les pratiques alimentaires populaires et festives en languedoc · trois mètres de pastis :...
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«5 centre d'étude sociologique 2, rue président carnot 38000 grenoble - tél. 44 52.61
LES PRATIQUES ALIMENTAIRES POPULAIRES ET FESTIVES
EN LANGUEDOC
P i e r r e SANSOT
Nous remercions Emmanuel DEXHEIMER dont la collaboration nous fut si
précieuse et aussi Nadia BENLAKHIL,. et plus particulièrement Gabriel PREISS.
Contrat n° AO 87 LR 110
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Il nous a fallu "naviguer" entre nostalgie et innovation. Une pareille
dualité aurait pu paraître gênante : la nostalgie n'est-ce pas le regret
de ce qui n'est plus , ne nous condamne-t-elle pas à fixer notre attention
sur quelques permanences bien chétives du passé ? Quant à l'innovation
authentique, nous ne pouvions la retrouver que chez quelques uns et elle
risquait de briser un consensus alimentaire qui devait être le fruit
de l'ensemble d'une communauté. En fait, nous aimerions distinguer deux
sortes de recours au passé. Une curiosité purement historique à la suite
de laquelle nous nous apercevons que presque tous les modes de vie ont
changé et qu'une célébration du passé prend l'allure d'une commémoration
funèbre - et d'autre part, une plainte encore vive de ce qui fût, l'allu
sion à des êtres, à des manières de faire dont on fût le témoin et qui
contribuent à la sédimentation, à la richesse du présent. Une telle
mémoire vivante demeure dans l'arrière-pays et dans certains quartiers
des grandes villes.
Aux alentours des cabanes de Lunel, l'on nous parle avec émotion de
^CUX(,TA_ qui préparait si bien la soupe et qui n'hésitait pas à
inviter tous les autres cabaniers a venir la chercher dans leurs écuelles.
A Nîmes, lors des férias de l'après-guerre, les toreros célèbres entraient
dans un café, ils commandaient à l'intention de leurs admirateurs deux,
trois mètres de pastis : entendez que le barman alignait des verres de
pastis sur deux ou trois mètres du bar. La société fonctionne (survit)
à coups de mémoire tout autant que sur fond de projets. L'alimentation
du présent en appelle à d'autres plats succulents aujourd'hui disparus.
Il serait, nous en parlerons par la suite, bien vain de s'inspirer de
ces recettes, de tenter de les reproduire, comme s'il suffisait de les
mettre en fiches. Car premièrement, elles ne sont stimulantes, sources
de merveilleux que sur le mode du légendaire ; deuxièmement, elles eurent
partie liée à deshommes, à des femmes qui ont emporté avec eux un secret
qui n'était pas seulement d'ordre technique mais qui exprimait aussi
leurs manières d'être au monde, d'aller vers les autres.
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Puisque le passé s'est exilé loin de nous, notre sœpticisme est grand
en ce qui concerne la restauration d'une cuisine régionale et nous sommes
disposés à nous ouvrir â ce queleprésent saura inventer de différent. Le
changement dans les manières d'être et de s'alimenter peut s'opérer d'une
façon informelle, anarchique ou en vertu d'un projet réfléchi. Ainsi,
il s'agit parfois d'un bricolage pittoresque. Ce pêcheur continue à
s'adonner à sa passion. Seulement, comme il ne néglige pas les apports
du progrès, par mauvais temps, il s'installe dans sa caravane, il pose
ses lignes qu'il surveille d'une façon intermittente, tout en regardant
sa télévision. Il vide de temps en temps une canette de bière. Ses enfants
flânent ou se poursuivent ; ils rentrent parfois dans la caravane pour
grignoter des biscuits, une tartine.
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Populaires ? est-il encore possible d'user de ce
concept 1 Certains sociologues et non des moindres ont cherché à
montrer qu'il n'existait pas un accent, une langue populaire. Le
Peuple n'aurait-il pas été un mythe véhiculé par Michelet, par
Péguy, par quelques penseurs progressistes ? Et, de nos jours, ne
vaut-il pas mieux parler de classe moyenne, d'exclus, d'une société
éclatée en d'innombrables individus ? Au-delà des classes sociales,
et bien qu'elle les recoupe partiellement, nous croyons légitime
d'user de cette notion à laquelle nous accolons quelques qualificatifs :
comme la proximité, la simplicité dans les goûts et les relations
sociales, la chaleur et le manque ( relatif) de retenue, tous éléments
qui particulariseraient les fêtes"populaires". En ce qui concerne l'alimen
taire, nous ajouterions le " bon marché" ou " le pas trop cher", l'émer
veillement devant la quantité tout autant que de la qualité.
Mais où aller quérir ce peuple que l'on déclare " in
trouvable" ? Certes, il existe des êtres plus modestes que d'autres.
Nous ajouterons cependant que " le populaire" constitue une dimension
qui habite chacun d'entre nous. Nous pouvons avoir ou non, selon les
circonstances, une manièire d'être populaire. Déjà Gurvitch avait
montré que la masse, la société, la communauté ne constituaient pas
des entités distinctes, mais des façons de nous conduire qui coexistent
chez le même individu.
Ou encore, et nous nous rapprochons du festif, chaque
fois que nous sommes en présence d'une effervescence informelle,
spontanée, sans projet bien défini, nous aurions le droit de soupçonner
l'émergence d'une forme populaire. Une telle interprétation va à l'en
contre d'une conception bien différente, celui d'un peuple attaché
à des traditions qu'il perpétue scrupuleusement ? Ne vaut-il pas
mieux estimer que nous sommes en présence de deux sortes de manifestations
du " populaire".
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Je pressens toutes les raisons que l'on peut avancer pour
expliquer et prédire la disparition de pratiques alimentairs
populaires. tri'£'_» ... tienilrt«*i'à un bouleversement radical
de nos modes de vie : l'urbanisation, le travail des femmes à
l'extérieur, le développement de certaines formes de loisir,
l'allongement des transports ont pour conséquence le
fractionnement des repas, leur allégement, l'introduction de
mets préparés industriellement, leur "délocalisation". Une
telle modification de notre manière d'être aurait
particulièrement atteint les "couches laborieuses".
J'admets, en partie, une pareille analyse et nul ne
saurait nier l'importance des "repas vite pris" et ceux des
cantines d'entreprises. Je relève, cependant, l'existence de
lieux qui résistent à pareille extorialisation : ainsi, dans
les Halles de Narbonne, trois bars - "Chez Régine", "Chez Jo"
et au "Au Select Bar", la dernière dénomination me parait la
plus savoureuse lorsque l'on observe la clientèle juchée sur
des tabourets mal commodes; elle doit être contemporaine de
cette race de cinémas d'avant guerre qui avait aussi pour
enseigne le titre de "select". On y prend l'apéritif, tandis
que la foule des acheteurs de légumes ou de viande vous frôle
mais aussi on y mange un cassoulet maison, des omelettes,
une daube, un mets qui constitue véritablement le plat du jour
et non une "prétentieuse surprise du chef". Sur un gaz, la
daube continue à mijoter sous le regard des habitués ou encore
l'on "casse" à leur intention deux oeufs au dessus d'une
poêle.
Quels sont les convives ainsi attablés et qui constituent
une murette par rapport aux flux du marché ? Quelques gitans,
des maghrébins , des filles au regard rieur et aussi les
vendeurs qui achèvent leur matinée de travail, sans avoir
quitté leur blouse ou leur tablier. Voilà au moins une
circonstance au cours de laquelle le lieu de travail et celui
du manger n'ont pas été disjoints. Chacun de ces cafés possède
sa particularité. Deux d'entre eux sont enfouis dans les
Halles et la seconde rangée des consommateurs empêche . •
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pratiquement les ménagères de passer. "Chez Martine" se situe
tout près de l'une des entrées, il est au voisinage des
"bancs", de "cabines alléchantes" * "Chez Raymond", un
tripier qui expose les têtes de veau, des baquets de tripes,
des coeurs d'agneaux," un fromager habile qui semble avoir
convoqué tous les fromages, pourtant nombreux, de France.
Malheur à celui qui ne tremperait pas son pain - jusqu'à
expiration - dans la sauce de son Bourguignon : la patronne
lui reprocherait de dédaigner sa préparation ou encore, tandis
que vous avez en main un verre des Corbières, un voisin
malicieux . fait trembler votre main.
Nous ajouterons quelques remarques qui nous semblent
précieuses dans la mesure où elles vont à 1'encontre du sens
commun :
1) On pense "pique-nique", repas à la bonne franquette, au
grand air et on songe aussitôt à la verdure, aux ruisseaux, à
la chanson des bois.
Or le "grand air" nous le retrouvons à l'intérieur des
"Halles", il est vrai "ouvertes" au reste de la ville.
La nature-naturante s'exprime tout aussi bien dans le
tournoiement des visages, la présentation ostentatoire de 1=
chair que dans la fureur de l'océan ou l'innocence d'ur.e
prairie.
2) On écrit "populaire" et l'on cherche un support. Or,
non seulement ce dernier ne nous parait pas indispensable mais
au contraire, les divertissements populaires naissent souven:
d'un brassage des situations, voire des classes sociales. Ici
des semi-vagabonds, quelques commerçants prospères et des
employés de banque. C'est bien ce que nos observateurs avaieni
remarqué lorsque l'on évoquait devant eux les sorties et
gualetons des joyeuses bandes : un pharmacien, un clerc
principal de notaire se joignaient à des "gafets", à des
camarades qui travaillaient de façon intermittente.
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3) Est-il tellement sûr, comme on 1'affirme
péremptoirement, qu'il n'existe pas une orthographe, un
langage "populaires" ? Dans les restaurants bon-marché, j'ai
lu sur leurs cartes beeftek ou bifstek ou beff et non point
une désignation plus précise qui aurait offert à la clientèle
"entrecôte" ou aloyau de "bavette". Il suffit au patron
d'annoncer qu'il propose une viande rouge et tant pis pour
ceux qui, effrayés par une telle indétermination, ne lui font
pas confiance.
En revanche, comme nous le ferons à nouveau remarquer, un
nouveau langage précieux, très "mode" fleurit. Il multiplie
les civets - d'escargots, etc.. - alors que nous réservions ce
terme au lapin, aux gibier. On y cultive les métaphores
empruntées au cinéma, au théâtre, à l'érotisme. On y affiche
des plats à l'ancienne et nous prenons conscience que ces
nouveaux cuisiniers sont des pilleurs de vieux fourneaux, tout
comme certains brocanteurs (et leurs clients) se conduisent
comme des pilleurs d'églises, de fermes. Ce métalangage joue
le rôle néfaste que nous lui avions assigné dans le
domaine de la ville : des responsables expulsaient les hommes
de leurs logements, on "faisait dans l'urbain", mots et
opérations confondus. De la même façon, il existe une nouvelle
langue de la restauration qui nous exile de ce qu'il y a ce
fondamental dans l'acte de manger. L'habitat a pu falsifier,
banaliser "l'habiter" ; une certaine restauration a su
édulcorer, dénaturer "le manger".
4) De même qu'il n'existerait pas de langage populaire,
nous aurions maintenant affaire à une nourriture "tous
terrains" à la façon des productions industrielles qui, à
l'intérieur de séries, déclinent leurs gammes. Or, en fait,
l'entrée, la seule entrée suffit à distinguer des types
tellement différents de restauration : le populaire affiche
1'oeuf-mayonnaise, le pâté de campagne. Quand il se risque
jusqu'au hareng, les pommes de terre qui l'accompagnent ne
sont pas tièdes comme les convenances l'exigeraient. Le
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pamplemousse (intitulé grappe-fruits), la terrine de poisson
s'adressent à une clientèle plus huppée. Quelques plats
flottent : ainsi le pâté en croûte - car il en existe tant de
variétés. Le poulet à la Basquaise, depuis la production
industrielle de la volaille, s'adresse aux restaurants*
populaires comme à des restaurants petits bourgeois. Le buffet
de hors-d'oeuvres s'est démocratisé et certains routiers des
Corbières les offrent à leur clientèle. Le buffet de desserts
n'a pas encore suivi ce mouvement. En revanche on y ignore les
chariots de hors d'oeuvres* de desserts lesquels impliquent un
processus cérémonial : le serveur approche le chariot, il
interroge, il présente un ensemble qui se voudrait artistique
puis le garçon sert, avec dextérité, les gourmands. Il
arrive qu'en revanche un produit gagne en noblesse... Les
experts en bonne table réservent leurs faveurs à
1'andouillette - qui fut un plat populaire... mais, sans
doute, s'agit-il de reconquérir les vertus du manger vrai, du
manger simple.
5) Les manières de table suffisent aussi, pour leur part,
à opérer cette entreprise de discernement. Le vin, dans sa
généralité, entretient un rapport certain avec le monde du
travail qui vient y retrouver du réconfort : quand il possède,
un nom, un renom, une date de naissance, il gratifie le
gourmet d'une généalogie que, pour sa part, il ne possède pas.
Nous ne voulions pas insister sur ce point ¡r.ais porter notre
attention sur les usages à valeur discriminante. Ainsi le vin
compris dans le repas ne suffit pas à désigner un
établissement comme populaire : il peut s'intégrer à
l'intérieur d'une formule déjà onéreuse. En revanche, quand il
se trouve d'office sur toutes les tables, nous avons bien
affaire à une restauration populaire.
La fête, au lieu de s'inscrire en un espace consacré, peut
naître et prendre saveur à partir d'un détournement des lieux
et des usages. Dans cette cour où les enfants jouent en
récréation au ballon-prisonnier, on a installé pour la fête
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de l'école, de longues tables. Des parents d'élèves tiennent
des stands et peuvent vendre, au bénéfice de l'institution,
des gâteaux qu'ils ont confectionnés.
L'artisanal, la cuisine maison se substituent à
l'industriel. Le Directeur, les enseignants, tout comme les
parents et les élèves enfreignent, avec plus ou moins
d'audace, leur statut. Des parents étonnés découvrent qu'ils
sont à la fois semblables (parents d'élèves d'une même école)
et si différents (dans leur position sociale, leurs centres
d'intérêt). Avec une bonne volonté indéniable, ils essayent de
s'ajuster les uns aux autres - ce qui suscite parfois de
savoureuses bévues, des quiproquos. Le repas tend à
homogénéiser les disparités, on cesse "de faire des façons" ;
les plats circulent, un fond de bruit intense couvre et
uniformise les conversations qui cessent d'avoir un fil
directeur. A la fin du repas, on trinque à la santé des chers
petits, de leurs maîtres, de cette école que l'on aime bien.
L'on met aux enchères un immense gâteau qu'une table gagnera
et qu'elle consommera aussitôt... et parfois l'on danse.
Nous avons bien affaire à une fête populaire : une fête
puisqu'elle rythme annuellement le cours des études, une sorte
de fête des récoltes et moissons intellectuelles (tout ce que
les têtes ont engrangé, tout le savoir que les maîtres o."
semé dès octobre), une fête puisqu'elle permet de mini-
transgresssions à l'égard des autorités et surtout parce
qu'elle dévoile, l'un des possibles apparaîtres de cette école,
dans une nouvelle et inhabituelle perception. Une fête
populaire : elle est liée àl* institution la plus fondamentale,
la plus démocratique de la République : l'école et de
préférence l'école primaire. De surcroît, elle met en présence
des individualités de milieux différents et c'est à ce
brassage social que nous avions cru discerner le "populaire".
Or c'est au cours d'un repas commun qu'une telle célébration
peut se produire.... Sans lui, les braderies organisées par
une école font piteuse figure.
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Qu'en est-il donc du festif ? Nous ne saurions ignorer les fêtes
familiales, religieuses, patriotiques qui ont conservé une vitalité
indéniable. Si la mort ne donne plus lieu à un repas hors de l'ordinaire,
un baptême, une communion, un mariage ne se conçoivent pas sans un
certain faste alimentaire. La fête de l'ours, cet ours qui se promène
et qui menace les jeunes filles d'un pays, n'est pas tombée dans
l'oubli même si on en a modifié la date pour allécher les touristes.
Ou encore, le loto n'a guère change de physionomie même s'il bénéficie
de l'électronique. Mais peut-on assigner des dates précises aux pique-niques ?
Certes ils deviennent improbables à la mauvaise saison ; les lundis de
Pâques et de Pentecôte sont consacrés, dans certaines familles à de tels
repas champêtres. Mais un concours de circonstances décide aussi bien
de la convergence de quelques familles, de quelques véhicules en un
lieu déterminé...
La fête de la musique est relativement récente, elle connut un éclat
particulier à Montpellier en 1988. Mais quel rapport trouver entre cette
fête et l'alimentaire ? Aux alentours de vingt-deux, vingt-trois heures
des jeunes gens et des familles mangent avec appétit merguez, pizzas,
crêpes. Leur joie à manger, â s'imprégner des odeurs conjuguées, quelques
bêtises (des canettes renversées, des pantalons tâchés) m'autorisent à
parler d'une authentique fête de la mangeaille, d'un élan lyrique des
estomacs. Le même soir, les restaurants au coeur de la cité affichent
complet et ils offrent des repas de gala a des prix élevés. Les convives
dégustent leurs plats au milieu de la foule qui se presse autour de
leur table (il faut au serveur beaucoup de dextérité pour fendre cette
masse humaine), tout en écoutant un orchestre de jazz ou un ensemble
classique. Pareil exemple nous prouve qu'il se produit un déplacement
des fêtes puisque tel dimanche de Pâques paraîtra morne au regard de
cette soirée somptueuse et bruyante. Une fois de plus, l'aliment consommé
importe assez peu : il s'agit de produits que l'on rencontre sur les
plages, au coin des carrefours, mais ces milliers de personnes, leur
tournoiement, leur rire facile, leur prodiguent une dignité exceptionnelle.
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Qu'en est-il donc du festif ? Nous ne saurions ignorer les fêtes
familiales, religieuses, patriotiques qui ont conservé une vitalité
indéniable. Si la mort ne donne plus lieu à un repas hors de l'ordinaire,
un baptême, une communion, un mariage ne se conçoivent pas sans un
certain faste alimentaire. La fête de l'ours, cet ours qui se promène
et qui menace les jeunes filles d'un pays, n'est pas tombée dans
l'oubli même si on en a modifié la date pour allécher les touristes.
Ou encore, le loto n'a guère change de physionomie même s'il bénéficie
de l'électronique. Mais peut-on assigner des dates précises aux pique-niques ?
Certes ils deviennent improbables à la mauvaise saison ; les lundis de
Pâques et de Pentecôte sont consacrés, dans certaines familles à de tels
repas champêtres. Mais un concours de circonstances décide aussi bien
de la convergence de quelques familles, de quelques véhicules en un
lieu déterminé...
La fête de la musique est relativement récente, elle connut un éclat
particulier à Montpellier en 1988. Mais quel rapport trouver entre cette
fête et l'alimentaire ? Aux alentours de vingt-deux, vingt-trois heures
des jeunes gens et des familles mangent avec appétit merguez, pizzas,
crêpes. Leur joie a manger, à s'imprégner des odeurs conjuguées, quelques
bêtises (des canettes renversées, des pantalons tâchés) m'autorisent à
parler d'une authentique fête de la mangeaille, d'un élan lyrique des
estomacs. Le même soir, les restaurants au coeur de la cité affichent
complet et ils offrent des repas de gala à des prix élevés. Les convives
dégustent leurs plats au milieu de la foule qui se presse autour de
leur table (il faut au serveur beaucoup de dextérité pour fendre cette
masse humaine), tout en écoutant un orchestre de jazz ou un ensemble
classique. Pareil exemple nous prouve qu'il se produit un déplacement
des fêtes puisque tel dimanche de Pâques paraîtra morne au regard de
cette soirée somptueuse et bruyante. Une fois de plus, l'aliment consommé
importe assez peu : il s'agit de produits que l'on rencontre sur les
plages, au coin des carrefours, mais ces milliers de personnes, leur
tournoiement, leur rire facile, leur prodiguent une dignité exceptionnelle.
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La fête, loin d'être une répétition liturgique à une date déterminée,
ce peut-être aussi le contre-temps, l'irruption de l'événement. Nous
aimerions faire état de deux interviews. "Ils" habitent Lunel. Ils
bénéficient d'un congé imprévu pour se rendre avec leurs amis dans les
PyrénAées orientales. A minuit, ils se lèvent pour pêcher des truites
qu'ils cuisineront et dégusteront à dix heures du matin en solitaires
car les filles n'ont pas voulu se lever. Ces dernières déjeûnent aux /ht*-res,
alentours de quatorze/tandis que les jeunes gens sommeillent. Nous
observons toutes sortes d'inversions. Les hommes et non point les
femmes cuisinent. Les temps du sommeil et de la veille se brouillent.
Un recensement exhaustif et rigide des fêtes ne peut plus atteindre
son objectif dans une société où des individus, des micro-groupes
prennent l'initiative d'inaugurer un temps qui sort de l'ordinaire.
Cette nuance relevée, nous n'aurons pas de peine à souligner quelques
constantes.
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Ne négligeons Das pour autant les fêtes traditionnelles. Les lotos en pays vijganais (Mademoiselle Faure). Certains lotos qui se
produisent dans 1'arrière-pays (au Vigan, â Alzon, à Montardier) continuent
à relier très fortement le festif, le populaire et l'alimentaire. C'est
bien un temps privilégié puisqu'ils se déroulent pendant deux mois et à
l'intérieur de cette durée leur ordre suit un calendrier rigoureux : les
anciens combattants, les pompiers, le troisième âge, les clubs de sport
ont retenu leur salle à des dates fixes.
Le loto est populaire à plusieurs titres. Il rassemble les membres d'une
association, leur famille, leurs amis sur lesquels on a fait pression
gentiment. Si le loto est important, les habitants des communes voisines
s'y rendent. Il implique la patience, les attentes immenses de ceux qui
ont conservé en eux beaucoup de naïveté et qui en guise de jetons posaient
sur les cases de haricots. La mise en scène se veut bruyante, visible de
tous et elle attire le chahut. Le nommeur ne se contente pas d'annoncer
le chiffre qu'il a tiré. Il réveille le public, il l'interpelle, il
se livre à toutes sortes de jeux de mots cocasses : \&_ (elle coule à
Bagnoli , : la C'eze), _5J_ (le bon pastis), JJ_ (comme les jambes de Cavaillet,
qui est le président de la société de chasse), 1_ (l'amour à travers
Brassens : Sète). Allusions erotiques, géographiques, références aux
coutumes et aux particularités physiques des habitants égaient l'assis
tance. On peut demander un autre nommeur, cet instrument du destin :
en changeant de mains, on espère plus de chance.
Un tel jeu collectif se situe ä l'intérieur du groupe plus général des
jeux de cartes, comme la manille, la belote qui ont lieu pendant l'hiver
tandis que l'on préférera les boules lorsque les beaux jours seront de
retour. Les jeux sont donc en accointance avec les saisons et le cycle
de la nature.
C'est enfin et en même temps une fête alimentaire. Les bêtes, les victuailles,
les friandises (oreillettes maison, gâteaux en chocolat) sont exposées
ostensiblement. Enumérons quelques uns des dons qui figurent dans un loto
bien fourni : un cochon, des jambons et aussi des cuisses de sanglier,
des faisans, des lièvres. Ainsi le sauvage fait à nouveau son apparition
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dans l'ordre de la nature. Une société de chasse réussit bien son coup
lorsqu'elle s'empare d'un sanglier qui devient l'enjeu du loto.
Les cadeaux figurent dans un jeu de don - contredon alimentaire. Les
commerçants ont parfois offert leurs produits ou encore ils ont consenti
des rabais importants. Il est rare que l'on mange seulement en famille
une victuaille importante. Ce qui a été ainsi gagné échappe au règne
habituel de la marchandise. Quand nous avons affaire à plusieurs vainqueurs,
soit ils la dégustent en commun ou, ce qui est plus pittoresque, ils la
dépècent sur le champ. Certes d'autres lotos mettent en jeu une automobile
rutilante, mais ils relèvent de l'ordre de l'urbain et ils convoquent
toute une région.
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Les frontières du Languedoc alimentaire» Est-il possible de définir
les frontières alimentaires du Languedoc qui ne coïncideraient pas
nécessairement avec le tracé d'autres frontières ? Nous avons dit
dans une autre étude qu'une région peut posséder une existence propre
pour ses habitants, sans pour autant recevoir des limites strictes et
objectivement dêterminables. Il se produit une unité de style qui nous
permet de parler de la cuisine lyonnaise, bourguignonne, normande dont
nous aurions de la peine à déterminer les lieux d'ancrage, l'essence
et qui, cependant, nous affecte chacune d'une manière particulière.
Nous avons prononcé, comme les gens du commun le terme de "cuisine"
et non celui de "pratiques alimentaires". Dans sa chaleur savoureuse,
par le vague de sa tournure, il nous parle plus immédiatement que celui
de pratiques alimentaires.
Ce dernier prendra forme en creux par rapport à d'autres préférences,
d'autres manières. Les relations de voisinage et de différence,
d'émulation qu'elles laissent entrevoir paraissent susceptibles de nous
instruire. Vers le Haut, le Massif central, l'alligot, à base de fromage
de Laguiole, la farine de châtaignes sont peu en usage "chez nous". Le
Sud-Ouest (celui d'Agen) met l'accent sur les confits de canard, les
magrets, les tourtes, la prune et nous les ignorons. Les pommes de
terre sarladaises abuseraient le vigneron d'Armissan. Le cassoulet peut
constituer un litige, à la manière de ces artistes ou de ces terres
que deux pays se disputent. Mais là encore les cassoulets ne se ressem
blent pas. A Castelnaudary, que nous rattacherons au Languedoc, le porc
prédominera : à Limoux, il sera nécessaire de ne pas oublier une queue
de cochon. Toulouse, dans son éclectisme, introduit la poitrine, le
collet de mouton. La soupe de poissons nous est plus familière que
le tourain toulousain ou que le chabrot du Lot et Garonne arrosé de vin.
Du coté de ]a Provence il existe autour de Nîmes une zone incertaine,
partagée. La bovine, le taureau si riche dans l'ordre du symbolique,
manifestent en ce territoire une présence provençale. A cette confluence,
plusieurs explications. Nîmes a pu se concevoir proche de la Provence.
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Elle aimerait avoir été produite par Rome mais aussi, quelle paternité \t
par le Rhône. Allons plus loin. Ce Fleuve souverain a pu, réellement
ou mythiquement, créer mais aussi ces étangs qui vont au-delà de
Montpellier. L'embouchure du Rhône ne se limite pas à un seul département.
On ajoutera une seconde raison. La Petite Camargue s'est enflée en une
Grande Camargue qui prend de plus en plus d'étendue à la mesure de son
prestige médiatique. En pareil cas "l'intendance" (entendez l'alimentaire)
suit le culturel avant de l'authentifier.
Un signe mince peut marquer le franchissement d'une frontière. Le basilic
qui parfume les plats provençaux n'a pas droit de cité dans le Languedoc
alors que nous aimons, les uns et les autres, le thym.
On peut préférer prendre une vue plus large du phénomène, percevoir le
Languedoc à mi-chemin de l'Italie et de l'Espagne. Lorsque dans une
préparation, une sauce, la tomate triomphe, on relèvera une empreinte
italienne. L'ail, en revanche, manifeste l'emprise espagnole. Brassage
des populations mais aussi brassage des pratiques alimentaires et
une telle diversité ne nuit pas à la singularité de notre région.
17 Nous n'avons pas à figer le Languedoc dans une image immuable,
insensible au changement. Le Languedoc c'est,aujourd'hui comme par le
passé, une diversité de cultures, d'ethnies. A ce titre, il valait la
peine de se pencher sur l'une d'entre elles : la communauté maghrébine
comme J.P. Besombes a su le faire excellemment. Il se trouve qu'à
Montpellier, elle occupe un quartier, celui du plan Cabannes, ce qui faci
lite l'observation ethnologique, qui demeure délicate puisque nous
sommes en présence d'Algériens venus de différents points de leur pays.
Cette communauté a-t-elle perpétué sa tradition alimentaire ou bien
s'est-elle modifiée et alors, sous l'effet de quels facteurs ? En retour,
a-t-elle enrichi les modes de restauration de la région de Montpellier ?
Les grandes fêtes religieuses continuent à rythmer le temps.
Ainsi deux mois et dix jours après l'Aîd el Fitr, se célèbre l'Aîd el
Kebir. Ce jour-là, les musulmans sacrifient un moutoçi dont ils mangeront
les abats et les tripes grillés. L'influence de la religion se traduit
encore par l'interdiction de certains mets, par la nécessité de s'en
tenir à une viande cashérisée. Le partage de l'univers attribue le
monde extérieur aux nom mes qui se rendent au marché pour eff ectuer
les achats, tandis que la femme régit le monde intérieur de son domicile
et de la cuisine. Les fêtes demeurent somptueuses. Ainsi J.P.Besombes
participa à un mariage qui dura 5 jours et rassembla 300 personnes.
Le rituel du don et du contre-don fut strictement observé, chacun des
convives criant la somme qu'il versait à titre d'une future réciprocité.
Le décor du quartier perpétue l'ambiance mediterran éenne. Les mélopées
égyptiennes, les odeurs des plats manhrébins, les palabres font revivre
l'ambiance du pays. Les établissements se nomment " chez Naîma", le
"Phraraon", "la rose des sables". Sur le plan Cabannes, on vend de la
menthe et à* ' • coriandre.
Sommes-nous pour autant en présence d'une tradition qui
serait demeurée intacte? Les règles de la commensalité ont évolué.
Elles exigeraient que chacun se serve. : dans un plat commun. Or l'observa
teur, tout comme les autres membres de la famille qui l'accueille, dispose,
d'une assiette et de couverts particuliers. Peu à peu, les fêtes
occidentales prennent place à côté de leurj proprejfêtes. Comment ne
18
- pas céder à la fièvre des Noêlf! Ainsi le grand frère achètera un jouet
pour les plus jeunes. La dinde aux marrons et la bombe glacée agrémen
teront un repas de fin d'année. L'école, la cantine, le chantier constituent
des points de passage. Les camarades de travail blaguent gentiment
un fidèle, sans mesurer le retentissement de leurs propos.
Les jeunes maghrébins fréquentent les fast food
du centrr; de Montpellier. Ils s'y montrent à l'aise ; ils ont la posture
corporelle, le comportement de la "jeunesse moderne". Quand ils par
tagent les goûta de leurs parents, ce n'est pas nécessairement en fonction
de leurs croyances religieuses, mais par habitude, parce que, disent-ils,
c'est " ce qu'ils aiment" : cette préférence n'implique pas un recours
à la foi. Les filles s'éloignent du modèle familial. Elle n'ont pas la
patience ou le goût d'apprendre les secrets d'une cuisine délicate.
Quand la mère se trouve dans la nécessité de s'absenter, le père se
plaint des mets que la fille lui prépare et si l'absence se prolonge,
il devient l'invité d'une famille amie ou parente.Il est loin le temps
où une jeune fille devait savoir cuisiner avant de se marier. En
revanche, l'usage de la technologie et le maintien des habitudes séculaires
peuvent faire bon manège. Tel oranais se montre assez habile pour
découper la moitié d'un mouton et pour le ranger dans un congélateur
d'un modèle réduit.
La nouvelle génération n'aura pas accès à la cuisine
proprement locale, de surcroit absente des lieux qu'elle fréquente :
cantinejde collèges, restaurants d'entreprises, fast-food. Elle s'est
ouverte à un modèle occidental banalisé ou américanisé. Dans un fast-
food éloigné du centre et d'allure modeste, des vignettes évoquent
ce qu'il est possible de consommer : plats de couscous, tajines au
boeuf, pizzas, steack-frites, coca-cola, café. Une pareille coexistence
relève de Tindistinction, de l'indifférence beaucoup plus que de la
tolérance et d'un enrichissement mutuel.
Quant à la cuisine maghrébine, elle n'a pas été
véritablement assimilée, malgré les apparences, par les grandes villes
du Languedoc. Par exemple, à notre connaissance, le couscous le plus
délicat, celui qui s'élabore hors de l'apport d'une quelconque sauce,
n'apparait pas dans les restaurants. Nous relevons un goût approximatif
19
pour l'exotisme et non point de l'intérêt porté à une autre culture.
Les pieds noirs, parce qu'ils sont venus en nombre, parce qu'ils ont
vite été mêlés à la population, ont davantage imprimé leur marque
aux habitudes alimentaires du Languedoc : telle leur anisette, telles
leurs merguezs ou encore, de la part des oranais, tout autant que
des espagnols, la propension pour les tapas. Seuls quelques étudiants
savent fraterniser et découvrir l'autre à travers toutes les formes
de la culture qui lui sont propres.
20
Chacun des termes,qui s'associent pour composer cette thématique,parait
aller de soi, relever du langage le plus clair et le plus répandu. Il
nous semble, cependant, nécessaire d'en expliciter le sens puisque
nous aurons donné volontairement à chacun d'eux une ou des significations
déterminées et que ces parti-pris linguistiques ont orienté notre
recherche.
Les pratiques alimentaires. Elles ne concernent pas
seulement, loin de là, la consommation, la durée de la dégustation, mais
aussi l'approvisionnement et la préparation. Dans certaines circonstances
et pour certains des acteurs concernés, les deux premiers moments sont
les plus importants.Nous avons assisté, dans les Pyrénées orientales,
à deux boulinadesque du vin, des moules et quelques gâteries accompa
gnaient. Les hommes qui s'étaient chargés de leur recherche durent
"chevaucher" de-ci de-là : aller quérir le vin dans l'arrière pays
et les moules près de l'étang de Leucate et les anguilles en un autre
point de l'étang. Il leur aurait été possible de préparer à l'avance
certains de ces achats, comme celui du vin. S'il$-ne le firent pas,
ce ne fut pas, selon nous, par imprévoyance mais parce qu'il fallait
instituer, en une durée déterminée, la séquence festive. Quant à ce
déploiement spatial ( à travers de petites routes et malgré une intense
circulation), ils le justifièrent en disant qu'ils se rendaient là
où le vin, les moules étaient les meilleurs. Le lecteur aperçoit donc
dès maintenant ce qui constitue l'excellence d'un repas : ce n'est
pas toujours la rareté, le prix des mets, mais la justesse d'un choix.
Seul un indigène connait " le meilleur", et il lui faut un réseau
d'amitiés pour obtenir ce vin-là, dans cette propriété-là. De là, un
certain affairement mais la fébrilité constitue un élément du festif.
La population maghrébine du placeábamos, telle que
J.C. Besombes l'a étudiée, n'agit pas, n'agissait pas autrement. Au
début de sa venue en France, il lui arrivait de se rendre à Marseille
pour acquérir des aliments, des épices qui venaient d'Algérie. Puis
elle a bénéficié du concours de commerces installés à Montpellier.
L'achat nécessitait quelques palabres, non point parce qu'il s'agissait
de discuter les prix, mais pour s'assurer de l'authenticité de la marchandis
21
En particulier, lorsqu'un client achète de la viande casher ( puisqu'à
la différence de la religion juive, la bête ne porte pas un cachet),
il faut bien accorder saconfiance au boucher. Les hommes, comme dans
notre boulinade, s'acquittent de cette tâche.
La pratique du surgelé, la possession d'un congéla
teur, en niant les effets du temps, rendent ou pouraient rendre ce
premier moment obsolet. C'est,en effet, ce qui se produit. Mais-, soit
nous sommes en présence d'une catégorie sociale qui entend autrement
la fête, soit les personnes interrogées mettent l'accent sur quelques
éléments qui exigent d'être achetés au dernier moment, soit cette
première instance disparait dans une effervescence collective. C'est
pourquoi nous devons modérer notre première analyse selon laquelle les
trois instances paraissaient nécessaires. Je songe à toutes ces fêtes
au cours desquelles les jeunes gens, les enfants, les couples consomment,
à la va-vite, ce que des marchands ambulants leur proposent : fête
du P.C. de l'Aude à Coursan, fête de la musique à Montpellier. Il serait
injuste de parler d'un public de consommateurs. Leurs sens sont en
éveil, ils communient autour d'un événement exceptionnel et cela
suffit à les considérer comme des "actifs".
Dans une ville de quelque importance, la tenue
du marché joue un rôle essentiel. Il n'est pas dit que les produits
viennent du terroir mais, d'une façon en quelque sorte symbolique,
ils y ont acquis un titre de naturalisation. Telles les halles somptueuses
de Narbonne. Si le poisson vient, en partie, de la méditerranée, et
les étiquettes comme le prix les distinguent des produits de l'océan,
légumes et fruits arrivent de région^plus ou moins éloignées. Mais,
après leur séjour dans cette marmite sonore et odorante, exposés osten
siblement sur les étals, on peut les considérer comme relevant de la
faune et de la flore audoises. En outre, il y a toujours quelques "petits"
jardiniers qui vendent ce qu'ils ont produit et qui ont la faveur d'une
certaine clientèle. Dans les villes du sud-ouest plus que dans celles
du Languedo^., le marché du samedi constitue encore •. une rencontre
entre la Terre et la Ville ( ainsi à Montauban, à Villefranche de
Lauragais). Pendant quelques heures, cet espace urbain, par le plumage
22
de ses volailles encore vivantes, grâce aux parfums de ses fruits, a
quelque chose d'une grande ferme.
L'approvisionnement, s'il continue à jouer un rôle
important dans les pratiques alimentaires, se prête aujourd'hui à
plus de souplesse. Même les maghrébins, si attachés à leurs traditions,
acceptent de se rendre dans les supermarchés, pour acquérir certains
épices. Les pique-niqueurs, les hôtes d'une fête d'un soir, visitent
sans scrupule un mamouth.Certaine/grandes surfaces ont aperçu ce
changement de mentalité et, dans leurs rayons, elles offrent de quoi
composer un menu exotique, donc exceptionnel : de quoi confectionner
une fondue savoyarde, des plats d'extrême-Orient.
Il aurait été pertinent de dresser un catalogue des bonnes réputations
de bouchers, charcutiers, boulangers, pâtissiers. A Sommieres, Ludo
Charderron, herboriste, se veut créateur de sauces aux herbes et inven
teur de cuissons savamment accordées à telle ou telle recherche aromatique.
L'artisanat ne concerne pas seulement le dernier tonnelier ou le dernier
chaisier de Bédarieux. Ce sont aussi des techniques de préparation de
mets et comestibles. La cuisine plus que d'autres technologies qui ont été
remplacées à la suite de l'innovation industrielle perpétue et conserve
en les enjolivant des pratiques culinaires "immémoriales".
Nous porterons par la suite notre attention sur la parole, sur l'art du
commentaire ou du compliment, directement adressé au cuisinier ou développé
en son absence. Il serait possible de distinguer deux manières d'user
de la table : celle où le cuisinier fait partie de la fête : membre de
la famille il peut régaler ses hôtes pour son propre anniversaire, aidé
de quelques amis à qui il a ouvert sa cuisine comme un bibliophile jaloux
ouvre sa bibliothèque précieuse; - celle au contraire où les cuisiniers
ne paraîtront pas : parfois parce qu'ils ont été écartés de la fête ;
dans d'autres circonstances parce qu'ils préfèrent ne pas quitter ce lieu
qui leur paraît privilégié : celui des fourneaux.
On comprendra que dans ces conditions la cuisine engage la totalité d'une
culture et que grâce à elle, je puisse accéder à mon identité. En outre,
elle constitue un authentique modèle anthropologique dans la mesure où
elle expose à l'approbation ou à la désapprobation les cuisiniers mais
aussi ceux qui savent goûter les plats qu'on a préparés à leur intention.
24
La préparation. Nous dirons par la suite qu'elle est souvent bâclée ou
peu présente et que d'autres facteurs suppléent à cette carence. Mais,
le savoir-faire ne suppose pas nécessairement une longue et patiente
éducation. La mise en oeuvre d'un feu en plein air suffit à créer la
différence avec la cuisine quotidienne. Sur les plages de Sète, aux
alentours de minuit, des jeunes gens, en signe d'appétit et d'allégresse,
font griller quelques sardines. Ils allument des feux de joie. A Gruissan-
Plage, la grillade joue le même rôle. Les produits sont d'une qualité
inégale : bon marché comme le maquereau, la sardine ou d'un prix plus
élevé comme le loup, le turbot ou une belle pièce de boeuf. Au-delà de
cette diversité, les braises illuminent la grisaille du reste de l'année.
L'utilisation du sarment de vigne et non du charbon de Ibois ajoute un
plus incontestable. Certes, il faut surveiller la cuisson mais j'ai
remarqué chez mes cuistots amateurs une attention exagérée destinée à
donner encore plus de prix au résultat final. Selon mes observateurs,
il existe une culture de la cabane. Les enfants les plus négligents
entretiennent le feu à distance de la masure et sans que les parents
aient à leur en intimer l'ordre.
Quand j'interroge Michel un ancien marin (il porte toujours la casquette,
il a les bras tatoués mais depuis quand ne navigue-t-il plus !) sur la
boulinade qu'il a préparée pour quatre-vingts convives, il met en avant
la peine qu'il a prise : "Il s'est levé à deux heures du matin. Il a
lavé les anguilles six à sept fois et non point deux fois". Il tient
a prendre ses distances par rapport à d'autres cuisiniers qui agissent
dans la facilité "en ajoutant de la farine, du gras, de la tomate".
Il ne compte plus le nombre de boulinadefqu1il a préparéejet celles
qu'il a refusées parce que les demandeurs ne lui plaisaient pas. Je
retrouve chez lui ce même orgueil que Charles Péguy observait chez les
faiseurs de chaises de son enfance. Tandis que nous mangeons, il
continue à s'affairer, il transpire, il refuse de s'asseoir auprès de
nous. Au moment du dessert.il consent à se mêler au groupe et il chante
des chansons de toujours.
25
* La plupart des cités du Languedoc continuent à revendiquer un savoir-faire
qui pourtant s'amenuise ou se généralise. Les habitants de Lunel parlent
d'un certain veau aux petits pois. Ceux de Sête exaltent leur bourride
de Êaudlrvfeout comme leurs tielles et ils déclarent médiocres toutes celles
que les traiteurs de Montpellier préparent. Les Narbonnais que j'ai
interrogés manifestent moins d'orgueil mais ils affirment â juste titre
que la sauce de leurs escargots est différente de celle des Catalans.
Là encore, l'identité culturelle, culinaire se joue sur des différences,
fussent-elles minimes. La revendication de sa propre originalité peut
passer par un rapide tour de France qui me laisse pantois. Tel Catalan
me vante les anchois de Collioures. Il croit bon d'ajouter emphatiquement :
"Les Niçois ont leur salade, les Bourguignons leur jambon persillé et
les Catalans leurs anchois". Nous remarquerons en outre que l'évocation
de ce signe de distinction culturelle se situe au niveau de plats simples
mais qui suffisent à exhiber laçreuve d'un apport singulier.
t Cependant, nous nous interrogeons sur la perdurance d'un savoir-faire
qui ne se limite jamais au registre de l'habileté. Ainsi, les filles
de la seconde génération maghrébine ne savent plus travailler la semoule.
J.P. Besombes s'en inquiète auprès de leur mère. Evidemment, il y a le
savoir-faire : il faut, et l'expression me paraît admirable, "avoir la
main douce", "la main sucrée"... mais pourquoi ne pas tenter de trans
mettre ce don ? L'une des mères, avec beaucoup de lucidité, recourt à
une explication plus globale : "Il faut en saisir l'importance". Hors
d'une culture et de ses valeurs fondamentales, les gestes les plus
humbles perdent leurs significations.
26
La consommation elle-même. Nous retrouvons une thématique qui nous es t
chère. Tout autant que la nourr i ture elle-même, ce sont les pratiques
qui assurent à la res taurat ion sa qua l i té de populaire et de f e s t i f .
Un restaurant de la haute val lée de l 'Héraul t organise un réve i l lon .
Nous notons des p la t s d'une extrême banal i té ou qui , du moins, appa
ra i s sen t dans bien d 'aut res res taurants en ce t te période de l 'année :
pâté de canard, gambas ou grosses c reve t t es , dinde aux marrons ou
chev reu i l . . . seulement on y par le , on y chahute comme on ne le f e r a i t
pas dans un restaurant bourgeois de Beziers ou de Montpellier. Certains
convives approchent de la cuisine - au risque de se fa i re rabrouer
gentiment - pour humer et goûter les sauces.
Je me rends assez souvent, le soir , dans un restaurant de Montpellier
bien nommé "La Tomate". Je décide d'y déjeuner. Mon voisin avec qui j ' a i
ent repr is de converser ( i l t r ava i l l e dans le bâtiment comme carreleur)
m'annonce que j ' a i de la chance car l e p la t du jour consiste en une bel le
sole fraîche. Je commande ce poisson à laipatronne qui assure le service .
El le me répond qu ' e l l e a seulement acheté un cer ta in nombre de so les ,
q u ' e l l e réserve pour des habitués qui ne sont pas encore a r r ivés . Cette
préférence (cette exclusion) me rav i t tout autant qu ' e l l e me f rus t r e .
I l exis te donc un l ien p r iv i l ég ié , peu imaginable en un autre l ieu de
la res taurat ion, entre la patronne et cer ta ins de ses c l i e n t s . Quand
mes amis enquêteurs se sont rendus à Robinson (une guinguette pi t toresque,
presque historique et que l 'on d i t menacée), i l s avaient avoué au patron
q u ' i l s étaient étudiants et q u ' i l s avaient l ' i n t en t i on de dîner à la
mesure de leur bourse. Celui-ci n'en t i n t pas compte et p r i t p l a i s i r à
les t r a i t e r royalement.
I l n ' e s t pas q u e s t i o n de n i e r l ' i m p o r t a n c e de l a bonne
c h è r e dans l a r é u s s i t e d ' u n e f ê t e e t d a n s l e c o n t e n t e m e n t
q u e l l e provoque chez t o u s . P u i s q u ' i l f a u t é t a b l i r une coupure
d a n s l a d u r é e q u o t i d i e n n e , p o u r que l a f ê t e s o i t é v i d e n t e , un
s u r c r o î t de n o u r r i t u r e en q u a n t i t é e t en q u a l i t é n ' e s t - i l pas
l a marque que nous i n a u g u r o n s une a u t r e t e m p o r a l i t é ? Ou
e n c o r e p u i s q u e l e s s i g n e s p r é c u r s e u r s d o i v e n t s u s c i t e r l a
f é b r i l i t é , l ' i m p a t i e n c e , l a p r é p a r a t i o n d ' u n f e s t i n , n ' e s t - i l
p a s l e p l u s s u s c e p t i b l e de m u l t i p l i e r de t e l s s i g n e s : a n x i é t é
de " r a t e r " un p l a t p o u r t a n t f a m i l i e r , e t que v a u d r a ce v in
i n c o n n u e t comment d i s p o s e r l e s c o n v i v e s ! Les o d e u r s
a n n o n c e n t - s u r un mode d é l i c a t , d i s c r e t - ce q u i b i e n t ô t s e r a
27
s-a-vouré. Les soins apportés ce jour-là à la cuisine prouvent
que l'on tient, en amitié et en estime, les convives - et, à
leur tour, ils voudront faire bonne figure, remercier leurs
hôtes (c'est parfois tout un village) par milles compliments.
Ce rôle étant accordé à la bonne chère, il convient de
mettre en évidence d'autres dimensions qui concerneront
certains groupes déterminés, comme ceux d'hommes entre eux ou
de jeunes gens. A cet instant de l'analyse, c'est la notion
même de "populaire" qui exige d'être cernée à nouveau. Soit
parce que nous avons affaire à des sous-groupes, nous pouvons
décréter que ce sont là des franges marginales qui n'engagent
pas l'ensemble de la population, soit le peuple se reconnait à
l'existence de ces rencontres éphémères ou durables - qui
excluent parfois les femmes et parfois les adultes intégrés
socialement.
Si nous prenons à notre compte cette seconde hypothèse, il
devient légitime, fructueux d'observer et de décrire des
groupes qui libérés des contraintes habituelles, assument,
sans retenue, l'essence des réjouissances populaires. Mais
nous apercevons alors que l'on y boit autant que l'on y mange
- et même que l'on boit plus que l'on'se nourrit.
Quand nous avons interrogé des jeunes gens, des retraités,
des couples en activité sur "leurs pratiques alimentaires",
nous nous sommes aperçus qu'ils en restaient rarement à une
analyse de leurs préférences à une description de leur
pratique. Quoi de plus normal puisqu'il s'agissait
d'entretiens libres ! Mais à quelle dérive avions-nous affaire
et que signifiait-elle ? Nous avions constaté le même
phénomène en ce qui touchait la réhabilitation de certains
quartiers. Les habitants auraient dû se sentir concernés. Or
une réflexion menée sur l'urbain semblait provoquer chez eux
l'ennui. En revanche ils parlaient - parfois jusqu'à
l'intarissable - de leurs familles, de leurs voisins, de leurs
vacances. Il y avait là un déni à l'égard d'opérations pour
lesquelles on sollicitait cependant leur participation.
28
Nos entretiens qui ont eu pour objet l'alimentaire ne nous
conduisent pas aux mêmes conclusions ; certes, ils parlaier."
de ce qu'ils emportaient pour pique niquer ou de ce qu'ils
mangeaient, aimeraient manger en une période exceptionnelle,
mais, selon une pente naturelle, ils racontaient mille choses
qui avaient trait à leurs amis, à certains trajets, à des
lieux qu'ils aimaient et ils évoquaient tout cela avec
beaucoup de finesse et de précision. C'est donc qu'il existe
une association très fondée entre le repas (qui a laissé des
traces) et le paysage et les amis avec lesquels on l'a partagé
et les bons moments (plaisanteries, en particulier) que 1'on
a passés ensemble.
Nous étions partis à la recherche de pratiques
alimentaires spécifiques au Languedoc : nous n'en nions pas
l'existence mais nous prétendons qu'il ne faut pas er.
surestimer l'originalité. En revanche, nos interlocuteurs nous
ont fait découvrir les paysages qui étaient les leurs et qui
n'étaient la copie d'aucun autre«, des existences qui
possédaient des traits d'une saveur singulière. Ils se
souvenaient du repas , non point parce que la
préparation en avait été particulièrement réussie, mais pour
la lumière qui, ce jour là, avait éclairé les lieux et les
visages. Le repas, le temps du partage des mots et surtout de-
coeurs .
Du même coup un recueil de recettes manque nécessairement
son objet. Il ne peut pas nous dire quelles mains, quelle
existence a préparé ce plat, en quelles circonstances et à
quelles personnes il était destiné. Il feint de croire à une
certaine généralité là où importe le tour de main de chacun.
Il décompose les mets de base, les ingrédients, les moments et
à partir de ce recensement il croit reconstruire une durée qui
repose sur la fluidité, sur une unité indivisible, quasi
musicale. Le fameux secret des cuisinières et cuisiniers ne
signifie pas seulement le refus d'être copié puis injustement
29
gaz ou sur un feu improvisé. Si nous mettons fondamentalement l 'accent
sur cet te inser t ion ou sur cet te non- insert ion de la nour r i tu re dans le
cycle du T rava i l , i l nous faudra considérer comme une forme de casse-
croûte les soles que les pêcheurs d'Agde font cu i re , à même leur bateau.
Or, nous n'avons pas l 'habi tude d'associer la préparation d'un poisson
aussi f i n qu'une sole f raîche de la Méditerranée et le casse-croûte
que nous voudrions c ro i re expéd i t i f , o rd ina i re .
v Du pique-nique, on peut sans invraisemblance, affirmer qu'il s 'est à la fois répandu et banalisé, qu'il représente pour beaucoup une commodité et non une belle aventure. Sans doute
e s t - c e p a r c e que l a f o n c t i o n a l i m e n t a i r e se c é l è b r e avec moins
de f e r v e u r e t que ce r e l a t i f d é t a c h e m e n t t o u c h e a u s s i l e
p i q u e - n i q u e . En o u t r e , nous sommes moins e n f e r m é s dans nos
v i l l e s . Un d é j e u n e r s u r l ' h e r b e , au m i l i e u de t o u s l e s voyages
e x o t i q u e s r é e l s ou i m a g i n a i r e s , ne c o n s t i t u e p l u s un e x p l o i t .
Nous sommes moins c o r s e t é s d a n s nos c o n v e n t i o n s e t , par
e x e m p l e , mon t r e r en mangeant n o t r e c o r p s t o u t e n t i e r (ce que
l a t a b l e b o u r g e o i s e c a c h a i t avec s o i n ) n ' a p l u s r i e n de
d é c o n c e r t a n t .
Bien d a v a n t a g e , une p a r t i e de l a p o p u l a t i o n ( j e u n e s ,
é t u d i a n t s , c a d r e s moyens) p i q u e - n i q u e chez e l l e . La moquet te
b l e u e , o r angée s ' e s t s u b s i t u é e à l ' h e r b e d o n t nous nous
a t t r i s t o n s q u ' e l l e s o i t i n e x o r a b l e m e n t v e r t e . Quand un j eune
c o u p l e ou une bande de c o p a i n s s o r t e n t d ' u n f a s t - f o o d avec un
g r a n d p a q u e t c o n t e n a n t p o u l e t , f r i t e s , nous ne savons pas
s ' i l s s ' a p p r ê t e n t à une v i r é e dans l e s e n v i r o n s ou s ' i l s cnt
d é c i d é de d é j e u n e r ensemble d a n s l ' u n de l e u r s a p p a r t e m e n t s .
30
égalé : il se fonde sur une peur quasi oti t"ólogique. . . Si un
autre (qui n'est pas de ma famille ou de ma race) obtient
finalement la même réussite que moi, il me dépossède de mon
existence. Il est entré dans mon corps, il est mon double et
il m'a aliéné de ma singularité. Certes cette crainte est
excessive, car "un tour de main" ne s'attrape pas
aisément... encore qu'il existe des imitateurs-
prestidigitateurs de talent.
Enfin, il serait indécent d'étaler sur de l'imprimé à gros
tirages, ce qui relève du plus intime au même titre que les
relations d'amour. C'est pourquoi nos cuisinières, quand elles
consentent à décrire une recette, la cachent sur un vieux
papier quadrillé bon pour les enfants et les cachotteries d'un
instant.
L'apéritif précède le banquet de midi à Gignac, à Aniane,
aux Matelles mais il s'agit d'un apéritif qui se prolonge et
nous allons voir comment il donne lieu à mille fantaisies. En
conséquence une fête se mesurera à la qualité des mets (on a
affaire à des "fines gueules" que l'on ne saurait abuser) mais
encore davantage à la fantaisie, aux farces que l'on invente,
et osons reproduire le mot en usage "à un certain déconnage".
Ainsi une 2 CV citroën a été déshabillée de ses tôles et
ca'rosseries, sauf le capot qui sert de table de café. L'auto
devient une salle à manger sur laquelle on a inscrit "il y a
toujours une table pour boire un coup". La rigolade prend des
allures de défi. La règle est la suivante : "qui, toi, par
exemple, es-tu capable de boire comme si rien n'était, sans
renverser carafe, bouteille, verres, pot à eau pour "troubler"
le pastis, en cravate et chemises propres, pendant que le
chauffeur fait le tour du village ?". Le vainqueur aura
accompli un véritable exploit. En effet le conducteur
entreprend le tour du village. il accélère à chaque joli I* C*IOMSS¿*~-
franchissement des "rigolesy ^u Cailar " les eaux pluviales
s'écoulent à même le revêtement de rues qui ont de fortes
pentes.
31
Où se situe l'élément festif ?.. Nous notons d'abord que
l'objet témoin est constitué par du vin, et surtout par du
pastis, indice fort de la méridionalité. Ensuite les jeunes
gens se moquent gentiment (subvertissement) du code de la
route et de la bonne conduite. Il faut relever un défi, ce qui
est commun à beaucoup de fêtes, mais il s'y ajoute un goût
plus singulier de la mise en scène : transformer un véhicule
en un bar ambiant, s'habiller comme pour une cérémonie à
l'instant d'accomplir de folles cabrioles.
Le repas - cette fois du village tout entier - ne se
produira qu'après cette cavalcade. La communauté semble s'être
partagée : d'un côté les jeunes, de l'autre les adultes. En
fait il n'en est rien. Les premiers ont négocié; jusqu'où ils
pouvaient aller trop loin. Ils assument la responsabilité des
festivités. Ils préparent aussi leur entrée dans la vie
active, civique, professionnelle.
Mais pareille transgression ne s'inscrit-elle pas à
l'intérieur de contraintes et d'une stricte stratification
sociale ? Quand tel est le cas, avouons que la plupart des
fêtes ont assumé ce rôle régulateur. Le fils d'un grand
propriétaire n'est pas, pour autant que nous ayons pu
l'observer, sur le même pied d'égalité que le fils d'un petit
ouvrier agricole. Mais les valeurs, dans l'arrière-pays et
encore davantage en pays de bouvine, se mesureront sur une
autre échelle : l'audace, la répartie, le savoir et
l'expérience en matière tauromachique, la séduction occupent
le devant de la scène.
Par ailleurs, quand nous avons interrogé des personnes
d'une autre génération, il est apparu qu'elles se souvenaient
de quelques farces mémorables : sans doute parce qu'elles
avaient davantage frappé leur imagination que l'ordinaire
des repas mais aussi parce que la première de leurs joies
était d'être ensemble, de se moquer et de rire. Là encore,
l'aliment était souvent l'élément propre à déclencher une
32
galéjade. Près de l'Etang de l'Or, Louis aimait cuisiner pour
ses camarades. Il lui prit la fantaisie de bourrer son lapin
d'épinards en guise de farce (cette fois entendez le mot dans
son sens culinaire). Au moment de déguster le plat, il feint
de croire qu'il avait oublié de vider la bête : mines de
dégoût des convives qui ont déjà "attaqué" le lapin. Sur quoi,
il remet les choses au point et tous reprennent appétit.
Dans un autre groupe de cabaniers (à Mauguio) il avait
pris la peine de découper en fines lamelles des bottes de
caoutchouc. Il donna tous ses soins à la sauce qui était
excellente et il présenta ce prétendu plat de tripes. Les
copains trouvèrent goûteuse la préparation mais ils ne
parvenaient pas à mâcher ces satanées tripes. L'ami-cuisinier
leur laissa user en vain leurs mâchoires avant de leur dire ce
qu'il en était.
Le monde des cabaniers, reconnaissons-le, se sait et se
veut distinct du reste de la population. Et en même temps, les
cabanes et ceux qui les habitent représentent la part du
rêve; ils réveillent une simplicité et une amitié qui ne
demandent qu'à s'exprimer chez les autres hommes. Ce que nous
voulons laisser entendre, c'est que nous sommes en présence
d'une même et unique gaité qui remplit les estomacs, délie les
langues, éclaire les visages, que l'échange, dans ce qu'il a
de fondamental, n'a pas à être recherché seulement du côté de
quelques tribus lointaines ou en voie de disparition, qu'il se
manifeste tout près de chez nous : mais encore faut-il mériter
d'être admis parmi les gens simples qui ne manquent pas de
subtilité pour évaluer qui est digne de participer à leurs
festins et à leurs galéjades.
Les gens modestes, pour banqueter, n'ont pas à rechercher
des plats originaux ou des mets qui s'inscrivent, dans une
tradition oubliée. Les menus proposés se distribuent selon une
échelle de prix et, en grimpant d'un menu à un autre plus
élevé, ils ont le sentiment "de faire la fête". Nous
accorderions à un disciple de Bourdieu que la distinction
33
sociale joue lors de cette affaire, mais nous ne devons pas
pour autant négliger le vécu des acteurs sociaux, leur
allégresse à consommer un produit rare, l'impression qu'ils se
sont permis d'accomplir un écart, un excès. En quoi ce menu de
Ganges à 135 Francs se distingue-t-il d'autres menus plus
ordinaires ! Les convives auront droit, à titre d'entrée, à un
bouquet de crevettes mayonnaise ou à du saucisson fu-é
(l'équivalence n'est pas absolue : le bouquet de crevettes
apparait sur les menus à prix median). Le premier plat laisse
le choix entre la sole grenobloise, les cuisses de grenouille
à la Provençale, les gambas grillées à la persillade, la demi-
langouste grillée.... Le client doit s'en remettre aux mots,
car la sole est-elle de la Méditerranée ou de l'océan, quel ejt
le numéro et quelle est la taille des gambas ? Quelle saveur
accorder à une langouste surgelée ?
Le chef propose plusieurs plats principaux : le magret de
canard aux cèpes, le steack de lotte au poivre vert, le
chateaubriand sauce poivre-vert... Le "poivre vert" apparait
comme un signe très répandu de distinction alimentaire.
L'évocation des cèpes (au demeurant déshydratés) a pour
fonction d'assurer la clientèle de l'affection du
restaurateur. Ce dernier nous apprend que le steack de lotte
au poivre vert représente le plat le plus demandé.
Le menu intermédiaire tient, lui aussi, à se distinguer du
"premier menu". Le melon au porto (en saison), la terrine de
saumon, la salade de pélardon, lette dernière entrée encore
"mode" est très demandée, tandis que le jambon de pays
autrefois prisé est maintenant boudé. L'escalope de veau sera
à la normande (l'assaisonnement enrichit et embellit la
viande). Mais le menu le moins cher présente la coquetterie
d'offrir, à côté de la classique côte de porc, des "cervelles à
la provençale". Beaucoup de clients choisissent ce plat qui
n'est pas languedocien mais qui représente un extra.
Le lecteur excusera notre minutie et il comprendra que
nous n'esquissons pas une enquête sur les goûts alimentaires
des languedociens. Nous .?xiz. "-•'--'- ';•<—¿. le festif à un jeu
34
d'accords, de différences et nous croyons que ce jeu se révèle
particulièrement efficace auprès des gens modestes. En
revanche, le gourmet de la grande bourgeoisie recherche une
expérience exquise, il met à l'épreuve son goût tout autant
que la réputation d'un établissement. Bref, il augmente sa
culture.
Dans certaines circonstances, la préparation se distingue
mal de la consommation ou plutôt <: - >t moment communiel qui
qualifie au mieux un repas, se situe dans la première de ces
deux instances. Dans certains campings, chacun va chercher le
plat du jour qui lui convient et il adopte la conduite qui
serait la sienne chez un ordinaire traiteur. Dans d'autres
campings, au plein de la saison, la foule s'amasse autour du
cuisinier. Elle s'attroupe à l'avance. Elle participe des
yeux, de l'estomac, à la cuisson des moules qui marinent dans
une immense bassine. Le chef transpire, se désaltère au goulot
d'une bouteille de vin, inspecte, songeur, la masse des
campeurs et, enfin, distribue d'une main équitable et preste
les portions. Quand il s'agit d'une paella, il faut posséder
l'esprit de justice d'un Salomon, d'un Saint-Louis pour que
les cuisses, les seiches, les langoustines s'additionnent eu
se soustraient au point de constituer une part adéquate. La
multiplicité des plats \,: certains disposent de casseroles,
d'autres de gamelles ou d'assiettes creuses).n'entra Y e pas
l'homogénéité de leurs postures corporelles de suppliants :
bien au contraire, on croirait qu'ils ont répondu au plus vite
à l'ordre d'un rassemblement populaire avec ce qu'ils avaient
sous la main. Moments de fièvre, d'angoisse, d'attente que
traverse le corps tout entier de ceux qui quémandent. Rendus à
leurs tentes ou à leur caravanes, ils formeront à nouveau des
groupes distincts : ils ne représenteront plus le camping tout
entier mobilisé.
35
L'alimentation végétarienne (Mademoiselle Honorât). Elle apparaît comme
une des composantes alimentaires d'une région et, à ce titre, même ou
parce que minoritaire, il nous semblait justifié de nous intéresser à
elle. Puisqu'elle repose sur un retour à la simplicité, elle paraît
devoir s'ouvrir à ce que la nature la plus proche, celle de la région
où l'on habite, offre : les différentes salades, les céréales, les
fruits de saison. Le végétarien n'est-il pas à sa manière un producteur-
consommateur lorsqu'il fait germer dans son appartement des lentilles
ou d'autres céréales ? Ne cherche-t-il pas à respecter l'ordre des
saisons, à ouvrir comme autrefois les portes de l'année, ainsi à se
soumettre à une séquence dépurative, avant de recommencer l'éternel
retour ? Les paysans, eux aussi, se nourrissaient de galettes, de pâtés
de nouille, de gâteaux de riz, de "pain perdu". Certes, il s'agit d'une
Nature universelle plus que de la végétation de telle ou telle région.
Mais, comme Jos&elyne Bonnet le fait remarquer, le régime s'infléchit
selon les provinces avec davantage de coulis de tomates à l'ail dans le
sud et aussi dans le Languedoc, de lait et de choux en Alsace, de fécu
lents dans l'Aquitaine.
Il n'empêche que nous ne pouvons pas considérer cette quête comme un
retour aux modes de vie originels d'une région. Il existe chez les
végétariens un culte quasi oriental du Végétal, de la Fécondité, une
mythique (respectable) de la non-violence, de l'harmonie intérieure
qui ne prend pas la relève d'un quelconque imaginaire languedocien
où l'on sait allier la cruauté, la dureté à la tendresse. Même lorsque
les nourritures consommées paraissent se ressembler, ce n'est pas dans
le même esprit qu'elles sont assimilées. La viande qui fait tant horreur
aux végétariens signifiait pour les paysans de jadis un morceau de choix :
la fête du cochon était l'une des plus belles. Le vin qui leur est
suspect ( bien qu'il provienne de la vigne mais ne connote-t-il pas le
- sang ?) échauffait les espritydu monde rural. Le jeûne, marque de puri
fication pour les uns, était, pour les autres, le signe de la Nécessité.
Les gens de la terre regardent avec méfiance ces jardiniers médiocres
qui connaissent mal les espèces végétales, qui arrosent trop leur enclos
alors qu'il faut parfois laisser faire les choses, qui, parfois, installent
bizarrement sur une armoire des céréales destinées à la germination.
36
Le rêve d'une cuisine régionale, ce serait de contracter ces trois
moments que nous avons distingués dans le processus des pratiques
alimentaires. La même famille préparerait et consommerait ce qu'elle
a produit ou cueilli ou chassé. Cette rêverie qui est aussi parfois
une réalité peut s'analyser de multiples façons. Nous songeons à ce
qui nous a été dit des braconniers et à ce qu'eux-mêmes ont pu nous
confier. Il existe à coup sûr une jouissance que la transgression
provoque. Le braconnier a su déjouer la vigilance et les bêtes
sauvages et des représentants de l'ordre. A la fois chasseur attentif,
- silencieux et proie éventuelle pour le garde-chasse, il dessefl .1-'étreinte
d'une société jugée de plus en plus tracassiêre. Par ailleurs, et nous
retrouvons le fil directeur de notre démonstration, le cycle se referme
sur lui-même, dans une immédiateté qui déroge à toutes les formes de
division du travail, à toutes les fragmentations du cycle alimentaire
(ceci à moins qu'il ne revende gibier et truite sauvage à un hôtelier).
Nous avons relevé ce même idéal chez deux de nos collègues de l'Université
Paul Valéry et nous avons pu constater, à notre grand étonnement, qu'ils
lui étaient presque fidèles. Ils m'expliquèrent de quelle manière il
était possible d'organiser un repas et même un repas de fête à partir
de la production locale "si l'on s'en donnait le mal". Il suffit de gérer
intelligemment son lopin de terre et d'exploiter le reste de l'environnement.
L'apéritif tout comme la liqueur seront le fruit de vins agrémentés
(d'orange, de pêche). Les viandes proviendront de la petite ferme que
l'on possède : ce seront des volailles de toute sorte. Mais ces ressources
suffiront-elles â assurer la nourriture de toute une année ? "On se conten
tera d'une vache et d'une cinquantaine de poulets ou de lapins". L'un de
ceux-ci, promu plat d'honneur le dimanche, n'en finit pas, durant le
reste de la semaine, d'alimenter sous différentes formes de plus en plus
congrues la famille. Cette dernière ira à la cueillette, à la chasse,
voire elle braconnera. Quant aux aliments exotiques, comme le café, il
aurait trouvé des produits de substitution (qui nous rappellent notre
dernière guerre) comme l'orge. L'hiver sera rude puisque les légumes frais
manqueront. Les convives se rabattront sur les légumes secs qui sont
innombrables (haricots, lentilles, pois chiches) et sur les conserves
familiales. Le printemps revenu, dans la jubilation, on multipliera les
37
beignets d'aubergine, de courgette, les pâtisseries maison.
Ce qui nous paraît ressortir du chimérique nous interroge. Une utopie
(la cueillette dans une campagne clôturée) révèle une société, ses
aspirations secrètes. Il ne s'agit pas de personnes qui adhèrent
expressément à la pensée écologique et il n'est pas question pour
elles de boucler un maigre budget. Dans ces conditions comment entendre
une telle attitude ? Un souci identificatoire : les produits que l'on
consomme proviennent de la région elle-même. Une méfiance certaine à
l'égard de la culture qui multiplie les médiations. Mais 1'essence de
l'homme ne résidert-elle pas dans l'invention et l'usage de telles
médiations ? Les manières de table, dans leur raffinement, en constituent
la meilleure illustration. Enfin, l'idéal d'autosuffisance n'en est pas
absent, loin de là. Lapremiêre dépendance (celle du nourrisson, de
l'enfant) passe par le don qui nous est prodigué gracieusement d'une
nourriture. Rompre cette suggestion, c'est accéder à l'autonomie, sans
qu'il devienne indispensable d'entreprendre une réforme (une révolution)
économique et sociale.
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Les lieux. Leur importance nous a frappés. Par leur présence quand elle
est forte, ils invitent à une certaine forme d'alimentation. Ou bien
encore parce qu'ils dépaysent ou repaysent, ils donnent aux mangeurs,
quels que soient les aliments consommés, la conscience d'une cuisine
autre. Ainsi, les chips en sachet, la bouteille de vin en plastique,
le poulet acheté cuit, quoi de plus ordinaire ! Mais parce qu'on les
consomme en plein air cet attirail prend une signification moins
industrielle, moins triste.
Nous n'avons pas encore mené jusqu'au bout une cartographie de ces lieux
forts, qui, en l'occurrence, nous parait essentielle,puisque, selon nous,
la pratique alimentaire dépend du territoire où elle s'exerce. En ce qui
concerne le Languedoc-Roussillon, il convient de mettre l'accent sur
la mer et la montagne et ceci pour plusieurs raisons. Io Elles sont
censées être demeurées fidèles à leurs traditions puisqu'elles se
situent à l'écart des grands flux perturbateurs et banalisants. 2° Elles
bénéficient d'une originalité certaine, elles ont du caractère. La mer,
ce sont tous les fruits de la mer, les huitres, les moules, les crustacés
et poissons de toutes sortes. La montagne possède, elle aussi, sa flore
et sa faune. Mieux elle bonifie les aliments qui viennent d'ailleurs :
un vin médiocre y gagne en qualité. Il n'est de bonnes cochonailles
que de Lacaune, de la Montagne noire, des Cévennes. 3° On leur prête
des vertus d'abondance. Entendons-nous sur ce dernier terme. Les familiers
ne les supposent pas plus fertiles qu'elles ne sont (1'arrière-pays peut
être aride) mais,des pratiques autonomes comme la cueillette ou la
pêche y demeurent possibles, en quoi on échappe au règne de la rareté
et de la valeur marchande où tout s'achète. 4° Ce sont des marges, des
frontières et peu importe que l'Etang d'Or se trouve à côté de Montpel
lier et que l'arrière-pays languedocien coïncide géographiquement avec
le coeur de cette région. Persiste l'image, pour partie imaginaire,
d'un milieu abandonné ou inachevé ou hospitalier à ceux qui vivent aux
limites de la socialite. Autour des étangs de Lunel, de Mauguio, nous
avons rencontré des maisons humbles, agrandies avec les moyens du bord
et ceux qui y vivaient bricolaient, à leur tour, leur existence. Quant
aux mazets, s'ils sont menacés de devenir des résidences secondaires,
les cabanes de berger, de cheminot demeurent.
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Les humbles ou les gens de peu de moyens ou ceux qui rêvent d'une
pauvreté qui ne colle pas tout a fait à leur condition s'y sentent
à l'aise. Ils échappent aux contraintes urbaines. Quand le vent
souffle, quand la mer se déchaîne, cela devient un plaisir de "casser
la graine", â l'abri des intempéries. Nous avons observé des nuances
dans ce paysage de l'ailleurs. Le misérable côtoie le modeste. Le
mauvais goût (des pneus usagers, des volets peints d'une façon criarde)
n'appartient pas à la même sphère qu'un bâti décent dans son dépouillement,
salubre dans son austérité.
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Dans une ville comme Montpellier, certaines places sont davantage
dévolues au hors-sac. L'Esplanade du Peyrou, malgré sa beauté et
son étendue (peut-être est-elle jugée hors du coeur de la ville) n'est
plus autant fréquentée que par le passé. En revanche, des habitués
déballent leurs provisions sur la place qui jouxte les Halles. A cela
plusieurs raisons : la proximité des Halles où l'on peut acheter à
un prix modéré de quoi se nourrir et les Halles elles-mêmes, par leur
turbulence, leurs détritus introduisent du flou dans la ville. En outre,
l'un des cafés tolère avec beaucoup de gentillesse les clients qui,
en consommant, improvisent leur repas. L'autre Esplanade, celle qui
part de la Place de la Comédie et qui débouchera sur le Corum a su
abriter collégiens, employés, touristes de cette même espèce. Les buvettes
constituent, constituaient un compromis entre le pique-nique et le
véritable restaurant. Les clients étaient censés se nourrir dans des
conditions raisonnables et en plein air : omelettes, salades, sandwichs.
La Maison Poèt (une dynastie aux yeux des vieux Montpellierains) bénéficie
encore d'un apport symbolique : n'existait-elle pas déjà lorsqu'un petit
train reliait Montpellier à Palavas !
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Revenons sur cette diversité des lieux qui dénote une variété des at
tentes et des conduites : dans un espace domestique ou dans des lieux
"s au vages'.' On pique-niquera dans le jardin de la maison principale ou
secondaire, aux abords de sa piscine. Les convives se délectent de
brochettes, de merguez.Mais le plein air, la verdure d'une pelouse
suffisent-ils à définir le pique-nique ? Lorsque la part de l'impré-
vigible disparait, lorsque l'ordonnancement de l'institution ( par
exemple house ) l'emporte, ne vautil pas mieux introduire une autre
forme de restauration ? Le terme en usage de " grillade " laisse
entendre cette distinction ou encore, à un niveau moins populaire,
celui de " garden- party".
Tout à 1'encontre, le pique-nique, comme transgression
des codes en vigueur, trouve sa vérité dans les lieux sauvages. Certains
jeunes gens et d'autres personnes plus âgées veulent échapper, momenta
nément, aux contraintes d'une société industrielle. Ils recherchent
des terres difficiles d'accès, pas nécessairement belles. Ils se recon
naissent cueilleurs, marcheurs ; ils voudraient, tandis qu'ils écartent
les roseaux, qu'ils guettent le moindre bruit, qu'ils luttent contre
les insectes, remonter à l'âge de la cueillette.
Les aires de pique-nique ( et la bonne volonté de
ceux qui les aménagent n'est pas en cause) vont à 1'encontre de ce voeu :
non plus la transgression mais, à travers le bâti, la signalitique,
le triomphe de la codification. La société banalise une pratique qui,
sans doute, heurte les valeurs d'une société rationnalisée. Elle
récupère, comme Emmanuel Dexheimer l'écrit, un modèle spontanément
anarchique, parfois contestataire. Pour la satisfaction du plus grand
nombre, le charmant désordre impressionniste fait place à un ordre
fonctionnel, l'herbe s'efface devant le béton ou la pelouse. A la
bordure des parcours de santé ( ! ), des lacs artificiels, des forêts
autrefois landaises, les responsables ont dressé des tables, des bancs
en pierre ou en bois. Dans ce dernier cas, s'agit-il d'un retour à
l'élémentaire ou à la production si moderne de simulacre ?
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Tout lieu, nous l'avons àéX,h dit, peut se prêter à l'usage du pique-nique ( ou du casse-croûte) et, en même temps,
il existe dans l'imaginaire collectif un archétype du paysage propre
à cette pratique. Ce qui serait souvent recherché, ce ne serait pas
d'abord t ' la nature, mais un coin où l'on se sente à l'aise et que l'on puisse s'approprier. Quand nous demandons à des employées de
bureau, dans queliespaces elles préfèrent manger leur sandwich du
midi, elles nous répondent : - " Dans la verdure ou dans les magasins".
Singulière alternative, singulière équivalence ! Il leur arrive
de grignoter en marchant, ce qui va à Vencontre d'un repos languide
en un lieu déterminé. Nos jeunes dîneurs devraient préférer le Peyrou,
une allée royale qui domine la ville, les toîts qui, dit on, par
beau temps, accompagne le regard jusqu'à la mer. Or, ils vaquent
plus volontiers avec leur nourriture dans l'Esplanade parce que, ainsi,
ils ne perdent pas la rumeur urbaine et ils reprochent au Peurou son
excès de calme.
Tout ceci remarqué et retranscrit, il existe, dans le
Languedoc, un lieu privilégié pour le pique-nique : ce sont les
rivières. Elles associent la présence de l'eau - et de l'ombre plus
difficile à rencontrer sur une plage ( comme nous le dit l'une des
personnes interviewées : " - A la plage, pour déjeuner, Bonjour le
sable ! " ) . Certains pique-niquers dénomment " Bois de Boulogne" les
berges des étangs du côté de Lune!, celles du canal du Midi. Dans
notre imaginaire, une rivière coule, elle refuse de s'immobiliser,
tandis qu'un canal affiche plus de lourdeur. En fait, dans le Midi,
une rivière ménage des poches stagnantes où l'on se baigne.
De là, deux sortes de rêveries, la vivacité de la ri
vière devrait nous tirer de notre torpeur mais son cours immuable
nous berce et nous assure que rien de bien nouveau se produira. La
- bonhom'..C* du canal est plus immédiate et plus communicative et, pourtant,
il exhibe une duplicité certaine. Paresseusement installés dans
l'herbe, nous regardons passer une péniche. Et si ses passagers
n'étaient pas à leur tour des pique-niqueurs ! Au soleil, torse nu,
la barbe hirsute, ils débattent leurs victuailles sur le pont. Ils se
sentent très loin des villes qu'ils frôlent. Il existe pour eux un
43
problème de ravitaillement qui les constitue en véritables navig-ateurs :
par moyen de faire des courses dans une grande surface : ils se nour
rissent de conserves ou bien, ils achètent aux Eclusiers les légumes
et les fruits que ceux-ci cultivent.
Rivières et canaux présentent le mérite de susciter une carte
du pique-nique : nous voulons dire que les pique-niqueurs ne ¿'égaillent
pas à l'aventure mais que, de ci de là, ils accompagnent de leurs rêves,
de leur paresse, de leurs victuailles, le cours de l'eau et qu'ils en
rendent le tracé plus manifeste.
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Robinson - ou les premières plages du Languedoc
On prend en considération, à juste titre, les récits de vie.
Encore faut-il qu'ils se soumettent à deux conditions. Ils exposeront
une intrigue originale et , au fond, à nulle autre pareille : faute de
quoi leur banalité relèverait d'une approche strictement structurale.
Ils doivent jeter une lumière sur un mode de vie, une classe sociale, une
région : car, sans ce surcroit de clarté sur la vie sociale, ils relève
raient du romanesque plus que de .l'analyse sociologique. Pourquoi ne
pas tenter également un récit de lieux qui, par quelque côté, se confond
avec celui d'un homme ? Dire comment un coin de plage près de Luriel
devient un haut-lieu qui nous parle encore des pratiques alimentaires
d'un certain Langedoc. Cédons la plume à Gabriel Preiss qui a su en
réinventer la généalogie.
* Sur les plages, après les dernières maisons de Carnon,
à partir du Mas du Petit Travers et jusqu'au Grau du Roi, durant les années
50 à 70,. s'est pratiqué un camping libre, appelé plus tard " sauvage"
lorsque la réglementation est venue contrôler des usages jusque là régis
par la seule coutume locale. Entre Le Lez et le Vidourle, des estivants
viennent avec leurs amis, en famille, planter leurs toiles " dans les
Dunes du côté de carnon". Tout au long de ce large cordon sableux
du littoral, recherchant l'abri plus propice, légèrement ombreux
le soir, des plus grandes Dunes, ils s'installent pour une semaine
ou un peu plus. Les récits des plus vieux habitués du Robinson con
cordent. A ces débuts, alors que le tourisme social n'existe pas
encore, l'installation d' une feuillée commune - il n'y a ici aucun
sanitaire si ce n'est la mer - et la corvée de l'eau potable, sont
les deux plus urgentes occupations, lors de la mise en place d'un
petit camp de toile.
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Le " Robi nson" , cabane unique au début, devient riche
de ses richesses accumulées : quelques souches pour les grillades,
des fagots de sarments, et surtout l'eau douce potable. Un puits
est creusé. Dans l'aridité de l'été, prévoir que l'eau sera la
première des ressources, tel est le pari de celui que nous nommerons
Robi nson, et qui s'installe en ces lieux : de l'eau, quelques arbres
à protéger, planter, des canisses devant la cabine imperméable aux
pluies et qu'il faut entretenir, aménager. Le choix de la cabane plutôt
que la toile implique de passer ici automne, hiver, printemps, d'at
tendre le prochain été et le retour de ceux des toiles. D'année en
année, une antériorité d'occupation du site crée des souvenirs', des
liens et permet de perfectionner les installations.
Quant au maitre des lieux, c'est quelqu'un de Lunel, amou
reux de la plage, qui boit bien et bon, qui apprécie les plaisirs de
l'existence. Il se décide pour ce campement permanent, il en fera son
domicile, il se trouvera surnommé " Robinson", car ici tout le monde
s'interpelle encore par un sobriquet. Ainsi commence cette robinson-
nade . Très sociable, une petite ''colonie" d'estivants campe autour
de lui, pas trop p-rès ni trop loin. A plusieurs, on s'entraide,
dans la journée les hommes pèchent ensemble( car ils ont quelques
barques). Ils ramassent des télines. Le soir tombé, un groupe se
réunit au moment de l'apéritif. Un car, venu de Montpellier, assure
une navette régulière, seul rattachement sûr de ces familles qui, pour
la plupart, n'ont pas de véhicules et n'utilisent carrioles d'autan.
Quelques autos, rares, servent pour plusieurs familles. Entraide, convi
vialité, assistance. Tous ceux qui ont quelques congés, amoureux de
la Plage, sont là. Ce sont "ceux de la mer" différents de ceux qui
préfèrent les collines et les garrigues de l'arrière pays.
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Il faisait chaud en juillet. La recherche de l'eau entraî
nait des va et vient quotidiens, de longs trajets à pied, avec des charges
à dos ou à bras. Dignité de la première buvette : Robinson racourcissait
la route, il évitait d'aller jusqu'à Carnon, jusqu'au Grand Travers.
Plus tard, là où l'eau était gentimrient offerte, on répondra de plus
en plus qu'elle est rare : " prenez un sirop - vous aurez une carafe".
Le vieux droit coutumier sera longtemps respecté. " Cette eau,que j'ai
trouvée, comment ne pas la donner ? en pleine canicule, un enfant vient
tendre une gourde vide. La lui refuser serait un crime, dans le plein
soleil de juillet". Mais un verre bu trop vite, c'est le malaise; il
faut prendre peu et lentement.
Robi_nson,seul point de raffraichissement, avec ses canisses
frais, ombre précieuse, tant est forte la canicule, devient peu à peu
une véritable buvette, puis un restaurant quand on y sert quelques plats
chauds. Ce sera une évolution graduelle qui se confond avec les étapes
de la vie du maître des lieux. D'abord des soirées prolongées après
l'apéritif ; ens ïiite, de grands repas de fête avec les campeurs voisins.
Une cloche appelle, comme " dans un monastère", les habitants à l'apéritif
à midi et vers les 19 heures, pour le repas du soir. On agrandit la ter
rasse qui reçoit deux tables de plus, s'ajoutant à celle de vingt places
destinées " à la famille et aux amis". Pendant des années, cette buvette-
restaurant recevra qui elle veut ( de préférence des visages connus,
des gens qui savent rire), elle décidera, sans préavis, d'un ou de plu
sieurs jours de fermeture improvisée " au gré des événements familiaux".
Les choses ont bien changé et elles risquent encore de
se modifier, que le restaurant disparaisse ou bien qu'il réintègre le
groupe des objets - monuments que l'on classe pieusement. La légende,
nous l'avons constaté, demeure dans les mémoires et elle s'inscrit en
un lieu encore visible. Robinson, premier occupant, premier habitant
de ce paysage, gardien de la mythologie primitive, Robinson à l'aube
d'une certaine méditerranée, enfant sublime de Lunel et du Languedoc,
qui aimait les taureaux et " la vie". Son fils parle de tout cela sans
honte. Sa femme, qui continue à cuisiner, garde un silence réservé :
" il ne rentrait plus chez lui de quelques jours... On le cherchait
alors, sans le trouver".
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L'histoire de ce restaurant atypique, singulier, apparait
comme un témoignage irrécusable d'une certaine manière d'occuper un
pays, d'une existence dans laquelle le vent, le sable, la soif, tenaient
une place obsédante. Sans cette buvette et sans quelques autres ves
tiges, saurions-nous encore ce que furent les pique-niques d'autrefois.
Le soleil de juillet, très chaud dès son lever, réchauffait
rapidement les récipients : bouteilles, limonade, vin ( à"couper"), eau
apportés de la maison. On usait encore de glacières en zin¿ et bois
contreplaqué, solides boites où la glace conservait le plus précieux.
L'eau surtout était rare. Il fallait économiser la glace, faire d,e
l'ombre, mettre au frais dans un récipient, une bouteille bien fermée
d'une céramique à joint de caoutchouc l'eau potable. Aux dires de nos
informateurs et peuimporte ce que des archives objectives nous ap-
rendraient, la canicule était plus forte : après 1965, le climat
se fait plus doux, les écarts se réduisent, les contrastes entre la
nuit fraîche et les journées brûlantes s'atténuent régulièrement.
Pareille canicule imposait de boire souvent,peu et lentement, disait-
on : 1'evaporation était rapide, le sable et l'eau sal ée dessèchent
encore la peau, la lumière est augmentée de forts rayonnement, le
sable est si clair que les bains répétés ne suffisent qu'à momen
tanément rafraîchir le corps.L'eau de la mer empêche que ne tiédissent
les boissons ensablées près du bord, goulot dehors. Seul le mouvement
renouvelé des vagues rafraichit un peu cette eau peu profonde du
bord.
Les fruits frais en saison sont recherchés, régal de jus
dans la bouche, remèdes à la soif. Cerisej,en mai-juin, abricots en
juin, pêches en juillet, raisins et figues en août, nèfles, grenades,
la plupart viennent des jardins, des cultures de la famille. Il y
a aussi les petits melons de Cavaillon " cantalous", qu'un nez con
naisseur fait choisir pour leur parfum et dont la pesée à main dit
" le sucre", à la chair orangée.Les bananes et oranges sont achetées.
Le citron dont l'acidité accompagne les hors d'oeuvre, les salades,
des plats de poisson grillé, sert de boisson, additionné de sucre en
poudre. Les melons jaunes d'Espagne, les pastèques, sucre et eau.
Dans le panier des pique-n iqueurs, ces rafraîchissements voisinent
avec la tomate.Accompagnée d'un peu de sel, elle reste.efficace ù.
combattre soif et faim/'
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Au regard de cette légende, nos pique-niques actuels
apparaissent trop faciles et dépourvus de risques. Les hommes ne
se confrontent plus à l'élémentaire, à l'absolu de la soif, au
déferlement du sable, à la nudité d'un matin qui ressemblerait
à ceux des commencements du monde. On hésite aujourd'hui entre
deux marques de chips, entre deux radios locales presque identiques.
Qu'il me soit permis d'élever le débat en considérant la condition
de l'homme moderne. Certes, les parcours de survie deviennent à
la mode mais ils sont programmés comme des épreuves alors que nos
pique-niqueurs rencontraient une aventure qu'ils n'avaient pas choisie
et qui faisait partie intégrante d'un monde, celui des travailleurs «¿«.y
ressources modestes. Si nous devions chercher l'équivalent actuel de
pareilles épopées, nous les trouverions ailleurs, par exemple auprès
des falaises d'une mégapole, dans la tourmente des populations qu'elles
brassent, sur les rampes d'une autoroute meurtrière.
Robi nson a obtenu une légitimité que, sans doute,
il ne quémandait pas. Devenu étape, arrêt sur la ligne d'autocar Mont-
pellier-le grau du Roi ( Compagnie Régionale des "Courriers du Midi"),
ce non-lieu oublié des cartes, aux baraques précaires, a résisté aux
plus puissantes tempêtes. La mer l'a inondé à plusieurs reprises ;
il a surtout traversé les marées autrement plus corrosives . . 4es esti
vants, saison après saison. De lieu perdu aux confins<N>-*_longue plage
vide, aux toiles blanches clairsemées de campeurs rudes, hâlés et
tannés par le soleil, économisant une eau douce rare, qu'il faut chercher
loin, sans voiture, il est devenu un point de repère.
S'il ne figure pas encore sur la carte ( IGN 1/25000°
1983), le terminal " le Robinson" est arrêt obligatoire du bus des
plages, rapide et climatisé, tellement plus confortable que le vieux
C^ûtùsson ouvert à tous vents, et parfumé d'odeurs lourdes de ga?oil
des années 60. Robinson a donné son nom à une plage et à un point
de la méditerranée languedocienne.
49
- L'AVENTURE DU PIQUE-NIQUE -
Les pique-niques présentent une grande diversité.
Nous avons choisi de mettre en évidenoe une typologie qui se fondera
sur des pôles extrêmes, tout en sachant qu'ils se réalisent rarement
dans toute leur pureté. Nous avons conscience de " réduire" ce qui o''ïtw/e^Xa
lentement et dans le désordre, un désordre qui épouse si bien la socia
lite vivante. Il nous a paru préférable de détacher motivations, acteurs,
mise en scène, postures corporelles à l'intérieur d'une " composition".
A titre d'échantillon,nous citerons en annexe deux de ces observations
ou interviews.
L'objet. Le pique-nique est-il l'essentiel de l'aven
ture ou s'intègre-t-il dans une démarche plus globale ? Ce peut être
le plus important parce qu'il mobilise un Dimanche dont on ne sait
que faire. De la même façon, la recherche d'un restaurant et le repas
qu'on y déguste pnctuent, pour certains, une journée de loisirs. Mais
on peut vouloir découvrir, redécouvrir un paysage, le plaisir se
situant, par exemple, dans une marche euphorique. Le repas n'intervient
que lorsqu'on l'a nvérité. Un pêcheur admettrait-il qu'on lui dise
qu'il pique-nique ? Il a plutôt le sentiment de " casser la croûte".
Cette différence n'est pas seulement un fait de langage. Si nous la
prenons au sérieux, elle nous conduit à nous demander dans quelles
conditions on peut parler de pique-nique.
Les acteurs. • Les solitaires. Manger seul, chez soi
ou au restaurant, n'a jamais été chose facile. A nouveau, du pêcheur
voué à sa passion et qui se nourrit de quelques bricoles, peut-on
dire qu'il pique-nique ? En famille. Jusqu'à quel âge les enfants
acceptent- ils cette sorte de randonnée ? Ils introduisent un peude
désordre, donc un peu de vie. Ils réclament à manger avant l'heure.
Ils tardent à se mettre^ en branle ou à monter à nouveau dans le
véhicule. Ils accaparent parfois l'attention des parents parce qu'ils
s'ennuient.
En groupes multiples et divers. C'est une sorte de
réception qui se situe: hors du domicile de l'un d'entre eux. Atmos
phère conviviale.Embrassades. Au revoir émus. Chaque groupe alimente
50
la conversation de ses intérêts ou encore des amis communs absents,
dont on évoque 1'existence,deviennent le ciment de la parole. Cette
dernière a le droit d'être débridée. Elle admet les silences. Elle
exige moins d'effort que lors d'une invitation officielle. Les enfants
s'isolent et organisent leurs jeux. La convivialité est plus intense
lorsqu'elle se manifeste par un jeu de don et contre-don,chacun of
frant à l'autre ce qu'il a de meilleur, avec pour conséquence des
congratulations réciproques.
Les jeunes et les moins jeunes. Les premiers acceptent davantage l'impro
visation, tout en ne répugnant pas " aux bonnes choses". Ils mettent
parfois leur honneur, sur le mode ludique, à emporter une préparation
compliquée, originale. Les plus âgés intériorisent souvent les normes
habituelles. Cependant, certains d'entre eux usent de conserves devenues
plus rares : telle la boite de sardines ou encore de conserves familia
les comme une ratatouille préparée par leur soin et mise en bocal.
Les moyens de transport varient avec les âges : le vélomoteur, la
moto, l'auto d'occasion, la 2 CV pour les plus jeunes. Le vélomoteur
( dont des randonneurs plus âgés se servent) aura toujours une allure
pacifique. Les motards forment groupe dès qu'ils prennent la route. La
moto-paysa^e. Leur moto est un paysage, leurs vêtements une cuirasse
emblématique et quand ils décapsulent leur bière, ils s'affichent en
core comme des motards indifférents au repos, à la non-vitesse.
Le processus temporel. Le départ. Certains ont tout organisé la veille et s'en tiennent à l'heure
prévue. Ils admettent mal qu'un autre groupe auquel ils se sont joints
ne manifeste pas la même minutie. D'autres, au contraire, s'éternisent
dans leurs achats du dimanche matin, jusqu'aux alentours de 11 heures:
parce que la ville, le marché leur plaisent dans sa gaité ; parce que
le meilleur moment d'une fête se situe aux instants où on la prépare,
parce qu'ils redoutera longueur de la journée à venir.
La pause et d'abord le choix du lieu vers lequel on se dirige. Il a
pu être décidé ou encore, il exige bien des hésitations parce que le lieu
idéal n'existe pas. Quel sera-t-il ? Près d'une route ? par commodité:
l'on a en charge des personnes âgées, on ne veut pas.fantasmatiquement,
couper le lien ombilical entre la ville, la route, le véhicule et soi-
même. De plus, la route, par sa circulation, constitue un divertissement.
51
- Ou bien à l'écart de cette même route qui représente encore notre
mode habituel de vivre et/que l'on a déjà entrepris une promenade
aperitive.
A proximité ou à distance, d'autres pique-niqu eurs.La recherche d'une
solitude sans partage relève souvent de l'exploit et suscite la décon
venue lorsqu'une autre automobile s'arrête en ce lieu, que l'on croyait
désert. Comment réagir ? : prendre son mal en patience, tenter une
manoeuvre de dissuasion, fuir vers une autre clairière ?D'autres ont,
au contraire, le désir de s'agglutiner : pour faire masse, créer des
sortes de grumeaux, assouvir leur soif de parler. L'enfant, le chien,
le ballon, le déballage des provisions, un bruit dont on ignore la
source, voilà que les motifs de s'adresser à des inconnus abondent
et qu'ils ne passent pas, comme dans la vie quotidienne, pour une inconve
nance.
Nous en resterons là, en ce qui concerne le choix et la
découverte des lieux, puisque nous reprendrons plus longuement cette
description.En effet, la mer, la ville ( on peut aller y pique-niquer
à partir du monde rural), la campagne, les étangs, la montagne impliquent
des conduites différentes.
L'après-midi et la soirée.
L'après-midi pose problème, si du moins on ne reprend pas aussitôt la
route. On aura recours à la sieste : elle s'impose après une semaine
de labeur; d'une façon plus symbolique, elle constitue un signe de
contentement, un second dépaysement, cette fois dans l'univers des
rêveries molles - là où le çà ( le ventre plus que le sexe) en prend
à ses aises - l'écoute du transistor. Un remède contre l'angoisse
provoquée par la nature, par cette liberté qui nous échoit. En écoutant
une musique, des voix connues, on cicatrise la belle déchirure qui
aurait pu advenir en notre chair. L'objet fétiche, marque de distinction
voici 30-35 ans est devenu une prothèse sonore. - le journal local, que
l'on n'a pas le temps de lire avec autant d'attention pendant la semaine
et qui offre un supplément dominical, à moins qu'il ne se mette à
l'unisson de la vacance politique, culturelle.
Le tricot occupe les mains, il donne le sentiment de ne jamais perdre
son temps, même un dimanche.Il constitue l'équivalent d'une horloge
par le mouvement des aiguilles. Sa régularité confine à la monotonie
52
Mais il n'existe que par la complicité agile de la tricoteuse. Le
bavardage. Les hommes, les enfants sont ailleurs. On se croirait
sur les bancs d'un square. On dit n'importe quoi. A certains moments,
l'interdit, le non-dit affleurent. Confidences chuchotées, interrompues
ou poursuivies jusqu'aux limites de la décence.
Pendant le repas comme pendant l1après-midi soit le groupe demeure
rassemblé, replié sur lui-même ; soit, et cette seconde hypothèse paraît
plus séduisante, il se dissocie : quelques mètres à l'orée d'une forêt
creusent déjà un écart avant qu'il ne se recompose. De tels courants,
de telles alternances prodiguent de la vie et ils manifestent des préfé
rences à l'encontre d'un groupe trop fusionnel ou d'une simple juxtapo
sition d'individus.
Le retour. Certains l'anticipent dès la moitié de l'après-midi. Ils
(ce sont parfois les enfants avides de retrouver leurs jouets ou la T.V.)
multiplient les prétextes : l'encombrement du retour, la menace d'un or3Se» u n e tâche à terminer, un début d'humidité désagréable. D'autres
prolongent, autant qu'ils le peuvent, la journée de détente. Ils ont
passé le cap le plus difficile qui se situe dans le creux de l'après-midi.
Ils participent à la gloire de ces jours qui s'étirent et qui proclament
le bel été à venir ou déjà advenu. Dîner à la fraîche, dans la pénombre
leur paraît exquis. Revenir à son immeuble dans l'obscurité, non point
celle qui accompagne la disparition du soleil mais celle qui annonce le
grand mouvement de la voûte céleste.
Le pique-nique peut se situer entre l'ascétisme et la bombance. L'ascétisme.
Parce que l'on ne dépense pas d'énergie, que l'on jouit de se consumer
au soleil et que l'on cède à la tentation du néant, parce qu'en été il
convient d'exhiber son corps sous ses apparences les plus convenables,
le pique-niqueur se contente d'une tomate, d'un yaourt, il feint de se
régaler d'une salade de riz. Il boit de l'eau minérale. Il ne pense à rien
ou il lit distraitement. Son corps n'est plus un dedans dévorant, mais une
53
surface qu'il entretient (qu'il nourrit) de crèmes adéquate!.Nous avons
été frappés par la sagesse alimentaire de la plupart des personnes qui
fréquentent les plages.
A l'inverse, la bombance. Elle se produit plutôt à la campagne. Le faste
alimentaire peut prendre l'allure d'une provocation à l'égard de l'entou
rage. Le groupe tient à respecter les moments d'un bon repas et même il
en remet. En ce jour de congé et de fête, ce sont là quelques heures
où l'on peut manger à loisir et opérer, en toute sérénité, le travail de
la digestion. Il faut s'acheminer peu à peu vers l'instant où les yeux
clignent de satisfaction et de sommeil, où nous occupons gaillardement
tout notre corps. Que serait un pique-nique sans l'apéro, sans le frois
sement de ce que l'on a enveloppé dans du papier argent, sans toutes
sortes de gâteries et enfin le café, le pousse-café! Chacun de ces
moments se détache à l'aide d'une pause. L'oubli de l'un d'entre eux
paraîtrait un manquement aux convenances. Il faut chaque fois ajouter
"vous en reprendrez bien... de ce café, de cette liqueur". La personne
ainsi interpelée, bat des paupières, rougit d'une fausse honte et se
laisse faire.
Parce qu'il est difficile de reconstituer dans la nature un authentique
repas, on relèvera les défis : la mise de table, les serviettes, les
pliants ou les chaises, les mets chauds servis à point. Il ne manque
rien à ce banquet de fortune. Les organisateurs imposeront leur savoir-
faire, en donnant un air de facilité à ce qui nécessita beaucoup de
préparation. Les restes disparaissent promptement, les vins se succèdent
au moment voulu et la glace aura conservé sa consistance. Un tour de
prestidigitation. La culture n'a de sens que lorsqu'elle triomphe des . . /celui ¿ici
obstacles de la nature. C était le même plaisir que/ voyageurs
éprouvé« dans les wagons-restaurants d autrefois. Le chef et les serveurs
devaient oomposer avec l'exiguité de la cuisine, l'instabilité du train,
déployer une abondance de nappes, de couverts aux signes de la compagnie,
susciter un sentiment de confort et presque d'éternité alors que le train
"bombait" sur les rails et que des paysages éphémères défilaient sous
le regard des convives.
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Nous voudrions, grâce aux recherches entreprises par
Emmanuel Dexheimer, mettre en évidence une autre dualité, d'ordre
typologique, c'est à dire qui regroupe, en les stylisant, plusieurs
traits qui sont parfois, dans l'empirie, unis avec moins de netteté.
Il s'agirait d'opposer " le casse-croute" et " le pique-nique".
La différence ne porte pas tellement sur l'urbain et le rural, disons
qu'elle prend plutôt sens à partir d'un autre facteur : celui du
travail. Si l'on associe le second à la campagne, c'est lorsque cette
dernière prodigue du loisir : la même nourriture,apportée dans les
champs à des travailleurs, relèverait du " casse-croute" auquel nous
n'attachons aucune connotation populaire.
Puisque le pique-nique " authentique" exige un bonheur
d'être, une suspension du temps de la production, ceux qui s'y adonnent
doivent disposer d'une certaine durée. Une telle distinction ne se
donne pas toujours avec une clarté indubitable. Ainsi , qu'en est-il
de l'automobiliste en congé, qui s'arrête sur une aire de repos ?
Certes, cette pause se situe à l'intérieur de ses vacances mais
sait-il la savourer ? N'expédie-rf-il pas son repas pour gagner du temps ?
Aura-t-il l'impression d'être en vacances tant qu'il n'aura pas rejoint
le lieu vers lequel il file ? Des collégiens du Lycée Mermoz ( à mont-
pellier), tout comme des employés de bureau cherchent un coin tranquille
pour y déjeuner. Dans quelle catégorie s'inscrivent leurs repas ? A
l'intérieur d'une journée de travail puisque cet intervalle se loge
à l'intérieur de leurs études ou de leurs tâches quotidiennes. Mais
s'ils prolongent indûment l'instant, si seulemnt ils s'abandonnent au
rêve, s'ils prennent le large, cette durée prend corps par elle-même,
en dehors de tout avant et de toute suite. Nous sommes en présence d'une
authentique vacance et,donc, de ce que nous avons qualifié de " pique-
nique".
Le " casse-croute" mérite tout à fait cette dénomination
quand il apparait comme une nécessité d'ordre vital : ainsi, les
maçons, les électriciens réchauffent leur gamelle sur un réchaud à
55
gaz ou sur un feu improvisé. Si nous mettons fondamentalement l 'accent
sur cette inser t ion ou sur cet te non- insert ion de la nour r i tu re dans le
cycle du T rava i l , i l nous faudra considérer comme une forme de casse-
croûte les soles que les pêcheurs d'Agde font cu i re , à même leur bateau.
Or, nous n'avons pas l 'hab i tude d'associer la préparation d'un poisson
aussi f i n qu'une sole f ra îche de la Méditerranée et le casse-croûte
que nous voudrions c ro i re expéd i t i f , o rd ina i re .
Du pique-nique, on peut sans invraisemblance, affirmer qu'il s 'est à la fois répandu et banalisé, qu'il représente pour beaucoup une commodité et non une belle aventure. Sans doute
e s t - c e p a r c e que l a f o n c t i o n a l i m e n t a i r e se c é l è b r e avec moins
de f e r v e u r e t que ce r e l a t i f d é t a c h e m e n t t o u c h e a u s s i l e
p i q u e - n i q u e . En o u t r e , nous sommes moins e n f e r m é s dans nos
v i l l e s . Un d é j e u n e r s u r l ' h e r b e , au m i l i e u de t o u s l e s voyages
e x o t i q u e s r é e l s ou i m a g i n a i r e s , ne c o n s t i t u e p l u s un e x p l o i t .
Nous sommes moins c o r s e t é s d a n s nos c o n v e n t i o n s e t , pa r
e x e m p l e , m o n t r e r en mangeant n o t r e c o r p s t o u t e n t i e r (ce que
l a t a b l e b o u r g e o i s e c a c h a i t avec s o i n ) n ' a p l u s r i e n de
d é c o n c e r t a n t .
Bien d a v a n t a g e , une p a r t i e de l a p o p u l a t i o n ( j e u n e s ,
é t u d i a n t s , c a d r e s moyens) p i q u e - n i q u e chez e l l e . La moque t t e
b l e u e , o r a n g é e s ' e s t s u b s i t u é e à l ' h e r b e d o n t nous nous
a t t r i s t o n s q u ' e l l e s o i t i n e x o r a b l e m e n t v e r t e . Quand un j e u n e
c o u p l e ou une bande de c o p a i n s s o r t e n t d ' u n f a s t - f o o d avec un
g r a n d p a q u e t c o n t e n a n t p o u l e t , f r i t e s , nous ne savons pas
s ' i l s s ' a p p r ê t e n t à une v i r é e d a n s l e s e n v i r o n s ou s ' i l s cnt
d é c i d é de d é j e u n e r ensemble d a n s l ' u n de l e u r s a p p a r t e m e n t s .
56
Nous avons eu la tentation (l'humilité) de démystifier le
pique-nique, lorsqu'il tient lieu de repas bâclé ou d'un
déballage de nourriture à peine dignes d'un fast-food. Nous
croyons cependant qu'une société, une région (en 1'occurence ful
le Languedoc) se connaît par les moments qu'elle excelle, où
elle se théâtralise, sans cabotinage, lorsqu'elle devient
digne des lieux qu'elle a le génie d'honorer. Je cède à
nouveau la plume à Gabriel Preiss. Le passager ne peut
qu'admirer l'étang de Thau : Bouzigues, Mèze chantent à son 7 regard - mais que peut-il en dire sinon des paroles convenues.
L'homme leur rendra hommage par des gestes en accord avec la
singularité du paysage, ciel, eaux, terre mêlés, matière et
culture entrelacées plus sauvagement qu'ailleurs. A la fin de
la journée, quelques jeunes gens, les uns venus du Nord, les
autres originaires du pays, s'assemblent. Ils dégustent des
moules, au grill, "nature", dans le parfum des braises de
sarments bien secs. Elles sont à peine ouvertes. Une poignée
de thym ramassé alentour des feux achève de pénétrer de son
odeur les chairs jaune clair ou orangé, en même temps que s'en
imprègnent les vêtements de ceux et de celles qui s'en
approchent. Pareille odeur continuera de leur rappeler cette
"fumigation collective", ce bain de fumée, ds feu de bois et
d'herbes qui a entraîné et porté le repas.
Dans le plein air du coteau qui surplombe l'étang, les
feux de cuisine , sur une lande à pâture ou friche non
labourée, assurent la transition du jour à la nuit et
prolongent la soirée des reflets qu'ils projettent. De trop
jeunes gens (comme si la jeunesse pouvait, elle aussi, être un
excès Í) pétulants d'enthousiasme découvrent des vins
chaleureux mais légers (rouges), vifs et jeunes (blancs,
rosés). Ils devraient être bus sans précipation et si possible
sans mélange.
Mais les moules sont brûlantes, la chaleur de ce soir
d'été a desséché leurs corps peu habitués à une telle débauche
de soleil. Ils croient se désaltérer d'un rosé bien frais qui
57
éteindra le feu de leur être.... Joie sans méchanceté de
jeunes languedociens devant les excès auxquels ils savent,
eux, résister et dont ils connaissent les effets.
Voilà qui ne serait pas un pique nique si l'on entend, par
ce terme, un simulacre de repas et si persiste en nous l'image
d'un "déjeuner sur l'herbe". Précisément, de l'herbe il n'y er.
a pas tant. Le personnage central est, en quelque sorte,
immatériel et il se prête, sublime, à toutes sortes de
métamorphoses : c'est le feu. Celui qui permet de griller les
moules et qui gagne en incandescence à mesure que "la nuit
tombe". C'est celui du soleil qui a brûlé la peau des jeunes
gens et qui, maintenant, devient feu du corps et de son
intérieur, et se transforme en une soif inaltérable. Et c'est
enfin celui des vins. Voilà comment un paysage en arrive' à se
mêler aux êtres, par la médiation de quelques moules dégustées
en commun.
Dans cette fête, une part égale est accordée à ceux qui
versent dans l'excès et ceux qui ont la sagesse de II. frôler
sans s'y brûler. Une sagesse acquise et fruit d'une culture
puisque, comme G. Preiss le remarque, "ces épreuves-là, ne les
ont-ils pas traversées, l'éducation de la culture vigneronne
aidant ?".
58
Quel avenir pour les pratiques alimentaires populaires ? L'ethnologue,
même de fraîche date, peut se permettre de conseiller le prince. Il
croit déceler des potentialités. Il en juge la valeur au nom de ce qui
pourra être le génie d'une région, d'un peuple - sans ignorer que ce
génie peut prendre différentes formes sans se renier. N'est-il pas
nécessaire de venir au secours d'une identité culinaire menacée comme
bien d'autres formes d'identité ? Et puisque l'alimentaire a partie
liée avec la culture, il s'agit d'une défense du patrimoine. Nous
prendrons quelques exemples qui ne seront pas des preuves irréfutables et
qui prétendront seulement nous interroger.
A Minerve,haut lieu de l'Occitanie, Maïté, avec l'aide de la région,
a installé un restaurant qui veut se conformer à cette recherche
identitaire. Certains des plats qu'elle cuisine se plient à une vieille
tradition : ainsi l'association du fromage blanc et du miel ; en septembre,
le muscat accompagne bien ¿es mets ; l'agneau est a l'honneur. Il serait
malaisé de découvrir là des recettes strictement locales, au demeurant
toujours plus répandues qu'on ne le croit. L'insertion régionale ou plutôt
cantonale s'opère donc d'une autre maniere. Maïté fait appel à ce qui
se produit dans son canton. Le label identitaire provient en conséquence
du type d'approvisionnement. Les fromages ont été produits à partir
des chèvres des alentours,alors qu'aux dires de certains gourmets il
aurait été meilleur en se tournant vers des producteurs qui habitent
un peu plus haut et un peu plus loin. La carte des vins met en évidence
ceux du terroir. De surcroit, le restaurant nous donne à voir le paysage
dans sa beauté singulière, ce qui souligne ses attaches à des terres,
à des falaises bien précises, à une tour qui fut fatale aux Cathares.
Nous constatons le bénéfice de cette implantation. Minerve possède un
restaurant qui l'ennoblit. Comme il allie la qualité et les prix
raisonnables, il attire des touristes. Parce qu'il fait appel à la
production locale il incite les propriétaires à demeurer (on fixe ainsi
le sol), à améliorer leurs produits, comme la chose nous a paru évidente
en ce qui concerne les vins.
59
Une expérience de cet ordre peut-elle, pour autant, se généraliser et
ne comporte-t-elle pas des risques ? Pour "tenir" un tel restaurant
il faut acquérir de nombreuses vertus et en particulier la qualité de
gestionnaire. Il n'est pas question d'une quelconque auto-gestion ou
encore d'espérer que les gens du cru, sauf conjonction exceptionnelle,
seront en mesure de créer de tels établissements. Maïté est une
personne particulièrement entreprenante - la clientèle se compose
de touristes et aussi de cars qui traversent le Midi. Quoi de plus
normal et de plus bénéfique ! Les habitants ne sont pas des exclus.
Ils y commémorent leurs fêtes. Mais disons que ce n'est plus le
restaurant du village comme par exemple tout à coté, à VigneÇVieille;
ce modeste restaurant où l'on déjeune mais aussi où l'on joue a la
belote, où l'on raconte d'interminables histoires, sans souci de
l'heure de la fermeture. Les liens d'un tel restaurant régional et
du pays ne sont plus d'ordre filiale ou conjugal.
Des artistes, des"hommes étranges" ont élu domicile à Minerve. Il ne
faudrait pas que le village devienne un hors-lieu comme tant d'autres
villages trop beaux pour être véritablement habités. Si la menace
se précisait, le restaurant de Maïté serait pris dans la tourmente
d'une culture (d'un certain mode de vie) qui nous paraît respectable
mais qui n'a plus d'accointance avec son pays.
J'aurai recours à une autre situation, cette fois camarguaise (mais
la Camargue ne préfigure-t-elle pas le tourisme de demain ?). Jacques Bon,
du haut de son cheval blanc, se propose à la Cabano d&s ego de satisfaire
tous nos appétits culturels. Il lui faut bien survivre, lui et son
exploitation. Les manades ne suffisent pas à équilibrer son budget.
Le-riz en axtons-irou ileb tmná^s—6@-se-r4vëlre-en-mauv.ai-&e—posture et sans
dmtjLP PTi dpdaí-ggffyjH-fr-i-í-1 a prnrhiot on. Les manadiers intelligents se
reconvertiront dans la grande hôtellerie. Ses hôtes payants auront droit
à une visite de la manade, à une férfcade traditionnelle, à un repas
typiquement camarguais avec"agneau et taureau à la broche". Déjà un
syndicat fort de ses deux cents invités y a séjourné. J'avoue que
60
ce simulacre de "provencialité" me remplit d'effroi et semble
s'inscrire dans un mauvais remake de "Son et Lumière". L'hôte découpe
ä votre intention quelques tranches de vie culturelle et le visiteur
pressé croit avoir pénétré une autre manière d'être au monde : ne
manquent que deux flamants roses dans un semblant d'étang artificiel.
La Camargue sauvage, excentrique s'ouvre à tous les envahisseurs et
elle disparait au moment où on l'exhibe. L'initiation et surtout celle
des pratiques alimentaires méritent plus de secret et de scrupules.
Elles participent de l'alchimie. Elles demandent que l'on veille,
avec respect, sur les alambics, que l'on s'émerveille d'assister ä
d'obscures transfigurations. Et, même peut-on être de métier un ini
tiateur ? Ne 1'est-on pas le temps d'une saison, d'un moment de grâce ?
Une cuisinière ne prépare des plats que pour ceux qu'elle aime. La
masse des convives (deux à trois cents) rend le phénomène obscène.
Mais un restaurateur qu'il soit grand ou modeste ne s'attelle-t-il pas
chaque jour à ses fourneaux ? Les circonstances et la visée ne
me paraissent pas du même ordre. On attend dans une telle occurrence
l'ouverture pleine, entière à une autre culture et je n'ai pas le
sentiment que l'on atteigne ce but.
Je rapporte une troisième expérience qui cette fois me paraît positive.
La perpétuation de pratiques alimentaires populaires que je caractérise
par la joie d'être ensemble en un point du monde peut prendre des formes
imprévues qui ne nécessitent pas, loin de là, une fidélité docile au
passé. Je participe à Clarensiac a l'anniversaire d'une association
nommée "Vivre en Bea4jw gne".Le repas du soir consiste en viandes et
poissons qui ont cuit dans des poteries aux formes multiples. Une telle
cuisson exige un savoir faire certain et si nous voulions lui trouver
des lettres de noblesse, nous aurions à les chercher du côté du Maroc
- ce qui semble nous exiler du Languedoc. Or il n'en est rien. Les
enfants, grâce à Anette Gibert, ont pris goût à la poterie. Leurs parents
partagent leur passion. Recourir à des plats qui ont été modelés par les
61
enfants du village, avec la terre de ce pays là, c'est honorer Clarengo,Cx
et le pays de V-t'C lJfi > c'est fêter le bonheur d'être ensemble en ce
point minuscule de l'univers. Quelques convives emporteront ces usten
siles éphémères, originaux, signes d'une joie partagée et d'une rêverie
élémentaire.
D'une façon plus générale que proposer ? Inventer des fêtes comme celles
de Clarensjrac, voilà qui ne se décrète pas.. .heureusement. Puisque les
pratiques alimentaires populaires sont rendues possibles par un certain
milieu (nous prendrons en compte dans ces dernières pages les seuls
pique-niques), il conviendrait de le préserver, de ne pas détruire ce
qui relève encore de la restauration populaire (je pense à Robinson)
sous prétexte d'enjoliver le rivage! de ne pas enclore les lieux
puisqu'il est nécessaire de trouver son coin, de se l'approprier avant
de déballer ses provisions. Or, le privé comme le public ont tendance
à refermer l'espace sur lui-même. Je ne dédaigne pas les aires de
pique-niques (sur une autoroute elles ponctuent la marche hagarde des
véhiculés) mais si nous généralisions, elles constitueraient un
non sens aussi grave que ces terrains d'aventure qui ont seulement
une parenté lointaine avec les terrains vagues. Une société qui traque
rait et qui anihilerait toute possibilité de sociabilité effervescente
mourrait de froid.
Les pratiques populaires ont besoin d'espace et de beauté. J'évoque un
passé récent, non point pour me livrer â la nostalgie mais pour avancer
que les choses ont pu et pourraient se passer mieux et autrement. Dans
notre après-guerre et jusqu'en 1970, dans le Languedoc, peu de propriétés
étaient fermées. Le droit de passage tout comme le droit de ramasser
une brassée de bois, un panier de champignons (sauf les truffes) rele
vaient d'un droit coutumier que l'on ne remettait pas en question :
les grands propriétaires n'avaient pas pour autant l'impression de perdre
une part de leurs biens - de leur côté, les municipalités multiplient
les signes urbains, elles semblent avoir horreur du vide, elles veulent
prouver leur dynamisme par de nouveaux travaux. Le terrain inemployé
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les irrite tout comme une bonne ménagère ne supporte pas une pièce
en désordre. Ainsi à Montpellier, l'Esplanade débouchait sur une
citadelle devenue lycée. A mi-parcours s'élevait la "Montagnette",
colline herbeuse qui descendait vers le Verdanson et surplombait les
Aubes. Des Montpelliérains, pour la plupart des employés, y déjeûnaient
à midi, par beau temps. Puis elle fût colonisée par les clochards,
grands pique-niqueurs devant l'Eternel. En guise de casseroles, ils
usaient de boites de conserve dans lesquelles "leur plat du jour"
mijotait. La colline a cédé la place à de l'urbain. De la même façon,
le lieu-dit "La Glacière" a été rénové. Là les gitans faisaient leur
popote et y logeaient. On a construit sur ce lieu un office du tourisme.
A travers les pratiques alimentaires spontanées, populaires, c'est toute
une image de la ville, une réflexion sur sa destinée et son mode d'être
qui s'engage. Nous pressentons les objections qui nous seront présentées.
Si vousplacez des bancs sur telle place publique ou telle rue piétonne,
les exclus ou de bruyants marginaux s'y installeront et ils s'y
conduiront d'une façon inconvenante. Nous ne croyons pas au risque
d'une stratégie aussi généralisée. "Les indésirables" choisissent leurs
lieux comme par exemple les abords des gares et aussi, reconnaissons-le,
les centres. En revanche, à force de policer la ville, ne risque-t-on
pas de détruire ce qui 1'ensauvageait, ce qui la troublait et la
rendait vivante . Sur telle place de Montpellier, il est impossible
de s'attarder même pour une benoîte contemplation parce que les
restaurants l'occupent tout entière. Une ville où l'on ne pourrait
plus manger, à la bonne franquette, en plein air (tel n'est pas le cas
de Montpellier dont nous avons par ailleurs énuméré les points de
liberté),deviendrait exangüe.
Il ne suffit pas de décréter qu'une place, que les avenues sont publiques,
que les pouvoirs cherchent ä les rendre les plus belles possibles. Il
faut que par l'horloge, par des bancs, par le bonheur de ceux qui les
traversent ou s'y arrêtent, elles soient le bien commun du peuple.
Faute de quoi nos jolies placettes ne sont là que pour théâtraliser
une liberté, une égalité illusoire (Korosec-Serfaty). Accepterons-nous
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que la vie sociale réelle, avec ses conflits, ses différences, parfois
ses laideurs troublent cette belle mise en scène ? Les habitants se
livrent déjà, d'eux-mêmes,à une sorte d'auto-censure. Tout comme dans
les trains ils n'osent guère en ville déballer leurs provisions et,
de surcroit, le chic de ce que l'on nomme le mobilier urbain et
qui n'a pas remplacé ce qui meublait autrefois les rues, ajoute à
leur honte. Lorsque cette socialite effervescente, populaire qui va
jusqu'à manger aux yeux de tous disparaît, les mêmes pouvoirs se
trouvent dans l'obligation de faire appel à des animateurs ou plutôt
à des réanimateurs.
Pierre SANSOT