les plantations forestières industrielles à l’épreuve des

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Plantation industrielle de clones d’eucalyptus au Congo. Photo D. Louppe. Jacques Tassin Cirad Upr Bsef Biens et services des écosystèmes forestiers tropicaux Campus international de Baillarguet 34398 Montpellier Cedex 05 France Les plantations forestières industrielles à l’épreuve des représentations de la nature BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2011, N° 309 (3) 9 REPRÉSENTATIONS CULTURELLES

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Page 1: Les plantations forestières industrielles à l’épreuve des

Plantation industrielle de clones d’eucalyptus au Congo.Photo D. Louppe.

Jacques Tassin

CiradUpr BsefBiens et services des écosystèmesforestiers tropicauxCampus international de Baillarguet34398 Montpellier Cedex 05France

Les plantations forestièresindustrielles à l’épreuve desreprésentations de la nature

B O I S E T F O R Ê T S D E S T R O P I Q U E S , 2 0 1 1 , N ° 3 0 9 ( 3 ) 9REPRÉSENTATIONS CULTURELLES

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RÉSUMÉ

LES PLANTATIONS FORESTIÈRESINDUSTRIELLES À L’ÉPREUVE DESREPRÉSENTATIONS DE LA NATURE

Les plantations industrielles, qui couvrentde l’ordre de 100 millions d’hectares, nebénéficient pas d’un regard universel etconsensuel. Leur représentation dépendde la notion culturelle de la nature. Lesmodèles occidentaux privilégient leconcept d’une nature non modifiée parl’homme. De tels modèles ne s’ajustentpas aux représentations paysannes enmilieu tropical, qui s’accommodent plusaisément d’une nature domestiquée etsusceptible d’assurer les besoins vitaux.En outre, la vitesse de croissance, tellecelle des eucalyptus, peut constituer unattrait auprès des populations rurales. Ensylviculture, une ambiguïté tient égale-ment à la démarche consistant à « imiterla nature », qui s’exprime de manièrescontrastées selon qu’il s’agit de forçageanthropique ou de simple pilotage. Lespopulations urbaines et les organisationsnon gouvernementales environnementa-listes ont une image négative des planta-tions industrielles, dont elles estimentgénéralement qu’elles sont peu por-teuses de leur propre idée de nature. Enoutre, le regard occidental exacerbe ledualisme entre espèces indigènes et exo-tiques, dont on sait pourtant qu’il reposesur l’adoption consensuelle de seuilsarbitraires. Les exemples malheureuxd’espèces végétales qualifiées de« plantes-miracles » renforcent ce clivage.Mais les plantations industrielles sontaussi l’expression d’une monoculturesouvent mal perçue car porteuse d’homo-généisation biologique, voire culturelle,et ces peuplements artificiels se heurtentde fait à la norme positive de la diversité.Il importerait de considérer de telles plan-tations comme des objets hybrides,dotés d’une double dimension biophy-sique et socioculturelle, qu’il s’agit desituer dans leur contexte. Il convient d’ac-cepter que le regard porté sur les planta-tions d’essences exotiques puisse releverde représentations divergentes.

Mots-clés : plantation forestière, espèceexotique, espèce indigène, nature, repré-sentation culturelle.

ABSTRACT

REPRESENTATIONS OF NATURE AND VIEWS ON INDUSTRIAL TIMBERPLANTATIONS

Industrial timber plantations, which coversome 100 million hectares around theglobe, do not have a universally positiveimage. How they are perceived dependson cultural representations of the nature.In the West, the most prevalent represen-tation of nature is of a world untouched byhuman hand. However, this Western con-ception differs from those of peasant com-munities in the tropics, where the idea of adomesticated natural world that can sat-isfy people’s vital needs is much morereadily acceptable. Their rural populations,for example, are attracted to naturally fast-growing species, like eucalyptus.Concerning the silviculture, there is alsosome ambiguity in the idea of “imitatingnature”, which occurs in different waysdepending on whether the imitation isobtained by anthropogenic forcing or bysimply giving nature a “helping hand”.Urban populations and environmentalNGOs have a negative image of industrialplantations, which they usually see as farremoved from their own conception ofnature. The Western view also tends toaccentuate the division between nativeand exotic species, although it is obviousthat this relies on an overall consensus onarbitrary thresholds line. Unfortunateexamples of plant species described as“miracle plants” only deepen the division.But industrial plantations are also a formof monoculture, often negatively perceivedas promoting biological and even culturaluniformity, and thus conflicting with thepositive norm of diversity. It is important toconsider these plantations as hybridobjects whose dual biophysical and socio-cultural dimension needs to be placed incontext. It is suitable to accept that viewson plantations of exotic species can reflectdiverging representations of nature.

Keywords: timber plantations, exoticspecies, indigenous species, nature, cul-tural representation.

RESUMEN

LAS PLANTACIONES FORESTALESINDUSTRIALES BAJO EL PRISMA DE LASREPRESENTACIONES DE LA NATURALEZA

Las plantaciones industriales, que abarcanunos 100 millones de hectáreas, no gozande una aprobación universal y consen-suada. Su representación depende de lanoción cultural de la naturaleza. Los mode-los occidentales privilegian el concepto deuna naturaleza no modificada por el hom-bre. Tales modelos no se ajustan a lasrepresentaciones campesinas en entornostropicales, que se complacen más fácil-mente con una naturaleza domesticada ycapaz de garantizar las necesidades vita-les. Además, la rapidez de crecimiento,como la de los eucaliptos, puede suponerun aliciente entre las poblaciones rurales.En la silvicultura existe, asimismo, unaambigüedad en el planteamiento que con-siste en “imitar la naturaleza” y que semanifiesta de distintas formas según deque se trate de un forzamiento antrópico ode un simple manejo. Las poblacionesurbanas y las ONG ambientalistas tienenuna imagen negativa de las plantacionesindustriales, ya que generalmente conside-ran que éstas son poco portadoras de supropia idea de naturaleza. Además, lamirada occidental exacerba el dualismoentre especies nativas y exóticas, aunquesepamos que éste se basa en la adopciónconsensuada de unos umbrales arbitra-rios. Los desafortunados ejemplos deespecies vegetales calificadas como “plan-tas milagrosas” acentúan la brecha. Perolas plantaciones industriales son tambiénla expresión de un monocultivo que sesuele ver con malos ojos porque encarnauna homogeneización biológica, e inclusocultural, y estas masas artificiales tropie-zan de hecho con la norma positiva de ladiversidad. Sería importante considerardichas plantaciones como objetos híbri-dos, dotados de una doble dimensión bio-física y sociocultural que hay que intentarsituar en su contexto. Es conveniente acep-tar que la percepción de las plantacionesde especies exóticas pueda depender derepresentaciones divergentes.

Palabras clave: plantaciones forestales,especies exóticas, especies nativas,naturaleza, representación cultural.

J. Tassin10 B O I S E T F O R Ê T S D E S T R O P I Q U E S , 2 0 1 1 , N ° 3 0 9 ( 3 )

CULTURAL REPRESENTATIONS

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Introduction

La gouvernance des forêts tropicales est intimementliée aux représentations de la nature. En particulier, lesplantations forestières industrielles ne bénéficient pas d’unregard consensuel. Elles alimentent en effet de vives contro-verses : ici, elles ruinent les sols et appauvrissent les popu-lations rurales ; là, des espèces emblématiques y trouventrefuge et les hommes s’y approvisionnent en bois de feu(Zobel et al., 1987 ; Brockerhoff et al., 2008).

Ces plantations couvrent la centaine de millions d’hec-tares, dont 84 % sont représentés par des conifères(Richardson, 1998 ; Fao, 2010). Au-delà de leur dimensionbiophysique objective, ce sont des objets dotés d’unedimension culturelle composite. À ce titre, il s’agit doncaussi, en partie, de constructions mentales bâties sur desconcepts, des valeurs, des souvenirs ou des associationsd’idées (Garnier, Sauvé, 1999).

La représentation des plantations industrielles résultede l’idée culturelle qu’il est possible de se faire de la natureet varie donc en fonction des groupes sociaux (Sigaut,2000 ; Descola, 2005 ; de Groot, 2006). Aussi les contro-verses à l’égard des plantations forestières industriellestiennent-elles davantage d’une divergence d’appréciationsnormatives à leur égard que d’une réalité environnementaleet socio-économique, qui obéit à des mécanismes davan-tage universels que ne sont les représentations culturelles.Il s’agit donc d’expliciter la diversité des perceptions mani-festées à l’égard des plantations industrielles, et d’identifierainsi des verrous d’incompréhension. Cela revient à admet-tre que la représentation culturelle des plantations indus-trielles et l’appréhension de leur réalité biophysique nepeuvent s’envisager séparément.

Les références à une naturemythique

Les grands modèles

C’est en puisant aux mythes originels occidentaux queRalph Emerson, Henry D. Thoreau et John Muir ont, auXIXe siècle, imposé une vision quasi religieuse de la nature,dont s’est partiellement inspirée la politique de la conserva-tion (Badré, Décamps, 2005). Une forêt ne saurait êtrenaturelle que si elle témoigne d’époques mythiques ouancestrales, voire de convictions, ce qui fait dire à Maris(2006) que la conservation des forêts primaires est une dis-cipline « missionnaire ». Selon la vision romantique de lanature, les changements y apparaissent néfastes et lesespèces exotiques y troublent l’ordre harmonieux deschoses (Warren, 2007). En outre, l’emploi d’essences àcroissance rapide rompt avec la représentation d’une forêtséculaire ou sans âge, riche d’arbres remarquables, etmaintenant un lien permanent et rassurant entre le passé, leprésent, mais aussi l’avenir (O’Brien, 2006).

Par ailleurs, une représentation « européenne » de lanature est davantage idéalisée par les paysages agricolesfaçonnés par l’homme (Martin et al., 2010). Cette opposi-tion se retrouve entre l’écologie systémique renvoyant à unenature en équilibre, et l’écologie évolutive considérant aucontraire que tout écosystème est un système adaptatif etrésolument ouvert, y compris à l’homme. De fait, la confron-tation culturelle des ces deux grands types de représenta-tion de la nature crée un gradient de regards opposant lesvisions écocentrique et anthropocentrique de la nature (Vanden Berg et al., 2006). Pour les uns, l’Amérique précolo-

niale, avec le parc de Yellowstone en effi-gie, fait référence absolue ; pour lesautres, la nature reste « artificialisable »tant qu’elle préserve une mosaïque pay-sagère d’inspiration rurale. Cette dualitéest néanmoins mise à mal par lesapports de la paléoécologie : certainesforêts considérées comme primairesn’ont en réalité que quelques siècles et,plus encore, dérivent d’anciens paysagesagricoles (Bush, Colinvaux, 1994). Demême, l’Amérique sauvage que célèbrela deep ecology recouvre des paysagesen réalité profondément anthropisés parles peuples amérindiens.

Ces modèles sont-ils transposables ?

Le rejet de modèles forestiers conven-tionnels a été exporté par des organisationsde tout type et confession jusque dans lesforêts tropicales. Ce qui est envisagécomme culturellement incorrect chez soisemble devoir l’être plus encore dans unmonde envisagé comme « sauvage » et quiabrite l’essentiel de la biodiversité terrestre.

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Les plantations de Cryptomeria japonica à la Réunion y sontsouvent perçues comme antagonistes d’une nature sauvage.Photo J. Tassin.

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Les pratiques rurales sous les tropiques montrent pour-tant l’inanité d’une telle transposition. Les paysans conduitsà s’approvisionner en plants au sein de pépinières ruralesn’orientent-ils en effet pas leur choix en faveur des espècesexotiques ? En référence à quelle valeur devraient-ils enoutre s’abstenir de pratiquer la monoculture d’eucalyptus,de pins ou d’acacias australiens, quand d’aucuns espére-raient voir renaître sous leurs mains des agroforêts ou desjardins de case foisonnant d’espèces locales ?

Plus particulièrement, les rapports de l’hommeafricain à la nature que célébrait Léopold Sédar Senghortiennent davantage de l’expérience immédiate des sens etde l’expression de besoins que d’une représentation idéale.Il s’agit d’abord de lever les contraintes locales pour répon-dre aux nécessités vitales, plutôt que de se référer à unmodèle de nature. Aussi l’eucalyptus réalise-t-il lui-même,ni plus ni moins, un compromis inespéré : il croît rapide-ment, se recèpe, fournit perches et bois de feu, résiste àl’abroutissement et au feu, et se développe sur des solsimpropres à l’agriculture (Casson, 1997).

La perception de la nature dans lesplantations forestières industrielles

L’art du démiurge et du pilote

Le rapport de l’homme à la nature, qu’expriment enparticulier les pratiques sylvicoles, relève de deux modèlesd’acteurs que Larrère (2002) nomme le démiurge et lepilote. Deux perspectives, l’une en faveur d’une sylviculturepuisant largement dans le progrès technique, l’autre au ser-vice d’un pilotage sans inflexion brutale, se réclament dumême souci de tirer parti des processus naturels. Elles don-nent lieu à deux ensembles de postures très contrastés quiopposent l’art du « faire » à celui du « faire-faire ».

La gestion productiviste de la nature se réclame d’unréalisme qui, par essence, ne saurait être remis en cause. Lepragmatisme du forestier démiurge, dont chaque contesta-taire est certes envisagé comme un naturaliste contemplatifet improductif, s’impose de fait, au même rang que les tech-nologies auxquelles il recourt (Aubréville, 1953 ; Groulez,1975). Les préceptes agronomiques appliqués à la sylvicul-ture productiviste invitent en effet à produire une quantitémaximale de bois de qualité optimale dans les délais lesplus courts possible, en utilisant pour cela les ressources de

Encadré 1.Les huit raisons justifiant l’usage d’essences exotiques(d’après Zobel et al., 1987 ; Richardson, 1998).

(1) Dans certaines situations, en l’absence d’alternativesoffertes par les essences indigènes en présence, lerecours aux essences exotiques est inévitable.

(2) Les essences exotiques croissent beaucoup plus rapide-ment que les essences indigènes.

(3) La sylviculture des essences indigènes est plus com-plexe et coûteuse que celle des essences exotiques.

(4) La biologie des essences indigènes reste souvent malconnue, s’agissant notamment de la collecte de semences,de leur germination, de la production de plants en pépi-nière, et de leur gestion ultérieure après plantation.

(5) L’accès aux semences est l’une des clés gouvernant lechoix d’essences ; or, les semences d’essences indi-gènes sont souvent d’obtention difficile, alors que l’ap-provisionnement en semences d’essences exotiquesdemeure au contraire aisé.

(6) Les essences exotiques, souvent pionnières et hélio-philes, conviennent souvent mieux que les essencesindigènes pour reboiser des espaces ouverts (exemple :étendues herbeuses ou broussailleuses).

(7) Le jeu des marchés et des technologies favorise l’utilisa-tion du bois des essences exotiques largement disponi-bles sur le marché.

(8) Les essences exotiques sont parfois moins sensibles auxmaladies et ravageurs que ne le sont les essences indigènes.

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CULTURAL REPRESENTATIONS

Plantations paysannes de Pinus patula dans les HautesTerres de Madagascar.Photo J. Tassin.

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la génétique et des intrants. Ils’agit ainsi de sursoir aux fai-blesses d’une nature jugée par-fois trop faiblement productive(Aubréville, 1954). À l’inverse,les opposants au «  forestierdémiurge  » dénoncent unemanière d’envisager la naturecomme un simple atelier de fabri-cation régi par un ensemble deforçages anthropiques.

Face à l’approche producti-viste basée sur une technosciencesommant la nature de se presser,l’art du pilote consiste en uneapproche alternative permettantd’asseoir les règles de sylviculturesur la connaissance des proces-sus écologiques à valoriser, maisauxquels il paraît également bonde laisser libre cours autant qu’ilest possible. Cette sylviculture depilotage nuancé, dite « proche dela nature », s’inspire en partied’une représentation selonlaquelle tout écosystème est assi-milable à un organisme vivant,avec ses règles d’organisationinterne, son mode de développe-ment spécifique, et son cortègede propriétés émergentes(Gamborg, Larsen, 2003). Lemodèle de référence ultime est le climax imaginé parFrederik Clements il y a près d’un siècle, vers lequel tendraittoute communauté végétale. Comme tout organisme vivant,cette dernière est appelée à naître, grandir, mûrir, puis enfinmourir avant d’être remplacée par un autre assemblage d’es-pèces (Génot, 2006). Tout l’art du forestier consiste alors àconduire l’écosystème forestier selon une approche nonplus fragmentaire mais globale, en cohérence avec une tellereprésentation de la nature (Otto, 1990).

Le regard des sociétés urbaines

De manière dominante, le point de vue productiviste etla sylviculture d’espèces exotiques s’accordent mal auxreprésentations des populations urbaines. Ainsi, les étu-diants en biologie ou en psychologie de l’Université deGroningen (Pays-Bas), dont la perception de la nature a étéanalysée à partir de représentations visuelles, rapprochentl’image d’une pépinière industrielle de pins exotiques etcelle d’une plante en pot esseulée sur le rebord d’une fenê-tre citadine (Van den Berg et al., 2006). De tels objets,pourtant disparates dans leur réalité, sont ainsi mentale-ment réunis au sein d’une même catégorie de valeurs.

Les organisations environnementalistes, d’inspirationurbaine et davantage favorables à une sylviculture « prochede la nature », s’accommodent mal des plantations fores-tières industrielles. Souvent familières d’une représentation

assimilant les écosystèmes forestiers à des organismesvivants, intègres et dotés de propriétés émergentes, ellesrenvoient de telles plantations une image peu flatteuse etsans grâce. La première pierre d’achoppement est représen-tée par le concept de la monoculture, alors que le recours àune diversité d’essences s’impose à leurs yeux comme uneévidence (Schütz, 1997). Le second obstacle tient à l’utili-sation d’essences d’origine exotique. Celles-ci ne parais-sent tolérables qu’associées aux espèces indigènes, etdans la mesure seulement où elles ne nuisent pas au« développement dynamique » de la forêt (Otto, 1990).

Les deux approches précédemment décrites, l’unedomptant la nature, l’autre se contentant de la piloter,demeurent en réalité peu conformes aux visions postmo-dernes considérant la nature comme indissociable de lareprésentation qui en est faite (Latour, 1991). Même oppo-sées, elles demeurent d’inspiration résolument naturalisteau sens de Descola (2005). Le point de vue des sociétéslocales fait à ce titre regrettablement défaut dans les cri-tiques formulées à l’égard des plantations industrielles, etreste tout aussi ignoré du démiurge que du pilote.L’éclairage demeure terriblement incomplet. Le véritabledéfi est pourtant bien d’être à même de gérer la tension per-manente entre les exigences de la nature et celles des socié-tés, locales ou plus élargies, qui s’efforcent de lutter contrele risque (Blondel, 2010).

Plantation industrielle d’Eucalyptus grandis au Brésil,destinée à la production de panneaux de particules.Photos Y. Nouvellon.

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Le poids des dualismes sous-jacentsaux plantations forestières

industrielles

L’opposition entre essences exotiques et indigènes

Par définition, les essences exotiques relèvent d’uneintroduction préliminaire. L’essence introduite peut ainsifaire l’objet d’une assimilation au fait colonial, tandis que ladéfense de l’essence indigène devient un outil de revendi-cation identitaire. Aussi les plantations d’eucalyptus sont-elles parfois présentées comme étant au service des institu-tions et des pouvoirs locaux (Tchawa, Demaze, 2002). Ceparallèle est bien entendu fragile puisque le recours auxespèces exotiques domine tout autant les plantations fores-tières industrielles occidentales, à l’exception des États-Unis ou de la France (Brockerhoff et al., 2008). En outre, ilfaut également rappeler que la plupart des productions ali-mentaires sous les tropiques sont assurées par des plantesintroduites, sans que cela ait jamais été présenté comme unfait regrettable (Sunder, 1995).

Certaines essences forestières sont perçues commemoins « naturelles » que d’autres, en fonction de leur ori-gine. Une telle perception s’inscrit dans la perspectiveconventionnelle de l’intégrité biogéographique, que lavision post-moderne de la nature et l’écologie évolutive,chacune ouverte au cosmopolitisme, ont pourtant chacunereléguée au rang des antiquités (Keulartz, Van der Weele,2008). La distinction entre espèces introduites dites « exo-tiques » et locales dites « indigènes » ou « naturelles » estde plus en plus reconnue comme une construction mentalebiologiquement non fondée, reposant sur des seuils fixantarbitrairement les limites de leurs enveloppes spatio-tem-porelles respectives (Warren, 2007).

L’utilisation d’espèces exotiques dans le cadre deplantations forestières a été en vérité longtemps perçue demanière positive. Thomas Jefferson déclarait en 1790 que leplus grand service pouvant être rendu à un pays était d’yintroduire une nouvelle plante utile (Sagoff, 2005).Jusqu’aux années 1980, les forestiers sont restés fascinéspar les essences forestières exotiques, le terme apparais-sant même comme un sésame d’accès aux mannes finan-cières et aux appuis institutionnels (Zobel et al., 1987). Àtel point qu’il en est parfois résulté un certain dédain àl’égard des espèces forestières indigènes.

Le rejet des essences forestières exotiques s’ajustemal aux nombreuses situations tropicales où les usagerslocaux optent pour l’usage de telles essences en foresterierurale. À Madagascar, les plantations d’eucalyptus sont blâ-mées depuis plus d’un demi-siècle, ceci en dépit d’une uti-lisation massive par les paysans. Les plantations paysannesd’eucalyptus du seul massif de Manjakandriana fournissentaujourd’hui plus de la moitié du bois énergie consommé àAntananarivo (Carrière, Randrianmbanona, 2007). Enrevanche, il faut aussi admettre que certaines essences exo-tiques ont bénéficié d’une publicité abusive. La diffusionexcessive d’espèces dites miracles telles que le leucena,Leucaena leucocephala, le prosopis, Prosopis cineraria, oule neem, Azadiracthta indica, dans des programmes d’agro-foresterie ou de reboisement villageois en constitue uneillustration flagrante (Richardson, 1998).

La monoculture à l’encontre de la diversité

Une autre caractéristique majeure des plantationsindustrielles est que celles-ci se cantonnent à un petit nom-bre d’essences, omniprésentes et plantées en monoculturesur de vastes étendues. Au sein du genre Pinus, figurenthuit espèces majeures, Pinus caribaea, P. elliottii, P. kesiya,P. oocarpa, P. patula, P. pinaster, P. radiata, P. taeda, et sixespèces dominantes pour le genre Eucalyptus, E. globulus,E. grandis, E. camaldulensis, E. tereticornis, E. urophylla,E. deglupta, soit au total quatorze espèces seulement quireprésentent la presque totalité des plantations indus-trielles (Zobel et al., 1987).

La prédominance de ces deux genres, au sein desquelsles espèces apparaissent souvent peu distinctes, conduit àl’expression de paysages perçus comme banals, voire sanslieu. Elle alimente une sensation d’homogénéisation biolo-gique que Lövei (1997) coiffe de la métaphore radicale de« macdonaldisation » du vivant, et dans laquelle GordonOrians reconnaît la marque de l’Homogocène (Rosenzweig,2001). Ce qui est ressenti comme une hégémonie du pin etde l’eucalyptus se manifeste à l’encontre de la diversité,aujourd’hui considérée comme une norme positive non dis-cutable (Maris, 2006).

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CULTURAL REPRESENTATIONS

Le bois énergie d’Antanarivo (Madagascar) est en grandepartie fourni à partir de plantations paysannes d’Eucalyptuscamaldulensis.Photo J. Tassin.

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Production versus conservation

La moitié des espèces végétales connues vivraientdans les forêts naturelles tropicales et l’extension des plan-tations forestières industrielles peut être ressentie commeune menace à cet égard. Pourtant, le recul annuel des forêtsnaturelles de 13 millions d’hectares est aujourd’hui essen-tiellement imputable à l’agriculture (Cossalter, Pye-Smith,2003). Jusque dans les années 1950, le remplacement d’es-paces naturels qualifiés d’improductifs par des peuple-ments homogènes est longtemps resté un objectif primor-dial : « la transformation de la forêt tropicale naturelle,hétérogène et pauvre, en une forêt d’essence pure, riche,stable, se régénérant elle-même, a toujours été le principalsouci des forestiers tropicaux formés aux disciplines sylvi-coles des pays tempérés » (Huguet, Marie, 1951).

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, une dualités’est ensuite exprimée entre forêts de production issues deplantations et forêts naturelles destinées à la conservation(Badré, Décamps, 2005). Cette dualité a cependant peu à peudisparu et semble s’être dissoute dans la recherche actuelled’une multifonctionnalité des forêts, d’autant que la plupartdes terrains aujourd’hui dévolus aux plantations industriellessont en réalité des étendues herbeuses ou des zones dégra-dées ou embroussaillées (Zobel et al., 1987).

Conclusion

Les plantations forestières industrielles sont desobjets hybrides qu’il faut savoir considérer comme tels, parconséquent dotés d’une double dimension biophysique etsocioculturelle. Partant, il revient à chacun de concéder queses contradicteurs puissent en avoir une autre représenta-tion que la sienne, et d’en accepter la confrontation. À cetitre, les points de vue authentiques des sociétés localesdemeurent encore à recueillir.

La perception de la nature oscille avec les connais-sances qui s’y réfèrent. Ainsi, les apports de la paléoécolo-gie nous révèlent que les paysages végétaux que l’oncroyait « naturels » sont en réalité des co-constructions. Dèslors, si les écosystèmes dits naturels sont des entités où semêlent influences humaines et processus non humains,pourquoi demeurer puriste ? De même, sur quelles basesphilosophiques ou biologiques solides serait-il possible deconsidérer que les plantations forestières industrielles nefont pas partie de la nature ?

Sans doute le consensus est-il à rechercher, auxéchelles locales, dans le degré d’artificialisation qu’il estpossible d’accepter pour la gestion de ces plantations. Il nes’agit cependant pas de considérer la dimension culturellede telles entités comme prédominante et exclusive. Ellereste complémentaire de réalités biophysiques et d’un réa-lisme économique dont les forestiers, pour avoir certes par-fois oublié certaines réalités sociales ou culturelles, se sontnéanmoins toujours réclamés.

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Plantation industrielle de Pinus caribaea sur le plateau du Tango, en Nouvelle-Calédonie.Photo Y. Ehrhart.

Les plantations forestières industrielles au Congo sont souvent réalisées sur des étendues herbeuses ou des zones dégradées ou embroussaillées.Photo J. Tassin.

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