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Médecine palliative Soins de support Accompagnement Éthique (2014) 13, 57—67 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ÉTUDE ORIGINALE Les avatars des soins palliatifs désenclavés. Enquête en unités de soins palliatifs, en équipes mobiles et en services de soins curatifs Transformations of palliative care in French hospitals. A survey in palliative care units, supportive teams and curative care services Yaël Tibi-Lévy a,,b,1 , Martine Bungener a,b a Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (Cermes3), CNRS UMR 8211, 7, rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif, France b Inserm U988, 7, rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif, France Rec ¸u le 30 mai 2013 ; rec ¸u sous la forme révisée le 24 juillet 2013; accepté le 14 aoˆ ut 2013 Disponible sur Internet le 8 novembre 2013 MOTS CLÉS Soins palliatifs ; Hôpital ; Démarche palliative ; Configurations de travail ; Enquête qualitative Résumé Objectifs. La diffusion de la « démarche palliative » à tous les services hospitaliers confrontés à la fin de vie est un axe majeur de la politique de développement des soins palliatifs en France. L’objectif de cet article est d’interroger les fac ¸ons dont l’activité palliative, de plus en plus désenclavée, se configure aujourd’hui dans les hôpitaux franc ¸ais. Méthode. Les données ont été recueillies par entretiens semi-directifs individuels auprès de 64 soignants et bénévoles, exerc ¸ant dans trois cadres organisationnels distincts : des unités de soins palliatifs, des équipes mobiles et des services de soins curatifs. Résultats. Les principaux résultats mettent en évidence une diversité de configurations de travail, reflétant l’hétérogénéité du monde des soins palliatifs (tant conceptuellement, que dans ses pratiques), et montrent que les débats qui parcourent les équipes de soins palliatifs non seulement persistent, mais aussi s’accentuent, lorsque cette activité se déploie dans un milieu ouvert. Conclusion. S’il est possible de jouer sur certains facteurs pour diffuser la « démarche pal- liative » dans les services (comme la formation des soignants ou une révision de l’organisation des services), deux autres, souvent sous-estimés, jouent comme des freins dans l’inflexion des Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (Y. Tibi-Lévy). 1 Photo. 1636-6522/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2013.08.002

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Page 1: Les avatars des soins palliatifs désenclavés. Enquête en unités de soins palliatifs, en équipes mobiles et en services de soins curatifs

Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2014) 13, 57—67

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

ÉTUDE ORIGINALE

Les avatars des soins palliatifs désenclavés.Enquête en unités de soins palliatifs, enéquipes mobiles et en services de soinscuratifs

Transformations of palliative care in French hospitals. A survey inpalliative care units, supportive teams and curative care services

Yaël Tibi-Lévya,∗,b,1, Martine Bungenera,b

a Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (Cermes3), CNRS UMR 8211,7, rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif, Franceb Inserm U988, 7, rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif, France

Recu le 30 mai 2013 ; recu sous la forme révisée le 24 juillet 2013; accepté le 14 aout 2013Disponible sur Internet le 8 novembre 2013

MOTS CLÉSSoins palliatifs ;Hôpital ;Démarche palliative ;Configurations detravail ;Enquête qualitative

RésuméObjectifs. — La diffusion de la « démarche palliative » à tous les services hospitaliers confrontésà la fin de vie est un axe majeur de la politique de développement des soins palliatifs en France.L’objectif de cet article est d’interroger les facons dont l’activité palliative, de plus en plusdésenclavée, se configure aujourd’hui dans les hôpitaux francais.Méthode. — Les données ont été recueillies par entretiens semi-directifs individuels auprès de64 soignants et bénévoles, exercant dans trois cadres organisationnels distincts : des unités desoins palliatifs, des équipes mobiles et des services de soins curatifs.Résultats. — Les principaux résultats mettent en évidence une diversité de configurations detravail, reflétant l’hétérogénéité du monde des soins palliatifs (tant conceptuellement, quedans ses pratiques), et montrent que les débats qui parcourent les équipes de soins palliatifs

non seulement persistent, mais aussi s’accentuent, lorsque cette activité se déploie dans un milieu ouvert. Conclusion. — S’il est possible de jouer sur certains facteurs pour diffuser la « démarche pal-liative » dans les services (comme la formation des soignants ou une révision de l’organisationdes services), deux autres, souvent sous-estimés, jouent comme des freins dans l’inflexion des

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (Y. Tibi-Lévy).

1 Photo.

1636-6522/$ — see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2013.08.002

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pratiques : le temps incompressible dont le personnel dispose pour réaliser ses multiples tâcheset la capacité réelle de chaque professionnel à « s’occuper de mourants ».© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSPalliative care;Hospital;Opening-up;Workingconfigurations;Qualitative survey

SummaryObjectives. — Disseminating the ‘‘palliative approach’’ to all hospital services which have todeal with the end-of-life is a major feature of the development of palliative care in France. Theaims of this article are to examine the ways in which palliative care, increasingly integratedinto hospital’s activity, are configured in French hospitals.Methods. — The data was collected through individual semi-structured interviews with64 caregivers and volunteers working in three distinct organizational frameworks: palliativecare units, palliative care supportive teams and curative care services.Results. — The principal results highlight a diversity of working configurations, reflecting theheterogeneity of the palliative care world (as concerns both its conceptions and practices ofend-of-life care), and show that the debates which run through the palliative care teamstend not only to persist, but also to become more acute, as this activity unfolds in an openenvironment.Conclusion. — If it is possible to act on certain factors to improve the dissemination of the‘‘palliative approach’’ in hospital services (such as by training health care providers or byreorganizing the services), two other frequently underestimated factors tend to discouragechanges in practice: the limited time in which the staff has to perform multiple tasks and theactual capacity of each professional ‘‘to care for the dying’’.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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ntroduction

a notion de soins palliatifs est née dans les années960—1970 sous l’impulsion de Cicely Saunders et’Elisabeth Kübler-Ross [1]. Si la première a mis auoint un ensemble de protocoles cliniques pour soulagere leur douleur les patients atteints de cancer incurable,t montré une relation étroite entre plusieurs formes deouffrances (physique, mentale, sociale, spirituelle), laeconde a identifié les aspects relationnels et psycholo-iques spécifiques à la fin de vie. En privilégiant l’idéeue la personne en fin de vie est un être vivant jusqu’auoment ultime, elles ont montré qu’entre acharnement

hérapeutique et abandon, une voie était encore possible,xée sur l’atténuation des symptômes et des besoinsusqu’alors délaissés.

Cette approche, identifiée comme le mouvement desoins palliatifs, a rapidement connu un grand succès de pare monde [2], en raison de la pensée innovante et humanisteu’elle véhicule [3] et de ses principes fondamentaux [4] :le respect du confort du patient, de son libre arbitre etde sa dignité ;la prise en compte de sa souffrance globale (par des tech-niques allant de la prescription de médicaments à uneattitude d’écoute et de réconfort) ;l’évaluation et le suivi de son état psychique ;la qualité de l’accompagnement et de l’abord relationneldu malade (y compris quand il ne peut plus s’exprimer) etde sa famille ;la communication avec le malade et ses proches (en déli-

vrant les informations de facon progressive et adaptée) ;la coordination et la continuité des soins (ce qui impliqueinterdisciplinarité des équipes, définition de projets desoins par malade et tenue correcte des dossiers patients) ;

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la prise en charge de la phase terminale (en veillant àpréserver la meilleure qualité de vie possible jusqu’audécès, avec engagement explicite de non-abandon de lapart des soignants) ;la préparation au deuil des familles (par une délivranced’informations « précoces et régulières »).

Si ces grands principes semblent bien définis, qu’en est-ilans la pratique courante en France, où les soins palliatifs’exercent dans une diversité de contextes institutionnels etrganisationnels (unités de soins palliatifs, équipes mobilese soins palliatifs, lits identifiés de soins palliatifs dans leservices classiques, unités travaillant sans équipe, ni litsdentifiés de soins palliatifs) et où une voie originale estuivie : développer les soins palliatifs par une diffusion dea « culture palliative » dans tous les services confrontés àa mort [5] ? Dans ce processus de diffusion où les soins pal-iatifs sont de plus en plus désenclavés (les unités de soinsalliatifs étant réservées aux « cas les plus complexes »), larande majorité des personnes relevant de soins palliatifs à’hôpital est prise en charge par des équipes, plus ou moinspécialisées ou sensibilisées aux soins palliatifs et dont leadre de pratique est plus ou moins contraint, laissant donclace à une hétérogénéité de formes de travail [6,7].

L’objectif de cet article est d’interroger les facons dont’activité palliative se configure dans ce contexte mouvant.u-delà de la conception que chacun se fait de son activité,

l s’intéresse plus singulièrement aux diverses configurations’exercice, telles que les évoquent soignants et bénévoles.insi, par exemple : que signifie concrètement pour eux

xercer en unité de soins palliatifs, en équipe mobile ou enervice classique ? Quelles sont les similitudes et divergencese points de vue et de pratiques observables ? Commentes grands principes des soins palliatifs sont-ils transposés
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Avatars des soins palliatifs désenclavés

ici et là ? Quelles dimensions « résistent » aux contraintesde terrain et le cas échéant, avec quels arrangements ?Quelles autres semblent, au contraire, faire l’objet denégociations, voire d’abandon ? Plus largement, il s’agit decomprendre comment les différents acteurs passent d’unedéfinition plus ou moins partagée des soins palliatifs à uneconception particulière du travail à réaliser, puis de cesconceptions particulières à une concrétisation effective dutravail à accomplir dans leur pratique quotidienne, situéedans un univers contraint [8]. Une telle approche impliquede s’intéresser non seulement aux tâches qu’ils mettentprioritairement en avant, mais aussi à celles qu’ils délaissent(individuellement ou collectivement).

Matériel et méthodes

Le recueil de données a concerné dix équipes de soins pal-liatifs travaillant dans les contextes de cinq unités de soinspalliatifs et cinq équipes mobiles, lesquelles se distinguentpar leur localisation, leur taille et leur niveau de dotationen personnel. Pour chaque équipe mobile, trois servicesde soins curatifs ont, par ailleurs, été enquêtés, soit 15 autotal (médecine interne, dermatologie, oncologie, néphro-logie, ORL, gastroentérologie, pneumologie, rhumatologie,cardiologie, neurologie, chirurgie. . .). Nous disposons doncde trois sources d’information sur les pratiques palliativesà l’hôpital, correspondant à trois formes organisationnellesde travail : des unités de soins palliatifs, des équipes mobileset des services classiques de diverses spécialités. L’inclusionde services dotés de lits identifiés de soins palliatifs, enrevanche, n’a pas été possible dans le cadre de cetterecherche, mais cette forme organisationnelle mériteraitsans doute une investigation complémentaire, les concep-tions du travail et les pratiques qui en découlent étantprobablement différentes de celles observées dans nos troiscontextes d’étude.

Les données ont été recueillies par entretienssemi-directifs individuels auprès de 64 personnes :41 professionnels des soins palliatifs (23 exercant enunité de soins palliatifs et 18, en équipes mobiles),15 soignants de services de soins curatifs (1 médecin,9 cadres et 5 infirmières) et 8 bénévoles. Les entretiens,d’une durée moyenne d’1h40, ont été conduits par unesociologue expérimentée. Ils ont tous été enregistrés (avecl’accord des personnes enquêtées), puis intégralementretranscrits. Les biais potentiels, souvent associés auxétudes qualitatives comme celle-ci (biais liés à l’enquêteur,biais de sélection des personnes enquêtées, biais de recueilde discours non significatifs ou marginaux, en particulier)ont été notablement limités par les précautions méthodo-logiques prises (choix d’un enquêteur unique, diversité deslieux d’enquête, hétérogénéité des personnes rencontrées,nombre important d’entretiens réalisés. . .).

Une première analyse avait été réalisée via Alceste,un logiciel d’analyse textuelle automatisée fondé sur lastatistique lexicale et qui avait permis de faire ressortirle vocabulaire le plus fréquent utilisé par les enquêtés,

ainsi que des profils de discours [9]. Il s’agit à présentd’approfondir, par une démarche inductive et au moyend’une analyse de contenu manuelle, la conception quechaque acteur a de son activité, les pratiques mises en

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uvre et les difficultés rencontrées. Le processus d’analysees discours a été à la fois vertical (par entretien) en’appuyant sur les grands principes des soins palliatifs [4],t horizontal, identifiant le cadre dans lequel chacun évo-ue (unité de soins palliatifs/équipe mobile/service) et saonction. Après validation de l’acquisition de la saturationes données empiriques par grands thèmes, les entretiensnt été systématiquement codés, selon une triple logique :n codage ouvert par catégories, un codage transversal ouxial par lieux et types de personnels, puis un codage sélec-if articulant les catégories à la trame structurelle d’analyserivilégiée pour l’article.

ésultats

es discours ont mis en exergue une diversité de confi-urations reposant, d’une part, sur des différences deonceptions du soin et de pratiques entre les trois typese contextes organisationnels étudiés et, d’autre part, surne hétérogénéité interne de conceptions du soin et de pra-iques (aussi bien entre équipes de même type, qu’entreembres de mêmes équipes).

ravailler en unités de soins palliatifs : « entrentrusion et évitement »

rois des unités de soins palliatifs enquêtées étaientituées en Île-de-France et deux, en province. Elles comp-aient de 8 à 15 lits, leur dotation en personnel variant duimple au double (16,3 à 30,0 équivalents temps plein). Ellesccueillaient toutes majoritairement des patients atteintse cancer ou de maladie dégénérative, en phase avancéeu terminale, et l’objectif prioritaire affiché était par-out le même : « que le malade ne souffre pas » (sinon, il’est « pas possible d’aller plus loin »). Chaque unité deoins palliatifs disposait de locaux conformes aux référen-iels de la Société francaise d’accompagnement et de soinsalliatifs (Sfap) : architecture adaptée, chambres indivi-uelles et domestiquées (avec lit d’appoint), téléviseur etagnétoscope (parfois mis gratuitement à disposition), salle’art-thérapie, espaces-familles, salle de réunion, la convi-ialité des lieux étant souvent améliorée grâce aux donsecus par certaines unités de soins palliatifs et aux « caissese solidarité » parfois tenues par les bénévoles. Si beau-oup s’estimaient en général « bien lotis » en locaux, un

manque de place » a néanmoins été évoqué dans deux uni-és de soins palliatifs pour les psychologues et les bénévoles,ont les rôles respectifs ont parfois été discutés. En termese personnel, les équipes étaient partout multidisciplinairest formées aux soins palliatifs, ces formations prenantes formes disparates : diplôme universitaire de soins pal-iatifs (rarement exigé), apprentissage du métier « sur leas » (par lecture d’ouvrages, participation à des congrèsu observation des collègues) et formations continues (les-uelles varient selon les sites de quelques heures par an àlusieurs jours, des périodes et durées précises étant pla-ifiées en début d’année par certains chefs d’équipe). Si la

on-substitution des rôles a partout été présentée commeondamentale, les frontières d’activité ont montré une largeorosité dans la pratique courante : cadres-infirmiers fai-ant des soins ou servant des plateaux-repas, infirmières
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tsl«ldldsAmlucou maladresse » peut anéantir d’un coup les efforts réa-lisés jusqu’alors, où les pressions financières sont parfoisjugées « explosives » (obligeant à « courir » et à « hacher letravail », sans que malades et familles ne le ressentent) et

2 Comme le champagne mis un jour dans la sonde d’un patient

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idant aux toilettes, changeant des protections ou appor-ant les bassins, médecins et bénévoles faisant du « soutiensychologique ». . . l’important pour tous étant néanmoinse « toujours avoir en tête sa fonction principale » et de

relayer » aux collègues compétents et dès que nécessaire,e qui doit l’être.

Pour beaucoup, « les unités de soins palliatifs incarnentes valeurs » particulières (qui génèrent des tâches ellesussi particulières par rapport à l’acceptation classiquees soins hospitaliers) et un « état d’esprit différent deelui des services classiques » : des unités percues commees « lieux éducatifs », des prises en charge vues commees « conquêtes » ou des « paris », des malades considérés

comme des guides », une acception large de la notione soins (« dire bonjour en entrant dans une chambre estéjà un soin »), des facons de faire spécifiques (« écoutective », flexibilité et personnalisation des suivis, utilisatione techniques de relaxation et/ou de musique, organisatione fêtes, préparation des familles au deuil. . .). Un des prin-ipes souvent évoqué est que « tout est important » en soinsalliatifs, y compris « les petites choses énormes » à appor-er aux malades et familles, ce qui passe par un décryptagee leurs besoins et attentes. Plusieurs méthodes sont alorsises en œuvre, comme l’usage de techniques relation-

elles éprouvées, le travail en binôme, voire en trinômeuprès d’un même patient, les discussions plus ou moins for-elles entre collègues, la bonne tenue de dossiers ou des

appels informatiques. Les appels par sonnettes (audiblese plusieurs endroits) sont partout encouragés (voire faci-ités), une des unités ayant même placé des baby-phonesans certaines chambres pour optimiser leur surveillance.ans ce soin poussé à l’extrême, quelques soignants ontit qu’il n’était pas rare qu’ils « prennent le temps de’asseoir deux minutes avec un patient » (ce qu’ils jugent

plus efficace que des médicaments ») et ont présenté lauit comme un moment « propice aux confidences ». Ilsnt également évoqué les « rencontres fortuites » favoriséesans les couloirs, ainsi que les pauses-café que les béné-oles en particulier proposent aux familles pour « rentrern lien avec elles », les amener à parler de leur vécu puisaire remonter ce qui peut et doit l’être aux soignants (« leubterfuge du café »). Si un chef d’équipe estimait que

les soignants qui travaillent aujourd’hui en soins palliatifs’ont plus l’engagement qu’avaient les pionniers », de nom-reuses personnes (des aides-soignantes, notamment) ont,u contraire, parlé de leur métier comme d’une activité

épanouissante » et « utile », voire d’une « chance » (pourlles-mêmes, comme pour malades et familles).

Au-delà de ces discours conventionnels, une analyse plusne a montré que deux conceptions du travail s’affrontent,on seulement d’une unité de soins palliatifs à l’autre,ais aussi au sein de mêmes unités : si la première ren-

oie à des discours de fort investissement personnel et’engagement sans vraie limite (« je ne suis pas là que pouraire mon travail »), la seconde repose sur l’idée que lesoignants sont « avant tout des professionnels » des soins« de vraies infirmières », « ni des curés, ni des bonnesœurs ») et que leurs préoccupations majeures doivent res-

er d’ordre clinique (« continuer à faire de la médecine »,

rectifier les erreurs », « se montrer professionnel dès leépart, par exemple en réglant les seringues »), plusieursoignants oscillant entre ces deux conceptions, a priori

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Y. Tibi-Lévy, M. Bungener

ntinomiques, mais aux frontières floues. Alors que les par-isans de la première approche ont relaté les « trucs fous »u’ils font parfois pour satisfaire les souhaits de maladest familles2, ont qualifié leur activité de « drôle de travail »t ce qui en découle, de « charmes du métier », et se sontits parfois « frustrés » de ne pas pouvoir répondre à tout (ilsssayent alors de « contourner les choses », en « négociant »e qui peut l’être et en cherchant des « compromis »cceptables), les seconds (moins nombreux) ont critiquéuvertement certaines facons de penser ou de faire ennités de soins palliatifs comme : la « vision idyllique duourir » que le mouvement des soins palliatifs véhiculerait,

e « manque d’ouverture du milieu », le « sur-investissementffectif » de certains soignants, le « sur-accompagnement »qui « enferme les malades dans un cocon et réduit leurutonomie »), la « psychologisation excessive » des prisesn charge, la « familiarité » avec certains malades, le faite « fouiller dans la vie des gens », le nombre élevé deersonnes qui « gravitent autour du patient », le recoursux associations de bénévoles, la réalisation de touchers-assages, la gestion des conflits familiaux par les équipes,

’envoi de mots de condoléances ou encore, le suivi deeuil. . . ces éléments de débats ayant parfois été présen-és comme de véritables « sources de conflits à l’intérieures équipes ».

Plus largement, la question de « l’équilibre àtrouver entre le trop et le pas assez » a souvent

été évoquée (« jusqu’où aller ? »),cadres-infirmiers et chefs d’équipe estimant que

« les soignants d’unités de soins palliatifs ontsouvent tendance à vouloir en faire trop », ce qui

les expose à des risques d’« acharnementrelationnel » et d’« usure », néfastes pour tous.

Ainsi, plusieurs dilemmes (placant chacun dans des situa-ions inconfortables de gestion d’injonctions paradoxales)ont ressortis de facon récurrente, comme : « ne pas cachera vérité aux malades, mais ne pas l’asséner non plus »,

respecter le souhait des familles de taire la vérité àeur proche, tout en insistant sur le fait que ce dernieroit savoir », « sonder malades et familles pour connaîtreeurs besoins et attentes, sans être intrusifs », « aller auevant des gens qui n’osent pas aller vers les médecins,ans se laisser déborder par ceux demandeurs de temps ». . .

insi, nombreux soignants ont expliqué travailler en per-anence entre « entre intrusion et évitement », assimilant

eur activité à de la « gymnastique », du « jonglage », ou àn « art », requérant « souplesse », « élasticité » et « grosseapacité d’adaptation ». . . dans un contexte où toute « gaffe

ans le coma pour fêter la naissance de son premier petit-fils (sonpouse et certains soignants autour de lui, flûte à la main), pourxaucer le souhait qu’il avait un jour exprimé de boire le champagnee jour-là.

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Avatars des soins palliatifs désenclavés

où certaines situations restent difficiles à vivre (présence dejeunes enfants, arrêts d’alimentation, malades mutiques,menaces de suicide, retours de familles après le décès. . .).De fait, certains soignants ont souligné que, s’ils aiment leurmétier, c’est aussi « un métier qui ne pardonne pas ». Dèslors, « accepter le regard des collègues », « lever le pied »3

au moindre signe de surmenage, s’obliger à « couper dès quepossible grâce à une vie extérieure riche », « prendre soinde soi », ont souvent été présentés (par les aides-soignantesen particulier) comme des protections essentielles « pour nepas perdre ses plumes ». Les bénévoles ont alors été décritscomme exposés aux mêmes risques d’épuisement, et fai-saient tous l’objet de suivi au sein de leur association (et/ouparfois de l’unité de soins palliatifs où ils exercaient), pour« veiller à mettre de la distance entre eux et malades ».

Dans ce contexte où « la neutralité n’est pas compati-ble », la préservation de la survie de l’équipe est ressortiecomme un thème central, cadres et chefs d’équipe jouantun rôle régulateur (par la pose de « limites », « repères »,« balises », « garde-fous » et « règles » et par une « gestiondes élans sympathiques »). Même s’ils se disent « gentils »,ils ont souvent insisté sur l’impératif de parfois « hausserle ton », de « faire preuve de fermeté » et de « bousculerles gens pour repositionner correctement les choses ». Ils’agit alors pour eux à la fois de « veiller à ce que lessoignants ne soient pas dans le trop » (ce qui peut êtresource « de surchauffe, de conflits et de mauvais travail »),de les « protéger des malades et familles envahissants ouagressifs », et de juguler les problèmes liés à l’organisationflexible des unités de soins palliatifs. Par voie de consé-quence, les temps de transmissions orales et écrites et deréunions (plus ou moins fréquents, plus ou moins formels,plus ou moins disciplinaires, selon les unités) ont partout étéjugés essentiels au développement d’un « esprit d’équipeet d’entraide » et d’une « cohérence de groupe, malgré lesdifférences de sensibilités ». C’est aussi l’occasion, ont-ilssouligné, de passer en revue tout ou partie des dossiers(selon les équipes), de croiser les regards et de réfléchircollectivement aux facons les plus adaptées de surmonterles difficultés. Bien que la parole de chacun y a théorique-ment « le même poids », dans un esprit de « collégialité »,un chef d’équipe a néanmoins signalé qu’il « est parfoisnécessaire de reverticaliser la pyramide hiérarchique poursavoir qui on est et qui décide », les médecins ayant alors ledernier mot, compte tenu de leur « responsabilité particu-lière ». Alors que tous les enquêtés se sont montrés unanimessur l’intérêt des réunions, les groupes de parole (facultatifset supervisés par un psychothérapeute) étaient associés, enrevanche, à une diversité d’opinions : « temps d’expression,de compréhension, d’évacuation, d’élaboration, de for-mation et de relaxation » pour certains, temps « utilesuniquement pour les situations complexes » pour d’autres,temps « inutiles » pour d’autres encore, jugeant plus effi-

caces d’autres alternatives (supervisions individuelles endehors de l’hôpital, rencontres informelles avec les col-lègues d’autres équipes, analyses de pratiques, réunions

3 Par exemple, en reportant au lendemain ce qu’on pense ne paspouvoir faire correctement le jour-même ou en abandonnant cer-taines tâches, jugées « trop prenantes » (quitte à les relayer auxcollègues).

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e deuil. . .). Au-delà de cette divergence, la confidentia-ité des informations divulguées par malades et familles

été présentée partout comme un impératif « moral etthique », obligeant soignants et bénévoles à sélectionnerelles communicables au groupe (critère : leur capacité àméliorer traitements et prises en charge). Partout aussi,a difficulté à évaluer objectivement la qualité du travailccompli a été soulevée. L’installation de « petites urnes »ans certaines unités de soins palliatifs, l’observation duomportement et du corps des gens, le regard des col-ègues, le ressenti, l’écoute, l’intuition et l’autocritiquent alors souvent été présentés comme des « indices » dee qu’il convient de faire, une bénévole évoquant aussi ceu’elle appelle « l’intelligence du moment » (« faire selon lesatients et les situations »). Pour beaucoup, « justesse desrises en charge » et « satisfaction des malades et familles »e peuvent être « ni évalués, ni palpés », « on ne peut pasout mettre dans des cases », « ce n’est pas parce que lesens ne sont pas contents que l’équipe a mal travaillé »t « il ne faut pas se torturer le cerveau à se demander sies soignants ont bien fait ou pas », mais plutôt leur « faireonfiance sur le fait qu’ils essaient de faire leur travail auieux ». Ils ont alors évoqué le nombre « phénoménal » de

emerciements et de cadeaux régulièrement recus.

’exercice « sous contraintes » des équipesobiles de soins palliatifs

ontrairement aux unités de soins palliatifs, les équipesobiles ne sont pas des structures de soins (dotées de lits et’un espace d’exercice restreint), mais des équipes trans-ersales, qui se déplacent dans les services sur demande dees derniers, non pas pour réaliser des soins, mais pour lesonseiller, dans un esprit de diffusion de la démarche pal-iative et de désenclavement des soins palliatifs. Deux desquipes mobiles étudiées étaient situées en Île-de-France,t trois en province. Si leurs interventions ont, pendantongtemps, concerné en majorité des patients atteints deancer en phase terminale, ce champ s’est progressivementlargi à des patients qui ne sont pas nécessairement enn de vie (malades neurologiques, accidentés de la route,

nsuffisants fonctionnels. . .), causant parfois de vives discus-ions dans ces équipes. Au-delà de fonctions de « conseil »,’« expertise », d’« éclairage extérieur », de « formation »t de « soutien » des soignants des services, leurs rôlese « renfort »4, de « médiateur » et de « soupape » (voiree « défouloir » et de punching-ball) ont été évoqués parertains. Malgré ces fonctions multiples, les équipes enquê-ées étaient toutes de petite taille (2,5 à 7 équivalentsemps plein), certains soignants n’avaient pas de forma-ion spécifique aux soins palliatifs (soit parce qu’ils estimentue cela fait partie du métier de base de tout soignant,oit parce qu’ils considèrent que « les soins palliatifs ne

’apprennent pas dans les livres ») et leurs locaux ont été cri-iqués, de facon plus ou moins virulente, par les membrese trois équipes : emplacement parfois difficile à trouverans l’hôpital, bureaux jugés insatisfaisants « pour travailler

4 Par exemple pour « faire un bain détente aux malades [ce quist] un confort à la fois pour patients et soignants ».

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orrectement », absence de salle de réunion et de lieuxour « recevoir décemment les familles », conditions de tra-ail percues comme « difficiles », voire « déplorables ». Parontraste, les membres des deux autres équipes mobiles ontstimé que leurs locaux, dotés de salons et d’une cuisine etitués dans des bâtiments décalés par rapport aux services,taient « chaleureux », leur permettant de mettre famillest soignants des services « dans une autre dynamique ».

Bien que le personnel des équipes mobiles étudiéesient des conceptions générales des soins palliatifs souventroches des discours conventionnels déjà observés en unitése soins palliatifs (prises en charge larges, écoute attentivet bienveillante, patients et familles comme guides. . .), cesonceptions se sont avérées plus diversifiées et « brouillées »u’en unité fixe, induisant des évocations de pratiques éga-ement plus diverses. Les débats entre équipes mobiles et auein de ces équipes ont, en effet, été décrits comme nom-reux, voire sources potentielles d’« altercations majeures »ans certains sites (avec récits de « mises à la porte » ete « démissions ») et touchant tous les aspects qui fonta spécificité des soins palliatifs : le fait que ce soit ouon « une activité à part », l’éventail plus ou moins largees malades à prendre en charge, la durée plus ou moinsongue du premier contact avec le malade, la facon plusu moins directe de se présenter aux patients et à leursroches, la manière plus ou moins intrusive d’évaluer leursesoins et attentes (faut-il aller les voir seul ou en binôme,es sonder pour connaître leurs souhaits, limiter l’écoute

certains aspects, retirer sa blouse pour réduire la dis-ance professionnelle ?), la réalisation de soins (en plus duonseil), le recours plus ou moins souhaité aux bénévoles’accompagnement, la circonscription plus ou moins largee l’activité (est-il, par exemple, du ressort des équipesobiles de soins palliatifs de gérer les conflits familiaux

u les problèmes organisationnels des services, d’appeleres familles après un décès, d’envoyer des mots de condo-éances ou d’assurer des suivis de deuil ?), la conduite àdopter quand le décès approche, la fréquence des réunions’équipe, la tenue de groupes de parole, la facon de trans-ettre informations et avis aux soignants des services ou

a distance à garder par rapport aux soignants des services.n revanche, les supports utilisés par les équipes mobilestudiées pour mener à bien leur activité étaient partouteu spécifiques et peu nombreux (fax d’appel, formulairesuccincts, dossiers-patients des services, parfois propresossiers d’équipe), l’observation, l’écoute, l’intuition, laéflexion, « le bon sens », l’autocritique, le travail d’équipet « les petits trucs » étant placés au centre du dispositif (auétriment de la clinicométrie, critiquée par tous).

Cette hétérogénéité de conceptions du soin et de pra-iques, a priori surprenante par rapport à ce qui est observén unités de soins palliatifs, s’explique en partie par uneontrainte forte à laquelle les équipes mobiles de soinsalliatifs doivent s’adapter en permanence : travailler uni-uement sur appel des services, lesquels forment un blocétérogène (spécialités variées, place plus ou moins grandeaissée au non-curatif et à la collégialité, bienveillancelus ou moins forte des médecins-chefs et des cadres à’égard des soins palliatifs et des équipes mobiles. . .). Cette

ontrainte incontournable est intériorisée par le personnele toutes les équipes étudiées, « bridant » leurs interven-ions et configurant toutes les facettes de leur activité.

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Y. Tibi-Lévy, M. Bungener

insi, il n’est pas rare qu’ils se déplacent dans les servicesour des motifs avant tout cliniques (gestion de symptômes,vis éthiques, conseils de prescriptions), que les serviceses appellent pour « que le patient sorte » (organisatione retours à domicile et de transferts) ou que leurs pro-ositions de prescriptions soient reprises de facon jugéeernicieuse (« un feu vert pour commencer une sédation ouugmenter les doses de morphine, activant du même coupes décès »). La fréquence du passage de l’équipe mobilee soins palliatifs pour un même patient s’est, elle aussi,vérée dépendante des services appelant : si certains neolèrent la venue de l’équipe mobile que sur demande ponc-uelle et précise (« le service nous fait comprendre qu’il fautu’on se cantonne à cela »), d’autres (plus rares) acceptentue l’équipe mobile suive les malades après le premier appelt élargisse « la demande officielle » à d’autres aspects. Lesrescriptions de médicaments par les médecins d’équipeobile de soins palliatifs laissent également place à uneiversité de configurations. Si ces médecins interviennentn théorie comme « formateurs » et « semi-experts », sug-érant des traitements aux médecins des services (lesquelsécident ensuite de les prescrire ou non), diverses procé-ures émergent dans la pratique :des infirmières de service qui attendent, avant tout chan-gement, que le médecin habituel du malade valide laprescription suggérée par l’équipe mobile ;des infirmières qui exécutent de suite les conseils del’équipe mobile, puis les font valider par le médecin duservice ;des infirmières d’équipe mobile qui jouent implicitementcette fonction de conseil, faute de personnel médical suf-fisant dans leur équipe ;des médecins d’équipe mobile reconnus par certainsmédecins comme « prescripteurs directs » (soit implicite-ment du fait de l’urgence, soit par délégation explicite). . .

un rôle tantôt accepté par l’équipe mobile (« sachant quele côté formation disparaît »), tantôt refusé (« ce n’estpas à moi de faire le boulot : je suis au service du service,mais pas médecin du service ») ;des médecins d’équipe mobile et de service qui discutentdes traitements et prescrivent « ensemble » (choix desmédicaments et quantités étant néanmoins toujours lais-sés, par diplomatie, aux médecins des services).

Contrairement aux entretiens menés enunités de soins palliatifs, le thème de la

souffrance au travail parcourait plus ou moinsnettement tous les discours conduits en équipe

mobile, certains soignants ayant parlé avecamertume de leur activité, non pas du fait ducontexte de mort, mais de « la résistance » de

certains services à les appeler ou à suivre leursconseils.

Ont tour à tour été évoqués, leur « impossibilité deuivre [certains] malades et d’assurer des prises en chargelobales » (même si malades, familles et bénévoles le sou-aitent), leur impression d’« arriver [parfois] comme un

heveu sur la soupe » ou d’« être transparents » (même s’ilsnt été appelés), leur sentiment de « passer [parfois] poures parasites ou des Zorros qui savent tout », leurs conflits
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Avatars des soins palliatifs désenclavés

ouverts ou larvés avec les équipes mobiles douleur et géron-tologie (obligeant à des rapprochements ou des fusions, pastoujours souhaités de part et d’autre). Dans ce cadre, leurtravail a parfois été qualifié d’« inconfortable », de « peugratifiant », voire d’« inutile » ; « découragement, frustra-tion, rancœur et usure » gagnent certains, et des équipes« s’effilochent »5, voire se « dissolvent ». Si une soignantea présenté les équipes mobiles de soins palliatifs comme« un maillon de la chaîne » (avec une collaboration avecles services qui semble fonctionner), une autre s’est dite« très pessimiste sur leur avenir », estimant que « ce qui estdemandé aux équipes mobiles de soins palliatifs est une mis-sion impossible ». Quelques personnes ont toutefois soulignéque ces difficultés ne sont pas spécifiques à ces équipes,mais à tous types d’équipes transversales, lesquelles sontsouvent percues comme des « intrus et des gens qui sur-veillent ».

Face à ces difficultés, des comportements stratégiquesont été évoqués par plusieurs enquêtés, à commencer par lagrande « diplomatie dont il faut toujours faire preuve » pourne pas risquer que les services cessent d’appeler l’équipemobile de soins palliatifs, au détriment des malades : diplo-matie pour « entrer dans les services sans être intrusifs »,pour faire en sorte que les soignants « ne prennent pas leurssuggestions pour des conseils » ou pour « ne pas taper dupoing sur la table » même face à des « scènes aberrantes »frôlant la maltraitance. Gérer individuellement et collecti-vement les dilemmes, « travailler en douceur », « être le plusirréprochable et discret possible », « rassurer les équipes surce qu’elles font de bien », « leur donner l’impression quec’est elles qui ont bien pris en charge le patient », organi-ser des « groupes de réflexion » dans les services, « montrerl’exemple aux internes et aux externes », mettre en placedans l’hôpital « campagnes d’information » et « sessions deformation » pour se faire connaître. . . sont autant de pos-tures souvent adoptées en équipe mobile de soins palliatifspour réduire « la réticence [de certains soignants] à les appe-ler », ce qui implique « beaucoup de gym personnelle etd’adaptation ». Malgré ces efforts, certaines équipes ontconstaté avec dépit des baisses d’activité, qu’elles tententalors de juguler, soit en rappelant les médecins à l’originedes appels (pour leur demander s’ils ont encore besoind’aide pour tel malade), soit en retournant dans les ser-vices (après avoir guetté, via les dossiers informatisés, laré-hospitalisation de certains malades). Bien que certainssoignants se soient souvent dits « frustrés » par le non-suivide leurs avis, ils estiment néanmoins qu’il n’est pas de leurrôle de « faire le gendarme », ni pour vérifier ce qui a été faitpar les services, ni pour les obliger à appliquer leurs sugges-tions. Il arrive alors qu’ils fassent ces soins eux-mêmes (soinsde bouche et levers de malades, en particulier) pour éviterque les patients en souffrent, tout en insistant sur le fait queces tâches ne leur reviennent pas (« il faut travailler en col-

laboration avec le service et pas à la place », « le but n’estpas de devenir l’infirmière référente du malade »). Dans cecadre, l’importance de « se préserver », de « ne pas se faire

5 Avec en corollaire, un accroissement des tâches pour les soi-gnants qui ne quittent pas l’équipe mobile, une réduction des tempsde réunion et de discussion, des glissements de tâches et « un travailmoins bon ».

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puiser », de « ne pas trop s’impliquer émotionnellement » souvent été évoquée.

ervices de soins curatifs : « jouer sur deuxegistres » dans un temps contraint

uinze soignants, issus de quinze services de soins curatifs,nt été enquêtés : un médecin, neuf cadres et cinq infir-ières. Tous travaillaient en lien avec l’équipe mobile de

oins palliatifs de leur hôpital, avec des degrés de relationlus ou moins forts (deux ayant confié avoir une « doubleasquette » curatif—palliatif). Leur confrontation à la morttait souvent percue comme difficile, quelques situationsnduisant pour eux une souffrance particulière, comme : cer-aines maladies (cancers thoraciques et ORL, mélanomes,aladies cardiaques), certains évènements (hémorragiesassives, crises de panique et d’angoisse), le décès dealades connus depuis longtemps, les malades « qui tardent

mourir, qui ne disent rien ou qui regardent les soi-nants fixement faire les pansements, sans connaître leurronostic » ou les familles « très présentes, qui épientout ». De fait, les cadres enquêtées ont souvent insistéur leur souci de « protéger leur équipe » (en particulier,es jeunes infirmières jugées « mal préparées à la mort » etes aides-soignantes estimées « plus vulnérables du fait deeur proximité aux malades ») et de « penser à leur bien-tre ». Certaines ont alors souligné l’importance d’« éviteroute relation privilégiée entre un malade et un soignant »,e veiller à ce que « le personnel comprenne bien la mêmehose » pour limiter malentendus et frictions et d’« ouvrire dialogue pour que les soignants sachent qu’ils peuventnterpeller leurs collègues s’ils vont mal ». Mais, même sia fin de vie est fréquente dans les services enquêtés, lesocaux répondaient rarement aux spécificités de la pratiquees soins palliatifs (peu de chambres individuelles, dotéese lit d’appoint et domestiquées, absence de coins-familles)t le personnel n’était pas toujours sensibilisé à la culturealliative. Parmi les soignants formés aux soins palliatifsplus ou moins nombreux selon les services), plusieurs modes’apprentissage ont été évoqués : formations délivrées pares équipes mobiles de soins palliatifs, réunions formellesrégulières ou ponctuelles) avec ces équipes, congrès etlus rarement, diplôme universitaire de soins palliatifs.’acculturation des soignants de ces services aux soins pallia-ifs était plus ou moins obligatoire et plus ou moins pointueelon les services et les hôpitaux enquêtés, un établissementyant même formalisé les relations entre équipes mobiles deoins palliatifs et services par des « engagements contrac-uels » (via l’identification de « référents soins palliatifs »ans les services, des bilans par l’équipe mobile du travailéalisé et une évaluation de l’« apprentissage relationnel »es soignants).

La conception que les personnes enquêtées ont des soinsalliatifs et les pratiques qui en résultent se sont avéréesrès hétérogènes, amplifiant de facon symétrique de nom-reux débats déjà relevés en équipes mobiles et mettant

jour des continuums de configurations d’exercice : une

ision plus ou moins ouverte de ce que recouvre la notione soins palliatifs, une perception plus ou moins souplee la place et du rôle des équipes mobiles, des décisionse recours à ces équipes plus ou moins collégiales et plus
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u moins systématisées, des motifs d’appel plus ou moinstendus, des ré-interventions d’équipes mobiles plus ouoins envisageables après premier appel du service, des

onceptions du rôle des médecins d’équipe mobile plus ouoins larges, des recommandations d’équipes mobiles plus

u moins bien comprises et suivies après intervention, uneracabilité du passage de l’équipe mobile plus ou moinsecherchée. . . L’accord préalable du malade et/ou de sesroches était, en outre, requis dans certains services, avantppel à l’équipe mobile de soins palliatifs, contraignant cesoignants à se justifier auprès d’eux sur l’intervention’une équipe externe, à l’appellation par ailleursugée « effrayante ». . . ce qui leur pose parfois quelquesilemmes.

D’une facon plus générale, deux conceptionsdu travail à réaliser sont ressorties des

entretiens, de facon bien plus marquée dans cecontexte de soins palliatifs très désenclavésqu’en unité de soins palliatifs ou en équipe

mobile.

Alors que quelques soignants estimaient (comme un cer-ain nombre de leurs collègues des soins palliatifs) que’accompagnement de personnes en fin de vie fait par-ie de leur métier de base (« une certaine conception duoin », « une question de valeur et de fibre humaine », « uneonscience que tout soignant doit avoir ») et se disaient

frustrés de ne pas pouvoir en faire assez faute de temps »,’autres affirmaient au contraire très explicitement qu’il’agit d’« une vocation que tous les soignants n’ont pas » etu’« il ne faut pas imposer ca à tous », ni « les forcer à fairees choses contre leur gré ».

Outre le fait que cela les oblige à « jouer sur deuxegistres en même temps » (ce qui est parfois estimé

difficile », voire « impossible », du fait des autres « tâchesrioritaires » à réaliser dans un contexte jugé « intensif etpuisant de pénurie de personnel, de densité de rythme deravail et de pression à la rentabilité »), ces derniers ontéfendu l’idée qu’il faut « prendre en compte les souhaitst capacités » de chaque soignant en matière de soins pal-iatifs : « faire une toilette ou un massage à une personnen fin de vie » ou « s’occuper d’un mourant » ont ainsi étérésentés par certaines cadres comme des tâches insur-ontables pour qui a « tendance à vite pleurer », se sent

ite « démuni » face à la mort ou a « besoin d’évacuer vitees choses ». De fait, les soignants des services semblentravailler en tension permanente entre une activité cura-ive, restant pour beaucoup l’« objectif numéro un », etne activité palliative, parfois controversée. Si une desersonnes enquêtées a souligné les difficultés à « faire duoin palliatif dans un service d’hospitalisation » faute de

structure adaptée » et de « personnel pour », les règles hos-italières sont cependant assouplies dans certains services,oire « sautent », dans un contexte de fin de vie : horaires deisite moins strictes, venue possible d’enfants, installatione lits d’appoints dans les chambres, parfois : organisatione réunions familiales, accompagnement des malades qui le

ésirent à la messe, sorties de quelques jours ou règlemente problèmes avant le décès. « Quand on peut, on fait »,

souligné une cadre. Néanmoins, ces assouplissements ne

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Y. Tibi-Lévy, M. Bungener

ont pas toujours réalisés sans « réticences » : ainsi, la venue’enfants est souvent « préparée » (pour « réduire les risques’infections nosocomiales » et « ne pas choquer leur sensi-ilité »), la présence de familles la nuit est limitée (pour

protéger les équipes ») et les soignants « évitent d’envoyeres bénévoles dans les chambres de personnes relevant deoins palliatifs » (estimant qu’ils n’y ont pas leur place).

Contrairement à la perception, souvent négative, quees membres des équipes mobiles de soins palliatifs onte leur activité dans les services, les discours recueillisci étaient généralement élogieux, certains les qualifiantême de « partenaires essentiels », d’« aides précieuses »

u d’« experts, du fait de leurs compétences spécifiques,e leur expérience » et de leur rôle d’« intermédiaires entreédecins des services et infirmières [notamment lorsque

elles-ci] ne comprennent pas les prescriptions et les soinsemandés, et donc le sens de ce qu’elles font ». Une seuleersonne s’est dite insatisfaite de son équipe mobile, laugeant « superficielle et peu soudée » et lui reprochant

la fois de « rester sur les problèmes de douleur » ete « manquer d’échange avec le service ». Si certains ontstimé que l’arrivée de l’équipe mobile de soins palliatifsans l’hôpital « n’a pas été un chamboulement » (les services’occupant depuis toujours de mourants), d’autres (plusombreux) ont qualifié ces équipes de « rassurantes pour lesnfirmières », voire d’« indispensables » en raison des modi-cations qu’elles introduisent en matière de traitements,e soins et d’approche des malades, de la transforma-ion de certaines de leurs suggestions en « habitudes »dans une évolution qualifiée de « lente, inconsciente,ais certaine ») et de leur capacité à désamorcer cer-

ains malaises (infirmières et aides-soignantes pouvant alors travailler plus sereinement [avec] un sentiment déculpa-ilisant d’accomplissement, [qui rend] les gens [soignants,alades et familles] plus souriants et plus à l’aise »). D’une

acon plus générale, les services ont dit évaluer l’efficacitée leur équipe mobile via cinq critères principaux : la rapi-ité et l’exhaustivité de ses interventions ; le fait qu’elle

n’impose rien, mais suggère » des facons de faire (pour neas que les soignants « se sentent attaqués, dépossédés duatient ou mis dans une situation ambiguë ») ; le caractère

bienvenu » et « judicieux » de ses suggestions ; les retourscrits, mais surtout oraux faits aux services après interven-ions ; et le « temps relationnel » qu’elle offre aux maladest familles (élément que les soignants enquêtés valorisaientarfois à la mesure de leur renoncement à pouvoir l’offrirux-mêmes, faute de disponibilité ou d’aptitude). Certainsegrets ont, par ailleurs, été exprimés, comme ne pas savoir

si le malade est déjà connu de l’équipe mobile de soinsalliatifs », les appels parfois « trop rares » ou « trop tar-ifs » à ces équipes, l’absence « d’endroit calme pour lesencontrer », le fait que les équipes mobiles « ne travaillentas le week-end », la tendance de certains internes « à seéférer à leur chef de service, plutôt qu’au médecin de’équipe mobile », l’« absence de suivi psychologique » deseunes médecins (« en première ligne dans des situationsifficiles »), la pénurie de temps (pour pouvoir « noter desnformations, faire des réunions d’équipe au sens large etiscuter des malades à prise en charge intense »), des rela-

ions interprofessionnelles parfois conflictuelles (souvent enaison d’un « manque de collégialité ») ou, point crucialour les cadres, les infirmières et les aides-soignantes : les
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Avatars des soins palliatifs désenclavés

modalités d’appel parfois trop rigides aux équipes mobiles.S’il est d’usage dans certains services que les décisionsd’appel soient « prises en réunion, en concertation entreéquipe médicale et équipe soignante » ou que les infirmières« appellent directement l’équipe mobile de soins pallia-tifs [en en informant au préalable les médecins] », il n’estpas rare que les médecins soient « seuls décisionnaires »de ces appels, obligeant les soignants soit à « s’armer dediplomatie » pour négocier le passage de l’équipe mobile(en « évitant tout incident diplomatique »), soit à ne pluss’exprimer sur ce point. Autre facteur de résistance, pourcertains : « les anciennes infirmières qui ont du mal àcomprendre pourquoi on ne fait plus comme avant ». Unensemble de situations qui tendrait à « s’amenuiser » selonquelques-uns, du fait de l’« entrée progressive des soins pal-liatifs dans les mœurs ». La « personnalité » des chefs deservice, cadres et directeurs, et leur posture à l’égard dessoins palliatifs, sont alors présentées comme des éléments« de poids » dans le recours aux équipes mobiles de soinspalliatifs et dans le suivi de leurs avis.

Discussion

Les traits marquants de chacune de ces configurationspeuvent s’analyser au travers du constat que les débatsparcourant le milieu des soins palliatifs, non seulement per-sistent, mais aussi s’accentuent au fur et à mesure quel’activité n’est plus confinée, mais se déploie dans un milieuouvert. Dans ce processus où la polysémie reste prégnante,la discussion privilégie deux questions, formulées de tellesorte qu’elles puissent permettre d’identifier et de rendrecompte des dimensions essentielles des différences de pra-tiques relatées dans les entretiens :• les soins palliatifs sont-ils une expertise spécifique ou le

propre de tout soignant ?• quelles lecons tirer de la mise à l’épreuve en contexte

ouvert d’un modèle conceptuel toujours en débat ?

Les soins palliatifs : une expertise spécifiqueou le propre de tout soignant ?

En France, l’accès aux soins palliatifs est défini comme « undroit pour toute personne dont l’état le requiert » (loi du9 juin 1999 et du 4 mars 2002), droit qui « n’équivaut pasà l’accès à des structures spécialisées, mais à la garan-tie, que le moment venu le patient et ses proches aurontaffaire à des professionnels, non spécialistes mais compé-tents face au problème de la fin de vie » [10]. De fait, deux« secteurs des soins palliatifs » coexistent dans les hôpitauxfrancais : un, spécialisé (unités de soins palliatifs, équipesmobiles), l’autre, non spécialisé (services classiques, avecou sans lits identifiés de soins palliatifs) [6]. Si le premiersuggère que les soins palliatifs requièrent une expertise spé-cifique, le second évoque l’idée qu’il s’agit, au contraire,de compétences que tout soignant doit avoir. Cette ten-sion entre spécialité et non spécialité ressort nettementdes discours analysés, dans chacun des trois contextes de

soins étudiés (les soins palliatifs étant percus tantôt comme« un métier pas banal », utilisant des techniques médicaleset relationnelles spécifiques et offrant à ses membres lestatut d’« expert », tantôt comme « le métier de base » de

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out soignant, une « démarche de soins » qui ne doit pas être’apanage d’un groupe spécifique de professionnels).

La création en 2007 d’un diplôme complémentaire spéci-que dans le cursus des étudiants en médecine (le diplôme’études spécialisées complémentaires « médecine de laouleur, médecine palliative ») (arrêté du 26 janvier 2007)eut laisser penser que les soins palliatifs sont reconnusomme une « spécialité médicale » à part entière [11], dansne sorte de « reconnaissance institutionnelle [qui] parachè-erait la valorisation du travail des équipes spécialiséescomme c’est d’ailleurs le cas en Angleterre, en Belgiqueu au Luxembourg, par exemple] » [12]. Mais, les diplômes’études spécialisées complémentaires (les DESC) ne for-ant pas à une « spécialité médicale » au sens universitaireu terme (à la différence des diplômes d’études spéciali-ées, les DES), cette avancée dans la formation des médecinse clôt pas pour autant le débat entre « spécialité » et « nonpécialité » des soins palliatifs, en France, bien au contraire :e dilemme entre ces deux positions (a priori antinomiquest imprégnant les diverses configurations de travail iden-ifiées ci-dessus), demeure en effet, non tranché, ce quiontribue à la persistance d’une certaine ambiguïté parmies soignants. Ainsi, si certains s’interrogent sur le paradoxee « créer un enseignement spécifique de la douleur et desoins palliatifs alors que ca fait partie intégrante de la méde-ine » [13] et sur les risques de la « spécialisation » des soinsalliatifs (mise à mal du principe de formations conjointesédecins/non-médecins [14], renforcement de certaines

ttitudes négatives face à la mort [7,13], « ghettoïsation »es soins palliatifs) [7], d’autres (proches de la Sfap) se font

la fois défenseurs de la spécialisation des soins palliatifst de leur non spécialisation, soutenant que ces deux voieseuvent et doivent être suivies simultanément: c’est même,elon eux, une condition nécessaire à l’expansion des soinsalliatifs sur le terrain [15,16].

Dans ce cadre, les équipes « spécialisées » desoins palliatifs sont présentées comme « desréférences et des soutiens pour les autres

soignants », dans une logique non seulement de« transformation de l’attitude de la médecine

vis-à-vis de la fin de vie et de la mort » [15], maisaussi, plus largement, de « changement culturel

dans le champ des soins » (que les maladesrelèvent ou non de soins palliatifs) [17,18].

Le fait qu’unités de soins palliatifs et équipes mobilesoient « robustes et en nombre suffisant » est alors pré-enté comme « la seule stratégie réaliste » pour qu’on puisse

miser sur une diffusion de la démarche palliative » dans lesôpitaux et infléchir efficacement les pratiques soignantes,ertains suggérant que les missions des équipes mobiles deoins palliatifs soient élargies dans les services à une mission’organisation des soins [18].

ise à l’épreuve d’un modèle non stable, dans

n contexte ouvert

u-delà de la question de la spécialisation, de nombreuxébats traversent le milieu des soins palliatifs (y compris en

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nité de soins palliatifs), suggérant que son modèle fonda-eur n’est pas stable et qu’il doit être mis à l’épreuve danse contexte non plus fermé des unités fixes, mais ouvertes services classiques. Le modèle canonique, souvent enigueur en unité de soins palliatifs [3] et décrit ci-dessus,epose en particulier sur un aménagement spécifique desocaux (avec chambres peu nombreuses et domestiquéest espaces-familles), un personnel conséquent et engagéans le domaine des soins palliatifs et un fonctionne-ent atypique en milieu hospitalier (travail au rythmees malades, interdisciplinarité, règles hiérarchiques assou-lies, temps de parole, prévention du risque de burn-outar les médecins-chefs et les cadres-infirmiers, recours fré-uent aux bénévoles. . .), soit un cadre d’exercice propice,ui donne à beaucoup de soignants un sentiment d’« utilité »t de « chance » et « diminue leur souffrance au travail »19,20]. Dans ces unités particulières, savoir « jusqu’oùller » dans les prises en charge ressort souvent comme uneuestion centrale (bien-fondé du « sondage » des malades etamilles pour décrypter leurs besoins et attentes ? immixtionouhaitable des professionnels dans les conflits familiauxour tenter de les résoudre ? pertinence pour les soignantse suivre certains proches après le décès de leur parent ?. . .),oire une source de dissensions dans les équipes.

Un des apports de notre enquête est d’avoirmontré que les débats observés en unité de soins

palliatifs s’amplifient et s’étoffentparallèlement au désenclavement des soins

palliatifs.

Ils se déclinent, en effet, de facon renforcée dans cha-un des autres contextes (équipes mobiles de soins palliatifst services), où, en outre, s’ajoutent (là encore selon unerogression croissante) des traits nouveaux, liés en partie

la confrontation de pratiques de deux types d’équipesistinctes autour de mêmes malades.

Au centre de ces débats, qui perturbent l’exercice desquipes mobiles de soins palliatifs et enrayent l’alignementes pratiques dans les services : la place redonnée par leouvement des soins palliatifs au travail relationnel et

motionnel [18,21], place longtemps négligée dans la for-ation et l’activité des soignants et restant controverséeans certains services, en raison notamment de la persis-ance de modèles de soins axés sur le « cure » et de laecherche accrue de productivité [22]. « Désenchantement »7], « frustration » et « rancœur » émaillent ainsi, de faconlus ou moins marquée selon les sites, certains discours, toutomme la « diplomatie » dont il faut souvent faire preuve, la

souplesse » à avoir par rapport à leurs idéaux [7,23,24], laéalisation de soins de confort par quelques équipes mobilese soins palliatifs (soins de bouche, levers de malades. . .),e « surcroît d’énergie » à déployer pour justifier leur acti-ité [19] ou le « désinvestissement » gagnant certains [22]. Sies soignants évoquent l’appauvrissement du modèle cano-ique des soins palliatifs à de la symptomatologie et à

u supportive care (quand bien même les « résistances »’appel aux équipes mobiles ont été déjouées), d’autresstiment, au contraire, que « les soins palliatifs sont enrain de rentrer dans les mœurs » dans les services, les

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Y. Tibi-Lévy, M. Bungener

ratiques observées reflétant alors les diverses étapes d’unodèle en voie de diffusion. Plusieurs leviers de cette dif-

usion sont cités dans la littérature, comme l’« adhésion »es directions et des équipes dans leur ensemble à laémarche palliative, l’inscription de cette démarche danses « projets écrits », la mise en place de « modèles partici-atifs », la révision de l’organisation des unités (avec tempse réunions et de formations) ou l’amélioration de l’accueiles familles (aménagement des locaux, liberté d’horaires,nstallation de lits d’appoint dans les chambres. . .) [5]. Laéalisation d’enquêtes par les équipes mobiles de soins pal-iatifs dans les services peut, par ailleurs, s’avérer riche’enseignements pour elles pour comprendre leurs difficul-és singulières d’exercice et les surmonter [25,26], toutomme le suivi de formations visant à apprendre à mieuxommuniquer avec les soignants des services [24,27] oua création de masters spécifiques [15]. D’autres leviersessortent de notre enquête, tels que la reconnaissancees équipes mobiles par les chefs de service et cadres-nfirmiers, la désignation de « référents soins palliatifs » danses services, l’organisation de « formations—actions » par lesquipes mobiles ou le soutien financier de ces équipes par lesirections (le sous-effectif s’avérant souvent « explosif »).nfin, et malgré les risques de « dévoiement » du concept deits identifiés de soins palliatifs [28,29], l’expérience montreue la mise en place de ces lits au sein des services clas-iques peut s’avérer très efficace dans la diffusion de laémarche palliative. . . à condition que le surcroît de moyensnanciers généré se traduise dans les services concernés,ar un renforcement en personnel spécialisé en soins pal-iatifs, des actions de formation et de soutien aux équipest l’attribution de ressources matérielles supplémentairespour aménager leurs locaux par exemple, ou acheter desquipements particuliers) [29,30].

onclusion

e travail, qui adopte le point de vue des acteurs de terrain,ouligne l’hétérogénéité du monde des soins palliatifs (tantonceptuellement, que dans ses pratiques) et l’instabilitées frontières qui délimitent leur activité. L’appréciatione cette diversité d’opinions et de facons de faire (déjàrésente en unités de soins palliatifs) et le constat, moinsonnu, de son renforcement dans les deux autres contextese soins (équipes mobiles de soins palliatifs et servicesuratifs), permettent de compléter utilement les résultatses enquêtes référencées par ailleurs [3,7,18 en particulier]t de s’interroger sur le réel accès aux soins palliatifs,ujourd’hui dans les hôpitaux francais, « à tout citoyen dont’état le requiert ».

Bien que les soignants des équipes mobiles enquêtéesient un discours conceptuel proche de celui des soignantses unités fixes, certains principes d’action sont assouplisur le terrain et les écarts aux idéaux-types de la professionont nombreuses. Plus que des divergences de points de vueur ce que recouvrent les soins palliatifs, ce sont surtout lesontraintes fortes s’imposant à elles, qui sont en cause. Si

ertains se disent découragés par leurs conditions de tra-ail et évoquent leur crainte permanente de ne plus êtreppelés par les soignants des services, ces derniers insistentaradoxalement sur l’impact positif de leur collaboration
Page 11: Les avatars des soins palliatifs désenclavés. Enquête en unités de soins palliatifs, en équipes mobiles et en services de soins curatifs

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Avatars des soins palliatifs désenclavés

avec leur équipe mobile, estimant souvent que « les soinspalliatifs sont en train de rentrer dans les mœurs » dans uneévolution jugée « lente, inconsciente, mais certaine ».

S’il est possible de jouer sur certains facteurs pour dif-fuser la démarche palliative dans les services (comme laformation initiale et continue des soignants ou une révi-sion de l’organisation des services, par exemple), deuxautres, souvent sous-estimés dans la littérature et les textesofficiels, jouent comme des freins dans l’inflexion des pra-tiques : le temps incompressible dont le personnel desservices curatifs dispose pour réaliser une multiplicité detâches (les temps d’écoute, de réunion et de formationse trouvant naturellement « bousculés » [8]) et la capacitéréelle de chaque professionnel à « s’occuper de mourants ».

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

Remerciements

Nous remercions les 10 équipes de soins palliatifs et les15 services de soins curatifs dans lesquels cette enquête aété conduite, ainsi que les 64 professionnels et bénévolesqui ont accepté de nous consacrer de leur temps et de leursavoir, la Haute Autorité de Santé pour son soutien financier,Sylvie Amsellem pour la réalisation et la retranscription desentretiens et Francoise Acker pour son regard critique.

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