le possible

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1 Le possible Introduction Le possible est, à côté de l’impossible, du nécessaire et du contingent, une des catégories de la modalité. - Au sens premier, qui est aussi le sens le plus large, le possible est ce qui s’oppose contradictoirement à l’impossible, et en ce sens on doit tenir le réel et le nécessaire comme compris au sein du possible (cf Aristote, De l’interprétation, 13). - Cependant, en un autre sens plus déterminé, on oppose généralement le possible Au nécessaire : ce qui confère au possible une signification très proche de celle du contingent, le possible devenant ce qui peut se produire mais qui ne se produit pas nécessairement Et au réel : le possible étant alors posé comme ne se confondant pas avec le réel, en tant qu’antérieur à lui. Le possible ne serait jamais que partiellement actualisé par le réel, jamais entièrement épuisé par lui. Problème central, conséquence de la complexité intrinsèque de la notion de possible : cette notion présente une double équivoque ontologique. - Si on affirme que la distinction entre le possible et le réel est constitutive de la notion de possible, si donc le possible se définit par le fait qu’il n’est pas par lui-même réel, peut-on encore tenir le possible pour autre chose qu’un être d’imagination, voire un pur et simple non-être ? Si au contraire on affirme la consistance de la notion de possible, et qu’on veut conférer à cette notion une signification objective, comment faire pour que l’être que l’on accorde au possible ne rabatte pas en dernier lieu le possible sur le réel ? Quel type d’être faut-il reconnaître au possible ? - Si on part de la distinction entre le possible et le nécessaire, et si on affirme que le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, tandis qu’on peut tout à fait concevoir qu’un possible ne soit pas (ni maintenant ni jamais), on risque de devoir conclure à nouveau que le possible est au fond un pur non-être. En effet, il n’est pas évident qu’il y ait du sens à vouloir distinguer entre ce qui ne sera jamais et ce qui est impossible. Cependant, si pour échapper à la difficulté, on dit que le possible est ce qui n’est pas encore, mais qui sera un jour, on annule finalement la différence entre le possible et le nécessaire par le fait même qu’on juge qu’un possible ne peut pas ne pas se réaliser. ➝➝➝ La notion de possible présente donc une difficulté extrêmement sérieuse. Dès qu’on s’efforce de la spécifier, on tend à la confondre avec les notions dont on voudrait la distinguer ; dès qu’on la distingue de façon tranchée, il semble qu’on ne dispose plus de moyens théoriques pour montrer qu’elle n’est pas une catégorie illusoire. ➝➝➝ Enfin les décisions théoriques que l’on prendra concernant le possible ne sauraient être sans conséquences pour l’image qu’on se forgera de la conduite humaine et de l’action. Le sens commun pose une solidarité étroite entre l’idée que des attitudes opposées sont également possibles et le moment de la décision dans l’action. Les propos qu’on aura sur le possible ne sauraient donc manquer de rejaillir sur la conception qu’on se fait de l’homme. I) La notion de possible paraît renvoyer à un manque dans notre connaissance des choses. Le nécessaire semble la catégorie fondamentale. 1) Dire qu’une chose est possible signifie qu’elle a été, est ou sera. Que signifie le fait de qualifier tel ou tel événement de « possible » ? Nous disons qu’il est possible qu’il pleuve lundi prochain en faisant comme si la chose n’était pas exclue, donc pas impossible, et comme si en outre il était aussi bien possible que lundi prochain, il fasse beau (qu’il pleuve lundi prochain ne nous semble pas plus nécessaire qu’impossible). Un tel usage du terme « possible » est-il plus qu’une manière de parler ? Rien n’est moins sûr. En effet, une fois que l’événement aura eu lieu, qu’il ait plu ce lundi précis sera avéré, et la vérité de l’énoncé décrivant l’événement sera absolument invariable : ne faut-il pas nous demander si notre usage du terme « possible » n’est pas le résultat d’un simple effet d’optique ? Tant que nous ne sommes pas face aux

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Le possible

IntroductionLe possible est, à côté de l’impossible, du nécessaire et du contingent, une des catégories de la

modalité.- Au sens premier, qui est aussi le sens le plus large, le possible est ce qui s’oppose

contradictoirement à l’impossible, et en ce sens on doit tenir le réel et le nécessairecomme compris au sein du possible (cf Aristote, De l’interprétation, 13).

- Cependant, en un autre sens plus déterminé, on oppose généralement le possible• Au nécessaire : ce qui confère au possible une signification très proche de celle

du contingent, le possible devenant ce qui peut se produire mais qui ne se produitpas nécessairement

• Et au réel : le possible étant alors posé comme ne se confondant pas avec le réel,en tant qu’antérieur à lui. Le possible ne serait jamais que partiellement actualisépar le réel, jamais entièrement épuisé par lui.

Problème central, conséquence de la complexité intrinsèque de la notion de possible :cette notion présente une double équivoque ontologique.

- Si on affirme que la distinction entre le possible et le réel est constitutive de la notion depossible, si donc le possible se définit par le fait qu’il n’est pas par lui-même réel, peut-on encore tenirle possible pour autre chose qu’un être d’imagination, voire un pur et simple non-être ? Si au contraireon affirme la consistance de la notion de possible, et qu’on veut conférer à cette notion unesignification objective, comment faire pour que l’être que l’on accorde au possible ne rabatte pas endernier lieu le possible sur le réel ? Quel type d’être faut-il reconnaître au possible ?

- Si on part de la distinction entre le possible et le nécessaire, et si on affirme que lenécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, tandis qu’on peut tout à fait concevoir qu’unpossible ne soit pas (ni maintenant ni jamais), on risque de devoir conclure à nouveau quele possible est au fond un pur non-être. En effet, il n’est pas évident qu’il y ait du sens àvouloir distinguer entre ce qui ne sera jamais et ce qui est impossible. Cependant, si pouréchapper à la difficulté, on dit que le possible est ce qui n’est pas encore, mais qui sera unjour, on annule finalement la différence entre le possible et le nécessaire par le fait mêmequ’on juge qu’un possible ne peut pas ne pas se réaliser.

➝➝➝ La notion de possible présente donc une difficulté extrêmement sérieuse. Dès qu’ons’efforce de la spécifier, on tend à la confondre avec les notions dont on voudrait la distinguer ; dèsqu’on la distingue de façon tranchée, il semble qu’on ne dispose plus de moyens théoriques pourmontrer qu’elle n’est pas une catégorie illusoire.

➝➝➝ Enfin les décisions théoriques que l’on prendra concernant le possible ne sauraient êtresans conséquences pour l’image qu’on se forgera de la conduite humaine et de l’action. Le senscommun pose une solidarité étroite entre l’idée que des attitudes opposées sont également possibles etle moment de la décision dans l’action. Les propos qu’on aura sur le possible ne sauraient doncmanquer de rejaillir sur la conception qu’on se fait de l’homme.

I) La notion de possible paraît renvoyer à un manque dans notreconnaissance des choses. Le nécessaire semble la catégoriefondamentale.

1) Dire qu’une chose est possible signifie qu’elle a été, est ou sera.Que signifie le fait de qualifier tel ou tel événement de « possible » ? Nous disons qu’il est

possible qu’il pleuve lundi prochain en faisant comme si la chose n’était pas exclue, donc pasimpossible, et comme si en outre il était aussi bien possible que lundi prochain, il fasse beau (qu’ilpleuve lundi prochain ne nous semble pas plus nécessaire qu’impossible). Un tel usage du terme« possible » est-il plus qu’une manière de parler ? Rien n’est moins sûr. En effet, une fois quel’événement aura eu lieu, qu’il ait plu ce lundi précis sera avéré, et la vérité de l’énoncé décrivantl’événement sera absolument invariable : ne faut-il pas nous demander si notre usage du terme« possible » n’est pas le résultat d’un simple effet d’optique ? Tant que nous ne sommes pas face aux

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événements, tant que les événements ne se sont pas produits nous disons qu’une chose et son contrairepourraient aussi bien se réaliser, alors qu’en réalité il n’en est rien. Cette difficulté a été posée dèsl’Antiquité par le philosophe mégarique nommé Diodore Cronos. Son raisonnement, destiné àdémontrer que ne sont possibles que les événements qui se sont réalisés ou qui sont appelés à seréaliser un jour, est resté célèbre sous le nom d’argument dominateur1.

Selon l’argument, il y a nécessairement antagonisme entre les trois propositions que voici :(1) « tout ce qui est passé est nécessairement vrai » (Vuillemin traduit : « Le passé est

irrévocable »)(2) Du possible ne procède pas l’impossible(3) Il y a des possibles qui ne se réaliseront jamaisLe raisonnement de Diodore se présente comme un raisonnement hypothétique en modus

tollens :- S’il y avait des possibles qui ne se réalisaient jamais, un impossible résulterait d’un

possible.- Or un impossible ne peut résulter d’un possible.- Donc il n’y a pas de possibles qui ne se réaliseront jamais ».La mineure du raisonnement est considérée par Diodore comme évidente. La majeure trouve

sa preuve dans la proposition qui énonce la nécessité du passé. Car, si de deux faits qui s’excluent,l’un se produit, la possibilité de l’autre est supprimée : en effet, ce qui est arrivé ne peut être changé.Le fait qui ne s’est pas produit doit par conséquent être dit impossible absolument (et non simplementaprès que l’événement opposé est devenu passé) : car s’il avait été possible auparavant, un impossibleserait venu d’un possible.

L’argument consiste essentiellement à rappeler que tout événement futur est destiné à devenirréel et à appartenir au passé invariant. L’événement que j’accomplirai demain m’apparaît aujourd’huicomme possible, et la non-réalisation de cet événement me semble également possible. Mais après-demain, ce sera un élément immuable de mon passé, un fait dont le non-accomplissement sera à mesyeux une impossibilité. Aussi, s’il est inconcevable qu’une possibilité se transforme ainsi d’unmoment à l’autre en une impossibilité, il faut dire que ne sont possibles que les événements qui ontété, qui sont ou qui seront. ➝ L’historien de la philosophie Lovejoy dans La grande chaîne de l’être aparlé à propos de la conception antique du possible d’un principe de plénitude. C’est un principe demodalité, suivant lequel tout possible véritable, authentique, doit être actualisé dans le temps, à unmoment ou à un autre. Si quelque chose peut exister, il existera. Corrélativement, ce qui n’est jamaisest identifié à l’impossible. L’opposition du possible et du réel est donc finalement superficielle : unpossible qui n’est pas réel est simplement un possible qui ne l’est pas encore. L’oppositionfondamentale est celle du possible et de l’impossible.

2) En conséquence de quoi, le possible se confond finalement avec lenécessaire

Dès lors, que signifiera comprendre la possibilité d’un être ou d’un événement ? Ce seracomprendre pourquoi il s’est réalisé ou pourquoi il se réalisera. En d’autres termes, comprendre lapossibilité d’un être ou d’un événement consistera à rattacher son existence (déjà réalisée ou à venir)aux raisons qui la déterminent, et donc en dernière instance la poser comme résultant d’une nécessité.Le nécessaire et l’impossible se manifestent comme les deux seules véritables catégories de lamodalité. Ou plutôt, entre les deux couples principaux de catégories modales qu’on distinguegénéralement, d’un côté le possible et l’impossible, de l’autre le non-nécessaire (ou contingent) et lenécessaire, il n’y aurait pas lieu de distinguer. Le possible se confond avec le nécessaire, et lecontingent se dissout dans l’impossible. C’est la conclusion à laquelle aboutit Spinoza, et laconséquence rigoureuse de toute pensée qui se propose d’expliquer les choses et les événementsparticuliers en les ramenant à leurs causes dernières et en les comprenant d’après une fondationabsolue. Pour Spinoza, l’existence de l’Etre ou de la Substance est une existence nécessaire, et tous les 1 Note d’après Pierre-Maxime Schuhl, Le dominateur et les possibles, Paris, PUF, 1960. Argumentdominateur (ou kurieuôn λογος) = le + connu des raisonnement de l’antiquité. Le nom de « dominateur » seraitune allusion au caractère même de la théorie de Diodore, qui soumet l’activité humaine au joug d’une inflexiblenécessité. L’argument nous est connu par Epictète (Entretiens, II, 19).

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modes de l’existence découlent de la nature immuable de l’Etre. Lorsqu’on le met en lumière, oncontemple les particuliers sub specie aeternitati, ou, pourrait-on dire, sous l’espèce du nécessaire. Letemps lui-même n’est dès lors qu’une des manières dont l’être éternel et nécessaire exprime sonessence. Spinoza ironise contre ceux qui voudraient maintenir une différence entre possible etnécessaire, répétant qu’il n’y a pas d’intermédiaire entre Etre et non-Etre, entre Ens et Nihil. Enconséquence, il n’y aurait pas de sens à attribuer à l’homme un quelconque libre-arbitre, conçu commela capacité de choisir entre plusieurs possibilités également réalisables. La seule option, si on souhaiteencore attribuer à l’homme une liberté, est de décrire celle-ci comme le fait de comprendre la nécessitéde l’être (celui de la nature et le nôtre, le second étant indissociable du premier) et de s’y conformer.L’action humaine n’est pas faite de choix, d’une somme de volitions, elle est faite de l’effet du mondesur nous, et de la coïncidence de nous-mêmes avec notre propre nature.

3) La distinction entre le possible et le nécessaire n’est que le fruit denotre ignorance.

Si le possible est appelé à devenir réel (sa notion n’échappe à la contradiction que si on posequ’il a été, est ou sera) et si la compréhension pleine de cette proposition exige qu’on ramène lepossible et le réel au nécessaire, alors on doit dire que les notions communes du possible et ducontingent, où ceux-ci sont distingués du nécessaire, ne font que marquer un défaut de notreintelligence.

[Texte de Spinoza, Pensées métaphysiques, livre I, chapitre 3]« On dit qu’une chose est possible quand nous en connaissons la cause efficiente mais que

nous ignorons si cette cause est déterminée. D’où suit que nous pouvons la considérer elle-mêmecomme possible, mais non comme nécessaire ni comme impossible. Si d’autre part, nous avons égardà l’essence d’une chose simplement mais non à sa cause, nous la dirons contingente ; c'est-à-dire, nousla considérerons, pour ainsi parler, comme un intermédiaire entre Dieu et une chimère ; parce qu’eneffet nous ne trouvons en elle, l’envisageant du côté de l’essence, aucune nécessité d’exister, commedans l’essence divine, et aucune contradiction ou impossibilité, comme dans une chimère. Que si l’onveut appeler contingent ce que j’appelle possible, et au contraire possible ce que j’appelle contingent,je n’y contredirai pas n’ayant pas coutume de disputer sur les mots. Il suffira qu’on nous accorde queces deux choses ne sont que des défauts de notre perception et non quoi que ce soit de réel. / Lapossibilité et la contingence ne sont rien que des défauts de notre entendement. – S’il plaisait àquelqu'un de le nier, il ne serait pas difficile de lui démontrer son erreur. S’il considère la Nature, eneffet, et comme elle dépend de Dieu, il ne trouvera dans les choses rien de contingent, c'est-à-dire qui,envisagé du côté de l’être réel, puisse exister ou ne pas exister. »

➝ Du point de vue philosophique, la notion de « contingence » est superflue et sans valeurontologique. Quant à celle de « possible », elle est au moins équivoque (l’oppositionpossible/impossible subsiste, mais l’usage ordinaire est majoritairement fallacieux), et on peut de toutefaçon s’en dispenser en ne conservant que celle de « nécessaire ».

NB : il est remarquable que les fondateurs du calcul des probabilités aient été, commeSpinoza, nécessitaristes. Le probable est généralement défini comme un degré du possible. Il sembleque le calcul des probabilités suppose que certains événements sont possibles sans être assurés, quecette possibilité a un degré et qu’elle est susceptible de mesure. Pourtant, les principaux fondateurs dela théorie des chances (Bernoulli, Laplace) en tant que savants étaient déterministes. Ils professaientcomme Spinoza qu’il n’y a pas de moyen terme entre le nécessaire et l’impossible. Qu’est-ce donc quela probabilité ? Leur seule ressource est de dire, comme Laplace, qu’elle est relative à notre savoir et ànotre ignorance. Je sais qu’il y a autant de boules blanches que de boules noires dans l’écrin. J’ignorelaquelle sortira. Je dis alors qu’une boule blanche a autant de chances qu’une noire ; que ces deuxévénements sont également probables. Ils ne le seraient pas pour une science divine, qui pourraitprévoir avec certitude. Le déterminisme refuse à la probabilité toute signification objective. Il luiconserve seulement, ainsi qu’à la notion même de « possible » qu’une signification subjective.

Transition : la notion de possible doit-elle donc être exclue de tout discours rigoureux ? Si ontire toutes les conséquences d’une telle affirmation, ne court-on pas le danger de parvenir à desconclusions difficilement acceptables ? Peut-on se contenter d’effacer les distinctions faites par le senscommun entre des vérités jugées nécessaires et les vérités dont on conçoit aussi bien que le contrairesoit possible ?

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II) Le possible est catégorie la modale fondamentale.1) L’élimination métaphysique de la différence entre le possible et le

nécessaire néglige la différence fondamentale entre deux types devérités : les vérités de raison et les vérités de fait.

Si on suit jusqu’au bout l’assimilation du possible au nécessaire, sa réduction au nécessaire,alors cela signifie que toute vérité, à propos de quelque être que ce soit, dépendrait du seul principe decontradiction, et que sa négation ne serait pas simplement une erreur ponctuelle, mais bien unecontradiction logique directe. En assimilant le possible au nécessaire et en les opposant tous deuxidentiquement à l’impossible, on se propose en quelque sorte de décrire toute proposition vraie sur lemodèle des propositions mathématiques. De même que concevoir un triangle dont la somme desangles ne soit pas égale à deux droits est impossible et contrevient au principe de contradiction, demême dire que César aurait pu ne pas franchir le Rubicon est faux d’une fausseté toute logique,contredirait le concept même de César. Or peut-on en toute rigueur rendre compte de toutes les véritésen se référant exclusivement au principe de contradiction ? Leibniz s’est appuyé précisément sur lerefus d’un tel écrasement de toutes les vérités sur la vérité logique pour repenser la notion du possibleet la distinguer à nouveaux frais du nécessaire comme du réel. Son argument consiste à réaffirmer ladifférence entre deux types de vérités, les vérités de fait et les vérités de raison, et corrélativemententre le principe de raison suffisante qui permet de comprendre la spécificité des premières, et leprincipe de contradiction. L’expression « principe de raison »  est générale, elle correspond au latin« principium redendi rationem », c'est-à-dire principe en fonction duquel il s’agit de rendre raison dece qui est. L’idée est que rien n’est sans raison, qu’il n’existe aucune vérité qui ne soit soutenue parune raison. S’il y a vérité, il y a raison. Leibniz veut dire que comprendre une vérité, c'est comprendrepourquoi elle est vraie. Le principe de contradiction est un principe de raison dans la mesure où ilpermet de comprendre la raison des vérités démonstratives, telles que les vérités mathématiques.Pourtant, il est insuffisant quand il s’agit des vérités de fait. Ainsi, le fait que César ait franchi leRubicon, n’est pas une vérité pouvant être établie par démonstration :(1) On peut tout à fait concevoir que César n’ait pas franchi le Rubicon sans pour autant nier le sujetCésar, sans aboutir à une contradiction, tandis qu’on ne peut nier un théorème mathématique sans nierle sujet de la démonstration (par exemple la notion de triangle).(2) La vérité « César a franchi le Rubicon » n’est pas connue a priori par la raison, elle est connue parvoie d’expérience ou par le témoignage. L’analyse de la notion de « César » ne suffit pas àl’appréhender.(3) Comprendre pourquoi César a franchi le Rubicon nécessite qu’on se rapporte à une infinité deraisons qui ne sont pas intrinsèquement contenues dans le sujet César.➝➝➝ L’insuffisance du principe de contradiction quand il s’agit des questions de fait nécessite laformulation d’un principe de raison qui soit, lui, suffisant pour en rendre compte. Or si on reconnaîtqu’on doit distinguer entre des espèces de vérités et entre les deux principes qui leur correspondent, onreconnaît par là même que certaines vérités sont possibles sans être nécessaires, et que par là on doitréintroduire une différence entre le possible et le nécessaire au même titre qu’entre le possible etl’impossible. (cf Monadologie, §§ 31-33). Les vérités de faits dépendant du principe de raisonsuffisante sont contingentes, elles pourraient n’être pas, c'est-à-dire qu’elles comme leur contraire sontégalement possibles, tandis que les vérités rapportées exclusivement au principe de contradiction sontnécessaires, et leur contraire est impossible. L’affirmation du principe de raison suffisante ne conduitpas à identifier le possible et le nécessaire, elle est la pierre de touche de leur distinction.

2) Il faut distinguer possibilité absolue et compossibilité des diverspossibles.

La liaison entre la spécification du possible et la position du principe de raison suffisante paropposition au seul principe de contradiction possède une conséquence forte, qui nous contraint deposer la possibilité comme caractérisant non seulement des sujets particuliers, mais aussi des mondesen leur totalité. En effet, quoique la liaison entre un sujet et un certain prédicat soit en soi possibledans la seule mesure où le prédicat ne contredit pas le sujet, cependant certains possibles s’excluentmutuellement et ne peuvent posséder une existence simultanée ou même une existence successive ausein d’un même monde. Le fait que l’actualisation d’un possible soit rapportée au principe de raison

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suffisante, et le fait que ce principe s’étende à la totalité des êtres au sein du monde, exige qu’ondistingue la possibilité métaphysique d’un être de sa compossibilité avec d’autres possibles au seind’un monde.

Les choses sont possibles quand elles ne sont pas contradictoires en elles-mêmes ; deux ouplusieurs choses sont compossibles lorsqu’elles appartiennent à un seul monde possible, c'est-à-direquand elles peuvent coexister. Tous les mondes possibles comportent des lois générales (quifournissent un contenu au principe de raison suffisante), analogues aux lois du mouvement ; ce quesont ces lois, c’est chose contingente, mais qu’il y ait des lois de ce genre, c’est chose nécessaire. Parsuite, deux ou plusieurs choses qui ne peuvent être soumises à un seul et même ensemble de loisgénérales ne sont pas compossibles. Il y a selon Leibniz un nombre infini de mondes possibles, c'est-à-dire de mondes qui n’enferment pas eux-mêmes de contradiction interne. Tous ces mondes concordenten certains points (à savoir en ce qui concerne les vérités éternelles) tandis qu’ils diffèrent sur d’autres.La notion d’une existence est possible quand elle n’enferme point de contradiction. Toute notion de cegenre fait partie de la notion de quelque monde possible. Quand plusieurs notions d’existants possiblesfont partie de la notion d’un seul et même monde possible, elles sont compossibles, car dans ce caselles peuvent exister toutes. Quand elles ne sont pas compossibles, bien que chacun séparément soitpossible, leur coexistence n’est pas possible.

Relativement à la possibilité et à la compossibilité, Leibniz distingue deux espèces denécessité. Il y a d’abord la nécessité métaphysique ou géométrique, qui seule est appelée, au sensstrict, nécessité. C’est celle dont nous avons jusqu’ici discuté, et dont l’opposé est le contradictoire ensoi. Il y a à côté d’elle la nécessité hypothétique, dans laquelle une conséquence suit nécessairementd’une prémisse contingente. Ainsi les mouvements de la matière sont d’une nécessité hypothétique,puisqu’ils sont des conséquences nécessaires des lois du mouvement, alors que celles-ci sont elles-mêmes contingentes.

Entre les différents mondes possibles, comment comprendre que la réalité n’appartienne qu’àun seul qui est celui auquel nous avons affaire ? Si une infinité de mondes sont également possibles,comment comprendre la relation du possible au réel ?

3) Le possible est antérieur au réel, et même il est antérieur aunécessaire.

Les possibles prétendent tous également à l’existence, dit Leibniz. La seule explicationpermettant de comprendre en quoi certains possibles en viennent à exister plutôt que d’autres doit êtreramenée à un principe de raison englobant non pas tel ou tel objet du monde, mais bien le monde telque nous le connaissons en sa totalité. Leibniz s’appuie sur l’idée que l’on doit disposer d’un principede raison suffisante destiné à expliquer le passage du possible au réel, pour s’élever à l’idée d’un êtrequi ne soit pas un être contingent et puisse ainsi donner la raison de tous les êtres contingents. CfMonadologie §§ 36-39. Leibniz nomme Dieu l’être produisant la raison suffisante de tout ce qui est.Par là même, il est conduit à reconnaître que de cet être dépend l’être de toutes choses, et qu’il n’estrien de réel qui ne le soit par lui. C’est plus précisément par l’idée d’un choix divin que Leibnizpropose de penser l’élection du monde réel parmi tous les mondes possibles. Les possibles ne sont pasrien, ils ne sont pas un pur non-être : leur caractère non contradictoire fait qu’ils subsistent par soi etqu’ils sont compris dans l’entendement divin. Or, Dieu étant suprêmement bon, il a choisi de porter cemonde à l’existence réelle du fait qu’il l’a reconnu le meilleur des mondes possibles. Le choix divinconfère au meilleur des mondes possibles un surcroît d’être qui le pousse de la possibilité àl’existence.

En faisant dépendre l’existence du monde d’un être dit nécessaire, Leibniz reconduit-ill’élimination spinoziste du possible au profit d’un écrasement des différentes modalités de l’être sur lenécessaire ? Plusieurs formules décisives doivent nous amener à répondre par la négative. (1) Enpremier lieu, si l’être nécessaire possède un privilège ontologique par rapport au contingent en ceciqu’il ne pourrait pas ne pas exister, ce privilège ontologique n’entraîne aucun privilège logique.Leibniz écrit au § 45 de la Monadologie : « Dieu seul (ou l’être nécessaire) a ce privilège qu’il fautqu’il existe s’il est possible ». Le « s’il est possible » est essentiel, et marque la prise de distance deLeibniz par rapport à la version cartésienne de la preuve ontologique. La nécessité de l’existence deDieu suppose que sa notion soit non contradictoire, on ne peut pas se contenter d’affirmer que de laseule notion de l’être nécessaire découle que cet être doit exister. (2) Le fait d’expliquer l’élection de

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notre monde parmi l’infinité des mondes possibles comme le résultat d’un choix de nature morale apour conséquence que la contingence métaphysique des événements du monde se trouve conservée.Dieu avait et a toujours le pouvoir de faire exister une infinité d’autres mondes possibles, même si sabonté lui fait préférer notre monde. L’affirmation de l’être nécessaire ne supprime donc pasl’antériorité et l’indépendance du possible à l’égard du nécessaire. (3) Corrélativement, Leibnizs’efforce de conserver l’idée que les actions humaines sont libres. Même si au sein du monde tel qu’ilest, il était nécessaire que par une nécessité hypothétique, César franchisse le Rubicon, il n’était pasmétaphysiquement nécessaire qu’il le franchît, et il l’a fait librement dans la mesure où dans d’autresmondes possibles, il aurait pu ne pas le franchir. Dieu a voulu un monde où César franchit librement leRubicon.Au total, l’intérêt de l’étude de Leibniz est que même si on ne souhaite pas garder la penséemétaphysique de Leibniz, on peut comprendre en le suivant que la différence entre le possible et leréel doit être maintenue, et que l’existence du monde tel qu’il est ne peut être dérivée immédiatementdu simple principe de contradiction. On peut tout à fait concevoir qu’un autre monde aurait étépossible. Possible = moins que le réel. Antérieur au réel (tout réel est possible, tandis que tout possiblen’est pas réel).

[Texte : Leibniz, Monadologie.§ 31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en

vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire aufaux.

§ 32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne sauraitse trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante,pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent pointnous être connues.

§ 33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celles de Fait. Les vérités deRaisonnement sont nécessaires et leur opposé et impossible, et celles de Fait sont contingentes et leuropposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, larésolvant en idées et vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives.

§ 34. C’est ainsi que chez les Mathématiciens, les théorèmes de spéculation et les canons depratique sont réduits par l’analyse aux Définitions, axiomes et demandes.

§ 35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition ; il y a aussi desAxiomes et Demandes, ou en un mot, des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n’en ontpoint besoin aussi ; et ce sont les Enonciations identiques, dont l’opposé contient une contradictionexpresse.

§ 36. Mais la raison suffisante doit se trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait,c'est-à-dire, dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures ; où la résolution en raisonparticulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de laNature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents etpassés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente ; et il y a une infinité de petitesinclinations et dispositions de mon âme présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.

§ 37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plusdétaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pasplus avancé : et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou série de ce détail descontingences.

§ 38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire,dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source : et c’est ceque nous appelons Dieu.

§ 39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié partout ; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.

§ 40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire,n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible ; doit êtreincapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible.

§ 43. Il est vrai aussi qu’En Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celledes essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que

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l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et quesans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encorerien de possible.

§ 44. Car il faut bien que s’il y a une réalité dans les essences ou possibilités, ou bien dans lesvérités éternelles, cette réalité soit fondée en quelque chose d’existant et d’actuel ; et par conséquentdans l’existence de l’Etre nécessaire, dans lequel l’essence renferme l’existence, ou dans lequel ilsuffit d’être possible pour être actuel.

§ 45. Ainsi Dieu seul (ou l’être nécessaire) a ce privilège qu’il existe s’il est possible. Etcomme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucune borne, aucune négation, et parconséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori2. Nousl’avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi aposteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ousuffisante que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même.

§ 46. Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, que les vérités éternelles, étantdépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris.Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix dumeilleur ; au lieu que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sontl’objet interne.]

III) Critique de l’antériorité du possible par rapport au réel. Le réelcomme catégorie modale fondamentale.

1) C'est une illusion de croire que le possible est moins que le réel.L’idée que le possible est moins que le réel et qu’en outre il est antérieur au réel nous est

apparu comme fondamentale. La possibilité des choses précèderait leur existence dans la mesure oùelle est plus simple (le possible est moins que le réel) et dans la mesure où elle serait condition de laréalité des choses (il faut qu’une chose soit possible pour qu’elle puisse être réelle). On fait comme siles choses existaient « un peu », en puissance, avant d’exister en acte, c'est-à-dire « beaucoup ».Jankélévitch commente Bergson en disant que notre esprit est obsédé par l’image de la quantité d’être,comme si la différence entre le possible et le réel était fondamentalement une questiond’accroissement d’être. Or se représenter les choses de la sorte est une illusion. Bergson le montre enexpliquant qu’une telle représentation aboutit à éliminer l’action du temps et par là revient à ne pas leprendre en compte du tout. Se rappelant d’une discussion au cours de la grande guerre avec unjournaliste littéraire qui lui avait demandé comment il imaginait la littérature de demain, Bergsonraconte qu’il avait répondu : « Si je savais ce que sera la grande oeuvre dramatique de demain, je laferais ». Les œuvres d’art sont pour lui un paradigme intensifiant l’impossibilité de poser le possiblecomme précédant le réel et contenant celui-ci en préformation. L’oeuvre d’art ne se précède pas elle-même, pas même dans l’esprit de l’artiste qui lui donne naissance. Il faut le temps de la maturation, letravail, la durée même qui fait que l’oeuvre devient réelle. Le possible n’est pas là de tout temps,attendant dans une sorte d’armoires aux possibles, fantôme attendant son heure. Bergson proposed’étendre à l’ensemble des êtres ce qui paraît relativement évident eu égard aux œuvres d’art. Il refusequ’on dise que l’organisation de la matière ou les différentes formes vivantes rencontrées au cours del’histoire n’aient été que l’actualisation de quelques possibles. Le réel, parce qu’il dure, estessentiellement avènement de l’inédit. Emphase dans le texte de Bergson. « Prenez le monde concretet complet, avec la vie et la conscience qu'il encadre ; considérez la nature entière, génératriced'espèces nouvelles aux formes aussi originales et aussi neuves que le dessin de n'importe quelartiste ; attachez-vous, dans ces espèces, aux individus, plantes ou animaux, dont chacun a soncaractère propre – j'allais dire sa personnalité (car un brin d'herbe ne ressemble pas plus à un autrebrin d'herbe qu'un Raphaël à un Rembrandt) ; haussez-vous, par-dessus l'homme individuel, jusqu'aux

2 Note Boutroux : Sont contradictoires, disait Aristote (Catégories, VIII, 13) les propositions qui sont entre ellescomme l’affirmation et la négation. Mais en Dieu tout est positif, le concept de Dieu excluant toute négation.Donc nulle contradiction ne saurait trouver place dans sa nature. L’être ne peut exclure l’être. Donc Dieu estpossible. Leibniz considère l’argument de Saint Anselme et de Descartes comme valable, du moment que lapossibilité de Dieu, c'est-à-dire la non contradiction interne de son concept, a été démontrée.

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sociétés qui déroulent des actions et des situations comparables à celles de n'importe quel drame :comment parler encore de possibles qui précéderaient leur propre réalisation ? »3

2) Le possible est postérieur au réel et il est plus que lui.Qu’est-ce qui nous pousse à concevoir le possible comme antérieur au réel, et comment

restituer au possible et au réel leur rapport authentique ? Bergson propose de le penser en explicitant leprésupposé ordinaire sur la nature du possible et du réel. Bergson le traduit en déclarant qu’on présentele possible d’après l’idée selon laquelle les choses seraient « représentables par avance », pourraientêtre pensées avant d’être réalisées. Cette traduction révèle selon lui la vérité de la conception dupossible qu’il entend critiquer : elle révèle que cette conception repose sur une déterminationpsychologique du possible, qui demeure inaperçue. Mais dans le même temps, et c'est surtout làl’essentiel, on découvre qu’en réalité ce que nous nommons le possible n’est pas moins que le réel etantérieur à lui, mais au contraire postérieur à lui. Bergson déclare : « si nous considérons l’ensemblede la réalité concrète ou tout simplement le monde de la vie, et à plus forte raison celui de laconscience, nous trouvons qu’il y a plus, et non pas moins dans la possibilité de chacun des étatssuccessifs que dans leur réalité ». Il appuie cette thèse sur une redéfinition complète du possible qui enbouleverse le sens : « le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejettel’image dans le passé une fois qu’il s’est produit ». Au fur et à mesure que la réalité se crée, l’esprit enréfléchit l’image dans le passé indéfini et affirme ainsi qu’elle a de tout temps été possible. Or enréalité c’est seulement au moment où la réalité s’est formée qu’elle est devenue possible, et c’estpourquoi Bergson préfère dire que la possibilité ne précède pas la réalité, mais « l’aura précédée » unefois la réalité apparue. « Le possible est le mirage du présent dans le passé ». On ne doit donc pasopposer le possible au réel et le distinguer de lui, mais plutôt le dériver du réel et comprendre qu’iladvient à l’être en même temps que lui, par rétrojection. [Notons que Bergson n’entend pas, à ladifférence de Spinoza, disqualifier définitivement le possible. Il n’en fait pas une notion purementpsychologique, mais le rapporte au mouvement même du monde. Bergson hésite entre une conceptionpsychologique où l’esprit loge rétrospectivement le possible dans le passé, et une conceptionontologique où le possible se loge de lui-même de façon mystérieuse dans le passé. L’illusionpsychologique tient plus précisément au fait de ne pas remettre le possible à sa juste place, et de direque dans notre présent actuel l’image de demain est déjà contenue à titre de possible, comme uneesquisse demandant à être achevée].

3) Le possible, à l’instar des autres catégories de la modalité, a pour significationontologique d’être un des aspects du réel lui-même.

Le possible comme le nécessaire ne doivent pas être compris comme des entités indépendantesdu réel. Au fond, le réel est toujours la seule chose à laquelle nous avons affaire. Les catégories de lamodalité appartiennent proprement à des jugements qui dépendent de notre expérience ou de notremodélisation du réel et qui se surajoutent à lui pour le qualifier diversement. De quoi peut-on dire qu’ilest nécessaire au sein du réel ? La réponse de Bergson est nuancée. Rien dans le réel n’est absolumentnécessaire, dans la mesure où tout ce qui existe est pris dans la durée, et où la soumission du devenir àdes lois absolument nécessaires reviendrait à éliminer le temps, à en faire une simple vue de l’espritinessentielle au regard de l’intangibilité des principes de modification du monde. Seuls les systèmesmatériels clos sont, au sein du réel, relativement propres à accueillir la catégorie de nécessité, dans lamesure où ils sont presque assimilables à des structures dont les modifications pourraient êtremathématiquement déterminées. La nécessité est affaire de degrés suivant les dimensions du réelauquel on a affaire. L’impossible sera ce que le réel tel qu’il est interdit, ce qu’il rend irréalisable, cequ’il empêche. Et le possible comprendra en lui-même une multiplicité de sens. Opposé uniquement àl’impossibilité, la possibilité signifie « absence d’empêchements »4. Mais ce sens est pour Bergsonuniquement négatif. On peut conserver un sens positif à l’idée de possibilité, rebaptisée « virtualité »par Bergson pour la distinguer de la conception métaphysique du possible qu’il critique, en laréservant plus particulièrement aux domaines de la vie et de l’action. La vie organique déploie 3 Toutes les citations de cette partie sont tirées de « Le possible et le réel », dans La pensée et le mouvant.4 Toujours « le possible et le réel », p 112.

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progressivement une multiplicité de possibles qui se réalisent au fur et à mesure que des espècesnouvelles apparaissent. Les hommes et les sociétés inventent sans cesse de nouvelles formes de vie, etle font de manière absolument imprévisible. Le virtuel a pour sens positif l’imprévisibilité et lanouveauté. En conséquence, Bergson peut attribuer un nouveau sens à l’action humaine, en décrivantla liberté, non pas comme sélection entre des possibilités toutes faites et préexistant à l’acte, maiscomme invention des conduites à même leur assomption, selon un modèle qui érige l’activitéartistique en paradigme.

Transition et difficultés persistantes.Toutefois nous ne sommes pas encore pleinement satisfaits, et il nous semble que la critique

de Bergson est à la fois trop forte et insuffisamment conséquente. (1) Elle est trop forte lorsqu’elledisqualifie systématiquement l’idée d’une antériorité du possible par rapport au réel : notre usage leplus commun du terme possible est bien un usage qui privilégie les événements futurs (il est possibleque ceci ou ceci arrive, que je fasse ceci ou non, qu’il y ait demain ou non une bataille navale), et ilserait étrange que le possible ne soit finalement que le contemporain du réel et son image rejetée dansle passé. Si on suivait Bergson, ce n’est pas une simple réforme qu’il faudrait faire subir à notre notiondu possible, mais bien une dissolution complète. S’il est certainement juste de dire que l’oeuvre d’artne peut pas être parfaitement représentée ou prévue comme possible avant de voir le jour, il n’est passûr que l’antériorité du possible sur le réel ne demeure pas le sens fondamental de la notion. (2) Lacritique de Bergson est encore trop forte lorsqu’elle affirme que la possibilité comprise comme« absence d’empêchement » est une notion triviale ; il nous faut y revenir. (3) Sa critique n’est pasparfaitement conséquente dans la mesure où la notion du « virtuel » qu’il élabore nous paraît hésiterentre deux déterminations. (a) Si l’existence virtuelle des formes de vie dans l’élan vital signifie queles formes de vie sont là à l’état de germe, l’efficace du temps en moins, il semble qu’on retrouve lanotion critiquée par Bergson d’une antériorité du possible sur le réel, sous forme de préformation oud’esquisse. (b) Et si, pour être absolument sûr de ne pas retrouver l’idée d’antériorité du possible sur leréel, on dit que l’actualisation du virtuel n’est pas actualisation de quelque chose qui préexiste maisbien création ex nihilo du virtuel à même la durée, alors on ne voit plus très bien en quoi il y a encorelieu de parler de virtualité : on peut aussi bien se passer de la notion de virtualité, l’éliminer, onaboutirait à une espèce de spinozisme transformé au prisme de la durée (ce que Bergson, du reste,n’aurait pas renié).

IV) Les niveaux du possible. Signification théorique et significationpratique du possible.

L’idée principale que nous retiendrons de Bergson est que la notion de « possible » n’est pasabsolument univoque. Il nous faut voir comment elle comprend différentes strates, et comment cesstrates s’articulent.

Nous proposons donc de procéder à la lumière des difficultés rencontrées et des problèmesformulés, en opérant un retour réflexif sur les usages que nous faisons du possible.

1) Possibilité logique, possibilité réelle : les niveaux théoriques de la possibilité.Nous soutenons que l’opposition entre le possible et l’impossible constitue le niveau

fondamental de la notion du possible, et soutenons également que cette opposition n’est pasuniquement une constante formelle dans la définition du possible, ou, comme le dit Bergson, unetrivialité ne permettant aucune élaboration positive de la notion. L’opposition du possible et del’impossible confère à la notion du possible une portée ontologique forte. En effet, la connaissance dece qu’est l’impossible ne va pas de soi, et constitue l’objet d’une connaissance positive, qui engageaussi bien l’ontologie que la théorie de l’expérience, voire même les sciences. Démêler les différentsniveaux du concept de l’impossible conduit à donner au possible un sens toujours plus riche, etindicatif de la représentation effective que nous nous faisons des choses.

➝ Pour Leibniz la simple non contradiction suffit à affirmer la possibilité ontologique d’unêtre (cf supra). Tout être dont la notion est non contradictoire peut prétendre à l’existence. Cette thèseest solidaire d’une ontologie pour laquelle être, c’est être une substance dont les prédicats ne secontredisent pas les uns les autres. La logique articule immédiatement l’ontologie. La région des

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possibles est donc pour Leibniz extrêmement vaste. Les seules notions qu’il en exclut sont cellesprésentant une contradiction explicite, comme celle du cercle carré.

➝ Pour Kant au contraire l’impossibilité simplement logique dont la marque est lacontradiction rencontrée dans le concept de la chose ne frappe que le concept lui-même. Cetteimpossibilité doit être tenue pour fondamentale, étant donné que nous ne saurions admettre dans notreontologie ou dans nos discours de notion contradictoire. Mais l’impossibilité frappant une chose estd’un autre genre. En effet, « la chose dont le concept est possible n’est pas pour autant une chosepossible » (Kant, Progrès de la métaphysique, 1er supplément). La chose peut encore être jugéeimpossible au regard des principes de l’expérience, au regard des traits les plus généraux quistructurent la notion que nous nous faisons de l’expérience. Kant distingue ainsi la possibilité logiquede la possibilité réelle. La preuve de la première est la simple non contradiction du concept. A ce titreon pourra juger que le concept d’un être incorporel pensant est possible. Mais la possibilité réelle doitêtre affirmée au regard de la forme générale de l’expérience (l’espace, le temps et l’économie descatégories de l’entendement) : à ce titre le concept possible d’un être incorporel pensant ne possèderapas de possibilité réelle, c'est-à-dire ne sera pas tel qu’un objet réel pourrait lui correspondre dansl’expérience. La conception plus riche que Kant se fait du possible tient donc au développement d’unethéorie transcendantale de l’expérience non réductible aux principes de la logique formelle.

➝ Plus avant encore, en fonction des connaissances scientifiques que nous tenons pour vraies,nous jugerons possible ou impossible ce qui s’accordera avec les principes fondamentaux de lascience. Par exemple, nous jugeons impossible aujourd’hui le mouvement perpétuel en tant qu’un telmouvement, sans violer les lois des catégories, violerait le principe de conservation de l’énergie et leprincipe de Carnot.

Ainsi l’opposition du possible et de l’impossible, si on veut l’expliciter, nous engage àexpliciter des thèses sur le monde : l’usage de cette opposition implique un engagement ontologiquequi nous contraint de clarifier la représentation que nous nous faisons des choses et des lois de leurexistence. Le jugement de possibilité n’est pas, comme le disait Spinoza, la marque de notreignorance, mais bien le témoin des principes fondamentaux de la pensée, ainsi que des théoriesformulées à propos du monde. Indépendamment du fait que nous adoptions une position particulièresur la liberté humaine, sur le déterminisme et sur les rapports entre catégories de la modalité, notrenotion du possible témoigne immédiatement de notre idée de l’être, et en constitue le reflet. Cecin’implique pas qu’être possible signifie exister hors du monde (dans l’entendement divin ou dans unesubsistance sui generis). Mais juger de la possibilité d’un être signifie juger de son accord avec lemode d’être ce qui existe dans le monde.

2) Le jugement de probabilité, manifestation non de l’ignorance, mais de la liberté dujugement. De la signification théorique à la signification pratique du possible.

Toutefois juger un être ou un événement possible, ce n’est pas seulement affirmer en quelquesorte qu’il aurait passé une sorte d’épreuve éliminatoire, qu’il n’aurait pas été frappé d’interdictionontologique. Souvent nous attribuons la possibilité à des événements comme si la possibilité était elle-même affaire de degrés, et comme si leur accorder de la possibilité signifiait reconnaître des raisonspositives en faveur de leur occurrence future. Le probable est précisément une telle idée d’un degréde la possibilité. Quand nous pensons que la vérité d’une assertion est probable, nous pensons quenous avons de fortes raisons de l’admettre. Nous ne nous bornons pas à estimer qu’elle n’a pas lescaractères du faux, mais nous estimons qu’elle a, à un degré plus ou moins haut, les caractères du vrai.NB : la notion du probable intervient dans la connaissance scientifique, dans la mesure où les lois de lascience moderne sont toujours potentiellement à réviser, et où il faut garder l’esprit éveillé plutôt quede s’endormir sur de fausses certitudes. En outre dans la vie pratique nous avons toujours des risques àcourir. Nous naviguons toujours entre deux écueils : nous décider trop à la légère, ou craindretellement de ne jamais nous tromper que nous ne nous décidions jamais.

➝ Or nous ne pouvons pas nous contenter de dire que la probabilité est relative à notreignorance. En le montrant nous allons découvrir en quoi la notion du possible telle qu’elle s’enrichitdans celle du probable se tient à mi-chemin entre signification théorique et signification pratique.

(1) Sans doute la probabilité est au-dessous de la certitude. Elle s’en rapproche cependant, etelle contient de la certitude. Elle contient un élément positif qui interdit de la traiter comme une simpleprivation, et qui tient à des connaissances positives concernant les rapports de possibilité entre les

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différents événements. La probabilité ajoute donc à la signification théorique du possible endéfinissant la possibilité non plus en termes simplement ontologiques, mais également en termes derapports entre (a) les occurrences possibles vérifiant une situation et (b) la totalité des occurrencespossibles considérées5. (2) Surtout, le fait pour notre esprit d’être capable de faire la différence entrejuger de la probabilité d’un événement et affirmer sa nécessité, révèle que notre esprit lui-même n’estpas contraint à l’affirmation univoque, qu’un déterminisme aveugle n’entraîne pas notre assentimentmalgré nous. Il y a de fausses apparences, mais nous supposons que nous n’allons pas nous précipitersur elles comme le poisson sur l’appât. La principale condition pour bien apprécier les événements eten tirer raisonnablement des conclusions probables, c’est de conserver l’indépendance de son esprit.Nous manifestons que l’esprit n’est pas un miroir déformant qui, en raison de sa courbure, altéreraitsystématiquement toutes les images en nous témoignant à nous-mêmes que nous pouvons suspendrenotre jugement, le réserver, le mettre en doute ; que nous ne confondons pas la vérité probable avec lavérité certaine.

Etre libre, c’est entre autres pouvoir adhérer à une assertion, ou suspendre son jugement, sansêtre jamais contraint de prendre, malgré soi, l’une de ces attitudes plutôt que l’autre ; c’est se garderdisponible, et se réserver s’il y a lieu pour un nouvel examen, rester en puissance un esprit réfléchi etcritique, au lieu de s’actualiser tout entier et d’épuiser en quelque sorte toutes ses forces intellectuellesdans une affirmation dogmatique et définitive. Je suis plus que je ne pense, sans pouvoir jamaisréaliser tout ce que j’ai le pouvoir de penser. Voilà une nouvelle signification positive pour lacatégorie du possible, dans son application à l’esprit, que nous avons découverte en étudiant lejugement probable et les conditions de sa valeur.

L’intermédiaire entre Ens et Nihil que Spinoza mettait le philosophe au défi de signaler, ceserait l’esprit libre lui-même, qui est plus que ce qu’il pense actuellement, et qui demeure enpuissance, qui conserve le droit de se reprendre, de se repentir, d’aller plus avant, pour conserver saliberté6. En ce sens, la signification théorique de la probabilité est indissociable d’une significationpratique, en tant que la spécificité de sa signification théorique manifeste la liberté humaine.

NB : On peut même, à la lumière de cette conclusion, jeter une nouvelle lumière sur lasignification ontologique du possible dont nous avons parlé d’abord. Le fait même que le contenu dela notion de possible puisse varier, qu’elle dépende des engagements ontologiques de nos conceptionsdu monde, révèle aussi bien que l’affirmation même des principaux traits du monde et la définition dela place du possible signifient une responsabilité, un engagement et un pouvoir de critique de soi del’esprit. La signification ontologique du possible n’est pas séparée de la liberté de l’esprit, elle lui eststrictement articulée.

3) Signification pratique du possible.La pensée est donc le lieu du possible. Non seulement parce que c’est son entreprise de

compréhension du monde qui fait qu’elle donne un contenu à la notion, mais également parce que ladifférence qu’elle est capable de marquer entre probabilité et certitude manifeste sa liberté. Or dumoment que la signification théorique du possible nous conduit à reconnaître la liberté de l’esprit etnous montre ainsi que la signification théorique du possible est indissociable d’une capacité pratiquede l’esprit, nous sommes amenés à comprendre en quoi le possible possède une signification nouvelletout entière du côté de l’action humaine. En effet, dans l’action en tant qu’elle dépend de la libertéhumaine, l’existence des possibles a un sens très clair qui permet à la fois de les distinguer du réel, dene pas les rejeter du côté du non-être et de ne pas en faire des êtres d’imagination. Dans l’action, lespossibles existent dans la pensée sous forme de représentations susceptibles de devenir causes de la

5 Par exemple lorsque je calcule la probabilité de tirer une boule noire d’une urne qui contient 3 boules noires ettrois boules blanches, le calcul repose sur la prise en compte de données objectives. Elle exprime en l’occurrencele rapport entre le nombre d’événements pouvant réaliser la situation « tirer une boule noire hors de l’urne » (àsavoir 3) et le nombre d’événements possibles total (6). Elle repose donc sur des connaissances et leurarticulation. De même, en physique contemporaine, calculer la probabilité qu’une particule se trouve en telleendroit de l’espace à un instant donné suppose qu’on connaisse la totalité des positions que la particule estsusceptible d’adopter, et l’ensemble des situations qui conduiraient à produire une telle position de la part de laparticule. Là encore, c’est sur des connaissances positives que le calcul des probabilités fait fond.6 Tout ce paragraphe est directement tiré du cours d’André Darbon, Les catégories de la modalité, leçon 16.

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réalité de leur propre objet. Et si plusieurs possibles concurrents ne pourraient être réalisés sans que leprincipe de contradiction soit violé, cependant ils peuvent exister concurremment dans la pensée, sousforme de représentation, sans scandale et sans désordre. En tant que pratique, la pensée conçoit lesdifférentes tâches auxquelles elle peut s’appliquer, et les moyens par lesquels elle les accomplira. Elleréfléchit sur les fins et les moyens. Et cette réflexion est la condition de son activité morale comme deson habileté technique. Mais il faut bien que ces différentes tâches et ces différents moyens soientprésents à la conscience, car ils sont la matière de son choix et l’action consciente consiste dans lediscernement et dans le choix. Voilà pourquoi la pensée est représentative, quand elle accomplit safonction pratique. L’examen et le choix sont des moments sérieux de notre vie morale. Etre libre, c’estavoir le choix entre plusieurs partis, dont la valeur n’est pas équivalente, sans doute, mais que l’onjuge tous possibles, cependant, et qui le sont en effet tant que la volonté ne s’est pas décidée, et en sedécidant n’a pas rendu prépondérant celui auquel elle a librement adhéré. Plusieurs conduites sontpossibles, est c’est seulement en nous engageant par un acte que nous déterminons celle que noussuivrons en effet. Le Bien lui-même ne nous détermine qu’au moment où il est voulu et que nous nousl’approprions en en faisant notre Bien. Le mot possible a un sens plein dans l’économie de la penséeagissante. Cf Aristote, De l’interprétation, 9 : la contingence n’est pas séparable de l’action humaine.C’est parce qu’il dépend de nous que demain il y ait ou non une bataille navale, c’est parce que nousavons à délibérer à cet égard, que les deux événements concurrents sont également possibles.

SupplémentsNB : on peut reprendre à partir de là la signification profonde de la doctrine de Leibniz. Si la

pensée divine embrasse tous les mondes possibles alors que la volonté de Dieu n’en réalise qu’un seul,c’est que Leibniz veut réserver à cette volonté une faculté de discernement et de choix. Si un seulmonde pouvait se réaliser, la volonté de Dieu serait enchaînée par la destinée. L’ensemble despossibles forme la matière sur laquelle s’exercera sa liberté. La liberté est toujours une liberté dechoix, et il faut bien qu’il y ait plusieurs alternatives pour que le libre choix puisse avoir lieu. C’estparce qu’il est un philosophe de la liberté que Leibniz accorde tant de place au possible. Seulel’existence des possibles assure les conditions d’un choix.

NB : la signification pratique du possible est peut-être ce qui fait qu’on ne doit pas arrêterdéfinitivement la définition théorique du possible. Car ce qui est possible n’est pas absolumentdéterminé par la raison théorique. Ce qui est possible dépend également de nos choix. Cf le textegénial de Kant, Critique de la Raison Pure, « Des idées en général » : « Une constitution quirecherche la plus grande liberté humaine selon des lois faisant en sorte que la liberté de chacunpuisse coexister avec celle des autres (sans qu’elle cherche le plus grand bonheur, car celui-cis’ensuivra de lui-même), est en tout cas pour le moins une Idée nécessaire, que l’on doit prendre pourfondement, non seulement dans l’esquisse des premiers contours d’une constitution politique, maisaussi à l’occasion de toutes les lois, et où il faut faire dès l’abord abstraction de tous les obstaclesprésents, qui proviennent peut-être non pas tant, inévitablement, de la nature humaine que biendavantage du mépris dans lequel on tient les Idées véritables en matière de législation.

Bien que cette situation ne puisse jamais se réaliser, l’Idée est pourtant entièrement juste quiétablit ce maximum comme le modèle nécessaire pour rapprocher toujours davantage, par référence àlui, la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. Car quel doit être le degréle plus élevé auquel l’humanité doit s’arrêter, et corrélativement quelle ampleur doit avoir la distancequi demeure nécessairement entre l’Idée et sa mise en oeuvre, personne ne peut ni ne doit ledéterminer, précisément parce qu’il s’agit de la liberté et que celle-ci peut dépasser toute limite qui luiest assignée. »

Citations Sartre, L’être et le néant, « Le pour-soi et l’être des possibles » :« Il en est du possible comme de la valeur : on a la plus grande difficulté à comprendre son

être, car il se donne comme antérieur à l’être dont il est la pure possibilité et pourtant, en tant quepossible du moins, il faut bien qu’il ait de l’être ».

« Le possible vient au monde par la réalité humaine »« Il ne saurait y avoir au monde de possibilité, qu’elle ne vienne par un être qui est à soi-

même sa propre possibilité ».