les continents - les carnets du dessert de luneclapiers/poulaillers au long des voies triste et beau...
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Hervé Bougel
Les Continents
EXTRAITS
Éditions Les Carnets du Dessert de Lune
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Hervé Bougel
Les Continents
Poésies
Avant-Propos Jean-Louis Jacquier-Roux
Collection Pleine Lune
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Avant-Propos
Bougel mène grand train. Il voyage plus à son aise
– enfin, façon de dire – dans ses rêves, dans ses
souvenirs et dans le vif de ses pensées qu’au gré de
la réalité banale d’un Paris-Lyon à quinze euros
pour les naufragés atones des grands exodes
saisonniers vers qui cependant va sa tendresse.
« Dans cet ordinaire
Train des sentiments
Confus »,
derrière les vitres donc, le paysage défile. Côté
couloir, le conglomérat des passagers organise au
mieux son confinement de quelques heures. Deux
ou trois aiguillages suffisent alors pour ajuster
l’intime au noir du ballast et les mots-traverses au
luisant des rails. Les wagons rouillés de la syntaxe
sont à l’arrêt sur la voie de garage.
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Chacun le sait, les continents sont cinq. En un peu
plus d’une année, bien calé sur sa banquette
corail, Bougel en explore dix-sept. Épuisante
mission selon ce pourfendeur des effusions du
cœur qui écrit – désormais ? – en rectiligne pour
tenter de rassembler tous ces – ses ? – morceaux en
un seul bloc. En rectiligne ou plutôt en vertical et
d’une manière encore plus stricte que dans
Travails, son précédent recueil publié aux Carnets
du Dessert de Lune. Cet élagage pointu des
adventices étire le poème vers je ne sais quel ciel et
c’est tout simplement sublime. Oui, toute cette
peine pour dix-sept continents même pas foutus
de dériver à la paresseuse mais qui courent se jeter
comme des queues de comètes déjà calcinées dans
la gueule de la bête humaine.
Rougi à la poudre d’escarbille, l’œil de Bougel ne
cille pas. Il observe « le trou noir absolu/qu’[est] la
vie. » (Nella Nobili)
Jean-Louis Jacquier-Roux
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À C.
6
Vendredi 20 juillet
Najac/Laguépie
J’ai parcouru
Les continents
Ce train avance
Dans un clair obscur
Dépassé
Outrepassé
Une clairière d’été
Fresh inside
Le contrôleur
Barbu chauve
S’appelle
Barnabé
Comme indiqué
Sur l’étiquette
De son ferroviaire
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Blazer
Une dame aveugle
Des bras
Des mains
De poupon
De celluloïd
Tenus devant elle
Je reviens
De là où j’étais
J’ai parcouru
Mes continents
Jeune homme
Aux cheveux
De ficelle
Valise et cœur
Liés
Aux cahots
Du rail
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Mal ferraillé
Pourraient bien
Faire dérailler
Le train
Billet
De retard dans
Les sentiments
Ordinaires
Et confus
Me voici
Dans le dur
Balles de foin
Contenues
À présent
Dans de sales
Et hygiéniques
Draps de plastique noir
Loin de l’air
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Chemins de fer
Sur lesquels
Je m’égare
Je m’éloigne
Faute de moi
Lexos
Belle jeune femme
Dorée
Crins tignasse
Déverrouillée
Au feu de Dieu
Pince d’argent
À la mèche
Tenue
Que
Je te lui fiche
Enfin
Mon billet.
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Lundi 26 août
En gare
De Charleroi-Sud
Infant difforme
Et débile
Et pétrifié
La grosse artère
D’un tube noir
Parcourt
Les anciennes
Usines
On ne saurait
Parler ici
Sans la griserie
De la Sambre
Ce jour d’août
Lundi 26
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Terminal
Où est le port
Où est la mer
Où est la boue
Où est le marécage
Où sont les veines
Le minerai
Où s’épanchent
Le canal
L’espérance
Quels sont ces arbres
Comment les nommer
Vers quel pays
Le Borinage
Des mines et des morts
Aciers assiégés
Terrains de chasses
La veine affleure
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À quel feu destinée
Au long de la voie
Des fleurs blanches
Mal écloses
Pour quel souvenir
Camion rouge
Sous un pont de fer
Elle m’aime bien
Je crois qu’elle m’aime bien
Bien oui
Répète une jeune fille
Ses cheveux noirs
Et qui rêve ici
D’une montagne
Autre que le défunt terril
La Louvière
Les yeux du loup
Les peaux noires
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Des pavés
Station déserte
Embouchure
Des terres
Où Vincent
Vint voici
Bien longtemps
Gober
L’étincelante
Lumière
Dans ce pays rageur
De mangeurs de chardons
Et de pommes de terre
Sous la braise
Toujours rayonnante
Sous la cendre
Des rebuts
Sable
14
Lignite
Anthracite
Déserts
Pour toujours
Inondés
Ou bien à jamais
Calcinés.
15
Mardi 1eroctobre
Onze heures
Et claquantes-et-une
Minutes
Quittant la sombre
Gare de Namur
Namen
Le doux soleil
De Belgique charmante
De tendre octobre
Et sentimental comme
Annoncé tel
À la RTBF
Chaîne nationale
Je pars
À nouveau
De retour
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Je désire traverser
La province
La belle jaune
Meuse
À jamais
Endormeuse
Puis
Namen
Ottignies
Gembloux
Sur les doutes
Et les espérances
De William
Cliff l’Ancien
Jeune homme
Traînant
La gare routière
Des dimanches soirs
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De Wallonie
À la recherche d’un bus
À la recherche d’un but
D’un revenant
Sur le départ
D’un garçon gracieux
D’un compaing
Gracile
D’un compagnon
Franc et vigoureux
D’un franc d’un sou
D’un franc
Dessus dessous
En somme
D’homme
En poésie
Sans vergogne
Sans façon
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À la délicate manière
Et trouvant toute
Délicate
La matière
Me voici
Du doux pays
De Belgique
Gembloux
Taverne de l’Étrier
Taverne des Voyageurs
Inconsolables
Namen
Ô comme je voyage
Consolé
Bien
Et bien longuement
En la compagnie
Ferroviaire
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D’un jeune homme
Brutal et rasé
Crâne pelé
Sandwich énorme
Saucisse/tomate/fromage
Paing/paing/paing
Aiguiser
Les plus vils appétits
Tandis que sans fin
Le train meurtri
Stationne en quête
De voies
Rapides
En la gare de Gembloux
Désappareillée.
20
Jeudi 11 octobre
Vigne rouge
Et pendue
Au remblai
Maïs cisaillé
Sureau dégorgé
Acacias
Tronçonnés
Je reconnais tout
Poulets frits
Et fenils
Caravanes
Rouillées
Clapiers/poulaillers
Au long des voies
Triste et beau
Pays de ma jeunesse
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Nuages
Opportunistes
Mouvants
Comme souffle
Battu
Montagnes
Mais le
Vert paradis
Des amours
Enfantines
Est-il perdu
Plus loin que le Japon
Ou que la Chine
Je voyage
En mes terres
Mes dérisoires
Enfantillages
J’ai triste
D’une ville en bois
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Voiron
Je ne vois plus
Ni le ciel
Ni l’avenir
Maisons de terre
Tordues
Tours de Pise/pisé
Ici au long
Des voies
La vie est si vite
Épuisée
Toujours
L’enfance est déférée
Les arbres sont beaux
En automne
Mais l’enfant
Qu’est-il devenu
Je sais bien où
Je dois aller
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Le wagon-bar est clos
Faute de ravitaillement
Mal approvisionné
Temps de la guerre
Temps d’avant
Un grand l’autre jour
Nous voyageurs
De Paris sans arrêt
Nous voyageons
En petit comité
D’affamés
Vers une autre saison
Sous les opportunistes
Nuages
Qui dévorent
Le cœur perdu
Des montagnes.