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Les grandesphilosophies

DOMINIQUE FOLSCHEID

Professeur à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée

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ISBN 978-2-13-058656-2 8Dépôt légal – 1re édition : 1988

8e édition : 2011, août

© Presses Universitaires de France, 19886, avenue Reille, 75014 Paris

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AVERTISSEMENT

On n’entreprend pas de coucher la philosophieentière sur le lit de Procuste d’une collection depoche sans courir de périls et encourir de reproches.Mais les défis sont faits pour être relevés.

Le calcul le plus élémentaire nous met en face denos responsabilités, et le couteau sous la gorge : sion évoque trois douzaines de philosophies, ontombe à trois pages et quelques lignes pour chaqueprétendante. Si on les invoque toutes, on sombredans le ridicule.

L’idée de retenir les « grandes » philosophies etde se débarrasser des présumées « petites » en lesrenvoyant à la culture érudite et spécialisée neconstitue même pas une garantie. En philosophieplus que partout ailleurs, la distinction du grand et dupetit, déjà si suspecte, enveloppe un diagnosticphilosophique, une prise de position philosophique –voire une prise de parti – qui pourront toujours êtrephilosophiquement critiqués et discutés. En lamatière, aucun arbitre n’est neutre. Il faudra desurcroît, sur les marges incertaines de la réflexion,

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choisir d’inclure ou d’exclure certaines œuvres duconcert des philosophies.

Et pourtant, s’il est vrai qu’une philosophie dignede ce nom est avant tout un discours sur l’essentiel,qui se développe et ramifie ensuite comme un arbreou éclate comme une fusée, avec plus ou moins deretard, la petite quantité des grandes attitudesfondamentales doit corriger la pluralité indéfinie desœuvres. Ce critère proprement philosophique suffitpour rendre impossible toute distribution de notes etde prix. C’est la reprise des étapes majeures del’aventure de la pensée qui importe, pas lecatalogue, la recollection ou la commémoration.Nous espérons communiquer ainsi au plus grandnombre ces divers esprits qui forment les noyauxdurs des œuvres, les animent et les font vivre jusquedans leurs prolongements les plus exotériques.

Sachant que le lecteur potentiel est inscrit dansune histoire, une culture, un pays, il est impossibled’éviter une certaine contingence historique deschoix, quitte à entériner certaines injusticessédimentées. Nous comptons sur l’universalité dudiscours pour compenser les limitations de cette

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géographie des pensées.

Comme il n’est pas de philosophies anonymes,nous partirons de ceux qui ont réussi à fairecristalliser une approche, une attitude, un esprit, dansun discours rationnel et articulé – ce qu’on appellecommunément des auteurs. Pour faciliter la bonnecompréhension de l’ensemble, nous donnonsquelques brèves indications pour situer lespersonnes, et nous respectons autant que possible lachronologie. Mais nous n’hésitons pas à la bousculerlorsque la mise en perspective et la cohérence desidées l’imposent.

Nous avons cherché à pousser le souci de clartéjusqu’à la limite imposée par la complexitéintrinsèque de l’objet. Mais il y a un stade où lesimple devient le faux. Comme la philosophie nepeut pas se donner sans peine, chaque lecteur doitentrer dans les pensées présentées, sans lesconsidérer comme des objets susceptibles d’êtredécrits ou racontés de l’extérieur. Il revient à chacunde se prescrire lui-même la dose qu’il pourrasupporter.

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Chapitre ILA PHILOSOPHIE EN QUÊTE DE SOI

I. Naissance de laphilosophie

La philosophie n’est pas née en un jour, et ellen’est pas non plus née de rien. Mais lesreprésentations du monde et les sagesses où l’oncroit qu’elle s’ébauche n’en préparent véritablementle terrain qu’à la condition de laisser le discoursrationnel affirmer sa spécificité. Sinon, ellesl’étouffent dans l’œuf, l’empêchent de naître,assurent autrement certaines de ses fonctionsindispensables à l’humanité et coulent le désir desavoir dans d’autres aspirations.

Si cette condition a été réalisée dans la Grèceantique, plus clairement et plus magistralement quepartout ailleurs, cela ne signifie pas que tous lespenseurs et sages grecs sont au sens strict des

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philosophes. Aristote a beau qualifier Thalès (viesiècle av. J.-C.) de « premier philosophespéculatif », il faut bien avouer que sa doctrine relèveencore du discours cosmologique traditionnel, quifait d’un principe symbolique l’origine de touteschoses.

Pour Thalès, ce principe est l’eau ; pourAnaximandre, c’est l’infini indéterminé ; pourAnaxagore, c’est l’esprit. Pythagore préfèrechercher la clef universelle du réel dans lasymbolique des nombres, tandis qu’Héraclite,tellement loué par les modernes, fait de tout ce quiest le résultat sans cesse changeant de l’oppositiondes contraires. Mais si ces penseurs, ces savants ouces sages que nous qualifions rétrospectivement de« présocratiques » ont eu de grandes inspirations quiont fécondé l’avenir, il faut attendre Parménide pourque la philosophie ait un « père » présentable.

Parménide (540-450 av. J.-C.) est l’auteurd’un Poème fameux, qui présente encore tous lescaractères extérieurs de la littérature sapientiale. Etpourtant, tout est changé parce qu’il affirme qu’il y ade l’être (homogène, complet, suffisant –

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« sphérique »), et que cet être se dit dans la pensée.

Le versant négatif de cette identité de l’être et dupenser n’a pas moins d’importance : le néant n’estpas, il ne peut être ni pensé ni dit. « Père » de l’être,Parménide est aussi celui du néant : l’être est, lenéant n’est pas.

Nous n’avons pas affaire ici à une doctrinephilosophique parmi d’autres, mais à la constitutiond u genre philosophique comme tel. L’objetphilosophique, c’est l’être de ce qui est.Philosopher, c’est dire l’être ; la véritéphilosophique, c’est l’identité de l’être et dudiscours. L’alternative radicale est celle du vrai et dufaux, adossée à l’opposition de l’être et du néant.

Le cheminement initiatique ne débouche plusdirectement dans un art de vivre, mais dans lediscours sur l’être de l’étant. Au lieu de lutter contrele désir qui étreint l’homme (n’oublions pas quebrahmanisme et bouddhisme sont à peu prèscontemporains), il faut l’orienter vers la vérité, enrompant avec le monde du devenir mouvant, desapparences changeantes et privées de sens, bref,

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tout ce qui captive la foule des insensés.

II. Platon427-347 av. J.-C. – Athénien, disciple de

Socrate, conseiller des princes (Denys I et II deSyracuse), fondateur de l’Académie, Platon est lephilosophe par excellence, la référence constante.Ses richesses, dures à extraire, sont inépuisables.

1. La leçon de Socrate. - Il est difficile dedistinguer le Socrate historique (469-399), qui n’alaissé aucun écrit, du Socrate mis en scène parPlaton. Mais une leçon se dégage néanmoins.

Socrate se présente comme celui qui ne sait rienmais qui sait qu’il ne sait rien – ce qui fait qu’il en saittoujours plus que ceux qui ignorent leur ignorance.Socrate n’est ni un professeur ni un maître,seulement un aiguillon, un initiateur, un miroir, unmédiateur de son « démon » (terme qui renvoie au« lot de vie », à la vocation, à l’inspiration, à l’êtreintermédiaire entre le dieu et l’homme). Lui-mêmestérile de vérités belles et bonnes, Socrate veut être

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uniquement un accoucheur des âmes, qui recèlentl’éternelle vérité qu’elles ont oubliée. Avec salaideur, son nez camus, son visage de Silène, il estlittéralement un repoussoir. Il ne verse pas un savoirtout fait dans un disciple vide (comme si l’on pouvaitmettre la vue dans les yeux aveugles ! dira Platon).Par l’ironie, qui met en contradiction, rétablit ladifférence, il reconduit le disciple à lui-même(connais-toi toi-même !), afin qu’il libère son âme etla reconvertisse au bien.

Quand il affirme que « nul n’est méchantvolontairement », il ne proclame pas la gentillesseuniverselle des ignorants de bonne volonté. Il veutmontrer que celui qui fait le mal a voulu ce qu’ilprenait pour un bien. L’homme vertueux sera donccelui qui est parvenu à son excellence, en voulant cequ’il sait être le bien véritable.

Mais beaucoup plus qu’un sage, Socrate est letémoin du verbe. Fidèle à son essence et à sa viséede la vérité, le langage est l’opposé de la violence.Infidèle à soi-même, il se dégrade en un art formel(rhétorique) ou se pervertit en une technique depersuasion, qui est une arme dans des rapports de

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force (sophistique). La preuve : le discourscalomnieux peut persuader des juges, fairecondamner l’innocent et tuer. Accusé d’impiété etde corruption pédagogique, Socrate acceptel’injustice pour respecter jusqu’au bout les lois de laCité, dont nul ne doit se dispenser. Dédaignant leséchappatoires de dernière minute, il boit la ciguë enhéros et martyr du verbe, dont il paie l’importancedu prix de sa vie.

Bouleversé par ce drame devenu une sorte demythe fondateur de la philosophie, Platon s’estefforcé de restaurer le logos en crise, de retrouver lamesure du beau, du bien et du vrai, ruinée par toutessortes de thèses et de slogans (le mobilismehéraclitéen ; le relativisme universel ; le nihilismemétaphysique). S’il est vrai que le philosophe et lesophiste se ressemblent comme chien et loup, parcequ’ils manipulent tous deux le langage, il faut établiret fonder la différence, en commençant par écarterles apparences trompeuses.

2. La philosophie comme cheminementinitiatique. - Dans la célèbre allégorie de laCaverne (République, VII), les non-initiés sont

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décrits comme des prisonniers plongés dansl’obscurité, enchaînés depuis toujours à leur place,qui prennent pour des réalités en soi les ombres desobjets que des faiseurs de prestiges manipulent dansleur dos, à la lumière d’un grand feu. Ce dont ilssouffrent, ce n’est pas du manque, qu’ils ignorent,mais du trop-plein d’apparences immédiates,auxquelles ils adhèrent fanatiquement.

Le prisonnier plongé dans la nuit de la bêtisemétaphysique ne peut pas se délier lui-même. Il n’ena d’ailleurs ni le désir ni l’idée. S’il s’évadait, il neserait pas vraiment libéré. Il faut que quelqu’und’autre, déjà initié, déjà philosophe, se penche surlui, le délivre de ses chaînes, le force même à selever, puis à tourner la tête. En d’autres termes, ilfaut un médiateur. Sans lui, il est impossible de sedégager de l’adhérence, prendre le recul nécessaireet saisir la différence.

Cette première phase, négative, rend possibleune initiation positive. Mais il faut prendre garde :converti trop brusquement aux réalités, le prisonnierfraîchement délié serait ébloui, aveuglé, plongé dansune nouvelle nuit, due à l’excès et non plus au défaut

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de lumière. C’est pourquoi on procédera pardegrés, en lui montrant des étoiles de plus en plusbrillantes, puis la lune, le soleil enfin, terme del’itinéraire. Il passera ainsi du plus clair pour lui et duplus obscur en soi au plus clair en soi et plus obscurpour lui, enfin au plus clair pour lui et en soi.Concrètement, cela signifie qu’il faut d’abord passerpar des disciplines propédeutiques (commel’arithmétique, la géométrie ou l’harmonie) pour serendre capable d’aborder la dialectique(République, 536 d).

La définition platonicienne de la philosophie estdonc très simple : elle est un cheminement vers levrai, selon un itinéraire initiatique, depuis un point dedépart qui n’en est pas un, car il est en réalité unpoint d’arrivée. Le prisonnier, en effet, n’est pas unsauvage ou un aveugle-né, mais un être asservi.Autrement, comment le petit esclave du Ménon,conduit par Socrate, finirait-il par découvrircomment doubler la surface d’un carré ? C’estparce qu’il désapprend ses préjugés sur la géométriequ’il retrouve la bonne méthode. Toute connaissanceest en réalité re-

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connaissance. L’âme se ressouvient de la vérité(c’est la fameuse réminiscence) parce que la véritéest intemporelle, toujours déjà là, et ne commencejamais. L’ignorance est donc oubli : c’est cequ’exprime le mythe du plongeon de l’âme dans leLéthé, le fleuve Oubli, symbole de l’entrée dans uncorps.

On voit que la méthode philosophique estindissociable de son contenu : la doctrine del’immanence éternelle de la vérité dans l’âme. Laméthode ne peut pas se réfléchir en règlesmécaniques utilisables par n’importe qui à propos den’importe quoi. Il y a une pédagogie de la science,pas de science de la pédagogie.

3. À la recherche du réellement réel. - Laréalité véritable n’étant pas la chose qu’elle paraît,elle est ce qui fait que la chose est ce qu’elle est,saisie par l’esprit, énoncée dans le langage. Platonl’appelle Idée, terme qui renvoie à la forme(essentielle) visible (par l’âme). La beauté n’est doncpas la chose belle – marmite, femme ou cavale,comme le croit le naïf Hippias –, mais ce qui rendbelle la chose. De la même manière, il n’y aura pas

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de choses égales et pas de choses justes : seul estvraiment égal l’égal en soi, seul vraiment juste lejuste en soi. Les Idées sont donc la clef de la réalitéet de la connaissance. Sans elles, le langageformerait un monde clos, qui ne renverrait qu’à lui-même.

Grâce à l’Idée, on s’élève à l’un, désertant lamultiplicité des apparences. En ce sens, l’Idée estbien l’unité d’une multiplicité, mais elle n’est enaucun cas une abstraction (ce qui signifie : tiré horsde) : ce sont plutôt les choses sensibles qui sont« abstraites », tirées de l’Idée.

Le processus d’élévation à l’Idée est ladialectique, que Platon définit comme art de« demander et rendre raison » (République 533 c).Au lieu de se contenter d’établir de pures relations,comme le font les mathématiques, la dialectique nousfait découvrir la mesure de toute mesure, le principeanhypothétique de toute hypothèse. Parvenu auterme de l’ascension dialectique, l’esprit se meutd’Idée en Idée, c’est-à-dire développerationnellement des relations nécessaires et engendredes conclusions rigoureusement déduites.

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L e dialogue correspond bien à ce procédé derecherche. Mais sa forme extérieure ne doit pasnous abuser : si la présence d’un partenairecomplaisant et docile rend les opérations plus faciles(Sophiste, 217 c-d), le véritable dialogue estd’abord celui de l’âme avec elle-même – ce quis’appelle penser (Théétète, 189 e).

4. Les difficultés du discours. -; Platonn’ignore pas les difficultés de cette doctrine.Comment les Idées peuvent-elles être en rapportavec les choses qu’elles ne sont pas, mais qui nesont pas sans elles ? Comment l’Idée unique peut-elle rendre compte de la multiplicité des choses sansse diviser ? La lumière a beau nous fournir unmodèle de participation (elle éclaire une infinité dechoses sans se diviser et sans se perdre), nouscourons le risque de réifier l’Idée et de constituer ununivers intelligible totalement coupé de celui deschoses, doublant inutilement ce dernier. Après tout,explique plaisamment Platon, ce n’est pas d’uneessence de maître ou d’un maître en soi quel’esclave est esclave, mais bien d’un maître en chairet en os. Surtout, comment articuler entre eux les

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éléments du discours sans établir des relations entreles Idées ? Et si le discours vise l’Idée, commentpeut-il y avoir un discours faux ?

Platon se trouve donc contraint de défendrecette thèse paradoxale : il doit démontrer lapossibilité et la réalité d’un discours faux, sans quoi iln’y aura aucune différence entre le vrai et le faux, etle discours sera anéanti. Mais pour cela, il fautmontrer que le discours faux ne dit pas rien – cardire le rien, c’est ne rien dire, et tout ce qu’on diravraiment sera automatiquement vrai, y compris lefaux.

Il faut se résigner à commettre un « parricide » àl’égard de Parménide, qui a déclaré que le néantn’était pas. Quand on dit le faux, on ne dit pas rien,on dit quelque chose d’autre que le vrai. Entre l’êtrequi est et le néant qui n’est rien, prend place untroisième genre : l’Autre. L’altérité fait ainsi sonentrée dans l’univers intelligible. Ce qui permetd’insérer les Idées dans un jeu vivant de relations, ausein de l’être total (Sophiste, 249 a), au lieu d’enfaire des idoles inertes et isolées.

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La séparation des univers demeure néanmoins.Le semblable ne peut toujours aller qu’au semblable.La cosmologie le confirme : le monde n’est pas crééà partir de rien par un Dieu tout-puissant, il estfabriqué par un Démiurge à partir de matériauxpréexistants (le Même, l’Autre, le Mélange). Notremonde d’ici-bas est donc taré par l’insuffisanceontologique de sa matière. C’est par ce dualismemétaphysique que Platon explique le mal – excluantdu même coup l’hypothèse d’un principe du Malégal à Dieu (ce qui sera le ressort du manichéisme).

On comprend le jeu de mots sur le corps (sôma)tenu pour le tombeau (séma) de l’âme spirituelle. S’ilest vrai que l’âme, parente des Idées, recèle en elle-même les conditions de sa chute (le Phèdre lacompare à un attelage composé d’un bon et d’unmauvais cheval, conduits par un cocher qui a du malà suivre le cortège céleste), il n’en demeure pasmoins que l’incarnation est un exil dégradant. C’estpourquoi les « preuves » platoniciennes del’immortalité de l’âme ne sont finalement rien d’autreque l’affirmation de son caractère éternel, indifférentpar nature au cycle de la vie et de la mort (Phédon).

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Dans ces conditions, comment notre langage,grevé d’images et de représentations, pourrait-ilnous livrer l’absolu ? (Lettre VII). Les Idées sont lesessences lumineuses des choses, elles ne sont pas lalumière qui les éclaire et les rend intelligibles. Demême que le soleil est au-delà de la lumière quiéclaire les objets sensibles, la condition du réel et desa connaissance est au-delà du réel et del’intelligibilité : cette condition est le Bien, qui n’estpas l’Être, qui dépasse toute essence intelligible etqui ne peut donc pas être objet de discours.Autrement dit, la philosophie ne peut pas être savoirabsolu de l’absolu. Elle est condamnée à demeurerun amour du savoir qu’elle n’atteindra jamais. Lelangage rationnel doit passer le relais à un au-delà dudiscours : à la contemplation.

5. L’existence humaine. - L’hommen’échappera pas aux tiraillements qui s’ensuivent.On sait que l’initié qui revient dans la Caverne, arméde la vision des réalités en soi et du désir de copierl’harmonie idéale en ce bas monde, sera mal reçu,pris pour un fou et un gêneur, et même mis à mort.

Une Cité juste – réglée par l’harmonie – serait-

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elle impossible ? Un projet politique identifié à laréalisation du Bien et situé hors de l’histoire réellen’est, au sens strict, qu’une utopie. C’est pourquoi laRépublique ne fournit pas un modèle à appliquer.Même si les rois étaient philosophes et lesphilosophes rois, les conditions du monde voueraienttoute tentative à l’échec. Le régime aristocratique sedégraderait fatalement, sous la pression du devenir,en régime du courage (timocratie), de la richesse(oligarchie), de l’égalité licencieuse (démocratie),pour finir en tyrannie, où triomphent les plus vilestendances.

Le vrai sens de la République est donc moral.Sachant qu’il y a une stricte analogie entre lemacrocosme qu’est la Cité et le microcosme qu’estl’âme humaine (où s’affrontent raison, « cœur » ettendances), la Cité juste est le modèle de l’âmejuste, qu’il s’agit pour l’homme de réaliser en soi-même.

Mais comment une âme engoncée dans un corpspourra-t-elle parvenir à la vraie vie ? C’est iciqu’intervient la médiation érotique. En effet, laBeauté jouit d’un privilège extraordinaire : de toutes

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les réalités en soi, coupées de notre monde, elleseule peut se manifester dans ce qui paraît et devenirsensible (Phèdre, 250 b). La quête de la Beauté estanimée par Éros, fils de Pénurie et de Grands-Moyens, qui est intermédiaire entre l’homme et ledieu. C’est Amour qui unit tout ce qui est divisé, àtous les niveaux (de la reproduction animale à laconnaissance). C’est lui qui nous aspire vers l’absoluen nous arrachant successivement à tel beau corpspour nous faire aimer tous les beaux corps, puis lesbelles âmes, les belles conduites, jusqu’au saut versle Beau en soi (Banquet, 204-211). Tout l’Occidentrestera marqué par cette conception d’Éros, àlaquelle s’opposera l’amour-don prêché par lechristianisme. Chez Platon, l’amour exclut lapersonne singulière incarnée, puisqu’il faut toujoursla dépasser. On aime le Beau en soi, jamaisquelqu’un.

L’érotique de la connaissance est caractéristiquede la philosophie platonicienne : doctrine et moyende salut, et non simple savoir spéculatif. Si lephilosophe doit, en ce bas monde, s’accommoderde la vie mélangée, dont le joyau le plus précieux est

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l a mesure (Philèbe), il doit aussi espérerl’assimilation à Dieu en se délivrant des élémentsd’ordre inférieur qui constituent autant de lests àl’envolée de l’âme (Théétète, 176 b). On voit ici quela tension ne se résout dans aucune solution. Si onentend le discours de Socrate dans le Phédon, lamort – ce « beau risque à courir » – est la frontièreque ne peut dépasser notre discours humain.

III. Aristote385-322. – Né à Stagire, fils de Nicomaque

(médecin du roi de Macédoine), disciple de Platon,précepteur d’Alexandre, fondateur du Lycée àAthènes, Aristote a joué un grand rôle dans lastructuration de la conscience occidentale. Il a faitpasser au premier plan le désir de savoir, larecherche du bonheur et l’action. Il a lancél’aventure de la métaphysique et la réflexion surl’organisation générale des différents savoirs. Endépit des blocages qu’on lui a reprochés ensuite (àcause de sa doctrine des cinq éléments et de saphysique des essences), il a libéré la connaissance

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de la nature du discours mythique et contribué àformer l’esprit scientifique.

1. Le désir de savoir. - « Tous les hommesdésirent naturellement savoir » : cette propositiondécisive n’inaugure pas seulement la Métaphysique,mais un esprit qui animera toute la recherche. Prisedans son ampleur, elle affirme que l’homme estnaturellement, par essence, en quête de laconnaissance rationnelle de l’absolu, dont le désirinscrit en nous la marque en creux. Mais ce désirn’est plus celui d’une âme exilée dans un corps :l’homme d’Aristote est solidement ancré dans lanature, il est le « vivant » par excellence. Sans cesserd’être un animal, il jouit de capacités spécifiques,dès les stades les plus humbles (sa vision, parexemple, n’est pas seulement utilitaire, maiscontemplative, ce qui provoque en lui du plaisir).

Ce statut permet de constituer la pyramide dusavoir, ordonné en degrés discontinus, selon quel’on est plus ou moins proche des causes, dupourquoi, du fondement, de la raison d’être. Ainsi,alors que l’art (ou technique) n’est encore qu’unedisposition accompagnée de raison, portant sur

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l’individuel, tournée vers la production, la scienceatteint l’universel, connaît par les causes et peut êtreenseignée.

2. Le discours sur la réalité naturelle. - Lesréalités naturelles, qui sont en devenir, ne sont pasabandonnées au discours vulgaire ou mythique, maisconstituent l’objet de la physique, qui est uneconnaissance théorique, organisée et cohérente. Cequi devient n’est pas une simple apparenceévanescente, car ce qui surgit en acte a d’abord étéen puissance, ce qui n’est pas rien. La réalitéphysique est un composé de matière et de forme.Prenons l’exemple d’une sphère d’airain : sa formeest éternelle et inengendrée (la sphère), mais samatière ne peut pas être saisie à part (l’airain estdéjà un composé). La matière est donc principed’indétermination, pure puissance des contraires. Cequi existe, c’est le composé.

Ceci apparaît clairement dans le travail de l’art,qui présuppose les données et principes de la nature,et qui se doit donc de l’imiter. Une statue d’Hermèsaura quatre causes : la matière (le marbre, si l’onveut, bien qu’il ne soit pas pure matière), la forme

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(celle du dieu), la cause efficiente (le sculpteur), la fin(rendre la divinité manifeste). La différence entre lesobjets de l’art et les êtres vivants vient de ce que cesderniers ont en eux-mêmes le principe de leurmouvement.

3. Le discours sur le langage. - Pour qu’il y aitdu discours, il faut que le langage dise l’être, sanspour autant se confondre avec lui. Si l’on nerespecte pas leur différence, qui permet l’articulationdiscursive, l’alternative du vrai et du faux seraimpossible. Ceci posé, Aristote va disséquer l’êtredu langage et fonder une bonne part de la Logiqueen formulant les principes de non-contradiction et dutiers-exclu, en analysant le fonctionnement de laproposition (sujet, copule, prédicat) et en formalisantles règles du raisonnement.

Le syllogisme apparaît ainsi, et pour longtemps,l’instrument spécifique de la science et del’enseignement, parce qu’il démontre la vérité enunissant deux termes par la médiation d’un mêmetroisième. La dialectique, au contraire, ne produitque des conclusions probables, par la confrontationdes opinions dans le dialogue. Quant à la rhétorique,

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elle ne vise que la relation vivante à l’auditeur, priscomme un tout, avec ses passions.

4. Le problème de la métaphysique. -; Laréalité physique n’est pas le tout du réel. Mais quellediscipline peut atteindre ce qui n’est pas physique ?Il ne faut pas se hâter de répondre : la métaphysique.Dès l’origine, en effet, le mot et la chose fontdifficulté. La « métaphysique » peut désigner ce quiest exposé et enseigné après la physique, mais aussice qui est hiérarchiquement supérieur, au-delà de lanature, séparé de la matière. On comprend bien qu’ilfaille constituer une science des « objets les plusélevés », mais quels sont-ils ? Devons-nous lescaractériser par la primauté ou par l’universalité ?

Si l’on met l’accent sur ce qui est premier, lascience suprême est la théologie. La science la plusdivine n’est-elle pas à la fois celle que possède Dieuet celle qui traite des choses divines ? L’être divinn’est pas, comme les autres êtres, assujetti auxcatégories de quantité, qualité, temps, lieu, etc. Il estétranger à la naissance, au devenir et à la mort. Il estCause suprême, Premier Moteur qui meut tout lereste (par le désir, en tant qu’objet d’amour, ce qui

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lui évite d’être lié à ce qu’il meut). Mais si lesuprême connaissable est bien Dieu, qui est enmême temps la Pensée suprême, alors

Dieu se pense lui-même, il est Pensée de lapensée (Méta., L. 7). Dans ces conditions, laphilosophie qui est la plus haute des sciences serainaccessible à l’homme et réservée à Dieu.

En revanche, si l’on privilégie l’universalité del’être, la science suprême sera l’ontologie, sciencede l’être en tant qu’être. Mais son objet est-ilconstitué par l’être commun à tous les êtres, lesprincipes premiers ou les réalités séparées ? Enrécusant la doctrine platonicienne des Idées, formeshypostasiées, illégitimement séparées du réelcomplet, Aristote marque bien la difficulté de laphilosophie, tiraillée entre le discours sur l’être et lathéologie, qui porte aussi sur l’être – mais l’être quiest un être. Notre science pourra bien faire de cetteunité un modèle et une mesure, elle devra néanmoinss’accommoder de ces divisions.

5. L’homme et l’action. - Qu’est-ce quel’homme ? Un vivant complet, mais pas le résultat

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d’une émergence. Aristote récuse absolument touteréduction du supérieur à l’inférieur : « L’homme ades mains parce qu’il est intelligent », il n’est pasintelligent parce qu’il a des mains (Parties desanimaux, IV, 10). L’âme n’est plus une entitéséparée et en chute, elle est la forme du corps, sanslaquelle un corps n’est pas un corps. Chez l’homme,l’âme cumule toutes les fonctions : végétative,sensitive, intellectuelle (avec une partie passive, uneautre active, transcendante, de nature divine).

Cette anthropologie permet de renouveler lesgrandes questions éthiques. Contre Platon, qui poseun Bien en soi, radicalement séparé, inaccessible,Aristote définit tout bien comme une fin (alimentaire,professionnelle, spirituelle, etc.). Mais tous cesbiens-fins ne se valent pas : il y a des biens relatifs(en vue d’autre chose) et le bien absolu, qui est pourlui-même. Pour l’homme, le bien suprême est leBonheur. Tout le monde cherche « le bien », maistout le monde ne trouve pas le bon, tant il est aisé deprendre un bien relatif pour le Bien absolu.

Comment réaliser le Bien ? En se conduisantselon la raison, c’est-à-dire en devenant vertueux.

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Qu’elle soit morale ou intellectuelle, la vertu permetd’articuler concrètement la nature, l’éducation et laraison. Fille des « bonnes habitudes », elle produitchez l’homme une « seconde nature ».

Définie comme « juste milieu » entre des vicesantagonistes, la vertu morale n’est en aucun cas unemédiocrité modérée. Par exemple, si le courages’oppose à la fois à la lâcheté et à la témérité, il n’estpas pour autant leur moyenne arithmétique. La vertuest le sommet d’éminence, l’optimum, l’uniqueconduite vertueuse face à la multiplicité desvicieuses.

Comme la conduite vertueuse répondparfaitement aux exigences de l’essence humaine,elle est couronnée par le plaisir. Cette idée peutsembler étrange si l’on se réfère au procès quel’hédonisme fait ordinairement à la morale. Etpourtant, si l’on discerne bien la véritable nature duplaisir, on doit convenir que la contradiction n’existepas. En effet, dès que l’on comprend que le plaisirn’est pas une fin en soi, une réalité séparée, mais unerécompense, un supplément gratuit qui vientparachever l’activité, on ne peut plus l’opposer à

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l’activité vertueuse qui lui offre le meilleur dessupports possibles. Paradoxalement, c’est lacélébration exclusive du plaisir qui ruine le plaisir, enpervertissant sa nature et sa fonction. Le plaisir ne sedéploie comme grâce que s’il s’ajoute à l’acte,« comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleurde la jeunesse » (Éthique à Nicomaque, X, IV).

6. La vie dans la Cité. - L’homme est un êtrede médiations dont l’existence requiert un cadreadéquat : la Cité. Il est un animal politique. Unhomme sans Cité serait « un dieu ou une brute »(Pol., introd.). La Cité n’est pas une simple sociétéanimale, elle exige une organisation, des institutions,qui sont des œuvres de liberté et de raison. La clefde voûte de la Cité est la Justice, dont le ressort estl’égalité (égalité proportionnelle ou géométriquequand il faut rendre inégalement aux inégaux, selon lemérite et le travail ; égalité arithmétique quand il fautrendre à chacun son dû sans faire acception depersonne – cas des crimes et délits). Dans la mesureoù elle implique un rapport à autrui, la Justice estvertu totale. Mais elle n’est pas l’idéal supérieur dela Cité, qui est l’amitié. Une Cité seulement juste,

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sans amitié, serait inhumaine. Et si l’amitié régnait, lajustice serait superflue.

7. Le bonheur suprême. - Il ne faut pas seleurrer : la plupart des hommes ne sont pas capablesd’être philosophes, et ne deviendront que de bonscitoyens. Le bonheur suprême est réservé à la minceélite qui s’adonne à l’activité contemplative del’esprit (le noûs, partie supérieure et proprementdivine de l’âme). Cette activité doit être mise aupremier rang parce qu’elle est pour elle-même, etnon pour autre chose, comme le sont les activitésutiles. Elle permet d’atteindre le bonheur suprême,accompagné d’un plaisir insurpassable, à la mesurede l’activité déployée. Cette conclusion est logique,mais elle nous conduit à un étonnant paradoxe : aumoment où l’homme atteint sa fin suprême, voilàqu’il la dépasse et devient plus qu’homme. En effet,une telle fin n’est plus humaine, mais divine. Tout sepasse donc comme si l’homme était l’être qui doitêtre plus que lui-même pour être lui-même. Lamesure de l’homme serait-elle la démesure ? La vien’est pas écartelée entre deux mondes séparés,comme chez Platon, mais elle ne serait pas la vie

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sans cette tension intérieure.

IV. Plotin205-270 apr. J.-C. – Parce qu’il a développé

dans toute sa rigueur et toute sa pureté la dimensionmystique de la philosophie, au point d’en faire l’autreattitude typique possible, face au discours del’ontothéologie et de la métaphysique, Plotin estbeaucoup plus que le ténor du néoplatonisme.L’Être cède la première place à l’Un, et le discoursau silence. Ce qui est encore une philosophie rejointce qui n’en est déjà plus une. Dans son genre, Plotinne peut pas être dépassé.

Si l’on admet que le langage puisse se destituerluimême de toute prétention, le raisonnement estd’une logique implacable (c’est le paradoxe desEnnéades – « groupes de neuf »).

Au terme de l’ascension philosophique, ondécouvre le Principe absolument premier,absolument parfait, qui ne dépend de rien mais dontdépend tout le reste. Comme il fait être tout ce qui

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est, il est au-dessus de l’être : il n’est pas. Maiscomme aucun être ne peut être sans être un être (unearmée, un chœur, une maison, un troupeau…), alorsqu’il diffère de cette unité à laquelle il participe, lePrincipe anhypothétique, qui n’est ni n’existe, estdonc l’Un.

L’Un ne serait pas le plus parfait s’il restait seul.Mais il n’a pas pour autant besoin de ce qu’ilengendre. Il n’est pas un Dieu personnel, doué deliberté et de subjectivité, créateur du monde. Il n’estpas non plus un modèle ou archétype, comme l’Idéeplatonicienne. L’Un est puissance de tout, et sapuissance se répand partout, émane à la manièredont la chaleur rayonne d’un foyer. Les substances(ou hypostases) émanées de l’Un sont l’Intelligence,l’Âme, enfin le monde matériel.

Que peut-on dire de l’Un ? Rien. Principe dudiscours, il est au-delà du discours, il échappe à sesprises. Principe de l’intelligence, il reste au-dessusde l’intelligence, qui ne peut donc pas lecomprendre.

Il ne nous reste que la voie de l’expérience

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mystique. Au mouvement de procession (descentede l’Un jusqu’à la matière) doit répondre lemouvement de conversion, par lequel l’âme, parcelledivine, doit s’élancer vers l’Un pour s’y unir.Dépouillée de ce qui n’est « ni propre ni pur »(l’inclination vers le corps et la matière), l’âmeretrouve sa beauté, dont le Principe anhypothétiqueest la source. Dans l’extase, le sage devient « dieu ».

La dialectique intellectuelle a cédé la place à lavie spirituelle. La philosophie plotinienne est unephilosophie religieuse, mais sans religion.

V. La philosophie commeart de vivre

L’homme peut-il encore vivre humainement, etvivre heureux, s’il renonce à la fois aux efforts desgrandes philosophies théoriques, aux promesses etprescriptions des religions, sans rallier pour autantles facilités du scepticisme, du cynisme ou lesgrossièretés d’une existence animalisée ?

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Il le peut, s’il admet que les choses sont cequ’elles sont, comme elles le paraissent et qu’il estnéanmoins possible de construire là-dessus unesagesse qui le rende heureux.

Chacun à leur manière, l’épicurisme et lestoïcisme nous proposent le nécessaire et le suffisant.On a dit de ces sagesses qu’elles étaient « filles dudésespoir », pour souligner qu’elles ne cherchaientplus ni savoir ni salut – répudiés avec toutes lesillusions du désir. Elles ne veulent pas pour autantdéraciner le mal multiforme : elles ne s’occupent quede ses effets. C’est notre attitude qu’elles modifient,pas l’ordre et le cours du monde.

L’épicurisme et le stoïcisme ont connu unimmense succès, bien au-delà de l’Antiquité. Si onles associe, en dépit de leurs oppositions point parpoint, c’est parce qu’ils constituent des variations surle même thème, admettent le même genre d’absolu,impersonnel et immanent. Avec eux, la philosophien’est plus qu’une manière de vivre, de vivre heureux.Sa part théorique n’est plus qu’un moyen. « Laphilosophie enseigne à faire, non à dire », ditSénèque. « Vaine est la parole du philosophe, si elle

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n’arrivait pas à guérir le mal de l’âme », déclare unesentence épicurienne.

1. L’épicurisme. - Fondé par Épicure (341-270 av. J.-C.), le « Bouddha d’Occident », célébréet magnifié par Lucrèce (99-55) dans son De RerumNatura, l’épicurisme a vulgarisé la seule physique(largement reprise de Démocrite) qui puisse rendrepleinement raison de sa morale.

La physique épicurienne n’a rien d’une sciencepositive au sens moderne du terme. Son discoursdoit tout à sa fonction, qui consiste à construire latotalité et le détail du réel en éliminant l’Idée, le Bien,l’Esprit, l’en-soi sous toutes ses formes, afin delibérer l’homme de toutes les superstitions et detoutes les craintes. Elle conçoit la Nature comme latotalité immanente, dont la réalité et les lois sontpurement matérielles.

Comme le réel ne saurait naître du néant nidisparaître dans le néant, alors qu’il se transformecontinuellement, il ne peut être constitué qued’atomes (éléments matériels invisibles et insécables)et de vide (condition du mouvement et du passage

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des formes les unes dans les autres). Les corps, lesâmes (qui ne sont qu’un corps dans le corps), lesdieux (composés de matière très subtile) sont desagrégats d’atomes, associés par hasard, qui sedispersent à la « mort » et se recomposent ensuiteautrement.

Si l’on n’ajoutait pas le fameux clinamen – ladéclinaison, la déviation par rapport à la verticale –,les atomes tombant en pluie parallèle et à vitesseégale ne se rencontreraient jamais et neconstitueraient jamais de corps. Le clinamenintroduit donc de la contingence dans l’implacablenécessité, ce qui permet une certaine « liberté » (ausens où tout être vivant, l’homme comme le cheval,est capable d’aller contre les résistances de lamatière).

Ce matérialisme est un nihilisme métaphysique :au fond de tout, il n’y a ni Être ni Esprit, seulementde la matière élémentaire, du désordre et du non-sens. L’homme n’existe pas comme tel.

Que gagnons-nous à savoir tout cela ? Juste lapossibilité de nous libérer des craintes et des

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explications illusoires. Pour nous guiderpositivement, il ne reste qu’une seule chose : le faitque le vivant se complaît dans le plaisir et fuit ladouleur. Mais alors, pourquoi les insensés et lesignorants qui croient qu’il suffit de jouir dans l’instantpour être heureux provoquent-ils leur malheur ? Lesentiment de plaisir serait-il trompeur ?

Il ne l’est pas. La jouissance relève bien ducorps, qui est la seule réalité (« Le principe et laracine de tout bien, c’est le plaisir du ventre »). Le« bien » et le « mal » ne sont que des motsrecouvrant nos affections. Mais sans la sagesse,nous ignorons les processus à l’œuvre sous lesapparences, et qui produisent la douleur. Seul lesage connaît le « quadruple remède » qui peut nousguérir.

1) Il n’y a rien à craindre des dieux, puisque leréel est entièrement expliqué par le mouvement desatomes (l’éclipse, par exemple, n’est pas unemenace divine). Après la vie, il n’y aura nirécompense des bons ni punition des méchants.C’est cette croyance – une véritable impiété ! – quirend les hommes craintifs et malheureux.

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2) La « mort » n’est rien, puisqu’elle abolit lasensation qui mesure le réel : « Tant que nousexistons, la mort n’est pas (…), quand la mort est lànous ne sommes plus » (Lettre à Ménécée). Lacrainte de la mort ne repose donc sur rien, mais elleempoisonne notre vie. Le sage ne regrette pas d’êtrené sous prétexte qu’il doit disparaître : il vit, toutsimplement, sans chercher la mort, mais sans la fuir.

3) On peut supporter la douleur, puisque l’oncesse de la ressentir si elle excède nos capacités.

4) Le bonheur est facile si l’on sait se contenterdes plaisirs naturels et nécessaires (manger, boire),en rejetant ceux qui sont naturels mais pasnécessaires (les mets délicats, les plaisirs amoureux),et ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires (larichesse, les honneurs).

Pratiquement, il faut se suffire à soi-même et secontenter de peu. La tempérance est bien la vertu dusage, car elle permet d’atteindre l’ataraxie, cetteabsence de trouble qui est la clef du bonheur.

2. Le stoïcisme. - S’étalant sur six sièclesenviron, de Zénon de Cittium (332-262 av. J.-C.) à

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Marc-Aurèle (121-180 apr. J.-C.), en passant parCléanthe, Sénèque et Épictète, le stoïcisme présentesous une dénomination unique (de Stoa, le Portiqued’Athènes) l’unité foncière d’une attitude typique.Être philosophe, c’est d’abord opérer le choix initial,décisif, du genre d’homme que l’on veut être. Àpartir de là, tout est lié : la philosophie estcomparable à un œuf dont la coquille serait lalogique, le blanc la morale, le jaune la physique.

La grande idée du stoïcisme est que la Natureest le tout du réel, en qui tout revient éternellementau Même. Ce Même est la Vie du monde, dont tousles éléments sont liés par la sympathie universelle.Comme les causes et les effets s’enchaînent sansaucune faille, la loi du monde est le Destin.

Cette physique est identiquement théologie, carsi tout est Même, le discours sur les dieux estidentique au discours sur la Nature. Il ne faut doncpas se méprendre sur les invocations magnifiquesd’un Cléanthe à Zeus, en qui l’on serait tenté dereconnaître le Dieu du monothéisme judéo-chrétien.« Dieu » est la totalité du divin, présent dans lecosmos, et non quelqu’un. Qu’on l’appelle

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Nécessité, Logos (principe d’intelligibilité) ouPneuma (cause animatrice), tout arrive selon les loisuniverselles de la Nature, qui est Destin etProvidence.

L’homme n’est qu’un être naturel parmi lesautres, à cette différence près qu’il est le seul vivantmortel raisonnable, parce que son âme est uneparcelle du Logos universel. Ce caractère a incité lesstoïciens à développer une logique de la relation, queles modernes redécouvriront avec un très grandintérêt.

Ce statut de l’homme dans le Grand Tout lui fixesa règle de conduite : vivre conformément à laNature, en parfait accord avec elle. Partie dumonde, l’homme régi par le Logos doit agir sur lemonde régi par le Destin, afin de produire unaccord. Pourquoi vouloir le monde tel qu’il est aulieu de le changer ? Parce qu’il est divin. CommeDieu se caractérise par son impassibilité, le sage doitla réaliser en lui : c’est l’apathéia. L’accord avec laNature engendre le bonheur parce qu’il réalisel’unité de la vie et de la personne sous la règle de laraison, qui s’accorde elle-même à la Nature. En ce

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sens, l’homme achève la Nature.

Mais le stoïcisme n’est pas pour autant unfatalisme. Si le Destin ne dépend pas de nous, c’estnous qui consentons ou refusons. Il ne dépend pasde nous de naître de la Nature et d’y retourner – cequ’on appelle « mourir ». Il ne dépend pas de nousd’être esclave, comme Épictète, ou empereur,comme Marc-Aurèle. Mais ce qui dépend de nous,c’est ce que nous faisons de ce qui ne dépend pasde nous. Le stoïcisme affirme ici une liberté absolue,inconditionnelle. De même que nous ne pouvons pasfaire souffler le vent, mais l’utiliser au mieux dans nosvoiles, nous pouvons éviter de nous soucier de notremort ou ignorer celui qui martyrise notre corps. Lesage peut choisir de mourir sans gémir, de tendre latête quand Néron le condamne à être décapité, de latendre encore quand le bourreau a raté son coup.Aucune force au monde ne peut le contraindred’adhérer à une proposition fausse, s’il ne le veutpas.

Le stoïcisme est bien un athlétisme de la vertu.La vertu est le Bien parce qu’elle est force. C’estpourquoi toutes les vertus n’en font qu’une : être

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bon, véridique, beau, libre, aimable, savant, prêtre,prophète, divin, c’est tout un. Corrélativement,comme le vice est faiblesse, il n’y a pas de degrésdans les fautes : on se noie aussi bien dans un demi-pied d’eau que dans un abîme. Toute défaillance dela volonté est un mal.

Quelle autre récompense que la vertu peutattendre le sage ? Aucune. Il n’y a ni Cité d’en hautni survie personnelle après la mort. Le sage est celuiqui se suffit. Ayant obtenu l’accord complet, il estheureux. Si l’entreprise paraît trop difficile, on peutau moins faire du sage un modèle et de l’actevertueux un devoir, et se donner ainsi les moyensd’imiter la sagesse.

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Chapitre IIPHILOSOPHIE ET CHRISTIANISME

L’introduction de l’absolu du christianisme abouleversé la vision antique du monde. Lechristianisme n’est pas une philosophie, mais il aprofondément modifié les données, les thèmes et lafonction de la philosophie.

De nouvelles relations. – Le christianisme nese contente pas de prendre place au milieu desreligions préexistantes : il transforme la sphèrereligieuse et les rapports que cette dernièreentretenait avec la sphère philosophique. La foichrétienne est destinée à tous les hommes, quelsqu’ils soient, même aux philosophes, qui ne peuventplus camper librement sur leurs positions.

La confrontation va s’étaler sur des siècles, enbrodant sur trois types de figures :

1) La philosophie est considérée commecaduque, tenue pour quantité négligeable. Si elle semaintient néanmoins, c’est comme simple sagesse

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naturelle.

2) La philosophie cherche la même vérité que lavraie religion, mais elle exprime la foi dans les termesde la rationalité. Ancrée dans le Verbe divin, laraison acquiert une consistance qu’elle n’avait jamaiseue.

3) La philosophie devient servante du théologienen lui fournissant le matériel conceptuel et les formeslogiques dont il a besoin.

De nouveaux thèmes. – Le christianisme a sesthèmes propres, mais ils vont peu à peu tomber dansle domaine public de la réflexion, être repris par lesphilosophes, qui vont les élaborer, les modeler à leurfaçon.

En premier lieu, Dieu est l’unique absolu. CeDieu est sujet personnel, créateur, raison, existantsuprême, sagesse, toute-puissance. Le Destin estaboli. Les débats sur Dieu (sa nature, son existence,etc.) vont ainsi prendre une importance majeure enphilosophie, qu’on l’affirme ou qu’on le nie.

Symétriquement, la notion moderne de Nature

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va se constituer. Créée à partir de rien, sans aucunmatériau préexistant, elle n’a plus rien de divin ni desacré. L’homme pourra l’utiliser et la dominerlibrement. De plus, comme elle est produite par unêtre intelligent et sage, elle doit obéir à des lois, quel’homme pourra connaître.

L’homme enfin, créé à l’image et à laressemblance de Dieu, n’est plus une âme exilée, niun agrégat provisoire d’atomes, ni une expression dela vie, mais une personne singulière, destinée à unsalut individuel. Le corps, promis à la résurrection,accède à une dignité inédite (en dépit des résistancesissues du platonisme). Le principe de l’égalité deshommes (tous enfants du même Dieu-Père, tousfrères du Christ) s’affirmera avec une forcecroissante. Libéré du Destin et du temps cyclique,l’homme apparaît comme un être d’histoire, dansune temporalité orientée, pourvue de sens. La libertédevient la clef de l’action, avec le salut ou laperdition pour enjeu.

La nouvelle donne est en place. Toute laphilosophie ultérieure s’en inspire, fût-ce pours’opposer au christianisme.

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I. Saint Augustin354-430. – Originaire d’Afrique du Nord,

professeur de rhétorique, grand amoureux, convertipassionné, l’évêque d’Hippone a joué un rôlemajeur dans la constitution d’une culture chrétienne,tout en assurant la pérennité de la philosophieantique.

1. L’itinéraire intérieur. - Saint Augustin n’estpas un faiseur de théories. Pour lui, toute recherches’inscrit dans un itinéraire spirituel, qui est de natureexistentielle. Ses Confessions ont lancé un genrelittéraire dont le succès ne se démentira pas.

Il sait de quoi il parle : n’a-t-il pas connu tous lesconflits du désir, toutes les aspirations, toutes lesdoctrines ? Il est la preuve vivante que l’homme livréà ses seules forces n’aboutit à rien. Quêtant sansrelâche le Souverain Bien dont la possession lerendrait heureux, il ne connaît que le déchirement,l’insatisfaction, le malheur. Que cherche-t-ilobscurément sous tant de faux-semblants, de nomset de formes variées, sinon Dieu ? Mais il ne le saura

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qu’après (« Tu ne me chercherais pas si tu nem’avais déjà trouvé », dit Dieu).

Tant que l’homme n’est pas converti, il restehors de Dieu et hors de soi, prend le moyen pour lafin, ne débouche nulle part. Ignorant Dieu, ils’ignore. Découvrant Dieu – le seul être que l’on luipuisse désirer pour lui-même – il se découvre, atteintsa propre fin. Dieu, l’être le plus éloigné, est donc leplus intime à nous-mêmes. Connaître Dieu, c’est seconnaître soimême. Mais pour se connaître soi-même, il faut passer par Dieu : telle est la logique dela conversion. C’est pourquoi la mémoire joue unrôle décisif – non pas la mémoire psychologique,celle des souvenirs, mais la mémoire du présent, quiest illumination. Se souvenir de Dieu, c’est accéder àcette présence qui était « oubliée ». Mais l’oubliréside dans la mémoire, et ce que l’hommeenfouissait tout en l’avouant, c’est à la fois Dieu etsoi, comme image de Dieu.

2. L’intelligence de la foi. - Les Écritures sontune source de vérité irremplaçable, et la raison estévidemment incapable de se substituer à laRévélation : « sans la foi, vous ne comprendrez

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pas ». Mais sans cette raison qui, réduite à sesseules forces, ne produit qu’échecs et scepticisme,comment savoir ce que l’on croit ? Foi et raisonviennent toutes deux de Dieu, mais comme le péchéoriginel a rompu la relation privilégiée de l’hommeavec Dieu, la raison n’est plus véritablement raison.Avec le secours de la foi, elle redeviendra elle-même.

Qu’est-ce que la foi ? Elle n’est pas une obscureconviction psychologique, mais une penséeaccompagnée d’assentiment. Liée au témoignagedes hommes, elle n’est qu’une connaissanceimparfaite. Elle ne prouve pas, comme le fait laraison. Au fond, elle est une béquille provisoire :quand nous verrons Dieu, nous ne croirons plus,nous saurons. Bref, il faut croire, mais pourcomprendre ; et il faut comprendre pour croirevéritablement. La philosophie ne peut pas nous livrerle mystère du Dieu Un en trois Personnes, comme lefait l’Écriture, mais une fois qu’elle sait cela, elle peutretrouver partout l’image de la Trinité. La véritécesse alors de nous être étrangère, et notre mondeen est tout éclairé.

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3. L’existence de l’homme dans le monde. -Créé par Dieu à son image, l’homme ne peut plusêtre considéré comme l’effet d’une génération, d’uneémanation, le résultat de la chute d’une âme idéaledans un corps relevant d’une matière incréée. Déliéede l’assujettissement au cycle cosmique, sa vie est lecheminement d’une existence singulière dans letemps historique. Le mal ne dépend plus d’unPrincipe mauvais (manichéisme), il n’est plus l’effetd’une tragique nécessité (Destin), il n’est plus laconséquence nécessaire d’une infériorité ontologiquedue aux matériaux incréés (Platon), il est péché.

Qu’est-ce que le péché ? Le refus du don deDieu par la liberté de l’homme, qui croit s’affranchirde sa condition alors qu’il provoque sa chute.Pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme libre si la libertéfait son malheur ? Sans prétendre fournirl’explication définitive, saint Augustin répond qu’unhomme pécheur et pardonné vaut mieux qu’unhomme innocent par nature, incapable de choisir lebien au risque du mal. Finalement, cette fauteoriginelle qui nous a valu un sauveur tel que le Christest une « heureuse faute » (felix culpa).

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Ce cheminement rythmé par le péché, le pardonet le salut forme la structure de la théologie del’histoire, matrice des philosophies de l’histoireultérieures.

L’histoire du monde n’est plus le moment d’uncycle intemporel, mais le combat permanent entre laCité céleste (celle de l’amour de Dieu pousséjusqu’au mépris de soi) et la Cité terrestre (celle del’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu).Ces deux Cités ne s’opposent pas comme le Cieldes Idées et le bas monde, le futur et le présent, ellesexistent déjà et se mêleront inextricablement jusqu’àla fin des temps, où Dieu les discriminera. L’idéalsuprême de l’homme n’est pas politique, son salutest en Dieu, nulle part ailleurs.

Saint Anselme de Cantorbéry (1034-1109) abrillamment illustré le thème de l’intelligence de la foien formulant la preuve ontologique (ainsi dénomméepar Kant), qui est l’épreuve fondamentale de lapensée en quête de l’Absolu.

Dans le Proslogion, Anselme examine le cas del’insensé (Psaume XIV) qui a dit dans son cœur : il

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n’y a pas de Dieu. Par-delà les références à la foi, ils’agit d’un problème rationnel.

Anselme se demande simplement si ce qui est telqu’on ne peut rien concevoir de plus grand existeseulement dans l’intelligence, ou aussi dans la réalité.S’il existe seulement dans l’intelligence, on pourrapenser quelque chose de plus grand, puisqu’il sera àla fois dans l’intelligence et la réalité. Le plus granddoit donc nécessairement être pensé dansl’intelligence et dans la réalité.

Ce raisonnement signifie que l’on peut toujourspenser « plus grand » que ce que l’on pense, tantque la pensée ne parvient pas à l’existencenécessaire, identique à la pensée réelle du plusgrand. Autrement la pensée sera sans rapport àl’être, et ne sera pas vraiment pensée.

La preuve réside juste en ceci : il est impossible àla pensée d’affirmer que Dieu n’existe pas, sousprétexte qu’elle le pense comme n’existant pas(chap. III). On peut dire qu’il n’y a pas de Dieu, onne peut pas le penser, si l’on pense vraiment.

Cette impossibilité de séparer l’être existant de la

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pensée qui pense fait de la « preuve ontologique »l’épreuve ontologique majeure de la pensée (commele sera aussi, à sa manière, le cogito cartésien).L’idée du plus grand est le point limite où serecoupent le pensable et l’impensable, l’essence etl’existence, l’idéal de l’idée et l’idée, l’être et lapensée. C’est pourquoi, dira Hegel, la philosophien’est finalement qu’une preuve ontologiqueentièrement développée.

La tradition augustinienne est aussi riche queféconde. Saint Bonaventure (1217-1274) nourrira leprincipe de l’unité du savoir, que l’on retrouvera,selon des registres différents, dans de nombreusesdoctrines (Descartes, Leibniz, Hegel, etc.). Bien desœuvres, philosophiques ou non, seront marquées parle thème de l’unité de la pensée, de la pratique et del’intériorité du sujet existant. Les thèses de DunsScot (1274-1308) sur la forme singulière de chaqueindividu, sur la liberté comme pouvoir radical deconsentir ou de refuser de dire oui ou non, même àDieu, auront une influence considérable etconservent toute leur actualité. N’oublions pas nonplus tout ce que la grande aventure de la Réforme et

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celle, plus modeste, du jansénisme doivent àl’augustinisme.

II. Saint Thomas d’Aquin1225-1274. – Frère dominicain, élève d’Albert

le Grand (qui a lancé l’aristotélisme dans la penséechrétienne), Thomas d’Aquin est à l’origine d’uneautre grande tradition, rivale de l’augustinisme, et quifera d’abord scandale. La difficulté n’était pas mince: Aristote paraissait beaucoup plus païen que Platon,beaucoup moins facile à « baptiser ». En plus, il avaitété transmis à l’Occident par des philosophesétrangers au christianisme (Avicenne et Averroèsétaient arabes, Maïmonide était juif). Il fallait toutreprendre à la lumière des nouvelles donnéeschrétiennes. Vulgarisées, souvent remodelées,parfois trahies, la méthode et les thèses de saintThomas ont largement contribué à constituer leterreau de la philosophie classique.

1. La philosophie comme servante-maîtresse. - La grande œuvre de saint Thomas est

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certes la Somme théologique, dans laquelle laphilosophie semble encore au service d’une réflexionanimée par la foi (elle part de Dieu, passe parl’homme et la morale, pour s’achever avec Jésus-Christ et le salut). Et pourtant, on peut dire de saintThomas qu’il est le premier philosophe moderne.

Chez saint Augustin, imprégné de platonisme, lemonde créé est englobé dans la hiérarchie desdegrés d’être, qu’éclaire l’unique lumière divine.C’est pourquoi il ne peut pas y avoir de champréservé à l’exercice de la raison philosophique. Aucontraire, il y en a un pour saint Thomas, qui retientla leçon d’Aristote sur la consistance du Logos et dela physis (nature).

Certes, Dieu ne saurait se contredire dans sesœuvres, et le Dieu de la foi est le même que celui dela raison. Mais la création doit être considérée enelle-même, dans son autonomie. Dieu a créél’homme à son image et ressemblance, doncraisonnable et libre, et il lui a donné la Nature pourroyaume – une Nature régie par des lois nécessaires,que la raison naturelle, réglée par des principes etdes lois propres, peut connaître par expérience et

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démonstration. La philosophie jouit donc d’undomaine propre et peut s’achever en dehors de lafoi. En conséquence, elle peut devenir matièred’école (la scolastique), être enseignée, devenirenjeu de débats. La vie intellectuelle de l’Occidentmédiéval en a été profondément marquée.

2. L’être et l’essence. - Notre interrogation surle réel commence avec une intuition initiale de l’être,qui est donné. Qu’est-ce que cet être ? Tout ce quiexiste et peut exister, puisque tout ce qui est réel oupossible est pensable. Mais tout ce qui est ne revientpas au même : l’être n’est pas un genre. Des êtresdifférents par nature pourront néanmoins êtrecompris, connus par analogie, grâce à une identitéentre des rapports (dans la mesure, par exemple, oùl’intelligence du chien est à la nature du chien ce quel’intelligence de l’homme est à la nature de l’homme,et l’intelligence de Dieu à la nature de Dieu).

Mais pour qu’il y ait vraiment un être, il fautencore que l’essence existe. L’existence n’est pasune essence de plus, ou une essence supérieure,mais un acte. L’acte d’exister est ce qui fait qu’unêtre est vraiment réel. Il n’y a pas pour autant

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d’exister brut, d’existence hors de l’essence :« L’acte d’exister se spécifie par ce qui lui manque »– l’essence. Bref, tous les êtres sont dans un certainrapport à leur existence propre, qui est actualité deleur essence.

Cette doctrine de l’existence est liée à celle de lacréation. Le Dieu créateur est un existant, unePersonne, non une Idée, un Principe ou uneSubstance. C’est pourquoi il ne peut pas être déduit.Ce Dieu existant peut être nié, ce qui n’est pas le casd’une évidence pure, qui s’impose immédiatement etnécessairement à tout esprit. C’est pourquoil’existence de ce Dieu doit faire l’objet d’unedémonstration rationnelle.

Saint Thomas nous propose de prouverl’existence de Dieu selon cinq voies – c’est-à-direcinq itinéraires, avec cinq points de départ etd’arrivée : par le mouvement, par la cause efficiente,par la contingence, par les degrés d’être, par l’ordredu monde (Deum esse quinque viis probari potest,cf. st, Ia, q. 2, a 3 c ; et De Veritate, q. 10, a 12). Àchaque fois, la pensée prend acte d’une donnée bienattestée, puis elle en recherche l’origine, jusqu’à ce

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qu’elle soit contrainte de poser un terme qui soitprincipe premier, sans lequel la donnée initiale neserait pas. Ce n’est pas le problème ducommencement du monde : même si le monde estéternel et n’a jamais commencé, il n’en demeure pasmoins qu’il requiert une origine, qui est toujoursactuelle.

3. L’homme comme individu existant. - Pourcomprendre la nature de l’homme, créatureprivilégiée, saint Thomas reprend la doctrinearistotélicienne de l’âme comme forme du corps. Iln’y a pas de corps sans âme (seulement de lamatière informe), et l’âme est bien principe del’organisation et de la vie du corps. Il montre ainsique l’homme n’est pas un étranger dans le monde, etqu’il est bien situé à l’horizon du corporel et duspirituel.

Cette théorie ne va pas sans difficultés.Comment éviter que la fine pointe de l’âme(l’intellect agent) ne soit commune à tous leshommes, donc impersonnelle, et seule immortelle ?D’un autre côté, si l’on pose une âme-forme propreà chaque individu, on ruinera l’unicité de l’essence

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humaine. Saint Thomas (puis les thomistes, souventen désaccord) tente d’établir que l’individuation sefa it par la composition à la matière, ce qui al’avantage de montrer que la pensée ne relève pasde l’âme seule, mais de l’homme entier. Ses modesd’opération requièrent l’incarnation pour acquérirdes données et en extraire les notions.

Tout être aspire à sa fin. Celle de l’homme estDieu, Souverain Bien et Bonheur. Les biens finis nele satisfont pas. Notre liberté s’inscrit dans cedécalage entre Dieu et le fini. Notre fin suprêmen’est pas objet de choix, puisqu’elle est constitutivede notre être, et qu’elle oriente notre désir. Mais lesmoyens le sont. Le mal réside dans l’inadéquationtoujours possible entre la fin suprême et les moyens,dans la confusion entre cette fin et les multiples bienssecondaires qui forment autant de fins. Le maln’existe donc pas comme une réalité en soi : il estnégation du Bien, moindre bien. Il dépendentièrement de l’homme, qui se retrouve ainsiresponsable de son propre salut.

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Chapitre IIILA RAISON CONQUÉRANTE

I. Descartes1596-1650. – Profondément marqué par son

illumination de la nuit du 11 novembre 1619, qui luirévèle « les fondements d’une science admirable »,l’ancien élève des jésuites de La Flèche, l’ex-officierde Maurice de Nassau va désormais consacrer savie à la recherche et à la méditation. Installé auxPays-Bas, pour être tranquille, il travaille lesmathématiques (il fonde la géométrie analytique),l’optique (il découvre la loi de la réfraction, inventeune machine à tailler les verres en hyperbole),s’intéresse aux dissections d’animaux, entretient desrelations avec les meilleurs esprits (commeMersenne, Huygens) et met au point la méthode quidoit faire triompher la raison dans tous les domaines.

Descartes a créé une rupture si décisive que l’on

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peut parler d’un avant et d’un après Descartes. S’iln’a pas constitué la grande œuvre scientifique qu’ilespérait, il a fondé les conditions de possibilité et deréalité de la science positive moderne, façonné notrevision d’hommes modernes, hantés par la rationalitéscientifique et technique.

1. Un nouveau départ. - Chacun sait quel’entreprise cartésienne s’inaugure par le doute. Maisquel doute ?

La suspicion à l’égard des sens, des usages etdes préjugés n’est pas nouvelle. L’originalité deDescartes consiste à en faire une méthode pourdécouvrir de l’indubitable.

La formule est simple : il faut et il suffit de fairecomme si ce qui est parfois douteux l’était toujours.Ce doute « hyperbolique », qui procède par excès,équivaut à une politique de la terre brûlée. Ce quirésistera à cette épreuve sera indubitablement vrai etconstituera le roc sur lequel poser les fondations dunouvel édifice.

Ainsi, on en finira non seulement avec le fatrasconfus légué par la Renaissance, mais encore, plus

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généralement, avec l’état d’enfance de l’esprithumain. La vérité ne sera plus mesurée que parl’évidence, et la raison n’aura plus de comptes àrendre qu’à elle-même.

Tout est passé au crible du doute : les sensations,les rêves, les opinions ; puis les formes pures, lagrandeur, les catégories, bref, ces vérités de typemathématique qui n’ont même pas à exister pourêtre. N’est-il pas hors de doute qu’un carré a quatrecôtés, ou que 2 et 3 font 5 ? Mais qu’est-ce quinous prouve que ces vérités sont bien valides ?Qu’elles ne changent pas d’un instant à l’autre ?Sommes-nous assurés qu’un Dieu tout-puissant nenous a pas créés avec des représentations qui necorrespondent à rien, ou qu’un Malin Génie ne nousabuse pas ? Y a-t-il une vérité de la vérité, un sensdu sens, une rationalité de la raison ?

Mais le doute sécrète son propre antidote : si jedoute, si je suis trompé, si tout est faux, tout cela jele pense, et il faut que je sois pour le penser(Discours de la méthode, IV : « Je pense, donc jesuis »). De la pensée, quoi qu’elle pense, je ne peuxpas douter, car l’exercice du doute la requiert. Pour

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exclure la pensée, je dois encore penser. Et pourautant que je pense, je suis, j’existe.

2. Le sujet pensant. - Le Je pense (cogito)n’est pas un raisonnement logique, appuyé sur desprincipes extérieurs : il est l’expérience que le Je faitde soi comme sujet pensant (la pensée est le seulattribut qui ne peut être séparé de moi : MéditationII). Cette expérience est celle d’un existant : pourpenser, il faut être, exister. Certes, ce n’est qu’autitre d’être pensant (res cogitans) que j’existe, maiscela me suffit pour exister pleinement (le reste, quiest encore objet de doute, n’est pas nécessaire).Enfin, comme je pense que je pense – ce qui medistingue de tout ce qui est incapable de se réfléchirsoi-même – le cogito est doué de réflexivité. Le sujetpensant est bien une conscience, qui est consciencede soi.

Le problème initial de la vérité est résolu dumême coup : en s’apparaissant dans une évidenceabsolue, à l’abri de tous les doutes, le cogitomanifeste l’identité de la certitude et de la vérité,sous la forme de l’idée la plus claire (présente àl’esprit) et la plus distincte (assez claire pour n’être

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confondue avec aucune autre).

On mesure l’ampleur de la rupture : la premièreexpérience décisive de l’homme n’est pas celle dumonde sensible (comme le croient les empiristes),mais de la pensée elle-même. Pour fonder laconnaissance, nous n’avons pas besoin non plus desprétendus principes premiers de la logique et dulangage, mais du seul cogito, érigé en « premierprincipe » de la philosophie. Au modèle unique dedoute, répond donc l’unique modèle de la vérité, quise manifeste dans l’évidence de l’idée claire etdistincte.

Rompant avec la pratique philosophiquehabituelle, qui consiste à s’inscrire dans une tradition,faire fructifier un héritage, reprendre un mouvementen marche, le penseur cartésien fait table rase detout ce qui le précède et reprend tout aucommencement, à nouveaux frais, armé des seulesforces de sa raison.

3. L’étendue homogène. - Descartes peutmaintenant fonder la science. Du point de vuephilosophique, la solution du problème est d’une

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simplicité géniale : tout ce qui n’est pas pensée,sujet, conscience, relève en bloc de la substanceétendue (res extensa), qui est régie par quelques loissimples et universelles.

Cette thèse a de quoi faire sursauter tout lemonde : les savants qui invoquent des « qualités »,des « vertus » et des « forces » ; l’opinion communequi ne jure que par les apparences sensibles. Etpourtant, si nous chauffons un morceau de cire, dontla couleur, l’odeur, le son qu’il rend apparaissentcomme des réalités bien positives, toutes ces qualitéssont changées. Ce qui demeure invariable, et qui seulpeut être objet de science, c’est l’étendue, qui ne selivre pas dans l’expérience sensible et requiert uneopération de l’esprit. Quel que soit l’objetconsidéré, il est substantiellement constitué de lamême étendue homogène.

On voit immédiatement que la pensée ne peutpas devenir objet de science. Non seulement elle està l’abri par nature (elle n’est pas étendue), maisc’est elle qui mène le bal, puisqu’elle dégagel’étendue des apparences multiformes. Commel’esprit humain est unique, la science sera unique.

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Comme l’étendue est unique, l’objet en général de lascience sera unique lui aussi. Telle est la matrice de« la » science positive moderne.

Comme on n’obtient l’étendue qu’en sacrifianttout ce qui se livre à la sensibilité, la science ne peutmême pas avoir tout le réel objectif comme objet.Elle a un champ bien déterminé, des limites, desmodalités précises.

Les conséquences de cette thèse sont immenses.Substantiellement étranger à la pensée, le corps serapure étendue, entièrement livré à la connaissancescientifique. Sachant que la vie relève du corps, quele corps est animal, et que l’animal est une machine –un mécanisme, comme l’est une montre – la penséeest donc séparée de la vie.

Mais alors, comment rendre compte de ladifférence entre les objets ? Par le mouvementspatial (Principes, § 36, 37), réglé par les principesd’inertie, du mouvement rectiligne, de l’identité del’action et de la réaction.

Descartes a parfaitement conscience desdifficultés de cette doctrine quand il s’agit de rendre

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compte de l’unité de l’être humain (« âme et corpsunis »). Pour corriger le dualisme de principe, il netrouve rien de mieux que de nous renvoyer à notreexpérience vécue de la coopération très étroite de lasubstance pensante avec la substance étendue (tantque dure la vie, du moins, car la découverte de lasubstance pensante implique l’immortalité de l’âme).Par la glande pinéale, chaque substance agit surl’autre : quand l’âme agit par la glande sur le corps,on a une action, quand c’est le corps qui agit surl’âme, on a une passion (Traité des passions).

4. Dieu. - Comment garantir tout ce que nousvenons d’avancer ? Si le Je pense est bien lecommencement de la philosophie, il n’est pas origineau sens strict. Ma pensée requiert mon être, maiselle n’en est pas l’auteur – je peux très bien mepenser comme n’existant pas nécessairement. Cedécalage, inhérent à l’épreuve du doute, renvoie àl’être dont cette identité définit justement l’essence :Dieu. Dieu est exactement le contraire de moi : enlui, l’être ne précède pas la pensée (si c’était moncas, je serais Dieu, et, ajoute plaisammentDescartes, j’aurais veillé à me produire beaucoup

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mieux que je ne suis…). Tout armé qu’il soit decette quasi-coïncidence entre l’être et la pensée, lecogito n’est donc, finalement, qu’un substitutprovisoire de Dieu. Maintenant, il faut passer parDieu pour fonder vraiment la vérité.

Comment découvrir Dieu ?

Je peux partir de l’idée que j’ai de l’infini et de laperfection (Méditation III). Comme toute idée quiest en moi, celle-ci requiert une cause. D’ordinaire,je la trouve en moi, ou dans les choses extérieures.Mais l’idée de l’infini ? Elle ne peut pas avoir sacause en moi, qui suis fini et imparfait. Elle renvoiedonc à une cause infinie et parfaite : Dieu. L’idée del’infini est donc la marque du créateur sur sonouvrage. C’est elle qui me permet de me saisircomme être fini et imparfait.

Je peux aussi partir de l’absolue perfection deDieu, telle que me la révèle son idée (preuveontologique, Méditation V). Si on refuse à Dieul’existence, il ne sera pas l’être absolument parfaitque nécessite son idée. En Dieu, l’existence estinséparable de l’essence, comme les vallées le sont

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d’une montagne ou les 180 de la somme des anglesd’un triangle. Certes, il ne s’ensuit pas pour autantqu’il existe une montagne ou un triangle : c’estseulement la connexion interne qui est analogue.

Dieu est le seul cas où l’existence soit ainsiimpliquée (c’est pourquoi l’imagination ne nous estd’aucun secours pour nous faire adhérer à cettedémonstration, pourtant rigoureusement nécessaire).

Cette identité de l’essence et de l’existencedivines fait de Dieu le seul garant possible de laconsistance de l’ordre du monde. Je ne suis nil’auteur ni le maître des essences et des existences,mais Dieu l’est. Il est donc aussi le créateur desvérités éternelles –, car si les vérités n’étaient pasdes créatures comme les autres, elles s’imposeraientà Dieu, qui ne serait plus tout-puissant. Il en résulteque si je ne me trompe pas en additionnant 2 et 3, sije peux me fier à l’ordre du monde, c’est parce queDieu est bon. Il pourrait me tromper, mais il ne leveut pas.

De plus, comme chaque instant de l’existence estséparé de l’instant suivant, il ne s’ensuit pas que ce

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qui existe à un moment donné doive exister àl’instant suivant. La création n’est pas reportée dansle passé, elle a lieu à chaque instant : c’est ladoctrine de la création continuée. La bonté de Dieu,qui l’empêche de me tromper, implique donc aussisa constance. Le savant qui connaît les lois dumonde reproduira donc, en quelque sorte, lesprocessus par lesquels Dieu le crée. S’il se trompeen fait (car la liberté de l’homme est si vaste qu’elledéborde son savoir), la science est néanmoinsgarantie en droit. Mais tant que l’existence d’un telDieu n’est pas établie, rien n’est sûr (et l’athée, ditDescartes, n’a pas de science certaine).

5. Le projet cartésien. - L’emblème cartésiende la philosophie est un arbre dont la métaphysiqueconstitue les racines (et non plus le couronnement,comme le voulait la tradition), la physique le tronc, lamécanique, la médecine et la morale les branches.Cette philosophie est l’ouvrage de la raison, régléepar la méthode.

Le « bon sens » – ou « puissance de bien juger »– étant la chose du monde la mieux partagée, ladifférence entre la science véritable et l’erreur

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proviendra des procédures suivies et de la volontéde les appliquer. Les quatre préceptes (del’évidence, de l’analyse, de la synthèse, dudénombrement complet) constituent un art de ladécouverte. En s’appuyant sur l’évidence (parréduction du complexe au simple), la clarté et ladistinction des notions, l’enchaînement rigoureux desraisonnements, à la manière des géomètres, sanssauter le moindre maillon (ces « longues chaînes deraisons, toutes simples et faciles »…), on ira duconnu à l’inconnu en progressant par degrés, onreconstruira le réel pour le connaître et pour agir.

La finalité du savoir n’est pas spéculative, maispratique. La science et les techniques doivent nousprocurer des biens concrets, « utiles à la vie », nousassurer une bonne santé et nous permettre de jouirsans peine des fruits de la terre, jusqu’à nous rendre« comme maîtres et possesseurs de la Nature »(Discours, VI).

Certes, tant que le savoir n’est pas achevé, nousdevrons nous contenter d’une morale « parprovision », pour répondre à l’urgence de l’actionprésente, et anticiper sur l’avenir de la Sagesse

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(Descartes recommande de se soumettre aux usageset coutumes de son pays ; de changer ses désirsplutôt que l’ordre du monde ; de rester ferme etrésolu en ses actions quand on a choisi uneorientation précise). Pour aller plus loin, il faudraparvenir à la maîtrise des passions, grâce à laconnaissance. Au sommet, on trouvera laGénérosité, vertu cartésienne par excellence, quiconsiste en l’estime que le sage se porte à lui-mêmequand il est parvenu au libre arbitre, comme Dieu.Ainsi l’homme pourra-t-il s’élever dans un éland’amour qui, passant par ses rapports avec autrui,lui permettra finalement de désirer la volonté deDieu.

Descartes a lancé sur ses rails le train de lascience mécaniste, sans réduire pour autant la raisonà cette tâche. Sa descendance, fort nombreuse, lui asouvent été infidèle, en reprenant certaines thèsesexclusives et en oubliant le reste.

Malebranche (1638-1715), notamment, apoussé à l’extrême la thèse de la création des véritéséternelles. Quand nous atteignons les idées, nous nevoyons pas seulement la vérité, nous « voyons en

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Dieu », car c’est en lui que sont toutes les idées,archétypes de toutes les réalités possibles. Notreconversion à la raison universelle nous fait participerau Verbe éternel de Dieu (c’est pourquoi l’attentionest une vraie « prière naturelle »). Parvenus à lalumière, nous saisissons l’Ordre véritable.

Nous découvrons alors que les « causes »physiques ne sont que des effets d’effets. Quand uneboule de billard en heurte une autre, elle n’est pasvraiment cause, mais seulement occasion de sonmouvement. Quand nous croyons que l’âme agit surle corps, ou le corps sur l’âme (notions éminemmentobscures et confuses), c’est Dieu qui agit, àl’occasion de modifications de l’âme et demouvements du corps. Dieu seul est vraiment causeau sens strict, lui qui régit le monde par les lois lesplus simples et générales (c’est une perfectionglobale, dont les conséquences de détail peuventévidemment nous apparaître comme un mal). Enréalité, la science ne connaît pas de causes, maisseulement des lois – des relations. Grâce à Dieu,l’élévation vers la Vérité va donc de pair avec laquête du Bien. Et à défaut de comprendre Dieu,

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nous pouvons l’aimer.

II. Pascal1623-1662. – Qui mieux que Pascal pourrait

nous offrir un contrepoint du cartésianisme ? Pascalest l’adversaire du rationalisme, mais pas celui de lascience (on sait ce que lui doivent l’analyseinfinitésimale, l’induction mathématique, le calcul desprobabilités, la physique expérimentale) ; il aviolemment critiqué la philosophie, mais il a posé lesjalons d’une autre manière de philosopher, au plusprès de l’existence humaine.

1. La situation de l’homme. - Pascal part d’unfait décisif : l’existence humaine est un drame, qui senoue avec la mort. Désertons les monuments d’idéesbâtis avec du vent, délaissons ces pseudo-sagessesqui nient la mort pour nous apaiser : rien n’est plusréel et plus terrible que la mort. Elle exclut touteéchappatoire et nous touche dans ce qui nousimporte le plus : le bonheur ou le malheur éternels(« Entre nous et l’enfer ou le ciel, il n’y a que la vie

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entre deux, qui est la chose du monde la plusfragile » – B. 213 ; K. 32)[1].

Au lieu de chercher la vérité, les hommespréfèrent oublier cette mort pourtant inéluctable pourchercher le bonheur dans l’instant. Ou encore, seglorifiant de ce qu’ils appellent leur lucidité, ils neveulent connaître que la certitude de la mort et ilsdoutent de tout le reste. La raison serait-elleimpuissante ? Elle ne manque pourtant pas denécessité : en définissant tous les termes et enprouvant toutes les propositions, on détiendrait laméthode idéale pour connaître la vérité. Mais àsupposer même qu’une science puisse réaliser ceprogramme, cette nécessité resterait formelle et vide(comme en mathématiques). La prétentiontypiquement cartésienne d’un savoir monolithique,produit tout d’un jet par analyse, est doncinsoutenable. En physique, la raison peut dire « engros » que tout se fait « par figure et mouvement »,mais il est ridicule de « composer la machine » et dedéduire toutes ses lois explicatives, sans recourir auxdonnées de l’expérience. Voilà pourquoi Descartesest « inutile et incertain » (B. 78 ; K. 124), et voilà

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pourquoi une telle « philosophie » (comme savoir dela nature) ne vaut pas une heure de peine.

En d’autres termes : la raison ne se suffit pas.Elle n’est même pas capable de se fournir sespropres principes, qui viennent du « cœur »(intuition), lequel « a ses raisons que la raison neconnaît point » (B. 276 ; K. 84). Isolée, abandonnéeà elle-même, la raison ne peut qu’errer : « la raisons’offre, mais elle est ployable à tous sens » (K. 86).Mais il ne faut pas la répudier pour autant : « deuxexcès : exclure la raison, n’admettre que la raison »(K. 102). Le remède est la soumission – qui passepar une phase d’humiliation, laquelle permet à laraison de rebondir autrement. C’est faire œuvre deraison que de reconnaître que la raison a des limites,et qu’elle n’est pas seule en jeu : « sa dernièredémarche » consiste à « reconnaître qu’il y a uneinfinité de choses qui la surpassent » (B. 267 ; K.98). « Se moquer de la philosophie, c’est vraimentphilosopher » (B. 4 ; K. 1291).

Le problème de l’existence de Dieu est tout à faitrévélateur. Que les « preuves » rationnelles soientinsuffisantes, Pascal n’en doute pas. Mais ceci ne

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donne aucune supériorité à l’athéisme !(« Incompréhensible que Dieu soit, etincompréhensible qu’il ne soit pas ; que l’âme soitavec le corps, que nous n’ayons pas d’âme ; que lemonde soit créé, qu’il ne le soit pas, etc. ; que lepéché originel soit, et qu’il ne soit pas » – B. 230 ;K 79). Mais la raison doit encore reconnaître qu’iln’y a que deux possibilités : Dieu existe, ou non.Pour celui qui s’en tient là, le choix devient pari. Cepari n’est pas volontaire, car ne pas parier, c’estencore adopter l’une des deux solutions (« vous êtesembarqués » – B. 233 ; K. 115). Or, on démontrepar le calcul des chances (probabilités) que si l’onjoue une vie finie contre une infinité de vie infinimentheureuse à gagner, il n’y a plus à balancer. Etpourtant on hésite, on répugne. Qu’est-ce que celaprouve ? Que si la raison porte à croire, alors qu’onne croit pas pour autant, c’est bien qu’il ne s’agit pasd’une affaire de raison. L’impuissance à croire nevient donc pas d’un obstacle rationnel, mais despassions. L’effort ne doit donc pas porter sur« l’augmentation des preuves de Dieu », mais sur« la diminution de nos passions ». En prime, on y

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gagnera de changer une manière trompeuse de vivrecontre une vie plus vertueuse et heureuse. Cedécalage entre le raisonnement et la réalité montrequ’autre chose est en jeu. Le « dessous du jeu »,c’est la religion qui nous le révélera.

2. Misère et grandeur de l’homme. - Cettecritique s’enracine dans notre condition humaine, quiapparaît contradictoire.

Effrayé par les espaces infinis, jeté sans savoirpourquoi dans un certain lieu et un certain temps,l’homme se découvre misérable. Il est abusé par lespuissances trompeuses (l’imagination, « maîtressed’erreur et de fausseté »). Ses critères de vérité sontdouteux. Les esprits faux sont légion. Le bonheurque ses désirs lui figurent est impossible (K. 232).Alors, il réagit de la pire façon, en s’interdisant depenser, en se consolant par le divertissement,comme si le jeu, la chasse, la guerre, le Pouvoir,toutes ces activités qui produisent « le bruit et leremuement » pouvaient le rendre heureux, alors quele divertissement « vient d’ailleurs et de dehors » etrend ses adeptes dépendants.

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Mais cette misère est indissociable de lagrandeur. Par la pensée, je peux comprendre« l’espace qui me comprend et m’engloutit commeun point » (B. 348 ; K. 302). Grâce à elle, l’hommese connaît misérable, il ne fait pas bloc avec sanature (au fond, la « misère » correspond chezl’homme à la « nature chez les animaux – B. 398 ;K. 307), il perçoit ses misères comme celles d’unseigneur, d’un roi dépossédé, il a une grande idée del’âme. Même sa bassesse, qui consiste en larecherche de la gloire, est la marque de l’excellencede sa nature.

Pourquoi cette contradiction qui fait de l’hommeun « monstre incompréhensible » (B. 420 ; K.350) ? La philosophie est incapable de nousrépondre. La clef ne peut se trouver que dans lepéché originel, qui seul rend raison de notre naturecomme blessée.

On comprend maintenant pourquoi il faut« humilier » la raison : pour l’empêcher de juger detout, mais pas pour combattre notre certitude. Lesalut n’est pas son affaire. Le Dieu qui nous importen’est pas le Dieu des philosophes et des savants –

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une idole purement humaine –, mais le Dieud’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est un Dieucaché, rigoureusement indéductible. Ce Dieu se rend« sensible au cœur » par une foi qui n’est pashumaine.

Cependant, si les divers ordres de vérité sontbien distincts, ils communiquent néanmoins par lafiguration (« La distance infinie des corps aux espritsfigure la distance infiniment plus infinie des esprits àla charité, car elle est surnaturelle » : B. 793 ; K.1293).

La religion chrétienne n’est donc pas contraire àla raison (elle a « bien connu l’homme »). C’est elle,et elle seule, qui peut rendre raison de notre natureavec toutes ses contradictions, et nous promettre levrai bonheur comme félicité en Dieu.

III. Leibniz1646-1716. – Leibniz a tout fait, s’est intéressé

à tout, a brillé partout. Il a fait des découvertesremarquables dans les questions infinitésimales,

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réhabilité la notion de force en physique, inventé unemachine à calculer, etc. Mais pour lui, l’effortconquérant de la rationalité ne devrait impliqueraucun appauvrissement de la réalité (comme c’est lecas avec l’étendue, notamment). Au contraire, pluson connaît, plus on saisit les différences, lamultiplicité du réel, et plus on s’élève à l’unité detout, que l’on ne percevait pas à première vue.Leibniz est un adepte et un pionnier du système.

1. Dieu comme Logos absolu. - L’absolu deLeibniz s’oppose radicalement à celui de Descartes.Le Dieu cartésien tout-puissant, qui crée les véritéséternelles, peut changer l’ordre intelligible, déciderque 2 et 3 ne font plus 5, contredire sa propreSagesse, est un Dieu arbitraire, un tyran despotique,un Dieu fou – bref, un Dieu qui n’est pas Dieu. Lavolonté divine serait-elle sans raison de vouloir ?Pour être libre, Dieu devrait-il choisir n’importequoi ? En affirmant que Dieu aurait pu choisir unautre ordre, d’autres vérités, on sous-entend qu’ilaurait pu faire mieux. Or, si Dieu est absolumentparfait et souverainement bon, il n’a pu faireautrement que choisir le meilleur (par exemple, s’il

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doit construire un seul triangle, ce sera un triangleéquilatéral).

À partir de là, tout bascule. Dieu ne crée pasl’ordre intelligible, puisque ce dernier constitue sonentendement éternel et infini. Dieu ne crée pas la loi,il est la loi même, il est le Logos absolu. Ce quiapparaît à la création du monde, c’est seulementl’ensemble des existences, pas l’univers desessences. En d’autres termes, tout ce qui existe estd’abord possible et peut être pensé – par Dieu, puispar l’homme, qui participe de l’unique raison.

Cette relation entre l’essence et l’existencepermet à Leibniz de reformuler la preuveontologique : Dieu existe nécessairement, s’il estpossible. Or, comme toutes les déterminationspossibles sont en Dieu, ce dernier ne peut entrer encontradiction avec rien, ni en soi ni hors de soi. Àl’essence infinie de Dieu correspond doncnécessairement l’existence en acte.

2. Le meilleur des mondes possibles. - Lacréation du monde doit être comprise selon le mêmeschéma, qui obéit à un modèle mathématique (Cum

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Deus calculat, fit mundus).

Parmi l’infinité de mondes possibles, Dieu choisitle meilleur. Pour que ce monde soit le plusharmonieux, il faut non seulement que les essencesles plus riches passent à l’existence, mais encore queles possibles s’accordent entre eux, soientcompossibles. Cette harmonie est dite préétablie,car elle résulte de la loi de construction, qui doitstructurer tous les niveaux de réalité. Le monde leplus parfait est celui dont l’ordre est « le plus simpleen hypothèses et le plus riche en phénomènes »(Discours de métaphysique, 6, 7), c’està-dire celuiqui permet à Dieu d’obtenir le maximum d’effetsavec le minimum de moyens.

Ceci ne nous empêche pas de constater dans lemonde quantité de désordres, d’irrégularités,d’errements – ce que nous appelons le mal. Envérité, il n’est aucun désordre apparent dont on nepuisse fournir l’équation et la courbe : Dieu ne« veut » pas le mal, mais seulement l’ordre. Maisnotre lecture humaine du réel est insuffisante. Il en vade même pour un tableau que nous regardons detrop près : nous ne percevons plus le dessin, mais

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seulement des taches de couleur incohérentes etdisgracieuses. En enrichissant le monde de multiplesdifférences, les dissonances concourent à uneharmonie supérieure.

Comment concilier l’unité du tout et celle dechaque être ? Ce problème, vieux comme laphilosophie, est un peu la quadrature du cercle.Leibniz nous propose une solution.

Toute créature renvoie à Dieu, son créateur.Mais les êtres du monde ne sont pas Dieu ou desdoubles de Dieu, car ils sont situés dans l’espace etle temps. Mais pour être un être, il faut être un être.Comment peuventils être individualisés si touteessence est universelle ?

Ni la matière (divisible à l’infini) ni le corps (uncomposé) ne permettent de fonder l’unité requise. Ilfaut donc admettre que chaque individu estsubstance (Leibniz l’appelle monade, du grecmonas, « unité »). Mais comme chaque être a uneessence, qui fait qu’il est ce qu’il est, il faut aussiadmettre que chaque être est une essence singulière.

Leibniz appuie cette thèse étonnante sur sa

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doctrine de l’expression : comme chaque monadeexprime le même Dieu unique, l’Univers se trouvemultiplié autant de fois qu’il y a de substancesindividuelles. Certes, il y a des monades qui ne sontque sensitives (l’animal), et seul l’homme est unemonade raisonnable. Mais toutes, chacune à leurmesure, s’efforcent d’exister aussi pleinement quepossible et d’imiter Dieu à leur façon. Partout il y ade la pensée – fût-elle inconsciente, balbutiante – dudésir, de la vie ; partout de l’action (donc de lavolupté) quand la monade accroît son degréd’expression, de la passion (donc de la douleur)quand ce degré diminue. Le monde est bien unetotalité organique, et chaque individu est pleinementce qu’il est, de manière unique.

3. Analyse et système. - Comme les individusexistants sont des essences, ce qu’ils font et ce quileur arrive ne sont que des attributs – des caractèresqui manifestent le développement de leur essence.Cette thèse correspond à notre expérience : ce quechacun fait et vit est en continuité avec ce qu’il est,l’acte libre exprime l’essence d’un sujet singulier.Mais pour éviter l’écueil du fatalisme, il faut bien

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distinguer la nécessité de droit, qui exclut absolumentson contraire (par exemple, il ne peut pas y avoir decercle dont tous les rayons ne soient pas égaux) et lanécessité de fait (ex hypothesi). Ce qui a eu lieu estbien réel, bien certain, puisqu’il a eu lieu, mais soncontraire n’était pas contradictoire en soi, donc pasimpossible. Par exemple, César a bien franchi leRubicon, mais il n’y avait rien d’impossible en soi àce qu’il ne le franchisse pas. Bref, ce qui aréellement eu lieu ne cesse pas d’être contingent, etce qui n’a pas eu lieu ne devient pas impossible pourautant.

Lorsque Leibniz affirme qu’on pourrait déduiretoute l’histoire du monde en analysant les pas deCésar franchissant le Rubicon, il vise Dieu, dont lacapacité d’analyse infinie lui permet de saisir ledéveloppement de toutes les essences et leursrelations, jusqu’à la fin de l’histoire. Mais Dieuprévoit, il ne détermine pas. Connaissant d’avancenos choix libres, il les intègre dans l’harmoniepréétablie. L’homme, lui, choisit simplement ce quilui paraît le meilleur, et doit attendre que les choix etles événements existent pour les connaître.

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En droit, tout peut donc être connu par analyse.En fait, chaque homme n’est qu’un point de vueparticulier sur le tout, car il est inscrit dans uncroisement singulier de l’espace et du temps. C’estpourquoi il y a de l’ignorance et de l’erreur. Chacuncroit voir la même chose que l’autre, alors qu’il voitet parle selon la mesure de sa vue. Certains ont despoints de vue privilégiés sur le tout (les philosophes,Leibniz…), mais seul Dieu voit l’univers comme tousles individus à la fois, et encore tout autrement : il estl’unique Géométral commun.

En affirmant que tout peut être déduit a priori,connu par analyse, énoncé dans le langage, Leibnizfonde les notions de système et de structure. Sonprojet de Caractéristique universelle (recherche deséléments simples et univoques qui pourraientproduire par combinaisons tous les raisonnements)évoque nos combinatoires et nos ordinateurs.Leibniz avait l’idée, pas l’outil. Mais, à vrai dire, leseul ordinateur absolu, c’est Dieu.

IV. Spinoza

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1632-1677. – Né à Amsterdam, dans unefamille juive descendant des marranes de lapéninsule Ibérique (exilés à la fin du xvie siècle),Spinoza a vite rompu avec le judaïsme(excommunication de 1656) et abandonné lesactivités commerciales. Vivant du polissage desverres optiques, il a fréquenté des milieux plutôtrépublicains et libres penseurs.

Spinoza fut un solitaire, en marge de toute école.Sa pensée, mal reçue en son temps, a servi de relaisentre le rationalisme conquérant et les Lumières,parce qu’elle est animée par une conception del’absolu qui modifie le statut et la fonction de laraison. C’est pourquoi, en dépit de la chronologie,Spinoza est le dernier des rationalistes classiques.

Malgré les difficultés de l’œuvre, exposée selonle mode géométrique (more geometrico), toutphilosophe doit se confronter à cette pensée qui,selon le mot de Hegel, se présente comme laphilosophie même, dans l’identité de la méthode etdu discours, de la métaphysique et de l’éthique, dela théorie et de la pratique, de la pensée et de la vie.À nouveau, voici que la philosophie prétend

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conduire au salut, sans laisser la moindre autonomieaux sphères éthique et – surtout – religieuse. Onmesure l’importance de l’enjeu.

1. La méthode philosophique. - Après lesivresses cartésiennes, il faut renoncer à la méthodecomme machinerie à produire de la vérité. PourSpinoza, ce n’est pas le mode d’emploi de la raisonqui importe, mais la réforme de l’entendement. Nousdevons sortir du premier genre de connaissance,dans lequel l’apparence a force de loi, pour nousélever au deuxième genre – rationnel, mais qui nedépasse pas le stade des idées générales – et passerenfin au troisième, où s’épanouit la connaissanceintuitive des essences, dans l’unité des idéesadéquates de nous-mêmes, de Dieu et du reste.

La véritable méthode n’est donc que lecheminement initiatique vers la sagesse, unité de laphilosophie et de la vie. La véritable méthode est unprocessus de libération, de rectification de notreregard et de notre manière d’exister. La recherched’un critère n’avance à rien : ou l’on part de l’idéevraie, et l’on n’a pas besoin de critère, ou l’on nepart pas du tout. La vérité est index sui (Éthique, II,

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43 sc.), signe et critère d’elle-même. La prétendueméthode n’est que la réflexion de l’idée sur elle-mê me , l’idée de l’idée. C’est pourquoi laphilosophie est connaissance réflexive. Elle s’exposeen se réalisant : en philosophant.

2. Le réel comme Substance. - Il faut partir duréel tel qu’il est. Bien sûr, c’est le philosophe qui enparle, mais en tant qu’il comprend l’idée quis’affirme en lui. Le réel comme tel est d’abord causasui, cause positive de soi, car toutes les autrescauses ne sont que des effets d’effets, ce qui nousrenvoie à l’infini. Il n’y a rien d’autre que lui. Il estabsolument ce qu’il est, dans l’identité de sonessence et de son existence (la différence entre lesdeux est postérieure et repose sur ce fond). Il n’y apas non plus à distinguer le phénomène et l’être ensoi. La primauté de la causa sui implique quel’essence dépend de la puissance, ce qui estimportant pour la suite.

Pour Spinoza, le réel total est la Substance, quiest et qui est conçue dans le même mouvement(« Par substance, j’entends ce qui est en soi et estconçu par soi » – Éth., I, déf. III). Ce que l’on

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appelle « Dieu », c’est la Substance (déf. VI). Onvoit immédiatement que ce Dieu n’est plus celui dujudéo-christianisme : il n’est ni sujet personnel etlibre, ni créateur, ni Providence. Tous ces pseudo-attributs sont produits par l’imagination délirante designorants craintifs. Dieu n’est rien d’autre que laNature, unique, infinie, active. Cette Nature est ditenaturante en tant qu’elle est Substance et cause,naturée en tant qu’elle est mode du réel et effet.

Ce discours est difficile à caractérisersimplement.

D’un côté, Spinoza rend l’athéisme impossible :nier Dieu, c’est nier la réalité du réel, qui s’imposeabsolument.

De l’autre, il exclut l’alternative entre l’affirmationet la négation de Dieu, ce qui ôte toute consistance àl’affirmation. Sachant que ce Dieu est Nature, on esttenté de parler de panthéisme. Mais, comme le faitremarquer Hegel, si Dieu est la Substance, qui esttout, c’est plutôt le monde qui n’existe pas, et lespinozisme est alors un acosmisme.

3. Attributs et modes. - Contre Descartes, la

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pensée et l’étendue ne sont plus substances, maisseulement attributs de la substance (c’est-à-dire « ceque l’entendement perçoit de la Substance commeconstituant son essence » – déf. IV). Ces deuxattributs sont les seuls que nous connaissions, maisils ne sont pas le tout de la Substance, qui estconstituée d’une infinité d’attributs infinis. Nous nesommes que des modes finis de la Substance, c’est-à-dire des réalités dépourvues d’en-soi, qui ne sontet ne sont conçues que par la Substance.

Comme tout attribut recouvre l’essence uniquede la Substance, pensée et étendue ne s’opposentplus. Tout ce que l’on saisit dans le registre de lapensée a son correspondant dans celui de l’étendue.C’est la doctrine du parallélisme. On avancera doncdans la connaissance de la pensée en connaissant leschoses de la nature. Le dualisme classique de l’âmeet du corps n’a plus de raison d’être : l’âme (mens)n’est que l’idée du corps. Ce que nous appelonsordinairement corps n’est qu’une réalité provisoire etpérissable. Nous devons donc nous élever àl’essence éternelle du corps.

Quand le mode fini est passé à l’existence, son

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essence est définie par le désir (le conatus, puissancepositive, non-aspiration ou quête), qui est l’effort dechaque être pour persévérer dans son être. Le désirest premier : « Nous ne désirons pas une choseparce qu’elle est bonne, mais au contraire, c’estparce que nous la désirons qu’elle est bonne » (Éth.,III, 9, sc.).

Seul le philosophe parvient à la connaissanceadéquate de la réalité humaine. Il est seul capable decomprendre les illusions de la conscience ordinairequi, ignorant l’ordre véritable des choses, intervertitcauses et effets. L’homme croit à la finalité, croit à laliberté (alors qu’il est déterminé par des nécessitésextérieures), croit au bien et au mal (alors qu’il n’y aque du bon et du mauvais, expressions del’augmentation ou de la diminution de notrepuissance), etc. La philosophie conduit à la seuleconscience et à la seule liberté véritables. L’être libreest celui qui existe d’après la seule nécessité de sanature et est déterminé par soi seul à agir (déf. VII).

4. Le salut. - Nous sommes au terme : l’espritqui se conçoit lui-même et conçoit l’essenceéternelle du corps a la connaissance adéquate de

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Dieu et de tout ce qui s’ensuit. Il devient ainsi causeadéquate de la connaissance. Le philosophe estdonc conscient de soi, de Dieu et des choses (Éth.,V, 42, sc.), c’est-à-dire parfait et heureux. Letroisième genre de connaissance engendrenécessairement l’amour intellectuel de Dieu (V, 32),parce que l’idée de Dieu en est la cause, et parceque l’amour se définit par la joie avec l’idée d’unecause extérieure.

Comme cet amour est une partie de l’amour deDieu pour lui-même, il en résulte que Dieu aime leshommes. Notre salut, qui est notre béatitude et notreliberté, consiste en cet amour envers Dieu. Labéatitude ne saurait donc être la récompense de lavertu : elle est cette vertu elle-même. La méditationde Dieu, qui est Vie, accroît la puissance d’agir, cequi engendre la joie. Le Sage ne cesse jamais d’être,puisque l’essence et l’existence ne sont plusséparées. Cette éternité n’est évidemment pas cellede la durée, et l’âme n’est pas une personnalitésingulière douée de mémoire. Pour le sage, la mortn’est rien – seulement la fin du corps et despassions. Ce sont les ignorants qui la montent en

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épingle, sans savoir que la méditation sur la mort nepeut qu’engendrer la tristesse, qui rend mauvais etqui asservit. Le philosophe n’a nul besoin de vieéternelle après la mort : la vie de la raison éternellesuffit largement à le combler.

5. Le problème des autorités. - La vie desagesse étant inévitablement réservée à une minceélite, quelle peut être l’existence de la masse designorants ? Dès que l’on quitte le domaine de lapensée libre, où s’épanouissent les philosophes, il nes’agit plus que d’obéissance et de désobéissance,puisque les ignorants, pétris d’illusions, sontincapables de se conduire eux-mêmes selon lavérité.

Ceci vaut d’abord pour la religion. Dieu étant ceque nous savons, sa parole éternelle ne peut être quela vérité naturelle tout court (Tractatustheologicopoliticus, XII). Comment pourrait-il yavoir des révélations particulières et historiques, dèslors que toute vérité est révélation ? Mais chez lesignorants, incapables de former des idées adéquates,rivés au premier genre, la connaissance de Dieu estinévitablement préjugé, puisque la révélation est

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accommodée à ce qu’ils pensent déjà de lui (avecles illusions sur la liberté, l’âme, le bien et le mal,etc.). Pour leur parler, il faut adopter un langageimagé, s’exprimer par histoires. Comme il n’y a pasde vérité là-dedans, il en résulte que la religion n’estqu’un moyen d’obtenir l’obéissance. D’où sarelation étroite avec le politique.

En principe, il n’y a pas plus d’autorité extérieureaux hommes qu’il n’y a de lumière supérieure à lanature (ttp, VII). Mais pour gouverner la masse, ilfaut recourir à la crainte. C’est ainsi que Moïse, sousle couvert des lois de Dieu, a institué la législationdes Hébreux.

La raison ne ferait-elle pas mieux que lamonarchie, qui maquille la crainte en religion ? Ellepeut mettre à jour les fondements du droit naturel,qui sont le désir et la puissance. La politique doits’accommoder des hommes tels qu’ils sont. Et ceux-ci ne pouvant exister qu’en communauté, ils sontbien obligés de s’entendre pour assurer leur sécuritéet avoir la meilleure vie possible (ttp, XVI).L’engagement social (ou contrat) consiste àtransférer à la société la puissance de chacun. C’est

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la racine de l’obligation sociale et politique. Dans cesconditions, la démocratie est le meilleur régimepossible, car dans la mesure où ils n’obéissent qu’aupeuple entier, les hommes y sont égaux et libres.

L’influence du spinozisme est considérable, maisses adeptes ont rarement œuvré à la même altitude.S’il est vrai que l’unicité de la Substance pousse àl’identification de l’esprit et de la matière (levocabulaire rendant déjà témoignage du glissement),il n’est pas spinoziste d’inverser l’Éthique pour leseul profit d’un attribut. De même, s’il est possiblede montrer que l’affirmation spinoziste de Dieuéquivaut à un athéisme raffiné, le Deus sive Naturan’est pas immédiatement une profession de foinaturaliste. C’est pourtant ainsi que Spinoza a étécompris, comme on le voit avec Bayle, Fontenelle, lecuré Meslier, dom Deschamps, Diderot, d’Holbach,Helvétius, Toland, Lessing, etc. De même, on voitpercer sous le sage la figure du « philosophe »chasseur de « préjugés » et d’« illusions », spécialistede la « démystification ». Enfin, on peut estimer quela division entre les savants, qui sont libres etdominent, et les ignorants, qui doivent obéir, a joué

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un rôle décisif dans la constitution des structures dupouvoir moderne. Si la philosophie détient la vériténaturelle de l’Évangile, l’État, de son côté, détientcelle de l’Église. On peut s’interroger sur la teneurexacte du spinozisme, et la manière dont son esprit adébordé sa lettre.

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Chapitre IVL’ÂGE CRITIQUE DE LA RAISON

Quand on aborde une certaine période (leXVIIIe siècle) et certains auteurs, il est convenu deparler de philosophie des Lumières. Mais s’il y abien un esprit des Lumières, il faut reconnaître qu’ilsouffle dans plusieurs directions et, surtout, à deshauteurs fort variées.

Les « lumières » sont celles de la raison, maisquelle raison ? Celle qui est à l’œuvre, qui préside le« tribunal de la raison », n’est pas une entité brute etimmuable, mais l’effet de son propre processusphilosophique. La raison est toujours fille de laraison et de ses présupposés. C’est pourquoi lesLumières sont plutôt l’âge critique – voire ingrat –d’une raison tiraillée entre les deux pôles exclusifs dela Nature et de la Liberté.

Dans sa version la plus courante, optimiste etpositive, l’esprit des Lumières paraît prolonger l’élanrationaliste de la philosophie classique (comme en

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témoigne notamment l’Encyclopédie). Mais il y a unedifférence capitale : on déserte ou rejette la fonctionmétaphysique de la raison.

Inévitablement, on tend alors à réduire le réel auphénomène, et à s’obnubiler sur le comment deschoses, dont la relation mécanique de cause à effetsuffirait à rendre compte. Fasciné par Newton, legénie scientifique par excellence, on délaisse lemodèle mathématique du savoir pour un modèlephysique.

Philosophiquement, ces idées ne sont pasneuves. Mais la caution des sciences positives enplein épanouissement semble leur donner une forcecapable de tout emporter.

C’est ainsi que la raison devient naturaliste etmécaniste : tout ce qui est « réel » peut être produitet reproduit comme une machine. La raison elle-même n’y échappe pas (Locke – 1632-1704 – avaitconnu un grand succès avec une théorie de laproduction des idées à partir d’éléments de baseimmédiats : les « sensations »). Helvétius en faitautant pour l’esprit. Toutes les réalités humaines

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peuvent ainsi être démontées et remontées – qu’ils’agisse des croyances, des mœurs, de la religion, dela société.

L a Nature va fournir à la fois le théâtre desopérations, le socle du nouvel édifice et le milieuenglobant. On pourra ainsi construire l’humain surune base « naturelle » immédiate, encore nonhumaine – d’où la fascination pour les sauvages, prispour des « naturels ». Par comparaison, ces derniersdoivent permettre d’identifier ce qui, en nous, relèvede l’artifice (langue, idées, mœurs, etc.). Condillacpoussera l’ensauvagement jusqu’au bout : enajoutant peu à peu des capacités sensorielles à unestatue, n’est-ce pas l’homme qu’il « reconstruit » enlaboratoire ? Le vœu commun, c’est la constitutiond’une philosophie « naturelle », d’une religion« naturelle », d’une morale « naturelle ».

On n’oubliera pas non plus de produire lasociété. Hobbes (1588-1679) avait lancé lemouvement : si l’homme naturel est un loup pourl’homme, la crainte de périr rend raison de lafondation d’une société réglée. L’élan donné, onverra s’épanouir une floraison de théories rivales.

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Évidemment, il faudra encore faire sa place à laliberté dans un univers assujetti au déterminisme. Cen’est pas facile. Mais à quoi bon les lumières de laraison, si ce n’est pas pour « libérer » l’humanité ?

La manière de considérer Dieu révèleparfaitement le nouvel esprit. Si on l’appréhendecomme Auteur de la Nature, on en fera unArchitecte, un Horloger (Voltaire). Si on a quelquepiété, on le désignera comme le Tout-Autreinaccessible, pur objet de sentiment. Mais si on jugequ’il redouble inutilement la Nature et ses loispropres, on l’identifiera tout simplement à cettedernière (Diderot). Mais dans tous les cas de figure,c’est la logique du naturalisme qui est à l’œuvre.

Cette philosophie ne peut plus avoir pour fin laconnaissance spéculative, la sagesse, lacontemplation ou le salut initiatique. Elle milite pourle bonheur – ou le bien-être – des hommes, luttecontre les « préjugés », les « ténèbres » del’obscurantisme, s’efforce d’extirper les racines dumalheur et du mal. Inscrit dans une notion linéaire dutemps historique, issue du christianisme, ce projet vanourrir l’idée et le mythe du progrès, cumulatif et

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indéfini.

Il faut bien avoir conscience de l’originalité d’uneépoque où les « éclairés » sont légion, ressassent lesmêmes stéréotypes, reflètent la même mentalité.Tout éclairé se dit « philosophe » et tout philosophese considère comme un clerc, voué à guider lapensée, le goût et l’action des autres. Mais il y aaussi quelques grandes pensées qui émergent decette uniformité, et débordent de toutes parts untemps qu’elles ont aussi contribué à former.

I. Hume1711-1776. – Hume est d’abord le plus

remarquable témoin de la tradition philosophiqueanglaise, celle qui, avec F. Bacon (1561-1626), acritiqué les préjugés ou « idoles », frayé les voies del’esprit scientifique expérimental ; celle qui, avecLocke, a illustré l’empirisme philosophique ; cellequi, avec Berkeley (1685-1753), a ébranlé laconviction vulgaire de l’existence objective de lamatière (si le réel est tel qu’il nous apparaît – esse

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est percipi – et si la réalité du sujet percevantconsiste à percevoir – esse est percipere –, rien nepermet d’affirmer qu’il existe une réalité substantielleen soi, indépendamment de son apparition pournous). Surtout, il va pousser si loin les implicationsde certaines thèses de base qu’il deviendra unmarginal de l’empirisme, un sceptique capable derester sceptique à l’égard de son propre scepticisme– bref, un esprit distingué, suspect à beaucoup.

1. La méthode. - Le sous-titre du Traité de lanature humaine est tout un programme : Essai pourintroduire la méthode expérimentale dans les sujetsmoraux. Il s’agit d’acquérir la science de la naturehumaine afin de tout en dériver ensuite. Le procédéde recherche est l’enquête, qui ne consiste pas às’interroger sur les choses, mais à comprendre cequi se passe en nous, en se servant de la raison quin’est elle-même qu’un effet de la nature.

L’empirisme est requis : en effet, quand on semet en quête d’une expérience radicale, ondécouvre l’impression, qui se caractérise par savivacité. L’impression constitue la réalité même danssa matérialité positive. L’idée en est seulement une

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copie, une apparition seconde, dans la pensée.

Une fois ceci posé, tout le reste va en découler.(C’est, dira Hegel, la force et la faiblesse de ladoctrine.) Philosophie, morale et religion ne sont plusque des faits à traiter comme tels.

2. La croyance. - Si la réalité est l’impression, ilfaut d’abord faire la critique de l’objectivisme naïfqui prend la relation entre la cause et l’effet pour uneconnexion nécessaire et objective, présente dans leschoses.

Qui peut savoir que l’eau gèle à une certainetempérature, s’il n’en a jamais fait l’expérience ?L’effet ne peut donc pas être tiré de la cause par unesimple analyse a priori. Mais l’expérience ne nouslivre pas non plus la connexion. Quand nous voyonspour la première fois une boule de billard en heurterune autre, nous constatons seulement la conjonctionde leurs mouvements. Pourquoi affirmons-nous lacausalité après avoir répété l’expérience un certainnombre de fois, alors qu’il n’y a rien de plus dans ladernière expérience que dans la première ? Parceque la répétition engendre une habitude, laquelle

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produit une croyance.

La connexion causale ne se trouve donc pasobjectivement dans les choses. Nous croyons que lesoleil se lèvera toujours chaque matin, parce quenous y sommes habitués. La croyance est bien uneidée vive, unie ou associée à une impressionprésente. Mais, comme elle est une expérience quipose l’existence en l’absence du phénomène, ellereste une idée et relève de l’imagination.

3. La raison sceptique. - La raison est-elleébranlée ? Non, puisque c’est elle qui dévoile lemécanisme de la croyance. Mais ce dévoilement nedétruit pas les croyances, puisqu’elles sontnécessairement liées à l’imagination. Au fond, lacroyance est notre manière de vivre dans un certainaccord avec la nature, comme le fait l’instinct chezl’animal.

La croyance ne garantit qu’elle-même et ne peutjamais décider de la validité de son objet.Cependant, la probabilité est variable. Par exemple,l’uniformité de la Nature s’impose, alors que lemiracle transgresse la continuité naturelle. S’il n’est

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pas impossible en soi, sa probabilité est nulle. Il estdonc vain de prétendre tirer de l’« ordre du monde »(quel ordre, d’ailleurs ?) l’existence d’un Auteurdivin : la disproportion est trop forte. Mais on nepeut pas pour autant prouver que Dieu n’existe pas.Théisme et antithéisme sont renvoyés dos à dos. Ence domaine, celui qui défend une cause est toujoursvaincu, l’assaillant toujours vainqueur.

Le scepticisme, qui a tout à attaquer et rien àdéfendre, ébranle tout sur son passage, y comprislui-même.

Hume avouera qu’il est dur à porter.

II. Kant1724-1804. – Né et mort à Koenigsberg, Kant

a mené une existence austère de professeurd’université. Son entreprise critique a fait sa gloire etrévolutionné notre manière de voir.

1. La révolution critique. - En déclarant que lalecture de Hume l’avait tiré de son « sommeil

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dogmatique », Kant n’a évidemment pas vouluréduire son entreprise à une défense et illustration dela physique de Newton, qui n’avait besoin depersonne pour continuer à voler de succèsthéoriques en applications techniques. En critiquantla nécessité de la relation de causalité, Hume ébranlela légitimité de la connaissance, mais en détruisant lemythe de l’objectivité, il suggère une nouvelleapproche du problème. Kant la découvre enappliquant le schéma qui avait si bien réussi àCopernic en astronomie : faire tourner la terre autourdu soleil au lieu de faire tourner le soleil autour de lat e r r e . La révolution copernicienne de laconnaissance consistera donc à chercher du côté dusujet les clefs d’une objectivité que l’objet ne permetpas de fonder. Au lieu de se perdre dans l’extérioritédu connu, il s’agit de remonter aux conditions quirendent la connaissance possible.

Mais il faut aussi reprendre en charge leproblème de la métaphysique, qui n’a finalementenfanté que dogmatisme et scepticisme. Dans touteson ampleur, la question devient donc : « Que puis-je savoir ? » La critique se veut méthode universelle,

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qui révolutionne notre manière de voir.

Mais quel est le ressort ultime de cetteentreprise ? Kant ne le dissimule pas : il est d’ordremoral. Le problème fondamental de l’homme, quelqu’il soit, est celui du sens de son existence, sanslequel il ne peut pas vivre. C’est là, dans la pratique,et non dans le savoir spéculatif, que se jouel’humanité de l’homme, que se décide sa destinée(« Que dois-je faire ? » ; « Que puis-je espérer ? »).Ainsi se dessine l’intérêt suprême de la critique.

Pour y parvenir, déclare Kant dans la deuxièmepréface à la Critique de la raison pure, « j’ai dûabolir le savoir pour laisser la place à la foi »(entendons : la foi pure de la raison pure dans sonusage moral). Cette proposition fameuse signifie quela mise à jour des conditions de possibilité de touteconnaissance doit nous permettre en même tempsd’en établir les limites, ce qui laissera le champ librepour autre chose, qui est l’essentiel.

Si un savoir véridique était possible, et s’il étaitexigé pour fonder l’humanité, il faudrait réservercette dernière à quelques-uns – ceux qui savent – et

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rejeter tous les autres. De plus, si l’homme savaittout de l’âme et de Dieu, il n’aurait plus qu’à seconformer servilement aux décrets d’un maître, et saconduite perdrait, avec la liberté et la responsabilité,tout caractère moral. Mais si ce savoir était denature scientifique (avec tous les avantages que celacomporte), le réel se réduirait aux phénomènes, lesujet à l’objet, le déterminisme triompherait, et il n’yaurait plus d’humanité.

2. Conditions et limites de la connaissance. -Pour connaître, il faut former des jugements. Maiscomment peuvent-ils être à la fois nécessaires etriches de contenu ?

Les jugements analytiques sont nécessaires,puisque les prédicats (ou attributs) sont déjàcontenus dans le sujet (par exemple : l’homme estmortel ; un triangle possède trois angles). Mais ils nenous font rien connaître. Les jugements synthétiques,en revanche, sont riches et féconds, parce qu’ilsajoutent au sujet des prédicats qui ne s’y trouventpas (par exemple : la terre est ronde). Mais commeon ne peut former de tels jugements qu’en recourantà l’expérience, ils sont privés de nécessité.

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Cependant, il existe en mathématiques et enphysique fondamentale des jugements qui sont à lafois synthétiques et a priori, donc riches de contenunouveau, mais sans recours à l’expérience (parexemple : sept plus cinq égalent douze ; la lignedroite est la plus courte entre deux points).Pourquoi ? Parce que quelque chose a fait l’objetd’une intuition, bien qu’il n’y ait aucune expérienceextérieure. Ce quelque chose, c’est l’espace et letemps.

En montrant que l’espace et le temps ne sont pasdes réalités objectives, mais constituent les formes apriori de la sensibilité du sujet, Kant lève le premierverrou. Il existe bien un donné extérieur (le « diverssensible »), mais nous ne pouvons le saisir quespatialisé et temporalisé, puisque notre sensibilité,qui l’appréhende, ne peut pas être mise hors jeu.

Ce donné ainsi intuitionné doit encore être mis enforme par les catégories de notre entendement, sortede grille qui ne provient pas de l’expérience, maisqui permet de structurer toute expérience possible.La causalité, vainement cherchée dans les choses,est l’une de ces catégories. C’est donc l’homme qui

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donne sa nécessité à la connaissance expérimentale.

Les catégories sont des concepts qui serventexclusivement à régler et ordonner l’expérience. Prisen eux-mêmes, en dehors de tout remplissement parune matière fournie par notre sensibilité (qui sans cesconcepts resterait aveugle), ces concepts sont vides.Ils ne peuvent donc avoir aucun usage spéculatif.

Comme le jugement exprime adéquatement laspontanéité du sujet pensant dans son pouvoir deliaison et de synthèse a priori (pour Kant, penserc’est juger), ces catégories sont déduites de la tabledes jugements, établie par la logique d’Aristote.

Mais pour que ces concepts purs del’entendement puissent s’appliquer aux intuitionsempiriques, alors qu’ils leur sont radicalementhétérogènes, il faut qu’un troisième terme, homogèneaux deux, les relie : c’est le schème, produit del’imagination transcendantale. Le schème n’est pasune image, mais ce qui rend possible les images etles lie au concept (par exemple, la géométrie opèresur le schème du triangle et non pas sur l’image detel triangle particulier). Comme l’entendement ne

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tend à rien d’autre qu’à l’unité du divers de l’intuitiondans le sens interne (qui est le temps), les schèmesne sont finalement que des déterminations a priori dutemps.

Comme les catégories sont des manières de lier,il faut encore un acte de liaison qui soit un, quiprécède cet acte et n’en résulte pas. Seul un sujetpeut répondre à cette exigence, un sujet qui ne soitpas lui-même objet d’expérience, puisqu’il en estl’ultime condition : c’est le sujet transcendantal. Cesujet n’est pas moi – sujet empirique, conscient desoi, simple phénomène. Pour Kant, la grande erreurde Descartes est d’avoir confondu dans l’expérienced u cogito le sujet empirique et le sujettranscendantal.

Comme nous ne pouvons pas faire abstractiondes conditions de la connaissance, nous ne pouvonsconnaître que les choses telles qu’elles nousapparaissent – les phénomènes – et non les chosestelles qu’elles sont en soi. La connaissancespéculative est donc impossible.

Ce sacrifice nous permet de sauver l’essentiel.

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En effet, en fondant la légitimité d’une connaissancescientifique des phénomènes, on interdit du mêmecoup à la science de sortir de son domaine etd’avoir la moindre prétention sur les réalités en soi,qui ne sont pas des phénomènes. L’homme peutbien être entièrement déterminé dans l’ordre de lanature, on préserve un autre ordre, celui de laliberté, sur lequel la science des phénomènes n’aaucune prise. La critique du discours psychologiquesur l’âme et des preuves théoriques de l’existence deDieu a donc une fonction précise : rendre impossibleet illégitime le discours naturaliste et anti-théiste, quitransgresse les limites de notre connaissance.

Mais si l’entendement, rivé aux phénomènes, nepeut pas connaître les choses en soi, la raison, elle,peut néanmoins les penser. Tout ce que nous avonsperdu du côté des (vaines) spéculations théoriquesva donc se retrouver par la voie pratique.

Kant a réalisé la première partie de sonprogramme : il a fait de la place.

3. La voie royale de la pratique. - Nousn’avons pas mis fin aux prétentions totalitaires de la

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connaissance pour nous jeter dans l’irrationalisme.Le passage à la « foi » doit être pris pour ce qu’il estréellement : le triomphe de la raison. Mais cetteraison se déploie dans la sphère pratique, quienglobe « tout ce qui est possible par la liberté ».

Par quoi cette liberté va-t-elle être guidée ? Paspar une norme extérieure, fût-elle le Bien. Ni parl’être, car il ne s’agit ici que de ce qui doit être. Nipar les sentiments ou les désirs, qui relèvent tous del’objectivité empirique. Ni par l’utilité ou le succès :dès que l’on fixe une fin, l’action devient un moyen,et l’impératif n’est que technique. Tant qu’il y a unefin extérieure, les impératifs sont hypothétiques et nepeuvent jamais commander absolument. Le bonheurne pourrait-il pas constituer un devoir ? Non, car ilrelève des inclinations de notre nature et se présentecomme une fin. De plus, si la nature avait fait dubonheur notre fin naturelle, elle nous aurait aussifourni les moyens naturels d’y parvenir, ce qui n’estpas le cas ! Le bonheur n’est pas négligeable pourautant, mais il n’est pas une loi morale et requiert desconditions que nous ne maîtrisons pas. Le devoir nenous rend donc pas heureux, mais seulement dignes

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d’être heureux (Fondements de la métaphysique desmœurs).

Seul l’impératif catégorique est vraiment moral : ilfaut agir par devoir, sans autre considération.Comme le résultat de notre action, assujettie audéterminisme, échappe à notre liberté, seule notreintention peut être morale. Quel peut être alors lemobile de notre action ? Chez un être intégralementraisonnable, la loi impliquerait immédiatement ladécision morale. Chez l’homme, qui appartient aussià la nature, il faut un élément qui permette derefouler les passions et d’élever l’être. Ce mobile estle respect, qui est produit par la loi et qui a la loipour objet. Le respect est le seul sentiment humainqui ne soit pas sentimental (pathologique, dit Kant).Il détermine subjectivement la volonté que détermineobjectivement la loi.

Qu’est-ce qui, dans le monde, peut être tenupour bon sans la moindre restriction ? Une bonnevolonté. Cette volonté est libre si sa loi émaneexclusivement de la raison pratique, sansdétermination naturelle. Mais pour être exempte detout contenu (d’origine sensible ou phénoménale), la

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loi doit être constituée par la seule forme de larationalité. On ne peut pas rêver plus simple : ens’interrogeant pour savoir si l’action projetée estmorale, il suffit de se demander si la maxime (loi) decette action peut être érigée sans contradiction en loiuniverselle (par exemple, il sera immoral de faire unemprunt avec l’idée de ne pas le rendre, puisque lanotion d’emprunt est détruite par la contradiction).

Ne connaissant pas nos mobiles secrets, nous nesavons pas si une seule action vraiment morale ajamais eu lieu dans le monde… Cela n’empêche pasle devoir de s’imposer à tout être raisonnable engénéral – un être qui est fin en soi et non moyen.Voilà pourquoi il faut agir de telle sorte que l’ontraite l’humanité comme une fin et jamais comme unmoyen, en sa propre personne comme en celle detout autre (ce qui, entre autres, interdit le suicide,l’esclavage et la prostitution). L’homme n’a pas deprix, il vaut, absolument.

Comme le principe du devoir exclut toutasservissement à une norme extérieure(hétéronomie), la volonté ne fait qu’obéir à sapropre loi : elle est autonome. Et comme tous les

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êtres raisonnables sont sujets de la même loi quiimpose de les traiter comme des fins, ils sont liésentre eux par des lois objectives communes, ce quiconstitue un règne des fins. L’idée de la volonté detout être raisonnable institue donc une législationuniverselle. Le règne des fins est l’idéal à réaliser parla liberté.

4. Exigence et espérance. - Ceci posé, lacondition de l’homme nous oblige à pousser plusloin.

Écartons tout d’abord l’hypothèse d’un hommequi refuserait la rationalité (un tel homme serait àproprement parler démoniaque). Pour les autres, ilfaut encore assumer l’opposition entre la nature et laliberté, puisque l’homme, être rationnel, est aussi unêtre de la nature. Notre condition divisée nousempêche de réaliser la synthèse entre le monde de lanature et celui de la loi, mais il ne nous interdit pasde l’espérer. De même, la connexion entre lebonheur et la vertu ne nous est pas donnée (aucontraire, en ce monde, les injustes ne sont-ils pasrécompensés et les vertueux malmenés ?) La vertumorale est le Bien suprême, pas le Bien complet, qui

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inclut le bonheur. Seul Dieu peut opérer une tellesynthèse.

Les exigences absolues de la pratique nousimposent donc de postuler l’immortalité de l’âme(parce que le progrès moral requiert une existenced’une durée indéfinie), l’existence de Dieu (auteur dela Nature, monarque du règne des fins, justiciersuprême) et la liberté (condition de la morale). Lespostulats ne nous permettent pas de connaître,seulement de croire et d’espérer. On retrouve ainsila « vérité » de la religion, qui est d’ordre purementmoral (La Religion dans les limites de la simpleraison).

Cette espérance n’est pas pour autant un sautdans le vide. Les expériences que nous faisons de labeauté et de la finalité naturelle nous font déjàentrevoir un rapprochement entre la nature et lesfins. Cependant, comme l’humanité est dotée deraison et non d’instinct, son vrai lieu n’est pas lanature mais l’histoire, où s’entrelacent sociabilité etviolence. Tout se passe donc comme si la nature seservait de l’histoire et de ses errements pourparvenir à ses fins. C’est pourquoi la tâche de

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l’humanité consiste à s’élever au droit universel, dansl’ordre de l’État, pour avancer vaille que vaille versle règne des fins.

III. Rousseau1712-1778. – Rousseau est le marginal des

Lumières. Fils d’artisan genevois, autodidacte,menant une existence hors des usages, il continue àdéranger. Son refus de faire du progrès scientifiqueet technique la clef du progrès moral lui a valu desolides inimitiés parmi les « philosophes » et semblele situer à part, ailleurs. Rousseau traite les mêmesproblèmes, travaille sur les mêmes thèmes (Dieu, laNature, la liberté, la société, le bonheur) que sesrivaux, mais autrement, selon une autre logique. À lafascination pour les processus mécanistes, lesconstructions – bref : les médiations – il oppose la loide l’immédiateté, comme principe et commeméthode.

1. La recherche de l’immédiat. - Commentdécouvrir la véritable nature de l’homme pour bien

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juger de son état présent et y porter remède ? Telest le problème fondamental posé par Rousseau, quirenouvelle à sa manière un discours stéréotypé.

La difficulté est considérable : l’homme actuel estcorrompu, perverti. Les « sauvages » exotiques lesont aussi. Tout ce que l’on pourrait constater étantfaussé, la bonne méthode consiste à « écarter tousles faits » (Discours sur l’origine de l’inégalité,préface). Prenons donc l’homme actuel,dépouillons-le de tout ce qui ne relève pas de lanature, reste l’homme naturel. Le « sauvage » estdonc un ensauvagé, produit par soustraction. Lerésultat se présente comme une équation : hommenaturel + acquis artificiel = homme actuel. Selon lalecture, on saisira le naturel ou l’artifice.Évidemment, l’ensemble forme un cercle, à prendreou à laisser en bloc. Si l’on prend, toute la suite sedéveloppe avec une rigueur implacable.

L’exotisme et l’histoire ne fournissent que ledécor de ce postulat spéculatif : l’homme estnaturellement homme (et non un produit artificiel),immédiatement humain (sans passer par la société,etc.). Il en résulte que le mal qui le dénature, le

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déshumanise vient d’ailleurs, de l’artifice. Dévêtu detout ce que l’on croyait être proprement humain,l’homme naturel nous apparaît comme un êtresolitaire, sans famille, sans Cité, sans langage (sinonle « cri de la nature »), sans loi, innocent (situé endeçà du bien et du mal, et non pas « bon »), étrangerau travail. L’homme n’est plus un animal raisonnableou un animal politique. Asocial et associable, il n’estau fond qu’un animal comme les autres, à cettedifférence près qu’il est libre.

La fiction écartée, on comprend que cet hommeoriginel est en nous, qu’il est nous-mêmes, sous lesdéformations accumulées et sédimentées. La vraierecherche de l’origine passe donc par une ascèse etune anamnèse personnelles. Le point le plus éloignéde notre passé mythique est le point le plus profondde notre intériorité. Cela ne se prouve pas, ne sedémontre pas, cela s’éprouve et se sent.L’immédiateté (l’identité naturelle) se découvreimmédiatement.

2. Dénaturation et aliénation. - Tel unsubstitut de l’Histoire sainte, le discours deRousseau peut maintenant nous conduire du stade

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naturel originaire à celui de la dénaturation. Mais la« chute » de l’homme est paradoxale. En effet, elleest à la fois une déchéance et un bonheur. Dans leContrat social, Rousseau s’enthousiasme pour cet« instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui,d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent etun homme » (I, 8). Il n’y a pourtant aucunecontradiction dans la doctrine. Il faut comprendreque le progrès de l’homme est inséparable de sonmalheur : la « chute » de l’homme, c’est ledéveloppement de son humanité.

L’amour en témoigne : l’homme-animal, qui neconnaît que le besoin physiologique et lareproduction, est à l’abri du bonheur comme dumalheur. Avec l’amour – qui ne rend nullementaveugle, au contraire –, il s’éveille au désir, ausentiment sélectif, ce qui lui vaut des joies inouïes etles affreux tourments de la rivalité.

Ce drame est manifeste dès la premièrerencontre de l’homme avec son semblable. En effet,le regard de l’autre ne retient que mon paraître, quise sépare alors de mon être, me divise en un moipour moi et un moi pour l’autre. Mon paraître tombe

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tout entier dans les jeux de l’artifice social. Bref, lepassage par l’autre me rend autre, m’altère, m’aliène(tandis que, pour Hegel, il sera la clef de laconscience de soi proprement humaine).

Cette fissure dans l’être est la condition des vices: je peux mentir et paraître véridique, paraîtrecoupable et être innocent. L’estime publique devientle critère du jugement, les rapports entre hommes etfemmes sont empoisonnés, et tous les maux de lasociété en découlent (jusqu’aux normes et lois quiles réitèrent en s’efforçant de les endiguer).

Deux expériences types concrétisent l’aliénation.

Il y a d’abord l’apparition du vêtement (« lepremier qui se fit des habits ou un logement… » –Discours, I). En effet, en son plein sens, le vêtement(qui est habit, habitat et habitudes) substitue l’artificeà la nature, entérine et multiplie la division entre l’êtreet le paraître avec tous les masques sociaux.

Vient ensuite l’appropriation (le premier qui« s’avisa de dire : Ceci est à moi… », Discours, II).Ce n’est pas une remise en cause prérévolutionnairede la propriété privée, mais de l’organisation sociale

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en général, qui fait que l’homme a besoin des autres,doit passer par eux pour désirer et se satisfaire.Cette structure est à la fois la condition du progrès etcelle de la dénaturation. C’est pourquoi le fer et leblé « ont civilisé les hommes et perdu le genrehumain » (Discours, II).

L’aliénation économique n’est donc qu’unmoment particulier de l’aliénation généralisée. Qu’ils’agisse de richesse, de pouvoir, d’esprit, de beauté,de force, d’adresse, de mérite ou de talents, je metrouve en rivalité de désir avec l’autre. Même sonbonheur me paraît « usurpé sur le mien ».

La sphère politique est touchée dès que lesriches, qui cherchent avant tout le paraître,comprennent que leur vraie fin est la puissance. Ils’ensuit un tel déchaînement de violence quel’humanité périrait sans le pseudo-contrat, quiconsiste à déguiser la force en droit (pour lespuissants), et la faiblesse en devoir (pour lesassujettis). C’est le règne du désordre établi, oùquelques-uns sont maîtres et tous les autres esclaves.

3. À la recherche de la transparence. - La

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première phrase de l’Émile nous livre la clef dudrame : « Tout est bien sortant des mains del’Auteur des choses, tout dégénère entre les mainsde l’homme. » On voit tout de suite que l’athéismen’est pas la solution, puisque le mal vient deshommes. Il s’agit donc avant tout de restaurer lerapport fondamental entre Dieu et l’homme etd’appliquer sa formule à tout, pour tout restaurer.Cette entreprise est donc éminemment pédagogique.

Alors que le seul vrai « métier » de l’hommeconsiste à « vivre » en épanouissant toutes sesfacultés, voilà que l’homme s’ingénie à étouffer etaliéner l’homme (avec des langues, des normesmorales, des règles sociales, etc.). L’obstacleculmine dans la religion : « Que d’hommes entreDieu et moi ! » s’écrie le vicaire savoyard (Émile,IV). Les hommes ont institué des religions« révélées », transformé Dieu en idole, changé leculte en fanatisme, produit des « mots sans idées »(comme « Esprit », « création », « éternité »), inventédes dogmes absurdes. Présupposant qu’il n’y a pasd e langage possible entre Dieu et l’homme (doncpas de révélation, pas de théologie, etc.), et que

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l’histoire, lieu de la dénaturation, ne peut pas être lethéâtre de leurs rapports, Rousseau ne peut rien dired’autre. Il lui suffit de lever l’obstacle desintermédiaires pour que la vérité se dévoile enfin. Ondécouvre alors que la seule religion véritable est lareligion naturelle, le seul vrai culte celui du cœur, laseule vraie foi la bonne foi d’une conscience sincère.

La conscience, « instinct divin », est bien le termedu parcours. Elle est instinct parce qu’elle estnaturelle ; cet instinct est divin parce que coïncideravec soi-même, c’est coïncider avec Dieu. N’ayantplus à obéir à des normes extérieures, maconscience est infaillible (« Tout ce que je sens êtrebien est bien, tout ce que je sens être mal est mal »).Mon salut se dessine sur la lancée : « Je serai moisans contradictions, sans partage, et n’aurai besoinque de moi pour être heureux. » La jouissancesuprême, c’est le « contentement de soi-même »(Émile, IV).

Au bilan, la morale est la vérité de la religionnaturelle, et l’esthétique est la vérité de la morale.

4. L’existence politique. - Si l’homme n’est

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naturellement ni social ni sociable, pourquoi y a-t-ilune société, et comment éviter que son caractèrenécessairement artificiel n’aliène l’homme ?

À nouveau, il faut écarter tous les faits, dont onne peut rien déduire (on constate partoutl’oppression, le « droit » du plus fort, l’aliénationinstitutionnalisée). Et pourtant, si l’homme « est nélibre », et si la société existe, il faut bien admettreque des circonstances extérieures, menaçantl’homme dans sa survie, l’ont contraint de faire ceque la nature ne prescrivait pas.

Une fois admis que toute société est aliénantepar définition, n’existe-t-il aucune formule qui larende bonne, de telle sorte que l’homme « n’obéissepourtant qu’à lui-même, et reste aussi librequ’auparavant » ? (Contrat social, I, 6). Cetteformule, c’est le contrat.

Le contrat est bien une aliénation, mais une« aliénation totale de chaque associé avec tous lesdroits à toute la communauté ». Voilà le paradoxe,qui recouvre une logique du tout ou rien : l’aliénationest bonne si elle est totale, car aucun individu ne

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détient plus le moindre pouvoir à exercer sur autrui(« chacun se donnant à tous ne se donne àpersonne »). Chaque homme devient sujet, maiscomme le même homme est identiquement citoyen, iln’obéit qu’à lui-même, c’est-à-dire à la loi, qui est laloi de tous parce qu’elle n’est celle de personne enparticulier. Issue d’un libre contrat, cette loi ne peutprovenir que de la volonté générale. Comme aucuneraison politique ne fonde la Cité, cette volontégénérale n’est soumise à aucune règle, aucunenorme, sinon son propre vouloir, qui veut ce qu’ilveut, à chaque instant.

Rousseau a de quoi se montrer satisfait de cettesolution, dont nous n’avons pas encore fini d’épuiserles potentialités et les risques.

Tout d’abord, le basculement brutal de l’état denature dans l’état social implique que tout surgit d’unseul coup : la société, le peuple, le Souverain, l’État.Seuls les noms et les fonctions diffèrent. Commecette formule sociale est la seule possible, toute Citélégitime est une République (ce qui n’empêche pas legouvernement d’être démocratique, aristocratiqueou monarchique). Objectera-t-on que personne n’a

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signé le contrat à un moment précis de l’histoire ?C’est le fait de résider dans la Cité qui constituetacitement le contrat. Celui qui prétendrait romprecet engagement irréversible, alors qu’il a déjà profitéde ses avantages, serait un traître. Et comme laliberté civile de l’homme est désormais localiséedans la volonté générale, personne ne peut pluss’opposer à elle. Sinon, « on le forcera à être libre ».Certes, le peuple est généralement aveugle, il ne saitpas ce qu’il veut et ne voit pas son bien. Il faudradonc qu’un personnage extérieur aux institutions – lelégislateur – le guide sur le droit chemin en agissantsur l’opinion, et entreprenne de « changer pour ainsidire la nature humaine » afin de la socialiser. Lareligion civile – religion de l’État et non d’État – doitcouronner le tout afin d’assurer l’adhésioninconditionnelle des individus. Bref, le « salutpublic » est obligatoire et ne peut tolérer aucuneinstance rivale (au premier chef : l’Église).

Rousseau n’est pas au bout de sa quête, carcette Cité reste assujettie à l’artifice. Commentenvisager alors une réconciliation totale avec lanature ? Il faudrait que les lois civiles deviennent

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comme des lois de la nature, dont l’inflexibilité nenuit pas à la liberté et n’engendre pas de vices(Émile, II) : « La dépendance des hommesredeviendrait alors celle des choses ; on réuniraitdans la république tous les avantages de l’étatnaturel à ceux de l’état civil. » Ce n’est pas unesolution, mais c’est l’esquisse d’un chemin qued’autres (des utopistes) emprunteront.

Rousseau est-il le père des démocratiesmodernes ou le prophète d’un totalitarisme intégral ?La question ne cessera pas d’être posée. Mais aupassage, il faut saluer un génie.

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Chapitre VABSOLU ET SYSTÈME

I. L’idéalisme allemandLes Lumières ont laissé un édifice bien rangé où

chaque réalité, chaque notion, chaque fonction areçu sa place au sein d’une totalité dûment arpentée.Or, c’est précisément contre ce morcellement, cescloisonnements, ces distinctions et ces délimitationsque va s’élever une nouvelle vague d’écrivains,poètes et penseurs, fascinés par la Grèce antique,l’unité du tout, la religion, la recherche de l’absolusous toutes ses formes.

La philosophie en a reçu une impulsion qui lui apermis de produire quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, que d’aucuns jugeront insurpassables. Àtitre d’anecdote révélatrice, rappelons que desétudiants nommés Hölderlin, Schelling et Hegel sesont retrouvés au Stift (séminaire protestant) de

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Tübingen.

Cette philosophie se veut et se déclare idéaliste.Mais ce n’est pas pour prôner un idéal rompantavec la triste réalité, encore moins pour se réfugierdans l’« idée » abstraite, sorte de déchet verbal d’un« réel » consistant. L’idéalisme allemand commencejustement par récuser ensemble cette « idée » et ce« réel » qui ne sont que les sous-produits d’unerupture préalable – autrement dit : des abstractions.La philosophie, comme toute science digne de cenom, doit refuser ce réel figé, opaque, qui limite lapensée et qui s’impose aux réalistes naïfs par sonimmédiateté. « L’esprit est le négatif », nous rappelleHegel. La philosophie est idéaliste parce qu’ellerefuse de reconnaître le fini comme réalité vraie,absolue, incréée, éternelle, ultime : « Toute vraiephilosophie est pour cette raison un idéalisme. »[2]Le prétendu « réel » n’est donc qu’un moment de latotalité. La vérité est fondamentalement identité de lapensée et de l’être, qui est réflexion de soi par soi.La philosophie peut redevenir savoir de l’absolu.

Pour reprendre des dénominations hégéliennescommodes, on distinguera l’idéalisme subjectif de

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Fichte, l’idéalisme objectif de Schelling et l’idéalismeabsolu de Hegel.

Fichte (1762-1814) prolonge Kant, mais il lerécuse en faisant de l’opposition du moi et du non-moi une conséquence de l’acte de position du moi,qui se pose et s’oppose pour prendre conscience desoi. La vie infinie de l’être divin se découvre ainsi aucœur du moi fini. Mais le savoir et l’être ne sont pasunifiés. L’être divin ne peut être connu, maisseulement vécu dans l’amour.

Schelling (1775-1854), rendu célèbre par sonSystème de l’identité, fait commencer la philosophieavec le dessaisissement de tout étant limité, de toutsavoir fini. L’être est irréductible à ce qui est, et lemonde n’est pas un second absolu. Sous l’identitédu A = A (ou du sujet et de l’objet), il y a quelquechose qui est sa propre affirmation et qui existenécessairement – donc quelqu’un : Dieu.Fondamentalement, la vérité de la Nature est laPensée, celle de la Nécessité la Liberté, laquelle estfinalement le véritable objet du philosophe. LaNature est l’esprit visible, l’esprit est la Natureinvisible. À sa manière, la vie témoigne de l’esprit et

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manifeste la liberté de la Nature. Les sciencespositives et objectives ne s’occupent que du cadavrepétrifié de la Nature, privée de sa reconduction àson fond. Le réel est donc un drame qui se joued’abord au sein de l’Absolu (Dieu), pouvoir absoluet savoir absolu de soi, sujet et objet. Dieu nousapparaît comme Nature (résultat de l’aliénation del’Esprit) ou comme destin (retour de l’Esprit à lui-même par l’Histoire).

II. Hegel1770-1831. – Né à Stuttgart, Hegel finira sa

carrière de professeur d’université à Berlin, où sonprestige et son rayonnement sont immenses.

1. Philosophie et système. - Comment peut-oncommencer à philosopher ? Quand on s’interrogesur la philosophie avant de philosopher, pourphilosopher, en se demandant si l’on peut savoir,quoi et comment, on philosophe déjà, mais enséparant d’avance l’absolu et la connaissance, laméthode et le contenu, ce qui hypothèque toute la

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suite. Les sciences positives, dont les objets ne sontpas nécessaires mais contingents (donnés dansl’expérience), peuvent adopter des procéduresextérieures. Pas la philosophie, qui requiert desobjets nécessaires et ne peut donc avoir que laforme de son contenu.

D’un autre côté, aucune philosophie ne peut sepasser de présupposés. Pour que ces derniers soientposés et démontrés, il faut que ce qui, présumé aucommencement, devienne un résultat.

Ceci n’est possible que si la philosophie formeun cercle, car n’importe quel point de lacirconférence est à la fois un « commencement » etun résultat, puisqu’on le retrouve en parcourant toutela circonférence. Autrement dit, la philosophie estsystème ou elle n’est pas : « Une philosophie sanssystème n’a rien de scientifique » (Enc., § 14).

2. Philosophie et religion. - Comme l’hommeest un être pensant, la philosophie est tout d’abord,le plus simplement du monde, « considération desobjets par la pensée ». Quels objets ? Ceux que luilivrent les représentations du fini, de l’infini, de Dieu,

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etc.

Or, ces objets sont communs avec la religion.C’est pourquoi il faut oser affirmer que philosophieet religion ont même contenu. Cette thèse s’éclairedès que l’on comprend que seul un certain typed’absolu rend possible la philosophie, parce qu’il estvérité et langage, et que cet absolu est précisémentcelui qui est au fond de la religion chrétienne.

Toutes les difficultés du discours philosophiqueproviennent de préconceptions réductrices del’absolu, selon lesquelles ce dernier seraitindéterminé, inconnaissable, ineffable, étranger à laNature et à l’Histoire, incapable de se manifester etde se dire. Le christianisme tombe même dans unecontradiction complète lorsqu’il répudie la raison aunom d’une foi obscure, irrationnelle, inarticulable, quine sait même pas ce qu’elle croit, comme si le Dieuqui fonde cette foi ne s’était pas révélé aux hommes,manifesté comme Verbe incarné.

Quelle différence y a-t-il entre religion etphilosophie si le contenu est le même ? Unedifférence de forme. La religion en reste à la

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représentation, tandis que la philosophie requiert leconcept. Il n’y a qu’un langage, mais il y a deux« langues ». La représentation relève bien del’intelligence, mais reste grevée d’une subjectivitéliée à l’espace et au temps. Son contenu n’est doncjamais adéquat à sa forme. Au contraire, le conceptengendre, produit son propre contenu. Lephilosophe se met à son service, afin qu’advienne enlui, par lui, le discours absolu de l’absolu.

La philosophie n’est donc plus l’amour dusavoir, comme le voulait Platon, mais le savoireffectivement réel. Elle seule mérite pleinement lenom de science. En d’autres termes, elle n’est riend’autre que la figure que se donne l’Esprit absoludans le langage. Finalement définie comme « unité del’art et de la religion » (Enc., § 572), elle estl’élévation de l’intuition (où se manifeste la totalité dela religion) à la pensée consciente d’elle-même.

3. La logique absolue de l’absolu. - Il estlogique de commencer à penser en dévoilant laproduction immanente de toutes les déterminationsde l’être, de l’essence et du concept au sein duLogos absolu. En termes religieux, la Logique est la

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présentation de « Dieu avant la création du monde etd’un esprit fini ». En termes philosophiques, elle est« la science de l’Idée en soi et pour soi » (Enc., §17).

L’être n’est pas le dernier mot de la Logique,mais le premier. En son indétermination immédiate,l’être est indiscernable du néant indéterminé. Ladétermination exige la relation, c’est-à-dire laréflexion sur soi de l’essence (en termes religieux : lavie trinitaire de Dieu). En affirmant que l’absolu estSujet, Hegel récuse à la fois l’absolu commeSubstance impersonnelle (Spinoza), toute-puissancearbitraire (Descartes), Système de déterminations(Leibniz). Sa Vie se dévoile dans le Concept.

Dieu n’est pas un concept, mais le Concept ausens strict (Logos, Verbe). Le Concept est négationde la négation qu’est l’essence, position de soi parsoi, donc absolue liberté, acte d’autodéterminationabsolue, qui pose son autre et le reconduit à soi.Pour nous, il n’est donc pas l’infini coupé du fini (carainsi limité, l’infini n’est qu’un autre fini), mais l’infiniqui englobe le fini.

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C’est pourquoi la dialectique (le « négativementrationnel »), où les éléments séparés s’opposent, sesubdivisent, se changent en leur contraire, n’est pasla spéculation (le « positivement rationnel »), où laraison réfléchit la réalité complète (speculum :miroir). Pour Hegel, penser c’est raisonner, etraisonner, c’est articuler deux termes parl’intermédiaire d’un troisième.

La forme de la pensée sera donc éminemmentsyllogistique. Mais on dépasse la figure logique bienconnue : en effet, pour que la médiation soitcomplète, chaque terme en jeu doit être lui-mêmemédiatisé, ce qui nécessite une triplicité desyllogismes (A-B-C, A-C-B, B-A-C).

4. L’économie de l’Esprit absolu. - Dans laLogique, on en reste à l’Idée absolue, définiecomme unité du concept et de l’objectivité. Dans lesystème complet (dont le schéma est Logique,Nature, Esprit), l’Idée sort de soi, s’aliène en sonautre et revient à soi comme Esprit. La philosophiede la Nature sera donc « la science de l’Idée dansson altérité » (Enc., § 17), et la philosophie del’Esprit, la « science de l’Idée revenant de son

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altérité en elle-même ».

La clef de cette construction est de naturethéologique : le Père engendre le Fils comme sonautre, et le reprend en lui dans le mouvementconciliateur de l’Esprit. Notre monde créé résulte dumouvement d’extra-position de l’Idée, dontl’aliénation dans l’espace est la Nature, l’aliénationdans le temps l’Histoire. L’Idée absolue se pensecomme Logos, s’aliène et s’accomplit enfin commeEsprit. En soi, l’Esprit absolu est toujours déjàéternellement réconcilié. Mais, considéré selon laNature et l’Histoire, il est en quête de soi, animantdes formes et figures qui constituent son mouvementimmanent. Cette tension dégage un espace pournotre aventure humaine et ses travaux. Mais alorsque l’Histoire doit dérouler son cours, la philosophieest toujours déjà possible parce qu’elle saisit l’Idéede l’Esprit, éternellement réelle.

Le cheminement de la conscience humaine feral’objet d’une description phénoménologique (et nonhistorique ou logique). Passant par des certitudessuccessives qui ne sont jamais égales à la véritéqu’elle cherche, la conscience passe par des figures

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successives (formes typiques, particulières, qu’elleadopte, puis abandonne et dépasse). C’est uncheminement dialectique, dans le doute et ledésespoir, où la médiation, la conciliation fontconstamment défaut.

La fameuse dialectique du maître et de l’esclaveillustre bien ce processus. Être de désir, l’hommedoit passer par autrui pour être reconnu et accéder àla conscience de soi. Chacun exigeant la mêmechose, il s’ensuit une lutte à mort, gagnée par celuiqui accepte le risque suprême contre celui quipréfère survivre comme animal. Mais l’esclave,contraint au travail par le maître devenu jouisseur, vaaccéder au langage et à la maîtrise de la nature – etprendre la place du maître.

La révélation chrétienne inverse cet ordre. Cettefois, la vérité absolue est livrée aux hommes, mais lacertitude correspondante fait défaut. Nous assistonsalors aux déchirements de la « consciencemalheureuse », tiraillée entre son aspiration à l’infiniet ses attachements à l’immédiateté. Pour que véritéet certitude se rejoignent, il faut que la conscienceaccède au savoir absolu, où conception et intuition

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s’identifient. Cette dernière figure, qui a provoquémaintes polémiques, est un décalque de la visionbéatifique, dont la portée est eschatologique.

5. Le devenir historique de l’Esprit. -; Cettedoctrine permet de fonder la philosophie del’Histoire, qui est pour nous le lieu de passage del’Esprit en reprise de soi.

Cette Histoire n’est pas celle des historiens, rivésà l’existence du passé. Ni ce que peint (en gris surde la grisaille) une pensée qui se met à la remorquedes événements (on peut alors affirmer que l’oiseaude Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule).Nous ne décelons pas le « sens » de l’Histoire ennous enfouissant dans son cours, car l’Histoire sesert des grandes passions qui constituent les ressortsde l’action humaine pour parvenir à ses fins – c’estla « ruse de la raison ».

Pour le philosophe, l’Histoire universelle n’estque « la manifestation de la raison ». C’est pourquoielle est l’Histoire de la Liberté qui s’enlace à lanécessité pour former le tissu historique concret.L’Histoire universelle est un tribunal parce que

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chaque réalisation particulière de l’Esprit doit êtrejugée par le tout achevé de l’Esprit (ce quin’implique aucunement que le cours historique dumonde soit terminé).

Prise dans son universalité, la raison va passerdans l’État, dont la tâche est de réaliser la liberté, quisert de base au droit. Tout État historique existant,s’il est bien un État, relève peu ou prou de cetterationalité en soi, et non de l’arbitraire de la volonté(Rousseau). La liberté déborde la sphère de la« moralité subjective », dans laquelle la volonté dusujet recherche le devoir pour le devoir (Kant) etdevient la clef de la « moralité objective » (c’est« l’Idée de la liberté en tant que Bien vivant »). Enassurant la conciliation du singulier (les personnes),du particulier (la société civile avec le système desbesoins) et de l’universel (la loi), l’État « réalise » lareligion – ce que les Églises n’ont pas su faire. L’Étatcomme tel a donc une dimension eschatologique (enlangage religieux, il est le Royaume de Dieu). Dansces conditions, l’hégélianisme dégageindiscutablement de forts relents gnostiques.

Cette analyse a provoqué de multiples débats.

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Dans les Principes de la philosophie du droit, Hegeldéclare que « l’État est la volonté divine commeesprit présent ou actuel qui se développe dans laformation et l’organisation d’un monde ». Il ne s’agitdonc pas d’absolutiser l’État prussien, comme on l’adit. Pour Hegel, seul l’État mondial est vraiment État.Dans le cours concret de notre histoire, l’État nepeut s’incarner que dans un peuple donné, à unmoment donné. Comme l’Esprit, l’État est et n’estpas là (« La Constitution est incréée, quoiqueproduite dans le temps » dit Hegel). Si le régimeconciliant les principes de la monarchie (singularitédu Prince), de l’aristocratie (particularité dugouvernement) et de la démocratie (universalité dulégislatif) répond le mieux à l’exigence de rationalitéde l’État, il s’en faut, et de loin, qu’il corresponde àtelle réalisation historique. Dans notre histoirehumaine, c’est plutôt le système des besoins (doncl’économie) qui tend à occuper la plus grande place,au grand dam de la raison.

III. Kierkegaard

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1813-1855. – Fils d’un bonnetier enrichi qui sesentait accablé par sa culpabilité (il avait mauditDieu, épousé sa servante en secondes noces etperdu plusieurs enfants), Kierkegaard a grandi dansune atmosphère de drame religieux. La mort de samère et la rupture de ses fiançailles avec RégineOlsen ont contribué à lui faire mesurer l’écart entrela vie et la pensée spéculative.

En bouleversant le rapport de l’homme àl’absolu, et en fournissant un nouveau statut du sujetexistant, Kierkegaard constitue le contrepoint parfaitde l’hégélianisme. Ce virage à 180° aura un immenseretentissement sur toute une lignée de philosophes,qu’ils soient athées ou pas (notamment Jaspers,Heidegger, Sartre, Marcel).

1. L’enjeu absolu. - Pourquoi philosopher ?Pour savoir. Mais pourquoi savoir ? Dans le Post-scriptum aux miettes philosophiques, Kierkegaardraconte avoir été témoin du désespoir d’un vieillarddans un cimetière, inquiet pour le salut de son filsdéfunt. Probablement entiché de cette « espèce desagesse qui veut damer le pion à la foi », ce fils avaitoublié l’essentiel : l’existence et l’intériorité.

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La philosophie peut-elle me livrer une vérité quifasse vivre et qui sauve, la seule vérité quim’importe ? Cet intérêt est infini, car s’il faut serapporter relativement à des buts relatifs, il faut serapporter absolument au but absolu (la béatitude).

Certes, il y a l’admirable façon de Socrate. Maiscomme il n’avait aucun savoir à communiquer,Socrate ne pouvait être qu’un accoucheur de lavérité que le disciple portait en lui.

Avec Socrate, l’instant historique de la rencontren’a aucune importance, puisque la vérité est toujoursdéjà là. Mais si l’Éternel est apparu dans le temps,comme le révèle le christianisme, l’instant historiquede la rencontre doit, au contraire, recevoir uneimportance décisive. Ne pouvant plus découvrir enlui une vérité qu’il n’a pas, le disciple doit la recevoirde son maître. Comme il est devenu non-être par lepéché – acte suicidaire de la liberté qui a refusé Dieu– le disciple doit d’abord renaître, être recréé. Seulun dieu, un sauveur, peut réaliser cela. Pas Socrate.

Mais une telle vérité ne peut pas se donnercomme un savoir. Son passage par des témoignages

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historiques la rend objectivement approximative.Pour l’atteindre, il faut faire le saut de la foi.

Il n’y a pas de savoir absolu. Par définition, lapensée est incapable d’englober l’existence, qui estjustement ce qui sépare radicalement la pensée del’être. Alors que le penseur ne devrait pas différer del’existant, voilà Hegel, penseur historico-mondial dusystème, qui meurt du choléra ! Cette contradictionest comique. De plus, le système devrait être achevépour que les présupposés initiaux soient enfin posés.Or, il n’est pas encore terminé… Privé de fin, lesystème n’a pas non plus de commencement. Leprétendu système n’existe même pas !

2. L’appropriation de la vérité. - L’idée que lavérité doit être objective est devenue un lieucommun. Mais si le discours peut être objectif,l’individu qui le tient lui, ne l’est pas. Le paradoxeconstitutif de la vérité est justement la relation decette vérité à la subjectivité en quête de certitude.Pour que la vérité devienne subjective, me guide etme fasse vivre, il faut une appropriation. La mesuredu vrai ne peut donc plus résider dans ce qui est dit,mais dans la manière dont c’est dit.

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Hegel a cru que la seule réflexion possible étaitcelle du discours sur lui-même, sans voir que lediscours objectif faisait obstacle à la communicationdes individus. Pour corriger ce défaut, il faut établirun rapport entre ce qui est dit et celui qui le dit.C’est le principe de la double réflexion, clef de lacommunication indirecte, qui permet seulel’appropriation. C’est ainsi que Socrate et le Christont procédé. Le philosophe devra donc donner uneforme esthétique à son discours, afin de manifesterce qu’il est, et pas seulement ce qui est. Son style nesera plus celui du penseur spéculatif, mais celui del’artiste.

3. Les stades de l’existence. - L’existence neconstitue pas un système, mais elle adopte différentsstyles typiques, en fonction des rapports de l’existantà l’absolu.

Au stade esthétique, on perçoit bien l’éterneldans l’instant, mais on en reste là, passant d’instanten instant pour en déceler et déguster à chaque foistoutes les possibilités, sans aucune continuité.

La séduction sera donc l’art suprême. On joue

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au destin, on joue à l’amour, on fait des expériences,mais cette existence n’est qu’une possibilitéd’existence, les rapports à autrui, de pseudo-rapports.

Parce qu’elle met le possible au-dessus du réel,la philosophie ne dépasse pas l’esthétique. Pour ensortir, il faut suivre l’exemple de Socrate et pratiquerl’ironie, qui dévoile la contradiction entre cetteprétention à la jouissance et l’insatisfactionpermanente qu’elle recueille.

Au stade éthique, l’individu affirme son intérêtpassionné pour son existence et devient capable deprendre des choix au sérieux. Ici, la réalité estsupérieure à la possibilité.

À l’amateur de fiançailles, qui se repaît de « lamolle et douce brioche de la possibilité », s’opposele héros conjugal qui a la volonté de conserver sonamour pour une femme qu’il n’a pas capturéecomme une proie mais reçue comme un don. Lemariage est la transfiguration et non l’anéantissementde l’amour, parce qu’il fait converger la liberté, leslois de la nature et la volonté secrète du créateur.

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Mais l’individu reste écartelé entre son soi réel etson soi idéal. La vertu n’empêche pas le malheur(Job). Cette fois, la rupture s’opère par l’humour,qui repose sur l’écart infini entre le temps etl’éternité, et recèle une souffrance cachée, unesympathie absentes de l’ironie.

Au stade religieux, enfin, apparaît l’intérêt infinidu croyant pour la réalité d’un Autre, dont latranscendance vient investir l’existence immanente.

Il se peut que cela fasse scandale : quand Dieudemande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac, ilcontredit la morale, qui interdit le meurtre. Abrahaméprouve l’angoisse, mais il obéit en accomplissant lemouvement de la résignation infinie. Et au derniermoment, Dieu renonce au sacrifice : Isaac est sauvéparce qu’Abraham a cru à l’absurde.

Abraham est le héros de la foi qui cherche sonsalut dans la crainte et le tremblement. Agamemnonn’est qu’un héros tragique, parce que le drameprovoqué par le sacrifice d’Iphigénie exprimeseulement le conflit de l’individu et de la loi, àlaquelle il faut obéir.

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Pour l’homme religieux, l’intérieur devientsupérieur à l’extérieur. C’est pourquoi le Chevalierde la foi ressemble à un homme ordinaire, un bonbourgeois qui pense aux bons petits plats que lui apréparés sa femme. Il a retrouvé l’immédiateté,comme dans l’esthétique, mais c’est une immédiatetéultérieure.

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Chapitre VILA PHILOSOPHIE HORS D’ELLE-MÊME

I. Les nouveaux absolusAprès Hegel, à la fois point culminant et

obstacle, rien ne peut plus être comme avant. Maispeut-on récuser ou renverser l’hégélianisme sansentraîner le bouleversement de la philosophie commetelle ? Si cette dernière impose un rapport nécessaireentre forme et contenu, les doctrines qui vontmaintenant apparaître seront inévitablement desremises en cause de la philosophie.

Feuerbach (1804-1872) est ici un témoin depremier ordre. Il donne acte à Hegel d’avoir montréque la forme de la religion liait intimement l’hommeet Dieu. Désormais, il est impossible d’assurer lapromotion de l’homme en déclarant que Dieu n’estrien et en supprimant la religion, comme le croyaitnaïvement l’anti-théisme classique. Mais ce que

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Hegel a fait au profit de Dieu, de l’Esprit absolu,Feuerbach prétend maintenant le réaliser au profit del’homme, en renversant Hegel – ce qui revient à leremettre sur ses pieds (L’Essence du christianisme).

Au lieu de poser Dieu en premier et la Naturecréée en second, il faut partir de la Nature, etcomprendre la production de Dieu. Certes, onconstate une dissymétrie, car si Dieu crée l’hommede rien, l’homme ne peut pas en faire autant àl’égard de Dieu. Comme la Nature qui sert de basene peut fournir que ce qu’elle a, il faut admettrequ’elle recèle une dimension divine, sorte de matièrepremière de Dieu. Où la trouver ? Pas chez l’hommeindividuel, qui est fini et borné, mais dans le genrehumain, qui lui ne l’est pas. On comprend alors quele désir de l’infini porte en réalité sur l’infinité dudésir, et que la conscience de l’infini n’est que laconscience de l’infini de la conscience humaine.

Le processus complet comporte trois moments.Premier temps : l’homme expulse de lui sa propreessence (divine) et l’érige en objet absolu, Dieu.Deuxième temps : il devient l’objet de son objet, luivoue un culte, y cherche toutes ses satisfactions.

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Troisième temps : grâce à la critique, il seréapproprie son essence aliénée, découvre que lediscours est divin, que la vérité du culte est la culture– que la vraie religion est celle de l’homme.

Ainsi apparaît la matrice d’une doctrinemaintenant bien établie de la Culture : tout ce quiexiste dans le monde est une production humaine,référée en dernière analyse à la Nature. On n’a plusbesoin de nier Dieu et de refuser la religion, on encherche le sens, qu’il suffit d’interpréter pourretrouver l’homme. La Culture remplace la religionen conservant sa forme.

Renversée du même coup, la philosophie cessed’être une « théologie déguisée ». Sa fonctioncritique en fait un athéisme, son affirmation del’homme un humanisme. La vérité n’étant plus enDieu, mais en l’homme, le dialogue devient la sourcede la pensée rationnelle, et l’accord le critère de lavérité, dont l’unité du genre humain est l’ultimemesure. Unie aux sciences de la Nature, laphilosophie va faire retour à son « essence nonphilosophique ». La philosophie, dit Feuerbach, est« réalisée ».

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Comme l’a remarqué Marx, cette doctrine nenous fait pas sortir du naturalisme classique.Retournée, la séquence hégélienne Logique-Nature-Esprit devient Nature-Logique, ce qui éliminel’Histoire au passage. C’est pourquoi Marx sera sisévère avec Feuerbach, dont il loue par ailleursl’audace critique : si l’homme a une essencenaturelle, il n’est pas un être historique, produit parle travail. Du coup, la critique de l’imaginaire resteelle-même dans l’imaginaire, et la « philosophie »attend toujours de se réaliser dans la pratique.

Comte (1798-1857) n’insiste pas sur la critique,mais développe un système dont la fonction estl’institution progressive de l’Humanité dans toutesses dimensions. Comme Feuerbach, Comte rejetteles négateurs purs et simples, mais il critique encoreplus ces « théologiens inconséquents » de l’athéismequi remplacent Dieu par d’autres absolus, sans voirque l’absolu n’est que la totalité du relatif. De plus, sila religion – comme la philosophie – est bien uneproduction de l’homme, il faut encore la comprendreau sein des divers états par lesquels a dû passerl’esprit humain.

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Dans l’état théologique initial, l’esprit humaininvoque des êtres fictifs pour répondre auxinsolubles questions du pourquoi. Dans l’étatmétaphysique, il substitue aux esprits desabstractions (« entités ») subordonnées à la plusgénérale de toutes : la Nature. Dans l’état positif,enfin, il cherche des relations et non l’absolu, des loiset non des causes, et s’applique aux seules questionsdu comment.

Comme tout est déjà là, comme l’inférieur portele supérieur (le vital le social, la biologie lasociologie), il est légitime de tenter la synthèseobjective – exclusivement centrée sur l’objet, lemonde – qui recherche les conditions d’existence.Mais comme une telle entreprise deviendraittotalitaire si l’on prétendait tout réduire à sesconditions d’existence, il faut établir une autresynthèse, qui sera subjective. Le positivisme récusedonc tout scientisme.

L’absolu consistant en la relation, et l’hommeétant un être social, ce que l’on cherche ne peut êtreque l’Humanité (Comte l’appelle le Grand-Être).L’Humanité est le centre autour duquel s’opère la

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synthèse subjective de tout ce qui est désirable,connaissable et faisable. Le Grand-Être estconscience, mais il n’est pas quelqu’un ; il estsubjectif, mais il n’est pas sujet. Composé de tousles êtres passés, présents et à venir, il est constituépar l’ensemble de ses adorateurs. Il forme unensemble toujours plus continu, composé d’êtrestoujours plus convergents. Il est la tâche de lasociété.

Le discours philosophique, relais provisoire, doitcéder la place. C’est à la sociologie (fondée parComte), qu’incombent la connaissance de l’hommesocial et la mission de « régénération mentale ».Mais la sociologie n’est pas la dernière sciencefondamentale : elle prend place entre la biologie et lamorale pour former l’anthropologie. Quand cettedernière sera au point, on pourra régler les conduitespour réaliser l’harmonie. On retrouvera ainsi unesorte de fraternité cosmique, qui s’étendra auxplantes, aux animaux et au milieu naturel. Lasociocratie sera la condition de la biocratie.

Le positivisme débouche donc nécessairementsur une politique et une religion. La divinité de l’être

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social total étant un réservoir inépuisable desacralité, on va pouvoir ériger en objets de culte lesattributs de l’Humanité.

Les aspects parfois extravagants du cultepositiviste ne doivent pas nous masquer l’essentiel :la promotion de l’Humanité dans toutes sesdimensions. La philosophie correspond au dogme, lapolitique au régime, la religion au culte de la Cité.Comme l’Humanité n’est pas immédiatementdonnée, mais indéfiniment reportée vers l’avant, laNature laisse une place à l’Histoire, qui suit la loi dedéveloppement des esprits (les trois états). D’où lerôle imparti à l’utopie (comme anticipation du réel)et au devoir-être (qui permet de poser un sens).Mais l’historique n’introduit aucun désordre pourautant : le progrès n’est que le développement del’ordre. Comte a inscrit les deux termes dans sadevise. Le système est complet.

Stirner (1806-1856) rompt totalement avectous ces réaménagements successifs, qui ne sontpour lui que des métamorphoses variées de lareligion. Les hommes croient se libérer de Dieu et ilstombent sous la coupe de l’Humanité, de l’État, du

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Droit, de la Société, du Travail, de la Masse, qui nesont que substituts. Le processus est structurel : onenlève le mot « Dieu », il reste la chose. Seconsacrer à une idée : voilà l’âme du sacerdoce.Cette dévotion humiliante empêche l’homme d’êtrelui-même, c’est-à-dire individu existant, singulier :l’Unique, seul homme véritable. On croit abolirl’aliénation alors qu’on ne fait que la déplacer, avecl’illusion de libération en prime. Tout le monde estépinglé, Feuerbach comme les libéraux, leshumanistes, les socialistes ou les communistes :« Nos athées sont de pieuses gens » (L’Unique et sapropriété).

Cette logique est d’une rigueur implacable : êtrel’homme (ou autre chose) s’oppose à être moi ; l’undes deux est de trop. Si je ne suis pas moi, c’est unAutre qui est moi, quel qu’il soit. Il faut donc que jem’en rende « propriétaire », dans la mesure où mapuissance le permet. Ce qui est en mon pouvoir est àmoi : à chacun selon ses moyens, dans l’égalitésupérieure des inégaux, des Uniques égoïstes,incomparables. Même la libération est de trop : ellecache le désir d’être « sauvé », alors qu’il faut

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passer au nihilisme anti-humaniste. Être libéré detout, c’est être vidé de tout, même de ce qui nousest agréable. C’est une idée d’esclaves révoltés, à larecherche de l’universelle « gueuserie » égalitaire.Tant qu’il y a quelque chose d’autre qui m’estétranger et qui constitue du sacré, je ne peux pascréer.

Sur quoi me fonder ? Sur rien, justement. Je suiscomme le Dieu cause de soi, le rien d’où je tire tout.Je surgis en me différenciant du chaos où je suisconfondu avec le reste du monde. Je suis ma propreespèce, je suis sans règle, sans loi, sans modèle. Mavie est sans devoir, sans espérances, sans souci.Ainsi commence l’histoire de la jouissance, opposéeà l’histoire du sacrifice. Posséder ou être possédé,servir ou se servir, voilà toute la question. L’individuest l’Unique face à un Tu unique ; il récuse peuple,parti ou État. Seule l’association peut établir unerelation entre deux égoïsmes que la société humilie.L’amour est ma propriété : c’est pour moi quej’aime, je ne dois rien à mon objet, etréciproquement. Le penser est ma propriété : lelangage s’éteint dans ma réalité, dans la phrase que

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je suis « en chair et en os ». Le dernier mot de lavérité est donc qu’il n’y a pas de mot : cette absenceest le dernier haut-le-corps, le « youpi » où jem’éclate.

Stirner est irrécupérable, inassimilable parquiconque – y compris l’anarchisme qui s’enréclame – parce qu’il rend impossible touteallégeance. Marx le critiquera sévèrement, maisStirner lui a répondu d’avance. C’est dans l’idéenietzschéenne de l’homme créateur qu’unprolongement positif peut être cherché.

II. Marx1818-1883. – Issu d’une famille juive passée au

protestantisme libéral, Marx a vite renoncé à uneimpossible carrière universitaire. Il s’est occupé dejournaux et de revues, s’est déplacé au gré desremous politiques, puis s’est installé en Angleterreavec le soutien matériel d’Engels. Il a contribué à lafondation de la Première Internationale (1864).

1. Le problème de la philosophie. - La

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première originalité de Marx, qui a fait école,consiste à affirmer que la philosophie n’est plus unproblème de nature philosophique.

Après avoir annoncé qu’il n’apportait pas unephilosophie de plus, mais une nouvelle manière dephilosopher, Marx s’est entièrement consacré à desquestions d’ordre économique, social, historique etpolitique, comme si le discours philosophique avaitcédé la place à autre chose.

Dans ces conditions, peut-on lire Marx enphilosophe ? Faut-il même le « lire » ? Ne convient-ilpas plutôt de transporter les débats sur le terrain desluttes concrètes ? Mais si Marx n’est pas unphilosophe, dont le « marxisme » (mieux : la penséemarxienne) constituerait la philosophie, qui est-il ?Un économiste ? Un révolutionnaire ? Un moraliste ?Un utopiste ? Une sorte de prophète ? Mais l’usageque l’on a fait de sa pensée ne montre-t-il pas qu’ils’agit d’une philosophie qui a réussi comme aucuneautre ?

S’il est vrai que toute philosophie enveloppe unephilosophie de la philosophie, parce qu’il y a une

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connexion interne entre la position de la penséedevant le réel et le mode de discours qu’on adopte,c’est dans l’attitude fondamentale de Marx face auréel qu’il faut chercher la clef de ces incertitudes,sachant que tous les développements, même anti-philosophiques, peuvent se réfléchir en idées, enconcepts, en thèses. Marx a lui-même proposé lanotion de théorie, ce qui exprime le changement deregistre du langage tenu. Mais cela ne légitime pasnon plus la réintégration de Marx dans le concertdes philosophes, comme si de rien n’était, commes’il n’avait pas verrouillé le passage en critiquant laphilosophie comme langage aliéné. Il nous faut doncassumer ce paradoxe d’une philosophie qui nes’avoue pas comme telle, et qui rend la philosophieimpossible.

2. La critique de l’idéologie. - Quel est notrepaysage intellectuel ? Hegel a réussi « la restaurationde la philosophie et de la théologie » (Manuscrits de1844). Feuerbach a prétendu l’avoir « remis sur sespieds », mais il a oublié que l’inversion d’un systèmed’idées produisait encore un système d’idées (il nesuffit pas de réfuter l’idée de la pesanteur pour ne

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pas se noyer, plaisante Marx, il faut apprendre ànager – Idéologie allemande, préface). Le véritablerenversement de l’idéalisme exige donc que l’onsorte de l’univers des idées pour s’installer danscelui de la réalité. Mais qu’entend-on par« réalité » ? C’est là que tout se joue.

Pour Marx, la réalité n’est plus l’Idée ou l’Espritabsolu, mais l’Histoire (qu’il veut « réelle » et nonformelle), Histoire dont le tissu est constitué par lesrelations entre les forces et les rapports deproduction.

Dans ces conditions, la philosophie n’est plusqu’une production idéologique reflétant la vie« réelle » des hommes dans un moment historique :« Ce n’est pas la conscience des hommes quidétermine leur existence, mais leur existence socialequi détermine leur conscience. »

Quel est alors le statut du discours de Marx ?Ne faut-il pas en faire également une idéologie, liée àune base historique déterminée, condamnée àdisparaître avec elle ? La critique de l’idéologieserait elle-même idéologique. Mais on tourne en

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rond, puisque cette objection entérine la doctrine del’idéologie.

La critique philosophique des idées doit céder laplace au soupçon, attitude selon laquelle on réfèretout discours à la situation matérielle (sociale,historique) de celui qui le tient. Les idées, privées deconsistance propre, sont ainsi référées à leur lieu denaissance.

3. Le travail historique. - Cette analyseimplique un déplacement du débat philosophiquevers l’action historique. Comme le dit la fameuseXIe thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ontfait qu’interpréter le monde de différentes manières,ce qui importe, c’est de le transformer. »

Il ne suffit donc pas d’écarter l’idéologie et dedénoncer l’aliénation pour « retrouver » unhypothétique homme réel. Tant que l’on n’a pas saisila situation réelle qui était à la base, la critique resteune fiction. Si la religion est une illusion, un opiumpour le peuple, c’est bien parce que ce dernier vitdans une condition qui a besoin d’illusion. Ce n’estpas Dieu qui aliène ni la religion, c’est une certaine

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réalité historique.

La critique du ciel doit donc devenir une critiquede la terre. La religion n’est que « la réalisationfantastique de l’essence humaine » – fantastiqueparce qu’il n’existe pas réellement d’« essencehumaine », mais seulement ce que l’homme ahistoriquement fait de l’homme. Au matérialismenaturaliste, Marx substitue un matérialisme del’Histoire.

Qu’est-ce que l’homme ? Il n’est ni un animalrationnel ni un animal libre, mais un animal quitravaille. C’est, dit Marx, « le fait historiquepremier » (selon quatre moments : l’existence d’êtresnaturels capables de produire leurs moyensd’existence, la production de nouveaux besoins, lafamille, les rapports sociaux qui en dérivent).

Hegel objecterait que cette inversion des étapesde la dialectique du maître et de l’esclave ne résoutpas le problème : en effet, si l’homme n’est qu’unanimal naturel, pourquoi travaillerait-il, à moins d’yêtre contraint par un milieu déjà humain ?

Ainsi posé et défini, le travail est

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fondamentalement d’ordre matériel, et nonintellectuel. Il constitue la source de la valeur deschoses (par la quantité de travail). Il permetd’humaniser la nature et de naturaliser l’homme.Tous les rapports humains en dérivent.

En effet, le travail ne se borne pas à lasatisfaction des besoins primaires : il produit denouveaux besoins et de nouveaux moyens deproduction, d’où découlent de nouveaux rapportssociaux, lesquels modifient ces bases en retour, enune sorte de spirale.

Une des figures historiques ainsi formées revêtune importance majeure. Sachant que le travail créede la valeur qui vient augmenter celle du départ(c’est la plus-value), il suffit de l’arracher à l’ouvrierqui l’a produite pour former du capital. Ainsi seconstituent les deux classes qui expriment le mieux ladivision de l’homme social, et qui jouent un rôledécisif dans le processus historique : la bourgeoisieet le prolétariat.

S’il n’est pas aisé de définir rigoureusement uneclasse (au fond, elle est un groupe humain déterminé

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par sa situation dans les rapports de production et laconscience qu’il a de lui-même), il faut noter laspécificité du prolétariat. Paradoxalement, sonimportance ne provient nullement de ses vertus, maisde ses déficiences. Le prolétaire est l’homme aliéné,privé de moyens de production, contraint à un travaildivisé, réduit à l’animalité : il est, littéralement, celuiqui fait des enfants (proles). Les prolétaires dumonde entier constituent donc la classe négativeuniverselle, caractère qui la destine à un rôle unique,par renversement dialectique.

4. L’Histoire et sa fin. - C’est ici qu’apparaîtle moment de la lutte violente : la révolution. Sansdoute l’affrontement des classes est-il aussi vieuxque l’Histoire. Mais tant que la domination d’uneclasse est remplacée par celle d’une autre, on nesort pas de la « préhistoire » de l’humanité. Il n’yaura vraiment Histoire qu’à partir du moment où lalutte des classes mettra fin à la division en classes.

C’est pourquoi le prolétariat est investi d’unemission insubstituable. Étant universel, il mettra finpar sa victoire aux divisions particulières. Nepossédant rien, n’étant rien positivement, il abolira la

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propriété privée des moyens de production, ce quicoupera l’aliénation à la racine, et supprimera dumême coup la source de la division en classes.

Ainsi apparaît la société sans classes ni État –État qui, selon Hegel, réalise la religion, et ne peutdonc être, selon Marx, que l’instrumentd’oppression d’une classe par une autre. Pourassurer le passage, il faut néanmoins prévoir un Étattransitoire – la « dictature du prolétariat » – danslequel l’oppression est inversée et non supprimée.

Mais comment poser cette société sans classesni État sans affirmer du même coup la fin del’Histoire ? Cette notion énigmatique a suscitéd’innombrables débats et querelles. Qu’est-cequ’une Histoire ainsi rejetée hors de l’Histoire, dansune doctrine matérialiste qui exclut tout « Royaumede Dieu » ? D’un autre côté, comment l’Histoire sepoursuivrait-elle si le moteur de la lutte des classesest supprimé ? Marx est formel : il ne vise pas unétat utopique. Il reste donc à comprendre la fin del’Histoire comme une reprise du problème initial dela philosophie – ou plutôt, de ce qui la remplace. Eneffet, si l’Histoire n’est pas close, finie à tous les sens

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du terme, nous ne pourrons pas prétendre à unescience de l’Histoire, puisque son objet sedéroberait dans l’inconnaissable, l’impensable, lacontingence absolue. En d’autres termes, poursupprimer le prolétariat, il faut « réaliser » laphilosophie, sachant que cette réalisation passe parla suppression du prolétariat. Le communisme « estl’énigme résolue de l’histoire et il se connaît commecette solution » (Manuscrits, III).

Cela ne suffit pas. Il est patent que Marx selance dans une protestation contre les injustices et ladéshumanisation. Mais au nom de quoi ? Etpourquoi cette « philosophie » qui refuse d’en êtreune, et se prétend « science », possède-t-elle unetelle puissance de mobilisation ? Si tout est produitde l’Histoire, tout se vaut. Y aurait-il une intentionmorale derrière cette entreprise ? Mais la morale estrécusée comme idéologique. Est-ce alors un pointde vue humaniste ? Il n’y a pas d’essence del’homme pour l’étayer. D’où l’importance de la finde l’Histoire, qui inspire l’action, de manièreeschatologique. Mais alors, il y a dans le présumé« marxisme » des éléments qui relèvent de la

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sotériologie (doctrine de salut), de la religion desubstitution et du millénarisme. Évoquant l’unité del’homme et de la nature permise par le communismeréalisé, le jeune Marx n’évoquait-il pas justement« le naturalisme accompli de l’homme etl’humanisme accompli de la nature » ? (Manuscrits,III).

III. Nietzsche1844-1900. – Fils de pasteur, brillant étudiant en

philologie (qu’il enseignera à Bâle), Nietzsche va viterenoncer à sa carrière pour se consacrer à uneœuvre qu’il poursuivra avec acharnement, malgré lamaladie et l’incompréhension, jusqu’au naufrage finaldans la folie.

Avec ses difficultés, ses contradictions, sesoutrances, ses fulgurances, ses dimensionssymboliques et poétiques, cette œuvre paraît rebelleà toute identification précise. On l’a parfois enrôléede force (nazisme), souvent caricaturée. Nietzscheest un solitaire, mais il ne faut pas négliger l’influence

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qu’ont exercée sur lui, au début de soncheminement, l’œuvre de Wagner et la pensée deSchopenhauer.

Schopenhauer (1788-1860) n’est passeulement le philosophe patenté du « pessimisme »,le grand pourfendeur des nobles illusions humaines.Il réalise le passage du naturalisme au nihilisme, quien est la vérité ultime. On retrouvera sa marque chezdes auteurs aussi différents que Freud ouMaupassant.

Schopenhauer radicalise la critique kantienne enréduisant le monde à la représentation, sans s’arrêterà la chose en soi et au sujet transcendantal. Au fondde tout, il y a une volonté, un vouloir-vivre qui estpure spontanéité, puissance aveugle de la vieuniverselle, elle-même sans fond, sans raison et sansfin.

Cette volonté anonyme s’exprime dans le mondepar une multitude d’individualités provisoires,simples apparences livrées dans le miroir de l’espaceet du temps. Seule l’espèce reste toujours jeune, carelle ne naît ni ne meurt. L’humanité n’apporte rien et

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ne mène à rien, son histoire est vaine, car tout serépète et revient au même. L’esprit est une illusioncréée par les discordances de la volonté. L’amourest une illusion dont la nature se sert pour assurer lareproduction de l’espèce. Nos désirs, indéfinimentrenaissants, sont tantôt frustrés par la résistancerencontrée, tantôt abolis par la satisfaction. C’estpourquoi « la vie oscille comme un pendule de lasouffrance à l’ennui ».

En se suicidant de désespoir, on ne peutsupprimer qu’une vie insatisfaisante, pas la vie. Il fautplutôt couper le mal à la racine en s’attaquant audésir. Ce diagnostic « bouddhiste » nous ouvre à lamorale de la pitié (qui nous fait sentir l’unitéhumaine), au renoncement ascétique (qui suspend levouloir-vivre), et à la contemplation désintéressée.

Ce tournant final pris par Schopenhauer va fairede lui une des cibles privilégiées de Nietzsche.

1. Philosophie et valeur. - Au lieu de prendresa place dans le concert des philosophes, fût-cepour y introduire un peu plus de cacophonie,Nietzsche s’est immédiatement voulu provocant,

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agressif, destructeur. En se présentant comme « ledernier philosophe », il se propose commefossoyeur. Que reproche-t-il à la philosophie ? Denier la vie dont elle est née. Comment ? Endégradant la réalité sous le nom d’apparences, et enérigeant le néant en idole de réalité (l’esprit pur et leBien en soi de Platon) pour justifier son mépris dumonde.

La philosophie est née du mythe de laphilosophie, et s’est pérennisée par l’illusion d’unlangage identique à l’être. L’invention de la Raison,qui est au départ de toute l’histoire occidentale,repose sur le préjugé de la vérité. Philosopher, c’estchercher la vérité, dit-on. Mais pourquoi la vérité ?« Pourquoi pas plutôt le non-vrai ? » (Par-delà lebien et le mal).

La philosophie se met à nu dans ce point dedépart. Décider que la vérité vaut mieux que le non-vrai, que la prétendue réalité en soi vaut mieux quel’apparence, choisir une valeur contre une non-valeur, c’est faire un choix moral. Il n’y a riend’étonnant à cela : sous toutes les productionshumaines, on découvre un instinct moral. Mais

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comment la vie, qui est au fond de tout, peut-elleengendrer des productions qui se retournent contreelle ? La réponse s’impose : la vie qui nie ainsi la vieest une vie malade.

Ainsi se dessinent le projet et la méthode deNietzsche : « Surmonter les philosophes parl’annihilation du monde de l’être. » Comment ? Iln’est pas question d’opposer un idéal à un idéal, uneidée à une idée, une raison à une raison, puisqu’ondemeurerait dans la sphère de l’illusion. Ni de suivreles « ouvriers de la philosophie », comme Kant etSchopenhauer, qui critiquent au nom de valeursétablies. Ni d’imiter les « savants », qui croientpouvoir tirer les valeurs de prétendus faits objectifs.Il faut opérer un déplacement, changer de terrain,conduire la recherche là où se déroulent les combatsde la vie. Nietzsche revendique le soupçon, regardoblique vers les ressorts cachés du discours, lescavernes inférieures, les processus inavoués etinavouables, humains, trop humains. Il se proclameraphilologue, généalogiste, historien, pour marquer sadifférence. Ces moyens sont anti-

philosophiques par nature. Mais le philosophe ne

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doit-il pas tout oser et questionner jusqu’au bout ?C’est toute l’ambiguïté du propos.

2. Généalogie de l’évaluation. - La pistemorale nous reconduit à la vie, qui est l’uniqueinconditionné. Au lieu de nous arrêter aux valeurs,nous devons nous interroger sur la valeur de cesvaleurs, chercher l’opération d’évaluation derrière lavaleur, et l’évaluateur derrière l’évaluation.

Il n’y a qu’à considérer la domination de lamorale altruiste, de la pitié (qui est tout ce qui restedu christianisme quand on a oublié la religion) pourlever le lièvre du ressentiment. Qui a pu produire lapitié comme valeur ? Celui qui ne peut pas s’affirmerpositivement, mais dont la volonté de puissance, enquoi consiste l’être, n’est pas annulée pour autant.Sous l’amour du prochain, c’est donc la crainte duprochain qui se dissimule. Ainsi font les réactifs, lesesclaves et les femmes, trop faibles pour l’emporterdans le jeu des forces, mais qui parviennent à leursfins par la ruse, en usant de leur faiblesse pourséduire. L’inversion se poursuit jusqu’àl’intériorisation de l’antagonisme des valeurs dans laconscience des actifs, des maîtres : ce qui était fort –

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donc bon, du point de vue de la vie – devient le mal.

La morale se présente donc comme une« idéologie contre nature ». Mais à la différence deMarx, qui fait de l’idéologie la création de la classedominante, Nietzsche fait des valeurs dominantes lacréation de l’homme du ressentiment. Au terme,l’homme empoisonné par la morale va finalements’accuser lui-même. Au lieu de désigner un coupableextérieur, il va chercher en lui-même la cause du mal.Changer ainsi la direction du ressentiment, c’est lecoup de génie du prêtre, le malade par excellence,mais qui s’est fait garde-malade. Ainsi naît l’idéalascétique, qui culmine avec le Christ crucifié. Alors,la vie est réputée coupable, et on la « sauve » par lasouffrance.

Ce processus n’est pas un accident de parcours :il est lié à l’apparition de l’humanité. À la différencedes autres animaux, qui adhèrent à eux-mêmes,l’homme possède les capacités du détachement etde la mémoire. Il se présente et se représente lemonde comme un spectacle. Devant l’autre, sonsentiment se transforme en ressentiment. L’esprit naîtdu refoulement et de la sublimation des instincts –

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donc de la mutation de l’impuissance physique enpuissance psychologique. La conscience est le fruitde toutes ces dissociations. L’homme est bien unmalade – mais un malade intéressant. En liant lepouvoir et le sacerdoce, la philosophie a trouvé lemoyen de jouer un rôle majeur.

3. Le dépassement du nihilisme. - Les valeursaltruistes sont le « commencement de la fin ». Il y aun mouvement continu qui va du « nihilisme »chrétien (Dieu est mort en croix) à l’athéismemoderne, qui n’a pas encore bien compris ce quesignifiait sa propre proclamation de la « mort deDieu ». Cet athéisme est demeuré idolâtre, parcequ’il suppose toujours quelque chose à nier. Maiscomme ce Dieu n’est rien, tous érigent ce néant enabsolu, comme le font les bouddhistes ! La « mortde Dieu », c’est la fin de la vérité, du sens, de l’unité,de la finalité de tout. Est-ce un cul-de-sac, ou lachance de créer un monde totalement neuf ?

Mais qui est capable de supporter une véritécomme le nihilisme ? Pourquoi ne pas préférerl’erreur et le mensonge, qui permettent de vivre ? Ilfaut affirmer à la fois que le nihilisme est bien la

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vérité, mais que la vérité n’est pas la valeur suprême.Quand on détient ce « gai savoir », quand on estcapable de supporter cette vérité tout en continuantd’affirmer la vie, on peut danser sur une corde raideau-dessus des abîmes et « vivre dangereusement ».Il ne faut pas briser les seules idoles, mais l’idolâtrequi est en chacun. A midi, il n’y a plus d’ombreportée, les choses perdent leur forme. Seule unevision perspectiviste peut sauver les apparences.Zarathoustra n’est pas un nouveau dieu, mais celuique suit son ombre. Il l’utilise pour se mettre lui-même en perspective, afin d’établir et d’évaluer leréel, en créant le sens des choses. Apprécier, c’estcréer (« l’homme est l’animal appréciateur en soi »).Estimer, c’est mesurer une chose à sa volonté depuissance.

La philosophie va devenir pluraliste : il y a unemultitude de sens, qui ne se valent pas, car ilsdépendent de ceux qui les affirment, les créent. Lesvrais philosophes commandent et légifèrent. Au Dieuunique, au Dieu crucifié, s’opposera Dionysos, ledieu pour qui la vie n’a pas besoin d’être justifiée,l’existence pas besoin d’être rachetée, parce qu’elle

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n’est pas coupable. Sa passion naît de lasurabondance de la vie, pas de sonappauvrissement. A la transsubstantiation chrétiennes’oppose la transvaluation dionysiaque.

4. L’éternel retour. - « Contre le sentimentparalysant de la dissolution universelle et del’inachèvement, écrit Nietzsche, je pose le retouréternel. » Rien n’est, tout devient, et tout ce quidevient revient. L’existence commence à chaqueinstant, la quantité de possibilités est finie, tout a déjàété. Comme l’identique revient toujours, il n’y a pasde volonté divine, et le monde qui est sanscommencement, sans milieu et sans fin se suffit à lui-même – parce qu’il est toujours commencement,milieu et fin. Autrement dit, l’Éternel Retour réalisel’athéisme. Il est la religion des religions. L’Antiquitéle pressentait. Zeus enfant jette les dés en l’air, et lehasard retombe en nécessité. Les philosophesclassiques sont de « mauvais joueurs » : ils veulenttrouver de la causalité, du sens, de la finalité.

L’éternel retour est à la fois une règle et un testde l’affirmation de la vie : ce que je veux en cetinstant se répétera, avec toutes ses conséquences,

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une infinité de fois. « Aimerais-tu la vie si cette vietelle que tu la vis maintenant et telle que tu l’asvécue, tu devais la vivre encore une fois etd’innombrables fois ? » Ce que je veux, je dois levouloir en voulant aussi son retour éternel – ce quisignifie que je suis moi-même le destin (amor fati !).C’est la seule façon de faire pièce à l’irréversibilitédu temps, et d’exorciser le passé : ce qui a étévoulu, je peux le vouloir toujours.

Cette affirmation de la « vie » doit nouspermettre un supplément de vie et de jouissance, etnon un repliement sur la petite existence animale etjouisseuse du « dernier homme », qui est bourgeois,démocrate et socialiste.

Quel est le sens de la leçon ? S’agit-il desubvertir la vérité et les valeurs, ou de les décaper auvitriol ? Après tout, Nietzsche ne reproche-t-il pas àla morale de n’être pas morale ? Mais comme lechrétien, et contre lui, il va plus loin que la morale : jene peux pas me créer moi-même, par-delà Bien etMal, s’il existe un Créateur. Le « surhomme » n’estpas un mutant, mais celui qui s’élève jusqu’àl’affirmation créatrice, au-delà de soi et de

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l’humanité, simple degré provisoire du devenir.« Deviens ce que tu es, c’est-à-dire ce que tu n’espas encore. »

Peut-on être nietzschéen, alors qu’il faut refusertoute foi, toute adhésion, et ne se lier à personne ?Zarathoustra abandonne ses disciples en leur disant :« Éloignez-vous de moi et défendez-vous deZarathoustra. » Nietzsche se déclare « le dernierphilosophe » car il est « le dernier homme ». À la finde sa vie, dans sa folie, il se prenait pour lesuccesseur du Dieu mort. Est-ce le signe d’un projetimpossible ?

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Chapitre VIILA CRISE DES SAVOIRS ET LA VIE

La philosophie n’est pas sortie indemne detoutes ces remises en cause.

Dans son rapport à l’histoire, notre siècle estdominé par les avatars du marxisme et les grandesfigures du totalitarisme réel. Pour nombred’intellectuels engagés, la philosophie n’est plusqu’une production idéologique supplantée par la« science de l’histoire », qui se veutindissociablement théorique et pratique. Cettesituation, où se combinent des événementsdramatiques mettant en cause l’humanité de l’hommeet une crise majeure de la rationalité en tant que telle,suscite nombre de réflexions philosophiquesimportantes. Certaines sont centrées sur la questionde la liberté (Simone Weil, Karl Popper, RaymondAron). D’autres sur le statut de la raison elle-même,réduite à la fonction d’instrument (Horkheimer,Adorno).

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D’un autre côté, il faut surtout prendre acte del’importance croissante prise par l’esprit positif, quitend à acquérir une position dominante dans tous lesordres du savoir. La réduction du réel à l’histoire estalors supplantée par sa réduction à la nature.

La philosophie continue certes son cheminement,mais au prix d’un effort considérable pour rétablir lesdroits de la vie vivante, vie qui ne tombe pas sous lacoupe des savoirs positifs puisqu’elle en est lasource et la condition.

Il n’en demeure pas moins que la philosophie,travaillée de l’intérieur par une forte tendance aurenoncement, de l’extérieur par de nouveaux typesde savoirs, connaît une crise profonde.

I. Penser la vieMaine de Biran (1766-1824) est ici une

référence importante. Recherchant le « fait primitif »,il constate l’impossibilité de constituer l’hommecomme sujet et comme conscience à partir d’unmontage objectif. Pour lui, la solution consiste à

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couler la philosophie du sujet dans une philosophiedu corps.

En effet, l’expérience de l’effort me permet deme saisir comme sujet incarné puisque ma volontérencontre et surmonte la résistance de mon corps.Dans le Je sens, le premier terme n’est donc pas lesentir mais le Je, qui exprime une activitéfondamentale, irréductible à la passivité dessensations. Dans son « sens intime », chacun sedécouvre alors comme existant singulier, forcespirituelle « hyperorganique », « cause vivante ». Maliberté n’est pas autre chose que le sentiment de monactivité ou de mon pouvoir d’agir. La dualitéprimitive du vouloir et du corps propre permet àchaque sujet de saisir à la fois son existencepersonnelle et sa capacité de communication avecles autres.

Bergson (1859-1941). - Henri Bergson adéveloppé toute son œuvre à partir de cette intuitioncentrale : celle de la vie que je saisis en moi, et qui sedétermine avant tout comme durée.

1. L’intuition et la vie. - Cette vie n’est pas

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celle que connaissent les biologistes, ni celle donts’occupent les psychologues « scientifiques », quisacrifient tous à l’idole de cette rationalité de typeobjectiviste qui passe pour la condition nécessairedu savoir. Cette approche est conforme auxexigences de l’intellect, faculté issue de la vie, maisqui, s’étant séparée de la vie, ne peut plus que setourner contre elle. Seule l’intuition, qui est l’actesimple par lequel l’intelligence aperçoit, peut doncavoir accès à la vie vivante, qui est la seule vievéritable.

2. Temps et durée. - La science prétend traiterdu temps, l’intégrer dans ses paramètres et sescalculs. Mais sitôt qu’elle s’en approche avec sesoutils, elle le dépouille de sa dimension de duréepour le transformer en espace. Le temps de lascience est donc celui des horloges, qui n’est quel’espace parcouru par une aiguille et non le tempsvivant de la vie. Pour calculer la chute d’un corps, lephysicien morcelle le temps en points situés dans unespace et transcrit le successif en simultané. Eninvoquant leur relation avec des causes mesurables,le psychologue croit pouvoir quantifier nos

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sensations, alors qu’elles se caractérisent par leurintensité et ne peuvent jamais être traitées commedes quantités comparables, parce qu’elles sontéprouvées à des moments différents de la durée, quiest « la forme que prend la succession de nos étatsde conscience quand notre moi se laisse vivre »(Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bref, notre vie réelle n’est faite que de qualitésalors que le savoir scientifique ne peut connaître quedes quantités.

3. Vie et mémoire. - Alors que les scientifiqueset les philosophes sont obnubilés par la logique del’identité et de l’immobilité, la vie apparaît comme unjaillissement ininterrompu, un acte simple qui secherche à travers un foisonnement de formestoujours nouvelles (L’Évolution créatrice).

Confronté à l’obstacle de la matière, l’élan vitaléclate dans des directions divergentes et « trouve »trois grandes solutions : l’immanence végétative,l’instinct animal (qui culmine chez l’insecte) etl’intelligence humaine. Cette dernière n’est doncqu’un moyen de la vie, un outil qui permet à

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l’homme (faber avant d’être sapiens) de dominer lemonde et d’en user.

Mais comment assurer la continuité de nos étatsde conscience dans le flot d’un devenir mouvant ?C’est là qu’intervient la mémoire, qui fait de laconscience de la durée l’intuition de la vie. Cettemémoire ne relève pas des « traces » créées par larépétition, comme c’est le cas de l’habitude, quis’effectue au présent sans renvoyer au passé.

La mémoire nous fait retrouver le fil de l’élanvital où la vie apparaît comme « liberté créatrice ».C’est pourquoi la décision apparaît comme un fruitmûr qui se détache de la vie du moi profond. Ledéterminisme (qui prétend que l’acte une foisaccompli est accompli, donc nécessaire) etl’indéterminisme (qui prétend que tout autre choixétait possible avant que l’acte soit accompli) sontainsi renvoyés dos à dos.

Blondel (1861-1949) - C’est avec MauriceBlondel que l’action devient, en 1893, un thèmephilosophique à part entière, ce qui constitue une« première » dans notre histoire académique. Par

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différence, on peut alors se préoccuper de lapensée, puis élaborer les rapports entre l’être et lesêtres.

1. L’action. - Puisant aux énergies obscures quifont de l’homme un vivant naturel, l’action recouvreet articule la connaissance intellectuelle, la conduitemorale et les savoirs scientifiques. Dans l’action,l’homme trouve toujours une solution à sesproblèmes, lors même que cette solution est unéchec, puisque la volonté humaine ne veut pas cequ’elle veut profondément (dialectique de la volontévoulante et de la volonté voulue).

L’action constitue donc le « laboratoire vivant »qui permet de constituer, par une « critique de lavie », une « science de la pratique ». La véritablescience de la vie n’est donc pas la biologie, maisl’action.

2. La philosophie totale. - La vie déborde à cepoint sa réalité biologique qu’elle ne peut s’épanouirabsolument qu’à un niveau proprement surnaturel : lamatière est vitalisable, la vie spiritualisable et l’espritdivinisable. La philosophie païenne, dans sa

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démesure illusoire, croyait pouvoir assurer elle-même la divinisation de l’homme. Depuis l’apparitiondu christianisme, la philosophie doit assumer unetâche à la fois plus modeste et plus complète, ens’ouvrant sur ce qui la dépasse, dont elle montre lanécessité, alors qu’elle est incapable de le fournir,parce que cela relève d’un don divin.

Georges Canguilhem (1904-1995), dans leregistre tout différent de la philosophie de lamédecine, montre que la vie est la forme et lepouvoir du vivant, ce qui correspond aux fonctionsdu concept pour la pensée. Médecine et philosophiesont donc mieux à même de saisir la vie que lascience biologique, qui n’en explore que lesmécanismes objectivés.

La « normalité » de la vie n’a donc rien à voiravec la « norme » issue de la moyenne statistique,car elle exprime un pouvoir de variation de la vie,dont la santé exprime la capacité d’inventer sespropres normes.

II. La question du langage

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Pour les penseurs qui admettent le monopole dela rationalité positive dans l’ordre du savoir, il nereste à la philosophie qu’à explorer les deux seulesvoies restant accessibles : celle d’un travail sur lelangage lui-même (en relation avec les recherchesmathématiques et logiques d’une part, linguistiquesd’autre part) ; celle du sens commun et des intuitionsde la conscience morale.

De ce point de vue, il faut noter l’importance del’œuvre de Moore (1873-1958), auteur desPrincipia Ethica et de The Refutation of Idealism,pour le développement de la philosophie analytique,très répandue dans le monde anglo-saxon. Il n’estplus question de produire des systèmes spéculatifs,ni même de décrire ou d’expliquer le monde, maisseulement d’analyser des énoncés pour éprouverleur cohérence et clarifier le discours. La morale,rangée du côté du sens commun, conserve certesune importance majeure, mais elle est privée detoute dimension métaphysique.

Wittgenstein (1889-1951) - Auteur du fameuxTractatus logico-philosophicus, auquel on aurait tortde réduire son œuvre, Ludwig Wittgenstein a joué un

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rôle essentiel, mais encore controversé, dansl’approche du langage par la philosophie.

Wittgenstein développe brillamment cetteposition de principe : le langage n’est plus que laréalité de fait des propositions et l’être ne consistefinalement que dans les faits du monde.

Le langage n’est donc rien d’autre que « latotalité des propositions » et la pensée est « laproposition ayant un sens ». Comme la propositionne renvoie qu’à des états de choses, « la totalité despropositions vraies constitue la totalité des sciencesde la nature ». Mais comme la philosophie n’est pasune science de la nature, ses propositions, ni vraiesni fausses, sont privées de sens.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien au-dehors,mais seulement que « ce dont on ne peut pas parler,il faut le taire » – thèse qui ouvre sur une éthiquecirconscrite au monde de la vie, voire sur unemystique.

Cette position sera profondément modifiée dansune œuvre ultérieure (Recherches philosophiques),qui réinsère le langage dans la vie elle-même.

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III. Les préoccupationsstructurales

La conjonction entre la crise de confianceéprouvée par la philosophie et l’essor des « scienceshumaines » a produit des effets considérables.

En effet, en dépit de leur prétention affichée àcalquer les méthodes des sciences de la nature, cesnouvelles disciplines recèlent nombre deprésupposés philosophiques dans leurssoubassements et impliquent des positionsphilosophiques dans leurs conclusions et leursjugements. Cette situation apparaît cependant aussidiverse qu’évolutive.

Ainsi, de Freud à Jacques Lacan, les relationsentre philosophie et psychanalyse ont été de mieuxen mieux assumées. La philosophie a compris qu’ellene pouvait plus ignorer la psychanalyse. De soncôté, la psychanalyse ne cherche plus à faire passerdes notions philosophiquement chargées pour desconcepts purement opératoires issus de la seule

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pratique analytique.

Il n’en va pas de même du côté de la sociologieet des sciences sociales. Certes, un auteur commeMax Weber (1864-1920), dont les travaux sur lerôle joué par le puritanisme dans l’essor ducapitalisme américain sont restés célèbres, parvient àconduire une réflexion qui n’a rien d’anti-philosophique.

Du point de vue épistémologique, par ailleurs, lesefforts de Karl Popper (1902-1994) pour réserverle caractère proprement scientifique aux seulesdisciplines dont les résultats sont susceptibles d’êtrevérifiés (ce qui implique qu’on puisse éventuellementdémontrer qu’ils sont faux) nous offrent une ligne departage aussi commode qu’efficace.

Logiquement, les sciences humaines et socialesauraient donc dû assumer lucidement,philosophiquement, leurs rapports avec laphilosophie. Dans les faits, à partir du moment oùl’attention s’est polarisée sur les seules structures, ladissolution de l’être et des manières d’être del’homme dans des réalités sous-jacentes,

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proprement inhumaines, a provoqué les effets lesplus corrosifs sur la philosophie.

L’influence de Claude Lévi-Strauss, notamment,a été considérable, bien que cet auteur, qui est à latête d’une œuvre considérable en ethnologie, aitvigoureusement récusé la paternité du« structuralisme ». Néanmoins, il faut bien avouerque la réduction du réel à la totalité sociale, du sensau non-sens et de l’histoire à la nature n’est pasphilosophiquement neutre.

Foucault (1926-1984) - Michel Foucaultreprésente ici l’exemple le plus remarquable d’unphilosophe aux prises à la fois avec la « mort del’homme » et celle – présumée – de la philosophie.D’où une œuvre complexe, dont on n’a pas encoretiré le véritable suc.

Dans un premier temps, Foucault semble fairecomme si la philosophie devait céder la place à une« archéologie du savoir » (Les Mots et les Choses).Par l’enquête historique, on parvient à dégagerl’épistémê (le cadre de pensée d’une époque) dontsurgissent aussi bien des disciplines privilégiées que

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des attitudes pratiques, voire l’homme lui-même.

Moins connue, mais sans doute plus riche deréflexions encore à dégager, est la seconde partie del’œuvre de Foucault, centrée sur les relations entresavoir et pouvoir, où la guerre apparaît comme lacontinuation de la politique par d’autres moyens. Lanouvelle figure du politique devient celle d’un « bio-pouvoir », dont la médicalisation croissante del’existence humaine représente déjà un aspectsignificatif.

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Chapitre VIIIL’ÊTRE ET LE PHÉNOMÈNE

I. Husserl1859-1938. – Husserl a poursuivi toute sa vie,

avec acharnement le projet d’une « philosophiecomme science rigoureuse ». Son souci est « grec » :est-il possible de fonder une humanité sur la raisonphilosophique – une humanité qui coïnciderait avecl’essence de l’humanité comme telle ? En lançant laphénoménologie (le mot a déjà servi, mais la choseest neuve), il a donné un nouveau souffle à laphilosophie, créé un style, au point que l’on peutparler d’une véritable révolution de la méthode, quis’est étendue à la littérature, aux arts et aux sciences.

1. « Aux choses-mêmes ! ». - « Zu den Sachenselbst ! » Cette devise de la phénoménologiedébutante sonne comme un appel à revenir à laréalité, contre l’obsession criticiste et la tyrannie de

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la positivité. C’est un retour à l’immédiat, mais unimmédiat débarrassé de tout ce qui l’encrasse :concepts, théories, habitudes que l’on croit naturels.

La phénoménologie réclame avant tout uneconversion du regard. Pour saisir quoi ? Les« phénomènes » au sens littéral et primitif du terme(ce qui apparaît), et non les apparences opposées àla réalité en soi. Le phénomène est l’apparition de lachose en son état naissant, telle qu’elle se donne. Leréel est donc phénomène et rien d’autre.

Ces « choses » auxquelles il faut revenir ne sontpas celles de l’empirisme, qui prétend coller à laréalité alors qu’il la travestit. La vraie richesse, ditHusserl, ne réside pas dans les signes monétaires(mots ou notions), mais dans l’or qui les gage. L’or,c’est l’essence (en grec : éidos, terme qui désigneprimitivement une forme visible), qui n’est pas uneidée générale abstraite, mais ce qu’est la chose, quise manifeste immédiatement, comme phénomène, àtravers l’objet singulier. Les essences relèvent del’idéalité, sans être pour autant distinctes desobjectités singulières qui se présentent, et àl’occasion desquelles on les intuitionne. Ce n’est pas

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une expérience métaphysique ni une contemplationesthétique, c’est un voir : acte qui saisit l’objetprésent tel qu’il se livre en son essence. La« réduction eidétique » décape le monde de sonexistence de fait et lui permet d’apparaître commeunivers de sens, qui peut être décrit, explicité,communiqué.

L’essence ne se donne pas sans peine. Pour larévéler, il faut procéder à la variation eidétique,opération dans laquelle l’imagination fait librementvarier les caractères de l’objet jusqu’à ce que l’onrepère ceux dont la suppression entraînerait celle del’objet (par exemple, la convexité pour un triangle, lasurface étendue pour une couleur). L’essence serévèle dans cet invariant.

Comme les « choses » visées sont aussi bien desétats de conscience, des sentiments, desperceptions, des souvenirs que des concepts, il y aune foule d’essences. La manière dont l’objet sedonne doit être recueillie, afin qu’il soit distribué en« régions de l’être », jusqu’à constituer une logiquepure, science universelle de tout ce qui est possible,à laquelle puisent toutes les autres sciences pour

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constituer leur objet propre (par exemple,l’arithmétique est l’eidétique du nombre, lagéométrie l’eidétique de l’espace pur).

2. Les deux écueils du psychologisme et dulogicisme. - Le psychologisme a si bien imprégnénotre manière de voir que nous confondons« spontanément » l’évidence de la chose avec lesentiment d’évidence, l’intuition de l’essence avec lacertitude subjective, l’essence saisie par la penséeavec une production psycho logique.

La formation mathématique de Husserl lui apermis de saisir très tôt l’imposture : la genèse ducercle a un sens géométrique propre, rigoureusementdéfinissable, valable pour tout géomètre, qui n’a rienà voir avec l’opération par laquelle un individu donnétrace un cercle sur un tableau. Le geste physique etle dessin ne fondent pas l’intuition qui portedirectement sur l’essence. Un nombre n’est ni leproduit d’un décompte effectué empiriquement ni lerésultat du processus mental d’un mathématicienparticulier, mais une idéalité directement intuitionnéeà l’occasion d’une numération. De même, le principelogique de non-contradiction ne se réduit nullement à

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l’impossibilité psychologique d’adhérer à deuxvérités contradictoires.

L’erreur du psychologisme consiste à chercherl’origine dans des commencements de fait, àrésoudre l’essence dans des opérations deproduction empirique. En cherchant à expliquer –c’est-à-dire à référer à autre chose –, on secondamne à ne plus saisir le sens. Par exemple,quand Hume croit « expliquer » le principe decausalité par la croyance issue de l’habitude, ildissout le principe, escamote son sens, le dérive aulieu de le fonder. Quand on procède ainsi, on enarrive même à expliquer des réalités par leurcontraire (la justice par l’intérêt, la vertu par le vice,par exemple). Bref, la réduction eidétique s’opposeradicalement à la réduction empirique. Nous nedevons plus chercher à expliquer, mais à décrire (LaCrise des sciences européennes et laphénoménologie transcendantale).

Mais les essences ne sont pas non plus, commele prétend le logicisme, le résultat d’une symboliqueou d’une combinatoire formelle. Cette erreur,fréquente chez les logiciens et les mathématiciens,

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vient de l’oubli du rapport initial de la logique aulogos. La logique, une fois constituée n’est plusqu’une abstraction seconde, qui tend à se réifier. Or,la dissociation de la matière et de la forme estpsychologique, elle n’existe pas au stade originel del’essence. On ne doit donc pas s’appuyer dessuspour fonder radicalement le savoir de l’essence.

3. La révolution phénoménologique. - Lemonde moderne est en réalité un monde renversé : lascience nous propose le savoir objectif d’une natureobjective régie par des lois objectives, alors qu’il n’ya pas d’objectivité sans sujet, pas d’objet visiblesans regard, pas de science possible sans idéalités.Alors que Descartes, père fondateur de ce monde,avait bien pris soin de poser d’abord le sujetpensant, avant de produire l’étendue pardépouillement de la réalité vivante, le préjugéobjectiviste est devenu l’« attitude naturelle » face aumonde. On croit dur comme fer que les notions etles lois scientifiques sont des réalités naturelles,primitives et objectives, alors qu’elles ne sont quedes idéalités qui n’existent pas dans la nature, maisque l’homme produit et formalise à partir de

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l’expérience originaire de la subjectivité vivante,expérience sans laquelle la nature serait totalementprivée de sens. La « réduction » phénoménologiquea pour fonction de rétablir l’ordre véritable et delibérer l’accès à la subjectivité fondatrice, qui est laconscience transcendantale.

Pour éviter la dissociation kantienne du moiempirique et du sujet transcendantal – privé de toutevéritable subjectivité, inaccessible à l’intuition –, ilfaut que le sujet transcendantal soit le sujet concret.En découvrant la radicalité du Je suis, Descartesavait ouvert la voie. Mais il s’était trop vite replié surle moi comme substance pensante, avec toutes lesdifficultés que cela implique pour retrouver le mondeet autrui. Il faut donc modifier l’approche.

Au lieu de recourir au doute méthodique, Husserlse contente de mettre le monde entre parenthèses(épochè), pour écarter les attitudes qui dissimulent lavisée intentionnelle qui donne sens au monde.

Cette notion d’intentionnalité est fondamentale enphénoménologie. Derrière la banalité selon laquelle« toute conscience est conscience de quelque

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chose », il faut comprendre que la conscience esttoujours visée de quelque chose d’autre, alors quecet objet est autre à l’intérieur de l’intentionnalité. End’autres termes, la conscience n’est pas fermée surelle-même, mais ouverte à l’autre en son propresein. Son côté subjectif est la noèse, son côtéobjectif le noème. La dualité sujetobjet et lesproblèmes du réalisme et de l’idéalisme apparaissentplus tard, sur le fond de cette interrelation primitive.

Échappe-t-on au solipsisme ? Après tout,l’intentionnalité ne serait-elle pas la même s’il n’yavait aucun monde ? Le problème d’autrui est unpeu moins ardu : il n’est pas un simple corrélatintentionnel, mais un autre absolu, aussi absolu quemoi – salter ego. Il me renvoie à moi-même, maiscomme « étranger » ; son existence est pour moi« coexistence » d’un corps autre que le mien, maisanalogue. Mais il est aussi, comme moi, sujet par quiadvient le monde. L’intersubjectivité naît de cettecapacité que j’ai de saisir le moi de l’autre et lui lemien, comme autres. Une communauté se crée faceau monde commun.

À ce stade, la méthode phénoménologique

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devient proprement philosophie. On accède au moipur, à la conscience que je suis, conscience qui nedépend pas du monde, mais qui ne se déploie passans le monde (Ideen). Le sujet transcendantal, quidonne sens et unité au monde, est bien la subjectivitévivante, « royaume de l’être absolu comme être poursoi ». Cette vie est temporelle, puisque la conscienceest un flux incessant en lequel le présent serenouvelle constamment, sans cesser d’être présent.C’est le « présent vivant » du moi absolu. Ce tempsva sédimenter en Histoire, ce qui confirme à quelpoint nous sommes ancrés sur la Terre, qui est biennotre « Arche primitive ».

II. Heidegger1889-1976. – Assistant puis successeur de

Husserl à Freiburg, Heidegger n’aura finalementrepris la méthode phénoménologique que pour ladétourner de ses fins initiales. En s’interrogeant surl’être du sens et en découvrant derrière lasubjectivité transcendantale la structure plusfondamentale de l’être-là, il a relancé la question

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fondamentale de l’Être, qui a toujours hanté laphilosophie, alors que la métaphysique occidentaleest paradoxalement l’histoire de son oubli.

1. L’analyse existentiale. - Peut-ons’interroger sur l’Être ? On en a fait le concept leplus général, alors qu’il n’est pas un genre ; on en afait un concept indéfinissable, alors qu’un sens estpossible ; on en a fait un concept évident, alors quel’Être est énigme. De plus, les philosophes onttoujours opposé l’Être au temps, sans voir qu’enl’érigeant en éternel présent face à l’évanescencetemporelle, ils le comprenaient selon le temps.

Il nous faut tout reprendre à partir de ce pointcapital : seul parmi les étants, l’homme a lapossibilité de s’interroger sur l’Être. La question del’Être doit donc être posée à partir de l’homme (quiest le Dasein ou l’être-là – l’étant par lequel l’Êtreadvient) en s’interrogeant sur lui « dans l’horizon dela compréhension du temps ».

Contrairement à ce qu’une lecture hâtive de Êtreet Temps (Sein und Zeit) a pu laisser croire,l’analytique de l’être-là n’est pas une contribution à

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l’existentialisme. L’analyse de Heidegger n’est pasexistentielle (ce qui est l’affaire de chacun en sonexister), mais existentiale, dans la mesure où elle metà jour la structure ontologique de l’existence. Lemalentendu provient des magnifiques descriptions duDasein comme souci.

L’être-là comme souci se compose de la facticitéou déréliction (nous sommes embarqués, jetés-là,toujours ayant-été), de l’existence (qui poussel’être-là à se porter constamment en avant de soi, letemps originel s’engendrant à partir de l’à-venir) etde l’être-auprès-de (puisque l’être-là est toujours enprésence de quelque chose d’autre). Suit l’analysedes modalités du souci, où Heidegger décrit lapréoccupation, le règne du on, et montre commentl’authenticité de l’homme qui expérimente le tempsse découvre dans son caractère d’être-pour-la-mort.

2. La différence ontologique. - L’entreprisecommencée dans Être et Temps est inachevée etprobablement inachevable. En effet, en se déplaçantde l’interprétation de l’être dans l’horizon du tempsvers la pensée de l’Être, elle fait apparaître le

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problème central de la différence ontologique.

La question de l’Être de l’étant est vieille commela philosophie. Or, contre toute la traditionmétaphysique qui assigne l’Être et l’étant à deuxmondes séparés, ils ne peuvent pas se donnerisolément. L’Être saisi tout seul n’est plus l’Être del’étant, mais un étant de plus. De leur côté, les étantsne sont qu’en tant qu’ils s’inscrivent dans laprésence de l’Être. L’Être et l’étant n’apparaissentdonc comme tels qu’à partir de la différence, quifonde la possibilité de toute représentation. C’estpourquoi l’oubli de la différence constitue le plusgrand et le plus riche événement de l’Histoire, qui estl’avènement de la métaphysique. Ainsi, Platon prendl’Être pour l’essence des étants, leur Idée ; Aristoterecherche d’étant en étant la cause de l’étant,jusqu’à l’Étant suprême ; Descartes pose uneconscience transparente à elle-même et réduit lemonde à une construction mathématique, uneréserve de forces calculables et utilisables donts’emparera la technique triomphante.

La première tâche qui s’impose est donc la« déconstruction » de la métaphysique, afin de faire

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surgir le sol où elle s’est enracinée. Or, avec ladifférence, l’oubli n’est plus à la charge de l’homme,mais de l’Être lui-même, en tant qu’il se retire pourrendre possible l’apparition de l’étant.

3. L’homme comme ek-sistant historique. -Parce qu’il est le là de l’Être, l’étant par lequel l’Êtreadvient, l’homme est, comme disait Hölderlin, « cecœur sensible où les Immortels aiment à sereposer ». En ce sens, il faut oser affirmer quel’homme seul existe véritablement. Les autres êtres –qu’ils soient un arbre, un chien ou Dieu – n’existentpas, ils sont. Seul l’homme peut rassembler lesétants (non-humains) dans la lumière de l’Être : il est« le berger de l’Être ». Cela ne veut pas dire quel’homme institue l’Être : au contraire, l’Être ne seproduit comme éclaircie que si l’homme répond àson appel dans l’existence ex-tatique. « Il y a » del’Être se dit en allemand « es gibt » – cela se donne.Ce don initial oblige l’homme, qui se retrouve « endette ». Comme il n’est que par l’Être, toujours enretard sur l’Être, sa condition est finitude. Sonpouvoir créateur est donc avant tout pouvoir deréception.

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On comprend pourquoi il faut modifier levocabulaire : « exister », pour l’homme, ne recouvrepas un exister brut, un fait, un effort existentiel, unacte d’auto-position de soi. L’essence de l’homme(Dasein) réside dans son existence au sens où il setient ouvert pour l’ouverture de l’Être, renvoie à laprésence extatique de l’Être tel qu’il se manifestecomme « éclaircie » dans l’être-là : l’homme ek-siste.

Au lieu d’ek-sister, l’homme peut se refuser, seraidir, se prendre lui-même comme sujet et mesurede tout étant : in-sister. Le drame de l’homme estson aversion pour le mystère de l’Être, qui le conduità l’oubli de soi et à l’errance.

Comme la temporalité fondamentale est en jeu,précédant toutes nos mesures chronologiques,affirmer l’homme comme ek-sistant c’est l’affirmerc o mme historique (au sens où il est douéd’historicité, qui est la condition obligée de touteHistoire, et non pas au sens où le prennent leshistoriens, qui arrivent après coup). Heideggers’engage apparemment dans une voie bien balisée :la Nature n’a pas d’histoire, et l’homme est le seul

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être historique parce qu’il est libre. Mais il refuseaussitôt de faire de la liberté une propriété dontl’homme, posé d’abord, disposerait arbitrairement.Une liberté ainsi fondée n’est pas la liberté. Il fautdonc inverser le sens des opérations : la liberté vientd’abord, elle précède l’homme, fonde l’homme,puisque l’homme n’est que l’étant par lequel l’Êtreadvient. L’homme ne possède pas la liberté, c’est laliberté qui possède l’homme.

Comme la liberté est abandon au dévoilement del’étant comme tel – elle est le « laisser-être del’étant » – c’est elle qui permet la relation del’homme à la totalité de l’étant, c’est-à-dire laNature. L’homme est l’être historique parce qu’il secomporte face à l’étant. Inversement, la Nature n’apas d’histoire parce qu’elle est étrangère au don del’Être. Mais comme on ne peut pas séparer lesurgissement de la Nature de la questionphilosophique fondamentale de l’Être de l’étant, laliberté fondant l’histoire fonde simultanément l’accèsà la parole. C’est pourquoi « l’interrogation surl’étant comme tel et le commencement de l’histoireoccidentale sont une seule et même chose »

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(Questions, I).

4. La vérité de la vérité. - Le thème central dudon de l’Être nous conduit à reprendre la questionlancinante de la vérité, qui a hanté à juste titre toutela philosophie. Classiquement, on définit la véritécomme concordance (adéquation de l’énoncé à lachose, dit la scolastique, négligeant quelque peul’adéquation de la chose à son idée, qui exprimel’authenticité de la chose – par exemple, une vraiepièce d’or). Mais cette vérité-là, celle des énoncésvrais, des choses vraies, n’est pas la vérité commetelle. Ou alors, on doit la réduire à la vérité engénéral, qui n’est qu’un universel abstrait.

Comme l’énoncé vrai rend la chose présente, lafait surgir devant nous comme objet, la vérité estd’abord mouvement de recul devant l’étant. Le lieuoriginel de la vérité n’est donc pas le jugement, maisl’ouverture du comportement qui permet un reculdevant l’étant, afin qu’il se manifeste en son être etfournisse la mesure. La vérité n’est donc pasquelque chose de vrai, elle est fondamentalementcette liberté qui permet à l’homme d’être consciencede soi et de comprendre le non-humain – l’étant en

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totalité qui se découvre à lui comme présence enéclosion.

C’est dans le langage que se conserve la marquedu don et du retrait de l’Être. Le langage est lelangage de l’Être, le lieu où il demeure. C’est en luiet par lui que doit être conduite notre quête del’Être. Mais pour expérimenter la présence enéclosion, il faut recourir à l’art. En effet, aucuneœuvre ne manifeste la chose vraie (les souliers peintspar Van Gogh ne sont pas de vrais souliers, que l’onpourrait utiliser), mais une ouverture sur l’Être, del’éclosion comme telle. La fonction de l’art est denous révéler l’essence de la chose (les souliersépanouis en leur essence), de reconduire à l’Êtrel’étant que la Présence déborde comme une aura.La beauté, c’est justement la lumière du paraître del’Être.

III. Sartre et le mouvementexistentialiste

Sartre est l’auteur le plus connu au sein de ce

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mouvement sommairement qualifiéd’« existentialiste » qui, explosant dans l’immédiataprès-guerre, a su répondre à l’attente de toute unegénération avide de « libération ». Mais il n’est pasle seul philosophe qui se soit préoccupé del’existence à cette époque. En fait, l’existentialismen’a jamais constitué une école philosophique. Sesorigines sont à chercher du côté de Pascal et surtoutde Kierkegaard, dont l’influence est évidente chezplusieurs penseurs intéressants.

Jaspers (1883-1969) - Karl Jaspers est partide la médecine pour penser l’existant dans toutesses dimensions, y compris politiques, par-delà toutsavoir. L’homme étant irréductible aux donnéesempiriques et aux conditions qui ne dépendent pasde lui, c’est dans son existence qu’il trouve à la foisson moi véritable, son être propre et sa tâchespécifique, qui est œuvre de liberté. La philosophieest un engagement de l’être entier en faveur de lavérité, qui déborde tout savoir quel qu’il soit et sedéfinit par son ouverture à la transcendance, laquellese manifeste dans le caractère absolu de l’acte libre,pourtant toujours situé dans un cadre particulier.

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L’homme apparaît ainsi comme l’être qui metl’être en question, qui ne prend vraiment consciencede son être que dans les situations limites (comme lamaladie, la souffrance, la mort ou la culpabilité), etqui ne s’assure vraiment de soi que dans lacommunication, qui passe par la « lutte aimante »avec autrui.

Marcel (1889-1973) - Gabriel Marcel cherchemoins à opposer l’essence à l’existence qu’à pensercette dernière par rapport à l’être, aussi à la mettreen scène dans des œuvres de théâtre.

L’importance de l’existence est ici marquée dedeux façons. D’un côté, vivre n’est pas exister, etexister c’est devenir ce que l’on est, se faire en sedépassant (la devise de la personne humaine « n’estpas sum, mais sursum »). De l’autre côté, il estimpossible à l’homme d’atteindre son être en dehorsde la relation avec autrui, ce qui fait de tout esse uncoesse.

Plus suggestive encore est l’opposition radicaleque Marcel établit entre l’être et l’avoir, lequel secaractérise par l’objectivation et l’appropriation.

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L’avoir est donc le régime sous lequel vit notremonde moderne, ce qui oblitère aussi bien sessavoirs que ses pratiques. Le corps apparaît alorscomme un enjeu exemplaire, dans la mesure où ilreprésente l’« avoir absolu », c’està-dire la conditionde tout avoir possible, ce qui en fait finalement unefrontière entre l’être et l’avoir.

Sartre (1905-1980) - Pour avoir pratiqué tousles registres de l’écrit (roman, théâtre, etc.) etassumé jusqu’au bout son statut d’« intellectuelengagé » présent sur tous les fronts de l’actualité,Jean-Paul Sartre a paradoxalement abouti à fairequelque peu oublier ce qu’il y avait de plusintéressant dans sa philosophie, centrée sur la libertéde l’existant.

1. Le Pour-soi et l’En-soi. - La conscience quis’éprouve comme conscience (elle n’est d’ailleursque cela, étant dépourvue de tout caractèresubstantiel) est le Pour-soi, qui découvre en face desoi l’être qui est là, sans raison d’être, injustifiable(« de trop »), qui se définit comme l’En-soi. Laconscience permet à l’homme de décoller de l’êtreet de questionner, elle est « l’être qui est ce qu’il

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n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est ».

Ainsi, l’homme existe comme pure présence aumonde. Il existe parce qu’il jouit d’une dignité quel’objet n’a pas. Mais comme il n’a ni nature niessence, on doit dire que « l’existence précèdel’essence ».

2. Liberté et négativité. - La liberté est icidéfinie comme pouvoir de « faire éclore le néantdans le monde ». C’est une liberté nue, sanspositivité, liée à rien, obligée à rien, capable derefuser toute détermination quelle qu’elle soit.Découvrant que rien ne l’arrête, elle éprouve levertige de l’angoisse. Et l’homme se découvre« condamné à être libre ». S’il veut se dérober, il n’ad’autre issue que la mauvaise foi (par exemple, ens’assignant à un état donné et en figeant les autres enessences, comme fait le « salaud », ou bien ensupprimant sa conscience pour ne pas avoir às’affronter à la réalité). Mais s’il assume sa liberté, ilse constitue comme projet : l’homme est ce qu’il sefait, il est la série de ses actes. Mais en nous créanttels que nous nous projetons, nous engendrons unecertaine image de l’homme : nous sommes tous

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responsables.

Dans ces conditions, le nécessaire passage par leregard de l’autre pour saisir la figure de soi sécrétéepar le Pour-soi ne peut qu’engendrer l’esclavage del’objectivation. Comme la réciproque est vraie, toutrapport à autrui engendre le conflit. L’enfer, c’est lesautres.

IV. Bruaire et lamétaphysique

1932-1986. – Claude Bruaire est le type mêmedu penseur qui a su maintenir et développer ladimension proprement métaphysique de laphilosophie. Puisant à la grande tradition idéaliste deHegel et Schelling, marqué par Blondel et Marcel, ilcouvre tout un champ qui va de la quête de l’absoluà l’éthique de la médecine, domaine dans lequel il ajoué un rôle de pionnier.

1. La logique de l’existence. - Analysées deprès, toutes les attitudes typiques de l’humanité,

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dans ses pensées comme ses pratiques, révèlent unecertaine figure de l’absolu posée au principe, austade des présupposés fondamentaux. La nature etles relations du langage, du désir et de la liberté endécoulent directement, pour constituer à chaquereprise une logique de l’existence pourvue de sens(L’affirmation de Dieu).

L’absolu qui rend le mieux compte du réel estcelui qui a été révélé dans le christianisme sous laforme du Dieu trinitaire. À la philosophie revient lacharge d’en construire la version rationnelle contre laconviction courante selon laquelle « l’universel et levrai sont incommunicables ».

La philosophie du corps peut ici servir decontre-épreuve, en montrant que le sujet singulier nepeut être pensé comme pleinement incarné que si lesprésupposés du dualisme sont récusés.

2. L’ontologie du don. - Les philosophies dites« spiritualistes » ont raison de refuser la réduction del’homme au « paquet de chair et d’os », tant il estvrai que le désir humain déborde gratuitement toutesles requêtes biologiques, mais elles ont tort de

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présupposer un « esprit » sans être.

Une eidétique de l’esprit permet de repérerl’archipel de ses manifestations (dans le mystère del’enfance, la rencontre d’autrui, etc.). Contrel’opposition classique de l’essence et de l’existence,l’être d’esprit apparaît ainsi comme être de don, être« qui est son essence, à son proprecommencement » (L’Être et l’esprit). On retrouve icile sens profond de la liberté : être libre, c’est êtredonné à soi-même. Irréductible à ses originesbiologiques et pourtant incapable de se créer lui-même, l’homme découvre alors la tache aveugle quimasque et indique l’origine véritable de son être.Donné à lui-même, il se trouve donc en dette de sonêtre, ce qui constitue l’ultime fondement del’obligation morale.

V. Éthique etresponsabilité

Le renouveau contemporain de la réflexionéthique doit beaucoup au mouvement

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phénoménologique lancé par Husserl.

Parmi tous les penseurs qui ont travaillé ceterrain dans la perspective de la philosophiepratique, il faut citer Max Scheler (1874-1928),fondateur du personnalisme moderne, auteur de laseule philosophie des valeurs douée de consistance,explorateur subtil de tous les modes de participationaffective (Nature et formes de la sympathie). AussiMartin Buber (18781965), qui a mis en évidence laconstitution de la responsabilité de chacun dans larelation de réciprocité du Je-Tu. Quant à HannahArendt (1906-1975), elle a montré l’importance del a naissance comme apparition d’un libre sujethumain au sein d’une histoire imprévisible par nature.

Jonas (1903-1993) - Hans Jonas a élevé laresponsabilité à la hauteur d’un principe (Le principeresponsabilité). D’abord spécialiste des gnostiques,ce penseur développe une « éthique de l’avenir » enréponse au « prométhéisme déchaîné » qui constitueaujourd’hui la forme la plus menaçante deméliorisme (attitude consistant à préférer au bienmoral un « mieux que le bien », ce qui requiert unetransformation de l’homme).

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Le développement foudroyant des sciences ettechniques met aujourd’hui en question ce qui nel’avait jamais été : l’existence future d’êtres humainset l’humanité de ces êtres. En clair, il se pourrait quel’homme provoque la disparition de l’humanité (parexemple, lors d’un cataclysme nucléaire), et quel’humanité à venir ne soit plus constituée de libressujets moraux (au cas où l’homme réussirait àchanger sa propre nature par voie de techniquebiologique).

Pour faire face à la menace suprême, il faut uneméthode : c’est l’« heuristique de la peur », quiconsiste à imaginer les possibles redoutés pour quenos actions présentes évitent de les réaliser. Pourrégler nos actes, il faut une norme : c’est l’« impératifontologique », qui nous impose de répondre àl’« appel de l’être », l’idée d’homme étant le seulguide dont nous puissions disposer pour orienternotre action. À un tel appel, nous sommesmoralement obligés de répondre.

Levinas (1906-1995) - Emmanuel Levinas adonné une impulsion remarquable à la réflexionéthique contemporaine en montrant le caractère

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absolument radical et premier de la rencontre del’autre, ce qui fait que l’éthique précède aussi bien lamétaphysique que l’ontologie ou l’anthropologie.

L’autre se présente à moi comme visage, quiconstitue la trace épiphanique de l’infini en l’autre, etnon ce que je perçois empiriquement de l’autre. Levisage se caractérise par une vulnérabilité quim’oblige moralement à répondre à son appel, sansque cela implique de mon côté le moindre devoircorrélatif. Cette véritable « prise d’otage », quimanifeste le caractère asymétrique et unilatéral del’obligation morale, se traduit au premier chef parl’interdit du meurtre.

Il s’ensuit que la responsabilité précède la liberté,puisque l’on n’est pas libre de mettre ou non laresponsabilité au cœur de la pratique, dans la mesureoù l’on est saisi et obligé par elle.

La réflexion philosophique découvre ainsi sonaccord profond avec la tradition hébraïque (le termehébreu qui signifie « responsabilité » inclut l’« autre »et le « frère »).

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[1] - Nous renvoyons à l’édition Brunschvich desPensées (Hachette), puis à l’édition Kaplan - (Cerf,1982) qui propose une passionnante mise en ordre.

[2]- Hegel, Encyclopédie, § 95 (trad. Bourgeois,Ed. Vrin).

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