les definitions des statisticiens

21
LES DEFINITIONS DES STATISTICIENS L, O L B R E C H T S 1. L a définition se présente-t-elle dans tous les domaines de la même manière ? et y remplit-elle les mêmes fonctions ? Est-il légitime de parler des définitions, en général, ce qui revient d'habi- tude à transposer, sans plus, comme étant valables pour l'ensemble des définitions, les constatations faites dans un secteur déterminé ? Que les définitions du mathématicien ou celles du physicien ne soient point des paradigmes capables de nous renseigner complète- ment, cette conviction est partagée aujourd'hui par bien des esprits. A preuve les rapports et discussions au colloque de Louvain (sep- tembre 1958) qui firent notamment large place à la définition lé- gale (l). Le champ de l'étude empirique ne devrait-il pas cependant s'étendre encore considérablement ? A cet égard, il nous semble tout le moins que la réflexion au sujet d'un groupe particulier de définitions, celles des statisticiens, ne serait pas dépourvue d'inté- rét, tant à raison de la nature de celles-ci que de leur mode d'éla- boration. Précisons aussitôt que nous songeons ici avant tout a l'ac- tivité statistique au sens le plus voisin de l'étymologie du terme, c'est- à - mique, sociale, démographique des Etats. La matière est vaste, la définition y joue un rôle capital. Et pour- tant il apparaît que ces définitions des statisticiens ne suscitent guè- re l'attention des cercles qui n'y sont pas directement intéressés. Le philosophe notamment se penche beaucoup plus volontiers sur la dé- finition philosophique, éthique, scientifique ou légale. 11 faut noter, d'autre part, que les traités de statistique contemporains s'attachent beaucoup moins qu'on ne le croirait à la définition. Une enquête rapide, portant sur une cinquantaine d'ouvrages importants a révélé que le terme «définition» ne figure presque jamais a l'index analy- tique. Ceci ne signifie pas, bien entendu, que le problème de l'«unité» statistique, de l'«événement», ne domine toute la méthodologie. Mais le traitement mathématique permet de raisonner sur des entités abs- traites ( 2 aborder le problème de la définition formelle et de l'extension des langues. ( 49

Upload: others

Post on 03-Oct-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

LA010_01olbrechts-tyteca.inddLES DEFINITIONS DES STATISTICIENS
L, O L B R E C H T S - T Y T E C A
1. L a déf init ion se présente-t-elle dans tous les domaines de l a même manière ? et y remplit -elle les mêmes fonctions ? Est-il
légit ime de parler des déf init ions, en général, ce qu i rev ient d'habi- tude à transposer, sans plus, comme étant valables pour l'ensemble des déf init ions, les constatations faites dans u n secteur déterminé ?
Que les déf init ions d u mathémat ic ien ou celles du phys ic ien ne soient point des paradigmes capables de nous renseigner complète- ment, cette convict ion est partagée aujourd'hui par bien des esprits. A preuve les rapports et discussions au colloque de Louvain (sep- tembre 1958) q u i f i rent not amment large place à l a déf init ion lé- gale (l). Le champ de l'étude empirique ne dev rait -il pas cependant s'étendre encore considérablement ? A cet égard, i l nous semble tout l e moins que la réf lex ion au sujet d 'un groupe part iculier de définitions, celles des statisticiens, ne serait pas dépourvue d'inté- rét, tant à raison de la nature de celles-ci que de leur mode d'éla- boration. Précisons aussitôt que nous songeons ic i avant tout a l'ac- tivité statistique au sens le plus voisin de l'étymologie du terme, c'est- à - d i r e à l ' e x é c u t i o n d e d é n o m b r e m e n t s r e l a t i f s à l a s i t u a t i o n é c o n o -
mique, sociale, démographique des Etats. La mat ière est vaste, la déf init ion y joue un rôle capital. Et pour-
tant i l apparaît que ces déf init ions des statisticiens ne suscitent guè- re l'at tent ion des cercles qui n'y sont pas directement intéressés. Le philosophe notamment se penche beaucoup plus volont iers sur la dé- f init ion philosophique, éthique, scient if ique ou légale. 11 faut noter, d'autre part , que les traités de statistique contemporains s'attachent beaucoup moins qu'on ne l e c roirait à l a déf init ion. Un e enquête rapide, portant sur une c inquantaine d'ouvrages importants a révélé que le terme «déf init ion» ne f igure presque jamais a l ' index analy - tique. Ceci ne signif ie pas, bien entendu, que le problème de l'«unité» statistique, de l'«événement», ne domine toute la méthodologie. Mais le t raitement mathémat ique permet de raisonner sur des entités abs- traites ( 2 ) • P a r a i l l e u r s , l a s t a t i s t i q u e n ' a p o i n t , c o m m e l a l o g i q u e ,
aborder le problème de la déf init ion f ormelle et de l'extension des langues.
( 1 ) L o g i q u e e t a n a l y s e , N o u v e l l e s é r i e , 3 - 4 e t 5 .
49
Plutôt que de nous reporter aux ouvrages théoriques, i l nous pa- rait d'ailleurs préférable d'examiner l'élaborat ion et l'ut ilisat ion des définit ions statistiques la où elles se présentent à nous concrètement. Nous les rencontrons, d'une part, dans les documents relat ifs à l 'or- ganisation des recensements, d'aut re part , dans ceux relat if s à l a publicat ion des résultats. Les deux domaines sont ét roitement l iés puisqu'il n'est guère de dénombrement qui ne soit entrepris en vue d'une publicat ion, encore que celle-c i puisse êt re t rès part ielle e t que la communicat ion des résultats soit parfois réservée à certains cercles restreints. Pour la Belgique, une source de documentat ion re- lative à ces déf init ions est constituée par les procès-verbaux du Con- seil supérieur de statistique, dont l'avis est requis dans l'organisat ion de tout recensement, et par leurs annexes (s). On t rouverait partout ailleurs, dans le monde, des sources analogues.
L'on doit cependant, semble-t-il, parmi les publicat ions de résultats, faire une place à part à certains travaux qui constituent une sorte de dénombrement au second degré. Nous prendrons à cet égard comme exemple un pet it volume, The World's Met ropolitan Areas, qui tend
recenser les agglomérat ions urbaines du monde ent ier, en se ba- sant sur des relevés statistiques existants, convenablement choisis et interprétés ( 4 ) .
( 3 ) M e n t i o n n o n s , p a r m i l e s t r a i t é s q u i c o n s a c r e n t q u e l q u e s p a g e s à l a d é -
f init ion: Franz ZIZEK, Grundriss d e r Statis tik , Miinc hen u n d Leipz ig, V o n Dunc k er
und Humblot , 1921, 470 pp. Lucien MARCH, Les princ ipes de la méthode statistique avec quelques appli-
cations aux sciences naturelles et à la science des affaires, Paris , A l - can, 1930, 807 pp.
Giorgio MORTARA, Sommarto d i statistica, Milano, Univ ers ità Bocconi, 1931, 393 pp.
E.C. RHODES, Elementary statistical methods, London, Routledge, 1933, 243 pp. Léo Du c t DE BERNONVILLE, I n it ia t ion a l'analyse statistique, Paris , L ibra irie
générale de droit et de jurisprudence, 1939, 232 pp. Will iam Addison NEISWANGER, Elementary s tatis tical methods as Applied t o
Business and Economic Data, N e w York , Mac millan, 1956 ( 1 ' " éd. 1941), 749 pp.
( 3 ) O n c o n s u l t e r a é g a l e m e n t a v e c f r u i t : A . D u J A R D I N , R é p e r t o i r e d e s d é f i -
nitions, 2 vol. polycopiés, Ins t itut Nat ional de Statistique, 1952. ( 4 ) T h e W o r l d ' s M e t r o p o l i t a n A r e a s , b y I n t e r n a t i o n a l U r b a n R e s e a r c h , I n -
stitute o f Internat ional Studies, Univ ers it y o f Calif ornia, Berkeley , unde r the direc t ion o f Kings ley DAVIS, Univers ity o f California Press, 1959.
50
2. U n premier caractère des déf init ions statistiques est que, non seulement elles sont discutables, ma is qu'elles se discutent.
A longueur de séances certaines déf init ions f ont l'objet de débats au Conseil supérieur de statistique. O r cette discussion ne f ait év idem- ment que prolonger, b ien souvent, des discussions préalables ent re les fonctionnaires de l'Inst itut Nat ional de Statistique qui ont préparé les projets de recensement a soumettre au Conseil. I l est peu v rai- semblable que pareils débats soient purement oiseux. Nous voudrions en souligner certains traits.
3. L a discussion au sujet des déf init ions statistiques doi t abou- tir. Oh, sans duote, dans des délais parfois assez longs. Mais on
ne peut attendre indéf iniment ( 5 ) • C a r c e s d é f i n i t i o n s s o n t g é n é r a t r i c e s
d'action. I l est peu d'exemples où la déf init ion soit aussi manifeste- ment liée a la praxis. En effet, la déf init ion imposera certains actes aux agents recenseurs ou aux assujettis. No n seulement elle déter- minera l a manière dont i l f aut répondre à certains questionnaires, mais c'est elle qu i imposera souvent aux intéressés de se procurer tel document: le chef de ménage, le chef d'établissement indus t riel ont des obligations statistiques différentes de celles d'un autre citoyen. Or ce sont les déf init ions du (unénage» ou de l'«établissemento qu i leur donneront ou non cette qualité.
Ceux qu i discutent les déf init ions savent qu' i ls pourront parfois s'assurer la bonne volonté ou se heurter au mauvais vouloir des hom- mes en raison de la déf init ion adoptée dans une certaine mat ière. Aussi est -il quas i de règle que des représentants des groupes int é- ressés soient présents aux discussions, éc lairent s ur les possibilités d'appliquer t elle o u t elle déf init ion, met tent en garde cont re t el le autre. Sans doute le but d' informat ion est-il le seul qu'autorise la lo i statistique (encore que certains recensements aient été entrepris sur la base d'un arrêté de 1945, v isant la réglementat ion économique), mais les conséquences de certaines déf init ions ne sauraient être élu- dées. Ceux qui examinent les déf init ions n' ignorent donc point cet as- pect mix te d'act ion et de connaissance, tout en y étant généralement peu intéressés personnellement. Leur posit ion a cet égard dif fère de celle du savant comme de celle du législateur.
( 5 ) I l a r r i v e , b i e n e n t e n d u , q u e l ' o n a b o u t i s s e à u n p r o c è s - v e r b a l d e c a -
rence. I l est fréquent de lire «la sous-commission a dg renoncer à définir.. .». Dans ce cas on recourt a certains artifices pour se passer de déf init ion. Cf r § 8.
51
4. O n sait que les déf init ions peuvent se rencontrer soit en tête, soit dans le corps, soit en f in d ' un exposé, ou bien encore ré-
sulter implic itement de celui-c i (I ) • A u c o u r s d ' u n e r é c e n t e s é a n c e d e
l'Institut de Philosophie de l'Univers ité de Bruxelles, où M. Calogero avait exposé une théorie dialogique de la déf init ion, M. Apostel a posé avec pert inence le problème de savoir s i des différences consi- dérables ne résultaient pas dans le caractère d'une déf init ion selon la place occupée par celle-ci.
Mais dans quelle mesure cette place est-elle, en tous domaines, laissée au l ibre choix ?
Auerbach, au terme d'une étude sur l' interprétat ion du réel dans la lit térature occidentale, estime, à juste t it re sans doute, qu'une dé- f init ion préalable de son sujet n'était pas souhaitable, qu'elle eût en- traîné une lourde terminologie et entravé la découverte des traits les plus intéressants ( 7 ) . S a m é t h o d e p a r a n a l y s e a p p r o f o n d i e d e q u e l q u e s
textes d'époques successives a f ait naître par contre une caractérisa- t ion du réalisme occidental qui en constitue une véritable déf init ion. De même, une déf init ion du soufre peut résulter des propriétés dé- crites dans un traité. Celle-c i sera, en f in de l'ouvrage, explic itée ou non.
La déf init ion statistique par contre doit êt re préalable. Sans doute, une déf init ion d e «employé» o u de «établissement»
pourrait -elle résulter indirec tement des mult iples données numér i - ques où cette not ion intervient, de leurs relat ions avec d'autres don- nées; mais l'explic itat ion en serait plus que malaisée et d'autre part cette déf init ion, en quelque sorte involontaire au départ , serait de peu de prix . Si le t ravail d'Auerbach n'aurait pu i l le reconnaît — être entrepris sans une certaine direct ion de pensée, encore n'y avait -il pas d'inconvénient à laisser celle-ci se préciser peu à peu. Car, en pareille mat ière le lecteur, s ' il part ic ipe a l'enquête de l'auteur, reste guidé, jusqu'à la f in, par lui.
I l n'en v a pas de même en mat ière de recensements. Le lec teur — entendons ic i l'assujet t i o u le recenseur — interv ient avec ses propres déf init ions implic ites, les insère dans la mat ière des recense- ments. La déf init ion qui serait élaborée en f in d'une laborieuse ana- lyse des résultats ne pourrait avoir qu'un caractère hybride, ref léter des opinions diverses, qui ne se sont pas réellement confrontées. En
(g) Cf r Richard ROBINSON, Def init ion, Ox ford, Clarendon Press, 1950, pp. 3-4,
( 7 ) E r i c h A V E R B A C H , M i m e s i s . D a r g e s t e l l t e W i r k l i c h k e i t i n d e r a b e n d l â n -
dischen Literatur. Bern, Francke, 1946, Nachwort .
52
outre, les recensements ne souffrent généralement pas de repent irs. La mat ière même des recensements s'évanouit, se transforme au cours du temps; en tout cas les efforts déployés sont t rop considérables pour permettre une reprise immédiate sur nouveaux frais.
Il es t d'autant plus intéressant de not er que parfois , cependant, faute de t rouver une déf init ion satisfaisante, on propose de laisser les assujettis déc ider eux-mêmes. L'équipement lourd es t -il carac- térisé par l 'ampleur ? par la période plus ou moins longue de con- struction ? par les payements échelonnés ? Un nav ire est-il de l'équi- pement lourd ? et un alternateur dans une pet ite us ine ? Peut-être vaudra-t-il mieux , pensent certains, se borner à donner quelques exemples de matériel lourd, laissant chacun juge de déterminer ce qui est, dans sa propre entreprise, à considérer comme t el (s)• Mais ce sont là solutions de fortune, en matières relat ivement secondaires, et devant lesquelles le statisticien a mauvaise conscience, car elles sont contraires à toute saine méthodologie (').
Théoriquement, o n peut aussi adopter une solut ion consistant faire des relevés subsidiaires lesquels permet t raient ultérieurement d'adopter une série de déf init ions dif férentes. Mais cette technique atteint rapidement sa l imit e prat ique. D'aut re part, elle int roduit gé- néralement des dif f icultés nouvelles: i l s'agit en effet de déf inir cha- cune des sous-catégories ainsi créées.
Dans certaines circonstances, i l est permis, toutefois, sans incon- vénient, de f aire prov isoirement l'économie d'une déf init ion. A ins i on proposera, dans une statist ique des mutat ions immobilières , de ne pas classer ni, à plus forte raison, déf inir la nature des immeu- bles mais de laisser le déclarant (en l'occurence le receveur de l'en- registrement) reproduire les indications telles qu'elles f igurent à l'acte de vente (terrain à bât ir, terre de culture, etc.) ( 1 0 ) . L a d é t e r m i n a t i o n des rubriques ne se ferait que lors du dépouillement. En fait, une dé- f init ion implic ite, de sens commun, a été ut ilisée lors de la passation de l'acte, et c'est d'elle que l'on cont inue à se servir. Ce qui est réser- vé, ce n'est que la manière d'effectuer le dépouillement et la publi- cation; ceux-ci seront organisés sur le vu des données qui se présen- teront, en leur variété en quelque sorte spontanée, au lieu d'être, par avance, tracés dans tous leurs détails.
Par contre, i l y a un problème relat if à la connexion entre la déf i- nit ion et le déroulement temporel des opérat ions qu i est beaucoup
( 8 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 4 , p . 9 9 .
( 9 ) I d . , p . 1 0 0 .
e ” Id. , 1949, p. 29.
53
plus intéressant. Les auteurs de The World's Met ropolitan Areas ont déf ini celle-c i de la façon suivante: «An area wi t h 100.000 o r more inhabitants, containing at least one c ity (or cont inuous urban area) wit h 50.000 o r more inhabitants and those adminis t rat ive div is ions contiguous to the city (or to the continuous urban area) whic h meet certain requirements as t o met ropolitan character» ( 1 1 ) .
Tous les éléments de cette déf init ion sont bien entendu par ailleurs commentés et éclairés. L' important ic i est de v oir les raisons données pour le choix de cette déf init ion. L'une des principales est que la dé- f init ion proposée, parce qu'elle se base sur les div is ions adminis t ra- tives contiguës à la v ille, permet d'insérer le t ravail dans une chaîne d'actions déjà engagées. On fait valoir que le fait de se baser sur des unités administrat ives, rend possible d'appliquer la déf init ion, après coup, et dans le monde entier, à du matériel déjà récolté. La plupart des autres déf init ions exigeraient que le tracé de la zone urbaine soit établi avant les recensements e t en out re modi f ié lors de chacun d'eux. Aussi ne peut-on escompter que beaucoup de pays se l iv re- raient à pareil travail, à plus forte raison ceux du monde entier.
Ce dernier exemple mont re bien que toute caractéristique des dé- f init ions statistiques est relat ive à un niveau donné: à chacun d'eux, elles sont d'autant mieux acceptées qu'elle s'accommodent de ce qui existe déjà. Cette considération peut donc contrecarrer l'exigence de déf init ion préalable.
5. C e c i nous conduit directement au t rait suivant de notre enquê- te. Les déf init ions proposées, rejetées, amendées, sont-elles des
propositions destinées à faire avancer un dialogue ? Répondent-elles ce caractère que M. Calogero at t ribue à toute déf init ion et qui est
d'être dialogiques et non logiques ? Dans une certaine mesure, sans doute. Mais ic i la not ion d'auditoire nous parait essentielle ( " ) Ceux qu i discutent, en effet, sont rarement intéressés eux-mêmes, directement, à l'issue du débat. I l ne s 'agit pas d'obtenir de l ' int er- locuteur un acquiescement qui fac ilitera la suite de l'argumentat ion; il ne s'agit pas non plus de poser les claires prémisses d'une théorie scientifique af in de pouvoir ensuite convaincre le lec teur de la co- hérence interne de celle-ci et de sa conformité avec les faits connus; i l ne s'agit pas de promouvoir subrepticement une valeur à laquelle
Opcif, p. 25. (") Pour la déf init ion d e l'auditoire, c f r Ch. PERELMAN e t L . OLBRECIITS-
TYTECA, L a nouv elle Rhétorique. Tra it é d e l'argumentat ion, Paris , P.U.F., 1958, pl). 8-9.
54
on tient, sous le couvert d'une déf init ion persuasive. Si les statisticiens discutent entre eux, c'est souvent en songeant à un auditoire dont ils ne f ont pas eux-mêmes part ie: agents recenseurs, assujettis aux re- censements, usagers des publicat ions. Sous bien des rapports, dispa- rates, ces auditoires concourent pourtant tous à orienter les débats.
La diversité des auditoires se ref lète dans celle des déf init ions. I l arrive ainsi que la déf init ion ment ionnée apparaisse comme une s im- ple tautologie, telle cette indicat ion à l'usage de recenseurs, précisant que la superf ic ie d'une pièce se mesure par sa longueur mult ipl iée par sa largeur, et destinée év idemment à év iter les appréciations fan- taisistes. Nous avons ic i une sorte de déf init ion explicat ive, qu i se confond presque avec l' injonc t ion d'être soigneux (").
A l'égard des agents recenseurs, et des assujettis, le problème qui domine est généralement un problème d'expression: on sait, ou croit savoir, ce que l'on veut dénombrer. I l s'agit de se mettre d'accord sur la meil leure façon de faire agir aut rui en conformité avec ces vues. Mais, à l'égard des usagers des dénombrements, la s ituat ion est beau- coup plus délicate: on se trouve en présence d'un auditoire en grande partie inconnu, avec lequel le statist icien n'a pas le rapport dialo- gique direct du savant ou du philosophe avec ses pairs n i le rapport que peuvent avoir l ' un comme l'aut re avec un public avide d'enten- dre leur bonne parole. L'auditoire des usagers est généralement com- plexe, mû par des soucis mult iples. Or, sans lui, les discussions entre statisticiens perdraient t out intérêt : i l arriv e d'ailleurs que ceux-c i s'interrogent sur l 'ut i l i t é de leurs efforts, se demandent s i l'usager présumé, pour lequel seul, en dernière analyse, les déf init ions i m- portent, existera réellement . Sans cet usager, l a mat ière même d u dénombrement, qui n'est créée que pour lui, s'évanouit.
6. Q u e sait-on de cet auditoire ? Avant tout, on sait comment cer- tains de ses membres ont réagi jusqu'à présent. On devine aussi,
si l'on connaît les problèmes sociaux ou scientifiques de l'heure, quelle pourrait être leur réact ion dans l'avenir. Enf in, i l arrive que d'une manière beaucoup plus explicite, certaines statistiques soient deman- dées par un département ministériel, par un groupement économique, voire par une personne privée.
Lorsqu'une enquête est devenue tradit ionnelle, son but semble aller de soi. Mais i l n'en va pas de même quand i l s 'agit d'enquêtes nou-
( 1 3 ) C f r s u r l e s f o n c t i o n s d e l a d é f i n i t i o n : S . I S S M A N , L e s d é f i n i t i o n s e n p h i -
losophie et en morale, Morale e t Enseignement, 1 7 , 1956.
55
velles. En 1954, l a préparat ion d'une enquête sur les condit ions de vie des familles est précédée d'une assez longue discussion s ur l a déf init ion des buts ( 4 ) . S a n s d o u t e u n e c e r t a i n e i d é e d e c e u x - c i e s t -
elle connue dès l'abord, sans quoi aucun examen de la question n'eût été entrepris. Mais on se demande quels sont les auditoires auxquels effectivement l 'on s'adresse. Car ceci condit ionnnera les déf init ions des unités a recenser.
Or i l est à noter que ces déf init ions modif ient souvent, sans qu'on le veuille, les buts poursuivis. On s'aperçoit, par exemple, que les dif - ficultés inhérentes a la déf init ion des unités à recenser dans une sta- tistique du tourisme, dif f icultés qu i naissent surtout de ce que l ' on ne veut pas recourir à des interrogatoires des voyageurs quant leurs intent ions — interrogatoires qui ne feraient d'ailleurs que dépla- cer la dif f iculté — transforment en réalité, la statistique du tourisme en statistique de l' industrie hôtelière ( 1 5 ) . D e m ê m e u n e s t a t i s t i q u e d e s
investissements, indust rielle et f inanc ière a l'origine, prend, s i l ' on int roduit certaines dist inctions, u n aspect économique et social (").
7. L e s déf init ions auxquelles on about it ne constituent certaine- ment pas un donné préalable qu' i l suf f irait d'élucider. Elles ré-
sultent de la discussion entre statisticiens. Mais le choix de ceux-ci est étrangement limité. Théoriquement , r ien ne s'oppose à ce que, af in d'assurer une précis ion max imum aux dénombrements, on n'adopte des conventions auxquelles se plieraient forcément les assujettis, puis- que les modalités du dénombrement sont généralement imposées par un arrêté royal. En effet, si un certain nombre de déf init ions sont re- jetées dans les instructions, les plus importantes f ont part ie de l 'ar- rêté, l e f ormulaire à rempl i r y étant annexé. Ces convent ions de- vraient non seulement êt re acceptées mais elles pourraient même être joyeusement accueillies en raison de leur simplic ité.
Mais certaines considérations dominent tous les débats. I l ne suf- fit pas de dire que les déf init ions doivent êt re ut iles, fécondes. On peut préciser que cette ut i l i t é est liée au respect de certaines rela- tions.
a) Un premier argument rev ient constamment: i l s 'agit d'assurer la comparabilité avec les recensements antérieurs. Sans doute cette condit ion est-elle parfois abandonnée, pour des raisons majeures et
56
( 1 4 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 4 , p . 1 5 1 .
(") Id., 1952, p. 180. (") Id. , 1951, p. 493.
parce que le progrès est à ce prix ( 1 7 ) . M a i s c e n ' e s t j a m a i s s a n s l u t t e .
Même s ' il y a rupture délibérée, on s'ingénie a rétablir une certaine comparabilité. Pour prendre un exemple mineur, mais qu i marque bien ce souci, dans la statistique agricole on modif ie à un moment donné la déf init ion des assujettis en excluant les personnes résidant a l'ét ranger et cult ivant dans la zone f rontalière belge. Cet te modi- fication est just if iée par le fait que le recensement de ces personnes est dif f ic ile et que les produits de ces terres ne font généralement pas partie de l'économie belge. Mais on propose aussitôt de pal l ier ce défaut de comparabilité, en évaluant les terres ains i éliminées: dans les publicat ions comparées, les superficies exploitées par les person- nes résidant a l'étranger, telles que ces superficies ressortent des re- censements antérieurs, seront ajoutées aux résultats du nouveau re- censement; ou, mieux encore, on déduira des recensements antérieurs les superficies qu i aujourd'hui seraient éliminées (").
Parfois l'art if ice adopté pour maintenir la comparabilité exige des questions subsidiaires qui n'ont d'autre but que celui-là. En désespoir de cause, on veillera à prévoir une note met tant les consultants en garde cont re les modif icat ions dues a u changement de déf init ion.
b) Une autre l imit at ion résulte du souci de cohérence. Plus part iculièrement, on veillera à la cohérence entre ce que v i-
sait la loi ordonnant un recensement et les déf init ions adoptées pour l'exécution de celui-ci. Une fois incluses dans l'arrêté royal d'exécu- tion, ces déf init ions feront loi. Mais dès lors i l faut veiller à ce que certaines déf init ions rejetées dans les instruct ions soient en concor- dance avec celles de l'arrêté.
On ira plus loin, et on cherchera la cohérence des déf init ions sta- tistiques avec celles des lois où des matières analogues sont engagées. C'est ains i que l ' on déf inira l'«employé» dans u n recensement i n - dustriel comme étant »celui que l'entreprise déclare comme employé a l'Of f ice Nat ional de Sécurité Sociale» (").
Cette cohérence des déf init ions statistiques avec l'ensemble de la vie sociale n'est jamais requise absolument, mais toujours souhaitée.
En certains cas on v oi t les impérat if s de l'ac t ion immédiat e e n lutte avec ces impérat ifs de cohérence: on souhaite parfois se rap- procher d'une not ion qui est en t rain de s'élaborer et ce rapproche- ment est impossible pour la raison que les recensements eux-mêmes
( 1 7 ) C f r p a r e x . P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 3 , p . 3 3 9 .
( 1 8 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 3 , p p . 3 - 4 .
(I 8 ) P r o j e t d e r e c e n s e m e n t d e l ' i n d u s t r i e e t d u c o m m e r c e a u 1 " j a n v i e r 1 9 6 0 .
57
concourent à cette élaborat ion. Rien n'est plus inst ruct if à cet égard que les hésitations au sujet des déf init ions dans les recensements v i- sant a préparer une réglementat ion économique. Ains i le Conseil su- périeur de statistique, saisi d'un projet de recensement des ventes tempérament, a l a demande de l 'Adminis t rat ion du Commerce d u Département des Af faires Économiques, prévoit qu'une réglementa- t ion sur les ventes a tempérament inc lura une déf init ion légale de celles-ci. Mais quelle déf init ion adopter dans un recensement destiné précisément à f ournir aux gouvernants et au légis lateur les données de fait qui devront orienter la légis lat ion ? D' où la dif f iculté part i- culière des débats ( 2 0 ) . I l e s t t e n t a n t d e d i r e q u e l a d é f i n i t i o n n ' e s t
qu'un ins t rument de t ravail, qu ' i l suf f it que le légis lateur sache ce qu'il y a dans le recensement ( 2 I ) . C e t t e s o l u t i o n a i s é e n e p a r a i t p a s
acceptable et le souci de cohérence avec ce qui n'existe pas encore est inlassablement poursuivi.
c) Une troisième limitat ion résulte des relations avec les autres pays. Elles jouent sur des plans divers et plusieurs st imulants sont en cause.
Tout d'abord, l'ét ranger joue manifes tement l e rô le de modèle: on relève ce qui a été réalisé, ce qu i donc est possible, on tend a adopter les déf init ions qu i ont f ait leurs preuves. L'une des raisons invoquées pour adopter une nouvelle déf init ion est parfois unique- ment le désir de suivre un exemple prestigieux. On s'y opposera alors par souci de la continuité, ou de la convenance des usages nationaux.
D'autre part , i l est tentant d'assurer, par le choix de déf init ions analogues, une certaine comparabilité entre statistiques de dif férents pays.
Enf in les organismes internat ionaux int roduisent des déf init ions qu'ils souhaitent v oir adopter.
Il ne faudrait pas cependant s'exagérer le rôle de ces inf luences étrangères dans les déf init ions. Car celles-ci sont souvent condit ion- nées par des circonstances nationales, qui sont beaucoup plus impéra- tives. C'est ains i que l 'on préférera maintenir la déf init ion t radit ion- nelle dans les recensements belges de l a «ménagère» c omme étant «la femme qui soigne ou dirige le ménage d'aut rui moyennant rému- nération)', plutôt que d'adopter la déf init ion reprise par les organis- mes internat ionaux de «femme qu i s'occupe de son propre ména- ge» ( 2 2 ) .
58
( 2 0 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 3 , p p . 4 1 - 1 4 9 , 1 5 3 - 2 4 0 .
( 2 1 ) I d . , p . 1 0 5 .
( 2 2 ) P r o c è s - v e r b a u x , 2 5 a v r i l 1 9 5 9 , n ' 8 3 6 .
d) Enf in, l a l imit at ion la plus importante, de not re point de vue, est le lien qui doit exister entre la déf init ion du statisticien et le sens commun.
Les usagers du recensement sont, nous l'avons souligné, en part ie inconnus. Or, i l ne servirait à r ien d'établir des relevés, de faire des publications qui, coupées de cet auditoire, seraient proprement sans objet. Dans un exposé scientif ique, une déf init ion paraî t commode, si elle permet a l'auteur d'exprimer ses observations Celles-c i forment un ensemble relat ivement clos, où la théorie et les faits se condit ion- nent étroitement. Une nouvelle théorie impl ique u n nouvel exposé des faits, donc souvent des déf init ions nouvelles. Elles peuvent être aisément proposées et adoptées: i l suf f it de v eil ler à maint enir pré- sents tous les acquis de la discipline. Mais dans la déf init ion statis- tique i l n'en va pas de même. L'existence même de l'objet disparaî- trait si l 'on adoptait une déf init ion arbit raire que l 'on tenterait d' im- poser à l' interlocuteur. Les données statistiques que f ont naî t re les définit ions sont théorisables, mais i l n'existe pas en ce domaine cette caution réciproque entre faits et théorie que seule donne une science élaborée. L'unique garant ie d'ut ilisabilité semble donc le l ien avec le sens commun. Nous avons vu que de temps en temps s 'introduisait une rupture délibérée avec la t radit ion. C'est à ce moment que s'ac- centue cette l imit at ion nouvelle imposée au choix du statisticien: la déf init ion préconisée doi t rendre généralement l a not ion plus con- forme à certaines not ions existantes. O n veut que la déf init ion nou- velle permette à l'usager de résoudre certains problèmes qui se po- sent a l u i mieux que ne le faisait l'ancienne. I l faut donc qu'elle ne s'écarte pas t rop des notions telles qu' i l les manie journellement , ou telles qu'elles se sont imposées dans la disc ipline qu' i l prat ique par ailleurs.
Les déf init ions stat ist iques s ont souvent des redéf init ions. Ma is beaucoup plus qu'en sciences, et plus même qu'en droit , ces redéf i- nit ions sont cont inuellement e t int imement liées a u langage n o n technique ( 2 3 ) .
Qu'une déf init ion statist ique nouvelle, de caractère apparemment conventionnel, soit néanmoins étroitement liée à des déf init ions an- ciennes, l'examen de The World's Metropolitan Areas en fait foi.
La déf init ion de (*Metropolitan Area» que nous avons citée, et qui vise avant tout a être internat ionalement applicable, est longuement justif iée dans cet opuscule. L ' un des avantages invoqués notamment
( 2 3 ) C f r S . I S S M A N e t J . L O R E A U , R é s u m é d e s d i s c u s s i o n s d u C o l l o q u e d e L o g i -
que, Louvain, Septembre 1958, Logique et Analyse, Nouvelle série, 5.
59
est que, parce qu'elle donne u n rôle aux div is ions administrat ives, elle permet l'ut ilisat ion de données mult iples, concernant les unités ainsi déf inies et qui résultent de recensements normaux, de rout ine (par exemple les données démographiques qui ne sauraient être ré- coltées exprès pour satisfaire au désir de calculer des taux démogra- phiques relat ifs à une aire f luctuante et dont les habitants eux-mê- mes ignorent s 'ils y appart iennent ou non) (").
Cette déf init ion est, on le voit par les rétroactes, le f ruit d'une lente élaboration. Elle doit remplacer des déf init ions antérieures, telles celle de «urbanized area» ou de «conurbation», qui jouaient à peu près le même rôle. Et, si neuve qu'elle soit, la not ion de «metropolitan area» vise un phénomène qui depuis longtemps intéresse économistes, psy- chologues, sociologues, c elui de l'urbanisat ion. Le def iniendum es t donc à la fois déterminé et librement choisi. La condit ion primordiale est qu' il soit suff isamment adéquat pour entrer dans la problémat ique existante.
8. U n e fois mise sur pied, la «metropolitan area» acquiert droit de cité. On propose de la désigner dorénavant par les init iales
«M.A.» ce qui la dist ingue bien de ses consoeurs. Ces init iales accen- tuent l'aspect convent ionnel du def iniendum, qu i est lui-même l ié l'aspect conventionnel de la déf init ion. Mais def iniendum et def iniens restent ancrés dans toute la problémat ique de l'urbanisat ion.
Ou du moins, ils y restent ancrés pour un certain temps. Car i l est intéressant de constater que, à un moment donné, la déf init ion des statisticiens peut devenir impérat ive et créer de nouveaux problèmes.
Ainsi, la déf init ion du «ménage» dans nos recensements de popu- lat ion s'éloigne quelque peu de la not ion du sens commun, à preuve les dif f icultés que l ' o n éprouve souvent à la faire appliquer ( 2 s ) .
Or la base de la déf init ion de «ménage» dans nos recensements est la cuisine commune. D'oit certains problèmes, si dans une statistique des logements on int roduit des considérations relat ives aux «ména- ges», notamment en ce qui concerne les prisons, les couvents. La dis- cussion de ces problèmes se f ait alors, non pas seulement à l 'aide d'arguments généraux, de sens commun, mais en prenant le «ména- ge» au sens statistique comme une donné normat ive.
9. N o u s avons donc assisté à la créat ion de nouvelles entités, la «M.A.», le «ménage». Le statisticien ne se pose généralement
pas le problème, oiseux pour lui, de savoir, lorsqu' il déf init , s ' i l pré-
60
( 2 4 ) O p . c i t . , p . 8 .
( 2 6 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 9 , n ' 8 2 5 .
cise une not ion ancienne, ou s'il crée une not ion nouvelle mieux adap- tée aux besoins ( 2 6 ) .
Mais i l se rend compte qu' i l ne s 'agit presque jamais de t rouver uniquement les mots adéquats pour déf inir ce sur quoi chacun s'en- tendrait. Les discussions présentent à cet égard toute une gamme de situations qu i ne dif fèrent qu'insensiblement l 'une de l'aut re. C'est cette gradat ion même qui nous parait s ignif icat ive et qui mérit e at - tention.
Il est c lair que l 'on ne donne pas déf init ion de tout terme qui f i- gure dans un quest ionnaire. On ne déf init que par nécessité, et s i toute discussion au sujet des déf init ions doit about ir, on ne l'engage que dans des cas bien déterminés.
Presque toujours, la discussion ent re statisticiens naî t d ' un doute quant à l'applicat ion d'une not ion. Une fois né, le doute s'étend, et se propage même souvent à des not ions connexes. Mais aussi long- temps que l'accord sur les not ions n'est pas mis en question, la déf i- nit ion est parfaitement inut ile Auss i serait -il faux de croire que l'ac- t ivité princ ipale du statisticien consiste à déf inir. Les débats les plus importants, les innovat ions les plus fécondes en mat ière de recen- sements n e f ont pas allus ion aux déf init ions, e t n ' en comportent guère.
Toutefois, le progrès dans la technique des recensements consiste en part ie à s'apercevoir que l 'une ou l 'aut re not ion n'est pas com- prise par tout le monde de la même façon. C'est souvent la surprise devant l'insert ion, sous un concept usuel, d'un cas inattendu, qui pro- voque la prise de conscience et qui rend urgente une déf init ion. Son- geons à une his toire comique prise à un domaine connexe: L'agent d'assurances demande à u n cow-boy s ' i l n ' a jamais eu d'accident. Non, répond-il. Et i l ajoute «Un cheval m' a démol i quelques côtes et, i l y a deux ans, un serpent m'a mordu«. — Eh bien, ne sont-ce pas là des accidents ? — Non.. . ils l'avaient fait exprès ( " • Q u e f a i r edevant pareille réponse si ce n'est rire, mais aussi expliciter, — pour autrui et pour soi-même, — la déf init ion de l'accident. Le statisticien est constamment en face de pareilles surprises qui aiguisent sa prise de conscience et suscitent les déf init ions.
L'expérience aidant, et en la transposant à de nouvelles questions, i l est aussi amené parfois à prévoir les divergences qu i vont surgir
( 2 2 ) C f r C h . P E R E L M A N e t L . O L B R E C H T S - T Y T E C A , L e s n o t i o n s e t l ' a r g u m e n t a -
tion, Arc hiv io d i Filosofia, 1955, pp. 249-269. ( 2 7 ) F u n F a r e , 1 9 4 9 , p . 4 0 .
61
et à imaginer les interprétat ions les plus anormales. Comment va-t -il dès lors procéder ?
a) Plutôt que de déf inir — ce qui impl ique discussion des déf ini- tions — on se borne souvent à donner des indicat ions par l'exemple, avec l'espoir que l ' on pourra faire sans dommage l'économie d'une définit ion. Ces exemples, malaisément inc lus dans un arrêté qui ne peut contenir que des indicat ions impérat ives, sont plus volont iers d'ailleurs reportés dans les instructions. On a bien soin souvent, lors- qu'on procède ains i par énumérat ion, de souligner qu' i l s 'agit d'une liste non limitat ive. En somme, l'assujet t i est tenu de raisonner du cas part iculier au cas part iculier a l'aide d'une généralisat ion dont la teneur est laissée à son init iat ive; elle peut donc varier selon les au- diteurs. On compte néanmoins sur le contexte pour que cette géné- ralisation ait t rait au but poursuiv i ( 2 8 ) .
b) Le moyen le plus généralement employe pour obtenir une in- terprétation unif orme consiste à ment ionner des objets à exclure ou
inclure ("), ce qui implique presque toujours que l ' on aurait ten- dance, sans ces prescriptions, à faire autrement. La f ormule ci-après est fréquente:
«La rubrique «produits en cours de fabrication)' comprendra la va- leur des matières premières et des demi-produits fournis à des t iers pour travail à façon. Elle ne comprendra pas les matières premières et les demi-produits fournis par des t iers à vot re établissement pour y subir un t ravail à façon; la valeur du t ravail à façon déjà effectué sur ces dernières mat ières par vot re établissement doi t cependant être reprise» (").
( 2 8 ) U n a r t i c l e r é c e n t d e M ' n ' J . K O T A R B I N S K A ( O n o s t e n s i v e d e f i n i t i o n s , P h i -
losophy of Science, vol. 27, janv ier 1960) souligne excellemment la nécessité de guider l'interlocuteur, par divers procédés,pour qu'une déf init ion ostensive soit interprétée dans le sens voulu. Un problème analogue se pose lorsque l'on recourt à l'exemple. Un questionnaire statistique forme généralement un tout dans lequel chaque question concourt à donner une direc t ion de pensée qui donne aux exemples leu r s ignification.
Cfr aussi Ch. PERELMAN et L. OLBRECIITS-TYTECA, Traité de l'argumentat ion, p. 475, à propos de la généralisation.
( 2 9 ) A u l i e u d e m e n t i o n n e r c e r t a i n s o b j e t s à e x c l u r e , i l p e u t a r r i v e r q u ' o n
en fasse précisément objet de recensement. Nous avons déjà v u que la s ta- tistique du tourisme présentait bien des difficultés. O n veut év iter que certai- nes personnes qui ne sont manifestement pas des touristes se c roient visées. C'est alors en vue de pouvoir les exclure de la statistique que l'on recense les établissements de c ure e t les colonies scolaires. C f r Procès-verbaux, 1952, p. 173.
(3o) Procès-verbaux, 1954, p . 74.
62
c) A l a f ormule «on comprend dans» f a i t place l a f ormule gon comprend par» qui, elle, semble correspondre déjà à une déf init ion. Il s 'agit encore bien souvent d'exemples, mais ceux-ci ne portent plus sur des cas-limite, mais sur des cas-type. Ains i dans le commentaire d'un quest ionnaire sur les investissements:
«On comprend par bât iments et ouvrages du génie c iv il, des t ra- vaux de construction, métallique, en béton, o u en maçonnerie, e t tous autres t ravaux de génie civil, aussi bien les bât iments et t ravaux déjà existants achetés à des t iers que ceux exécutés par des entrepre- neurs ou par les propres ouvriers de l'établissement... ( 3 1 ) .
d) Enf in l a déf init ion peut prendre al lure plus classique encore. Sur quoi porte-t-elle ?
Commençons par un exemple f ort s imple. On désire, dans un re- censement agricole, savoir s i les terres cult ivées déclarées pa r u n exploitant sont d'un seul tenant. On envisage de poser une quest ion relative au nombre de «lots» avec, dans les instructions, la déf init ion suivante: «tout bloc, pièce de terre, t errain entouré ent ièrement de biens fonds d'aut rui» ("). Mais certains craignent l' incompréhension. On propose de remplacer le terme «lot» par «pièce de terrain», terme mieux compris des cultivateurs. On pourrait ainsi éviter la déf init ion. Mais ce remplacement ne paraissant pas donner toute sécurité, o n réint roduit une déf init ion, cette fois de la «pièce de terrain», comme étant «tout terrain ent ièrement entouré par des terrains appartenant
d'autres exploitations». Déf init ion très semblable à la première bien qu'elle puisse cependant donner lieu à des interprétat ions légèrement différentes ( 3 3 ) .
Dans ce cas-ci, on voit nettement que «lot», «pièce de t errain' , sont pris comme synonymes et qu' i l n'y a aucun doute sur ce que l 'on a en vue.
e) Mais presque toujours la quest ion est beaucoup plus complexe et le procédé de déf init ion interfère avec ce que l 'on déf init .
Un exemple caractéristique nous semble donné par le recensement des ventes à tempérament. (Nous avons déjà f ait allus ion plus haut
cette mat ière). Un projet de questionnaires, destinés à être remplis par les vendeurs et par les organismes de f inancement, suscita dès
( 3 1 ) I d . , 1 9 5 4 , p , 7 4 .
( 3 2 ) I d . , 1 9 4 9 , p . 5 5 3 .
( 3 3 ) L a r é d a c t i o n d é f i n i t i v e s e m b l e a v o i r e n c o r e é t é l é g è r e m e n t m o d i f i é e .
Cfr Du JARDIN, op.czt.
63
l'abord la question de savoir si l 'on at teindrait ainsi toutes les ventes tempérament. Les ventes à crédit faites par le pet it commerçant, le
f inancement f a i t p a r certains part iculiers , parurent impossibles saisir. Mais c 'étaient l à seulement dif f icultés d'ordre prat ique. L a notion de sens commun dominait encore les débats. Mais bientôt se posèrent des questions plus délicates. Le projet comprenait une déf i- nit ion de la vente à tempérament: «par vente à tempérament i l f aut entendre l a liv raison d'un objet mobil ier contre un pr ix à payer en tout ou en part ie par versements fract ionnés et échelonnés sur une période d'au moins 90 jours, qu'un crédit en vue de f inancer cette opération soit consenti ou non par le vendeur» (").
Mais quid des voyages à tempérament, qui ne sont pas un objet ? Et lorsqu'un organisme de f inancement interv ient , s 'agit -t -il encore de vente à tempérament ? Ne s 'agit -il pas plutôt d'un prêt ? Et ne faudrait -il pas recenser tous les prêts ? Mais i l s'avère que la déf ini- t ion du prêt à tempérament est plus dif f ic ile encore que celle de la vente (»5). Quid surtout des ventes avec bons d'achat que prat iquent certains grands magasins ? D'un point de vue économique, ne faut -il pas les considérer comme des ventes ? Faut -i l aménager l a déf ini- t ion de celles-ci de manière à pouvoir les y inc lure ? Nous avons vu que les part icipants au débat ne se résolvaient pas à admett re la so- lut ion de facilité consistant à dire que la déf init ion n'est qu'un instru- ment de t ravail et qu' i l suff it pour qu'elle soit bonne que l 'on sache avec précision ce qu'elle englobe ("). I ls ont le sent iment que pour faire oeuvre ut i le i l f aut à l a fois cerner une certaine réalit é et la déf inir de façon précise. Mais cette réalité leur échappe part iellement. Tandis que le «lot» était unanimement interprété — ou presque — de la même façon, i l n'en va plus du tout de même ic i.
Et à un moment donné, nous assistons à un phénomène curieux. Les part ic ipants au débat acceptent d'enthousiasme — en la qual i- f iant de «souple et précise» — une solut ion qui consiste à exclure le mot «vente», à ne plus s'en servir comme def iniendum, bien qu' il s'a- gisse toujours, le contexte en fait foi, du recensement des ventes à tem- pérament. On dira s implement: «sont comprises dans la présente sta- tistique les opérations tendant à...» ( " ) O n a a i n s i l e v é u n e h y p o t h è -
que, celle que faisait peser le terme «vente» avec ses résonances ha- bituelles, t ant juridiques qu'économiques. I l v a sans dire, que, quoi
64
( 4 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 3 , p . 8 2 .
( 3 3 ) I d . , 1 9 5 3 , p . 4 6 .
( 3 6 ) I d . , 1 9 5 3 , p . 1 0 5 .
( 3 7 ) I d . , 1 9 5 3 , p . 1 1 4 .
qu' il y paraisse momentanément , les dif f icultés ne sont pas toutes levées pour autant. Mais on a le sent iment d'avoir conquis une plus grande liberté sans met t re nécessairement en danger l a précision.
Cette solut ion n'est peut-être pas très dif férente de celle qui con- siste à dire p a r exemple : «Pour les besoins du présent recense- ment, s ont à considérer c omme établissements paraétat iques ceux
("). I l ne s'agit ni dans l 'un ni dans l'aut re cas de donner né- cessairement aux termes une extension dif férente de celle que leur attribuerait un chacun. I l s'agit avant tout d'éviter des incompat ibili- tés possibles avec d'autres déf init ions qui seraient tout aussi valables; il s 'agit aussi d'éviter de s'engager.
f) Enf in, la déf init ion technique, qui ne peut s 'éloigner t rop indû- ment du sens commun, arrive pourtant à créer des notions nouvelles. C'est le cas du «ménage», de l'«aidant».
Notons que ces déf init ions n'exc luent pas le recours à l'exemple: Ainsi de rune des dernières formes de la déf init ion d u «ménage»: «Le ménage est une unité s imple ou collective constituée soit par une personne v ivant seule, soit par la réunion de deux ou plusieurs per- sonnes qui, unies ou non par des liens de famille, résident dans une même habitat ion et y ont une v ie commune. Ains i, les domestiques et les ouvriers qui habitent chez leur maître ou leur patron font par- tie du ménage de celui-c i; toutefois s ' ils retournent au moins heb- domadairement dans leur ménage d'origine, ils cont inuent à faire par- tie de ce dernier. Le ménage ne doit pas être confondu avec la f a- mille, etc.» (").
Les domestiques sont-ils à considérer comme un exemple ? et qui serait de la nature d'un cas-limite, c'est a dire comme l ' un des plus diff iciles a admet t re ? Ou bien f aut -i l at tacher surtout de l ' impor- tance à l'exception mentionnée, l'exemple n'ayant d'autre but que de régler le cas de ceux qui retournent périodiquement chez eux ?
Par contre, l a mise en garde relat ive à l a confus ion avec l a f a- mil le semble bien n'être qu'une précaut ion supplémentaire, qui n' in- t roduit pas de nouvelle technique de déf init ion.
Nous avons donc une insensible gradat ion — parfois aussi un mé- lange d e s procédés de déf init ion, et une insensible gradat ion des ef- fets qu'ils produisent sur la consistance des notions. Aussi longtemps que l 'on se borne à des techniques sommaires telles que l'énoncé de quelques exemples, pour éclairer les assujettis, c'est que l ' on adhère
( 3 8 ) I d . , 1 9 4 7 - 4 8 , p . 6 2 . ( P r o j e t d ' a r r ê t é c o n c e r n a n t l e r e c e n s e m e n t d u p e r -
sonnel émargeant au budget de l'Etat). (»o) Recensement 1960. Projet d'ins truc tions établi au 1-12-58.
65
des notions existantes encore que mal précisées. Au fur et à mesure par contre que la déf init ion dev ient plus c laire, plus complète, elle permet la création d'un def iniendum l ié sans doute à un passé, mais relat ivement nouveau. Explic itat ion, créat ion sont proprement indis - cernables a u long d'une chaîne cont inue de modalit és dont nous n'avons, semble-t-il, décrit que quelques étapes.
10. I l nous reste à examiner un point. Quelles sont les raisons qui poussent à changer une déf init ion anciennement adoptée ?
a) Tout d'abord l'échec d'une déf init ion existante. (Des déf init ions aussi anciennement élaborées et utilisées que celle de «ménage» sont loin de donner satisfaction). L'échec est dû soit à ce que la déf init ion a donné lieu à des interprétations divergentes, soit à ce qu' il s'est avéré que les assujettis n'avaient pas les éléments nécessaires pour l'appli- quer. C'est le cas notamment dans certaines statistiques industrielles.
Cette tentative de modif icat ion n'about it pas toujours. On constate, par exemple, que la dis t inct ion entre ouvriers agricoles qualif iés et non-qualif iés, établie par la Commiss ion paritaire, a donné des in- formations qui laissent beaucoup à désirer ("). Elle était basée sur l'un des trois critères que nous résumons: sort ir d'une école d'agricuture ty- pe A2, exécuter les t ravaux de façon indépendante et complète, êt re capable d'assurer la charge complète des soins d'entret ien du bétail.
Ces critères étant considérés comme t rop flous, on se demande s ' il faut f aire intervenir la permanence dans l'entreprise ? la dif f iculté de la besogne ? la durée de l'apprentissage ? le taux du salaire ? I l va de soi que ce dernier critère est lui-même lié à ceux de la Commis- sion paritaire, mais que néanmoins l'appréc iat ion du cult ivateur est dominante en l'espèce. On se borne f inalement à l'espoir que les cul- tivateurs sais iront peu à peu la portée des déf init ions existantes.
b) Une autre cause de changement résidera dans la possibilité en- f in offerte d'ut iliser de nouveaux critères; ains i la déf init ion de l'em- ployé dans une statistique industrielle comme étant celui qui est dé- claré c omme t el à l'Of f ice Nat ional de Sécurité Sociale ne pouvait exister avant la création de cet organisme. Dès qu'elle est rendue pos- sible, cette déf init ion peut paraître beaucoup plus aisée à appliquer que l'une quelconque des mult iples déf init ions existantes ( 4 1 ) .
c) Ment ionnons enf in le désir d'appliquer la déf init ion à une aire géographique plus étendue. C'est l'une des mot ivat ions qui ont pous-
66
( 4 0 ) P r o c è s - v e r b a u x , 1 9 5 7 , p . 6 5 .
( 4 9 C f r 1 3 d é f i n i t i o n s r e l e v é e s d a n s A . D u J A R D I N , o p . c i t .
sé à la recherche de la déf init ion de la M.A. pour caractériser le phé- nomène urbain.
Il peut paraître étrange que nous ne fassions pas état d'autres in- citants au changement: mais ce serait en f ait reprendre t out not re exposé. Le désir de précision, de maniabilité, les limitat ions nées de l'insert ion dans un cadre tradionnel, la mult iplic ité des auditoires, au- tant d'exigences qui sont également des incitants à la modif icat ion: en effet, on souhaite y répondre de mieux en mieux et surtout résou- dre les incompat ibilités qui souvent existent ent re elles. Les déf ini- tions statistiques sont presque toujours un compromis. C'est pourquoi sans doute, les statisticiens paraissent rarement satisfaits de leur oeu- vre. Maintes commissions et sous-commissions t erminent leurs t ra- vaux en déplorant de n'avoir pu t rouver de déf init ion qui réponde toutes les exigences.
Conclusion.
Si nous pensons qu' i l peut être ut i le de s'attacher à l'examen des définit ions statistiques, c'est que nous estimons, évidemment, que cel- les-ci présentent des traits qui leur sont propres. Mais, — au risque de tomber dans le travers que nous dénoncions en commençant, — nous pouvons supposer que peut-être ces traits sont-ils plus généraux qu' i l n'y parait . Les déf init ions statistiques n'auraient constitué, dans ce cas, qu'on bon matériel pour les met t re en évidence. C'est l'obser- vation qui devra permet t re de vérif ier s ' i l en est bien ainsi. Cepen- dant, puisque la méthode statistique envahit aujourd'hui tous les do- maines de la pensée, i l est a priori plausible que ce qui la concerne est de portée très large.
Par ailleurs, la technique des recensements peut vraisemblablement éclairer la méthodologie scientif ique, parce qu' i l s 'agit d'une act iv ité pratique mais qui s'exerce en part ie en vue de la théorie. Elle tend
secréter du théorétisable. D'autre part, on pourrait soutenir que la déf init ion statistique n'est, certains égards. en raison de son caractère impérat if , qu'une forme
très part iculière de déf init ion légale. Or que voyons-nous ?
Tout d'abord que la dist inct ion classique entre déf init ion nominale et déf init ion réelle est en l'occurence de peu d'intérêt.
I l est vraisemblable que les auteurs, tels R. Robinson, pour qui la déf init ion est avant tout nominale, prétendraient que le statisticien ne fait pas réellement de définit ions et préféreraient qualif ier son activité
67
d'abstraction, d'analyse, o u d'améliorat ion de concepts ( 4 2 ) . M a i s i l s'agit là d'une déf init ion de la déf init ion qui étonnerait fort le statis- ticien, lequel considère la «déf init ion» c omme une part importante de son activité.
D'autre part, le statisticien se refuserait sans doute à suivre M. Aj- dukiewicz (") dans son ef fort pour réhabiliter la déf init ion réelle; le statisticien ne c roit pas qu ' i l cherche une caractérist ique univoque de certains objets existant en dehors du langage. A le v oir discuter, on a l' impression qu' i l se rend parfaitement compte que son act iv ité de déf init ion est à la fois étrangement l ibre et ét rangement bridée.
Les déf init ions du statisticien sont plus ou moins élaborées, plus ou moins efficaces dans l'action, plus ou moins neuves, plus ou moins discutées, plus ou moins liées à celles d'autres disciplines. Elles ut i- lisent des procédés divers de f ormulat ion et elles sont plus ou moins créatrices de déf inienda nouveaux. Elles ne sont n i nominales n i réelles. Cette dis t inct ion appliquée à elles semble art if ic ielle et peu éclairante. Nous pensons même qu'elles ne sont n i normat ives n i descriptives, au sens où l'entend Arne Naess ("). En ef fet le statut d'une déf init ion statistique varie suivant l'état de la discussion à son sujet: l'aspect descript if et l'aspect normat if ne correspondent jamais qu'A un certain type d'accord éminemment variable.
A cet égard i l faut rappeler que la déf init ion statistique, qui se dis- cute ent re pairs, se f ai t à l ' intent ion d'auditoires mult iples , divers. I l semble que le statisticien ait rarement en vue, à la dif férence du philosophe, l 'auditoire universel ("). I l a, beaucoup plus que le sa- vant, conscience de t ravailler pour un auditoire part iculier, s itué un moment historique. (Cec i le rapproche peut-être d u juris te). La variabilité des déf init ions lu i reste toujours présente à l'esprit , peut - être parce qu' il est toujours conscient de la variabilité des auditoires.
Demandons-nous enf in, s i l ' on peut appliquer, à la déf init ion sta- tistique, ce que nous avons dit dans notre Traité à propos de la déf i- nit ion: «Le caractère argumentat if des déf init ions se présente toujours sous deux aspects int imement liés mais qu' i l faut néanmoins dis t in- guer parce qu' ils concernent deux phases du raisonnement: les dé- f init ions peuvent être justifiées, valorisées, a l'aide d'arguments; elles
( 4 2 ) C f r o p . c i t . , p i ) . 1 7 0 à 1 8 7 .
( 4 2 ) K a z i m i e r z A J D U K I E W I C Z , T h r e e c o n c e p t s o f D e f i n i t i o n , L o g i q u e e t A n a -
lyse, Nouv elle série, 3-4. ( 4 4 ) A r n e N A E S S , I n t e r p r e t a t i o n a n d p r e c i s e n e s s , O s l o , D y b w a d , 1 9 5 3
( 4 2 ) C h . P E R E L M A N e t L . O L B R E C H T S - T Y T E C A , T r a i t é d e l ' a r g u m e n t a t i o n , § 7 .
68
sont elles-mêmes des arguments» ("). Que les déf init ions statistiques soient justif iées a l'aide d'arguments, cela ne fait aucun doute. Dans quelle mesure sont-elles elles-mêmes des arguments ? Elles ne sont certainement pas destinées à promouvoir directement une thèse. Mais, au delà des actions immédiates qu'elles vont susciter, se s ituent des répercussions lointaines. On ne sait que trop, en Belgique, les consé- quences que peuvent avoir un recensement en mat ière linguist ique. En mat ière sociale, économique, le rôle indirect de la déf init ion peut être considérable. 11 ne sera pas sans importance que, grâce aux cri- tères adoptés, le nombre d'ouvriers qualif iés, dans l'agriculture, at - teigne tel ou tel niveau. Et même, la constatation que, en suivant la déf init ion de la M.A., la Belgique compte, en 1947, c inq zones urbai- nes dans l'ordre suivant: Bruxelles, Anvers, Liège, Gand, Charleroi, qui, en 1955 devient: Bruxelles, Anvers, Liège, Charleroi, Gand, peut ne pas être sans conséquences.
Ajoutons que le rôle joué par une déf init ion donnée peut, dans les comparaisons internat ionales, voire dans la déterminat ion des obl i - gations d'un pays envers ses associés, êt re primordial.
L'insertion, ent re deux activités discursives, — celle de l'élabora- t ion et celle de la publicat ion —, de certaines actions, rend le rôle argumentat if de la déf init ion statist ique indirect , incertain, malaisé- ment repérable. La déf init ion statistique n'est pas un argument. Mais elle illus t re admirablement les possibilités argumentatives que recèle le discours mêlé aux actes.
Nous avions, dans le Traité de l'argumentat ion, él iminé volontai- rement tout ce qui n'était pas discursif, par exemple les efforts de persuasion directe, par gestes ou menaces, ce que nous avions appelé la caresse et la gif le. Mais peut-être faudrait -il songer, par contre, englober, dans une étude de l'argumentat ion, ces actes qui s'insèrent nécessairement dans le discours, en sont conséquence directe et pré- parat ion à ce qu i v a suivre. L'act iv ité d u statist icien of f r irait sans doute une int roduct ion à ce domaine. Mais cec i dépasse indûment le modeste examen de déf init ions qui nous avaient paru t rop négli- gées dans les analyses des logiciens.
(") Id. , p. 286. I l ne s 'agit pas exclusivement ic i de la déf init ion persuasive au sens technique laquelle résulte généralement d'une dissociation. Cf r p. 593.
69