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  • La vnus la fourrure

    Paul LousOeuvre publie sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0En lecture libre sur Atramenta.net

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  • Chapitre un

    La Vnus la fourrure est un roman rotique allemand de Leopold

    Von Sacher-Masoch paru en 1870. Lauteur y dvoile ses rves masochistes. Il tentera par tous les moyens de persuader ses compagnes dincarner le rle de la Vnus la fourrure. Dans son livre, Masoch ne laisse pas parler la femme. Elle y est un pur reflet de ses fantasmes, elle nexiste pour ainsi dire pas. Cest pour cela que, lorsque le voyage dans limaginaire se termine et quil retourne au rel ; la femme est compltement descendue et la misogynie est explicite. Avec La Vnus la fourrure souvre un univers de fantasmes et de suspens, rempli de femmes de pierre, de travestis, de gestes punisseurs, de crucifixions et mme de chtiments pour des fautes non encore commises. Lesprit artistique fait de chaque pose une uvre dart, lesprit juridique y noue de rigoureux contrats entre la victime et le bourreau. Gilles Deleuze a montr que le masochisme nest ni le contraire ni le complment du sadisme, mais un monde part, avec dautres techniques et dautres effets.

    Ce roman a t plusieurs fois adapt au thtre et au cinma. Sa dernire interprtation cinmatographique date de 2013 par le ralisateur Roman Polanski avec Emmanuelle Seigner dans le rle de Wanda et Mathieu Amalric dans celui de Thomas.

    Plus quun classique, La Vnus la fourrure est un texte majeur de la soumission rotique. Cette pratique tire dailleurs son nom de lauteur de ce roman, Lopold Von Sacher-Masoch

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  • Chapitre deux : La Vnus la Fourrure

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  • Dieu la puni et la livr aux mains dune femme.

    Livre de Judith, XVI, chap. VII. Jtais en aimable socit.Assise auprs dune massive chemine renaissance, Vnus me

    faisait vis--vis. Cette Vnus ntait pourtant pas une femme du demi-monde, de celles qui, comme Cloptre, ont, sous ce nom, fait la guerre au sexe ennemi : ctait bien la desse damour en personne.

    tendue dans un fauteuil, elle attisait un feu ptillant, dont les lueurs rosaient son ple visage, et, de temps autre, ses pieds mignons lorsquelle les en approchait.

    En dpit de son regard de statue, elle possdait une tte admirable, mais cest tout ce que je vis delle. Son divin corps de marbre tait envelopp dune immense pelisse de fourrure, dans laquelle elle stait enroule comme une chatte frileuse.

    Je ne comprends pas, Madame, mcriai-je ; il ne fait vraiment plus froid : depuis dj deux semaines, nous avons un printemps dlicieux. Vous tes nerveuse, videmment.

    Merci de votre printemps , fit-elle dune voix sourde, et aussitt elle se mit ternuer dune faon ravissante, et cela, coup sur coup ; je ne puis vraiment y tenir et commence comprendre

    Quoi ? Ma gracieuse. Je commence croire linvraisemblable, comprendre

    lincomprhensible. Je comprends maintenant la vertu des jeunes Allemandes ainsi que leur philosophie et je ne mtonne plus que vous autres, dans le Nord, vous ne puissiez aimer, que vous ne vous doutiez mme pas de ce quest lamour.

    Permettez, Madame, rpliquai-je vivement, je ne vous ai vraiment donn aucun motif

    Vous la divine crature ternua pour la troisime fois et haussa les paules avec une grce inimitable cest pour cela que je suis toujours gracieuse votre gard et vous recherche mme de temps autre, bien que chaque fois je prenne froid, malgr mes nombreuses fourrures. Vous souvient-il encore de notre premire

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  • rencontre ? Comment la pourrais-je oublier ? dis-je ; vous aviez alors

    dpaisses boucles brunes, des yeux noirs, une bouche de corail Je vous reconnaissais encore aux traits de votre visage et cette pleur de marbre ; vous portiez toujours une jaquette de velours bleu-violet garnie de petit-gris.

    Oui, vous tiez bien fou de cette toilette, et combien alors vous tiez docile !

    Vous mavez enseign ce quest lamour ; le culte divin que je vous consacrais me reportait deux mille ans.

    Et quelle fidlit sans exemple ne vous ai-je pas garde ! Il sagit bien maintenant de fidlit ! Ingrat ! Je ne veux vous faire aucun reproche. Vous avez t, certes,

    une femme divine, mais toujours femme, et, en amour, cruelle comme toute femme.

    Vous appelez cruel, repartit vivement la desse damour, cela mme qui constitue llment de la volupt, lamour pur, la nature mme de la femme, de se livrer qui elle aime et daimer qui lui plat.

    Que peut-il y avoir de plus cruel lgard de celui qui aime que linfidlit de ltre aim ?

    Hlas ! reprit-elle, nous sommes fidles tant que nous aimons, mais vous exigez que la femme soit fidle sans amour, quelle se livre sans jouissance ; o se trouve alors la cruaut chez lhomme ou chez la femme ? Vous autres, gens du Nord, vous attachez gnralement trop dimportance et de srieux lamour. Vous parlez de devoirs, l o il ne saurait tre question que de plaisir.

    Oui, Madame, nous avons aussi, cet gard, des sentiments fort respectables et fort recommandables et des raisons solides.

    Et encore cette curiosit ternellement en veil et ternellement inassouvie des nudits du paganisme, interrompit la dame ; mais cet amour qui est la plus grande joie, la puret divine mme, ne vous convient pas, vous autres modernes, enfants de la rflexion. Il vous porte malheur. Ds que vous tes naturels, vous devenez grossiers. La nature vous parat tre quelque chose dhostile, vous avez fait de

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  • nous les riants gnies des dieux de la Grce ; de moi, un dmon. Vous pouviez me bannir et me maudire ou mimmoler vous-mme, dans un accs bachique, au pied de mon autel ; or lun de vous a eu le courage dembrasser mes lvres purpurines ; que pour cela il aille en plerinage Rome, pieds nus et en cilice et quil attende que son bton (de bois mort) fleurisse, tandis que sous mes pieds, toute heure, surgiront des roses, des violettes et des myrtes, dont vous naurez pas le parfum ; restez dans vos brouillards hyperborens, au milieu de votre encens chrtien ; laissez-nous, paens, nous autres, sous nos ruines ; laissez-nous reposer sous la lave, ne nous dterrez pas ; pour vous, Pompi, nos villas, nos bains, notre temple nont pas t construits. Vous navez point besoin de dieux ! Nous gelons dans votre monde !

    La belle dame de marbre toussa et ramena sur ses paules la sombre fourrure de zibeline.

    Nous vous remercions de cette leon classique, rpondis-je ; mais vous ne pouvez nier que lhomme et la femme, dans votre monde ensoleill aussi bien que dans notre pays brumeux, soient ennemis par nature ; que lamour en fasse pendant un certain temps un seul et mme tre, capable dune mme conception, dune mme sensation, dune mme volont, pour les dsunir ensuite encore davantage, et vous savez cela mieux que moi qui ne saura pas subjuguer lun, sera promptement foul aux pieds par lautre.

    Et certes, il et dans la rgle que lhomme soit sous les pieds de la femme, cria Mme Vnus dun ton darrogant mpris ; vous savez cela, par contre, mieux que moi.

    Srement, et cest pour cela que je ne me fais aucune illusion. Cela signifie que vous tes toujours mon esclave sans illusion,

    et pour ce motif je vous foulerai aux pieds sans misricorde. Madame ! Ne me connaissez-vous pas encore ? Oui, je suis cruelle

    puisque vous trouvez tant de plaisir ce mot et nai-je pas le droit de ltre ? Lhomme est le solliciteur, la femme lobjet convoit ; cela est le seul, mais dcisif avantage de cette dernire ; la nature lui a livr lhomme, par la passion quelle lui inspire, et la femme qui nentend pas faire de lhomme son sujet, son esclave, que

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  • dis-je ? Son jouet, et finalement le trahir en riant, est folle. Beaux principes, ma gracieuse dame ! mcriai-je, indign. Ces principes reposent sur dix sicles dexprience, rpliqua

    Madame dun ton moqueur, tandis que ses doigts blancs se jouaient dans la sombre fourrure ; plus facilement la femme se livre, plus vite lhomme devient froid et imprieux ; plus elle est cruelle et infidle envers lui, plus elle le maltraite, plus elle se joue de lui dune faon criminelle, moins elle lui tmoigne de piti, plus elle excite ses dsirs, plus il laime, plus il la recherche. Il en a t ainsi de tout temps, depuis la belle Hlne et Dalila, jusquaux deux Catherine et Lola Montes.

    Je ne puis disconvenir, dis-je, que rien ne peut exciter davantage que limage dune belle, voluptueuse et cruelle despote qui, favorite, devient arrogante et manque dgards par caprice.

    Et qui encore par-dessus le march porte fourrure ! scria la desse.

    Comment vous rappelez-vous cela ? Je connais vos gots. Mais savez-vous, interrompis-je, que, depuis que nous nous

    sommes vus, vous tes devenue fort coquette. Comment cela, sil vous plat ? Parce quil nest pas de folie plus dlicieuse que celle qui vous

    fait envelopper votre corps dlicat dans cette fourrure si sombre. La desse sourit. Vous rvez ! scria-t-elle ; rveillez-vous ! et de sa main de

    marbre, elle me saisit par le bras ; rveillez-vous donc ! gronda-t-elle sourdement.

    Je levai les yeux avec peine. Je vis la main qui me secouait, mais cette fois cette main tait couleur de bronze, et la voix, la forte voix de buveur deau de vie, tait celle de mon vieux cosaque qui, de toute sa hauteur, de prs de six pieds, se dressait devant moi.

    Levez-vous donc, continua le brave troupier, cest une vritable honte.

    Et pourquoi une honte ? Une honte de dormir tout habill et de plus auprs dun livre

    il moucha les bougies consumes presque entirement et ramassa

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  • le livre tomb de mes mains auprs dun livre de il consulta la couverture de Hgel ; en outre, il est grand temps de nous rendre chez M. Sverine, qui nous attend pour prendre le th.

    ** *

    Rve trange , dit Sverine, comme je finissais ; il appuya le bras sur mon genou, tout en contemplant ses belles mains aux veines dlicates et sabma dans une profonde rverie.

    Je savais que, depuis longtemps, il ne pouvait se remuer ; quil navait presque plus de souffle, et en tait bien rellement arriv ce point que sa conduite navait rien de choquant pour moi, car, depuis prs de trois ans, jentretenais avec lui des rapports de bonne amiti et mtais accoutum toutes ses originalits. Car il tait bizarre, cela ne pouvait tre contest ; ctait presque un fou dangereux, il passait dailleurs comme tel, non seulement auprs de ses voisins, mais dans tout le cercle de Colome. Pour moi, son existence tait non seulement intressante, mais et pour cela passai-je aussi auprs de beaucoup de gens pour un peu fou un haut degr sympathique.

    Pour un seigneur galicien et propritaire foncier, ainsi que pour son ge il avait peine dpass la trentaine il faisait preuve dune sobrit de vie singulire, dune certaine svrit, je dirai mme de pdanterie. Il vivait avec une minutie exagre daprs un systme semi-philosophique, semi-pratique, en quelque sorte rgl comme une horloge et en mme temps, qui plus est, comme le thermomtre, le baromtre, laromtre, lhydromtre, daprs les prceptes dHippocrate, dHufeland, de Platon, de Kant, de Knigge et de Lord Chesterfield ; aussi avait-il parfois de violents accs demportement, au milieu desquels il faisait mine de se frapper la tte contre le mur, et o chacun sempressait de lviter.

    Alors quil tait plong dans le mutisme, le feu crpitait dans ltre, le grand et vnrable samovar chantait, le fauteuil ancestral dans lequel, tout en fumant mon cigare, je me balanais craquait, le grillon chantait dans les vieux murs, et je laissais tomber mes regards sur ltrange ameublement : squelettes danimaux, oiseaux empaills, pltres et moulages, entasss dans sa chambre, quand tout coup ma

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  • vue fut attire par un tableau que javais vu assez souvent, mais qui prcisment aujourdhui, sous la lueur rougetre du feu de la chemine, me produisit un effet indicible.

    Ctait une grande peinture lhuile, traite avec lhabilet et la puissance de coloris de lcole belge, dont le sujet tait assez curieux.

    Une belle femme, dont un rire radieux clairait le visage, lopulente chevelure tresse en nuds antiques, sur laquelle la poudre blanche stalait comme un givre lger, reposait accoude sur le bras gauche, nue dans une sombre fourrure, tendue sur un sofa ; sa main droite jouait avec une cravache, tandis que son pied nu reposait nonchalamment sur lhomme couch devant elle comme un esclave, comme un chien, et cet homme, aux traits accentus, mais bien dessins, sur lesquels se lisaient une profonde tristesse et un dvouement passionn, levait vers elle un oeil de martyr exalt et brlant ; cet homme, tabouret vivant, sous les pieds de cette femme, ntait autre que Sverine, mais il tait sans barbe, ce qui le faisait paratre dix ans plus jeune.

    Vnus la fourrure ! mcriai-je dsignant le tableau, je tai galement vue en rve.

    Moi aussi, reprit Sverine, mais jai rv mon rve les yeux grands ouverts.

    Comment a ? Hlas ! cest une triste histoire. Ton tableau a souvent fourni le sujet de mon rve, continuai-je,

    mais dis-moi enfin une bonne fois ce quil en est ; il a jou dans ta vie un rle peut-tre capital, si je puis men croire ; quant aux dtails, je les attends de toi.

    Examine bien le pendant , reprit mon trange ami, sans prendre garde ma question.

    Le pendant reprsentait une admirable copie de la Vnus au miroir du Titien, dans la galerie de Dresde.

    Eh bien, o veux-tu en venir ? Sverine se leva et montra du doigt la fourrure, dans laquelle le

    Titien a drap sa desse damour. Voici encore Vnus la fourrure, dit-il avec un fin sourire ; je ne

    crois pas que le vieux Vnitien ait jamais pos ses regards sur

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  • loriginal. Il a fait simplement le portrait quelconque dune Messaline de qualit et a eu la gentillesse de faire tenir par lAmour le miroir dans lequel elle examine ses charmes majestueux avec un plaisir indiffrent, besogne qui semble devenir assez pnible au bel enfant. Plus tard, un connaisseur quelconque de lpoque du rococo a baptis la dame du nom de Vnus, et la fourrure de la despote, dans laquelle le Titien a envelopp le joli modle, bien plus par crainte dun rhume que par pudeur, est devenue un symbole de la tyrannie et de la cruaut que cachent la femme et sa beaut.

    Mais assez ; quoi quil en soit maintenant du tableau, il se rvle nous comme la plus piquante satire de notre amour : Vnus, qui dans notre Nord abstrait, dans ce monde chrtien glac, doit senvelopper dune grande et lourde fourrure, afin de ne pas se refroidir.

    Sverine se prit rire et alluma une nouvelle cigarette.Sur ces entrefaites, la porte souvrit et une charmante blondine

    aux yeux veills et sympathiques, vtue dune robe de soie noire, entra, nous apportant de la viande froide et des oeufs pour le th. Sverine prit un de ces derniers et louvrit avec son couteau.

    Ne tai-je pas dit que je les veux peu cuits ? scria-t-il, avec une violence qui fit trembler la jeune femme.

    Mais, cher Sewtschu, dit-elle timidement. Quoi, Sewtschu ! cria-t-il, tu dois obir, obir, comprends-

    tu ? et il arracha du clou le kantschuk [Kantschuk, sorte de long fouet court manche.] qui pendait sous ses armes.

    La jolie dame senfuit de lappartement comme un chevreuil lger et craintif.

    Attends un peu que je tattrape encore, lui cria-t-il. Mais Sverine, dis-je en posant ma main sur son bras,

    comment peux-tu traiter ainsi cette charmante petite dame ? Examine un peu la femme, reprit-il, tout en clignant finement

    de loeil, leuss-je caresse, quelle met trangl, mais parce que je lai leve avec le fouet, elle madore.

    Cest absurde ! Cest exact. Cest ainsi quon doit dresser les femmes. la bonne heure ! vis comme un pacha dans son harem, mais

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  • ne me fais pas de thories sur Pourquoi pas ? scria-t-il vivement, jamais ce mot de Goethe :

    Tu dois tre le marteau ou lenclume ne sest mieux appliqu quaux rapports qui existent entre lhomme et la femme. Dame Vnus te la aussi incidemment rappel en rve. Dans la passion de lhomme repose la puissance de la femme, et cette dernire sait profiter de son avantage, si lhomme ny prend garde. Il na plus qu choisir : tre le tyran ou lesclave. Ds quil sabandonne, il a dj la tte sous le joug et sentira le fouet.

    Singulires maximes ! Ce ne sont pas l des maximes, mais le rsultat de lexprience,

    reprit-il en baissant la tte. Jai t srieusement fouett, je suis guri, veux-tu lire comment ?

    Il se leva et prit dans son secrtaire massif un petit manuscrit quil plaa sur la table devant moi.

    Tu mas demand tout lheure de texpliquer cette peinture ; je te dois depuis longtemps explication. Lis ceci.

    Sverine alla sasseoir prs du feu, me tournant le dos, et parut quelque temps rver, les yeux grands ouverts. La chambre tait maintenant de nouveau silencieuse, le feu ptillait dans ltre, le samovar et le grillon dans les vieux murs chantaient. Jouvris le manuscrit et lus :

    Confessions dun ultra-sentimental.

    En marge du manuscrit les clbres vers suivants, emprunts Faust, lui servaient dpigraphe.

    toi, sensuel sducteur ultra-sentimental,Une femme te mne par le bout du nez.

    MPHISTOPHLS.Je tournai le titre et lus : Jai tir ce qui suit de mon journal

    dalors, parce quon ne peut jamais, aprs coup, retracer son pass dune faon impartiale ; aussi bien ces pages possdent-elles toute la fracheur de la couleur dantan, la saveur de lactualit.

    ** *

    Gogol, le Molire russe, dit quelque part : La vraie muse

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  • comique est celle dont les larmes coulent sous le masque. Paroles admirables !Aussi mon tat dme est-il bien trange, alors que jcris ces

    lignes. Lair me parat rempli dune senteur de fleurs pntrante, qui mtourdit et me fait mal la tte, la fume de la chemine tourbillonne et ses spirales sarrondissent pour former des lutins barbe grise, qui, dun air moqueur, me dsignent du doigt, de petits amours joufflus chevauchent sur le dossier de ma chaise et sur mes genoux, et il me faut rire malgr moi, alors que jcris mes aventures ; et encore ncrivis-je pas avec de lencre ordinaire, mais avec le sang carlate qui dgoutte de mon coeur ; car toutes ces plaies, depuis longtemps cicatrises, se sont rouvertes, et mon coeur palpite et souffre, et, ici et l, une larme tombe sur le papier.

    ** *

    Lentement scoulent les jours dans cette petite station thermale des Carpates. On ny voit personne et de personne on ny et vu. Il en cote dcrire une idylle. Javais ici le loisir dorganiser une galerie de tableaux, un thtre avec de nouvelles pices pour toute une saison, de me procurer une douzaine de virtuoses avec concerts, trios et duos, mais que dis-je l ? jen suis peine arriv tisser la toile, frotter les parquets, rgler du papier musique, car je suis hlas ! je nai, ami Sverine, aucune fausse honte de mentir autrui, mais on russit moins se mentir soi-mme cest pourquoi, je lavoue, je suis presque un dilettante, un dilettante en peinture, en posie, en musique et encore en bien dautres connaissances prtendues inutiles, qui leurs matres rapportent le revenu dun ministre, que dis-je ? De petits potentats ; mais, avant tout, je suis un dilettante en amour.

    Jusquici jai aim comme jai peint et fait des vers, cest--dire que je nai jamais t plus loin que limpression, le plan, le premier acte, la premire strophe. Il se trouve parfois de pareils hommes qui entreprennent une chose et jamais ne la terminent ; je suis un de ces hommes.

    Mais quest-ce que je chante l ?Arrivons au fait.

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  • Je suis ma fentre et trouve le nid, dans lequel je me dsespre, tout fait potique. Quelle vue sur les cimes bleues tisses dor solaire des montagnes, travers lesquelles, comme des bandes dargent, se droulent les torrents, et combien clair et bleu est le ciel, vers lequel slvent leurs sommets neigeux, et combien verts et frais les flancs de ces montagnes, dans les prairies desquelles paissent de petits troupeaux ; et plus bas, combien jaune londoiement des bls, dans lesquels les moissonneurs se dressent, se baissent et se relvent.

    La maison o je vis est situe dans un parc de plaisance, un bois, ou un dsert, comme on voudra lappeler, et est fort solitaire.

    Personne ny vit que moi, une veuve de Lemberg, Mme Tartakousta, petite vieille qui, de jour en jour vieillit et se rapetisse, un vieux chien, boitant dune patte et un jeune chat, qui, constamment, joue avec une pelote de fil, laquelle, je crois, appartient la belle veuve.

    Elle est encore vritablement belle, la veuve, et fort jeune encore, tout au plus vingt-cinq ans, et trs riche. Elle demeure au premier tage et moi au rez-de-chausse. Ses vertes jalousies sont toujours fermes et elle a un balcon toujours garni de plantes grimpantes ; mais jai, en revanche, un berceau intime, o je lis, cris, peins et chante comme un oiseau dans les branches. Je puis apercevoir le balcon o, de temps autre, apparat une robe blanche entre les vertes et potiques mailles de son rseau. En vrit la belle dame au dessus de moi mintresse fort peu, car je suis pris dune autre et certes bien malheureusement pris, encore plus tristement que le chevalier Eggenpurg et des Grieux dans Manon Lescaut, car ma bien-aime est en pierre.

    Dans le jardin, dans ltroite retraite solitaire, se trouve une riante petite prairie, dans laquelle pat tranquillement un couple de chevreuils apprivoiss. Dans cette prairie, il y a une statue de Vnus en pierre, dont loriginal est, je crois, Florence ; cette Vnus est la plus belle femme que de ma vie jai vue.

    Cela ne signifie certes pas grandchose, car jai eu peu de femmes, voire de belles femmes, et je ne suis encore en amour quun dilettante, nayant jamais dpass les prliminaires du premier acte.

    quoi bon aussi parler au superlatif, comme si ce qui est beau

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  • pouvait tre surpass !Assez ; cette Vnus est belle et je laime, aussi passionnment,

    aussi douloureusement et profondment, aussi follement quon peut aimer une femme ; et elle rpond cet amour par un sourire ternellement semblable, ternellement calme, un sourire de pierre. En propres termes, je ladore.

    Souvent je mtendis, quand le soleil dardait ses chauds rayons sur les bocages, sous le dme touffu dun jeune htre, et lus ; souvent la nuit, je visitai ma froide et cruelle bien-aime et me jetai genoux devant elle, le visage appuy contre la froide pierre sur laquelle reposent ses pieds, et lui adressai des prires.

    Le spectacle est inexprimable, lorsque la lune monte elle est maintenant en son plein filtrant entre les arbres, elle baigne et plonge la prairie dans ses reflets argents et la desse est alors claire et semble irradie de sa douce lumire.

    Une fois, comme je regagnai mon toit, travers une des alles qui conduisent la maison, je vis tout coup une forme fminine, blanche comme pierre, claire dun rayon de lune, spare de moi seulement par la verte muraille, il me sembla que ma belle femme de marbre mavait pris en piti et devenue vivante, me suivait mais je fus pris dune angoisse sans nom, mon cur menaa de se briser, et cessa de battre.

    Oui, je suis vraiment un dilettante. Je demeurai, comme toujours, embarrass au second vers ; non, au contraire, je ne restai pas fig, je courus, aussi vite que je le pus.

    ** *

    Quelle aventure ! un juif, qui vendait des photographies, me glisse le portrait de mon idal dans la main ; cest une petite feuille de papier, la Vnus au miroir du Titien, quelle femme ! Je veux crire une posie. Non ! Je prends la feuille et jcris dessus : Vnus la fourrure .

    Tu gles, alors que tu fais natre des flammes. Enveloppe-toi seulement dans ta fourrure de despote ; car qui convient-elle, sinon toi, cruelle desse damour et de beaut ?

    Et au bout dun moment jadaptai quelques vers de Goethe que

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  • javais rcemment trouvs dans ses paralipomnes sur Faust. lAmour.

    Il porte deux ailes fausses,Ses flches sont des griffes,

    La couronne masque de petites cornes ;Il est aussi sans aucun doute,

    Comme tous les dieux de la Grce,Un dmon dguis.

    Alors, je plaai le portrait devant moi sur la table, lappuyant

    contre un livre, et le contemplai.La froide coquetterie avec laquelle la grande dame drape ses

    charmes dans une sombre fourrure de zibeline, la rigueur et la duret qui rgnent sur son visage de marbre, me remplissent tout la fois de ravissement et dhorreur.

    Je reprends la plume, et trace les mots suivants : Aimer, tre aim, quel bonheur ! et de quel clat ce bonheur

    brille compar la cruelle flicit dadorer une femme qui fait de nous un jouet, dtre lesclave dune belle despote, qui impitoyablement nous crase sous ses pieds. Cest ainsi que Samson, le hros, le colosse, se livra encore une fois aux mains de Dalila, qui lavait trahi, et celle-ci le trahit de nouveau et les Philistins lattachrent en sa prsence et lui crevrent les yeux, quivre damour et de courage, il attacha jusquau dernier moment sur la belle tratresse.

    ** *

    Je pris mon djeuner sous mon berceau de chvrefeuille et lus le livre de Judith et je jalousai la fureur dHolopherne le Gentil et la royale femme qui lui trancha la tte, et jusqu sa belle mort.

    Dieu la puni et la livr aux mains dune femme. La phrase ma frapp.Combien peu galants sont les juifs, pensai-je. Quant leur Dieu, il

    pouvait aussi choisir une expression convenable, en parlant du beau sexe.

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  • Dieu la puni et la livr aux mains dune femme , me rptai-je moi-mme. Quant moi, que pourrai-je bien faire, pour quil me punisse ?

    la volont de Dieu ! voici venir notre htesse, chaque nuit quelle passe la rapetisse davantage. Et l-haut, entre lenchevtrement des vertes tiges, voici de nouveau la blanche robe flottante. Est-ce Vnus ou la veuve ?

    Cette fois-ci cest bien la veuve, car Mme Tartakousta fait la rvrence et me cherche en son nom pour faire la lecture. Je cours ma chambre et emporte une couple de volumes.

    Trop tard me suis-je rappel que le portrait de ma Vnus se trouvait dans lun deux ; maintenant la dame blanche a recueilli mes panchements.

    Que va-t-elle en dire ?Je lentends rire.Est-ce de moi quelle rit ?

    ** *

    Pleine lune ! lastre parat dj sur la cime des bas sapins qui bordent le parc, une vapeur argente enveloppe la terrasse, les groupes darbres, tout le paysage, aussi loin que stend la vue, et se perd insensiblement dans la distance, comme une onde frmissante.

    Je ne puis rsister, cela mattire et mappelle si trangement que je me rhabille et parcours le jardin.

    Je me dirige vers la prairie, vers sa prairie, celle de ma desse, de ma bien-aime.

    La nuit et frache. Jai le frisson. Lair est lourd dune senteur de fleurs et de bois, il embaume.

    Quel calme ! quelle musique lentour ! Un rossignol pousse des sanglots. Les toiles scintillent doucement dun clat bleu ple. La prairie parat unie comme un miroir, comme la couche glace dun tang.

    Auguste et rayonnante slve limage de Vnus.Mais quest-ce donc ?Des paules marmorennes de la desse descend jusquaux pieds

    une grande pelisse de sombre fourrure je reste stupfait et interdit

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  • auprs delle, et de nouveau une crainte indescriptible de cette femme, me saisit et je cherche prendre la fuite.

    Je hte le pas ; alors, je maperois que je me suis tromp dalle, et, comme je veux revenir latralement par une des vertes avenues, je me trouve face face avec Vnus, la belle femme de pierre, que dis-je ? la vritable desse damour, dont le sang est chaud, dont le pouls bat, qui se dresse devant moi sur un banc de pierre. Oui, elle est devenue amoureuse de moi, comme cette statue qui, pour son auteur, sanima ; certes la premire surprise est disparue. La blanche chevelure de la desse parat encore de pierre et son blanc vtement brille comme la lune ou serait-ce leffet du satin ? et, de ses paules, descend la sombre fourrure, mais ses lvres sont dj rouges et ses joues se colorent, et de ses yeux tombent sur moi deux rayons verts et diaboliques, et cependant elle rit.

    Son rire et si trange hlas ! rien ne saurait le dcrire il menlve le souffle ; je menfuis de nouveau et suis, chaque instant, oblig de marrter pour reprendre haleine, et ce rire moqueur me poursuit toujours travers les sombres alles touffues, sur la pelouse claire, dans le fourr, travers lequel percent seulement de rares rayons de lune ; je ne retrouve plus le chemin, je mgare de ct et dautre, de froides gouttes de sueur perlent mon front.

    Enfin, je demeure plant l et me livre un court monologue.Ce dernier signifie : on est toujours envers soi ou trs aimable ou

    trs grossier.Je me traite dne !Ce mot exerce une grande influence, il possde presque une action

    magique qui me dlivre et me ramne moi-mme.En un clin doeil je suis devenu calme.Joyeux, je rptai : ne ! Ds lors, tout mapparat clair et distinct : voici la source, par ici

    les buissons de buis, ici la maison o maintenant je rentre lentement.Puis railleuse encore une fois sous la verdure, travers

    laquelle brille la lune, comme sur le mur brod dargent, la blanche forme, la belle femme de pierre que jadore, que je crains, devant laquelle je fuis.

    En deux enjambes je suis la maison, reprends haleine et

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  • rflchis.Eh bien ! que suis-je vraiment prsent, un petit dilettante ou un

    grand ne ?*

    * *La matine est touffante, lair est lourd, empli de parfums

    excitants. Je massois de nouveau sous mon berceau de chvrefeuille et lis dans lOdysse lhistoire de lenchanteresse qui changea son adorateur en bte, dlicieuse image de lamour antique !

    Un doux frmissement passe dans les branches et dans les rameaux, les feuillets de mon livre se soulvent et un frou-frou se fait entendre sur la terrasse.

    Cest un vtement de femme.Voici Vnus elle est sans fourrure non, cette fois-ci cest la

    veuve, et cependant Vnus tout de mme, oh ! quelle femme !Quelle est bien dans son blanc et lger peignoir et comme elle

    lve les yeux vers moi, combien potiques et gracieuses tout la fois paraissent ses belles formes ! elle est dune taille ni grande ni petite, et sa tte est plus tentante, plus piquante dans le got du temps des marquises franaises que tristement belle, quoique certes ravissante ; quelle douceur, quelle gracieuse espiglerie se lisent dans tout cela ! et jusqu sa petite bouche ; sa peau est tellement fine quil est facile den distinguer les veines bleues, mme travers la mousseline qui recouvre ses bras et sa gorge ; comme sa chevelure rousse retombe en riches boucles car ses cheveux sont roux, ni blonds ni dors et se joue sur sa nuque dune faon diabolique, mais toujours adorable ; et maintenant ses yeux me lancent comme de verts clairs car ils sont bien verts ces yeux, leur douce puissance est indescriptible ; ils sont verts, mais comme des pierres prcieuses, comme le sont les profonds et insondables lacs des montagnes.

    Elle remarque la confusion qui me rend si impoli, car je suis rest assis et ai encore ma casquette sur la tte.

    Elle sourit malicieusement.Je me lve enfin et la salue. Elle sapproche et se met rire aux

    clats, presque comme une enfant.

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  • Je balbutie comme un petit dilettante ou un grand ne peuvent seulement balbutier en un pareil moment.

    Cest ainsi que nous faisons connaissance.La desse me demande mon nom et dcline le sien.Elle sappelle Wanda Von Dunajew.Et cest vraiment ma Vnus. Mais, Madame, comment avez-vous eu cette ide ? Grce la petite image qui se trouvait dans un de vos livres. Je ne men souviens plus. Les tranges remarques consignes au verso Pourquoi tranges ? Elle me regarda : Jai toujours eu le dsir dapprendre connatre quelque

    fantasque, pour varier mes plaisirs ; or vous me paraissez un des plus extravagants fantasques qui soient au monde.

    En ce cas, ma gracieuse dameDe nouveau le fatal, idiotique bgaiement mempoigna, ajoutez

    cela une rougeur bien excusable chez un adolescent de seize ans, mais non chez un jeune homme comme moi de dix ans plus g.

    Vous avez eu peur de moi, cette nuit ? Rellement, sans contredit, mais ne voulez-vous pas vous

    asseoir ? Elle prit place et savoura mon angoisse, car javais encore plus

    peur delle maintenant, en plein jour ; sa lvre suprieure esquissait un sourire provocant et moqueur.

    Vous voyez lamour et avant tout la femme, commena-t-elle, comme quelque chose dhostile, quelque chose contre quoi vous vous dfendez inutilement, mais dont vous ressentez la puissance comme un doux tourment, comme une cruaut piquante.

    Vous ne partagez pas cette opinion ? Non , fit-elle vivement et catgoriquement, secouant la tte de

    faon que ses boucles sagitrent comme des langues de feu. La jouissance sans douleur, la sereine sensualit des Grecs, sont pour moi un idal que je mefforce de raliser dans la vie. Quant cet amour que le christianisme, les modernes, les mes chevaleresques prchent lesprit, je ny crois pas. Oui, regardez-moi encore une

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  • fois, je suis bien pire quune hrtique, je suis une paenne. Crois-tu que la desse damour ait longtemps resplendi comme

    il lui plut jadis de le faire dans le bois sacr du mont Ida, lgard de son Anchise ?

    Ces vers de llgie romaine de Goethe mont toujours beaucoup frapp.

    Dans la nature se trouve seulement cet amour des temps hroques, alors les dieux et les desses aimaient. cette poque, lapptit suivait le regard, la jouissance suivait lapptit. Toute autre chose est manire, affecte, controuve.

    Dans le christianisme, la croix ce cruel emblme a pour moi quelque chose deffroyable ; dabord, elle porte en elle quelque chose dtrange, dennemi de la nature et de ses innocentes impulsions.

    La lutte de lme contre le monde sensuel est lvangile des modernes. Je nen veux aucune part.

    Oui, Madame, votre place tait dans lOlympe, rpliquai-je, mais nous autres modernes, nous ne supportons plus lantique puret, tout au moins en amour ; lide de partager avec dautres une femme, fut elle-mme une Aspasie, nous indigne ; nous sommes jaloux comme notre Dieu. Cest ainsi que le nom de ladmirable Phryn est devenu pour nous un terme injurieux.

    Nous cherchons une pauvre et ple jeune fille la Holbein, qui nappartienne qu nous, de prfrence une Vnus antique, si divinement belle quelle puisse tre, mais qui aime aujourdhui Anchise, demain Pris, aprs-demain Adonis, et si la nature triomphe en nous, si nous nous livrons dans un accs enflamm de passion une pareille femme, son joyeux attachement la vie nous parat du diabolisme, de la cruaut, et nous voyons dans nos dlices un pch, que nous devons expier.

    Cest ainsi que vous rvez la femme moderne, ces pauvres petites femmes hystriques qui, dans leur course de somnambule aprs un homme idal rv narrivent pas estimer lhomme le meilleur et, au milieu de leurs larmes et de leur lutte, manquent journellement leurs devoirs chrtiens, aujourdhui trahissant et trahies demain, toujours nouveau recherches et choisissant elles

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  • mme, et toujours dues dans la recherche du bonheur. Ces femmes ne sont jamais heureuses, ne donnent jamais le bonheur et accusent la fatalit, au lieu que pour tre tranquille, je veux aimer et vivre, comme Hlne et Aspasie ont vcu. La nature ne connat aucune durabilit dans les relations de lhomme et de la femme.

    Gracieuse dame Laissez-moi terminer. Cest seulement lgosme de lhomme,

    qui, comme un trsor veut enterrer la femme. Toute tentative faite laide de saintes crmonies, de serments et de durables conventions dans ce constant change de lexistence humaine, pour amener lamour, constitue un dsastre. Pouvez-vous nier que notre monde chrtien ne soit entr en putrfaction ?

    Mais Mais voulez-vous dire que lindividu, qui slve contre

    lorganisation de la socit sera expuls, quil sera marqu au fer rouge, lapid ? Fort bien, je men moque, mes maximes sont toutes paennes, je veux cesser mon existence. Je renonce votre respect hypocrite, je marche en avant, pour tre heureuse. Les auteurs du mariage chrtien ont eu raison sous ce rapport, de mme que quand ils ont invent limmortalit. Je ne pense cependant pas pour cela vivre ternellement, et lorsquavec mon dernier souffle tout ici bas sera fini pour Wanda Von Dunajew, quel avantage retirerai-je, si mon pur esprit chante dans le choeur des anges ou si ma poussire reprend une nouvelle existence ? Mais je ne renatrai pas aussitt, telle que je suis, alors quelle considration dois-je renoncer ? Appartenir un homme que je naime pas, uniquement pour cette raison quil mest arriv une fois de laimer ? Non, je ne renonce pas, jaime qui me plat et rends heureux qui maime. Est-ce que cela est hideux ? Non pas, cest pour le moins bien plus beau que si je me rjouis du tourment cruel que mes charmes provoquent et me dtourne vertueuse du malheureux qui se consume pour moi. Je suis jeune, riche et belle, et ainsi, comme je suis, je vis purement pour le plaisir et la jouissance.

    Tandis quelle parlait et que ses yeux brillaient malicieusement, javais saisi ses mains, sans bien savoir ce que je voulais en faire, mais, comme un vritable dilettante, je les laissai bientt de nouveau

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  • libres. Je suis ravi de votre loyaut, dis-je, et non seulement de cela De nouveau mon maudit dilettantisme tranglait mes paroles. Que vouliez-vous encore dire ? Ce que je voulais dire ? oui, je voulais pardonnez-moi, ma

    gracieuse je vous ai interrompue. Comment a ? Une longue pause sensuivit. Elle tint une sorte de monologue,

    qui, traduit en mon langage, se renfermait en ce seul mot ne ! . Si vous permettez, gracieuse dame, commenai-je enfin,

    comment en tes-vous arrive ces ides ? Trs simplement. Mon pre tait un homme fort judicieux. Ds

    le berceau, jai t entoure de sculptures antiques ; dix ans, je lisais Gil Blas et douze La Pucelle. Comme dautres, dans leur enfance, parlent du Petit Poucet, de Barbe-Bleue, de Cendrillon, moi je citais couramment Vnus et Apollon, Hercule et Laocoon comme mes amis. Mon mari tait une nature pure et ensoleille ; lincurable maladie qui svit sur lui, peu de temps aprs notre mariage, ne put jamais une seule fois voiler son front dune faon durable. La veille de sa mort, il me prit encore dans son lit ; et, pendant les longs mois, o il se tint mourant sur son fauteuil roulant, il me disait souvent en badinant : As-tu maintenant un adorateur ? Je rougissais de honte. Ne me trahis pas , ajouta-t-il une fois, je trouve cela hideux, mais cherche-toi un bel homme, ou mme plusieurs. Tu es une brave femme, mais de plus encore la moiti dune enfant, il te faut un jouet.

    Il nest pas ncessaire de vous dire quaussi longtemps quil vcut, je neus aucun adorateur, mais il suffit, il a fait de moi ce que je suis : une Grecque.

    Une desse , interrompis-je.Elle sourit. Laquelle, par hasard ? Vnus. Elle menaa du doigt et frona les sourcils. Enfin, mme une Vnus la fourrure ; attendez un peu ; jai

    une grande, grande pelisse, dans laquelle je puis entirement vous

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  • couvrir ; je veux vous y prendre comme dans un filet. Croyez-vous aussi, dis-je vivement car il me vint lesprit,

    ce que je pris pour une trs bonne pense, bien quelle ft triviale et absurde croyez-vous que vos ides puissent sexcuter notre poque, que Vnus ose impunment promener sa beaut et sa puret sans voile en chemins de fer et en tlgraphes ?

    Non voile, certainement pas, mais en fourrure si, cria-t-elle en riant, voulez-vous voir la mienne ?

    Et ensuite ? Quoi ensuite ? Des hommes beaux, purs et heureux, comme ltaient les

    Grecs, ne sont encore possibles que sils ont des esclaves qui font pour eux la besogne peu potique de la vie journalire et, avant tout, travaillent pour eux.

    Incontestablement, reprit-elle malicieusement, mais avant tout, il faut une desse olympienne, comme moi, toute une arme desclaves. Ainsi, mfiez-vous de moi.

    Pourquoi ? Je fus effray moi-mme de la hardiesse avec laquelle javais

    introduit ce pourquoi ; cependant, elle ne sen effraya pas, elle entrouvrit quelque peu les lvres, de faon laisser voir ses petites dents blanches, et dit dun ton lger comme une chose sans importance :

    Voulez-vous tre mon esclave ? En amour, il ny a pas de juxtaposition, rpliquai-je avec une

    solennelle sincrit, donc ds que jai loption de commander ou dtre sous le joug, il me parat trs irritant dtre lesclave dune belle femme. Mais o trouverai-je la femme, qui, sans exercer son influence laide de mesquines querelles, sentend dominer absolument, mais tranquillement et tout en gardant conscience delle-mme ?

    Cependant cependant, cela ne serait pas difficile. Vous croyez ? Moi par exemple elle rit et se redressa en arrire , jai

    les dispositions dune despote je possde aussi la pelisse indispensable ; mais, cette nuit, vous avez bien sincrement eu peur

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  • de moi ? En toute sincrit. Et maintenant ? Maintenant maintenant, jai trs sincrement peur de vous.

    ** *

    Nous sommes jour aprs jour ensemble, Vnus et moi ; compltement ensemble, nous djeunons dans mon bosquet et prenons le th dans son petit salon, et jai loccasion de dployer mes petits, mes trs petits talents. Dans quel but mtais-je instruit dans toutes les branches des connaissances humaines, me suis-je essay dans tous les arts, alors que je ntais pas en possession dune charmante petite femme !

    Mais cette femme nest nullement si petite et men impose dune faon prodigieuse. Aujourdhui jai dessin son portrait et jai srieusement et fort nettement compris combien peu notre toilette moderne est faite pour cette tte de came. Elle a peu de choses de romain, mais beaucoup de grec dans les traits.

    Tantt je prends plaisir la peindre en Psych, tantt en Astart ; je donne toujours ses yeux une expression exalte ou semi-langoureuse de volupt teinte, mais elle tient absolument ce que ce soit un portrait.

    Maintenant, je veux lui donner une pelisse.Hlas ! comment puis-je me demander pour qui est faite une

    pelisse princire, si ce nest pour elle ?*

    * *Jtais, hier soir, avec elle, et lui lus les lgies romaines. Je jetai

    bientt le livre loin de moi et me mis faire quelques rflexions. Elles parurent lui plaire ; bien plus, elle tait suspendue mes lvres et son sein palpita.

    O me suis-je tromp ?La pluie frappait mlancoliquement aux vitres, dans ltre le feu

    rappelait lhiver, il me rappelait tellement bien ma patrie que joubliai momentanment tout respect pour la belle dame et lui baisai la main, et elle se laissa faire.

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  • Alors, je massis ses pieds et me mis lui lire un petit pome que javais crit pour elle.

    Vnus la fourrure.

    Pose le pied sur ton esclave,Femme mythologique, diaboliquement charmante ;

    Sur les myrtes et les agaves.tends ton corps de marbre.

    Oui, eh bien ! cette fois, je suis vraiment revenu la premire strophe ; mais ce soir, sur son ordre, je lui ai remis le pome, et nen ai aucune copie, et aujourdhui, o je lextrais de mon journal, seule cette premire strophe me vient lesprit.

    ** *

    Jai une curieuse sensation. Je ne crois pas tre amoureux de Wanda. Du moins, notre premire entrevue, nai-je ressenti aucune passion la vue de ses jolis yeux brlants. Mais jprouve combien sa beaut extraordinaire, vraiment divine, me tend de magnifiques embches. Ce nest pas non plus une attraction du cur qui nat en moi, cest une sujtion physique, lente, mais par cela mme complte.

    Je souffre davantage de jour en jour ; elle ne fait quen rire.*

    * *Aujourdhui elle me dit tout coup, sans aucune raison : Vous

    mintressez. La plupart des hommes sont si vulgaires, sans enthousiasme, sans posie ; vous possdez au contraire une certaine profondeur et une certaine exaltation, par-dessus tout une gravit, qui me fait du bien. Je pourrais vous prendre en affection.

    ** *

    Aprs une courte, mais violente pluie dorage, nous allons visiter ensemble la prairie et la statue de Vnus. La terre tout autour exhale des vapeurs, les nuages montent vers le ciel comme la fume dun sacrifice, les restes dun arc-en-ciel planent dans lair, les arbres

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  • dgouttent encore, mais les moineaux et les pinsons sautent dj de branche en branche et gazouillent bruyamment, comme sils se rjouissaient de quelque grand vnement, et tout et rempli dune frache senteur. Nous ne pouvons avancer sur la prairie, car elle et encore toute trempe et parat toute resplendissante de soleil, comme un petit tang, sur le miroir mobile duquel slve la desse damour ; autour de sa tte, dans un essaim de moucherons qui, au milieu des rayons solaires, slve autour delle comme une aurole.

    Wanda se rjouit de ce charmant coup dil, et les bancs de lalle tant encore mouills, sappuie sur mon bras pour se reposer ; une douce lassitude stend sur tout son tre, ses yeux sont mi-clos, son haleine effleure ma joue.

    Je lui saisis la main et ne sachant vraiment pas si cela lui plat, je lui demande :

    Pourriez-vous maimer ? Pourquoi pas ? reprend-elle, tout en laissant reposer un

    instant sur moi son calme regard ensoleill.Un moment aprs, je magenouille devant elle et presse mon

    visage enflamm sur la mousseline parfume de sa robe. Mais Sverine, cela et fort inconvenant ! crie-t-il .Nanmoins, je saisis son petit pied et y colle mes lvres. Vous devenez de plus en plus inconvenant ! scrie-t-elle ; elle

    se dgage et senfuit pas prcipits vers la maison, tandis que sa dlicieuse pantoufle demeure entre mes mains.

    Serait-ce un prsage ?*

    * *De toute la journe je ne me risquai pas dans son voisinage. Vers

    le soir, jtais assis dans mon bosquet et aperus tout coup sa piquante petite tte rousse travers les vertes plantes grimpantes de son balcon.

    Pourquoi ne venez-vous pas ? scria-t-elle den haut, impatiente.

    Jescaladai le perron ; arriv tout en haut, je perdis de nouveau courage et frappai timidement. Elle ne dit pas : entrez , mais ouvrit et vint sur le seuil.

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  • O est ma pantoufle ? Elle est jai je veux balbutiai-je. Allez la chercher, puis nous prendrons le th ensemble et nous

    jaserons. Comme je revenais, elle tait occupe faire le th. Je posai la

    pantoufle solennellement sur la table et me tins dans un coin, comme un enfant qui attend sa correction.

    Je remarquai que son front tait un peu pliss et que sa bouche avait une expression tant soit peu svre, imprieuse, qui me ravit.

    Elle se mit encore une fois clater de rire. Ainsi vous tes vraiment amoureux de moi ? Oui, et jen souffre plus que vous ne le souponnez. Vous souffrez ? Et elle rit de nouveau.Jtais rvolt, confus, ananti, mais bien inutilement. Quy a-t-il ? Poursuivit-elle, je suis bonne envers vous, toute de

    coeur. Elle me donna la main et mexamina amicalement. Et vous voulez devenir ma femme ? Wanda me regarda oui, de quel il elle me considra ! Elle

    me parut surtout stupfaite et aussi un peu railleuse. Do vous vient maintenant autant daudace ? fit-elle . Audace ? Certes oui, une audace sans gale, de prendre femme, et

    particulirement moi ! Elle leva en lair la pantoufle. Vous tes-vous si vite familiaris avec a ? Mais plaisanterie part. Voulez-vous vraiment mpouser ?

    Oui. Alors Sverine, cest une histoire sincre. Je crois que je vous

    suis chre, comme vous-mme me ltes, et ce qui est mieux encore, nous nous intressons lun lautre ; il ny a actuellement aucun danger que nous nous ennuyions, mais vous le savez, je suis une femme frivole, et par cela mme je prends le mariage fort au srieux, et si jassume des devoirs, je veux aussi pouvoir les remplir. Mais je crains non que cela ne vous porte malheur.

    Je vous prie, soyez loyale envers moi, repris-je. Je vous ai loyalement parl. Je ne crois pas pouvoir aimer un

    homme plus longtemps que elle inclina sa petite tte de ct

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  • dun air dcourag et rflchit. Quun an ? quoi pensez-vous ? Un mois peut-tre. Non pas moi ? Vous, deux mois peut-tre. Deux mois ! mcriai-je. Deux mois, cest fort long. Madame, cest l un mot digne de lantique. Vous voyez bien, vous ne supportez pas la vrit. Wanda traversa la chambre, puis sappuya de nouveau contre la

    chemine et me regarda, tout en posant son bras sur le marbre. Que voulez-vous que je fasse de vous ? reprit-elle . Ce que vous voudrez, rpliquai-je avec rsignation, ce qui vous

    fera plaisir ? Que vous tes inconsquent ! scria-t-elle ; dabord, vous me

    voulez pour femme, puis vous vous offrez moi comme un jouet. Wanda, je vous aime ! Nous voici encore au point o nous avons commenc. Vous

    maimez et me voulez pour femme, mais je ne veux contracter aucun nouveau mariage, parce que je doute que mes sentiments et les vtres puissent tre durables.

    Mais si jen veux courir le risque avec vous ? repris-je . Alors, il sagit encore de savoir si moi-mme jentends courir

    ce risque avec vous, fit-elle tranquillement ; je puis fort bien songer appartenir pour la vie un homme, mais ce dernier doit tre un homme complet, un homme qui men impose, qui me subjugue par la force de son caractre, comprenez-vous ? et cet homme je connais cela deviendra, ds quil sera pris, faible, souple, ridicule ; se livrera aux mains de la femme, se mettra genoux devant elle, tandis que moi je ne pourrais aimer dune faon durable que lhomme devant qui je me mettrais genoux. Cependant, vous mtes devenu si cher, que je veux en faire lessai avec vous.

    Je tombai ses pieds. Mon Dieu ! vous voil dj sur les genoux, dit-elle dun ton

    railleur, vous commencez bien ! et, comme je mtais de nouveau relev, elle ajouta : Je vous donne un an pour me conqurir, me

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  • convaincre que nous pouvons nous entendre lun lautre et vivre ensemble. Russissez, alors je serai votre femme et une femme, Sverine, qui remplira ses devoirs strictement et consciencieusement ; pendant cette anne nous vivrons comme si nous tions maris.

    Le sang me monta la tte.Ses joues sembrasrent tout dun coup. Nous vivrons ensemble, ajouta-t-elle ; nous partagerons toutes

    nos habitudes, pour voir si nous pouvons nous retrouver lun en lautre. Je vous accorde tous les droits dun poux, dun adorateur, dun Ami. tes-vous satisfait ?

    Je dois ltre. Vous ne devez pas. Mais je veux. merveille. Cest ainsi que parle un homme. Alors, prenez ma

    main. *

    * *Depuis dix jours, je ne passe pas une heure sans elle, except les

    nuits. Je brle constamment du dsir de contempler ses yeux, de tenir ses mains dans les miennes, dcouter ses paroles, de lui tenir compagnie en tout temps et en tous lieux.

    Mon amour me fait leffet dun gouffre, dun abme sans fond, dans lequel je menfonce toujours davantage, do je ne puis dj plus maintenant me tirer.

    Nous nous sommes couchs aujourdhui minuit aux pieds de la statue de Vnus dans la prairie, jai cueilli des fleurs que jai mises sur ses genoux et dont elle a tress des couronnes, avec lesquelles nous avons orn notre desse.

    Soudain Wanda me parut si troublante que, sur-le-champ, les flammes de ma passion envahirent tout mon tre. Incapable de me matriser plus longtemps, je lentourai de mes bras et me suspendis ses lvres. Quant elle, elle me pressa sur son sein palpitant.

    tes-vous fche ? demandai-je alors. Je ne serai jamais fche de ce qui est naturel, rpondit-elle,

    mais je crains que vous ne souffriez.

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  • Oh ! je souffre effroyablement. Pauvre ami ! elle mcarta du front les cheveux en dsordre

    mais jespre que je ny suis pour rien. Non pas, rpondis-je, et cependant mon amour pour vous et

    devenu une sorte de dmence. La pense que je puis vous perdre, ou que vous soyez peut-tre rellement perdue pour moi, me torture nuit et jour.

    Mais vous ne me possdez nullement , dit Wanda, et elle me regarda de nouveau avec des yeux langoureux, humides, dvors de passion, qui dj une fois mavaient ravi, puis elle se leva et plaa de ses petites mains diaphanes une couronne danmones bleues sur la blanche tte boucle de Vnus.

    Presque sans le vouloir jenlaai son corps de mon bras. Je ne puis plus exister sans toi, ma belle femme, fis-je ; crois-

    moi, cette fois-ci, ce nest pas l une vraie phrase, une pure fantaisie ; je sens au plus profond de mon cur combien ma vie est troitement lie la tienne ; si tu te spares de moi, jen mourrai, jirai sous terre.

    Mais cela ne sera pas du tout ncessaire, puisque je taime, cher homme elle me prit par le menton pauvre fou !

    Mais tu ne veux tre moi que sous conditions, tandis que je tappartiens sans condition.

    Cela nest pas bien, Sverine, rpondit-elle, presque consterne ; alors, vous ne me connaissez pas encore, ne voulez-vous pas apprendre me connatre tout fait ? Je suis bonne, quand on me traite sincrement et raisonnablement, mais si on se livre trop moi, je deviens arrogante.

    Soyez-le donc, soyez arrogante, soyez despote, criai-je compltement exalt ; seulement soyez moi, soyez mienne jamais !

    Je me jetai ses pieds et treignis ses genoux. Cela finira mal, mon ami, dit-elle svrement, sans sexciter. Oh ! que cela puisse mme ne jamais finir , mcriai-je hors

    de moi, fou damour, la mort seule peut nous sparer. Si tu ne veux pas tre moi, toute moi et tout jamais, je veux tre ton esclave, te servir, tout supporter de toi, mais ne me repousse pas.

    Calmez-vous donc, dit-elle, courbez-vous devant moi et

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  • embrassez-moi sur le front. Je vous suis certes dvoue de coeur, mais ceci nest pas le moyen de me conqurir et de me conserver.

    Je ferai tout ce que vous voudrez, mais ne veux jamais vous perdre, mcriai-je ; cela je ne le veux pas, cette ide-l me

    Relevez-vous donc. Jobis. Vous tes vraiment un homme bizarre, ajouta Wanda, vous

    voulez alors me possder ce prix ? Oui, tout prix. Mais quelle valeur aurait ma possession pour vous Elle

    rflchit, ses yeux prirent une expression inquite et mfiante, si je ne vous aimais plus, si je voulais appartenir un autre ?

    Cela me renversa. Je la considrai : son attitude tait ferme et consciente delle-mme et ses yeux me regardaient froidement.

    Voyez-vous, continua-t-elle, cette pense vous fait peur. Un sourire bienveillant illumina tout coup son visage. Oui, cela me fait horreur de me figurer quune femme que

    jaime, qui a rpondu mon amour, se donne un autre sans aucune piti pour moi ; mais il me reste encore une alternative. Si jaime cette femme, je laime follement, je lui tournerai firement le dos et mon nergie me mnera la tombe : je me logerai une balle dans la tte. Jai deux idals de la femme. Ne saurais-je rencontrer une femme qui, fidle et bienveillante, partage mon brillant et gnreux sort, puisque maintenant celle qui le partage ne le fait que mollement ou timidement ! Alors, je prfre tomber aux mains dune femme sans vertu, inconstante et sans piti. Une telle femme dans son immense gosme est encore un idal. Ne puis-je encore pleinement et entirement jouir du bonheur de lamour ? Alors, il me faut puiser jusquau bout la coupe des souffrances et des tortures ; alors, il me faut tre maltrait et trahi par la femme que jaime, et le plus cruellement, mieux cela sera. Cest une vraie jouissance !

    Rvez-vous ? cria Wanda. Je vous aime tellement de toute mon me, ajoutai-je, de tout

    mon cur, que votre voisinage, votre atmosphre me sont indispensables, si je dois vivre encore. Choisissez donc entre mes idaux. Faites de moi ce que vous voudrez : votre mari ou votre

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  • esclave. Fort bien , fit Wanda, fronant ses petits, mais nergiques

    sourcils, je trouve fort amusant de tenir tellement en sujtion un homme qui mintresse, qui maime ; du moins, il ne me manquera pas de divertissement. Vous avez t bien imprvoyant de me laisser le choix. Je choisis donc, je veux que vous soyez mon esclave, je veux faire de vous mon jouet !

    Oh ! Faites de moi ce jouet, mcriai-je, moiti pouvant, moiti en colre, si une union peut tre fonde sur la concordance des ides, par contre les plus grandes passions proviennent des contrastes. Nous sommes de tels contrastes, se dressant hostilement lun contre lautre ; cest pourquoi, sil me faut partager cet amour, il mest odieux, il me fait peur. tant donn cet tat de choses, je ne puis tre que lenclume ou le marteau. Je veux tre lenclume. Je ne puis tre heureux hors de vue de lobjet aim. Je pourrais aimer une femme, mais ne le pourrais seulement que si elle mest cruelle.

    Mais, Sverine, reprit Wanda presque courrouce, me croyez-vous capable de maltraiter un homme qui maime comme vous maimez et que jaime moi-mme ?

    Pourquoi pas, puisque cest prcisment pour cela que je vous adore tant ? On ne peut aimer que ce qui est au-dessus de soi ; une femme qui nous crase par sa beaut, son temprament, son esprit, sa force de volont ; qui se montre une despote vis--vis de nous !

    Ainsi, ce qui fait fuir les autres, vous le recherchez ! Parfaitement ! Cest mme ce qui constitue mon originalit. Vos passions noffrent rien doriginal ou de bizarre ; car qui

    ne plat pas une belle fourrure ? Et celui qui elle plat sait et ressent quels proches parents sont la volupt et la cruaut.

    Mais, chez moi, tout ceci et arriv lapoge, rpondis-je. Cela veut dire que la raison a peu de prise sur vous et que vous

    tes une nature molle et sensuelle, pleine de laisser-aller. Les martyrs, selon vous, taient aussi des hommes dune nature

    molle et sensuelle. Les martyrs ? Au contraire, car ctaient des hommes dnus de sensualit,

    prouvant du plaisir dans les souffrances, et qui recherchaient

    33

  • deffroyables tortures, la mort mme, comme dautres recherchent la joie ; or, je suis de ces hommes, Madame, de ces hommes dnus de sensualit.

    Prenez donc bien garde de ne pas tre galement, pour cette raison, un martyr de lamour le martyr dune femme.

    ** *

    Au cours dune tide nuit dt parfume, nous sommes assis sur le petit balcon de Wanda ; un double toit slve au dessus de nos ttes : la verte frondaison des plantes grimpantes et les innombrables toiles qui parsemaient le ciel. Au fond du parc se fait entendre le lent et lamentablement amoureux appel dun chat, tandis quassis aux pieds de ma desse, je lentretiens de ma jeunesse.

    Et alors vous tiez dj marqu au coin de toutes ces originalits ? demanda Wanda.

    Certainement, jtais ainsi du plus longtemps que je me souviens ; mme au berceau, ma racont ma mre, jtais bizarre : je refusai le sein de ma plantureuse et saine nourrice, et lon dut me nourrir de lait de chvre. Tout petit garon, jprouvais pour les femmes une frayeur inexprimable quexpliquait prcisment limpatient intrt quelles minspiraient La vote grise, la demi-obscurit dune glise, alarmaient mon me, et une angoisse solennelle semparait de mon tre devant les autels resplendissants de lumires et les saintes images. En revanche, je me glissais furtivement comme pour jouir dune sorte de plaisir dfendu auprs dune Vnus de pltre qui se trouvait dans la petite bibliothque de mon pre, devant laquelle je magenouillais et laquelle jadressais les prires que lon mavait enseignes : Notre Pre, Je vous salue Marie et le Credo.

    Une fois, je quittai mon lit pour la retrouver, le croissant de la lune mclairait et enveloppait la desse dune froide lumire bleu ple. Je me jetai de nouveau devant elle et embrassai ses pieds glacs, comme je lavais vu faire nos paysans, quand ils embrassaient les pieds du Sauveur mort.

    Un dsir ardent et invincible sempara de moi. Je me hissai et treignis son beau corps glac et embrassai ses

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  • froides lvres et je songeai que la desse se tenait devant ma couche et que son bras lev me menaait.

    On menvoya de fort bonne heure lcole et je ne tardai pas entrer au collge o je madonnai passionnment tout ce qui promettait de me fournir des explications sur le monde antique.

    Je fus bientt plus familier avec les dieux de la Grce quavec la religion de Jsus, avec Pris je donnai Vnus la pomme fatale, je vis Troie brler et suivis Ulysse dans sa course vagabonde. Les images de tout ce qui et beau simprimaient profondment dans mon me, et, un ge o les autres garons se conduisent grossirement et improprement, je tmoignais de lhorreur pour tout ce qui est bas, vulgaire et laid.

    Lamour de la femme parat quelque chose de tout particulirement bas et laid un jeune homme, si la femme se montre tout dabord lui dans sa pleine trivialit. Jvitais donc tout contact avec le beau sexe ; en somme, jtais idaliste jusqu la dmence.

    Ma mre avait une ravissante femme de chambre, jeune, jolie et de formes plantureuses ; javais alors environ treize ans. Un certain matin, jtudiais Tacite et mextasiais au sujet des vertus des anciens Germains ; la petite nettoyait prs de moi ; tout coup, elle sarrta net, se pencha vers moi, le balai la main, et deux fraches, superbes lvres touchrent les miennes. Le baiser de lamoureuse petite chatte fit tressaillir tout mon tre, mais je tins mon Germania comme un bouclier contre la sductrice et men allai, quittait la chambre.

    Wanda clata de rire. Vous tes en effet un homme rare : pour trouver votre

    semblable, il faudrait aller loin. Une autre scne de cette poque mest reste prsente lesprit

    dune faon inoubliable, racontai-je de nouveau ; la comtesse Sobol, une de mes tantes loignes, vint en visite chez mes parents : ctait une belle et majestueuse femme au rire sduisant ; mais je la dtestais, car elle passait dans la famille pour une Messaline, et me traitait aussi insolemment, mchamment et maladroitement quil lui tait possible.

    Un jour, mes parents taient alls au chef-lieu. Ma tante rsolut de profiter de leur absence pour excuter la sentence quelle avait

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  • passe sur moi. Inopinment, vtue de sa kazabaka [ Petite jaquette de velours de couleur garnie de fourrure, en usage chez les femmes slaves.] double de fourrure, elle entra, suivie de la cuisinire, de la fille de cuisine et de la petite chatte que javais ddaigne. Sans rien demander, elles me saisirent et, en dpit de ma violente rsistance, mattachrent les pieds et les mains, puis, avec un mauvais rire, ma tante releva ses manches et se mit me fouetter avec une grosse baguette, et elle frappa si fort que le sang coula et qu la fin, malgr mon courage, je criai, pleurai et demandai grce. L-dessus elle me fit dlier, mais je dus magenouiller devant elle pour la remercier de la correction et lui baiser la main.

    Voyez-vous, maintenant, le fou dpourvu de sensations ? Sous la baguette de la belle et lascive femme, qui, dans sa jaquette de fourrure, mapparaissait comme une reine courrouce, pour la premire fois la sensation de la femme sveilla en moi, et ma tante me parut, ds ce moment, la femme la plus attrayante que Dieu ait jamais mise sur terre.

    Mon austrit la Caton, mon horreur de la femme, avaient fait place un sentiment du beau pouss au plus haut degr ; ma sensualit devenait maintenant dans mon imagination une culture artistique, et je me jurai de ne pas prodiguer ces motions sacres envers un tre vulgaire, mais de les rserver pour une femme idale, ou peut-tre pour la desse damour elle-mme.

    Jentrai fort jeune luniversit, laquelle se trouvait prcisment dans la ville principale o rsidait ma tante. Ma chambre ressemblait alors celle du docteur Faust. Tout y tait ple-mle et confus, de hautes armoires bourres de livres que javais achets pour un prix drisoire chez un bouquiniste de la Cervanica [Quartier de Lemberg habit par les juifs.], des sphres, des atlas, des fioles, des cartes clestes, des squelettes danimaux, des ttes de mort, des bustes de personnages clbres. Derrire le grand pole vert aurait pu se dtacher la silhouette de Mphistophls en tudiant errant.

    Jtudiais tout ensemble, sans systme, sans choix la chimie, lalchimie, 1histoire, lastronomie, la philosophie, la science du droit, lanatomie et la littrature ; je lisais Homre, Virgile, Schiller, Goethe, Shakespeare, Cervants, Voltaire, Molire, le Coran, le

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  • Cosmos, les Mmoires de Casanova. Je devenais chaque jour plus confus, plus fantasque et plus ultra-sensualiste. Et toujours javais une belle femme idale en tte, qui, de temps en temps mapparaissait comme une vision couche sur des roses, entoure damours, entre mes reliures de cuir et mes ossements ; tantt en toilette olympienne, avec le visage blouissant de blancheur de la Vnus en pltre, tantt avec les luxuriantes nattes brunes, les yeux bleus rieurs et la kazabaka de velours rouge bord dhermine de ma belle tante.

    Un matin, que la desse mtait apparue dans la pleine et souriante sduction de ses charmes sur le nuage dor de mon imagination, je me rendis chez la comtesse Sobol, qui me reut amicalement, voire cordialement et me donna, comme un gage de bienvenue, un baiser qui bouleversa mes sens. Elle avait maintenant tout prs de quarante ans, mais, comme la plupart des femmes fortement constitues, tait encore fort dsirable. Elle portait constamment une jaquette garnie de fourrure ; cette fois-ci, le vtement tait en velours vert garni de martre, mais rien ne lui restait plus de cette rigueur qui jadis mavait enthousiasm.

    Au contraire, elle se montra si peu cruelle mon gard que, sans beaucoup de crmonies, elle maccorda la permission de ladorer.

    Elle se rendit bientt compte de ma niaiserie ultra-sensualiste, et cela lui fit plaisir de me rendre heureux. Quant moi, jtais ravi comme un jeune dieu. Quelle jouissance, pour moi, lorsquagenouill devant elle josai baiser ces mmes mains qui jadis mavaient chti ! Ah ! quelles mains merveilleuses ! Si bien faites, si fines, en mme temps si dodues et si blanches, et quelles dlicieuses petites fossettes ! Jtais vraiment pris de ces mains. Je mamusais avec elles, les enfonais et les sortais de la sombre fourrure ; je les tenais contre la flamme et ne pouvais me rassasier de les voir.

    Wanda considra involontairement ses mains, je le remarquai et ne pus mempcher de rire.

    Vous voyez par l combien, cette poque, lultra-sensualisme prdominait chez moi, puisque, chez ma tante, jtais pris des cruels coups de verge que jen avais reus, comme je le fus, deux ans plus tard, des rles dune jeune actrice qui je faisais la cour. Je me suis

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  • galement pris de passion pour une dame fort respectable, qui jouait la vertu inabordable, pour me trahir finalement avec un riche Juif. Voyez-vous donc que je serais tromp, vendu par une femme, qui feindrait les principes les plus austres, les sentiments les plus idalistes ; cest pourquoi je hais tellement ces sortes de vertus potiques, sentimentales ; donnez-moi une femme assez honorable pour me dire : Je suis une Pompadour, une Lucrce Borgia, et je ladorerai.

    Wanda se leva et ouvrit la fentre. Vous avez une singulire faon dchauffer limagination,

    dexciter tous les nerfs de quelquun, de faire battre le pouls toujours plus fort. Vous entourez le vice dune aurole, quand il lui arrive dtre respectable. Votre idal est une courtisane effrontment gniale ; oh ! vous tes pour moi lhomme corrompre une femme jusquaux moelles !

    ** *

    Au milieu de la nuit, on frappa ma fentre ; je me levai, ouvris et aussitt tressaillis deffroi. Dehors se tenait Vnus la fourrure, presque comme elle mtait apparue la premire fois.

    Vous mavez agite avec vos histoires, jai roul sur mon lit et ne puis dormir, dit-elle, venez me tenir compagnie.

    Tout de suite. Comme jentrai, Wanda tait accroupie devant la chemine, dans

    laquelle elle avait allum une petite flambe. Lautomne sannonce, commena-t-elle, les nuits sont

    absolument fraches. Je crains de vous dplaire, mais je ne puis enlever ma fourrure avant que la pice soit suffisamment chaude.

    Vous, me dplaire. Friponne ! Vous savez bien Je jetai mon bras autour delle et lembrassai. Sans doute, je sais, mais do vous vient cette prdilection pour

    la fourrure ? Cest inn chez moi, rpondis-je ; dj, tant enfant, je faisais

    montre de cette prdilection. Du reste, la fourrure exerce une action excitante sur toutes les natures nerveuses, et cette action sexerce mme en gnral comme les lois physiques. Cest une attraction

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  • physique, du moins aussi bizarre quelle et excitante. En ces tout derniers temps, la science a dcouvert une certaine parent entre llectricit et la chaleur, et laction que chacune exerce sur lorganisme humain se rapproche de lautre. La zone torride engendre des hommes passionns, une chaude atmosphre lexaltation. Il en va exactement de mme pour llectricit.

    La compagnie des chats exerce des effets bienfaisants et qui tiennent du sortilge sur les natures excitables, et il nest pas tonnant que ces charmantes cratures, ces jolies batteries vivantes dlectricit soient devenues les favorites de Mohamed, du cardinal Richelieu, de Crbillon, de Rousseau, de Wieland, etc.

    Une femme qui porte une fourrure, scria Wanda, nest pas non plus autre chose quun gros chat, une trs forte batterie lectrique !

    Certainement, rpondis-je, et cest ainsi que je mexplique aussi la signification symbolique qui de la fourrure a fait lattribution de la puissance et de la beaut. Cest dans cet esprit quaux premiers ges du monde, les monarques ladoptrent et quune tyrannique noblesse eut la prtention de la rserver, au moyen dordonnances somptuaires, comme son privilge exclusif, de mme que les grands peintres en firent le symbole des reines de la beaut. Cest ainsi que nous voyons Raphal pour les formes divines de la Fornarine, et le Titien pour le corps ros de sa bien-aime, ne pas trouver de cadre plus prcieux quune sombre fourrure.

    Je vous remercie de cette dissertation rotique, dit Wanda, mais vous ne mavez pas tout dit, vous ajoutez encore quelque autre sens tout particulier la fourrure.

    Sans doute, mcriai-je, je vous ai dj dit et rpt que la douleur possde pour moi un charme rare ; que rien autant que la tyrannie, la cruaut, et avant tout linfidlit dune belle femme, nest mme dallumer ma passion. Et je puis mimaginer cette femme, cet trange idal dune hideuse esthtique, cette me dun Nron dans le corps dune Phryn.

    Je comprends, rpliqua Wanda, cela donne une femme quelque chose dimprieux, dimposant.

    Ce nest pas tout, continuai-je ; vous savez que je suis un

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  • ultra-sensualite , que chez moi toute conception procde davantage de limagination et se nourrit de chimres. De bonne heure, jai t dvelopp et surexcit dans ce sens, alors que, vers dix ans environ, on me mit en mains la Vie des Martyrs ; je me rappelle que je lisais avec une horreur, qui constituait pour moi un vritable ravissement, comment ils languissaient en prison, taient tendus sur le gril, percs de flches, bouillis dans la poix, livrs aux btes, mis en croix, et enduraient les plus grandes atrocits avec une sorte de joie. Souffrir, supporter de cruelles tortures, me parut dsormais une espce de jouissance, et tout particulirement si ces tortures taient infliges par lintermdiaire dune jolie femme, et cest particulirement ainsi que de tout temps, pour moi, toute posie et toute infamie sont concentres dans la femme. Je lui ai vou un culte.

    Je voyais dans la sensualit quelque chose de sacr, voire la seule chose sacre ; dans la femme et dans sa beaut, quelque chose de divin ; en elle le problme le plus important de lexistence : la propagation de lespce et avant tout sa vocation ; je voyais dans la femme la personnification de la nature, lIsis, et dans lhomme son prtre, son esclave, et je voyais la femme cruelle envers lui comme la nature, qui loigne de soi ce qui lui a servi aussitt quelle nen a plus besoin, tandis que pour lhomme les mauvais traitements, la mort mme inflige par la femme, deviennent encore de vraies dlices.

    Jenviais le roi Gunther, que la fcheuse Brunehilde attacha pendant sa nuit de noce ; le pauvre troubadour, que sa gaie dame faisait coudre dans une peau de loup, pour le poursuivre comme un fauve ; jenviais le chevalier Etiard que laudacieuse amazone Scharka fit prisonnier par ruse dans le bois prs de Prague, entrana dans le manoir Divin, et, aprs quelle eut pass quelque temps avec lui, le fit attacher sur la roue.

    Affreux ! scria Wanda, je vous souhaiterais de tomber aux mains dune femme de cette race sauvage, et revtu dune peau de loup, dtre livr la dent des chiens ou jet sur la roue, pour vous alors toute posie disparatrait.

    Vous croyez ? moi, je ne crois pas. Vous ntes vraiment pas dans votre bon sens.

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  • Cela se peut. Mais, coutez-moi ; je lus dsormais avec une vritable avidit des histoires, dans lesquelles les plus pouvantables cruauts taient dpeintes, et regardai avec un attrait tout spcial les images et les gravures qui les reprsentaient, et je voyais tous les tyrans sanguinaires qui sur un trne sassirent, les inquisiteurs qui infligrent la question aux hrtiques, les firent brler vifs, gorger, toutes ces femmes que lhistoire du monde nous montre avoir t dpraves, belles et despotiques, telles que Libussa, Lucrce Borgia, Agns de Hongrie, la reine Margot, Isabeau, la sultane Roxelane, les tzarines russes du sicle pass, tous vtus de fourrures ou de robes garnies dhermine.

    Ainsi, une fourrure veille toujours vos tranges visions ! scria Wanda, et elle commena de nouveau se draper coquettement dans son superbe manteau de fourrure, de sorte que la pelisse de zibeline aux sombres reflets dessinait ravir son buste et ses bras. Eh bien ! dans quel tat vous trouvez-vous maintenant, vous sentez-vous dj moiti rompu ?

    Ses yeux verts et pntrants sarrtrent sur moi avec une trange et douce complaisance, alors que, transport de passion, je me prosternai devant elle et jetai mes bras autour delle.

    Oui, vous avez rveill chez moi, mcriai-je, mes fantaisies favorites, depuis longtemps endormies.

    Et que sont-elles ? Elle posa la main sur ma nuque. Sous cette chaude petite main, sous ce regard qui me scrutait

    tendrement travers les paupires mi-closes, une douce ivresse sempara de moi.

    tre lesclave dune femme, dune belle femme, voil ce que jaime, ce que jadore.

    Et pour cela, elle vous maltraite ! minterrompit Wanda en riant.

    Oui, elle mattache et me fouette, et me donne des coups de pieds, alors quelle appartient un autre.

    Et, quand rendu fou par jalousie, vous la disputez au rival heureux, elle pousse larrogance jusqu vous vendre ce mme rival et lui donner le prix de sa barbarie Pourquoi pas ? Ce tableau final vous plat peu ?

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  • Je regardai Wanda avec effroi. Vous dpassez mes rves. Oui, nous autres femmes nous sommes ingnieuses, dit-elle,

    prenez garde quand vous aurez trouv votre idal, cela peut arriver, quil vous traite plus cruellement que vous ne le rvez.

    Je crains davoir dj trouv mon idal ! mcriai-je, et jenfonai ma tte brlante dans son sein.

    Pas encore en moi ! fit Wanda. Elle jeta bas la fourrure et se mit sauter en riant par la chambre ; elle riait toujours tandis que je descendais lescalier, et jtais encore mi-vtu, plong que jtais dans mes rflexions, que jentendais encore en haut son rire malicieux et fou.

    ** * Pourrai-je ainsi vos yeux incarner votre idal ? dit Wanda

    dun air espigle, quand nous nous rencontrmes dans le parc le lendemain.

    Tout dabord, je restai interdit. Jtais en proie aux sentiments les plus contraires. Entre-temps, elle se laissa tomber sur un des bancs de pierre et se mit jouer avec une fleur.

    Eh bien, le pourrai-je ? Je me jetai genoux et saisis ses mains. Je vous prie encore une fois, devenez ma femme, ma fidle et

    honore femme ; ne le pouvez-vous pas, car vous tes mon idal, absolument, sans arrire-pense, telle que vous tes ?

    Vous savez que dans un an ma main vous sera donne, si vous tes lhomme que je cherche, rpondit Wanda fort srieusement, mais jespre que vous me serez reconnaissant si je ralise votre rve. Maintenant, que prfrez-vous ?

    Je crois que tout ce qui flotte dans mon imagination se retrouve dans votre nature.

    Vous vous trompez. Je crois, continuai-je, que cela vous fait plaisir davoir en main

    un homme torturer votre guise. Non, non ! cria-t-elle vivement, ou encore Elle rflchit.

    Je ne me comprends plus, continua-t-elle, mais je dois vous faire

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  • une confession. Vous avez dtruit mon rve, mon sang schauffe, je commence nprouver nul autre plaisir, des dlices semblables lenthousiasme avec lequel vous parlez dune Pompadour, dune Catherine II et de toutes les autres femmes gostes, frivoles et cruelles ; cela mexcite, cela entre dans mon me et me pousse devenir semblable ces femmes qui, malgr leur mchancet, furent, tant quelles vcurent, adores servilement et font encore des miracles dans la tombe. Enfin, faites encore de moi une despote au petit pied, une Pompadour lusage domestique.

    En somme, dis-je, pouss bout, si cela est en vous, laissez-vous aller limpulsion de votre nature, mais pas demi ; si vous ne pouvez tre une brave et fidle femme, soyez un dmon !

    Jtais dfait, surexcit, la proximit de la belle dame dterminait chez moi comme un accs de fivre, je ne savais plus ce que je disais, mais je me rappelle que je baisai ses pieds et quenfin je levai son pied et le posai sur ma nuque. Mais elle le retira prcipitamment et se leva presque fche.

    Si vous maimez, Sverine, dit-elle vivement sa voix sifflait, incisive et imprieuse ne parlez plus de ces choses. Mentendez-vous ? Jamais plus. Je pourrais la fin vraiment Elle se mit rire et sassit de nouveau.

    Je parle trs srieusement, mcriai-je mi-rveur, je vous adore tellement que je veux tout supporter de vous, pourvu que je puisse passer toute ma vie auprs de vous.

    Sverine, je vous prviens encore une fois. Vous me prvenez inutilement. Faites de moi ce que vous

    voudrez, mais ne mloignez pas tout fait de vous. Sverine, rpartit Wanda, je suis une femme jeune et tourdie ;

    il est dangereux pour vous de vous livrer si compltement moi, vous deviendrez rellement la fin mon jouet ; qui vous assure alors que je nabuserai pas de votre dmence ?

    Votre noble conduite. Le pouvoir rend insolent. Soyez donc insolente, mcriai-je, foulez-moi aux pieds ! Wanda mentoura le cou de ses bras, me regarda dans les yeux et

    secoua la tte :

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  • Jai peur de ne pouvoir le faire, mais je veux lessayer, pour toi mon bien-aim, car je taime, Sverine, comme je nai jamais aim aucun homme !

    ** *

    Elle a pris aujourdhui tout coup son chle et son chapeau et jai d laccompagner au bazar. L, elle se fit montrer des fouets, de grands fouets manche court, comme on en a pour les chiens.

    Ceux-ci seront suffisants, dit le vendeur. Non, ils sont beaucoup trop petits, rpondit Wanda en me

    lanant un regard de ct, jen veux un grand. Pour un bouledogue alors ? rpliqua le marchand. Oui, scria-t-elle, dans le genre de ceux quon avait en Russie

    pour les esclaves rebelles ! Elle chercha et choisit enfin un fouet ; son allure trahissait quelque

    chose dinquitant qui me surprit. Maintenant, adieu, Sverine, dit-elle, jai encore quelques autres

    emplettes faire, pour lesquelles vous navez pas besoin de maccompagner.

    Je pris cong et fis une promenade ; mon retour, japerus Wanda quittant la boutique dun fourreur. Elle me fit signe.

    Rflchissez encore bien ceci, commena-t-elle gaiement, je ne vous en ai jamais fait mystre, savoir que votre manire dtre grave et rveuse me captive tout particulirement maintenant ; cela, certes, me ravit de voir un homme sincre se livrer tout moi, oui, franchement sextasier mes pieds, mais cet enchantement persistera-t-il ? La femme aime lhomme, elle maltraite lesclave et, finalement, le repousse du pied.

    Alors, repousse-moi du pied si tu as assez de moi, rpondis-je, je veux tre ton esclave.

    Je vois que des desseins dangereux sommeillent en moi, dit Wanda, aprs que nous emes encore fait quelques pas ; tu les veilles et non ton avantage, tu le comprends, toi si habile dpeindre la poursuite de la jouissance, la cruaut, lorgueil ; que dirais-tu, si je my essayais et cela tout dabord envers toi, comme Denys, qui lit dabord rtir linventeur du boeuf dairain dans ce

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  • mme appareil, afin de sassurer si ses plaintes, ses rles de mort ressemblaient vraiment au mugissement dun boeuf ? Peut-tre suis-je un Denys femelle ?

    Sois-le, mcriai-je, alors mon rve sera ralis. Je tappartiens en bien ou en mal, choisis toi-mme. La fatalit me pousse, elle est dans mon cur, diabolique, toute-puissante.

    ** *

    Mon bien-aim ! Je ne te verrai ni aujourdhui ni demain, mais aprs-demain soir

    seulement et alors comme mon esclave. Ta matresse, Wanda.

    ** *

    Comme mon esclave tait soulign. Je lus encore une fois le billet, reu de bonne heure le matin, me fis seller un ne, une vritable bte savante, et allai dans la montagne afin dtourdir ma douleur, de tromper mes ardents dsirs au milieu de la grandiose nature des Karpates.

    ** *

    Me voici de retour, fatigu, affam, mourant de soif et, par-dessus tout, amoureux. Je mhabille la hte et frappe peu dinstants aprs sa porte.

    Entrez ! Jentrai. Elle se tenait au milieu de la pice, les bras croiss sur la

    poitrine, les sourcils froncs, vtue dune robe de satin blanc blouissante comme le jour, et dune kazabaka de satin rouge carlate, garnie de riche et superbe hermine ; sur ses cheveux poudrs et blancs comme neige, reposait un diadme en diamants.

    Wanda ! Je mempressai vers elle, voulus lentourer de mon bras,

    lembrasser ; elle fit un pas en arrire et me toisa de haut en bas. Esclave ! Matresse !

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  • Je magenouillai et baisai le bord de sa robe. Cest bien. Oh ! que tu es belle ! Te plais-je ? Elle savana devant le miroir et se contempla avec une hautaine

    satisfaction. Je deviens fou ! Elle remua ddaigneusement la lvre infrieure et me considra

    railleusement travers ses paupires mi-closes. Donne-moi le fouet. Je regardai tout autour de la chambre. Non, scria-t-elle, reste genoux ! Elle alla vers la chemine, y prit le fouet, et, me considrant en

    riant, le fit siffler en lair, puis elle retroussa lentement les manches de sa jaquette fourre.

    Admirable femme ! mcriai-je. Tais-toi, esclave ! Son regard prit tout coup un air sombre, voire mme sauvage et

    elle me cingla du fouet ; le moment daprs, elle posa dlicatement son bras autour de ma nuque et se pencha avec compassion vers moi.

    Tai-je fait mal ? demanda-t-elle moiti confuse, moiti angoisse.

    Non ! repris-je, et si cela tait, les douleurs que tu minfliges sont une jouissance pour moi. Fouette-moi encore, si cela te fait plaisir.

    Mais cela ne me fait aucun plaisir. Une trange ivresse sempara de nouveau de moi. Fouette-moi, priai-je, fouette-moi sans piti. Wanda brandit le fouet men frappa par deux fois. En as-tu assez ? Non ! Srieusement pas ? Fouette-moi, je ten prie, cest pour moi une jouissance. Oui, tant que tu sais bien que ce nest pas srieusement, reprit-

    elle, que je nai pas le coeur de te faire du mal. Tout ce jeu barbare me rpugne. Si jtais vraiment la femme qui fouette ses esclaves, tu

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  • tpouvanterais. Non, Wanda, dis-je, je taime mieux que moi-mme ; je me

    suis donn toi la vie la mort, tu peux srieusement entreprendre contre moi ce qui te plat, ce que te suggre ton orgueil.

    Sverine ! Foule-moi aux pieds ! mcriai-je, et je me prosternai devant

    elle, la face contre terre. Je hais tout ce qui et comdie ! dit Wanda impatiemment. Alors, maltraite-moi pour de bon. Une pause inquitante sensuivit. Sverine, je te prviens encore pour la dernire fois ! commena

    Wanda. Si tu maimes, sois donc cruelle envers moi, implorai-je, les

    yeux levs vers elle. Si je taime ? reprit Wanda. Cest bien, maintenant ! Elle recula et me considra avec un rire sombre. Sois donc mon

    esclave, et sens ce que cest que de stre livr aux mains dune femme. Et au mme instant elle me donna un coup de pied.

    Eh bien ! comment cela te va-t-il, esclave ? Puis elle brandit le fouet. Lve-toi ! Je voulus me relever. Pas ainsi, commanda-t-elle, sur les genoux. Jobis et elle commena me fouetter.Les coups pleuvaient vigoureusement sur mon dos, sur mes bras,

    taillaient ma chair et y laissaient une sensation de brlure, mais les souffrances me transportaient, car elles provenaient delle, de la femme que jadorais, pour laquelle tout moment jtais prt donner ma vie.

    Enfin, elle sarrta. Je commence prendre plaisir ce jeu, dit-elle, en voil assez

    pour aujourdhui, mais il me prend une diabolique curiosit de voir jusquo va ton pouvoir de rsistance, une cruelle volupt mempoigne de te sentir trembler sous mon fouet, de te voir plier et dentendre enfin tes gmissements, tes plaintes et tes cris de douleur, jusqu ce que tu demandes grce et que je continue frapper sans

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  • piti, jusqu ce que tu tombes sans connaissance. Tu as veill dans mon tre de dangereux instincts. Mais maintenant, lve-toi !

    Je memparai de sa main pour la porter mes lvres. Quelle audace ! Elle mloigna du pied. Hors de ma vue, esclave ! Aprs une nuit de fivre passe dans des rves confus, je

    mveillai. Le jour paraissait peine. Quy a-t-il de vrai de ce qui plane dans mon souvenir ? Quai-je prouv ou seulement rv ? Il est certain que jai t fouett, je ressens chaque coup sparment, je puis compter les marques rougetres et cuisantes qui sillonnent mon corps. Elle ma fouett ! Oui, maintenant, je sais tout.

    Mon rve a pris corps. Que men semble-t-il ? La ralit ma-t-elle dsabus de mon rve ?

    Non, je suis seulement tant soit peu fatigu, mais sa cruaut me remplit dallgresse. Oh ! combien je laime, combien je ladore ! Hlas ! tout ceci nexprime pas le moins du monde ce que je ressens pour elle, combien je me sens compltement livr elle. Quelles dlices dtre son