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LEROIVERT

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PAUL-LOUPSULITZER

LEROIVERT

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plusieurs témoignages le confirmaient, il se trouvait àMauthausendepuistrois,quatremoisauplus.Tarrassouriait:

«L’histoiremesemble toutà faitclaire :desofficiersS.S.de haut rang – un seul officier n’aurait pas eu besoin de neufjeunes amants, sauf à être un surhomme – se sont repliés surl’Autriche afin d’y organiser une défense jusqu’à la mort. Ilsseront ainsi parvenus à Mauthausen, y auront bénévolementrenforcélagarnisonet,devantl’approchedenotre7earmée,seserontànouveaurepliés,cettefoisendirectiondesmontagnes,de la Syrie voire des Tropiques. Non sans avoir au préalable,avec le souci de l’ordre caractérisant cette race admirable,soigneusementrangésousquelquespelletéesdechauxviveetdeterrelesex-élusdeleurcœurdésormaisencombrants.»

ÀHarvard,Tarrasavait reçudequelques lecteursdeGogolle sobriquet au demeurant logique de Boulba. Loin de s’enirriter, il s’en était fait gloire, allant jusqu’à signer ainsi desarticles de revue, voire ses commentaires au bas d’une copied’examen. Derrière ses lunettes cerclées d’or, ses yeux vifscoururentsurleshorreurstapissantlemur:

« Bien entendu, mon petit David, nous pouvons toutesaffairescessantesnousintéresseràvotrejeuneprotégé.Sommetoute,nousn’avonsguèrequequelquescentainesdemilliersdecriminels deguerre attendant fébrilement lesmanifestationsdenotre sollicitude. Bagatelle. Sans parler de ces millionsd’hommes, femmes et enfants déjà morts, mourants ou àmourir.»

Ilavaitainsilegoûtdespéroraisonsetlesadiquebesoindeclouern’importequelinterlocuteurparlesarcasme.Néanmoins,l’histoiredu jeuneAutrichiendut l’intéresser.Deux joursplustard,le10mai,ilrenditaugarçonunepremièrevisite.Avecleskapos qui se trouvaient là, il parla russe, allemand, polonais,

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hongrois. Iln’accordaà l’inconnuqu’un regardvolontairementrapide.

Quiluisuffit.Il éprouva au vrai lemême sentiment queDavid Settiniaz.

Avecunedifférencedetaille:s’ilfutpareillementimpressionné,lui sut pourquoi. Il découvrit une très frappante ressemblanceentrelesyeuxdumiraculéetceuxd’unhommeavecquiilavaitéchangéquelquesphrases,àPrinceton,lorsd’undéjeunerchezAlbert Einstein : le physicien Julius Robert Oppenheimer.Même prunelles pâles, à l’identique profondeur insondable,ouvertes sur un rêve intérieur inaccessible au commun desmortels.Semblablemystère,semblablegénie…

«Àcelaprèsquecegamina toutauplusdix-huitoudix-neufans…»

Les jours suivants, Georges Tarras et David Settiniaz seconsacrèrent à lamission qui les avait amenés àMauthausen.Travaildepoliciersmenantenquêtessurdénonciation,laplupartdu temps. Ilss’efforcèrentd’établir la listede tousceuxqui,àdivers titres, avaient eu des responsabilités dans lefonctionnement du camp. Et, ayant dressé cette liste, del’assortirdetémoignagesappelésàêtreutilisésplustard,devantune courmartiale jugeant en particulier les crimes de guerre àDachauetMauthausen.Nombred’anciensgardiensducampdeHaute-Autriches’étaient,à l’approchedes troupesaméricaines,contentés de chercher un refuge aux alentours immédiats, sansprécautions particulières, conservant leurs noms véritables,s’abritantderrièrelavertud’obéissance–BefehlistBefehl,«unordreestunordre»–quipoureuxexpliquaittout.Enmanquedemoyens et de personnel, Tarras engagea d’anciens détenus.Dont un architecte juif survivant de plusieurs camps, SimonWiesenthal.

Aprèsquelquetemps,surl’insistancedeDavidSettiniaz(du

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moins fut-ce le prétexte qu’il se donna à lui-même), Tarrasrepensaaugarçonenterrévivant,dontilnesavaittoujourspaslenom.LapetitedélégationdedétenusvenueprotesteràsonsujetauprèsdumajorStrachannes’étaitplusmanifestéeetd’ailleurstrois de ses membres les plus ardents – des Juifs français –avaient quitté le camp pour la France. En sorte que lesaccusations portées étaient presque tombées d’ellesmêmes. Undossieravaitcependantétéconstitué,suffisantàuneaction.

Tarrasdécidadeprocéder lui-mêmeà l’interrogatoire.Biendesannéesplustard,recevantenpleinvisage,maisendetoutesautres circonstances, le regard de Reb Klimrod, il devait sesouvenir de l’impression que lui avait laissé cette premièrerencontre.

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Le garçon marchait, ne boitait même plus. Il avait, sinongrossi–letermeauraitétégrotesque,appliquéàunsurvivantdelasorte–dumoinsreprisquelquescouleursetsansdouteaussiquelqueskilos.Tarras jugeaqu’il devait peser une centainedelivres.

«Nouspouvonsparlerallemand»,dit-il.Leregardgris,iristrèspâleetpupillenettementplussombre

et verte, s’enfonça dans celui de l’Américain puis, avec unelenteurdélibérée,fitletourdelapièce:

«Votrebureau?»Ils’exprimaitenallemand.Tarrasacquiesça.Iléprouvaitun

sentiment bizarre, proche de la timidité, et cette sensation trèsnouvellel’amusait.

«Avant,ditlegarçon,c’étaitlebureauducommandantS.S.

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Mademoiselleétaitnée),uneautred’uneriabretonne,uneenfindesPyrénées.

Unétageplushaut,unseuldeslogementsdesdomestiquesrévélaitqu’il était encorehabité,ou l’avait été récemment. Ilydécouvritdeuxlitsdecamp,etunpaquetagetrèssoigneusementfait. Dans l’air flottait une faible odeur de tabac blond. Dessous-vêtementskakiavaientétémisà sécher surun fildans lasalled’eau.

Ilredescenditetgagnalepremierétage.C’était celui où ses parents avaient toujours vécu.Du très

large corridor dallé demarbre,Hannah avait fait une frontièrequ’enfants ou domestiques n’eussent pas osé franchir sans sapermission expresse. Sur une rive, celle dont les fenêtresdonnaientenfaçade,s’alignaientlespiècescommunes:lesdeuxsalons, la salle à manger allongée à angle droit par un officeimmenseetlacuisineet,àl’autreextrémité,faisantpendantauxsalles de service, la bibliothèque, si vaste qu’elle touchait auxdeuxrivesetenquelquesortelesunissait.

Il poussa les portes à sa droite. Ici avait été l’appartementpersonneld’Hannah, territoireprohibé.Etàprésent totalementvide.Onenavaitmêmearrachélatapisserie,avecsoin.Legrandlit d’Hannah s’était trouvé là, entre ces deux fenêtres donnantsur la cour intérieure.Reb était né dans ce lit et ses sœurs demême. Avançant parallèlement au corridor, il entra dans leboudoir.Vide.Puisdanslebureaud’Hannahoù,entresaproprenaissance en 1928 et celle de Mina en 1933, Hannah avaitpréparé, évidemment avec succès, un doctorat de philosophie.Videencore.

La pièce suivante au-delà de la salle de bain intermédiaireavaitétélachambredesonpère.Elleétaitmeubléeentièrement.Mais il ne reconnut pas lemobilier.Le lit d’ailleurs n’eût pasconvenuà sonpère, il était trophaut, l’infirmen’auraitpus’y

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allongersansaide.Il ouvrit une armoire, puis une autre. À l’intérieur, des

uniformes, plusieurs, identiquement chamarrés d’étoiles et dedécorations.Dulingedecorpsetdeschemisesméticuleusementrepasséesétaientempiléssurdesétagères.Ilvitdeschaussuresde toutes sortes, certaines basses, à lacets. Sur deuxportemanteaux à part, des vêtements indiscutablement civils. Illestoucha…

… mais son regard était déjà sur la dernière porte, celleouvrantsurlabibliothèque.

Ilentournalapoignéemaisn’enfitpastoutdesuitepivoterlebattant.Pourlapremièrefoisdepuisqu’ilétaitentrédanslamaison, son visage exprima quelque chose. Les prunelless’élargirent, ses lèvres s’entrouvrirent comme si soudain lesouffleluimanquait.Ilapposasatempe,puissajouecontrelechambranle. Il ferma les yeux, les traits contractés par ledésespoir. Il entendit, sansdoutebienplusnettementquesi lebruit avait été réel, le son familier et doux, à peine chuintant,desrouesdecaoutchoucdufauteuilroulantdeJohannKlimrod,dont une attaque d’hémiplégie avait paralysé les jambes en1931,auprintemps–RebMichaeln’avaitalorsmêmepastroisans. Il entendit la voix de son père parlant au téléphone, ous’adressant à son associé Erich Steyr, ou à l’un des quatreassistants,ouàl’unedestroissecrétaires.Ilentenditcliqueterlepetit monte-charge par lequel son père franchissait un étage,quittant son cabinet d’avocat au rez-dechaussée pour labibliothèqueetsonappartementprivé.

…EntenditJohannKlimrodsonpèredireàSteyr:«Erich,j’aipeurdecevoyageàLvov.Endépitdeceslaissez-passerquevousleuravezprocurés…»

Il rouvrit lesyeux,poussa laporte, entra.Lapiècededix-huitmètressurhuitenfermaitentoutetpourtoutlalonguetable

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de chêne ciré qu’il avait toujours connue, un vieux tapis, unechaise bancale. Les murs tendus de soie grenat au-dessus deslambrisportaientencorelestracesdestableauxquiyavaientétéaccrochés.On avaitmême arraché certains des rayonnages parendroits s’élevant à quatremètres de haut et desservis par unegalerie à balustres de chêne. Il ne restait aucun des quinze ouvingtmillelivresassemblésparJohannKlimrodenquaranteansetavantluiparlesquatreoucinqgénérationsdeKlimroddontl’un avait été haut fonctionnaire sous Joseph II, empereurd’Allemagneetd’Autriche,roideBohêmeetdeHongrie.Etriennedemeuraitnonplusdelamerveilleusecollectiondemadonesen bois polychrome, graciles, souriantes, vêtues de brocart,vieillesdequatresièclesetdemi…

Danslabibliothèquedépouillée,fantastiquementsonore,lejourcommençaitàs’infiltrerautraversdesvoletsclos.Ilmarchajusqu’aupetitmonte-chargeàlafaçondontonvaàuneultimeressource…

Pour parvenir à Vienne en cette aube du 19 juin, il avaitparcouru à pied les quelque cent soixante kilomètres entreMauthausenetlacapitale,neprogressantquelanuit,dormantlejour,volantdanslesfermespours’alimenter,coupantleDanubeàSanktPöltenettraversantpourfinirlaforêtviennoise;ilavaitabattud’une traite les trente-cinqderniers kilomètres et vers 2heures dumatin était passé très près duparc et du châteaudeSchönbrunn. Bien des années plus tard, à David Settiniaz luidemandantlesraisonsdecettefrénétiqueetsolitaireruée–alorsque Settiniaz tout aussi bien que Tarras l’auraient trèscertainement aidé à regagner Vienne – il devait simplementrépondre,avecsonairhabitueld’absence:«Jevoulaisretrouvermonpère,etleretrouverparmesseulsmoyens.»

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«C’était un sanatorium, dit à regret l’homme roux àReb.Une sorted’hôpital, si vousvoulez. J’y suis allédeux fois, en1942etpuisl’annéesuivante.Ilsavaientuncourt-circuitgénéraletilsm’ontfaitvenir.»

Ilsehâtadesecouerlatête,déjàsurladéfensive:«Maisjen’airienvud’extraordinaire.»

L’homme roux tenait un atelier d’électricité non loin de laColonne de la Trinité, à Linz. Il avait immédiatement reconnuRebKlimrod,àlasecondeoùl’interminableetmaigresilhouettedel’adolescents’étaitprofiléesurleseuil.Ils’étaitsouvenudugarçon que des officiers S.S. traînaient constamment derrièreeux,unefoismêmeenlaissecommeunchien,àMauthausenoùlui-même s’était rendu à plusieurs reprises, toujours en saqualité d’électricien.Comme tous les hommes qui avaient peuou prou une activité touchant aux camps, il savait que lesrecherches commençaient à battre leur plein, conduites par lasection des Crimes de Guerre. (Et il craignait plus encore ceComitéjuifrécemmentorganiséàLinzmême.LesJuifsétaientmaintenantdangereux,horriblement.Pardeuxfoisdéjà,ilavaitcroisé dans les rues de Linz un autre ancien détenu deMauthausen, Simon Wiesenthal, qui d’ailleurs n’habitait pastrès loin de chez lui, au 40, Landstrasse3 ; les yeux noirs etperçants, un peu fixes, de Wiesenthal peuplaient parfois sescauchemars, bien qu’il s’estimât à tous égards innocent, nonconcerné:iln’avaitétéqu’électricien,riendeplus,quepouvait-onluireprocher?)

Orcegarçonquivenaitd’entreret luiposaitdesquestionssurHartheim,étaitjuif;l’hommerouxsesouvenaitparfaitementde l’uniforme rayé sur lequel le « J » jauneoccupait le centred’undoubletrianglejaune-rougeâtre.

Ce fut l’homme rouxquidonnaàRebKlimrod lenomdu

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photographedeSalzbourg.

De Vienne à Linz, il avait voyagé accroché à l’un de ceswagonsouvertsàtousvents,déglinguésauplushautpoint,quelescheminsdeferautrichiensavaientréussiàremettreenroute,surcertaineslignes.IlarrivaàLinzversle30juinetparcourutàpied,ousurunejeepmilitaire(celles-cipratiquaientvolontiersl’auto-stopàl’usagedescivils),lesquatorzekilomètresjusqu’àAlkhoven. Il ne précisa jamais à quiconque s’il était ou nonentrédanslechâteaudeHartheim.

NiTarrasniSettiniazn’osèrentluiposerlaquestion.RebMichaelKlimrodfutlepremierhomme–horsbiensûr

ceuxquiyavaienttravaillé–àdécouvrirlesvéritablesfonctionsdu château de Hartheim. Lesquelles ne furent officiellementrévéléesqu’en1961, seize ansplus tard, par pur hasard et surl’interventiondeSimonWiesenthal.

IlarrivaàSalzbourgle2juilletdanslanuitoule3aumatin.Il avait parcouru plus de 600 kilomètres – dont au moins lesdeux tiers à pied – dormant peu ou pas et n’importe où (à laseule exception de sa halte chez les Doppler à Payerbach),mangeantmoins encore et, toujours à l’exception de Doppler,sansprendreappui suruneprésenceamicale, s’enfonçantdansune solitude désespérée et très dramatique, en proie à uneobsessionunique:savoiroùetcommentsonpèreétaitmort.

LephotographedeSalzbourgs’appelaitLothar.

«Iln’estpasici,ditlafemmeauxcheveuxgriscoupéstrèscourt.Ilhabiteicimaisn’ytravaillepas.Maisvouspouvezalleràsonlaboratoire.»

Elle consentit à indiquer l’adresse de celui-ci : dans unDurchhaüser,unpassagecouvertde laKaigasse, justederrièrelaTourdesCloches.

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«Voussavezoùc’est?–Jetrouverai»,ditReb.Ilrepartit,s’efforçantdemasquersaclaudication.Traversant

la place du Vieux-Marché, à peu près à la hauteur de laHofapotheke, l’ancienne pharmacie des princes-archevêques deSalzbourg avec son étrange façade, il vit l’ambulance pour lasecondefois.

La première fois, cela s’était passé sur l’autre berge de laSalzach,à l’instantoùdébouchantde la routedeLinz, ilavaitremarqué levéhiculegaréà l’entréeduStaatsBrücke, lecapotdanssadirection.Deuxhommessur lesiègeavant, immobiles,aveccevisage inexpressifdessubalternesattendant l’ordrequiles remettraitenmarche.L’ambulanceétaitpeinteenkakiavecunecroixrougesurfondblanc,ellen’avaitaprioririenquedetrèsbanal.

Etàprésent,ellesetrouvaitaucœurduvieuxSalzbourg,denouveauàl’arrêt,sanspersonneauvolant.Maislenuméroétaitlemême,toutcommeelleportaitlamêmeéraflureaupare-chocsavantdroit.

Reb Klimrod acheva sa traversée de la place, visageimpassible mais, d’un coup, paraissant assez gauche et mêmeboitantplusbasqu’ilnel’avaitencorefait.

IlsetrouvaitalorsàdeuxcentcinquantemètresenvirondelaTourdesCloches.

Ilyparvintvingt-cinqminutesplustard.LeDurchhaüserétaitsombreetétroit;levantlesmainsau-

dessus de sa tête, sans même allonger les bras, Reb Klimrodaurait pu en toucher la voûte. Il avança sur une dizaine demètres,dépassant lesboutiquesobscures,avantd’apercevoir lepanneau, peint en noir sur fond blanc, assez malhabilement :«K.-H.Lothar–photographed’art».Sapousséede laporte

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polonais,nevousfatiguezpas…»Onrepartitpourdeuxnouvellesheuresderoute,lalumière

crue de l’été autrichien infiltrant ses éclaboussures entre lesintersticesdelabâche.

Ils passèrent l’entière journée du 7 dans une ferme isolée,nonloind’Igls,surlespentesduPatscherkofel.Seremirentenrouteàlanuittombéevers11heures,traversèrentInnsbruckoùRebentenditparlerfrançaispardeuxhommesquidevaientêtredes soldats, et dont l’un avait un fort accent chantant du sud.Après cela, Reb reconnut la route qu’ils suivaient – tunnelferroviaire de Mittenwald et bruissement de l’Inn, dont il sesouvenait parfaitement. Au cours de l’été 1938, le collègeviennois dont il était l’élève (avec deux classes d’avance poursonâge)avaitorganiséunséjouràSaint-Anton.

Il crut que leur destination finale était la Suisse mais àLandeck, le camion prit à gauche, délaissant le Voralberg auprofit de Pfunds et Naunders, et du Reschenpass. Le camionstoppa une heure plus tard, vida son chargement humain, fitdemi-touret s’engagea illicodans ladescente.Onpoursuivit àpied,souslaconduited’unjeunegarçonsurgidelanuitetqui,enallemand, leur recommanda le silence leplusabsolu.Aprèspeut-êtretroisheuresd’unemontéesouslecouvert,onparvintàuneaubergefaiblementéclairée.Ilsn’entrèrentpasparlaporteprincipale,maispar lemoyend’uneéchellequi,donnantaccèsau large balcon à la tyrolienne, leur ouvrit l’accès du premierétage.Un autre groupe d’une vingtaine d’émigrants se trouvaitdéjàlà,observantunsilenceàcepointprécautionneuxquesesmembress’étaienttousdéchaussésafinquelebruitdeleurspasn’alertepaslesclientsdurez-de-chaussée…

… Clients eux-mêmes extraordinairement discrets. Uneheure après l’arrivée du détachement dans lequel figurait RebKlimrod, celui-ci, par une fenêtre, aperçut une quinzaine

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d’hommes, certains d’âge mûr. Les nouveaux venus avaientquelquechosedemilitairedansl’allureetdanslafaçondontilss’étaient organisés, malgré leurs vêtements civils luxueux etleurs valises de prix. Eux se tinrent cois durant toute leurapproche, mais leur entrée dans les salles du rez-de-chausséedéclenchaunevagued’exclamations–enallemand–d’ailleursrapidementréprimée.

Lepersonnelde l’auberge,pour lui, faisait lanavette entrelesdeuxniveauxavecunnaturelparfait.

YoëlseglissaprèsdeReb:«Tupensescequejepense?»Rebacquiesça.Onentendaitautraversduplancher,deuxmètresau-dessous,leshommesentraindeprendreleursquartierspourlanuit.Pourunpeu, lesdeuxjeunesgensensemettantàplatventre auraient pu suivre les conversations chuchotées. UnecrispationdehainedéfiguraquelquessecondeslestraitsfinsdeYoël Bainish, rescapé, entre autres, du ghetto de Varsovie :«Desnazisenfuite!»Ilenpleuraitderage.

Toutelajournéedu8juilletsepassadanscettecohabitationétrange,contrenature.

Etiln’estpasexcluquedanscetteaubergeduReschenpass,à quelquesmètres les uns des autres, alimentés par lesmêmesaubergistesetconduitspar lesmêmescontrebandiers,sesoienttrouvés simultanément des survivants deMauthausen et autrescamps,etceux-làmêmequiavaientétéleursbourreaux.

PasErichSteyr.MêmeSettiniazestimelachoseimpossible.Lesdatesneconcordentpas.

Letrajetsi,biensûr.

Ils passèrent la frontière italienne la nuit suivante.À deuxheures d’intervalle. D’abord les S.S. en cavale, qui eurent lapriorité.

En Italie, un convoi de camions attendait très ouvertement

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Reb Klimrod et ses compagnons, dont le nombre, grossi parplusieurs autres groupes ayant passé le Reschenpass lors desnuits précédentes et ayant trouvé refuge dans des fermes duversantitalien,dontlenombredoncdépassaitlacentaine.

Yoël Bainish avait un naturel fort gai et une presquestupéfiante aptitude à se rire de tout. À Mauthausen, il avaitvingtfoisrisquéunemort immédiate,danslacour,ensingeantla démarche ou les tics de tel ou tel gardien. Descendant duReschenpass, il n’avait cessé de chanter ou bien, avec unirrespectfrisantpourcertainsl’indécence,ilavaitressuscitéuncertainShloimele,gloiredesonvillagenataldeKreshev,prèsdeLublinenPologne,etquiétaitrabbinoupresque.

Maisàcettesecondeoùtousdécouvrirentlescamions,etlesuniformesdesoldats,mêmeYoëlBainishrestabouchebée.Lescamions et les uniformes des soldats étaient indubitablementbritanniques.Etils’agissait,apprirent-ils,dela412ecompagnieroyaledetransportsdeSaMajesté.Grâceàlaquelleilsallaienttous, nonobstant les barrages acharnés de laGrande-Bretagne,atteindre leSudde l’Italie,d’où ils embarqueraientpourEretzIsraël.

La412ecompagnieroyalede transportsn’existaitpas.Elleétait en réalité le fruit de l’imagination fertile d’un hommeappelé Yehouda Arazi, chef duMossad9 en Italie, où il avaitdébarqué(lesAnglaislecherchaientvivementenPalestine)surles talons des armées alliées. Dans ces armées, justement, setrouvaient des unités britanniques, et les effectifs de celles-cicomportaient,disséminés,desJuifsdePalestine.

Dont quatre sergents, parmi lesquels Eliahou Cohen, ditBen-Hur,fondateurdansleskibboutzimdu«Palmah»,unitédedéfensedelaHaganah,etnoyaudelafuturearméeisraélienne.

Araziavaitétabliaveclesquatresergentsunplanprévoyant

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«Regarde,moncanard,dit-il.Leshalf-tracksvontnouslesbloquer.Ilsnepourrontmêmepasrepartir.»

Et les deux engins blindés, en effet, avaient brusquementaccéléré,prenantpositionàl’entréemêmeduposte,danslequella fusillade faisait maintenant rage. Harmond aperçut l’un desfauxArabesquisortaitencourantdubâtiment,mais l’unedesmitrailleusesdutoitleclouasurplaced’unecourterafale.

– Complètement bloqués, dit encore Lazarus, souriant deplusbelle.Reb?Tuviensavecmoi,petit?»

« Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’ils avaientl’intention de faire, raconte Harmond. Je ne sais pas si, lesachant, j’aurais eu le courage de les accompagner. Mais ilsétaient l’unet l’autred’uncalmeextraordinaire.Cene futqueplus tard que je compris que, en quelque sorte, ilssurenchérissaientl’unsurl’autre.Etqu’ilsétaientfous.»

Harmond arrêta la jeep exactement entre les deux half-tracks.«Çairatrèsbien»,ditLazarus,quidescenditethochalatête d’un air très satisfait à l’intention des hommes dans lesblindés, qui le considéraient non sans surprise, se demandantd’où diable il pouvait sortir. « Beau travail, dit-il, une légèrepointed’accentirlandaisdanssavoix,vouslesavezfoutumentbloqués,cessalopards.Gardez-moicetteportedansvotrelignedemireetn’enlaissezsortiraucun.Maisjevaisessayerdelesavoir vivants. C’est vivant qu’ils m’intéressent. » Il parutdécouvrir presque à ses pieds l’une des sentinelles extérieuresduposte,quis’étaitaplatiesurlesoldèslespremierscoupsdefeu,pistoletmitrailleurbraqué:

« Est-ce bien le moment de faire la sieste, mon garçon ?Relevez-vousetallezplutôtprendrepositionàcetangle.Autantque jeme souvienne, il y a là-bas une autre porte, par où cesbâtards pourraient tenter une sortie. Couvrez-la. Qui est

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l’officierdepermanence,cettenuit?–LelieutenantParnell,répondit lejeunesoldat,écrasépar

cedéferlementd’autoritésarcastique.–Etallezdonc,commentaLazarus,encoreunIrlandais!Je

me demande bien comment l’Empire pourrait s’en sortir sansnous.»

Ilseretournaàdemiet,danslemêmetempsqu’iladressait,delamain,unsignebienveillantauxsentinellesapostéessurletoit, mitrailleuse en quête d’une cible, il s’adressa à RebKlimrod:

«EtvousBarnes,qu’est-cequevousattendez?Ayezdoncl’obligeance de soulever votre cul de cette jeep et venez merejoindre…»

Très tranquillement, ilpassa lapremièrerangéedechevauxde frise et avança vers le bâtiment où les armes automatiquescontinuaient de crépiter. Comme souvent, il y eut une pausedanslafusilladeetLazaruslamitàprofit.Ilcria:

«Parnell!Nouslesbloquonsicimaisjelesveuxvivants!Vousm’entendez,Parnell?»

Enpremièreréponse,unegicléedeballesvintfrapperlesolà moins d’un mètre de ses pieds, mais sans l’atteindre. EtHarmondcompritdeuxchoses :qued’unepart la rafalevenaitd’être tirée par ses camarades de l’Irgoun coincés au rez-de-chaussée et que, donc, ceux-ci avaient reconnu la voix et lasilhouettedeLazarus.

Surquoiunetêteapparutaupremierétage,celled’unjeuneofficier en chemise, cheveux en bataille, tenant un pistoletd’ordonnance.Lazarusluisourittrèsaimablement:

«LieutenantParnell?JesuislemajorConnors.Dieusauvel’Irlande.Nous tenons ces bâtards. Le tout est de le leur faireadmettre.Jevaism’adresseràeuxdansleurcharabia.Demandezà vos hommes d’interrompre leurs exercices de tir, s’il vous

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plaît.»Ilenchaînaimmédiatementaprès,enhébreu,crianttoujours

d’une voix très forte et très sonore, plus que jamais marquéed’accentirlandais.Ilnepritaucunrisque,pourlecasoùilsefûttrouvé,auseindelagarnisonanglaise,quelqu’uncapabledelecomprendre.S’adressant auxhommesde l’Irgoun, il leuroffritde se rendre, sur-le-champ, de déposer leurs armes. Dit qu’ilallaitentrer,etqu’ilsn’auraientpas lamoindrechancedes’ensortirvivants,saufàseconstituerprisonniers,auquelcasilleurgarantissaitpersonnellementlestatutdeprisonnierspolitiques.

Reb Klimrod était venu prendre place à son côté,transportant les deux lourdes musettes. Le silence soudaintomba, sur le claquement d’un ultime coup de feu. Et dans lesilence, tous entendirent le grondement du char d’assaut quiarrivait, suivi de plusieurs camions chargés de parachutistesparfaitement authentiques. Ces renforts-là se déployèrent,encerclantlebâtiment.Lazarusleurjetauncoupd’œilethochalatête,l’airplussatisfaitquejamais.

« Pas l’ombre d’une chance, répéta-t-il en anglais puis enhébreu.Jevaisentrer.»

Etilentra,ilsentrèrent,Klimrodetlui.Harmond,stupéfaitauvolantdesajeep,lesvitdisparaîtreàl’intérieurduposte,lui-même « assez profondément inquiet » selon sa propreexpression, en sentant derrière lui la ligne hermétique desparachutistesparachevantleurencerclement.

À l’intérieur du poste, un Britannique avait été tué, troisautres blessés, tandis que les pertes de la Force d’Assaut del’Irgouns’établissaientàdeuxmortsettroisblessésdontunauventre.Plustard,Harmondappritquelecommandoavaitperdudutempspourcetteraisonimbécilequ’onn’avaitpasputrouverlaclefdudépôtd’armes.

Une ou deux minutes s’écoulèrent, dans une bizarre

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maforteresse…»Ilsourit,effleuradeseslèvreslamaindelavieilledameet

s’en alla. Mais le lendemain matin, elle reçut un billetqu’accompagnait une rose. D’une écriture petite, serrée, auxjambagesélégantsmaisdurementtracés,illapriaitdel’excuser,pour l’impossibilité où il était de répondre à son invitation,devantquitterParislejourmême.

« J’ai rencontré, écrivit-elle une semaineplus tard àDavidSettiniaz, le garçon le plus déconcertant, le plus étrangemaisaussi le plus extraordinairement intelligent que j’aie vu ensoixante-cinq années. S’il y a quoi que ce soit que tu puissesfaire,avecousansmonaide,pourRebMichaelKlimrod,fais-le,David. Ilmesemblese trouverpour l’heuredansunesituationassezmisérable,quoiqu’ilnem’enaitriendit…»

LanouvelledelaréapparitiondeRebKlimrod,etsurtoutdece que Klimrod fût précisément réapparu chez sa grand-mèrefrançaise,ahuritDavidSettiniazquieneffets’apprêtaitàrentreràHarvardpouryreprendresesétudes interrompues.Par retourducourrier,ilréponditàSuzanneSettiniazqu’ilavaitlui-mêmeété impressionnépar lepersonnageetpria sagrand-mère,«aucasoùilsemanifesteraitànouveau»,defaireensortedesavoiroù le joindre, lui-même souhaitant de revoir son « amiautrichien».

12

DovLazarusselaissaalleravecunsoupird’aisesurl’undesfauteuils d’osier du Café de Paris, sur la place de France, àTanger. « Martini ? » Reb secoua la tête. Lazarus passacommande d’un Martini rosé pour lui (il s’y était récemment

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converti),d’unthéàlamenthepoursoncompagnon.Ilsemitàparlerd’or,enyiddish.L’orcommençaitd’afflueràTanger,dit-il,ilvenaitdetoutel’Europe,etmêmedeSuisse–aprèstoutlesRussesétaientàVienneetquipouvaitdires’ilsse laisseraienttoujours arrêter par la neutralité helvétique ? En outre, lesmarchés de l’or étaient fermés à Paris et à Londres, etl’inflation…

«Tusaiscequec’estquel’inflation,petit?–Oui»,ditRebavecindifférence.Il avait eu ses dix-huit ans sur le paquebotDjenné entre

MarseilleetTanger.Àleurarrivéedansleportmarocainàstatutinternational, Lazarus leur avait pris deux chambres à l’hôtelMinzah,danslarueduStatut5.Ensuite,RebavaitmarchéseulsurleboulevardPasteur,tandisquesoncompagnonétaitalléàunrendez-vous.Ils’étaitaccoudéaubelvédèred’oùlavueportesur la magnificence du détroit de Gibraltar et le cap deMalabata,ilavaiterrédansleGranSocco.

«Tum’écoutes,petit?–Oui.–Tun’enaspas l’air.Reb, ilyade l’argentà faire.Dans

l’assembléelégislativedelaZoneinternationale,ilyatroisjuifsmarocains. J’en ai rencontré un. D’ici peu, ils vont déciderd’étendreàl’orfinlesbénéficesdel’entrepôtfictif,c’està-direquen’importequi,résidentounon,pourraentreposern’importequellequantitéd’orsanspayerdetaxe.Rienqu’enFrance,ilyadesmilliersde typesqui rêventd’or,àcausede l’inflation.Tusaisladifférenceentreunlingotd’oràZurichetlemêmelingot,parexempleàLyon?Deuxcentmillefrancs.Onpeut,audépartde Tanger, livrer l’or avec de petits avions, en se servant desanciensterrainsdelaRésistancefrançaise…

–Jenesaispaspiloterunavion.»

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Unvieuxserveur,quiavaitbiensoixante-quinzeansetquidevait se révéler parler huit à dix langues, leur apporta leursconsommations et le paquet de cigarettes également demandéparLazarus.DontlespetitsyeuxdursetbrillantsnequittèrentpaspourautantlevisagedeReb:

«Onestdemauvaispoil,petit?»Lesilenceseprolongea.Lesyeuxgristournèrentetvinrent

soutenirl’échange.Lazarussourit:«Tun’aspasunrond,pasdefamille,aucunendroitoùaller.

Sansmoi, tu crèveraispeut-êtrede faim. Je t’ai tout appris. Jet’aimêmeamenétapremièrefemmedanstonlit.D’accord?

–D’accord.–Tuastuédestypes,aveccetAnielewitch?»Avant de retrouver Dov, Reb Klimrod avait flâné dans les

souks, remontant du bas de la rue du Statut jusqu’au porched’entrée de laMendoubia regorgeant d’hibiscus et plantée dedragonniersqu’ondisaitvieuxde800ans.Ilavaitvul’hommeetl’avait aussitôt reconnu, malgré son costume civil, malgré lesmoustaches et les cheveux plus longs. Veston sur le bras,s’épongeant la nuque avec un mouchoir, l’homme parlait ensouriant à des marins anglais eux-mêmes aux prises avec unchangeurenpleinventdevantlaporteSemmarine.Cen’étaitniErichSteyr,niHochreiner.RebKlimrod,quiavait«uneassezbonnemémoire»,l’avaitvuuneseulefois,quatreansplustôt.Cela s’était passé à Belzec, le 17 juillet 1942. Cet homme-làétait passé dans les rangs des Juifs qu’on venait d’amener deLvovet, dansunyiddishpresqueparfait, leur avait demandé àtousd’écrireunelettreàleurfamille,afinderassurercelle-cietdirequ’ilsn’étaientpasmaltraités,queleurdéportation,enfindecompte,n’étaitpassiterrible…

«Tunem’aspasrépondu,ditDovLazarus.–Non.

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mêmesestrèsbeauxgantsdedaimfourrés,etouvritlaportedesongarage.LaMercedesétaitlà,flambantneuve,sonorgueil.Ils’assit au volant et ce fut une jouissance que d’entendre lemoteurgronderdoucement.Ilenclenchalapremièrevitesse…

«Nebougezpas,jevousprie.»Lavoixétaitsidouceetsicourtoiseque,surlemoment,il

n’eut absolument pas peur. Puis, se retournant, il reconnut lesyeuxetlaterreurleprit,flamboyante.

«Cen’estpaspossible!–J’aibienpeurquesi,réponditReb.Jesaisquevosenfants

vontarriveretquevousdevezlesameneràleurécole.Iln’yauraaucunchangementauprogramme.Ilvaudraitmieuxqu’iln’yenait pas. Je serais obligé de tuer vos enfants aussi, et je nevoudrais pas le faire. Avancez normalement, je vous prie, àprésent.

–Michael…–Avancez,s’ilvousplaît.»La Mercedes sortit du garage et vint lentement se ranger

devant l’entrée de la maison. Les deux enfants sortirent,emmitouflés de grosses écharpes de laine rouge et bleu. Ilsmarquèrentunpeudesurpriseenvoyantun inconnuàcôtédeleurpèremaisRebleursouritetleurdit:

«Votrepèreetmoinousconnaissonsdepuisdesannées.Ils’est occupé de moi, presque paternellement, pendant vingtmois.Montez,nousallonsvousdéposeràvotreécole.»

Lesenfantsluisourirent,etluiposèrentdesquestions.Ilditqu’il s’appelait Michael, ou du moins que leur père avaitcoutume de l’appeler ainsi, parce qu’il n’aimait pas son autreprénom. Et quel était cet autre prénom ? Oh ! dit-il, quelquechosedetrèsétrangeretdetrèsbizarre,dontilsn’auraientqu’àdemanderàleurpèrecequec’était.

On arriva devant l’école etReb sourit au conducteur de la

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Mercedes:«Vousdevriezembrasservosenfants.Ilssontcharmants.»Lesdeuxgossesentrèrentdansl’écoleetlavoiturerepartit.«Michael,monDieu…– Nous allons à Dachau, dit Reb. S’il vous plaît.

Mauthausenesttroploinetilnousfaudraitfranchirlafrontière.Dachauiratrèsbien.

–Michael…–MonprénomestReb,ditRebensouriant.Ralentissezun

peu,jevousprie.Jenevoudraispasquenousayonsunaccident.Etjesouhaiteraisquevousvoustaisiez.Vousentendreparler…ne fait qu’accroître la grande colère que j’ai. Vouscomprenez?»

Ilsroulèrentensilence.Lecampapparut,intactaprèsvingt-troismois.

«On n’entre pas, c’est inutile.Vous longez simplement lemur jusqu’au moment où l’on distinguera les fourscrématoires.»

Deuxminutes.« Voilà. Vous vous arrêtez, s’il vous plaît. Et vous

descendez.»Reb lui-même mit pied à terre. Il tenait le bidon dans sa

main gauche et l’arme dans son poing droit. L’ancienObersturmbannführerdemandad’unevoixsourde:

«Vousauriezréellementtuémesenfants?–Jecrois,ditReb.Jen’ensuispassûr,cependant.J’aibeau

être très en colère, je ne sais pas si je serais allé jusqu’à lestuer.»

Iltenditlebidon.«Vousl’ouvrezetvousbuvez,s’ilvousplaît.»L’ancien Obersturmbannführer dévissa le bouchon et

reconnutaussitôtl’odeur.Ilditd’unevoixétranglée:

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«C’estdel’essence.– Oui, dit Reb en souriant. Je me souviens de ce jeune

Françaisquevousavezfaitboire,ilyatroisansetquatrejours,àpeuprès à lamêmeheure.Lui, c’étaitde l’huiledevidange.Sansdouteparcequevousn’aviezpasassezd’essence.Ilavaitdixans.Ilétaitnéle23juilletàBordeaux,jemesouvienstrèsbien de lui. Il a mis dix heures à mourir. Je pense que vousboirezcetteessenceparcequevousespérerezjusqu’auboutquejenevaispasvoustuer.Etc’estvraiquevousavezunechance.Pasgrande,maisvousenavezune.Maisavantdeboire…»

De la poche de son blouson, il retira un petit objetenveloppédepapier.

«Uncadeau»,dit-il.L’hommedéfitlepapier.Iltrouvauntubederougeàlèvres.« J’aimerais beaucoup que vous vous en passiez sur le

visage,leslèvressurtout…»Untemps.«Voilà. Les joues aussi, s’il vous plaît…Très bien.Vous

buvez l’essence maintenant… Le bidon est à vous, au cas oùvousnel’auriezpasreconnu.Etlalettrequevoiciseraretrouvéedansvotrepoche.ElleaétéécriteparunjeuneLituanienappeléZaccharius.Vousmedirezqu’ilestmort.Maisest-cebienuneraison ? Il y décrit ce que vous avez fait à ces enfants, dontj’étais…Buvezencoreunpeu,jevousprie…»

Il tira de très près, sous la pommette droite. Puis il plaçal’arme dans la main encore chaude de l’ancienObersturmbannführer Wilhem Hochreiner et appuya, par lesdoigts mêmes du mort, une nouvelle fois sur la détente, cettesecondeballeseperdantdansuntalus.

Pourvomir,ilattenditd’êtreloindelà.Enfait,DovLazarusdutpardeuxfoisarrêtersavoiture,pourluipermettredevomirencore.

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considérable, etd’unegaieté insolentequi frisait la foliepure.Parlantl’allemandetl’anglais,outrenaturellementl’espagnol,ilavait poursuivi sans les attraper complètement des études dedroit et, récemment, avait été engagé comme secrétaire par unrichissime immigrant allemand du nomd’Erich Steyr.On étaitenseptembreetsescinqmoisd’emploil’avaientd’oresetdéjàconvaincu de faits essentiels, s’agissant de son patron : SteyrErich Joachim était fort riche, fort intelligent, fort beau, fortcultivé, fort élégant et raffiné mais s’il n’était pas (ça sedémontre,Diego) laplus abjectedes crapules, il nedevait pasêtre loin du peloton de tête, en ce domaine.Diego sourit trèsgracieusementàSteyr:

«Jen’aijamaisentenduparlerdeceKandinsky,señor.Maisjesuistoutprêtàletrouveradmirable.»

Iljetauncoupd’œilnonchalantsurletableauets’exclama:«Admirable!»

Aprèsquoi ilsortitde lagaleriepour lorgner lesseñoritas.TrèsprèsétaitlavoituredeSteyr,aveclechauffeurdeSteyretlegardeducorpsdeSteyr.Steyrn’habitaitpasBuenosAires.Dèsson arrivée en Argentine, il avait acquis – par l’entremise deDiego d’ailleurs – une superbe estancia aux environs deCordoba et moins d’une semaine après l’achat, les caissesétaientarrivées,innombrables,recelantlestrésorsdeGolconde.MêmeDiegoHaas,quis’enorgueillissaitdesoninculture,avaitdû s’extasier devant tant de merveilles. Dans le même temps,Steyr avait jeté les bases de son avenir argentin, voire sud-américain : il allait s’établir comme conseiller eninvestissements, notamment auprès de ses malheureuxcompatriotes chassés de leur pays natal par la juiverieinternationale. « Jawohl » avait dit Diego imperturbable, peuémuparcetteexaltationqu’ilestimajouée(Steyrétaitbientropintelligentpourprendreausérieuxcesbalivernes–iln’étaitrien

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d’autrequ’uneordureetlamesseétaitdite).Etdefait,onavaiteffectivement parcouru l’Argentine, et les pays avoisinants,jusqu’auVenezuela,auChiliet,déjà,àBogotaenColombie.

Enréalité–et il lereconnut lui-mêmequandilseconfiaàGeorgesTarras–DiegoHaasnegardaaucunsouvenirparticulierdecettejournéedeseptembre1947.IlavaitconnudèsledébutlapassiondeSteyrpourlesarts,etlapeintureenparticulier.Lagalerie Almeiras était une étape quasi obligatoire, puisque lameilleured’Argentineetdonc lavisite«auKandinsky»n’eutrienpouraccrochersonattention.IlfallutàDiegoHaas,parlasuite, sa propre et véritable rencontre avec le Roi, et surtout,l’hallucinantescènedeBogota,deuxmoisplustard,pourqu’ilétablîtlerapprochement…

Car il s’écoula en effet plusieurs semaines pour que« l’affaire du Kandinsky » prît ses vraies dimensions. Steyrretourna plusieurs fois chez Almeiras durant cette période, ymenantapparemmentunenégociationassezlente…

Le 5 novembre 1947, Steyr apprit d’Almeiras que lepropriétaire des cinq toiles qu’il voulait acquérir se décidaitenfinàdireoui.

IlpartitavecDiegoHaaspourlaColombieenprétextantdesrendez-vousd’affaires,comptantfairecoupdouble.

IlsarrivèrentàBogotale6novembre1947.

« J’ai horreur de Bogota, dit Diego Haas. D’ailleurs, jedétesteaussiSantiagoduChili.EtCaracas.EtLima.EtLaPazet Quito. Je ne souffre que difficilement Buenos Aires. Sansparler d’Asunción que j’abomine et de Caracas que j’exècrepositivement. En fait, à part Rio, quoiqu’ils n’y parlent pasl’espagnol…

– Ayez donc l’obligeance de fermer un peu votre grandegueule»,ditSteyravecdouceur,commetoujourssanséleverla

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voix.Assissur labanquettearrièrede lavoiture, il lisait,plongé

dans quelque dossier d’affaires. Un chauffeur colombien auprofil de tortue tenait le volant, ayant à sa droite le garde ducorps, un certainGruber queDiego jugeait un peumoins futéqu’une vache (et il n’avait pas une haute opinion des vaches).Haasquantàluiétaitassisàl’arrière,àcôtédel’avocat.

« Je ne connais pas trop l’Europe, repritDiego, nullementabattu par la rebuffade. Sauf quelques jupons çà et là. J’avaispresqueconvaincuMamita–c’estmaman–dem’offrirunanoudeuxàParisquandvouz’aut’nazisavezcommencéd’yfairedutourisme.JesuisunevictimeduIIIeReich,àmafaçon.»

Uneheureplus tôt, l’avionvenantdeCaracasavaitdéposéles troishommesà l’aéroportEldoradodeSantaFedeBogotaoù…

«Haas,encoreuneseuledevosplaisanteriesstupideset jedemande àGruber de vous casser la figure.Ce qu’il fera avecjoie.»

… ils approchaient du centre-ville. Ils y entrèrent, un peuaprès4heuresde l’après-midi, le6novembredonc. Il tombaitsurBogotaunepluiefine,trèsfroide,quesansdouteexpliquaitl’altitude–plusde2600mètres.Ilsallèrentdirectementàleurhôtel, près du palais San Carlos où habita Bolivar. À laréception,unmessageavaitétédéposéàl’intentiondeSteyr.Letexte était en espagnol et signépar un certainEnriqueHaardt.CefutDiegoquitraduisit:

« Il écrit que si vous voulez toujours acheter ses tableaux,vous le trouverez tous les jours après 6 heures de la tarde,carrera de Bacata, 8, dans le quartier du Chapinero. Ole. Le“ole”estdemoi.»

Dansunpremiertemps,Steyrenvisageaderemettrelachose

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5.Aujourd’hui:ruedelaLiberté.6.Littéralement:bite.7. Nommé conseiller juridique au Bureau Central pourl’Émigration des Juifs, il participe à l’arrestation, àl’internement, à l’expulsion contre une rançon de plusieursmillionsdedollars,dubaronLouisdeRothschild.En1940, iltravailleavecleReferatIVB4auxaspectsjuridiquesduProjetMadagascar,prévoyantladéportationversTananarivedetouslesJuifsd’Europe, et utilisant pour lapremière fois les termesde« Solution Finale du Problème Juif ». L’année suivante, surordre de Reinhard Heydrich, il effectue de nombreux voyagesaux Pays-Bas ; il y est l’un des fondés de pouvoir del’administration des biens et pensions des 140 000 israélitesnéerlandaisetdontcinqmilleseulementsurvécurent.Parallèlement, il continue de gérer à sa manière le cabinetKlimrod.En1943,engagédans lesWaffenS.S., ilpartpour le frontdel’Est (en novembre). Il en revient dès mars 1944 pour unehospitalisationàBadIschlqui le tient jusqu’à l’automneetnel’empêche pas de se rendre très souvent à Vienne, afin d’yadministrersoncabinet.Àcompterd’octobre1944,sonactivitéofficielleseréduit,onsaitdemoinsenmoinsdechosesdelui,jusqu’àsatotaledisparitionenavril1945.8. L’Altaussee est au pied des montagnes Mortes, les TodesGebirge, dans cette partie de l’Autriche appelée l’Ausserland,surnomméeparGoebbels l’Alpenfestung, la ForteresseAlpine,oùlesderniershérosnazisavaientétécenséssoutenirjusqu’àlamort les assauts ennemis – et dont cinq soldats américainsmâchonnantduchewing-gumavaientnonchalammentobtenulareddition. Soixante mille civils chargés d’un butin arraché à

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l’Europeentièreétaientvenuss’yréfugierdanslesderniersmoisdelaguerre.

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TABLEDESMATIÈRES

1.–LEPHOTOGRAPHEDESALZBOURG

2.–LESCHANDELIERSDEBOGOTA

3.–GUAHARIBOS

4.–LESCHIENSNOIRS

5.–LESCHUTESDECARACARAÍ

6.–LESHOMMESDUROI

7.–UNETORTUEAVECUNEJAMBEDEBOIS

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Dépôtlégal:octobre2013IMPRIMÉENFRANCE

Achevéd’imprimerle23septembre2013surlespressesdel’imprimerie«LaSourced’Or»

63039Clermont-FerrandImprimeurn°16606

Danslecadredesapolitiquededéveloppementdurable,LaSourced’Oraétéréférencée

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