le personnage de salomé · 2018-09-02 · le#personnage#de#salome# dans##l’opera#symbolique# #!...
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LE PERSONNAGE DE SALOME
DANS L’OPERA SYMBOLIQUE
Le personnage de Salomé, son histoire, et plus particulièrement les faits sanglants dont la princesse est incriminée, ont inspiré au fil du temps de nombreux artistes. On note dès le Moyen Âge diverses représentations de l’épisode biblique sculptées sur des édifices religieux1, mais c’est principalement à la fin du XIXe siècle que cette légende prendra toute son ampleur. Poètes, écrivains, peintres ou musiciens, tous s’inspireront du cruel épisode. Dans les années 1890, la France est marquée par une série d’attentats ; le spleen gagne la littérature ainsi que les esprits de l’époque et le mysticisme, tout comme l’ésotérisme, envahissent les consciences (exaltation de l’ordre des Rose-‐Croix) : une sorte de spiritualisme maladif est bien présent. On comprend alors mieux pourquoi l’histoire de Salomé sera très prisée par les artistes de cette période qui y trouveront la matière à exprimer leurs aspirations les plus profondes, à dévoiler les sentiments malsains, macabres et libidineux qui les animent. C’est également la période où l’on assiste à la naissance de la psychanalyse avec les recherches de Freud et Breuer sur l’hystérie, mais aussi aux découvertes extra-‐européennes teintées d’orientalisme grâce aux Expositions Universelles. Enfin, la femme apparaît subitement sous un œil nouveau : tantôt castratrice et femme fatale, tantôt idéalisée et asexuée. Les écrivains de la fin du XIXe siècle et plus particulièrement ceux dits de la « décadence » (Stéphane Mallarmé, Théodore de Banville, Gustave Flaubert, Joris-‐Karl Huysmans, Pierre Louÿs ou Oscar Wilde), les peintres (Gustave Moreau, Franz von Stuck, Aubrey Beardsley ou Gustav Klimt) mais également les compositeurs (Jules Massenet, Richard Strauss, Antoine Mariotte, Gabriel Pierné ou Florent Schmitt) se passionneront pour le sujet de Salomé. Le rapport important entre tous ces artistes est leur inscription dans un mouvement d’abord littéraire et pictural, le symbolisme2, qui n’existe pas à proprement parler comme un courant spécifique dans le domaine musical3. Pourtant, on pourrait rapprocher certaines œuvres de cette mouvance, et notamment celles qui s’inspirent de l’histoire de Salomé, le thème s’y inscrivant particulièrement bien : la princesse de Judée incarne une femme perverse pouvant représenter la fatalité, l’hystérie, le sujet se déroule dans une contrée lointaine et l’on y retrouve le goût pour la morbidité, les aspects libidineux et outranciers de l’époque.
1 La décollation de saint Jean-‐Baptiste (Xe-‐XIe siècle), porte de bronze de la basilique San Zeno à Vérone ; Hérode et Salomé (XIIe siècle), chapiteau roman conservé au musée des Augustins de Toulouse ; La danse acrobatique (XIIIe siècle), chapiteau de la salle capitulaire de Saint-‐Georges de Boscherville conservé au Musée de la Seine-‐Maritime à Rouen. 2 Le mouvement symboliste sera marqué par le manifeste de Moréas en 1886. 3 Aucun article sur le symbolisme ne figure dans The New Grove’s Dictionary of Music and Musicians ou Die Musik in Geschichte und Gegenwart ; de même, très peu d’ouvrages musicologiques traitent de ce sujet.
1. LES SOURCES Au XIXe siècle comme au Moyen Âge, le thème de Salomé traité musicalement,
littérairement ou picturalement, nous contera toujours d’une manière plus ou moins explicite l’épisode de la décapitation du prophète saint Jean-‐Baptiste. Mais l’histoire en elle-‐même diffère suivant la vision de chacun des artistes et des époques : tantôt c’est Hérodiade qui ordonnera la décapitation de saint Jean, tantôt c’est Salomé sur les instances de ses parents. L’épisode tragique qui met en cause la jeune princesse se trouve relaté pour la première fois dans deux des Evangiles du Nouveau Testament. L’Evangile selon Saint-‐Marc4 nous apprend qu’Hérode5 avait fait arrêter et enchaîner Jean sous la pression de sa femme Hérodiade, qui souhaitait la mort du prophète, car celui-‐ci répudiait leur mariage et disait à Hérode : « Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère6 ». Malgré ces homélies, le tétrarque protégeait Jean. Sachant qu’il s’agissait d’un homme honnête et sacré, il le craignait, et il aimait d’autant plus écouter ses paroles. Saint Marc en vient alors dans son récit à nous relater les faits qui conduisirent à l’épisode sanglant. Lors d’un banquet organisé à l’occasion de l’anniversaire d’Hérode, la fille d’Hérodiade dansa et plut au roi et à ses convives. Le tétrarque fit alors serment de lui donner tout ce qu’elle voudrait, jusqu’à la moitié de son royaume.
« Elle sortit et dit à sa mère : ‘Que vais-‐je demander ?’ – ‘La tête de Jean le
Baptiste’, dit celle-‐ci. »7
La jeune princesse, suivant les exhortations de sa mère, demanda alors au roi qu’on lui apportât la tête de Jean sur un plateau. Quoique fort contrarié, le roi ne put revenir sur sa décision devant ses convives et demanda aux gardes la tête du prophète.
« Le garde s’en alla et le décapita dans la prison ; puis il apporta sa tête sur un plat et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. »8
Tel est le premier témoignage relatif à la princesse de Judée dans les Ecritures. Même si le récit de Marc indique de manière précise « la fille de ladite Hérodiade »9, il ne cite jamais explicitement le nom de Salomé. Pourtant, si l’on se réfère à la généalogie des Hérodiens on remarque qu’Hérodiade, mariée une première fois avec
4 Evangile selon Saint-‐Marc, datant d’environ 64-‐70 après Jésus-‐Christ. Hérode Antipas (21 av. Jésus-‐Christ-‐39), fils d'Hérode le Grand et de sa quatrième femme Malthace la Samaritaine, tétrarque de Galilée et de Pérée (4 av. Jésus-‐Christ-‐39). 6 Hérode Philippe, fils d'Hérode le Grand et de sa troisième femme Mariamme. Il est le premier époux d'Hérodiade et le père de Salomé. 7 La Bible de Jérusalem, « Mc VI 17-‐29 », traduction française sous la direction de l’Ecole biblique de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 1774. 8 Ibid. 9 Ibid.
Hérode-‐Philippe et une seconde fois avec Hérode-‐Antipas, n’eut qu’un enfant de son premier mariage, une fille prénommée Salomé, ce qui nous donne à croire qu’il ne peut y avoir de confusion dans la dénomination du personnage. Le récit que nous en fait Matthieu10 est proche de celui de son prédécesseur mais diffère dans la façon de cerner le personnage d’Hérode. Celui qui protégeait Jean contre les attaques de sa femme chez Marc, aurait aimé le tuer chez Matthieu, mais s’y était refusé par crainte de la foule qui le tenait pour prophète. La princesse n’est toujours pas mentionnée par son prénom, mais par l’expression « la fille d’Hérodiade ». Le premier ouvrage qui indique clairement le nom de la jeune princesse est L’Histoire ancienne des Juifs11 de Flavius Josèphe, un historien juif romanisé du premier siècle après Jésus-‐Christ. Un peu plus tard, Jacques de Voragine, dans La légende dorée12, nous apportera une tout autre vision de l’histoire. Il explique la disparition du prophète par décapitation comme un complot organisé entre Hérode et sa femme Hérodiade. Salomé devient alors l’instrument de vengeance des deux souverains. Hérode, qui était témoin de la mort du prophète dans les Evangiles, devient investigateur. Tout est organisé afin que la mort de Jean soit perçue comme un crime perpétré par Salomé. Dans ces premières manifestations historiques du personnage de Salomé, on distingue soit une jeune fille victime des psychoses de sa mère, soit une adolescente martyre des appétences de ses parents. Elle n’est nullement la femme perverse et malsaine que l’on retrouvera plus tard sous diverses représentations artistiques. L'histoire de Salomé semble tout de même avoir servi aux Pères de l’Eglise à mettre en garde les croyants contre les effets pervers de la danse et de la séduction féminine. C’est peut-‐être alors son comportement qui mettra en cause sa dangerosité de femme, puisqu’à cette époque toute lascivité était proscrite.
2. LE TRAITEMENT LITTERAIRE ET ARTISTIQUE AU XIXe SIECLE De la littérature à la musique, en passant par la peinture, c’est dans la seconde
moitié du XIXe siècle que ce thème réapparaît avec force. La littérature
Au XIXe siècle, l’histoire de Salomé sera grandement exploitée dans le domaine littéraire, on trouve notamment de très nombreux poèmes relatifs à ce sujet. Nous nous bornerons ici aux auteurs les plus marquants. L’un des premiers à s’intéresser au sujet est Stéphane Mallarmé, qui pendant près de trente ans écrit plusieurs poèmes et une tragédie sur le personnage
10 Evangile selon Saint-‐Matthieu, premier siècle après Jésus-‐Christ. 11 FLAVIUS JOSEPHE, Œuvres complètes (Autobiographie, Histoire ancienne des Juifs, Histoire de la guerre des Juifs, Histoire du martyre des machabées, Réponse à Appion en justification de l’histoire ancienne des Juifs), traduction d’Arnauld d’Andilly, notice biographique de J.A.C. Buchon, Paris, Société du Panthéon littéraire, 1843, 878 p. 12 Jacques de VORAGINE, La Légende dorée [XIIIe siècle], Paris, Gallimard, 2004, 1549 p.
d’Hérodiade qu’il confond à dessein avec celui de sa fille Salomé. Dès 1864, son poème intitulé Les Fleurs inscrit Hérodiade dans un univers de mysticisme et de morbidité.
« L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair, Et, pareille à la chair de la femme, la rose Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair, Celle qu’un sang farouche et radieux arrose ! » À la fin de la même année, Mallarmé décide de reprendre ce thème pour en
faire une tragédie destinée au théâtre : « J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit »13. Cette dernière phrase représente la quintessence même de toute l’esthétique symboliste ; on la retrouvera dans la réponse à une Enquête sur l’évolution littéraire à Jules Huret en 1891, lorsque Mallarmé écrit : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. » Le poète subira ensuite une crise spirituelle qui l’amènera dans un premier temps à transformer sa tragédie en poème et, dans un second, à en abandonner la conception. Ce n’est qu’en 1898, peu de temps avant sa mort, qu’il reprend le projet sous un titre nouveau : Les Noces d’Hérodiade. Dans la Recommandation qu’il rédige la veille de sa mort à l’intention de sa femme et de sa fille, il conçoit le poème comme « terminé s’il plaît au sort ». On remarque dans ses différents poèmes une longue maturation, où il tente toujours d’établir une nouvelle poésie, une nouvelle manière de concevoir un art qui lui est proche pour l’inscrire dans un mouvement dont il sera l’un des inspirateurs, le symbolisme. Mais pourquoi Mallarmé avait-‐il choisi ce sujet en particulier ? Ni Gustave Flaubert, ni Jules Laforgue, ni Jean Lorrain, n’avaient encore publié sur le sujet, mais on sait qu’il connaissait bien Atta Trol. Ein Sommernachtstraum (1841) d’Heinrich Heine et c’est sans doute en grande partie cette épopée qui l’inspira. Tout comme Heine, il confond d’ailleurs ouvertement Salomé et Hérodiade :
« La plus belle page de mon œuvre sera celle qui ne contiendra que ce nom divin Hérodiade. Le peu d’inspiration que j’ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s’était appelée Salomé, j’eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade. Du reste, je tiens à en faire un être purement rêvé et absolument indépendant de l’histoire. »14
Quelques années après Mallarmé, en 1877, Gustave Flaubert publie Trois contes, recueil comprenant « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », « Un cœur
13 Lettre à Henri Cazalis, en date du 30 octobre 1864, dans Stéphane MALLARME, Correspondance complète (1862-‐1871) […], Paris, Gallimard, 1995, p. 206. 14 Lettre à Eugène Lefébure, en date du 18 février 1865, Ibid., p. 226.
simple » et « Hérodias ». Là encore, on ne sait pas exactement d’où vient cet engouement pour le personnage de Salomé… peut-‐être le Salon de 1876 où Gustave Moreau exposa ses « Salomé », lui avait-‐il rappelé les sculptures de la cathédrale de Rouen mettant en scène l’épisode tragique15, ou encore la fameuse « Ouverture » de Mallarmé en partie publiée dans les années 1869-‐1870 avait-‐elle influencé l’écrivain. Dans tous les cas, sous la plume de Flaubert, l’histoire de Salomé s’écarte de la légende biblique. La précision des faits historiques et l’importance des religions dominent le conte. Mais on retrouvera l’idée de « suggestion » chère à Mallarmé. Le récit est divisé en trois parties où la jeune princesse, sans jamais être nommée précisément, est suggérée (sur la terrasse, dans la chambre d’Hérodias, dans la salle du banquet). Son rôle sera dominant à la fin du récit, lorsque sa mère la manipule pour obtenir la tête de Jean. Dans ce conte, la princesse est davantage perçue comme une femme-‐enfant innocente et perverse. La femme fatale, incarnation de la représentation féminine typique du XIXe siècle, est ici symbolisée par le couple mère-‐fille : Hérodias en tant que manipulatrice et Salomé en tant que tentatrice. En 1884, la publication d’À Rebours de Joris-‐Karl Huysmans représente un tournant dans l’histoire littéraire. Grâce au personnage de Des Esseintes, Huysmans nous plonge dans l’univers « décadent » de cette fin de XIXe siècle. L’auteur cite Charles Baudelaire, Edgar Poe, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, mais surtout Gustave Moreau. La morbidité, la perversité, la sensualité qui découlent de l’Apparition – le célèbre tableau du peintre représentant la princesse – passionnent Des Esseintes, et c’est grâce à cette vision de l’esprit décadent, que le personnage biblique se transforme en personnage symbolique, comme archétype de la figure féminine de cette fin de siècle.
« Dans l’œuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu’il avait rêvée. Elle n’était plus seulement la baladine qui arrache à un vieillard, par une torsion corrompue de ses reins, un cri de désir et de rut ; qui rompt l’énergie, fond la volonté d’un roi, par des remous de seins, des secousses de ventre, des frissons de cuisses ; elle devenait, en quelque sorte, la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles ; la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant, de même que l’Hélène antique, tout ce qui l’approche, tout ce qui la voit, tout ce qu’elle touche. »16
15 Le conte de Flaubert représente Salomé dansant « sur les mains les talons en l’air » à la manière de la sculpture figurant sur la cathédrale de Rouen. 16 Joris-‐Karl HUYSMANS, À Rebours (1884), texte présenté, établi et annoté par Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, 1977, p. 144-‐145.
Le livre de Huysmans est un concentré, une mine d’informations de l’état d’esprit dominant de l’époque. Il servira également à faire croître la popularité de certains artistes auxquels l’auteur vouait une grande admiration.
En 1891, c’est au tour d’un écrivain anglais, Oscar Wilde, de s’intéresser au personnage de Salomé. Esprit révolutionnaire, Wilde traitera le sujet dans toute sa morbidité et sa cruauté. Il place la princesse pour la première fois au centre de l’action. Tout est orienté en fonction ou autour d’elle. C’est Salomé qui désire, qui aime, qui dirige et qui obtient. En s’inspirant des Evangiles, mais aussi de Flavius Josèphe, de Huysmans, de Mallarmé, de Flaubert et de plusieurs peintres, Wilde écrit une œuvre marquante, représentative d’un courant littéraire, d’une société et d’un état d’esprit. Salomé, écrite en français, devait être créée à Londres en 1892, mais censurée par le gouvernement, ne sera représentée qu’en 1896, à Paris.
La peinture En opposition au courant naturaliste et en pleine période impressionniste, Gustave Moreau choisira le thème de Salomé à plusieurs reprises dans ses dessins et tableaux, tant et si bien qu’on le surnommera « le peintre des Salomés ». L’une de ses œuvres les plus marquantes est L’Apparition17, une toile décrite de manière détaillée par Huysmans dans son roman, un tableau qu’il voit comme la représentation typique du mouvement décadent. Toutes les caractéristiques y sont en effet représentées : évocation d’une légende ou d’un mythe, univers mystique, sadisme sous-‐entendu, mort prééminente, femme dominatrice chez qui l’on devine un sentiment d’hystérie. On retrouve ces caractéristiques dans la Salomé ou Judith II de Gustav Klimt, ainsi que dans la Salome de Franz von Stuck ou la Salomé embrassant la tête de Saint-‐Jean de Lucien Lévy-‐Dhurmer. En pleine période symboliste, l’année 1894 sera marquée par l’illustration de la pièce de Wilde par Aubrey Beardsley ainsi que par la réalisation de l’affiche d’Alfons Mucha pour Sarah Bernhardt en vue de sa représentation théâtrale.
17 On connaît deux versions de cette toile, la première est conservée au Musée du Louvre, la seconde au Musée Gustave Moreau de Paris. Dans son roman, Huysmans fait référence à la version du Louvre, présentée au Salon en 1876.
Aubrey Beardsley, illustration pour Salomé d'Oscar Wilde (1894) La musique
Jusqu’au XIXe siècle, les musiciens ne s’intéressent guère à l’histoire de Salomé. C’est à partir du regain d’intérêts des peintres et plus particulièrement des écrivains que certains y porteront attention. S’inspirant d’Oscar Wilde, plusieurs compositeurs tels Richard Strauss, Antoine Mariotte, Granville Bantock et Alexandre Glazounov18, y trouveront matière à composer un opéra. Karol Szymanowski écrira une Salomé pour soprano et orchestre19 et en 1968, Jean Prodromidès composera un ballet d’après cette même source littéraire. D’autres compositeurs s’inspireront de textes différents. Ainsi, Jules Massenet écrira la première œuvre musicale d’envergure sur le sujet en 1881, un opéra en quatre actes sur un livret de Paul Milliet, Henri Grémont et Angelo Zanardini. Massenet aurait eu l’intention de s’inspirer de la nouvelle de Flaubert, « Hérodias » lorsque l’écrivain lui laissa en 1877, jour de la première du Roi de Lahore, sa carte avec ces quelques mots : « Je vous plains ce matin, je vous envierai ce soir. » En réalité, on relève seulement quelques détails inspirés de la nouvelle dans le livret de l’opéra, mais l’histoire biblique et la représentation des personnages sont complètement modifiées. Les librettistes ont gardé les noms, le contexte de l’œuvre, les événements politiques, mais les sentiments, les rôles, l’histoire en elle-‐même sont différents. Le personnage d’Hériodade – qui n’est d’ailleurs pas au centre de l’intrigue bien que l’opéra porte son nom – aime Hérode, sur lequel elle a perdu toute influence, tandis que le tétrarque est éperdument amoureux de Salomé, laquelle aime Jean-‐Baptiste, qui finira par céder aux avances de la jeune fille. On apprend au cours de l’intrigue que Salomé est la fille d’Hérodiade, laquelle ordonne la décapitation du prophète. Salomé, alors accablée,
18 Richard STRAUSS, Salome (1905) ; Antoine MARIOTTE, Salomé (1908) ; Granville BANTOCK, The Daughter of Herodias (1918) ; Alexandre GLAZOUNOV, Introduction et danse de Salomé (op. 90, 1908). 19 Karol SZYMANOWSKI, Salomé pour soprano et orchestre op. 6 (1907), réinstrumentée en 1922.
veut tuer la coupable, mais celle-‐ci lui apprend qu’elle est sa mère, ce qui provoque finalement le suicide de la jeune fille. On est finalement bien loin de l’épisode biblique, de la nouvelle de Flaubert, ou encore davantage de Wilde. Le personnage de Salomé n’a d’ailleurs rien de commun avec sa représentation habituelle : c’est une jeune fille amoureuse, qui n’hésite pas à se déclarer la première et qui finit par se suicider pour venger la mort de son amant. Outre cet opéra inspiré par le personnage de Salomé, on trouve deux ballets écrits par des compositeurs français. Le premier de Gabriel Pierné, Salomé (1895) d’après Armand Sylvestre, et le second de Florent Schmitt, La Tragédie de Salomé d’après un poème de Robert d’Humières (1907 – réorchestrée en 1911). Plus récemment Peter Maxwell Davies, par exemple, a également composé sur ce sujet. On remarque que, musicalement, les trois grands opéras qui ont marqué les esprits sont ceux de Massenet, Strauss et Mariotte. Le premier à le traiter, Massenet, est encore bien loin de l’esthétique symboliste qui fera de Salomé un des sujets les plus représentatifs du courant, c’est pourquoi nous nous intéresserons davantage aux opéras de Strauss et de Mariotte.
3. L’ESTHETIQUE SYMBOLIQUE, SON UTILISATION PAR STRAUSS ET MARIOTTE DANS LEURS OPERAS
Composés à un an d’écart dans deux pays différents, les opéras de Richard Strauss et Antoine Mariotte puisent leur source dans la même pièce théâtrale, la Salomé d’Oscar Wilde. Dans le sillage des décadents, Wilde nous transmet une pièce représentative d’un courant portant certaines caractéristiques que nous retrouverons sous différentes formes chez ses contemporains musiciens.
L’écrivain anglais est très à la mode dans les premières décennies du XXe siècle, et
ses préoccupations, son esthétisme autant que son goût pour la morbidité coïncident particulièrement bien avec les obsessions d’un empire sur le déclin. Ajoutons que la langue luxuriante de Wilde semble appeler la mise en musique à une époque où la couleur orchestrale ou harmonique, prend le pas sur les considérations purement formelles des compositeurs.20
La lune, un personnage à part entière Pour Sarah Bernhardt, la « Salomé rêvée » pour Oscar Wilde21, la lune représentait
le personnage principal de la pièce. C’est en effet le seul personnage omniprésent qui rappelle le symbolisme mystique de Maeterlinck22. Elle y est citée ou évoquée jusqu’à soixante-‐trois fois.
20 « Alexander von Zemlinsky, Le Nain/Une tragédie florentine », L’Avant-‐Scène Opéra (Paris), n° 186, septembre-‐octobre 1998, p. 4. 21 Bien qu’il la surnommât le « serpent du vieux Nil », Oscar Wilde vouait une grande admiration à Sarah Bernhardt, la célèbre tragédienne de la fin du XIXe siècle et désirait la voir créer sa pièce. 22 Cf. les poèmes « Heures ternes », « Âme de nuit », « Fauve las », « Reflets » de Maurice Maeterlinck.
Dans de nombreuses mythologies et croyances folkloriques, la lune fut souvent associée à des divinités féminines. Symbole de passivité, elle est constamment opposée au soleil, actif ; elle représenterait alors l’élément femelle, tandis que le soleil figurerait l’élément mâle23. Constamment changeante et en évolution, la lune évoque également pour l’homme le symbole du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. C’est un symbole des rythmes biologiques : comme nous, elle croît, décroît, puis disparaît ; mais sa mort n’est jamais définitive. Elle peut être aussi le symbole du rêve et de l’inconscient, comme des valeurs nocturnes. Selon l’interprétation de Paul Diel24, la lune et la nuit symbolisent l’imagination malsaine issue du subconscient. Au XIXe siècle, elle représentera également l’âme malade.
Figure féminine hystérique recherchant par quelques moyens malsains la mort d’un homme qui pourrait alors renaître (comme la lune) de manière différente (Jean dit ouvertement dans la pièce qu’un prophète plus grand que lui arrivera), la lune possédait ainsi pour Wilde suffisamment d’attraits pour devenir le personnage central de son œuvre.
Musicalement, Richard Strauss ne lui accorde pas de thème spécifique dans son opéra ; elle est le miroir que se tendent les différents protagonistes (chacun y projette ses images intérieures). Pour Mariotte, en revanche, la lune et Salomé ne font qu’un : un motif rattaché à la lune apparaît d’ailleurs dès la première scène de l’opéra avec les réflexions du Page :
Ex. 1 – Le thème de la lune (et de Salomé) dans la Salomé d’Antoine Mariotte (1908)
[Partition d’orchestre, éd. Enoch, p. 30 ; 69 à la noire] Dans la deuxième scène, ce thème revient lorsque Salomé entreprend d’enjôler
Naraboth puis, à la fin de la scène, lorsque le Jeune Syrien ordonne aux soldats d’aller chercher Iokanaan.
Il réapparaîtra également en augmentation rythmique afin de marquer l’attrait de la princesse pour le corps du prophète lors de la troisième scène :
23 On notera cependant qu’en allemand le terme ‘lune’ est masculin (der Mond) et le ‘soleil’ féminin (die Sonne). 24 Paul Diel (1893-‐1972), psychologue français d’origine autrichienne.
Ex. 2 – Le thème de la lune (et de Salomé) dans la Salomé d’Antoine Mariotte (1908)
[Partition d’orchestre, éd. Enoch, p. 143-‐144 ; 66 à la noire]
Dès le commencement de la pièce, on trouve chez Oscar Wilde une description du personnage lunaire que reprendra Strauss dans son opéra, contrairement à Mariotte qui la supprime.
Oscar Wilde -‐ Salomé Le page d’Hérodias : Regardez la lune. La lune a l’air très étrange. On dirait une femme qui sort d’un tombeau. Elle ressemble à une femme morte. On dirait qu’elle cherche des morts. Le jeune Syrien : Elle a l’air très étrange. Elle ressemble à une petite princesse qui porte un voile jaune, et a des pieds d’argent. Elle ressemble à une princesse qui a des pieds comme des petites colombes blanches… On dirait qu’elle danse. Le page d’Hérodias : Elle est comme une femme morte. Elle va très lentement.
Richard Strauss -‐ Salome Page : Sieh’ die Mondscheibe, wie sie seltsam aussieht. Wie eine Frau, die aufsteigt aus dem Grab. Narraboth : Sie ist sehr seltsam. Wie eine kleine Prinzessin, deren Füße weiße Tauben sind. Man könnte meinen, sie tanzt. Page : Wie eine Frau, die tot ist. Sie gleitet langsam dahin.
La psychologie du personnage de Salomé évolue tout au long des deux opéras, tout comme la lune. Selon Salomé, elle est tantôt lune blanche : « Que c’est bon de voir la lune. On dirait une fleur d’argent froide et chaste. Elle a la beauté d’une vierge restée pure » ; tantôt lune noire, lorsque Hérode ordonne : « Cachez la lune, cachez les étoiles ! Il va arriver quelque chose de terrible » ; ou encore elle sera lune rouge pour le prophète : « Et la lune deviendra comme du sang ».25
L’importance des couleurs Comme on peut le voir ci-‐dessus, les couleurs jouent un rôle notable dans la pièce de Wilde. En faisant allusion à des passages bibliques ou à des croyances populaires, il les utilise pour leurs valeurs symboliques.
25 Lune rouge comme sera la mort de Marie dans Wozzeck d’Alban Berg (Acte III, scène 2).
Au début de la pièce, le blanc sert au Jeune Syrien à décrire la princesse : elle ressemble au « reflet d'une rose blanche dans un miroir d'argent »26. Cette description est ambivalente, puisqu'elle peut à la fois représenter le côté pur et virginal de Salomé, tout comme son aspect cadavérique (la pâleur de la mort). Salomé utilise également cette couleur pour décrire le corps de Jean-‐Baptiste, à laquelle elle ajoute tous les éléments pouvant participer à sa symbolique (le lys, la neige). Dans la bouche d'Hérode, c'est l'éternité qu'il offre à Salomé en lui proposant des paons blancs, cet animal symbolisant traditionnellement le soleil, voire l'éternité. Si le corps de Jean-‐Baptiste est représenté par la couleur blanche pour la princesse, ses yeux sont noirs : ce sont « des trous noirs », « des cavernes noires », « des lacs noirs ». Le noir, négation de la lumière, est le symbole du néant, de l'erreur, de ce qui n'est pas, et s'associe à la nuit, à l'ignorance, au mal. Il évoque également le processus de la combustion, prélude de la régénération et renferme une idée de résurrection. Salomé utilise cette couleur pour représenter les cheveux du prophète. La couleur que l'on retrouvera le plus tout au long de la pièce est le rouge, couleur du sang et du feu, de la génération comme de la destruction, de la haine et de l'amour infernal. Pour annoncer le destin tragique à venir, Hérode ne cesse de comparer la couleur de la lune à celle du sang. La couleur de la bouche du prophète est également celle « d'une bande d'écarlate » ou d'« une pomme grenade ». Dans l'art traditionnel chrétien, le rouge renvoie à la couleur du sang du Christ et des martyrs, à l'amour fervent (comme l'indique la couleur du vêtement de Jean27, disciple préféré de Jésus). Mais ici il est plus question d'un amour passionnel, d'un désir amoureux, d'un besoin de conquête à l'instinct combatif. Pour enjôler Naraboth, Salomé se sert de la couleur verte, une couleur chère à Wilde, qui était pour lui le signe d'un tempérament artistique subtil et qu'il portait en œillet à sa boutonnière... : « et demain quand je passerai dans ma litière sous la porte des vendeurs d'idoles, je laisserai tomber une petite fleur pour vous, une petite fleur verte »28. Dans ces rapports de couleurs, on trouve majoritairement des allusions aux traditions chrétiennes et lorsque Hérodias rapporte : « les étoiles tombent comme des figues vertes, n'est-‐ce pas ? Et le soleil devient comme un sac de poils, et les rois de la terre ont peur. »29, c'est directement pour faire référence à un passage de l'Apocalypse (6, 12)30 : « le soleil devint noir comme une étoffe de crin, et la lune devint tout entière comme du sang et les astres du ciel s'abattirent sur la terre comme les figues avortées que projette un figuier tordu par la tempête [...] ».
26 Oscar WILDE, Salomé, 1891 ; présentée par Pascal Aquien, Paris, GF-‐Flammarion (édition bilingue), 1993, p. 50. 27 Jean, apôtre de Jésus, auteur d'un des évangiles du Nouveau Testament, à ne pas confondre avec Jean-‐Baptiste (Iokanaan). 28 Ibid., p. 71. 29 Ibid., p. 139-‐141. 30 La Bible de Jérusalem, p. 2153.
Dans la scène où Salomé évoque le blanc pour représenter le corps du prophète, le noir pour ses cheveux et le rouge pour souligner la couleur de sa bouche, Mariotte n’utilise pas de couleur orchestrale particulière pour ce passage qui revêt cependant un caractère tragique par le retour de certains thèmes comme celui de la fatalité. Salomé aime (thème du désir), elle décrit ensuite ce qu'elle voudrait posséder (accélération du tempo et tension dramatique), puis le thème de la fatalité sonne aux cuivres pour annoncer le rejet du prophète, qui repousse les avances de Salomé. Cette construction se retrouve donc trois fois pour répondre à la construction tripartite du texte de Wilde. Les noms des couleurs sont également accentués par un intervalle ascendant qui peut aller de la seconde majeure à la sixte augmentée.
Quant à Strauss, il se sert de cette scène pour faire réellement « chanter » son héroïne ; malgré les couleurs germaniques, des allures d'italianismes teintent le chant d'amour de la jeune princesse. Il reprend comme son contemporain la répartition tripartite de la pièce : on assiste tout d'abord au chant d'amour de Salomé (retour de certains thèmes mettant en avant la sensualité de Salomé), chaque strophe s'achève ensuite par une sorte de refrain, rejet du prophète marqué par des modulations différentes pour chacune des trois parties (si majeur à la majeur, ré bémol majeur à sol majeur, mi majeur à fa majeur), puis le rythme devient haché, l'orchestre plus présent, Salomé surenchérit et pour terminer, transition très courte pour reprendre sur le deuxième chant d'amour. Ce qui diffère chez Strauss, c'est la magie de l'orchestration : de nombreux effets instrumentaux suggèrent les couleurs du texte (rugissement des trompettes et trombones sur le mot « lion », côté piquant de la harpe lorsque Salomé évoque la « couronne d'épine ») ; la couleur générale de l'orchestre suggère également les sentiments des personnages (couleurs claires et limpides des cordes aiguës, des bois et de la harpe pour le chant d'amour, couleurs davantage cuivrées lorsque Iokanaan rejette la princesse) ; mais, contrairement à Mariotte, Strauss ne met pas l'accent sur les couleurs qui structurent cette partie de la pièce de Wilde.
Le regard « Dans l'Hérodias de Flaubert, source privilégiée de la mythologie décadente, la
tête de Jean-‐Baptiste est le lieu central d'un occulte magnétisme : ses ‘prunelles mortes’ et les ‘prunelles éteintes’ d'Aulus ivre semblaient se dire quelque chose. »31
C'est peut-‐être de Flaubert que viendrait cette importance du regard dans la pièce de Wilde. Salomé voit dans les yeux du prophète tout ce qu'il y a de plus noir (trous, cavernes, lacs), mais pourtant ils fascinent la jeune princesse qui a réussi à obtenir de Naraboth cette faveur par la promesse d'un échange de regard. Mais qui regarde Salomé si Iokanaan refuse de la voir ? C'est son beau-‐père Hérode qui demeure sous l'emprise de son regard, alors qu’Hérodias lui interdit de regarder sa fille. Le verbe ‘regarder’ est l’un des mots les plus utilisés dans les deux opéras.
31 « Richard Strauss, Salome », L'Avant-‐Scène Opéra (Paris), n° 47-‐48, janvier-‐février 1983, p. 135.
Le page d’Hérodias regarde le jeune Syrien qui regarde Salomé qui regarde
Iokanaan qui regarde Dieu. Hérodias regarde Hérode qui regarde Salomé. Et tous regardent la lune, Hérodias exceptée. Le regard est le seul moyen de communication entre les acteurs de ce drame qui pratiquent l’imprécation et l’injure. Le regard transmet le désir, domine le langage et le texte, devient symbole sexuel. Bref, il y a drame parce que les personnages ne regardent pas du bon côté.32
Iokanaan : « Je ne veux pas te regarder. Je ne te regarde pas. Tu es maudite. » Salomé : « Si tu m’avais regardée, tu m’aurais aimée. »
Strauss a bien compris les enjeux de cette ambivalence des regards : lorsque Salomé exprime tout l'effroi que lui inspire le regard du prophète, l'accompagnement orchestral souple dit l'amour qui naît. Il associe également aux yeux de Iokanaan un motif de quarte, témoin de l'esprit rigide de l'homme, qui ne détournera son regard pour ne voir que le Christ.
Les nombres comme enjeux dramatiques Du symbolisme évident du chiffre trois à la présence plus discrète du nombre
sept, allusions et sens cachés sont nombreux dans ces œuvres. Le chiffre trois Dans la pièce de Wilde, tout est organisé autour du chiffre trois : structuration
de l’œuvre en trois temps (exposition, péripéties, catastrophe), scènes en trois parties, phrases répétées trois fois, etc. Le tableau ci-‐après nous permet de comparer les opéras de Strauss et Mariotte sous l'axe de l'organisation dramatique pour voir en quoi ceux-‐ci ont conservé le schème de Wilde. Dans la religion chrétienne, le chiffre trois symbolise la Trinité avec le Père, le Fils et le Saint-‐Esprit. Toute l'histoire du christianisme repose sur ce nombre : les mages sont au nombre de trois et font trois offrandes, Jésus avait trente-‐trois ans quand il fut crucifié avec trois clous entre deux brigands et mourut à trois heures de l'après-‐midi, le troisième jour il est ressuscité, trois Apôtres assistent à la transfiguration, etc. Mais bien qu'il apparaisse dans le christianisme comme la reconnaissance d'un principe divin à la fois unique et triple, le nombre trois peut également révéler d'autres interprétations : en psychanalyse, par exemple, il est symbole sexuel (Freud considérait la fleur de lys héraldique comme une représentation de l'organe mâle).
Pour son opéra, Richard Strauss a repris l'idée de Wilde en élargissant la structure ternaire contenue dans le livret (intervalle de tierce, répétition à trois reprises des motifs, thème composé de trois parties distinctes, etc.).
32 Geneviève DELEUZE, « Salomé de Mariotte – Salomé de Strauss, Analyse musicale », Le cahier pédagogique (Opéra de Montpellier), novembre-‐décembre 2005.
On relèvera notamment le premier motif associé au personnage de Iokanaan : un intervalle de tierce mineure ascendante lié à l'annonce de l'arrivée du Messie.
Dans la première et la deuxième scène de l'opéra, le Page annonce à trois reprises qu'il « va arriver un malheur » ; cette phrase reviendra trois fois dans la bouche du tétrarque juste avant le dénouement de l'opéra.
Dans la troisième scène figure le « Chant d'amour de Salomé » (cf. supra le paragraphe sur le rôle des couleurs) : la princesse désire trois fois, aime trois fois et rejette trois fois. Puis à la fin de cette scène elle exauce son vœu à six reprises (soit deux fois trois), celui de baiser la bouche du prophète.
Lors de la quatrième scène, lorsqu’Hérode aperçoit Salomé, se fait entendre à l'orchestre un motif de trois accords à la sonorité ronde. Plus loin, lorsque le tétrarque fait trois propositions à la jeune princesse, il se voit répondre par trois refus, de la même façon que Salomé avait eu trois refus de la part de Iokanaan :
1. Salomé, viens boire du vin avec moi. Je n'ai pas soif Tétrarque. 2. Salomé, viens, mange avec moi ces fruits. Je n'ai pas faim, Tétrarque. 3. Salomé, viens, assieds-‐toi près de moi. Je ne suis pas fatiguée, Tétrarque. La fin de cette quatrième scène, axée sur le pacte, est encore une fois
entièrement organisée autour du nombre trois : 1. Le pacte entre Hérode et Salomé 2. La danse des sept voiles 3. Le prix du pacte conclu Salomé demande à Hérode comme salaire la tête de Iokanaan. Hérode, pour la
faire changer d'avis, lui fait trois propositions qu'elle refuse (l'émeraude, les paons blancs et les bijoux). Le Roi finit par accepter.
Pour terminer son opéra, Richard Strauss nous fait entendre quatre tierces mineures pouvant symboliser la réalisation de la prophétie annoncée par Iokanaan. Cette utilisation multiple du chiffre trois dans son opéra a permis d'en renforcer l'organisation dramatique.
Comme on peut l'observer dans le tableau situé en annexe, Antoine Mariotte n'a pas cherché, quant à lui, à mettre en avant la structure ternaire du livret. Dans la première scène, le Page n'interdit qu'une seule fois à Naraboth de regarder la Princesse et dans la quatrième, on ne trouve plus trois propositions d'Hérode à Salomé (vin, fruits et trône), mais seulement deux. Enfin, dans la troisième partie, Hérode ne propose plus trois cadeaux à la Princesse pour échapper à la décapitation, mais seulement un, les bijoux. En ce qui concerne les thèmes, Mariotte ne met pas non plus en avant l'intervalle de tierce, ni plus que l'utilisation du chiffre trois sous diverses formes. Il garde certains éléments du livret sans tenter d'en renforcer l'organisation tripartite.
Le chiffre sept Derrière le symbolisme omniprésent du chiffre trois, se révèle un symbolisme
plus discret : celui du chiffre sept. Le nombre sept symbolise la perfection, c'est le nombre de la transformation. Composé de IIII (les quatre éléments) et du nombre III, il est l'image de l'union de la Divinité à la nature humaine. On le retrouve, comme le nombre trois, continuellement dans la tradition chrétienne. Dans l'Apocalypse de Saint Jean, le sept représente de la même façon un élément structurant du texte (sept églises, sept cornes de la bête, sept coupes de la colère dans le livre à sept sceaux). Une scène célèbre de l'Ancien Testament, fondée sur le septénaire, a trait également aux destructions accomplies grâce à la colère divine : sept prêtres munis de sept cornes de bélier firent le tour des remparts de Jéricho six jours durant. Le septième jour, « ils tournèrent sept fois autour de la ville » et lorsque les Israélites poussèrent une grande clameur les remparts de la ville tombèrent (Livre de Josué VI, 6-‐20). On le retrouve également avec les Sept malédictions aux Scribes et aux Pharisiens, avec Marie la Magdaléenne de laquelle était sortis sept démons, etc.
Dans la pièce de Wilde l'utilisation du chiffre sept la plus significative est celle de la « danse des sept voiles » que reprendront d'ailleurs Strauss et Mariotte dans leurs opéras. Cette danse est une pure invention de Wilde, les Evangiles se contentant d’évoquer la danse de Salomé. Le chiffre sept aurait été utilisé par Wilde pour son caractère sacré ; quant aux voiles, ils représentaient la panoplie des danseuses orientales voire, selon Gilles Remy : « la projection fantasmatique d'un besoin sexuel éprouvé par le lubrique Hérode »33. Mais dans son texte, l'écrivain anglais ne décrit pas précisément cette danse : que fait Salomé des sept voiles ? Tout reste imaginable et c'est sans doute ce que Wilde souhaitait. On retrouve d'ailleurs dans la dédicace de l'auteur sur l'exemplaire de Salomé offert à Aubrey Beardsley cette note : « Pour Aubrey, pour le seul artiste qui, à part moi, sait ce qu'est la danse des sept voiles, et est capable de voir cette danse invisible. »
Dans la pièce de Wilde et les deux opéras, on remarque également sept interventions de Iokanaan vociférant des injures à l'égard de la princesse dans la scène trois et à la fin de l'opéra ; on notera que le monologue de Salomé est articulé en deux groupes de trois phrases, auxquelles il faut ajouter, après l'interruption d'Hérode, la toute dernière intervention de Salomé, soit un total de sept sections.
On peut ainsi observer que Wilde s'est servi ouvertement de la symbolique des
nombres pour construire sa pièce de théâtre, une symbolique qui sert à renforcer l'unité dramatique de l'œuvre et qui s'adresse aux esprits érudits de cette fin de XIXe siècle où l’on préfère suggérer plutôt que nommer. Strauss, en bon penseur, reprend son idée pour l'utiliser à bon escient et renforcer l'organisation musicale de son opéra. Quant à Mariotte, esprit plus libre, il ne s'intéressera guère à cet aspect symbolique de
33 Gilles REMY, « L'image de la femme... La femme fatale », Crescendo (Bruxelles), n° 73, octobre-‐novembre 2004, p. 14-‐17.
la pièce, ce qui fait ainsi peut-‐être perdre en harmonie d'ensemble et en tension dramatique à son opéra.
L’hystérie, la perversité, le caractère de la « femme fatale »
« On dirait une femme hystérique, une femme hystérique qui va cherchant des amants partout. Elle est nue aussi. Elle est toute nue. Les nuages cherchent à la vêtir, mais elle ne veut pas. »34
À l'époque où Wilde écrit Salomé (1891), les prémices de la psychanalyse font
leur apparition en Allemagne avec Sigmund Freud et Josef Breuer, qui publient leurs Etudes sur l'hystérie (1895), faisant suite aux travaux du célèbre psychanalyste français Charcot35. En littérature, la pièce de Wilde est l'une des grandes illustrations de ce thème obsédant. La lune, à laquelle Salomé est associée, est comparée par Hérode à « une femme hystérique », termes repris par Romain Rolland, qui parle d’elle comme d’un être « malsain et hystérique »36, ou par Cosima Wagner qui s'écria à l'audition de l'opéra de Strauss : « C'est de l'hystérie »37.
Dans leurs opéras, Strauss et Mariotte utilisent toutes les ressources de l'orchestre (timbre des instruments, leitmotive) pour explorer la pathologie mentale des personnages. On ressent à travers l'utilisation des thèmes et surtout leur évolution, comment les personnages progressent psychologiquement.
À l'aube du XXe siècle, la femme est consciente de son pouvoir sexuel, elle
dispose de son désir comme de son corps et c'est cette affirmation très moderne qui hantera les écrivains et penseurs du temps. Outre Salomé, on peut citer à la même époque l'apparition des deux volets de la tragédie de la Lulu de Frank Wedekind (Erdgeist en 1895 et Die Büchse der Pandora en 1904), ou encore la publication des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud, en 1905, Les Bas-‐Fonds (1902) de Maxime Gorki, Nana (1880) d'Emile Zola, les poèmes de Richard Dehmel et Peter Altenberg. Mais Salomé à cette époque de décadentisme sera l'une des figures les plus marquantes pour servir la poésie (Mallarmé), la littérature (Huysmans, Flaubert), la sculpture (Klinger), la peinture (Moreau, Stuck), le théâtre (Wilde) et bien entendu la musique (Strauss, Mariotte). Elle est la femme représentative de la fatalité, elle est à la 34 Oscar WILDE, op. cit., p. 95. 35 Jean-‐Martin Charcot (1825-‐1893), médecin français, fondateur avec Guillaume Duchenne de la neurologie moderne. 36 « Lettre de Romain Rolland à Richard Strauss datée du 14 mai 1907 », « Richard Strauss, Salome », L'Avant-‐Scène Opéra (Paris), n° 47-‐48, janvier-‐février 1983, p. 135. « La Salomé de Wilde et tous ceux qui l’entourent, sauf cette brute de Iokanaan, sont des êtres malsains, malpropres, hystériques ou alcooliques, puant la corruption mondaine et parfumée. » 37 Oscar WILDE, op. cit., p. 33.
fois sensuelle et castratrice, pure et machiavélique, audacieuse et naïve, amoureuse et hystérique, perverse et vierge, tout le symbole d'une revendication féministe face à un monde régenté par les hommes.