra-duit en français ce qui, en allemand, renvoie à une« sainte chasse à courre ». Ce sont ces mots quel’historien Wolfgang Wippermann a pris pourtitre. Son essai analyse les idées ayant structurél’anticommunisme dans le monde. Sont exami-nées les lignes de force du « judéo-bolchevisme »sous la république de Weimar, de la « Communedes Juifs » en Pologne, de la « croisade » fran-quiste, des condamnations pour activités anti-américaines aux Etats-Unis, des massacres dansl’Indonésie de 1965 – qui firent cinq cent millevictimes en trois mois. Une lacune regrettable : lespays baltes. Aujourd’hui, l’islamophobie seraiten passe, selon l’auteur, de supplanter l’anti -communisme. Mais… « ça peut changer ».

LIONEL RICHARD

ÉLOGE DE LA PASSE. Changer le sport pourchanger le monde. – Sous la direction de WallyRosell

Les Editions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2012, 192 pages, 13 euros.

Si le sport incarne aujourd’hui l’économie demarché et la société du spectacle, cet ouvragecollectif en propose une autre histoire, le mon-trant tel qu’il fut sous l’impulsion des commu-nards, de Mai 68, de groupes de supporters anti-racistes, de clubs organisés par et pour les luttespopulaires, syndicales, autogestionnaires– comme terrain possible de l’apprentissage del’autonomie et de la solidarité, vecteur d’unelutte politique pour « remettre l’humain au centre de toute activité ». On y accompagnel’épopée interrompue des olympiades populairesde Barcelone en 1936, qui virent des athlètes ral-lier la lutte antifasciste, ou l’aventure du Miroir,longtemps le seul journal à défendre un « foot-ball qui respecte les hommes ». On apprend quele régime de Vichy a démantelé le rugby à XIIIet pourquoi, que l’Internazionale de Milan a étécréé pour intégrer les joueurs étrangers inter-dits au Milan AC, ou encore que les ArgentinosJuniors se sont d’abord appelés les Chicago Mar-tyrs, en hommage aux grévistes américains exé-cutés après les grèves du 1er mai 1886.

BENJAMIN FERNANDEZ

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

M A G H R E B

GÉOPOLITIQUE DE L’AFRIQUE. – PhilippeHugon

Sedes, Paris, 2012, 330 pages, 29,90 euros.

L’économiste Philippe Hugon étudie les para-doxes du continent dans ce manuel pédagogiquequi se distingue par son recul historique et saconnaissance du terrain. Il rappelle que, loin del’image des petits villages communautairesrepliés sur eux-mêmes, l’Afrique, bien avantl’arrivée des Européens, a été découverte parles explorateurs de Chine et de l’actuelle Indo-nésie. L’auteur explique par ailleurs que la colo-nisation ne saurait s’analyser de manière indif-férenciée, car la domination exercée sur lessociétés locales a produit des trajectoires éco-nomiques et sociales multiples. Ce qui incite àpenser le développement des pays africains demanière beaucoup plus ouverte que ne le font lesorganisations financières internationales.

ANNE-CÉCILE ROBERT

A F R I Q U E

PAR un petit matin pluvieux de 1902, « dans le cœur de l’empire leplus vaste et le plus puissant que le monde ait jamais connu », desdizaines de pauvres épuisés d’avoir marché toute la nuit – Londres

interdit aux sans-logis de dormir sur la voie publique – s’effondrent surl’herbe trempée d’un parc qui ouvre enfin ses portes. Jack London, quienquête sur l’East End, photographie leurs silhouettes brisées. De la Coréelors du conflit russo-japonais de 1904 à sa ville natale, San Francisco, aprèsle tremblement de terre de 1906, des peuples du Pacifique sud corrompuspar la civilisation capitaliste (1907-1908) aux tempêtes du Cap Horn (1912),l’écrivain et militant socialiste ne se sépare jamais d’un Kodak à soufflet.L’album Jack London photographe rassemble deux cents clichés parmi lesdouze mille qu’il a réalisés. D’un intérêt artistique inégal, ils prennent tout leur sens à la lecture des textes qui les accompagnent, consacrés auxusages idéologiques de la photographie de reportage et de voyage au débutdu XXe siècle. Loin de cadrer des « primitifs » selon les canons alors en vogue – en 1905, le zoo du Bronx expose un Pygmée dans la section« primates » –, London fixe sur pellicule le quotidien d’individus confrontésà la pauvreté, au colonialisme, à la guerre… Un regard armé d’une vision,

capable de saisir les dominations d’un coup d’œil comme son verbe le faitd’un trait de plume – ainsi, sous la photo d’une ouvrière londonienne auregard perdu, cette phrase du Peuple d’en bas : « Les femmes reçoivent lesraclées que les hommes devraient donner à leurs patrons. »

P. R.

(1) Jeanne Campbell Reesman, Sara S. Hodson et Philip Adam, Jack London photo-graphe, Phébus, Paris, 2011, 278 pages, 39 euros.

UN roi, un jardin luxuriant, un zoo, des gardes etdes servantes, des lapins, des chapeaux : l’histoire com-mence comme un conte au pays des merveilles, hors dumonde et du temps, et va pourtant donner à voir et à com-prendre l’envers du Mexique.

Tochtli, le jeune narrateur, vit sous haute surveillanceavec son père, Yolcaut, un « parrain » paranoïaque, dans unpalais doré qu’il ne doit pas quitter, peuplé d’une poignéed’individus au service d’un pouvoir mafieux. Son professeurparticulier, Mazatzin, imprégné du code d’honneur dessamouraïs, est le seul à s’indigner des morts qui s’addi-tionnent ; car le père est un narcotrafiquant d’envergure qui« fait des cadavres », comme le dit froidement son fils.

Mais Yolcaut, qui supprime tous les obstacles,policiers ou rivaux, après avoir pris soin de corrompre lespolitiques, ne fait-il pas écho à la conquête du Mexique,terreau fertile pour le développement de cette violence ? « Unsujet amusant, avec une guerre, des morts et du sang. Voicil’histoire : d’un côté il y avait les rois du royaumed’Espagne, et de l’autre les Indiens qui vivaient au Mexique.Les rois du royaume d’Espagne voulaient aussi régner surle Mexique. Alors ils ont débarqué et tué les Indiens… »Alors, « celui qui porte la couronne est celui qui a accumuléle plus de cadavres. Mazatzin dit qu’en Europe c’estLA CROIX, LA BALEINE ET LE CANON.

La France face à la Corée au milieu du XIXe siècle. – Pierre-Emmanuel Roux

Cerf, Paris, 2012, 460 pages, 35 euros.

Cette étude porte sur un événement mémorable del’histoire des rapports entre la France et la Corée,avant l’établissement de relations diplomatiques,en 1886. Au moment où la Corée – alors leroyaume du Choson (1392-1897) – connaît undébut d’évangélisation par les Missions étran-gères de Paris, des représentants du gouverne-ment français recourent à la diplomatie de lacanonnière pour tenter d’ouvrir les portes du pays.Il en résulta la fameuse expédition punitive placéesous le commandement du contre-amiral Pierre-Gustave Roze dans l’île de Kanghwa, au large deSéoul, à la fin de 1866. En exploitant les archivesfrançaises et coréennes ainsi que des documentsinédits, et en relisant, sur la base d’une contex-tualisation élargie, des sources connues, l’auteurrenouvelle la compréhension des « troubles occi-dentaux de l’année pyong-in » : s’y mêlent enjeuxéconomiques (la pêche à la baleine, l’or, les res-sources minières…), stratégiques (les relationstriangulaires entre la France, la Grande-Bretagneet la Russie) et politiques (l’intimidation de l’em-pire des Qing).

YANNICK BRUNETON

D A N S L E S R E V U E S

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CINÉMA

Palmes d’orau crible

PA R SE R G E RE G O U R D *

DE Cannes on peut dire qu’il est « le plus beaudes festivals (1) », pour citer le cinéaste Manoel deOliveira, et aussi bien « un club de réalisateurs loinde la réalité sociale (2) », pour reprendre l’analyse decertains cinéphiles. Ces appréciations quelque peudivergentes rendent compte d’une réalité : Canness’institue chaque année en capitale d’une certaine schizophrénie. Il cristallise les contradictions dont lefonctionnement du cinéma français est à sa façonemblématique : côté cour, la célèbre exceptionculturelle, autorisant les mécanismes de soutienpublic à la culture ; côté jardin, le recours aux mêmestechniques que l’industrie hollywoodienne, projetsfinanciers et acteurs susceptibles de rapporter gros (3).

Douze jours durant, les festivaliers forment unmicrocosme coupé du monde, mais ils se consacrentà la consommation de films qui pour beaucoupinterrogent l’état de ce monde, dont il n’est pas parti-culièrement visionnaire de préciser qu’il porte peu àla gaieté. Et, à la sortie des projections, fêtes, pail-lettes et people : Ken Loach au recto et Bernard Tapieau verso, en quelque sorte. Si cette ambivalence estconstitutive d’un Festival qui reste la plus brillantevitrine du cinéma mondial, il peut être éclairantd’examiner comment cette tension se traduit dans lespalmarès : le strass est-il préféré aux question-nements, et, dans le cas contraire, quels question-nements sont-ils couronnés ?

Il importe tout d’abord de souligner que lechamp des sélections est circonscrit en fonctiond’un dosage qui reflète cette ambivalence : les filmsd’Afrique subsaharienne et du Maghreb sontmarginaux, voire absents ; les « événementiels »,avec projections de blockbusters et montée desmarches de stars, font désormais partie des traditions,tandis qu’un certain nombre de grands auteurs, àl’instar de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet,n’ont jamais bénéficié de la moindre sélection. Lamisogynie du Festival est également remarquable, etremarquée (4) : en 2012, on ne comptait pas une seuleréalisatrice parmi les vingt-deux sélectionnés de lacompétition o!cielle ; et une seule a reçu la Palmed’or – Jane Campion, en 1993, pour La Leçon depiano. C’est dans ce cadre passablement restreint qu’ilconvient d’apprécier la liste des lauréats.

Pour rester modeste, on se contentera ici d’in-terroger l’« ère Frémaux » – entamée en 2004, quandM. Thierry Frémaux devient délégué artistique, avantd’être nommé, en 2007, délégué général, ce quisignifie notamment qu’il est à la tête des comitéschargés de la Sélection o!cielle. Les Palmes 2005 et2006 ont été placées sous le signe d’un certain enga-gement : habitués des récompenses cannoises, Jean-Pierre et Luc Dardenne ainsi que Loach ont triomphéavec des œuvres typiques de leurs univers. DansL’Enfant, des frères Dardenne, deux jeunes parents enétat de survie grâce aux aides sociales participent àl’« échange marchand » en l’appliquant à un bébé, etn’auront d’autre perspective que la prison. Le vent selève illustre à l’inverse, comme souvent chez Loach,l’espoir d’un monde rendu meilleur grâce au combat,ici celui de l’Irish Republican Army (IRA) contre l’oc-cupant britannique dans les années 1920-1923. Cesdeux œuvres sont représentatives du clivage entre unevision optimiste d’un avenir qui peut être modelé parla lutte et le désespoir social, sans perspective.

En 2007, la Palme d’or est attribuée au film duRoumain Cristian Mungiu, 4 mois, 3 semaines et2 jours, qui évoque l’oppression quotidienne sous lerégime de Nicolae Ceausescu, deux ans avant sachute, en 1989. En 2008, le politique au sens largetriomphe. A l’unanimité, la Palme d’or revient à Entreles murs, de Laurent Cantet, qui met en scène laconfrontation d’un professeur avec les di!cultés

27 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

! LA REVUE DES LIVRES. « Peut-on pensernotre liberté ? » : un passionnant entretien deNoam Chomsky questionné par Peter Hallward.Pierre Bourdieu et l’Etat. Enquête sur le phéno-mène antideutsch, fraction de la gauche radicale alle-mande de conviction antigermanique et pro-israé-lienne. (N° 6, juillet-août, bimestriel, 5,90 euros.– 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! MÉDIUM. La copie : un fait social et techniquemajeur. Piratage, pastiche, plagiat, contrefaçon,détournement, imitations : « Comment trouver unéquilibre entre les anciens régimes de propriété intellectuelle et le droit des usagers à s’approprierla culture, c’est-à-dire, dans ce contexte, àcopier ? » (N° 32-33, juillet-décembre, trimestriel,30 euros. – 10, rue de l’Odéon, 75006 Paris.)

! HOMMES & LIBERTÉS. Un dossier sur la laï-cité, sur comment « vivre ensemble » et sur lafocalisation sur l’islam. (N° 158, juin, trimestriel,7 euros. – 138, rue Marcadet, 75018 Paris.)

! ETUDES. Le traité sur le commerce des armesen négociation à New York : des enjeuxmajeurs. (Juillet-août, mensuel, 11 euros. – 14, rued’Assas, 75006 Paris.)

! LES INDIGNÉS. Seconde livraison de cettenouvelle revue « des résistances et des alternatives »,avec un dossier sur la faim du monde. (N° 2, avril,trimestriel, 14 euros. – BP 3045, 69605 Villeur-banne Cedex.)

! TRANSFORM ! La revue européenne pour unepensée alternative et un dialogue politique tenteun diagnostic de la crise de la démocratie. Lesauteurs, venus de tout le continent, s’interrogenten particulier sur la dérive oligarchique qui portela mondialisation financière. Puisant dans les expé-riences de résistance, ils proposent des « pistesde lutte ». (N°10/2012, juillet, semestriel, 10 euros.– 6, avenue Mathurin-Moreau, 75167 ParisCedex 19.)

! HOMMES & MIGRATIONS. Les migrationsartistiques : diversité des démarches et desœuvres. Cinéma, théâtre, expositions, littératurerévèlent le passage d’un art postcolonial à un arttransnational recomposant frontières et identi-tés. (N° 1297, mai-juin, bimensuel, 10 euros. – Citénationale de l’histoire de l’immigration, 293, ave-nue Daumesnil, 75012 Paris.)

! L’AN 02. Une réflexion de Thierry Paquotsur les vacances, ou comment la société deconsommation « transforme un droit en devoir ». Ledossier démonte l’idée selon laquelle l’écologieserait un luxe de nantis, avec notamment un arti-cle de Sandrine Rousseau invitant à « repenser laquestion sociale, prisonnière d’un cadre de pensée pro-ductiviste ». (N° 2, été, semestriel, 7 euros. – LesAmis de l’An 02, 76, cours de Vincennes,75012 Paris.)

! FAKIR. Un dossier consacré au culte de la crois-sance détaille la position des syndicats et du patro-nat sur le sujet. Dans un entretien stimulant, l’éco-nomiste Jean Gadrey doute de l’intérêt de voir legâteau toujours grossir quand ses parts sont à lafois mal réparties et… toxiques. (N°56, juillet-septembre, bimestriel, 3 euros. – 9, rue de laHotoie, 80000 Amiens.)

! N + 1. Du refus de ne pas dénoncer, sous pré-texte que ce serait faire le jeu de la réaction, lepoids de l’« élite » issue des universités les pluschics dans les lieux de pouvoir à la critique du pro-jet de rénovation de la New York Public Library,en passant par la réinvention des jeunes annéesde l’écrivain Gordon Lish et le sexisme selon Wal-mart. (N° 14, été, trisannuel, 13,95 dollars. – 68 JayStreet, #405, Brooklyn, NY 11201, Etats-Unis.)

D A N S L E S R E V U E S

D V D

É C O L O G I E

Hitler, un film d’Allemagnede Hans Jurgen Syberberg4 DVD, 7 h 10 min, version originalesous-titrée, + un livre, 2012, 50 euros.

« Un monstre beau », affirmait Michel Foucault :c’est un exorcisme de sept heures contre ledémon Adolf Hitler que propose en 1978 HansJurgen Syberberg. Partisan d’un art total poly-phonique, antinaturaliste, il se refuse à la recons-titution historique comme au documentaire. Lesimages du IIIe Reich sont projetées en arrière-planpendant que des acteurs ou des marionnettes, surle devant de la scène, parlent dans de longsplans-séquences, sur une bande-son wagnérienneà laquelle se mêlent les échos d’archives radio-phoniques. Défilent des pantins hitlériens, avec encontrepoint des doubles de Syberberg cherchantà comprendre pourquoi ces petits-bourgeoisdérisoires ont perverti l’Allemagne. Ce combatcontre le metteur en scène qu’était Hitler,Syberberg le mène sans utiliser les mêmes armesque lui, celles du kitsch séducteur qui hypnotisaitles masses à Nuremberg.

Oratorio tant expressionniste que baroque, cegrand film lyrique hors normes a, depuis sa sortieremarquée, longtemps été maintenu dans l’ombre,parce qu’il se gardait de croire que l’Allemagne,comme le monde, s’était vraiment débarrassée deses démons en mai 1945.

PHILIPPE PERSON

THÉÂTRE

Heiner Müller en voix multiples

IL avait choisi après la guerre de rester en Républiquedémocratique allemande (RDA). Il est l’un des auteursdramatiques les plus importants de notre époque. Son

questionnement des formes théâtrales possibles pour untemps vivant à la fois le déchirement de l’idéal communisteet l’usure des vieux idéaux esthétiques a rayonné dans toutel’Europe. Heiner Müller (1929-1995), qui fut aussi metteuren scène et, après la réunification, directeur du BerlinerEnsemble, laisse une œuvre de plus d’une trentaine de pièceset quelque deux cents poèmes, des essais et des entretiens.S’y déploient son travail pour faire advenir le théâtrecomme scène expérimentale, où « l’imagination collectives’exerce à faire danser les rapports sociaux pétrifiés (1) »,sa formidable relecture des mythes et des tragédies et sonsens réjouissant de la provocation. Il faut aujourd’hui yajouter ce que l’on pourrait appeler des actes de parole, avecl’édition de Müller MP3 (2) : une collection de trente-sixheures de documents sonores (entretiens, lectures, discours).Selon Kristin Schulz, cheville ouvrière de l’édition allemandedes œuvres complètes, puis éditrice de Müller MP3, lesentretiens sont pour Müller « des productions artistiques »,où il tient souvent à « préserver la possibilité de changerde point de vue en fonction du contexte, de ses interlocuteurs,du lieu ou de la situation ». Cette singularité efface lesgenres.

« Deutschland-Müller », « le plus allemand des écrivainsde sa génération » : c’est ainsi que le dramaturge françaisMichel Deutsch le qualifie dans le livre (3) qu’il vient delui consacrer. Deutsch construit une sorte de scène intel-lectuelle sur laquelle Müller est censé avoir évolué. Il y alà, présentés comme des figures d’une dramaturgie pourjournal télévisé, Bertolt Brecht le « catholique bavarois »,Christa Wolf la « figure austère de la sévérité protestante »,Carl Schmitt le « juriste catholique romain », et FriedrichNietzsche, et Martin Heidegger, etc., sans oublier l’« intel-lectuel mélancolique » Hamlet, « personnification » del’Allemagne, et Müller lui-même, « Saxon anarchiste delignée ouvrière et paysanne ». Et pourquoi pas pourfendeurde Prussiens parce que saxon ? Il aurait été autrement inté-ressant de placer tous ces personnages dans un grandthéâtre appelé Heiner Müller, mais il aurait alors fallu

travailler à leur mise en relation. Toutes les pages, parexemple, sur le romancier Ernst Jünger, à tout le moins tenantd’une pensée opposée, ne permettent jamais de comprendrece qui pouvait bien les relier. D’autant que, contrairementà ce qui est affirmé, Müller n’a jamais dit en ces termes quele « fascisme [était] de l’énergie de gauche entravée ».Regrettons également que la dramaturgie müllérienne soitprésentée comme une critique frontale de la technoscienceet de la philosophie des Lumières : Müller savait qu’il y ade la machine dans l’homme ; et si, en dialecticien, il pointeles zones d’ombre des Lumières, il ne fait tout de même pasde l’obscurantisme une solution.

Au dernier tiers de cet essai, on arrive enfin à l’essentiel,l’écriture. Retenons l’image que Deutsch suggère del’écrivain, chirurgien disséquant le corps de la langue,comme on le voit à l’œuvre dans la courte Pièce de cœur :« Puis-je déposer mon cœur à vos pieds… Je m’en vaisprocéder à l’extraction. Sinon pourquoi aurais-je un canif...Mais / C’est une brique. Votre cœur… Oui, mais il ne bat quepour vous. »

Ce dernier vers sert de titre à la bande dessinée d’IsabellePralong (4) dans laquelle chaque chapitre, fait de scènes quiretracent le parcours d’une jeune femme interrogeant lamaternité, doublées d’un jeu de piste spirituel, est introduitpar un vers de cette pièce. Chez l’auteure suisse francophone,qui en fait un usage inédit, la source d’inspiration puiséechez Müller n’est pas effacée. Et les images, en noir et blanc,semblent bien découper au scalpel un processus de travail,pour une extraction qui signe une naissance.

BERNARD UMBRECHT.

(1) Heiner Müller, Fautes d’impression, L’Arche, Paris, 1991.

(2) Heiner Müller et Kristin Schulz, Müller MP3. Heiner Müller Ton -dokumente, 1972-1995, Alexander Verlag, Berlin, quatre CD + un livret,78 euros. Prix allemand du livre audio 2012.

(3) Michel Deutsch, Germania, tragédie et état d’exception. Une intro-duction à l’œuvre de Heiner Müller, Musée d’art moderne et contem-porain (Mamco), Genève, 2012, 400 pages, 25 euros.

(4) Isabelle Pralong, Oui mais il ne bat que pour vous, L’Association,Paris, 2011, 200 pages, 22,40 euros.

GÉOPOL IT IQUE

Vingt mille lieues sur les mers

EXPLORATEUR, poète et intrigant, sir WalterRaleigh (1552-1618) portait un regard réaliste surl’élément qui couvre 70,8 % de la surface du

globe : « Qui tient la mer tient la richesse du monde, quitient la richesse du monde tient le monde. » Mais à quiappartient la mer ? A tous, explique le juriste hollandaisHugo Grotius en 1609. A moi, corrige chacun des payscôtiers soucieux de contrôler les points stratégiques et lesressources limitrophes. « Au cours des cinquante dernièresannées, explique l’Atlas géopolitique des espacesmaritimes (1), plusieurs dizaines de millions de kilo-mètres carrés d’espaces maritimes auparavant libres detoute souveraineté sont passés sous le contrôle des Etats,réalisant ainsi la plus grande conquête territoriale de tousles temps. »

Entrée en vigueur en novembre 1994, la Convention desNations unies sur le droit de la mer, signée en Jamaïque unjour de décembre 1982, consacre la souveraineté desEtats – et leur droit à exploiter eaux, fonds et sous-sols –sur une zone économique exclusive de 200 millesnautiques (370 kilomètres) au large de leurs côtes. Acertaines conditions, des pays peuvent revendiquer l’ex-tension de leur juridiction jusqu’à 350 milles (648 kilo-mètres). Conduite au moyen du droit, cette appropriationde richesses halieutiques, minérales ou pétrolières anéanmoins engendré une multitude de conflits entre Etatsriverains des cinq océans, comme ceux de la mer deChine entre Pékin et ses voisins. L’ouvrage détaille cettenouvelle donne géopolitique à l’aide de cartes et d’uneapproche pluridisciplinaire mobilisant géologues,géographes, juristes et hauts fonctionnaires internationaux.

A qui jugerait abstraits les problèmes stratégiquescomme la sécurisation des voies commerciales et d’ap-provisionnement, les faits et chiffres réunis dans Enjeuxmaritimes (2) donneront la mesure de cet univers liquidesillonné par quarante-huit mille navires marchands, le longde routes océaniques bornées par des ports aux allures decathédrales cubistes. Acteurs vedettes de cette choré-graphie, les porte-conteneurs géants déplacent d’uncontinent à l’autre des milliers de « boîtes » remplies demarchandises, longues de 20 ou 40 pieds (6,09 ou12,19 mètres). Initialement publié en 2006 et enfin traduiten français, The Box (3) raconte l’épopée de ce parallélé-pipède métallique, mis en service au milieu des années 1950sur les côtes américaines et devenu l’emblème autant quele vecteur de la mondialisation. Facile à manœuvrer,superposable, passant indifféremment d’un camion à un

! DISSENT. Le dossier sur l’élection présiden-tielle aux Etats-Unis analyse les rapports entreM. Barack Obama et la communauté afro-améri-caine, l’influence du mouvement libertarien sur leParti républicain, le rôle des syndicats après l’ar-rêt Citizens United, qui autorise les « personnesmorales » à s’investir financièrement dans les cam-pagnes. (Eté, trimestriel, 10 dollars. – 310 River-side Drive, suite 2008, New York, NY 10025,Etats-Unis.)

! FOREIGN AFFAIRS. Deux auteurs estimentque les Etats-Unis, lorsqu’ils s’inquiètent de la montée en puissance de la Chine, ignorent quecelle-ci réagit parfois à ce qu’elle perçoit être l’hostilité américaine. Cependant, dans le mêmenuméro, un troisième auteur recommande àWashington une autre politique, plus agressive faceà Pékin… Egalement au sommaire, la croissanceinsoutenable de l’Allemagne. (Vol. 91, n° 5, sep-tembre-octobre, bimestriel, 9,95 dollars. – 58 East68th Street, New York, NY 10065, Etats-Unis.)

! EXTRA ! Comment la presse relaie les théoriesconspirationnistes antisémites et islamophobes dela droite américaine. Enquête : le traitement média-tique d’un scandale alimentaire impliquant de laviande reconstituée. (Vol. 25, n° 8, août, mensuel,4,95 dollars. – 104 West 27th Street, New York,NY 10001-6210, Etats-Unis.)

! HISTORICAL MATERIALISM. Le syndicalismeaméricain de la crise de 1979 à celle de 2009.Controverses autour de l’historien de l’architec-ture Manfredo Tafuri. Le rôle des produits déri-vés dans le capitalisme moderne. (Vol. 20, n° 1,2012, 25 euros. – Faculty of Law and SocialSciences, SOAS, University of London, ThornhaughStreet, Russell Square, Londres WC1H OXG,Royaume-Uni.)

! SURVIVAL. James Dobbins étudie les scéna-rios d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unispar voisins interposés (Corée du Nord, Taïwan,Japon, Inde...), sans oublier une éventuelle cyber-guerre. Et d’en appeler à un changement de men-talité à la fois à Pékin et à Washington. (Vol. 54,n° 4, août-septembre, bimestriel, sur abonnement.– Routledge, 4 Park Square, Milton Park, Abing-don, Oxfordshire 0X14 4RN, Royaume-Uni.)

! EBISU. Un numéro entièrement consacré à lacatastrophe de Fukushima et à ses suites. A noter,l’analyse de Nishitani Osamu juste après leséisme, la réflexion d’Augustin Berque sur lesenchaînements dans les désastres naturels ethumains, et plusieurs articles sur la reconstruc-tion. (N° 47, semestriel, été, sur abonnement.– Maison franco-japonaise, bureau français,3-9-25 Ebisu, Shibuya-ku, Tokyo, Japon.)

! HARDNEWS. Le mensuel indien revient surles violences qui ont secoué l’usine automobileMaruti Suzuki et entraîné la mort d’un haut cadrede l’entreprise. Il détaille les conditions de travaildi!ciles et l’absence d’intervention de la puissancepublique. Egalement, une analyse originale sur lesrelations entre l’Afghanistan, le Pakistan etl’Inde. (Mensuel, août. Abonnement annuel :200 roupies. – 145 Gautam Nagar, New Delhi –110049.)

! CRITIQUE INTERNATIONALE. Un dossiersur « Les émergents et les transformations de lagouvernance globale » se demande si l’« émer-gence » signifie la fin du tiers-monde, puis analyseles transformations de la gouvernance mondialeliée à l’irruption des G20. A noter aussi plusieursarticles sur l’islam saoudien. (N° 56, juillet-sep-tembre, trimestriel, 19 euros. – Presses deSciences Po, 117, boulevard Saint-Germain,75007 Paris.)

! REPORT ON THE AMERICAS. L’Amériquelatine dans l’économie mondiale : dépendance oudécouplage ? réduction de la pauvreté ou accrois-sement des inégalités ? intégration anti-impéria-liste ou soumission à Pékin ? (Vol. 45, n° 2, été,bimestriel, 10 dollars. – North American Congresson Latin America, 38 Greene Street, 4th floor,New York, NY 10013, Etats-Unis.)

! ESPACES LATINOS. Quelle marge demanœuvre pour le Parti révolutionnaire institu-tionnel mexicain, qui vient de remporter l’électionprésidentielle mais qui n’a la majorité dans aucunedes deux Chambres ? Pourquoi le dirigeant duParaguay, M. Fernando Lugo, a-t-il été destitué enquelques heures par le Parlement ? La nationali-sation par l’Argentine de l’entreprise espagnoleRepsol. (N° 271, juillet-août, bimestriel, 5 euros.– 4, rue Diderot, 69001 Lyon).

! REVUE TIERS-MONDE. Un numéro consa-cré à « vingt-cinq ans de transformation postso-cialiste en Algérie », avec des réflexions sur l’Etatrentier, le pétrole, l’ouverture commerciale, l’agri-culture et la sécurité alimentaire, etc. (N° 210, avril-juin, trimestriel, 20 euros. – Armand Colin, Paris.)

! DIX-HUITIÈME SIÈCLE. Une riche livraisonconsacrée à l’Afrique, à la vision qu’en avait l’Europe des Lumières, aux représentations de cecontinent mystérieux dans la littérature, au dis-cours abolitionniste (dont tous les grands inspi-rateurs furent anglais), etc. (N° 44, 2012, annuel,45 euros. – La Découverte, Paris.)

! COMMENTAIRE. Tout en se félicitant de la« normalisation » des relations entre Varsovie etMoscou, le ministre des a"aires étrangères polo-nais estime que « l’attitude de la Russie jette uneombre sur les systèmes politiques en Europe de l’Est ».Egalement, une analyse statistique détaillée del’élection présidentielle française. (Vol. 35, n°138,été, trimestriel, 24 euros. – 116, rue du Bac,75007 Paris.)

26SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

NATURE ET SOUVERAINETÉ. – GérardMairetPresses de Sciences Po, coll. « La Bibliothèquedu citoyen », Paris, 2012, 92 pages, 15 euros.

Philosophe politique iconoclaste, connu pour sestravaux sur le principe de souveraineté, GérardMairet propose une analyse de la crise écologiqueactuelle comme résultat des présupposés éthiqueset politiques de la modernité : la « nature » commeextérieure aux humains et réduite à un vaste maga-sin. Des épisodes comme celui de la « vachefolle » et des processus comme le changementclimatique illustrent la dérive d’un système arc-bouté sur le rendement et le profit, visant jusqu’àla marchandisation du vivant. Quelle peut être lasolution ? Pour l’auteur, rien ne sert de rêver à unretour bucolique au village et à l’autarcie écono-mique ; il faudrait plutôt penser à une « cosmopo-litique de la nature », dont le fondement matérielserait un droit universel à l’alimentation, grâce àla transformation de la terre agricole – ainsi que duclimat – en bien public mondial.

MICHAEL LÖWY

navire ou à un train sans qu’il soit besoin de décharger lamarchandise, le conteneur a favorisé l’effondrement des coûtsdu transport et le déchaînement du libre-échange.

L’auteur, Marc Levinson, rédacteur en chef du Journal ofCommerce, puis chef de rubrique à The Economist, concentreson enquête sur les premiers âges de la conteneurisation,jusqu’à son internationalisation, à la fin des années 1960. S’ildémystifie la « fable » entrepreneuriale qui attribue soninvention à une illumination de Malcom McLean, un trans-porteur routier du New Jersey excédé par les files d’attentesur les quais, c’est pour lui substituer le récit, remarquablementdocumenté mais non moins chimérique, d’une lutte entre lesforces bienfaisantes de l’innovation et celles des « résistancesbureaucratiques » coalisant administrations, syndicats etpatrons insensibles aux vertus de la concurrence. Or, commeLevinson l’indique lui-même, la puissance publique subven-tionna massivement la conteneurisation aux Etats-Unis, enAsie, en Europe. Affranchies de la contrainte de la distance,les entreprises converties au système du « juste-à-temps »assembleraient désormais à flux tendu des composantsfabriqués aux quatre coins de la planète. Ce saut technologiquereconfigura la géographie portuaire, dévasta l’univers bicen-tenaire des docks et contribua à décimer les bastions indus-triels occidentaux.

Première industrie mondialisée, la marine marchandefut tout à la fois le laboratoire disciplinaire de l’exploitationet celui de la résistance internationalisée des marins. DansSweatshops at Sea (4), l’historien américain Leon Finkétudie la condition des matelots de l’Atlantique. Parce qu’unsiècle de batailles a changé en purgatoire l’enfer de cesforçats hier livrés à l’arbitraire hiérarchique, à des conditionsde travail dantesques et, à l’occasion, au fouet, Fink resteoptimiste : « Comme le suggère l’exemple du transportmaritime, la “course vers le bas” n’est pas la seule issuede la mondialisation. »

PIERRE RIMBERT.

(1) Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat (sous la dir. de), Atlas géopo-litique des espaces maritimes, 2e édition, Technip, Paris, 2010, 352 pages,58 euros.

(2) Enjeux maritimes 2011, hors-série du Marin, Rennes, novembre 2011,112 pages, 12,50 euros.

(3) Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde,Max Milo, Paris, 2011, 478 pages, 24,90 euros.

(4) Leon Fink, Sweatshops at Sea. Merchant Seamen in the First World’sGlobalized Industry, from 1812 to the Present, The University of NorthCarolina Press, Chapel Hill, 2011, 278 pages, 34,95 dollars.

P O É S I E

POÉSIE BIRMANE CONTEMPORAINE.Anthologie bilingue. – Sous la direction de Sté-phane Dovert et Jimmy Kyaw Nyunt LynnArkuiris, Toulouse, 2012, 276 pages, 28 euros.

En 2012, à l’heure où la Birmanie s’ouvre aprèsdes décennies de dictature, ce recueil vient rappe-ler que ses intellectuels, eux aussi, se sont battusde l’intérieur. Cette anthologie de poèmes contem-porains, dirigée par le spécialiste de l’Asie duSud-Est Stéphane Dovert et par l’opposant JimmyKyaw Nyunt Lynn, montre que la poésie, dont lapratique est enracinée depuis des siècles dans lepays, a été un moyen de résistance. Les quatre-vingt-deux poèmes présentés ont été rédigés dansles années 2000, et beaucoup, parmi les quaranteauteurs, ont dû signer d’un pseudonyme. Parfoisornés de dessins, ils sont nourris de traditionslocales enrichies par la poésie romantique duXIXe siècle comme par les courants engagés duXXe siècle, et o"rent une vision inédite d’une Bir-manie qu’on connaît bien peu. La version bilingueen miroir birman-français pourra être un outil.

FRÉDÉRIC DURAND

APPRENDRE À DÉSOBÉIR. Petite histoirede l’école qui résiste. – Grégory Chambat etLaurence Biberfeld

Editions CNT-RP, Paris, 2012,240 pages, 10 euros.

Un enseignant et une ancienne institutrice deve-nue romancière explorent les formes de luttesmenées au sein de l’école au cours des cent cin-quante dernières années. Ils s’interrogent d’abordsur l’ambivalence du statut de fonctionnaire : lesenseignants doivent-ils se consacrer à l’institutionqui les paie ou aux enfants dont ils ont la charge ?L’école est-elle une structure de contrôle oud’émancipation ? Puis ils abordent deux types derésistance : celle, pédagogique, où l’éducateurrefuse de transmettre un contenu ou une méthode,à l’instar du mouvement des « désobéisseurs » ;celle, politique, où les personnels protègent lesenfants, juifs hier, sans papiers aujourd’hui, s’en-gagent eux-mêmes aux côtés des maquisards, etc.Ils questionnent finalement l’inaptitude de l’écolepublique à « corriger l’injustice sociale ». Enannexe, une centaine de notices biographiquessont consacrées à ceux qui pensaient, commeCélestin Freinet, qu’« on ne prépare pas l’hommeà la liberté par l’obéissance autocratique ».

NICOLAS NORRITO

E N S E I G N E M E N T

* Professeur à l’université Toulouse-I Capitole.

sociales de ses élèves, dans une société métissée. Maisc’est quasiment l’ensemble des récompenses quisaluent l’engagement : le Grand Prix revient au filmde Matteo Garrone, Gomorra, transposition du best-seller de Roberto Saviano, chronique glacée desfailles béantes de l’Etat de droit au cœur de la belleEurope démocratique ; Benicio Del Toro reçoit le Prixd’interprétation pour son incarnation du « Che »dans le film de Steven Soderbergh ; le Prix du jurycouronne Il Divo, de Paolo Sorrentino, évocation durègne de Giulio Andreotti, figure symbolique de laDémocratie chrétienne italienne, au pouvoir pendantplus de vingt ans jusqu’au début des années 1990 età son procès pour ses liens avec Cosa Nostra ; le Prixdu scénario consacre Le Silence de Lorna, des frèresDardenne, qui poursuivent leur exploration de l’hu-miliation sociale sur fond d’immigration et d’ex-ploitation mafieuse.

Il faudrait encore mentionner Valse avec Bachir,de l’Israélien Ari Folman, documentaire d’animationtémoignant du massacre par les Phalanges chrétiennesdes Palestiniens réfugiés dans les camps de Sabra etChatila. Enfin, la Caméra d’or, créée en 1978 pourrécompenser le meilleur premier film, toutes sectionsconfondues, est décernée à Hunger, du BritanniqueSteve McQueen, consacré à la grève de la faim menéeen prison par Bobby Sands et ses camarades de l’IRAen 1981, et suggérant que, sous certains angles, lafrontière entre démocratie et totalitarisme peut s’avérerincertaine… En 2009, c’est la description entomo-logique d’une société ravagée par un puritanismerépressif révélant les tréfonds d’un fascisme endevenir (Le Ruban blanc, de Michael Haneke) qui estsaluée par la Palme d’or ; et, si le Grand Prix est attribuéà Un prophète, de Jacques Audiard, description del’évolution, en prison, d’un petit malfrat devenant unvrai « pro », l’accent est bien moins mis que l’annéeprécédente sur l’engagement politique.

SUR ces quelques années, il apparaît donc queles jurys ont tenu à donner la Palme d’or à des œuvresqui, pour la plupart, puisent leur inspiration dans lepassé et s’emparent de quelques-uns des enjeux qui ontmarqué… le siècle dernier. A l’exception des films desDardenne, peu de questions strictement d’aujourd’hui,et une certaine discrétion des problèmes sociaux. Il yeut bien quelques réactions dans le champ politique.La ministre Christine Boutin a, par exemple, tenté des’opposer – en vain – à la di"usion du DVD péda-gogique de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, égalementlauréat du Prix de l’éducation nationale ; la sélectionde Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, relatif à l’in-dépendance algérienne, a suscité les protestationsmusclées de la droite et d’élus locaux, tandis que leministre italien de la culture, M. Sandro Bondi,proclamait son boycott du Festival après la sélectionde Draquila. L’Italie qui tremble, qui portait sur lesmanipulations berlusconiennes. Mais cela n’empêchepas de se demander si les thèmes abordés par les filmscouronnés ne rencontrent pas des valeurs qui font assezlargement consensus.

L’année 2010 va marquer un tournant. La Palme d’orrevient à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de sesvies antérieures, du Thaïlandais Apichatpong Weera-sethakul, film quasi expérimental, irrigué par lesfantasmes de la réincarnation, évasion mystique loin desinterpellations prosaïques de notre bas monde. Certes,la quête forcenée d’un écho politique pourrait y trouverde quoi disserter sur l’égarement d’un monde contem-porain voué à sa perte, le cinéaste désignant une voie

de résistance, d’inspiration bouddhiste, et intégrant lerepentir du protagoniste, qui déplore d’avoir tué tropde fourmis… et de communistes.

La Palme d’or 2011 n’autorise même plus ce typede commentaire. The Tree of Life, de l’AméricainTerrence Malick, s’assigne le modeste dessein d’uneconfrontation cosmique et métaphysique entre lavie d’une famille américaine et la création du monde.Les interpellations sociopolitiques ne peuvent alorsque relever d’une dérisoire contingence. Enfin, en2012, c’est le trio éternel « la vie, l’amour, la mort »qui est au cœur de l’œuvre couronnée. Amour, deHaneke – qui entre ainsi dans le club très fermé descinéastes ayant reçu deux fois la Palme d’or –,s’inscrit dans la même exploration des valeurs « éter-nelles », à partir d’une chronique intimiste etdouloureuse sur la vieillesse et l’agonie d’un couple.Bien sûr, l’engagement n’est pas entièrement absentdu palmarès, mais les prix sont moins prestigieux etle social intervient maintenant dans deux comédies :La Part des anges, de Loach, Prix du jury, et Reality,de Garrone, Grand Prix, traitant du leurre de lagloire télévisuelle pour les laissés-pour-compte d’unesociété en crise.

Ce fort contraste avec les choix des années précé-dentes peut, certes, relever d’une a!rmation de laprévalence des critères esthétiques et artistiques.Mais il n’est pas interdit de remarquer que s’exprimeainsi une certaine propension à la transcendancecomme refuge face à la di!culté de penser un avenirhumain libéré des hypothèques de l’ordre marchand.

Une fois notée cette évolution, il importe néanmoinsde souligner que toutes ces Palmes participent d’unecertaine émancipation des critères commerciaux : enFrance,The Tree of Life a eu 872 895 spectateurs, quandPirates des Caraïbes. La Fontaine de Jouvence enatteignait 4 755 981 – pour ne rien dire d’Intouchables.Oncle Boonmee comptabilisait 127 511 entrées ; L’Ar-nacœur, de Pascal Chaumeil, près de 3 800 000. Quantau Ruban blanc, il frôle les 650 000 entrées : c’est pâlotpar rapport à De l’autre côté du lit, de PascalePouzadoux, qui enregistre près de 1,8 million d’entrées– pour ne rien dire d’Avatar, de James Cameron (plusde 14,6 millions d’entrées).

De plus, ces palmarès permettent d’échapperaux grilles de lecture et codes de valeur de bien deschroniqueurs, qui ont souvent – éventuellement à leurcorps défendant – partie liée avec les grands décideursde l’industrie cinématographique. Il est, à cet égard,assez plaisant de confronter leurs pronostics la veilledu palmarès avec le palmarès lui-même. L’édition 2012n’a pas dérogé à la règle. Tout devait se jouer entre lefilm de Jacques Audiard De rouille et d’os et celui deLeos Carax Holy Motors, tant pour la Palme d’or quepour le Prix d’interprétation. L’un et l’autre sontrestés absents du palmarès, au profit d’artistes moinscélèbres, bousculant ainsi la hiérarchisation desauteurs et des acteurs au cœur de l’industrie cinéma-tographique. Il faut donc savoir gré à tout le moins auxjurys de Cannes de contribuer parfois, dans les limitesétroites de l’exercice, à ébrécher l’autorité des pseudo-experts médiatiques, garants de l’ordre – symboliqueet matériel – établi.

(1) Cf. Jacques Kermabon, « La preuve par l’image », 24 Images,no 138, Montréal, 2008.

(2) Philippe Person, « Cannes, un festival qui tourne à vide »,Le Monde diplomatique, mai 2006.

(3) Cf. L’Exception culturelle, Presses universitaires de France,2004 (2e éd.).

(4) Cf. « A Cannes, les femmes montrent leurs bobines, leshommes leurs films », Le Monde, 12 mai 2012.

A Cannes, près de cinq mille journalistes et techniciens de quatre-vingt-huit pays couvrent chaque année une manifestationqui présente, en compétition o!cielle, une vingtaine de films. Le retentissement et les enjeux financiers du Festivalsont considérables. Ce qui incite à interrogerle sens et les évolutions du palmarès.

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D A N S L E S R E V U E S

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CINÉMA

Palmes d’orau crible

PA R SE R G E RE G O U R D *

DE Cannes on peut dire qu’il est « le plus beaudes festivals (1) », pour citer le cinéaste Manoel deOliveira, et aussi bien « un club de réalisateurs loinde la réalité sociale (2) », pour reprendre l’analyse decertains cinéphiles. Ces appréciations quelque peudivergentes rendent compte d’une réalité : Canness’institue chaque année en capitale d’une certaine schizophrénie. Il cristallise les contradictions dont lefonctionnement du cinéma français est à sa façonemblématique : côté cour, la célèbre exceptionculturelle, autorisant les mécanismes de soutienpublic à la culture ; côté jardin, le recours aux mêmestechniques que l’industrie hollywoodienne, projetsfinanciers et acteurs susceptibles de rapporter gros (3).

Douze jours durant, les festivaliers forment unmicrocosme coupé du monde, mais ils se consacrentà la consommation de films qui pour beaucoupinterrogent l’état de ce monde, dont il n’est pas parti-culièrement visionnaire de préciser qu’il porte peu àla gaieté. Et, à la sortie des projections, fêtes, pail-lettes et people : Ken Loach au recto et Bernard Tapieau verso, en quelque sorte. Si cette ambivalence estconstitutive d’un Festival qui reste la plus brillantevitrine du cinéma mondial, il peut être éclairantd’examiner comment cette tension se traduit dans lespalmarès : le strass est-il préféré aux question-nements, et, dans le cas contraire, quels question-nements sont-ils couronnés ?

Il importe tout d’abord de souligner que lechamp des sélections est circonscrit en fonctiond’un dosage qui reflète cette ambivalence : les filmsd’Afrique subsaharienne et du Maghreb sontmarginaux, voire absents ; les « événementiels »,avec projections de blockbusters et montée desmarches de stars, font désormais partie des traditions,tandis qu’un certain nombre de grands auteurs, àl’instar de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet,n’ont jamais bénéficié de la moindre sélection. Lamisogynie du Festival est également remarquable, etremarquée (4) : en 2012, on ne comptait pas une seuleréalisatrice parmi les vingt-deux sélectionnés de lacompétition o!cielle ; et une seule a reçu la Palmed’or – Jane Campion, en 1993, pour La Leçon depiano. C’est dans ce cadre passablement restreint qu’ilconvient d’apprécier la liste des lauréats.

Pour rester modeste, on se contentera ici d’in-terroger l’« ère Frémaux » – entamée en 2004, quandM. Thierry Frémaux devient délégué artistique, avantd’être nommé, en 2007, délégué général, ce quisignifie notamment qu’il est à la tête des comitéschargés de la Sélection o!cielle. Les Palmes 2005 et2006 ont été placées sous le signe d’un certain enga-gement : habitués des récompenses cannoises, Jean-Pierre et Luc Dardenne ainsi que Loach ont triomphéavec des œuvres typiques de leurs univers. DansL’Enfant, des frères Dardenne, deux jeunes parents enétat de survie grâce aux aides sociales participent àl’« échange marchand » en l’appliquant à un bébé, etn’auront d’autre perspective que la prison. Le vent selève illustre à l’inverse, comme souvent chez Loach,l’espoir d’un monde rendu meilleur grâce au combat,ici celui de l’Irish Republican Army (IRA) contre l’oc-cupant britannique dans les années 1920-1923. Cesdeux œuvres sont représentatives du clivage entre unevision optimiste d’un avenir qui peut être modelé parla lutte et le désespoir social, sans perspective.

En 2007, la Palme d’or est attribuée au film duRoumain Cristian Mungiu, 4 mois, 3 semaines et2 jours, qui évoque l’oppression quotidienne sous lerégime de Nicolae Ceausescu, deux ans avant sachute, en 1989. En 2008, le politique au sens largetriomphe. A l’unanimité, la Palme d’or revient à Entreles murs, de Laurent Cantet, qui met en scène laconfrontation d’un professeur avec les di!cultés

27 LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2012

! LA REVUE DES LIVRES. « Peut-on pensernotre liberté ? » : un passionnant entretien deNoam Chomsky questionné par Peter Hallward.Pierre Bourdieu et l’Etat. Enquête sur le phéno-mène antideutsch, fraction de la gauche radicale alle-mande de conviction antigermanique et pro-israé-lienne. (N° 6, juillet-août, bimestriel, 5,90 euros.– 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! MÉDIUM. La copie : un fait social et techniquemajeur. Piratage, pastiche, plagiat, contrefaçon,détournement, imitations : « Comment trouver unéquilibre entre les anciens régimes de propriété intellectuelle et le droit des usagers à s’approprierla culture, c’est-à-dire, dans ce contexte, àcopier ? » (N° 32-33, juillet-décembre, trimestriel,30 euros. – 10, rue de l’Odéon, 75006 Paris.)

! HOMMES & LIBERTÉS. Un dossier sur la laï-cité, sur comment « vivre ensemble » et sur lafocalisation sur l’islam. (N° 158, juin, trimestriel,7 euros. – 138, rue Marcadet, 75018 Paris.)

! ETUDES. Le traité sur le commerce des armesen négociation à New York : des enjeuxmajeurs. (Juillet-août, mensuel, 11 euros. – 14, rued’Assas, 75006 Paris.)

! LES INDIGNÉS. Seconde livraison de cettenouvelle revue « des résistances et des alternatives »,avec un dossier sur la faim du monde. (N° 2, avril,trimestriel, 14 euros. – BP 3045, 69605 Villeur-banne Cedex.)

! TRANSFORM ! La revue européenne pour unepensée alternative et un dialogue politique tenteun diagnostic de la crise de la démocratie. Lesauteurs, venus de tout le continent, s’interrogenten particulier sur la dérive oligarchique qui portela mondialisation financière. Puisant dans les expé-riences de résistance, ils proposent des « pistesde lutte ». (N°10/2012, juillet, semestriel, 10 euros.– 6, avenue Mathurin-Moreau, 75167 ParisCedex 19.)

! HOMMES & MIGRATIONS. Les migrationsartistiques : diversité des démarches et desœuvres. Cinéma, théâtre, expositions, littératurerévèlent le passage d’un art postcolonial à un arttransnational recomposant frontières et identi-tés. (N° 1297, mai-juin, bimensuel, 10 euros. – Citénationale de l’histoire de l’immigration, 293, ave-nue Daumesnil, 75012 Paris.)

! L’AN 02. Une réflexion de Thierry Paquotsur les vacances, ou comment la société deconsommation « transforme un droit en devoir ». Ledossier démonte l’idée selon laquelle l’écologieserait un luxe de nantis, avec notamment un arti-cle de Sandrine Rousseau invitant à « repenser laquestion sociale, prisonnière d’un cadre de pensée pro-ductiviste ». (N° 2, été, semestriel, 7 euros. – LesAmis de l’An 02, 76, cours de Vincennes,75012 Paris.)

! FAKIR. Un dossier consacré au culte de la crois-sance détaille la position des syndicats et du patro-nat sur le sujet. Dans un entretien stimulant, l’éco-nomiste Jean Gadrey doute de l’intérêt de voir legâteau toujours grossir quand ses parts sont à lafois mal réparties et… toxiques. (N°56, juillet-septembre, bimestriel, 3 euros. – 9, rue de laHotoie, 80000 Amiens.)

! N + 1. Du refus de ne pas dénoncer, sous pré-texte que ce serait faire le jeu de la réaction, lepoids de l’« élite » issue des universités les pluschics dans les lieux de pouvoir à la critique du pro-jet de rénovation de la New York Public Library,en passant par la réinvention des jeunes annéesde l’écrivain Gordon Lish et le sexisme selon Wal-mart. (N° 14, été, trisannuel, 13,95 dollars. – 68 JayStreet, #405, Brooklyn, NY 11201, Etats-Unis.)

D A N S L E S R E V U E S

D V D

É C O L O G I E

Hitler, un film d’Allemagnede Hans Jurgen Syberberg4 DVD, 7 h 10 min, version originalesous-titrée, + un livre, 2012, 50 euros.

« Un monstre beau », affirmait Michel Foucault :c’est un exorcisme de sept heures contre ledémon Adolf Hitler que propose en 1978 HansJurgen Syberberg. Partisan d’un art total poly-phonique, antinaturaliste, il se refuse à la recons-titution historique comme au documentaire. Lesimages du IIIe Reich sont projetées en arrière-planpendant que des acteurs ou des marionnettes, surle devant de la scène, parlent dans de longsplans-séquences, sur une bande-son wagnérienneà laquelle se mêlent les échos d’archives radio-phoniques. Défilent des pantins hitlériens, avec encontrepoint des doubles de Syberberg cherchantà comprendre pourquoi ces petits-bourgeoisdérisoires ont perverti l’Allemagne. Ce combatcontre le metteur en scène qu’était Hitler,Syberberg le mène sans utiliser les mêmes armesque lui, celles du kitsch séducteur qui hypnotisaitles masses à Nuremberg.

Oratorio tant expressionniste que baroque, cegrand film lyrique hors normes a, depuis sa sortieremarquée, longtemps été maintenu dans l’ombre,parce qu’il se gardait de croire que l’Allemagne,comme le monde, s’était vraiment débarrassée deses démons en mai 1945.

PHILIPPE PERSON

THÉÂTRE

Heiner Müller en voix multiples

IL avait choisi après la guerre de rester en Républiquedémocratique allemande (RDA). Il est l’un des auteursdramatiques les plus importants de notre époque. Son

questionnement des formes théâtrales possibles pour untemps vivant à la fois le déchirement de l’idéal communisteet l’usure des vieux idéaux esthétiques a rayonné dans toutel’Europe. Heiner Müller (1929-1995), qui fut aussi metteuren scène et, après la réunification, directeur du BerlinerEnsemble, laisse une œuvre de plus d’une trentaine de pièceset quelque deux cents poèmes, des essais et des entretiens.S’y déploient son travail pour faire advenir le théâtrecomme scène expérimentale, où « l’imagination collectives’exerce à faire danser les rapports sociaux pétrifiés (1) »,sa formidable relecture des mythes et des tragédies et sonsens réjouissant de la provocation. Il faut aujourd’hui yajouter ce que l’on pourrait appeler des actes de parole, avecl’édition de Müller MP3 (2) : une collection de trente-sixheures de documents sonores (entretiens, lectures, discours).Selon Kristin Schulz, cheville ouvrière de l’édition allemandedes œuvres complètes, puis éditrice de Müller MP3, lesentretiens sont pour Müller « des productions artistiques »,où il tient souvent à « préserver la possibilité de changerde point de vue en fonction du contexte, de ses interlocuteurs,du lieu ou de la situation ». Cette singularité efface lesgenres.

« Deutschland-Müller », « le plus allemand des écrivainsde sa génération » : c’est ainsi que le dramaturge françaisMichel Deutsch le qualifie dans le livre (3) qu’il vient delui consacrer. Deutsch construit une sorte de scène intel-lectuelle sur laquelle Müller est censé avoir évolué. Il y alà, présentés comme des figures d’une dramaturgie pourjournal télévisé, Bertolt Brecht le « catholique bavarois »,Christa Wolf la « figure austère de la sévérité protestante »,Carl Schmitt le « juriste catholique romain », et FriedrichNietzsche, et Martin Heidegger, etc., sans oublier l’« intel-lectuel mélancolique » Hamlet, « personnification » del’Allemagne, et Müller lui-même, « Saxon anarchiste delignée ouvrière et paysanne ». Et pourquoi pas pourfendeurde Prussiens parce que saxon ? Il aurait été autrement inté-ressant de placer tous ces personnages dans un grandthéâtre appelé Heiner Müller, mais il aurait alors fallu

travailler à leur mise en relation. Toutes les pages, parexemple, sur le romancier Ernst Jünger, à tout le moins tenantd’une pensée opposée, ne permettent jamais de comprendrece qui pouvait bien les relier. D’autant que, contrairementà ce qui est affirmé, Müller n’a jamais dit en ces termes quele « fascisme [était] de l’énergie de gauche entravée ».Regrettons également que la dramaturgie müllérienne soitprésentée comme une critique frontale de la technoscienceet de la philosophie des Lumières : Müller savait qu’il y ade la machine dans l’homme ; et si, en dialecticien, il pointeles zones d’ombre des Lumières, il ne fait tout de même pasde l’obscurantisme une solution.

Au dernier tiers de cet essai, on arrive enfin à l’essentiel,l’écriture. Retenons l’image que Deutsch suggère del’écrivain, chirurgien disséquant le corps de la langue,comme on le voit à l’œuvre dans la courte Pièce de cœur :« Puis-je déposer mon cœur à vos pieds… Je m’en vaisprocéder à l’extraction. Sinon pourquoi aurais-je un canif...Mais / C’est une brique. Votre cœur… Oui, mais il ne bat quepour vous. »

Ce dernier vers sert de titre à la bande dessinée d’IsabellePralong (4) dans laquelle chaque chapitre, fait de scènes quiretracent le parcours d’une jeune femme interrogeant lamaternité, doublées d’un jeu de piste spirituel, est introduitpar un vers de cette pièce. Chez l’auteure suisse francophone,qui en fait un usage inédit, la source d’inspiration puiséechez Müller n’est pas effacée. Et les images, en noir et blanc,semblent bien découper au scalpel un processus de travail,pour une extraction qui signe une naissance.

BERNARD UMBRECHT.

(1) Heiner Müller, Fautes d’impression, L’Arche, Paris, 1991.

(2) Heiner Müller et Kristin Schulz, Müller MP3. Heiner Müller Ton -dokumente, 1972-1995, Alexander Verlag, Berlin, quatre CD + un livret,78 euros. Prix allemand du livre audio 2012.

(3) Michel Deutsch, Germania, tragédie et état d’exception. Une intro-duction à l’œuvre de Heiner Müller, Musée d’art moderne et contem-porain (Mamco), Genève, 2012, 400 pages, 25 euros.

(4) Isabelle Pralong, Oui mais il ne bat que pour vous, L’Association,Paris, 2011, 200 pages, 22,40 euros.

GÉOPOL IT IQUE

Vingt mille lieues sur les mers

EXPLORATEUR, poète et intrigant, sir WalterRaleigh (1552-1618) portait un regard réaliste surl’élément qui couvre 70,8 % de la surface du

globe : « Qui tient la mer tient la richesse du monde, quitient la richesse du monde tient le monde. » Mais à quiappartient la mer ? A tous, explique le juriste hollandaisHugo Grotius en 1609. A moi, corrige chacun des payscôtiers soucieux de contrôler les points stratégiques et lesressources limitrophes. « Au cours des cinquante dernièresannées, explique l’Atlas géopolitique des espacesmaritimes (1), plusieurs dizaines de millions de kilo-mètres carrés d’espaces maritimes auparavant libres detoute souveraineté sont passés sous le contrôle des Etats,réalisant ainsi la plus grande conquête territoriale de tousles temps. »

Entrée en vigueur en novembre 1994, la Convention desNations unies sur le droit de la mer, signée en Jamaïque unjour de décembre 1982, consacre la souveraineté desEtats – et leur droit à exploiter eaux, fonds et sous-sols –sur une zone économique exclusive de 200 millesnautiques (370 kilomètres) au large de leurs côtes. Acertaines conditions, des pays peuvent revendiquer l’ex-tension de leur juridiction jusqu’à 350 milles (648 kilo-mètres). Conduite au moyen du droit, cette appropriationde richesses halieutiques, minérales ou pétrolières anéanmoins engendré une multitude de conflits entre Etatsriverains des cinq océans, comme ceux de la mer deChine entre Pékin et ses voisins. L’ouvrage détaille cettenouvelle donne géopolitique à l’aide de cartes et d’uneapproche pluridisciplinaire mobilisant géologues,géographes, juristes et hauts fonctionnaires internationaux.

A qui jugerait abstraits les problèmes stratégiquescomme la sécurisation des voies commerciales et d’ap-provisionnement, les faits et chiffres réunis dans Enjeuxmaritimes (2) donneront la mesure de cet univers liquidesillonné par quarante-huit mille navires marchands, le longde routes océaniques bornées par des ports aux allures decathédrales cubistes. Acteurs vedettes de cette choré-graphie, les porte-conteneurs géants déplacent d’uncontinent à l’autre des milliers de « boîtes » remplies demarchandises, longues de 20 ou 40 pieds (6,09 ou12,19 mètres). Initialement publié en 2006 et enfin traduiten français, The Box (3) raconte l’épopée de ce parallélé-pipède métallique, mis en service au milieu des années 1950sur les côtes américaines et devenu l’emblème autant quele vecteur de la mondialisation. Facile à manœuvrer,superposable, passant indifféremment d’un camion à un

! DISSENT. Le dossier sur l’élection présiden-tielle aux Etats-Unis analyse les rapports entreM. Barack Obama et la communauté afro-améri-caine, l’influence du mouvement libertarien sur leParti républicain, le rôle des syndicats après l’ar-rêt Citizens United, qui autorise les « personnesmorales » à s’investir financièrement dans les cam-pagnes. (Eté, trimestriel, 10 dollars. – 310 River-side Drive, suite 2008, New York, NY 10025,Etats-Unis.)

! FOREIGN AFFAIRS. Deux auteurs estimentque les Etats-Unis, lorsqu’ils s’inquiètent de la montée en puissance de la Chine, ignorent quecelle-ci réagit parfois à ce qu’elle perçoit être l’hostilité américaine. Cependant, dans le mêmenuméro, un troisième auteur recommande àWashington une autre politique, plus agressive faceà Pékin… Egalement au sommaire, la croissanceinsoutenable de l’Allemagne. (Vol. 91, n° 5, sep-tembre-octobre, bimestriel, 9,95 dollars. – 58 East68th Street, New York, NY 10065, Etats-Unis.)

! EXTRA ! Comment la presse relaie les théoriesconspirationnistes antisémites et islamophobes dela droite américaine. Enquête : le traitement média-tique d’un scandale alimentaire impliquant de laviande reconstituée. (Vol. 25, n° 8, août, mensuel,4,95 dollars. – 104 West 27th Street, New York,NY 10001-6210, Etats-Unis.)

! HISTORICAL MATERIALISM. Le syndicalismeaméricain de la crise de 1979 à celle de 2009.Controverses autour de l’historien de l’architec-ture Manfredo Tafuri. Le rôle des produits déri-vés dans le capitalisme moderne. (Vol. 20, n° 1,2012, 25 euros. – Faculty of Law and SocialSciences, SOAS, University of London, ThornhaughStreet, Russell Square, Londres WC1H OXG,Royaume-Uni.)

! SURVIVAL. James Dobbins étudie les scéna-rios d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unispar voisins interposés (Corée du Nord, Taïwan,Japon, Inde...), sans oublier une éventuelle cyber-guerre. Et d’en appeler à un changement de men-talité à la fois à Pékin et à Washington. (Vol. 54,n° 4, août-septembre, bimestriel, sur abonnement.– Routledge, 4 Park Square, Milton Park, Abing-don, Oxfordshire 0X14 4RN, Royaume-Uni.)

! EBISU. Un numéro entièrement consacré à lacatastrophe de Fukushima et à ses suites. A noter,l’analyse de Nishitani Osamu juste après leséisme, la réflexion d’Augustin Berque sur lesenchaînements dans les désastres naturels ethumains, et plusieurs articles sur la reconstruc-tion. (N° 47, semestriel, été, sur abonnement.– Maison franco-japonaise, bureau français,3-9-25 Ebisu, Shibuya-ku, Tokyo, Japon.)

! HARDNEWS. Le mensuel indien revient surles violences qui ont secoué l’usine automobileMaruti Suzuki et entraîné la mort d’un haut cadrede l’entreprise. Il détaille les conditions de travaildi!ciles et l’absence d’intervention de la puissancepublique. Egalement, une analyse originale sur lesrelations entre l’Afghanistan, le Pakistan etl’Inde. (Mensuel, août. Abonnement annuel :200 roupies. – 145 Gautam Nagar, New Delhi –110049.)

! CRITIQUE INTERNATIONALE. Un dossiersur « Les émergents et les transformations de lagouvernance globale » se demande si l’« émer-gence » signifie la fin du tiers-monde, puis analyseles transformations de la gouvernance mondialeliée à l’irruption des G20. A noter aussi plusieursarticles sur l’islam saoudien. (N° 56, juillet-sep-tembre, trimestriel, 19 euros. – Presses deSciences Po, 117, boulevard Saint-Germain,75007 Paris.)

! REPORT ON THE AMERICAS. L’Amériquelatine dans l’économie mondiale : dépendance oudécouplage ? réduction de la pauvreté ou accrois-sement des inégalités ? intégration anti-impéria-liste ou soumission à Pékin ? (Vol. 45, n° 2, été,bimestriel, 10 dollars. – North American Congresson Latin America, 38 Greene Street, 4th floor,New York, NY 10013, Etats-Unis.)

! ESPACES LATINOS. Quelle marge demanœuvre pour le Parti révolutionnaire institu-tionnel mexicain, qui vient de remporter l’électionprésidentielle mais qui n’a la majorité dans aucunedes deux Chambres ? Pourquoi le dirigeant duParaguay, M. Fernando Lugo, a-t-il été destitué enquelques heures par le Parlement ? La nationali-sation par l’Argentine de l’entreprise espagnoleRepsol. (N° 271, juillet-août, bimestriel, 5 euros.– 4, rue Diderot, 69001 Lyon).

! REVUE TIERS-MONDE. Un numéro consa-cré à « vingt-cinq ans de transformation postso-cialiste en Algérie », avec des réflexions sur l’Etatrentier, le pétrole, l’ouverture commerciale, l’agri-culture et la sécurité alimentaire, etc. (N° 210, avril-juin, trimestriel, 20 euros. – Armand Colin, Paris.)

! DIX-HUITIÈME SIÈCLE. Une riche livraisonconsacrée à l’Afrique, à la vision qu’en avait l’Europe des Lumières, aux représentations de cecontinent mystérieux dans la littérature, au dis-cours abolitionniste (dont tous les grands inspi-rateurs furent anglais), etc. (N° 44, 2012, annuel,45 euros. – La Découverte, Paris.)

! COMMENTAIRE. Tout en se félicitant de la« normalisation » des relations entre Varsovie etMoscou, le ministre des a"aires étrangères polo-nais estime que « l’attitude de la Russie jette uneombre sur les systèmes politiques en Europe de l’Est ».Egalement, une analyse statistique détaillée del’élection présidentielle française. (Vol. 35, n°138,été, trimestriel, 24 euros. – 116, rue du Bac,75007 Paris.)

26SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

NATURE ET SOUVERAINETÉ. – GérardMairetPresses de Sciences Po, coll. « La Bibliothèquedu citoyen », Paris, 2012, 92 pages, 15 euros.

Philosophe politique iconoclaste, connu pour sestravaux sur le principe de souveraineté, GérardMairet propose une analyse de la crise écologiqueactuelle comme résultat des présupposés éthiqueset politiques de la modernité : la « nature » commeextérieure aux humains et réduite à un vaste maga-sin. Des épisodes comme celui de la « vachefolle » et des processus comme le changementclimatique illustrent la dérive d’un système arc-bouté sur le rendement et le profit, visant jusqu’àla marchandisation du vivant. Quelle peut être lasolution ? Pour l’auteur, rien ne sert de rêver à unretour bucolique au village et à l’autarcie écono-mique ; il faudrait plutôt penser à une « cosmopo-litique de la nature », dont le fondement matérielserait un droit universel à l’alimentation, grâce àla transformation de la terre agricole – ainsi que duclimat – en bien public mondial.

MICHAEL LÖWY

navire ou à un train sans qu’il soit besoin de décharger lamarchandise, le conteneur a favorisé l’effondrement des coûtsdu transport et le déchaînement du libre-échange.

L’auteur, Marc Levinson, rédacteur en chef du Journal ofCommerce, puis chef de rubrique à The Economist, concentreson enquête sur les premiers âges de la conteneurisation,jusqu’à son internationalisation, à la fin des années 1960. S’ildémystifie la « fable » entrepreneuriale qui attribue soninvention à une illumination de Malcom McLean, un trans-porteur routier du New Jersey excédé par les files d’attentesur les quais, c’est pour lui substituer le récit, remarquablementdocumenté mais non moins chimérique, d’une lutte entre lesforces bienfaisantes de l’innovation et celles des « résistancesbureaucratiques » coalisant administrations, syndicats etpatrons insensibles aux vertus de la concurrence. Or, commeLevinson l’indique lui-même, la puissance publique subven-tionna massivement la conteneurisation aux Etats-Unis, enAsie, en Europe. Affranchies de la contrainte de la distance,les entreprises converties au système du « juste-à-temps »assembleraient désormais à flux tendu des composantsfabriqués aux quatre coins de la planète. Ce saut technologiquereconfigura la géographie portuaire, dévasta l’univers bicen-tenaire des docks et contribua à décimer les bastions indus-triels occidentaux.

Première industrie mondialisée, la marine marchandefut tout à la fois le laboratoire disciplinaire de l’exploitationet celui de la résistance internationalisée des marins. DansSweatshops at Sea (4), l’historien américain Leon Finkétudie la condition des matelots de l’Atlantique. Parce qu’unsiècle de batailles a changé en purgatoire l’enfer de cesforçats hier livrés à l’arbitraire hiérarchique, à des conditionsde travail dantesques et, à l’occasion, au fouet, Fink resteoptimiste : « Comme le suggère l’exemple du transportmaritime, la “course vers le bas” n’est pas la seule issuede la mondialisation. »

PIERRE RIMBERT.

(1) Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat (sous la dir. de), Atlas géopo-litique des espaces maritimes, 2e édition, Technip, Paris, 2010, 352 pages,58 euros.

(2) Enjeux maritimes 2011, hors-série du Marin, Rennes, novembre 2011,112 pages, 12,50 euros.

(3) Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde,Max Milo, Paris, 2011, 478 pages, 24,90 euros.

(4) Leon Fink, Sweatshops at Sea. Merchant Seamen in the First World’sGlobalized Industry, from 1812 to the Present, The University of NorthCarolina Press, Chapel Hill, 2011, 278 pages, 34,95 dollars.

P O É S I E

POÉSIE BIRMANE CONTEMPORAINE.Anthologie bilingue. – Sous la direction de Sté-phane Dovert et Jimmy Kyaw Nyunt LynnArkuiris, Toulouse, 2012, 276 pages, 28 euros.

En 2012, à l’heure où la Birmanie s’ouvre aprèsdes décennies de dictature, ce recueil vient rappe-ler que ses intellectuels, eux aussi, se sont battusde l’intérieur. Cette anthologie de poèmes contem-porains, dirigée par le spécialiste de l’Asie duSud-Est Stéphane Dovert et par l’opposant JimmyKyaw Nyunt Lynn, montre que la poésie, dont lapratique est enracinée depuis des siècles dans lepays, a été un moyen de résistance. Les quatre-vingt-deux poèmes présentés ont été rédigés dansles années 2000, et beaucoup, parmi les quaranteauteurs, ont dû signer d’un pseudonyme. Parfoisornés de dessins, ils sont nourris de traditionslocales enrichies par la poésie romantique duXIXe siècle comme par les courants engagés duXXe siècle, et o"rent une vision inédite d’une Bir-manie qu’on connaît bien peu. La version bilingueen miroir birman-français pourra être un outil.

FRÉDÉRIC DURAND

APPRENDRE À DÉSOBÉIR. Petite histoirede l’école qui résiste. – Grégory Chambat etLaurence Biberfeld

Editions CNT-RP, Paris, 2012,240 pages, 10 euros.

Un enseignant et une ancienne institutrice deve-nue romancière explorent les formes de luttesmenées au sein de l’école au cours des cent cin-quante dernières années. Ils s’interrogent d’abordsur l’ambivalence du statut de fonctionnaire : lesenseignants doivent-ils se consacrer à l’institutionqui les paie ou aux enfants dont ils ont la charge ?L’école est-elle une structure de contrôle oud’émancipation ? Puis ils abordent deux types derésistance : celle, pédagogique, où l’éducateurrefuse de transmettre un contenu ou une méthode,à l’instar du mouvement des « désobéisseurs » ;celle, politique, où les personnels protègent lesenfants, juifs hier, sans papiers aujourd’hui, s’en-gagent eux-mêmes aux côtés des maquisards, etc.Ils questionnent finalement l’inaptitude de l’écolepublique à « corriger l’injustice sociale ». Enannexe, une centaine de notices biographiquessont consacrées à ceux qui pensaient, commeCélestin Freinet, qu’« on ne prépare pas l’hommeà la liberté par l’obéissance autocratique ».

NICOLAS NORRITO

E N S E I G N E M E N T

* Professeur à l’université Toulouse-I Capitole.

sociales de ses élèves, dans une société métissée. Maisc’est quasiment l’ensemble des récompenses quisaluent l’engagement : le Grand Prix revient au filmde Matteo Garrone, Gomorra, transposition du best-seller de Roberto Saviano, chronique glacée desfailles béantes de l’Etat de droit au cœur de la belleEurope démocratique ; Benicio Del Toro reçoit le Prixd’interprétation pour son incarnation du « Che »dans le film de Steven Soderbergh ; le Prix du jurycouronne Il Divo, de Paolo Sorrentino, évocation durègne de Giulio Andreotti, figure symbolique de laDémocratie chrétienne italienne, au pouvoir pendantplus de vingt ans jusqu’au début des années 1990 età son procès pour ses liens avec Cosa Nostra ; le Prixdu scénario consacre Le Silence de Lorna, des frèresDardenne, qui poursuivent leur exploration de l’hu-miliation sociale sur fond d’immigration et d’ex-ploitation mafieuse.

Il faudrait encore mentionner Valse avec Bachir,de l’Israélien Ari Folman, documentaire d’animationtémoignant du massacre par les Phalanges chrétiennesdes Palestiniens réfugiés dans les camps de Sabra etChatila. Enfin, la Caméra d’or, créée en 1978 pourrécompenser le meilleur premier film, toutes sectionsconfondues, est décernée à Hunger, du BritanniqueSteve McQueen, consacré à la grève de la faim menéeen prison par Bobby Sands et ses camarades de l’IRAen 1981, et suggérant que, sous certains angles, lafrontière entre démocratie et totalitarisme peut s’avérerincertaine… En 2009, c’est la description entomo-logique d’une société ravagée par un puritanismerépressif révélant les tréfonds d’un fascisme endevenir (Le Ruban blanc, de Michael Haneke) qui estsaluée par la Palme d’or ; et, si le Grand Prix est attribuéà Un prophète, de Jacques Audiard, description del’évolution, en prison, d’un petit malfrat devenant unvrai « pro », l’accent est bien moins mis que l’annéeprécédente sur l’engagement politique.

SUR ces quelques années, il apparaît donc queles jurys ont tenu à donner la Palme d’or à des œuvresqui, pour la plupart, puisent leur inspiration dans lepassé et s’emparent de quelques-uns des enjeux qui ontmarqué… le siècle dernier. A l’exception des films desDardenne, peu de questions strictement d’aujourd’hui,et une certaine discrétion des problèmes sociaux. Il yeut bien quelques réactions dans le champ politique.La ministre Christine Boutin a, par exemple, tenté des’opposer – en vain – à la di"usion du DVD péda-gogique de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, égalementlauréat du Prix de l’éducation nationale ; la sélectionde Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, relatif à l’in-dépendance algérienne, a suscité les protestationsmusclées de la droite et d’élus locaux, tandis que leministre italien de la culture, M. Sandro Bondi,proclamait son boycott du Festival après la sélectionde Draquila. L’Italie qui tremble, qui portait sur lesmanipulations berlusconiennes. Mais cela n’empêchepas de se demander si les thèmes abordés par les filmscouronnés ne rencontrent pas des valeurs qui font assezlargement consensus.

L’année 2010 va marquer un tournant. La Palme d’orrevient à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de sesvies antérieures, du Thaïlandais Apichatpong Weera-sethakul, film quasi expérimental, irrigué par lesfantasmes de la réincarnation, évasion mystique loin desinterpellations prosaïques de notre bas monde. Certes,la quête forcenée d’un écho politique pourrait y trouverde quoi disserter sur l’égarement d’un monde contem-porain voué à sa perte, le cinéaste désignant une voie

de résistance, d’inspiration bouddhiste, et intégrant lerepentir du protagoniste, qui déplore d’avoir tué tropde fourmis… et de communistes.

La Palme d’or 2011 n’autorise même plus ce typede commentaire. The Tree of Life, de l’AméricainTerrence Malick, s’assigne le modeste dessein d’uneconfrontation cosmique et métaphysique entre lavie d’une famille américaine et la création du monde.Les interpellations sociopolitiques ne peuvent alorsque relever d’une dérisoire contingence. Enfin, en2012, c’est le trio éternel « la vie, l’amour, la mort »qui est au cœur de l’œuvre couronnée. Amour, deHaneke – qui entre ainsi dans le club très fermé descinéastes ayant reçu deux fois la Palme d’or –,s’inscrit dans la même exploration des valeurs « éter-nelles », à partir d’une chronique intimiste etdouloureuse sur la vieillesse et l’agonie d’un couple.Bien sûr, l’engagement n’est pas entièrement absentdu palmarès, mais les prix sont moins prestigieux etle social intervient maintenant dans deux comédies :La Part des anges, de Loach, Prix du jury, et Reality,de Garrone, Grand Prix, traitant du leurre de lagloire télévisuelle pour les laissés-pour-compte d’unesociété en crise.

Ce fort contraste avec les choix des années précé-dentes peut, certes, relever d’une a!rmation de laprévalence des critères esthétiques et artistiques.Mais il n’est pas interdit de remarquer que s’exprimeainsi une certaine propension à la transcendancecomme refuge face à la di!culté de penser un avenirhumain libéré des hypothèques de l’ordre marchand.

Une fois notée cette évolution, il importe néanmoinsde souligner que toutes ces Palmes participent d’unecertaine émancipation des critères commerciaux : enFrance,The Tree of Life a eu 872 895 spectateurs, quandPirates des Caraïbes. La Fontaine de Jouvence enatteignait 4 755 981 – pour ne rien dire d’Intouchables.Oncle Boonmee comptabilisait 127 511 entrées ; L’Ar-nacœur, de Pascal Chaumeil, près de 3 800 000. Quantau Ruban blanc, il frôle les 650 000 entrées : c’est pâlotpar rapport à De l’autre côté du lit, de PascalePouzadoux, qui enregistre près de 1,8 million d’entrées– pour ne rien dire d’Avatar, de James Cameron (plusde 14,6 millions d’entrées).

De plus, ces palmarès permettent d’échapperaux grilles de lecture et codes de valeur de bien deschroniqueurs, qui ont souvent – éventuellement à leurcorps défendant – partie liée avec les grands décideursde l’industrie cinématographique. Il est, à cet égard,assez plaisant de confronter leurs pronostics la veilledu palmarès avec le palmarès lui-même. L’édition 2012n’a pas dérogé à la règle. Tout devait se jouer entre lefilm de Jacques Audiard De rouille et d’os et celui deLeos Carax Holy Motors, tant pour la Palme d’or quepour le Prix d’interprétation. L’un et l’autre sontrestés absents du palmarès, au profit d’artistes moinscélèbres, bousculant ainsi la hiérarchisation desauteurs et des acteurs au cœur de l’industrie cinéma-tographique. Il faut donc savoir gré à tout le moins auxjurys de Cannes de contribuer parfois, dans les limitesétroites de l’exercice, à ébrécher l’autorité des pseudo-experts médiatiques, garants de l’ordre – symboliqueet matériel – établi.

(1) Cf. Jacques Kermabon, « La preuve par l’image », 24 Images,no 138, Montréal, 2008.

(2) Philippe Person, « Cannes, un festival qui tourne à vide »,Le Monde diplomatique, mai 2006.

(3) Cf. L’Exception culturelle, Presses universitaires de France,2004 (2e éd.).

(4) Cf. « A Cannes, les femmes montrent leurs bobines, leshommes leurs films », Le Monde, 12 mai 2012.

A Cannes, près de cinq mille journalistes et techniciens de quatre-vingt-huit pays couvrent chaque année une manifestationqui présente, en compétition o!cielle, une vingtaine de films. Le retentissement et les enjeux financiers du Festivalsont considérables. Ce qui incite à interrogerle sens et les évolutions du palmarès.

Supposons que mon historique de navigationsuggère que je possède un diplôme d’études supé-rieures et que je passe de longues heures sur le sitede The Economist. J’obtiendrai alors un article bienplus raffiné et précis que mon voisin, plus friand deUSA Today que de la New York Review of Books. Demême, si mon historique indique que je m’intéresseà l’actualité et à la justice internationales, un articlesur Angelina Jolie généré par un ordinateur pourraits’achever en évoquant son film sur la guerre enBosnie ; et mon voisin obsédé par la vie des starsaurait droit, en guise de conclusion, aux dernierspotins sur sa relation avec Brad Pitt.

Ecrire et modifier des articles instantanément, lespersonnaliser afin qu’ils s’adaptent aux intérêts etaux habitudes intellectuelles du lecteur : c’est exac-tement le but du journalisme automatique. Les publi-citaires et les patrons de presse raffolent de cette indi-vidualisation qui pousse l’internaute à passer toujoursplus de temps sur leurs sites. Mais de quelles impli-cations sociales cette évolution est-elle porteuse ?Dans le meilleur des cas, les internautes risquent dese retrouver enfermés dans un cercle vicieux, de ne

PAGE 2 :Officier du spectacle, par PIERRE RIMBERT. – Courrier des lecteurs.– Coupures de presse.

PAGE 3 :Le style paranoïaque en politique, par RICHARD HOFSTADTER.

PAGES 4 ET 5 :Pourquoi les droits d’inscription universitaires s’envolent partout,par ISABELLE BRUNO. – La dette étudiante, une bombe àretardement, par CHRISTOPHER NEWFIELD.

PAGE 6 :L’avenir de l’Europe se discute à huis clos, par CHRISTOPHE DELOIREET CHRISTOPHE DUBOIS. – Ne pas confondre... (C. DE. ET C. DU.).

PAGE 7 :Encore un homme providentiel pour l’Italie, par RAFFAELE LAUDANI.

PAGE 8 :Guerre pour le cacao dans l’Ouest ivoirien, par FANNY PIGEAUD.

PAGE 9 :Effondrement du rêve démocratique au Mali, par JACQUESDELCROZE. – Un islam tiraillé (J. D.).

PAGE 10 : Syrie, champ de bataille médiatique, par MARC DE MIRAMON ETANTONIN AMADO.

PAGE 11 : Trop de sommets tue les sommets, par JONAS GAHR STØRE.

PAGE 12 :Causes négligées de la crise américaine, par DEAN BAKER. – Quand les cadres doutent à leur tour, par ISABELLE PIVERT.

PAGES 13 À 17 :DOSSIER : CHINE, POUVOIR ET PUISSANCE. – Le monde secretdu Parti communiste, par MARTINE BULARD. – La Chine est-elleimpérialiste ?, suite de l’article de MICHAEL T. KLARE. – Au cœur dela mondialisation, carte de PHILIPPE REKACEWICZ et graphiqued’AGNÈS STIENNE. – Confucius ou l’éternel retour, par ANNECHENG.

PAGES 18 ET 19 :Au Venezuela, un chavisme sans Chávez ?, par STEVE ELLNER.

PAGES 20 ET 21 :Marseille, quartiers nord, par MAURICE LEMOINE.

PAGES 22 ET 23 :Obésité, mal planétaire, suite de l'article de BENOÎT BRÉVILLE.

PAGES 24 À 26 :LES LIVRES DU MOIS : « Le Geste du semeur », de Mario Cavatore,par CHRISTINE TULLY-SITCHET. – « Dans le terrier du lapin blanc »,de Juan Pablo Villalobos, par XAVIER LAPEYROUX. – Sur les tracesdes « faiseurs de frontières », par RÉGIS GENTÉ. – Dumas et sesdeux révolutions, par FRANÇOISE ASSO. – L’œil et la plume (P. R.).– Heiner Müller en voix multiples, par BERNARD UMBRECHT. – Vingtmille lieues sur les mers (P. R.) – Dans les revues.

PAGE 27 :Palmes d’or au crible, par SERGE REGOURD.

Supplément Liège, pages I à IV.Supplément démocratie, pages I à IV.

SEPTEMBRE 2012 – LE MONDE diplomatique

LA TECHNOLOGIE jouit-elle d’une existence auto-nome ? Peut-elle fonctionner sans l’aide deshumains ? Du théologien Jacques Ellul à TheodoreKaczynski, dit « Unabomber » (1), la réponse futsouvent positive. Aujourd’hui, toutefois, nombred’historiens et de sociologues jugent cette théorienaïve et infondée (2).

Et pourtant. Le monde de la finance repose de plusen plus sur des échanges automatisés, réalisés grâceaux algorithmes produits par des ordinateurs sophis-tiqués, capables d’identifier et d’utiliser des varia-tions de valorisation qu’un trader ordinaire ne remar-querait même pas. La revue Forbes, l’une despublications financières les plus réputées, a récem-ment fait appel à la société Narrative Science dansle but de générer automatiquement des articles enligne à la veille de l’annonce par les grandes entre-prises de leurs résultats financiers. Il suffit pour celad’alimenter un logiciel en statistiques et, en quelquessecondes, celui-ci débite des textes parfaitement lisi-bles : « Grâce à sa plate-forme d’intelligence artifi-cielle brevetée, Narrative Science transforme desdonnées en articles et en discours compréhensibles »,explique-t-on chez Forbes.

Au cas où l’ironie de la situation vous auraitéchappé, reformulons : des plates-formes automa-tiques « rédigent » désormais des rapports sur desentreprises qui gagnent de l’argent grâce au travaild’ordinateurs spécialisés dans le trading automatique.En bout de course, ces documents sont réintroduitsdans le système financier, puisqu’ils fournissent auxalgorithmes les moyens d’identifier des opérationsencore plus lucratives. Et ainsi de suite : un journa-lisme de robots, pour les robots. L’argent, lui, continuede s’accumuler entre les mains d’êtres humains.

Pour l’instant, les entreprises qui développent desprogrammes de journalisme automatique évoluentsurtout dans des secteurs bien précis – le sport, lafinance, l’immobilier – où les articles se composentsouvent d’un même canevas brodé de statistiquessurabondantes. Mais elles commencent à s’intéresserau journalisme politique : Narrative Science proposeun nouveau service qui génère des articles sur le trai-tement des élections américaines par des médiassociaux tels que Twitter (quels sujets / quels candi-dats sont le plus / le moins souvent cités dans tel Etat,dans telle région, etc.). Ce service peut même citerles tweets les plus populaires ou les plus intéressants.Il faut bien l’admettre : pour analyser Twitter, on nefait pas mieux que les robots.

On comprend sans difficulté pourquoi les clientsde Narrative Science – la société en revendiqueplusieurs dizaines – apprécient autant ses prestations.En premier lieu, cela leur revient beaucoup moinscher que de payer des journalistes à plein temps, qui

* Journaliste, auteur de The Net Delusion. The Dark Side of InternetFreedom, PublicAffairs, New York, 2011. Une version anglaise decet article a été publiée sur le site Slate.com, le 19 mars 2012.

tombent parfois malades et exigent qu’on leurtémoigne un minimum de respect. Le New YorkTimes (10 septembre 2011) a signalé qu’un clientavait acheté moins de 10 dollars un article decinq cents mots, produit sans quenul ne se plaigne d’unequelconque exploitation. Etce en une seconde à peine.En second lieu, NarrativeScience se targue d’êtreplus exhaustif – et objec-tif – que n’importe quelreporter. En effet, combiend’entre eux disposent vrai-ment du temps nécessairepour lire et analyser desmillions de tweets ? Cela nepose aucun problème au robot,qui réalise cet exploit instanta-nément. Certes, le but n’est pasuniquement de mouliner desstatistiques, mais d’en extrairedu sens pour le communiquer aulecteur. Narrative Science aurait-elle pu révéler le scandale duWatergate ? Probablement pas.Cela dit, la majorité des articles écritspar des êtres humains n’ont pas non plusune telle portée…

Les créateurs de l’entreprise répètent inlassable-ment qu’ils veulent simplement « aider » les journa-listes, pas les faire disparaître ; et sans doute sont-ilssincères. Il est pourtant probable que les pigistes,reporters et autres chroniqueurs n’apprécieront quemodérément cette merveilleuse invention, à l’inversede leurs employeurs, souvent angoissés par lesfactures. Quoi qu’il en soit, à long terme, les consé-quences civiques de ce type de technologies – quin’en sont qu’à leurs prémices – pourraient s’avérerparticulièrement problématiques.

SUR INTERNET, chacun de nos mouvements estenregistré. Un clic, une lecture, une vidéo, un achat,un « j’aime », toutes ces actions sont mémorisées,puis réutilisées pour orienter subtilement ce qui appa-raîtra dans notre navigateur, nos applications. Récem-ment encore, les détracteurs d’Internet craignaientque cette personnalisation du Web n’aboutisse à unmonde où nous lirions essentiellement des articlestouchant à nos centres d’intérêt, sans jamais nousaventurer hors de nos « zones de confort ». Lesréseaux sociaux et leur floraison infinie de liens etde minidébats ont en partie rendu ces considérationsobsolètes. En revanche, l’émergence du « journa-lisme automatique » pourrait créer une situation d’ungenre nouveau, encore inimaginable il y a quelquesannées : et si, en cliquant sur le même lien, deuxpersonnes pouvaient se retrouver face à deux textestotalement différents ?

consommer que des nouvelles de basétage et de ne plus voir qu’il existe unmonde différent. La nature communau-taire des réseaux sociaux, qui renforcel’impression qu’on sait toujours tout surtout, accentue d’ailleurs cette inclination.

Imaginons à présent ce qu’il pourraitarriver si, comme cela semble probable, lesmastodontes des nouvelles technologiesinvestissaient massivement dans ce marché

et remplaçaient le petit joueur qu’estNarrative Science. Prenons Amazon : sa

tablette Kindle permet aux utilisa-teurs de rechercher des motsinconnus dans son dictionnaireélectronique et de souligner leursphrases préférées ; Amazon enre-gistre ces informations sur son

serveur (3). Cette mémorisationdeviendrait fort utile si l’entreprisedécidait de s’équiper d’un produc-teur automatique d’informationspersonnalisées. Après tout, Amazonsait quel journal je lis, quel type d’ar-

ticle me plaît, quelles phrases retien-nent mon attention, quels mots m’in-

triguent. Cerise sur le gâteau, je possède déjà sonappareil où je pourrai lire (gratuitement !) de

tels articles.

SOMMAIRE Septembre 2012

Le Monde diplomatique du mois d’août 2012 a été tiré à 220 946 exemplaires.A ce numéro sont joints trois encarts, destinés aux abonnés :

« Manière de voir », « Rue des étudiants » et « DVD-ROM archives + Atlas ».

28

www.monde-diplomatique.fr

Un robot m’a volé mon Pulitzer

RAOUL HAUSMANN. – « Tête mécanique(l’esprit de notre temps) », 1919

RMN

PAR EVGENY MOROZOV *

ET GOOGLE ? Le moteur de recherche connaîtmes habitudes mieux que personne – sur tout depuisla mise en œuvre de sa nouvelle politique de confi-dentialité –, mais il gère aussi Google Actualités, unagrégateur qui sélectionne et trie les contenus plusqu’il ne les agrège, et qui lui indique mes centresd’intérêt. Et, grâce à Google Traduction, il sait déjàassembler des phrases…

L’idée qu’une automatisation plus poussée pour-rait sauver le journalisme paraît fort peu pertinente,mais il ne faut pas jeter la pierre aux inventeurs telsque Narrative Science. Utilisées intelligemment, cestechnologies pourraient permettre aux médias deréaliser de salutaires économies et aux journalistesde se consacrer à des enquêtes de grande ampleurplutôt qu’à réécrire la même histoire chaquesemaine. La véritable menace vient de notre refusde nous pencher sur les implications sociales et poli-tiques d’un monde où la lecture anonyme seraitabolie. Un monde que les publicitaires, Google,Facebook, Amazon, etc., rêvent de voir advenir, oùla pensée critique, informée et non conventionnelledeviendrait plus difficile à développer et à protéger.

(1) NDLR : militant néoluddite et écologiste qui a organisé unecampagne d’attentats (seize bombes) ayant fait trois morts pourdénoncer les « dérives » de la civilisation du progrès. Traqué par leFederal Bureau of Investigation (FBI) pendant dix-sept ans, il a étéarrêté en 1996.

(2) Wiebe E. Bijker, Thomas P. Hugues et Trevor Pinch, The SocialConstruction of Technological Systems : New Directions in theSociology and History of Technology, MIT Press, Cambridge, 1989.

(3) Cf. « La liseuse lit en vous comme dans un livre ouvert », NRCHandelsblad, Rotterdam, repris par Courrier international, Paris,1er août 2012.

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