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Les signatures des dieuxGraphismes et action rituelle dans les religions afro-cubaines
Cet article sintresse aux graphismes en usage au sein des religions afro-cubaines, notamment dans le palo monte et labaku. Il examine comment ces signes, appels fi rmas ou signatures , participent la dramaturgie rituelle. Quil sagisse dune crmonie collective ou, plus modestement, dun travail magique pour un patient, les graphismes saturent lespace, les artefacts et les corps des participants. Ils servent fi gurer les esprits des morts, les dieux, les astres ou tout autre agent non humain mobilis par le rite. Ils donnent galement voir les actions invisibles que ces entits sont censes accomplir. Ils constituent en somme des diagrammes de laction rituelle : la fois une reprsentation de ses parties invisibles et le schme organisateur qui structure son droulement. Combinant les approches smiotique et pragmatique, larticle tudie la fois ce que reprsentent les signes graphiques et ce quils permettent de faire.
mots clsreligions afro-cubaines (palo monte, abaku), signes graphiques, fi rmas, rituel, magie
par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi
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Cienfuegos, juillet 2012. Lorsque nous arrivons chez Andrs, il est
en train de raliser un travail pour Pedro, un Cubain migr aux tats-
Unis, revenu au pays pour rgler un problme familial. Sur le sol de la cour,
Andrs a trac la craie un pentacle orn de motifs parmi lesquels
on reconnat un soleil, une lune, une toile fi lante, des vagues ou encore
la croise dun chemin. Une collection deffi gies sculptes et damulettes
est dispose autour du dessin. Pedro se tient immobile au centre du pen-
tacle ; des signes de craie marquent son front, ses bras et ses jambes.
ses pieds, trois ufs de poule, eux-mmes couverts de signes. Andrs
et ses assistants saffairent autour de lui (fi g. 1).
Il sagit du dbut dun rituel du palo monte, une religion afro-cubaine
dont les initis, appels paleros, tirent leur pouvoir des liens quils ont
nous avec lesprit dun mort (le nfumbi) hberg lintrieur dun chaudron
(la nganga 1). Le dessin trac au sol, tout comme les signes qui ornent le corps
de Pedro et les ufs, sont quant eux appels des fi rmas, des signa-
tures . Celles-ci interviennent dans presque tous les rites du palo monte,
quil sagisse dune grande crmonie collective ou dun modeste travail
(trabajo) pour un patient (les paleros mnent souvent une activit de devin-
gurisseur). Comme la affi rm Hector, lun de nos interlocuteurs paleros,
la fi rma est fondamentale, elle communique avec le mort du chaudron .
Sans elle, le rituel ne fonctionne pas , a-t-il prcis. Elier, lun de ses
coreligionnaires, nous a dclar pour sa part quelle assure (ou garantit)
le rituel : La fi rma da seguridad al trabajo. Cet article sattache lucider
le sens de ces propos travers un examen dtaill de la place que
tiennent les signatures graphiques dans le palo monte. Nous cherchons
comprendre comment les fi rmas participent de manire effi cace la dra-
maturgie rituelle.
Nous nous intressons avant tout aux graphismes dans leurs contextes
dusage. On ne saurait par consquent se contenter des reproductions des
fi rmas dans les libretas, ces cahiers dans lesquels les adeptes consignent
leur savoir religieux. Comme Erwan Dianteill la montr, ces documents
jouent un rle important dans la transmission des savoirs et ceux du palo
monte sont pour lessentiel des recueils de fi rmas (Dianteill 2000 : 208).
Mais la compilation de dizaines de dessins ne suffi t pas en saisir les
logiques dusage, mme lorsquelle est assortie dune brve description
crite de leur mode demploi, comme cest parfois le cas. Tout au plus
ces recueils permettent-ils de prendre la mesure de la varit des fi rmas
et de dgager leurs principes de composition formelle. Les exgses des
pratiquants propos du symbolisme des dessins et des motifs qui les
composent ne constituent pas non plus la meilleure entre pour tudier
les fi rmas. Les exgses spontanes sont plutt rares et les rponses
improvises aux questions des anthropologues se rvlent trs variables
selon les informateurs et souvent dcevantes. Les pratiquants peuvent uti-
liser les fi rmas de manire routinire sans pour autant prouver le besoin
den systmatiser les principes dans une ethnothorie unique et cohrente.
Mieux vaut alors les interroger directement sur le mode demploi de telle
ou telle fi rma en la leur faisant tracer au sol et montrer comment ils luti-
lisent concrtement ou, mieux encore, observer in situ ces usages au cours
des performances rituelles.
ci-contre
fi g. 1 Rituel du palo monte, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.
1. Le lexique du palo monte inclut de nombreux termes issus du kikongo (une langue bantoue dAfrique centrale). Pour une monographie dtaille du culte, voir Kerestetzi paratre. Les donnes prsentes ici proviennent des enqutes menes par Katerina Kerestetzi depuis 2003 Cienfuegos (une ville denviron 150 000 habitants situe 250 kilomtres de La Havane), ainsi que dun terrain effectu en commun lt 2012 (fi nanc dans le cadre du programme Anthropologie de lart : cration, rituel, mmoire [ANR-08-CREA-053-02] dirig par Carlo Severi).
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2. Parmi les travaux rcents sur les systmes dcriture, voir Glassner 2009 ; Dlage 2013.
3. Rappelons quun index est un signe qui tablit une connexion entre lobjet quil dnote et la personne qui linterprte : It is in dynamical (including spatial) connection both with the individual object, on the one hand, and with the senses or memory of the person for whom it serves as a sign, on the other hand. (Peirce 1955 : 107)
Les fi rmas doivent tre envisages comme des graphismes en actes ,
cest--dire qui contribuent de manire effective laction rituelle, tout
comme la parole, mais dans un autre registre (Severi et Bonhomme 2009).
Nous proposons ainsi dtudier de manire conjointe ce que reprsentent
les signes graphiques et ce quils permettent daccomplir. Cette approche
peut tre qualifi e de smio-pragmatique. Sur son versant pragmatique,
elle sinspire des travaux dAlfred Gell (1998) ou encore de Carlo Severi
(Severi 2007 ; Fausto et Severi [dir.] 2014). Comme lart et les artefacts magico-
religieux selon Gell, les graphismes sont moins une forme de communication
symbolique quun moyen daction sur le monde : ils rendent manifeste, comme
nous le verrons, laction des agents non humains mobiliss par le rituel.
En affi rmant cependant que seul le langage constituait un vritable systme
signifi ant, Gell a adopt une position trop radicale contre les approches
smiotiques en anthropologie.
On ne peut compltement faire abstraction de la smiotique des fi rmas,
ne serait-ce que parce que les pratiquants eux-mmes en parlent parfois
en termes de communication, de signes ou de symboles. Il ne sagit pas
de rabattre indment les signes graphiques sur le langage. Nous ne consi-
drons dailleurs pas les fi rmas comme des critures : nous prfrons parler
de graphismes ou de dessins. Une criture, au sens strict, est un systme
graphique de notation du langage (ou en tout cas de certains discours)
ce que ne sont pas les fi rmas 2. Il ne sagit pas dune forme dcriture,
mais dune culture graphique auxiliaire des arts magiques , limage des
signes de la magie europenne (Grvin et Vronse 2004 : 345). Notre ana-
lyse des graphismes naccorde par consquent aucun primat la smiosis
linguistique et sinspire plutt de la smiotique gnrale de Charles Sanders
Peirce (comme Gell lui-mme lavait dailleurs fait). De mme que la plupart
des signes selon Peirce (1955), les fi rmas possdent la fois des aspects
symboliques, iconiques et indexicaux. En adquation avec notre insistance
sur les contextes dusage, nous mettons alors laccent sur lancrage indexical
des graphismes en montrant quils permettent de connecter dans un espace
unifi les diffrents lments du dispositif rituel (les participants, les arte-
facts et les agents non humains 3). Pour formuler le problme dans toute sa
gnralit, il sagit en somme dexaminer quel type de ressource smiotique
et pragmatique le mdium graphique offre au rituel magico-religieux.
Bien quil soit centr sur les fi rmas du palo monte, ce travail possde
galement une ambition comparatiste. De nombreuses autres traditions
religieuses font usage de graphismes rituels, quil sagisse des mandalas
hindous, diagrammes gomtriques servant de support aux techniques
de visualisation des divinits (Padoux [dir.] 1986), des peintures de sable sym-
bolisant les esprits qui interviennent au cours des crmonies de gurison
des Navajos (Luckert 1979), des motifs graphiques guruwari reprsentant
les anctres totmiques chez les Walbiri du dsert australien (Munn 1986
[1973]) ou encore des signes au kaolin du culte dOlokun au Nigeria (Rosen
1989). Toutes ces reprsentations partagent avec les fi rmas le fait de servir
fi gurer ou prsentifi er des entits invisibles.
Nous nous en tenons cependant un comparatisme rgional. Cuba,
lemploi de graphismes nest pas spcifi que au palo monte, mais se retrouve
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plus largement au sein du complexe des religions afro-cubaines. La socit
secrte abaku fait un usage abondant de symboles graphiques nomms
anaforuanas ou gands, troitement apparents aux fi rmas du palo monte
dans leur usage comme dans leur forme, et dailleurs parfois appels de
la mme faon 4. Les fi rmas interviennent galement de manire ponctuelle
dans la santera, notamment lors de linitiation (Cabrera 2003). Le culte dif
emploie lui aussi des graphismes appels atenas, combinaisons de signes
divinatoires qui permettent la circulation de lach, lnergie vitale (Konen
2009). On peut ds lors parler de graphismes rituels afro-cubains, mme
si, dans le cadre de cet article, nous privilgions ceux du palo monte pour
lesquels nous disposons de donnes ethnographiques de premire main.
Au-del de Cuba, plusieurs religions afro-caribennes et afro-
brsiliennes emploient des graphismes similaires aux fi rmas, tant du point
de vue de leurs usages rituels et des conceptions qui les sous-tendent
que de leur style esthtique : ainsi en va-t-il des vv du vaudou hatien,
des pontos riscados ( points rays ) de lumbanda au Brsil ou encore
des sceaux des glises spirituelles baptistes dans les Petites Antilles
britanniques 5. La comparaison entre ces diffrents graphismes rituels
afro-amricains permet de mettre laccent sur ce quils ont en commun. Dans
cette perspective, la premire partie de larticle aborde lpineuse question
de la matrice culturelle de ces systmes graphiques et de leur origine afri-
caine putative. Les trois parties suivantes dtaillent les contextes dusage
des graphismes en examinant successivement leur rapport lidentit,
lespace et laction rituelle.
Des cosmogrammes transatlantiques ? Selon une thse trs populaire au sein des tudes afro-amricaines,
les fi rmas seraient des cosmogrammes africains ayant travers lAtlantique
jusqu Cuba. Lun de ses principaux avocats, lhistorien de lart Robert Farris
Thompson, sest attach mettre au jour les continuits culturelles entre
lAfrique et les Amriques noires, tant du ct des formes artistiques que
des visions du monde quelles vhiculeraient (Thompson et Cornet 1981 ;
Thompson 1984 et 1993). Lexamen de ses thories est dautant plus indis-
pensable que Thompson est le seul avoir propos une analyse densemble
des graphismes rituels afro-amricains qui nous intressent ici. Selon lui,
les fi rmas du palo monte trouveraient leur origine dans liconographie tradi-
tionnelle des Bakongo. Il voit galement une infl uence kongo dans les signes
du vaudou hatien, de lumbanda et des glises spirituelles baptistes. Quant
aux graphismes de labaku, il les fait driver du nsibidi, un systme picto-
graphique commun diverses populations de la rgion de la Cross River
au sud-est du Nigeria (les Efi k, les Eko et les Ejagham notamment) (fi g. 2).
Mme si elle semble avoir pour elle lattrait de lvidence, la thse
de lorigine africaine des systmes graphiques du palo monte et de labaku
savre plus problmatique quil ny parat. Il ne sagit pas de nier lexistence
dun substrat africain dans les religions afro-cubaines : il y a sans conteste
des traits culturels kongo dans le palo monte, efi k dans labaku et yoruba
dans la santera et lif, comme le rvle leur panthon, leur mythologie, leur
langue rituelle ou leur art liturgique. Mais cela ne signifi e pas pour autant
quil y ait une continuit directe entre les systmes graphiques africains
4. Sur les graphismes abaku, voir Cabrera 1975 ; Len 1975 ; Brown 2003.
5. Seuls les vv hatiens ont fait lobjet dune tude dtaille (McCarthy Brown 1975) ; louvrage de Milo Rigaud (1974) sur le mme sujet na aucune valeur scientifi que. Sur les pontos riscados de lumbanda etles sceaux des glises spirituelles baptistes, on trouvera des lments dinformation respectivement dans Giobellina Brumana et Gonzales Martinez (1989), Simpson (1966) et Henney (1974). Signalons que les sceaux spirituels baptistes sont les seuls qui incluent des signes alphabtiques (en leur donnant une valeur acronymique, par exemple Z pour Zion).
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et leurs quivalents cubains. L pistmologie vrifi cationniste qui sert
de socle aux thses de Thompson ainsi qu une large frange des tudes
afro-amricaines souffre de faiblesses videntes, comme cela a dj t
soulign (Palmi 2008). Hants par la question des origines, les travaux
de ce genre sont prompts dlivrer des certifi cats dafricanit, au prix
de rapprochements hasardeux et dune certaine rifi cation des cultures.
Stephan Palmi (2010) a par exemple montr que les rapports his-
toriques entre labaku et sa source suppose chez les Efi k du Nigeria
la socit secrte masculine ekpe ne sauraient tre trop simplement conus
comme un hritage en ligne directe. Dans cette perspective, on peut mettre
en question lide rpandue selon laquelle le systme graphique de labaku
serait clairement li celui du nsibidi, comme Palmi laffi rme pourtant
lui-mme (ibid.). Les ressemblances visuelles entre les signes de labaku
et ceux du nsibidi, sur lesquelles Thompson sappuie pour tayer sa thse,
sont trop superfi cielles et hasardeuses pour tre probantes 6. Les deux
systmes graphiques semblent en outre rpondre des usages diffrents.
Combins de manire former des squences narratives, les pictogrammes
du nsibidi peuvent servir noter des messages ou de petits rcits, soit
en tant associs des discours oraux dont ils sont les supports visuels
(par exemple des historiettes didactiques), soit pour communiquer une infor-
mation distance (transmission de missives, affi chage davis publics), soit
pour consigner la mmoire collective (minutes judiciaires, histoires familiales).
Le nsibidi remplit ainsi des fonctions diffrentes de celles assumes par
les graphismes abaku : ces derniers ne sont pas crits pour tre interpr-
ts par autrui, ni pour consigner des faits dans la mmoire collective (Len
1975 : 353), mais ils sont, comme nous le verrons, directement associs
laction rituelle. Il faut cependant distinguer, au sein du nsibidi, les signes
connus du plus grand nombre de ceux rservs aux initis dekpe, dont
lusage pourrait se rapprocher de celui des graphismes abaku. Il semble-
rait que la socit secrte fasse une utilisation la fois emblmatique et
magique des signes, mais on sait trop peu de choses de ces usages sot-
riques pour se prononcer avec certitude. Si lhypothse dune fi liation entre
le nsibidi et les signes abaku ne saurait donc tre carte, la continuit est
toutefois moins vidente quon ne laffi rme gnralement.
Le lien entre liconographie kongo et les graphismes du palo monte
savre plus fragile encore. La dmonstration de Thompson, largement
reprise au sein des tudes afro-amricaines (par exemple Martnez-Ruiz
2013), se fonde sur la prsence suppose dun cosmogramme en forme
de croix cercle de part et dautre de lAtlantique. Il sagit toutefois dun motif
gomtrique lmentaire quon retrouve sans surprise dans le rpertoire
iconographique de nombreuses cultures, en Afrique ou ailleurs 7. Largument
est dautant moins probant que le cosmogramme kongo reste sous-dter-
min graphiquement puisquil se dclinerait daprs Thompson selon diff-
rentes formes : croix simple, cercle ou boulete, voire spirale ou losange
(alors que dans le palo monte, le motif dominant est une croix fl che et
cercle dont chacun des quadrants contient une croix ou un cercle miniature).
Thompson soutient en outre qu travers le motif graphique, le palo monte
aurait galement conserv la cosmologie que celui-ci servirait reprsenter.
6. Les quelques travaux sur le nsibidi sont souvent anciens et toujours lacunaires : MacGregor 1909 ; Dayrell 1910 et 1911 ; Talbot 1912 (notamment chap. XXVIII et appendice G) ; Campbell 1983 ; Battestini 2006.
7. Sur la diversit des systmes graphiques africains, voir Griaule et Dieterlen 1951 ; Calame-Griaule et Lacroix 1969 ; Kubik 1986 ; Dalby (dir.) 1986 ; Harney, Kreamer et Roberts (d.) 2007.
ci-contre
fi g. 2Signes du nsibidi (Nigeria), in Dayrell 1911 : planche LXVII.
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La croix cercle rsumerait la conception de lunivers selon les Bakongo :
la ligne horizontale symbolise la rivire sparant le monde des vivants de
celui des morts ; la ligne verticale, le lien qui les unit ; le cercle, lternelle
circularit de lexistence, pense limage du mouvement du soleil. Il est vrai
que la croix cercle et fl che est souvent conue comme un cosmogramme
par les paleros eux-mmes. Fernando Ortiz (1952 : 168-171) cite dailleurs
linterprtation dun motif cruci-circulaire par des sacerdotes y hechiceros
congos en Cuba qui se rvle tonnamment proche de la version kongo.
Mais les exgses des initis propos de la signifi cation du motif sont
en ralit assez variables. Parmi nos interlocuteurs paleros, linterprtation
de loin la plus courante consiste plutt faire du cosmogramme une sorte
de rose des vents : le cercle reprsente le monde entier ; la croix fl che,
les points cardinaux associs aux quatre vents (los cuatro vientos). Largu-
ment cosmologique est donc plus prcaire quil ny parat.
Un autre argument lencontre de la thse continuiste est que lexis-
tence mme du cosmogramme kongo peut tre mise en doute : il sagit
en bonne partie dune tradition invente. Dans les publications de Thompson,
comme dans celles de ses pigones, la preuve de lexistence du cosmo-
gramme sappuie sur une source unique : les spculations de Fu-Kiau,
un intellectuel kongo. Dans sa recension de lun des ouvrages de Thompson,
Jan Vansina (1982 : 30) le compare dailleurs un Marcel Griaule qui aurait
trouv en Fu-Kiau son Ogotemmli, prenant au pied de la lettre les ex-
gses personnelles de son informateur pour en faire la philosophie de tout
un peuple. Il est vrai que Fu-Kiau est un personnage fascinant 8. N en 1934
au Bas-Congo, form par les missionnaires protestants, il sinstalle Kin-
shasa lindpendance du pays et intgre lducation nationale. En 1964,
aprs avoir dj publi plusieurs essais, il retourne dans sa rgion natale
pour y fonder une Acadmie congolaise . Cest l quil rdige en kikongo
une tude ethno-philosophique, publie dans une version bilingue Kin-
shasa en 1969. Cet essai, qui sattache reconstruire la cosmologie im-
plicite de la pense kongo, est illustr par une cinquantaine de dessins
de lauteur, dont plusieurs versions du fameux cosmogramme. Selon Fu-Kiau,
ce dernier symboliserait aussi bien la trajectoire du soleil et le cycle de
lexistence que les migrations historiques des Bakongo ou la carte des
provinces de leur ancien royaume. Il est cependant diffi cile de faire la part
entre les donnes ethnographiques, recueillies de la bouche des anciens
ou tires de lethnologie missionnaire, et les spculations personnelles de
lauteur 9. Dans lintroduction de lessai, John Janzen note dailleurs que
les ethnographes pourraient tre enclins au scepticisme , nayant jamais
eu connaissance dun tel systme cosmographique , dautant que la plupart
des Bakongo ignorent eux-mmes presque tout de cet hritage culturel.
Cela na pas empch Fu-Kiau dtre cit comme une autorit par
des spcialistes des Bakongo tels que Janzen ou Wyatt MacGaffey. Dans
son ouvrage sur la religion kongo, ce dernier reproduit lun des dessins de
Fu-Kiau, mais prcise quil sagit dun diagramme , un schma permettant
de reprsenter la cosmologie implicite des rites et des mythes (MacGaffey
1986 : 43-44). Certes, en suivant Fu-Kiau, il ajoute quau cours de certaines
crmonies religieuses la cosmologie se trouve traduite microcosmogra-
phiquement dans lespace du rite (ibid. : 107). Mais il ne soutient pas de
8. Sur la biographie de Fu-Kiau, voir Mbelolo ya Mpiku 1972 : 147-148.
9. Pour une critique des thses de Fu-Kiau par un historien congolais, voir Batsikama ba Mampuya 1974. Ce dernier lui reproche notamment sa manie de vouloir expliquer la sagesse ancestrale par des mythes de sa propre cration (p. 264).
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manire claire lexistence dun cosmogramme indigne dot dune ralit
graphique autonome. Thompson, de son ct, sembarrasse de moins de
scrupules. Il fait du schma de Fu-Kiau la fi gure fondamentale du rpertoire
iconographique kongo et, pour consacrer lexistence du cosmogramme,
le baptise en reprenant des termes vernaculaires, mais dtourns de leur sens
originel 10. Linvention du cosmogramme kongo repose ainsi sur une opra-
tion de dcontextualisation et dabstraction qui vise en faire lexpression
visuelle dune cosmologie collective. Une fois perptr ce premier coup de
force avec le concours de Fu-Kiau, Thompson peut ensuite reconnatre
le cosmogramme kongo de lautre ct de lAtlantique, dans les dessins du
palo monte, de lumbanda ou du vaudou hatien. Il faut cependant admettre
que cette tradition invente a connu un beau succs : linfl uence des thses
de Thompson au sein des tudes afro-amricaines et, plus largement,
auprs dintellectuels afrocentristes et dadeptes des religions afro-cubaines
a contribu confrer une certaine ralit au cosmogramme kongo. Ce nest
dailleurs pas un hasard si Fu-Kiau a fi ni par migrer aux tats-Unis o il a
continu publier et donner des confrences, se rapprochant des milieux
afrocentristes amricains.
La thse continuiste savre donc fragile. Attribuer, de manire rigide,
une origine nigriane au systme graphique de labaku et congolaise
celui du palo monte est dautant plus contestable que les deux cultes font
en ralit usage des mmes signes (et aux mmes fi ns rituelles). La croix
fl che et cercle est par exemple un motif commun aux deux religions.
Cette fi gure leur sert de base pour composer des dessins plus complexes
par redondance iconographique. Croix, cercles et fl ches sont dupliqus
diffrentes chelles. Sy ajoutent dautres motifs gomtriques (lignes
sinueuses, spirales, triangles) ou fi guratifs (ttes de mort, astres). Cela
peut donner lieu des dessins sophistiqus, souvent organiss selon
une symtrie axiale ou radiale. Si les possibilits graphiques sont infi nies
et exploites de manire toute personnelle par les pratiquants, le palo
monte et labaku recourent cependant aux mmes motifs et aux mmes
procds de composition.
Lobsession de la qute de lAfrique (Capone 1999) au sein des
tudes afro-amricaines conduit en outre sous-estimer les apports pour-
tant dcisifs de la magie europenne aux religions nes dans le creuset
cariben ou brsilien. Si, dans leur forme et leur usage, les graphismes
de labaku et du palo monte, mais galement ceux du vaudou hatien,
de lumbanda et des glises spirituelles baptistes partagent un air de famille,
celui-ci ne tient sans doute pas tant leurs racines africaines qu linfl uence
ubiquitaire de la magie europenne. Celle-ci est lisible dans le vocabu-
laire et les conceptions de la magie qui sous-tendent lusage de tous ces
graphismes rituels. Ces derniers sont gnralement dsigns par le terme
signature ou sceau (par exemple fi rma ou sello dans les religions
afro-cubaines, seal dans les glises spirituelles baptistes) : il sagit vrai-
semblablement dun hritage de la magie talismanique europenne et de
la thorie des signatures sur laquelle elle sappuie depuis la Renaissance.
Celle-ci affi rme lexistence de liens dinfl uence entre les mondes cleste
et terrestre, entre autres sous forme deffl uves descendant des astres sur
la terre (Walker 1958). Par ce biais, les puissances clestes imprimeraient
10. Selon Robert Farris Thompson, le cosmogramme serait nomm (di)yowa ou dikenga, termes qui, en ralit, dsignent respectivement la fosse cruciforme et lenceinte circulaire de deux anciennes socits secrtes des Bakongo.
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11. Sur la ressemblance entre les vv hatiens et les talismans europens, voir Clius 2005 : 87.
12. Sur les livres de magie dun gurisseur hatien, voir Taverne 1993.
leur sceau ou leur signature sur notre monde matriel, tout imprgn
de sympathies occultes. En reproduisant sur des talismans les images de
ces puissances clestes (ou infernales) ou les signes kabbalistiques qui leur
sont associs, il serait alors possible de capter et canaliser leur infl uence
des fi ns prcises. Les discours des paleros cubains, qui disent des fi r-
mas quelles permettent de capturer la puissance des astres, des dieux
ou des morts, font directement cho ces conceptions de la magie.
Lapport de la magie europenne concerne galement liconographie
elle-mme. Si la ressemblance visuelle avec les dessins talismaniques nest
pas frappante dans le cas des graphismes afro-cubains, elle lest davantage
dans celui des vv hatiens, des sceaux des glises spirituelles baptistes,
et surtout des pontos riscados de lumbanda 11. Les talismans europens
prennent habituellement la forme de cercles ou de pentacles lintrieur des-
quels sont reprsents les symboles des puissances que lon souhaite conjurer
modle que les pontos riscados reproduisent lidentique. Les signes
talismaniques sont en outre conus comme un quivalent graphique des in-
cantations, qui servent galement conjurer les esprits. Cette quivalence
se retrouve dans lumbanda, les pontos riscados tant systmatiquement
associs des chants appels pontos cantados. Cette fi liation qui mne
des talismans aux graphismes rituels de lumbanda est corrobore par les
rfrences explicites la magie europenne dans les recueils de pontos ris-
cados e cantados destins aux adeptes (par exemple Zespo 1951).
Cette infl uence de la magie talismanique sur les graphismes rituels
afro-amricains sappuie sur une circulation continue douvrages de lEu-
rope vers les Amriques depuis le XVIe sicle (Davies 2009). Au XIXe et au
XXe sicles, certains des livres de magie les plus populaires sur le Vieux
Continent (les Clavicules de Salomon, le Grimoire du pape Honorius, le Livre
de saint Cyprien, les Livres de Mose, le Petit Albert) connaissent galement
un grand succs en Amrique du Sud et dans les Carabes 12. Cette impor-
tation latino-amricaine de la littrature sotrique va largement au-del
du cas, dj bien document, dAllan Kardec et du spiritisme. Les adeptes
du palo monte, de lumbanda ou du vaudou hatien ont depuis longtemps
accs (sous forme dditions importes ou de rditions locales) aux livres
de magie dorigine europenne, qui comportent presque toujours une partie
illustre sur les talismans ; et ils sen sont vraisemblablement inspirs pour
laborer leurs propres graphismes rituels, tant du point de vue de licono-
graphie que des conceptions et des usages. Le priple transatlantique
des cosmogrammes jusqu Cuba a en dfi nitive emprunt des voies plus
tortueuses que la ligne droite que Thompson voudrait tracer entre lAfrique
et les Amriques noires.
Signes didentit Les graphismes rituels afro-amricains reposent tous sur un mme principe smiotique, en bonne partie hrit de la magie talismanique euro-
penne comme nous venons de le voir : les dessins reprsentent les signa-
tures des agents non humains mobiliss au cours des crmonies. Les vv
du vaudou hatien sont les signatures des divinits lwa. Les pontos riscados
de lumbanda sont celles des esprits dsincarns (exus), des Indiens (cabo-
clos) ou des anciens esclaves (pretos velhos). Les fi rmas du palo monte sont
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elles aussi des signatures, comme lindique clairement leur nom 13. Leurs
signataires peuvent tre des nfumbis, les esprits des morts hbergs dans
les chaudrons des initis. Cela peut tre galement des mpungus, divi-
nits (tels Siete Rayos, Lucero, Sarabanda et Mama Chola) qui sont souvent
associes aux orichas de la santera. Les fi rmas peuvent enfi n reprsenter
des astres (le Soleil, la Lune) ou des puissances naturelles personnifi es
(comme Remolino, le Tourbillon), eux-mmes souvent associs des
mpungus. Ces signatures peuvent tre des fi gurations stylises (les nfum-
bis sont par exemple reprsents par des ttes de mort, Remolino par une
spirale, la Lune par un croissant) ou bien des dessins plus complexes et
abstraits, les choix iconographiques variant selon les adeptes. Les varia-
tions sont dautant plus importantes que les fi rmas ne sont pas des repr-
sentations in abstracto des entits, mais correspondent toujours des fi ns
rituelles prcises : la signature dune mme divinit se dcline de diffrentes
manires selon le travail que lon veut lui faire accomplir.
Lune des signatures les plus importantes pour les pratiquants
du palo monte est celle qui est dessine au fond du chaudron et dote
la nganga dune identit singulire. Il sagit de lemblme de sa divinit tut-
laire, de son mpungu 14. Au mpungu principal (il en existe une douzaine)
sont gnralement associs les attributs secondaires dautres entits afi n
de lui confrer des traits de caractre additionnels et donc des fonction-
nalits spcifi ques. Tel palero travaille par exemple avec Sarabanda
con camino de (littralement avec chemin de , mais on pourrait traduire
par marchant avec ) Siete Rayos, Ronca Pecho, Cuatro Nsila, Monte Suelto.
La signature dune telle divinit combine alors les emblmes de ses diff-
rentes composantes (une entit principale et quatre entits secondaires
dans cet exemple). Ce mode de composition se retrouve dans lumbanda
au Brsil, o lon peut croiser les emblmes de plusieurs divinits dans
un mme ponto riscado afi n dassocier leur puissance.
Comme Batrice Fraenkel (1992) la bien montr dans son histoire de
la signature, celle-ci est la fois un signe didentit et de validation : apposer
une signature ou un sceau au bas dun document le transforme en un acte
juridique. Cest pourquoi la signature ne relve pas uniquement dune tude
smiotique centre sur le rapport entre le signe et ce quil reprsente, mais
galement dune approche pragmatique qui sintresse aux actes dinscrip-
tion : quest-ce que les signes permettent daccomplir ? Cette question des
pouvoirs prts aux signes graphiques est dautant plus incontournable que
lon a ici affaire des signatures magiques. Contrairement aux signatures
autographes qui nous servent parapher des documents, les graphismes
rituels afro-amricains sont des signatures allographes : le scripteur (en
loccurrence le pratiquant qui trace le dessin) est distinct du signataire,
lagent non humain que la signature reprsente et dont elle tire son autorit.
Tracer une signature permet alors au scripteur de faire appel son signa-
taire, de sautoriser de lui pour accomplir un rituel.
Les graphismes rituels servent en effet invoquer les entits quils
reprsentent. Ils saccompagnent dailleurs souvent dincantations orales.
Dans lumbanda, comme nous lavons vu, linvocation des esprits associe
le chant et le dessin. Dans le vaudou hatien, loffi ciant prie devant chaque
13. Les pratiquants utilisent parfois galement les termes emblemas et sellos, voire, dune manire plus gnrale, signos, seales ou smbolos.
14. Sur la fabrication dune nganga, voir Kerestetzi 2011.
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15. Sur la distinction entre reprsentation et prsentifi cation dans le domaine des fi gurations religieuses, voir Vernant 2007 (1983). La premire est une fi guration iconique fonde sur la ressemblance, tandis que la seconde vise tablir un contact avec une puissance invisible en la localisant dans une forme prcise (iconique ou non) et en un lieu dtermin : elle est lindex de sa prsence.
vv pour faire descendre le lwa qui lui correspond. Mais, plus quun simple
support de linvocation orale, le dessin en est un quivalent graphique (sans
pour autant quil existe de correspondance systmatique entre lordre du
discours et lordre graphique). Dans le palo monte, les fi rmas ne sont pas
automatiquement accompagnes de chants : les graphismes possdent
par eux-mmes le pouvoir dvoquer les entits dont ils sont les emblmes.
De l lambivalence smiotique des signes magiques selon les conceptions
locales des adeptes : ils servent autant rendre prsent qu reprsenter 15.
Comme le note Alfred Mtraux (1958 : 147), [les] vv manifestent sous
une forme tangible la prsence de la divinit . Cest une prsence agis-
sante : les graphismes servent agir sur les entits quils prsentifi ent ou,
plus exactement, les faire agir. Lorsque lun de nos interlocuteurs pale-
ros affi rme par exemple que les fi rmas communiquent avec les astres,
il ne faut pas entendre cette expression en un sens troitement linguistique.
La communication consiste ici plutt tablir un contact avec des forces
cosmiques pour faire circuler leur nergie vers la Terre : faisant face au ciel,
la fi rma trace au sol capte la puissance des astres. Par exemple, pour
capturer la force du Soleil, on dessine sa fi rma sur une feuille de papier sur
laquelle, midi prcis, on pose un verre rempli deau. En se diffractant
travers le liquide, les rayons de lastre son znith illuminent alors le papier.
Le pratiquant na plus qu plier celui-ci en quatre pour y stocker lnergie
solaire quil pourra ensuite mobiliser sa guise, gnralement pour une
opration de magie bnfi que.
Les fi rmas sont des substituts rituels des entits quelles repr-
sentent. Cela apparat clairement dans les crmonies qui mobilisent
des incarnations matrielles des divinits (chaudrons, effi gies sculptes,
pierres, etc.) : on peut poser rellement ces dieux objets (Aug 1988) sur
la fi rma ou bien se contenter de dessiner leur emblme. Le mode demploi
de certaines fi rmas exige par exemple que lon place une bougie allume
sur le dessin afi n de mobiliser la puissance de Guinda Vela. Mais il est ga-
lement possible de dessiner la bougie, notamment sil sagit dune fi rma
inscrite sur papier. Il arrive aussi frquemment que le chaudron soit direc-
tement pos sur la fi rma ou bien que le signe et lobjet soient associs
de manire redondante.
La fonction emblmatique des fi rmas ne concerne pas uniquement
les divinits ; elle stend galement aux initis et aux collectifs quils forment.
Les graphismes de labaku incluent par exemple les emblmes des charges
liturgiques (plazas) et des loges (potencias) de la socit secrte (Len 1975 :
341). Les insignes statutaires identifi ent les dignitaires religieux en fonction
de leur titre, chacun correspondant une charge spcifi que on en compte
jusqu vingt-cinq par loge. Lun des premiers graphismes abaku rper-
toris dans les archives est dailleurs linsigne statutaire quun certain Marga-
rito Blanco, fondateur dune loge La Havane, a fait fi gurer ct de sa propre
signature au bas dun document dat de 1839 (Brown 2003 : 54). Les em-
blmes collectifs permettent, quant eux, didentifi er chaque loge, mais aussi
les liens gnalogiques ou dalliance qui lunissent dautres loges. Il est
en effet possible de combiner diffrents emblmes dans une mme fi rma,
la manire de lhraldique europenne dont les rgles de composition
autorisent lassociation des armes des parents ou des conjoints. Les loges
ci-contre
fi g. 3Pancho et sa cape brode, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.
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tant attaches des territoires mythiques en Afrique (appels tierras),
ces emblmes composs reprsentent ainsi lidentit collective sous la
forme dune carte relationnelle.
Comme les signatures des divinits, les insignes identitaires servent
de substituts rituels des initis ou des collectifs quils reprsentent. Ainsi,
lorsquune loge abaku organise une crmonie, les emblmes des autres
loges invites sont dessins dans le temple comme tmoignage graphique
de leur prsence [para dejar constancia grafi ca de su presencia] (Len
1975 : 347). On retrouve ici le principe de redondance smiotique : la pr-
sence des membres dune loge est mise en relief par la reprsentation
graphique de la puissance (potencia) quils forment en tant que collec-
tif. Mais le dessin peut aussi constituer une forme de prsence lui seul :
il est possible de tracer linsigne dun dignitaire dcd pour le faire partici-
per en esprit une crmonie. Insignes et emblmes permettent en outre
daccomplir des actions spcifi ques, par exemple de confrer des titres.
Lydia Cabrera (1975 : 152-153) dcrit une crmonie au cours de laquelle
des initis sont levs de nouvelles charges : les imptrants doivent sage-
nouiller sur les insignes des plazas tracs autour du cercle sacr arakasuaka
dessin au sol. Linvestiture fait en principe lobjet dune autorisation pra-
lable : on trace le signe de Sikn (lun des principaux personnages mythi-
ques de labaku) do part une ligne ondule au bout de laquelle fi gure
linsigne de la plaza concerne (ibid. : fi g. 79-98). Cet exemple illustre bien
le caractre performatif des graphismes rituels. Le dessin accomplit ce quil
dcrit : Sikn autorisant llvation une nouvelle charge.
Bien que les insignes statutaires et les emblmes collectifs soient
caractristiques de labaku, on les retrouve parfois dans le palo monte.
Ainsi, Pancho, lun de nos interlocuteurs paleros, chef de culte Cienfuegos,
a-t-il dot son temple dun emblme, appel fi rma de la casa ( signature
de la maison ), quil trace au sol lors de chaque crmonie et qui sert
de support toutes les oprations rituelles. La liturgie quil a labore se
distingue en outre par lomniprsence des insignes identitaires. Lors des
crmonies, les initis sont tous vtus dune cape et dun bandeau brods
de leur grade hirarchique (fi g. 3). Les initis dcds peuvent eux aussi
tre prsentifi s graphiquement. Dans un coin de la pice, Pancho va par
exemple tracer linsigne de son dfunt padrino ( parrain , cest--dire initia-
teur) afi n quil puisse prendre part la crmonie (fi g. 4). Mais ce sont l des
faons de faire atypiques, mettre en rapport avec le fait que Pancho pra-
tique une variante originale et mme assez personnelle du palo monte.
La gamme des potentialits smiotiques des graphismes rituels est donc
exploite de manire variable selon les religions, mais aussi selon le style
personnel de chaque chef de culte.
Si le palo monte ne comporte habituellement ni insignes statutaires
ni emblmes collectifs, ses adeptes emploient en revanche un autre type
de signe didentit. Alors que, dans labaku, lidentit graphique des initis
est centre sur leur rang hirarchique ou leur groupe dappartenance, elle
prend une forme plus personnelle dans le palo monte. Ce dernier repose
sur un thos religieux plus individualiste : chaque palero est autoris, voire
encourag, dvelopper un style personnel dans sa pratique religieuse.
ci-contre
fi g. 4Insigne du padrino de Pancho, Cienfuegos. Collection personnelle dun informateur.
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Il nest ds lors pas surprenant que les fi rmas des paleros soient des signa-
tures individuelles. Tout nouvel initi reoit un nom rituel, combinaison
unique dlments htrognes auxquels il est personnellement associ :
des noms de mpungus, des phnomnes naturels ou mme des traits de
caractre. ce nom compos correspond galement une fi rma person-
nelle, elle-mme composite. Nom et signature seront ensuite utiliss en de
nombreuses occasions, notamment lors des tapes qui scandent le par-
cours religieux ou le cyle de vie du pratiquant. sa mort, cest grce cette
fi rma trace sur son dos quil sera identifi et accueilli dans lau-del.
La signature et le nom dun initi doivent tre employs avec pr-
caution. Un adepte ne prononce jamais son nom complet en public, mais
seulement une version abrge. De mme, il ne trace jamais sa signature
la vue de tous, mais seulement une bauche tronque. Cette politique du
secret vaut pour tous les types de fi rmas, les dessins tant gnralement
effacs lissue de chaque rituel. Il sagit de protger un savoir sotrique
jalousement gard, mais aussi de se protger soi-mme des gens mal-
veillants, comme le dit bien le chant entonn lorsquon efface une fi rma :
Efface la trace, les langues des Congos sont pigeuses, les sorciers sont
cancaniers [Borra rastro, lenguas congas son tramposas, los brujos son
chismosos] . Les signatures personnelles font lobjet dune vigilance particu-
lire car elles exposent directement leurs signataires. Il est en effet possible
de nuire un initi en traant sa fi rma. Cette forme de magie (ou plutt
de sorcellerie) sympathique confi rme que la signature est un substitut rituel
du signataire : le signe graphique permet dagir sur ce quil reprsente, que
ce soit une divinit ou un initi.
Espaces graphiques Si les fi rmas servent invoquer les entits quelles reprsentent, elles
permettent en outre de les ancrer dans lespace du sanctuaire. Les gra-
phismes jouent en effet un rle prpondrant dans lorganisation de lespace
crmoniel. Quils soient permanents ou bien effacs lissue du rituel,
les dessins saturent lespace. lintrieur des cuartos de fundamento
( pices de fondement , cest--dire les sanctuaires), on les trouve sur tout
type de surface : sol, murs, tables, portes et fentres. Les artefacts en sont
eux aussi recouverts : le chaudron, les tambours et mme les objets les plus
anodins comme les noix de coco, les ufs ou les cigares dont les pale-
ros se servent pour leurs rituels. Les corps des participants sont galement
marqus : ceux des initis, des patients et mme des animaux destins aux
sacrifi ces. Les fi rmas remplissent une fonction de conscration : signer
quelque chose, cest le revtir dun caractre sacr et le rendre apte
participer de manire effi ciente au rituel. Tracer une fi rma au sol permet
ainsi de transformer temporairement un lieu profane en un espace rituel
(par exemple lorsquune crmonie se tient lintrieur dun domicile). Pour
consacrer un corps ou un objet, il nest pas ncessaire de dessiner un gra-
phisme labor, un simple trait de cascarilla (poudre de coquille duf)
ou une croix suffi sent souvent.
Ce pouvoir consacrant des fi rmas apparat clairement dans les rites
dinitiation du palo monte. Lun des termes servant dsigner linitiation
rayar, rayer (et, par substantivation, rayamiento) est dailleurs employ
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par les adeptes comme un quasi-synonyme du verbe fi rmar. Ce terme renvoie
aux scarifi cations (gnralement en forme de croix ou de lignes parallles)
faites sur le corps de laspirant. Celles-ci consacrent lintgration du nophyte
la communaut religieuse en oprant une transformation de sa personne.
Les morts sont en effet censs pntrer le corps de liniti par ses scari-
fi cations et le signer ainsi de manire indlbile. Cette signature initiatique
se retrouve dans les autres religions afro-cubaines. Dans la santera, on trace
au sommet du crne ras du nouvel initi un motif en forme de cercles
concentriques qui reprsente le sige sur lequel viendra sasseoir sa
divinit tutlaire (Gobin 2012 : 67 sq.). Dans labaku, linitiation sachve
galement par le trac sur la tte du nophyte du symbole sacr arakasuaka
(un cercle divis par une croix), emblme de Mokongo, lun des personnages
mythiques de la socit secrte. Comme le note ce sujet Cabrera (1975 : 4),
les signes dessins sur le corps du rcipiendaire lors des preuves
initiatiques rayas, fi rmas, marcas luniront jusqu la mort, et au-del,
la force mystrieuse, aux esprits des dfunts et ses corligionnaires,
par des liens plus forts encore que ceux du sang .
Lespace crmoniel, par sa profusion graphique, semble peupl
des puissances invisibles dont les signatures laissent deviner la prsence.
Comme William Hanks (1996 et 2001) et Charles Stpanoff (2013 et 2014)
lont montr propos de pratiques chamaniques chez les Mayas et en Si-
brie, toute performance rituelle suppose une transformation symbolique
de lespace ordinaire afi n de donner imaginer la coprsence des humains
et des esprits. Ainsi, dans le chamanisme iakoute, laction rituelle mobilise
un cadre spatial composite fait dun espace rel immdiatement sensible
pour lassistance et dun espace virtuel, scne invisible postule et point
dancrage des esprits auxiliaires (Stpanoff 2014 : 142). Au cours de la per-
formance, une srie dindices linguistiques, gestuels et visuels (les chants
et les postures du chamane, les dessins sur son costume et son tambour,
lagencement de la yourte) sert susciter chez les participants cette puis-
sante opration dimagination qui consiste percevoir un cadre spatial
lointain dans lespace immdiat (ibid. : 113). Dans le palo monte et labaku,
ce travail de limagination sappuie notamment sur le dessin : lespace rituel
y est, en bonne partie, un espace graphique. Lorsquon trace au sol une
fi rma pour en faire le centre de laction rituelle, on dfi nit un nouvel espace
indexical en crant un champ de coprsence qui rassemble tous les partici-
pants, humains et non humains.
Le chamanisme sibrien, comme dailleurs celui des Mayas, est associ
une cosmologie trs structure : le cosmos y est organis en diffrents lieux
peupls par diffrentes catgories dentits. Lespace virtuel de la crmonie
chamanique cette scne invisible sur laquelle se joue laction rituelle
renvoie ainsi un monde lointain, un l-bas qui soppose lici de lunivers
ordinaire. La performance du chamane consiste alors conjuguer ces deux
espaces par la mise en scne de deux mouvements contraires, lun cen-
tripte (le chamane fait venir les esprits), lautre centrifuge (le chamane
se transporte dans leur monde). On trouve dans labaku des formes ana-
logues de conjugaison rituelle des espaces, mais aussi des temporalits.
Les crmonies mettent en scne les mythes dorigine de la socit secrte :
en rejouant les vnements qui ont eu lieu dans une Afrique mythique,
les participants se projettent dans un espace-temps lointain. Les graphismes
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ont un rle important dans cette dramaturgie mythico-rituelle, comme
lillustre lemblme de Sikn, vritable leitmotiv graphique de labaku (fi g. 5).
Revtant laspect dune calebasse lintrieur de laquelle se trouvent quatre
cercles, ce dessin voque la dcouverte de lesprit tutlaire de la socit
secrte : une femme nomme Sikn pche dans sa calebasse un trange
poisson, incarnation dun esprit appel Tanze ; plus tard, les hommes sacri-
fi eront Sikn et sapproprieront lesprit. Deux des cercles dessins dans
la calebasse symbolisent les yeux de Sikn ; les deux autres, ceux de
Tanze. Le graphisme offre ainsi une condensation visuelle du rcit dorigine.
Il est le prcipit dun mythe , la manire des signes dogons selon Griaule
(Griaule et Dieterlen 1951 : 6). Lemblme de Sikn est parfois complt par
des lignes ondules, fl ches ou empennes qui voquent dautres dtails
du rcit : la rivire o Sikn a pch Tanze, un palmier au bord de la rive,
un serpent lov dans larbre. Les graphismes possdent, selon les adeptes,
le pouvoir de rcrer le lieu o les premiers rites se droulrent lorigine
(Cabrera 1975 : 98). Dessinant une sorte de carte cosmologique (Brown
2003 : 54), ils permettent dancrer lespace-temps distant du mythe dans
le prsent du rite.
Contrairement labaku, le palo monte nest pas associ une
mythologie labore. Par consquent, alors que les interlocuteurs abaku
de Cabrera lui ont, semble-t-il, livr dabondantes exgses propos des
graphismes et de leur symbolisme mythico-rituel, les paleros se contentent
habituellement dexpliquer le mode demploi de leurs fi rmas : quoi elles
servent, quelles entits elles permettent dinvoquer, comment excuter
le rituel. Les dessins ne renvoient aucun pass mythique ni aucune
cosmologie organise. Ils servent seulement capter toutes sortes de puis-
sances (celles des astres, de la nature, des dieux ou des morts) pour les faire
converger dans lespace du temple selon un mouvement centripte. Certes,
comme nous lavons vu, la croix fl che et cercle qui constitue la fi gure de
base du palo monte est, selon les initis eux-mmes, une reprsentation
du cosmos. Mais il sagit dun cosmogramme virtuel, sans paisseur cos-
mologique ni profondeur mythologique : une forme vide dont les quadrants
peuvent tre remplis par nimporte quel autre signe le Soleil, un tourbil-
lon, lesprit dun mort en fonction des objectifs du rituel en cours (fi g. 7).
En traant ce cosmogramme pour lenrichir ensuite leur gr, les paleros
se donnent les moyens de mobiliser tout lunivers dans lespace crmoniel.
Le cosmogramme et en ralit toute fi rma compose partir de cette
fi gure de base remplit une fonction de spatialisation : le cercle circonscrit
lespace du rituel ; la croix lui confre un centre ; les fl ches, une orientation.
Ce sont des index spatiaux : des signes qui pointent vers ou plutt crent
un nouvel espace de rfrence. Tracer une fi rma au sol sert tout dabord
centrer laction rituelle. Cest sur le dessin ou autour de lui que sont dispo-
ss les artefacts (les objets consacrer, les offrandes ou tout autre adjuvant
de laction rituelle) et que viennent se placer les participants : au centre,
la personne au bnfi ce de laquelle le rituel est accompli ; autour delle,
les offi ciants. La fi rma dfi nit ainsi un sous-espace centr (Hanks 1996 :
180), foyer vers lequel convergent les gestes des participants et lattention
des spectateurs. Les vv jouent un rle similaire dans le vaudou hatien
(McCarthy Brown 1975 : 80 sq.). Ils reprsentent un quivalent graphique
ci-dessus
fi g. 5Insigne de Sikn dans labaku, in Cabrera 1975 : 73.
ci-contre
fi g. 6Andrs traant une fi rma, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.
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du poteau-mitan du temple, axis mundi qui relie le monde des humains
et celui des divinits (les lwa descendent le long du poteau pour pos-
sder les adeptes). Les dessins sont tracs de manire radiale autour du
poteau. De sa base part une premire ligne qui reprsente une projection
au sol de laxe vertical. Une seconde ligne, perpendiculaire la premire,
diffrencie la gauche (associe aux lwa petro, chauds et dangereux) de
la droite (associe aux lwa rada, plus pacifi ques). Ces deux lignes forment
le canevas de la plupart des dessins. Si le poteau-mitan dfi nit le centre
principal de lespace crmoniel, les vv dterminent des centres subsi-
diaires vers lesquels se dplace temporairement laction rituelle (loffi ciant
dpose des offrandes au pied de chaque emblme et prie ct pour faire
venir llwa concern). Les temples du palo monte tant quant eux dpour-
vus de poteau-mitan, ce sont les fi rmas qui confrent un centre sui generis
laction rituelle.
Tracer une fi rma sert en outre circonscrire lespace rituel. Dans le palo
monte, les autels qui regroupent les chaudrons et tous les dieux objets
des initis sont presque toujours domestiques. Ils doivent cependant rester
isols de lespace habit, car les morts obscurs quils hbergent, rputs
jaloux et violents, pourraient nuire aux autres membres du foyer (notamment
au conjoint de ladepte). Pour se prmunir dune telle menace, lautel est gn-
ralement install dans une cabane au fond de la cour de la maison. Lorsque,
faute de place, les adeptes sont contraints de le garder lintrieur de leur
habitation, ils utilisent parfois une fi rma pour sparer symboliquement
lespace rituel de lespace domestique. Le dessin trac tout autour de lautel
permet de fermer les yeux des morts, autorisant ainsi les membres du
foyer vivre en paix. Pour les mmes raisons, des signes apotropaques
sont souvent dessins aux endroits des seuils, spcialement sur la porte de
la pice o est install lautel, aussi bien sur le panneau interne (pour canton-
ner les esprits du palo monte lintrieur du sanctuaire) que sur le panneau
externe (pour protger lautel contre les infl uences nfastes de lextrieur et
les mauvais sorts des sorciers). Les fi rmas permettent de compartimenter
les espaces, comme le confi rme un menu incident observ sur le terrain.
La scne se passe au domicile dune famille de Cienfuegos dont les
membres pratiquent diffrentes religions. Juana, la mre de famille, la fois
spirite et santera, organise ce jour-l une messe spirite afi n dhonorer
ses parents dfunts. Au moment o ces derniers sapprtent possder
les mdiums, son fi ls Hector, palero, se prcipite dans la cour o se trouve
son autel personnel et trace tout autour une fi rma afi n de maintenir spars
les morts du palo monte et ceux du spiritisme, qui sont rputs ne pas faire
bon mnage. Sans cette prcaution rituelle, les morts obscurs et violents
du palo monte auraient pu faire irruption dans la crmonie pour sen
prendre aux morts familiaux, entranant la fuite de ces derniers, considrs
comme plus faibles, et signant ainsi lchec du rite spirite. Ce comparti-
mentage graphique des religions offre une illustration quasi littrale du
syncrtisme en mosaque cher Roger Bastide (1967 : 159).
Tracer une fi rma au sol sert enfi n orienter laction rituelle, comme
en tmoignent lomniprsence des fl ches dans les dessins, mais aussi la sym-
bolique des points cardinaux (rappelons que le cosmogramme du palo monte
sapparente une rose des vents). Cette fonction directionnelle apparat
ci-contre
fi g. 7Firma du palo monte, Cienfuegos, 2012. Photo Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi.
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clairement dans le cas des fi rmas qui visent purifi er un lieu en chassant
les mauvaises infl uences (malas infl uencias) qui le polluent. Les crmonies
paleras dbutent souvent par un rite consistant fermer les quatre coins
(cerrar las cuatro esquinas) du lieu o elles se droulent. Le chef de culte trace
devant lautel un quadrilatre qui reprsente la maison. De ses coins partent
quatre fl ches pointes vers lextrieur. Une cinquime, nettement plus
longue, part du centre du quadrilatre et traverse toute la pice jusquau seuil
(rel) de lhabitation. Elle matrialise lexpulsion du mal hors de la maison,
tandis que les autres fl ches reprsentent sa dispersion aux quatre vents.
Loffi ciant dpose ensuite cinq amulettes sur les coins et au centre du
quadrilatre. Aprs un rite de purifi cation incluant le sacrifi ce dun coq au-
dessus de la fi rma, quatre assistants ramassent chacun une amulette et,
en suivant la grande fl che, sortent en courant de la maison pour aller les
dposer aux quatre coins du btiment (la cinquime amulette au centre
du dessin est quant elle place sur le chaudron, foyer de lespace rituel).
Ces amulettes protgent lhabitation en vitant que le mal ny pntre nou-
veau. La fi rma reprsente la fois une carte de lespace rituel et une sorte
de boussole qui oriente les actions qui sy droulent. Le dessin, mais aussi
les oprations ralises sur lui dcrivent, de manire anticipe et souvent
une chelle rduite, les gestes ensuite accomplis par les participants :
la course des assistants suit le trajet de la fl che ; les amulettes sont dpo-
ses aux quatre coins de la maison, aprs lavoir t sur leur reprsentation
graphique. Comme on le voit, la fi rma dirige de manire trs concrte lac-
tion rituelle. limage des fi gures de la magie europenne, ce graphisme
rituel constitue la reprsentation spatialise dune opration magique
(Grvin et Vronse 2004 : 345).
Diagrammes daction Comme le prcdent exemple le laissait dj entrevoir, les gra-
phismes ne servent pas seulement organiser lespace du rituel et en
fi gurer les agents invisibles : ils reprsentent galement les actions elles-
mmes. Les fl ches sont en effet des signes daction : elles indiquent souvent
des mouvements et pas seulement des points cardinaux (tout comme
la spirale signale un mouvement tourbillonnant). Dans labaku par exemple,
lors des funrailles dun initi, on trace une tte de mort fi gurant le cadavre,
do part une fl che orne, vers son extrmit, dun symbole reprsentant
lesprit en partance du dfunt. De mme, dans le palo monte, pour faire
sortir le mort du chaudron et lenvoyer accomplir une mission (on appelle
cela mandar el muerto), par exemple pour quil nuise quelquun, on trace
une fl che qui part de la nganga et pointe vers un papier sur lequel a t
inscrit le nom de la victime. Toutes ces fl ches fi gurent une action exerce
par un agent sur un patient 16. Lagent, lorigine de la fl che, est habituelle-
ment une entit invisible reprsente par sa signature graphique ou par un
artefact (ici, cest le nfumbi dans le chaudron). Le patient, vers lequel pointe
la fl che, est lindividu au bnfi ce (ou au dtriment) duquel le rituel est
accompli 17. Il est prsent en personne ou bien par lintermdiaire dun substitut
plac sur la terminaison de la fl che, tel que des ongles, des cheveux, une
photographie ou son nom crit sur un papier. Un troisime exemple, tir des
rites dinitiation du palo monte ainsi quils sont accomplis au sein du temple
dirig par Pancho, confi rme le rle des fl ches dans la fi guration de laction.
Liniti se tient au centre de la fi rma de la casa trace au sol. Une fl che
16. Sur lanalyse du rituel en termes de relations agents-patients, voir Gell 1998.
17. Mais il peut parfois sagir dune autre entit invisible, par exemple un esprit malfi que que lon cherche conjurer.
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fi g. 8Rituel de conjuration du palo monte, Cienfuegos, 2007. Extrait du fi lm Les Morts du palo monte (Grgory Fornal et Katerina Kerestetzi, 2007).
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a t dessine sur chacun de ses mollets : celle de gauche pointe vers
le haut, celle de droite, vers le bas (fi g. 9). Ce dispositif graphique donne
voir lintgration du nophyte au groupe initiatique local (dont la fi rma de
la casa est lemblme), mais galement laction transformative du rituel sur
sa personne : le sens contraire des fl ches symbolise la circulation travers
le corps de liniti des nergies canalises par la fi rma.
Les signes daction servent rendre tangibles les oprations magiques,
autrement invisibles, que le rite est cens accomplir. Cette fi guration est
parfois amplifi e par des procds non graphiques : les signes sont recou-
verts dalcool ou de poudre fusil que lon enfl amme (en veillant diriger
le feu dans le sens de la fl che). Ce procd est notamment employ pour
fi gurer des actions agressives. De faon similaire, pour conjurer des esprits
malfi ques, on trace la fi rma de Remolino (Tourbillon) que lon asperge
dalcool avant de lenfl ammer. Se tenant les mains, les participants assembls
fi g. 9Une initiation au palo monte chez Pancho, Cienfuegos. Collection personnelle dun informateur.
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99Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi
en cercle tournent alors autour du dessin. Le mouvement dair induit par
la ronde fait slever les fl ammes en une colonne de feu tourbillonnante, qui
est cense brler lesprit malfi que. Ce genre de spectacle pyrotechnique
accomplit ainsi ce que la fi rma dcrit par des moyens graphiques. Les signes
daction tmoignent ce propos du mme genre dambivalence smiotique
que les signes didentit : on pourrait dire aussi bien que le dessin accomplit
par lui-mme ce quil reprsente ou quil reprsente ce que le rite accomplit
par dautres moyens (ou, en tout cas, prtend accomplir).
Les signes graphiques permettent galement de qualifi er les actions
rituelles quils fi gurent : laction exerce sur le patient peut lui tre bnfi que
ou malfi que. Cest tout dabord la couleur qui caractrise le type daction
que le dessin est cens accomplir : une fi rma trace la craie blanche (ou
la poudre de coquille duf) signale une action bnfi que, tandis que
le noir de charbon est employ pour les malfi ces. La qualifi cation passe
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galement par ce que lon pourrait appeler des signes dterminatifs. La plu-
part des fi rmas comportent des croix et des cercles miniatures. Ces motifs
dsignent respectivement le positif (ou le bien) et le ngatif (ou le mal), selon
linterprtation la plus courante (mais certains adeptes inversent la valence).
Les dessins alternent souvent les croix et les cercles afi n de fi gurer lqui-
libre ou lentrecroisement entre le bien et le mal. Il suffi ra alors de substituer
certains cercles par des croix (ou inversement) pour infl chir laction de
la fi rma dans un sens malfi que ou bnfi que 18.
Mme si, pour les besoins de largumentation, nous avons prsent
de manire spare les signes lis lidentit, lespace et laction,
la plupart des fi rmas combinent en ralit ces diffrents types de signes
pour former un schme graphique synthtique. Le dessin ne constitue
donc pas seulement le support de laction rituelle, mais plutt son principe
gnral dorganisation : il en livre le schma densemble, comme le rvle
lexemple suivant. Il sagit dune crmonie de conjuration du palo monte
appele rompimiento ( rupture ). Le rituel dcrit ici est accompli pour un
homme victime dun collgue de travail jaloux qui lui aurait coll sur le dos
lesprit malfi que dun mort. Le palero commence par identifi er laide dun
procd divinatoire les mpungus qui assisteront le mort de son chaudron
pour dlivrer le patient de lesprit qui le tourmente : ce sont Lucero, divinit
associe au carrefour, qui ouvre et ferme les chemins de la vie , et Siete
Leguas (Sept Lieues), divinit belliqueuse. Il trace ensuite au sol une longue
ligne qui part du chaudron lintrieur du sanctuaire et le long de laquelle
sont ordonnes les diffrentes parties de la fi rma (fi g. 10). Il y pose une bougie
afi n d clairer les chemins du mort , puis dessine lemblme de Sarabanda
(divinit tutlaire de sa nganga), en forme de croix fl che et cercle. Cela
symbolise de manire redondante le chaudron, qui est donc prsent la
fois matriellement et graphiquement. Sur cette reprsentation est place
leffi gie sculpte de Lucero, dont la prsence est elle aussi redouble par
le dessin dun carrefour dont les terminaisons fl ches pointent vers lext-
rieur. sa croise est dessin un visage stylis fi gurant lesprit malfi que
qui bloque le chemin du patient (do sa localisation au milieu du carre-
four). Loffi ciant trace ensuite lemblme de Siete Leguas (une croix et une
ligne ondule, toutes deux fl ches), puis celui de Remolino Cuatro Vientos
(Tourbillon Quatre Vents) : une croix fl che pour les Quatre Vents com-
bine une spirale pour le Tourbillon. Enfi n, lextrmit de la fi rma, sur
la terminaison de la fl che qui pointe vers le nord graphique, la fi gure de
lesprit malfi que est nouveau dessine. Cette orientation graphique est
largement indpendante de lorientation cardinale relle. Lespace rituel ne
suppose pas un rfrentiel allocentrique absolu ; il est dabord et avant tout
orient par rapport au sanctuaire et au chaudron.
Une fois la fi rma trace, le patient vient se tenir debout sur lem-
blme de Remolino Cuatro Vientos et y demeure jusqu la fi n du rituel (fi g. 8).
De la poudre fusil est pose sur trois des quatre fl ches reprsentant les
vents cardinaux. Celui du sud doit rester vide, et il nest dailleurs pas fl ch
car il pointe vers le sanctuaire et il faut viter dy diriger lesprit malfi que.
Aprs avoir invoqu les diverses entits fi gures par la fi rma, loffi ciant,
second par son assistant, procde la purifi cation (limpieza) du patient :
il effectue devant lui des signes de croix laide dune bougie allume,
18. Une autre manire de faire consiste ajouter des motifs fi guratifs au dessin. Par exemple, pour accomplir un malfi ce, il suffi t de tracer sur la fi rma la reprsentation dun dmon (chichiric).
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puis frotte son corps avec un cigare lintrieur duquel de la poudre fusil
a t insre. Puis, pour renforcer leffi cacit de lopration, il rcite une
prire. Comme le montre lexemple ci-dessous, les prires et les chants du
palo monte incluent une description, vise performative, de laction en
cours daccomplissement (redondance verbale parallle celle, graphique,
des fi rmas 19) :
Permission son ange gardien, Remolino, Siete Leguas. Remolino
et Siete Leguas vont enlever le mal qui pse sur ce fi ls. Lheure est
venue que les mauvaises choses sen aillent et que les bonnes choses
viennent. Je demande la permission au nfumbi de ce chaudron pour
quil [le patient] ne soit plus victime de trahisons et de tromperies.
Le cigare purifi cateur est ensuite plac sur la fi gure de lesprit mal-
fi que lextrmit de la fl che du nord. Il est arros dalcool, tout comme
les deux autres fl ches couvertes de poudre fusil, et le feu est mis
lalcool et la poudre. Loffi ciant entonne alors une srie de chants dont plu-
sieurs vers dcrivent laction en cours, par exemple le feu brle le mal
ou cest en souffl ant que le mal sloigne . ce moment, il prend une
gorge dalcool quil recrache en lenfl ammant entre les bras et les jambes
du patient, en dirigeant la fl amme vers le nord graphique. Il frotte ensuite
le corps de ce dernier laide dun bouquet de plantes mdicinales, puis
le frappe du plat dune machette (elle-mme signe ). Il pose celle-ci sur
le symbole de lesprit malfi que, avec le cigare, et dclare enfi n : Pour quils
[les morts] ne viennent plus jamais limportuner.
fi g. 10Schma de la fi rma pour le rituel de conjuration du palo monte.
19. Sur le caractre performatif de la parole magique, voir Tambiah 1968.
La fonction rectrice remplie par la fi rma ressort nettement de
cet exemple tir du palo monte (mais on aurait pu trouver de nombreux
exemples similaires dans labaku). Le dessin sert en premier lieu fi gurer
la srie des agents non humains mobiliss pour la conjuration : cest dabord
Sarabanda, qui reprsente le mort du chaudron, cheville ouvrire du rite
magique, puis ses auxiliaires, Lucero, Siete Leguas et Remolino Cuatro
Vientos. travers la ligne fl che qui part du chaudron, le dessin symbo-
lise galement laction que le mort et ses auxiliaires invisibles sont censs
exercer sur le patient et lesprit malfi que qui le harcle, tous deux aligns
le long de la fi rma. La fl che indique en outre le mouvement dexpulsion de
lesprit malfi que, dont la fi guration ddouble prcise justement les deux
positions successives : dabord interpos entre le chaudron et le patient
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au dbut du rituel ; puis dport lextrmit de la fi rma, au-del du patient,
lissue de la conjuration. Laction densemble est donc clairement cam-
pe par le dessin : lesprit malfi que est dlog du carrefour o il bloquait
le patient, puis il est chass au loin, vers le nord graphique, avant dtre
dispers par le Tourbillon aux quatre vents (la description graphique de
laction est rehausse par lartifi ce pyrotechnique). Si le Tourbillon repr-
sente le dernier acte de la conjuration, la dlivrance fi nale du patient, il dfi nit
du mme tenant le centre principal de laction rituelle puisque cest sur cette
partie du dessin que le patient se tient pendant toute la crmonie et que
loffi ciant et son assistant, qui sactivent autour de lui, dposent les adju-
vants matriels de lopration (le cigare, le bouquet, la machette).
En somme, les fi rmas permettent de focaliser lattention des partici-
pants et, partant, de guider et coordonner leurs conduites. Comme la bien
not Argeliers Len (1975 : 353) propos de labaku, les graphismes ri-
tuels servent stimuler laction . Le dessin fi gure ce que les participants
humains ou non sont en train de faire ensemble. Il constitue un script
graphique de laction rituelle, ou plutt un diagramme de celle-ci, cest--
dire une reprsentation schmatique de ses constituants et des relations
qui les unissent 20. Liconicit des fi rmas ne drive donc pas tant de celle de
certaines de leurs composantes graphiques (une spirale ou un croissant ser-
vant par exemple reprsenter le Tourbillon ou la Lune), mais plutt de celle
de la structure densemble du dessin (un diagramme tant un signe de type
iconique comme Peirce [1955 : 105] la bien montr). Les rapports entre
les diffrentes parties du dessin reproduisent ceux entre les principaux
lments du rituel : les agents (humains ou non) quil mobilise, les actions
(manifestes ou non) que ceux-ci accomplissent et lespace dans lequel ces
dernires sinscrivent.
On peut parler dune syntaxe graphique (et non linguistique) de
laction rituelle propos des relations de combinaison entre les diffrents
types de signes didentit, de signes daction et dindex spatiaux. Cependant,
du fait de la substituabilit entre les signes et ce quils reprsentent, un agent
ou un artefact pourra intervenir (et une action tre accomplie) soit relle-
ment, soit sous forme graphique, soit mme des deux faons tant donn
la frquente redondance smiotique. Est alors spcialement confi e au
mdium graphique la fi guration des agents non humains (notamment ceux
dpourvus dincarnation matrielle) et des actions invisibles quils sont
censs accomplir. Les fi rmas dessinent les parties manquantes, immat-
rielles ou invisibles de laction rituelle et elles les mettent en relation avec
ses lments tangibles : les artefacts, les participants humains et leurs
actions manifestes. Cest pourquoi il faut envisager les graphismes dans
leurs contextes dusage, lorsquils sont associs aux autres lments du
dispositif rituel, et non de manire abstraite.
Si, dun point de vue formel, une fi rma rsulte dune synthse entre
diffrents types de signes graphiques, dun point de vue pragmatique,
elle opre ce quon pourrait appeler une synthse de lhtrogne : les l-
ments graphiques sont connects des lments non graphiques qui sont
matriellement intgrs dans lespace du dessin. De manire gnrale, tout
rite magico-religieux prtend instaurer un rgime de co-activit entre
20. Sur le diagramme comme technologie de lintellect, voir Goody 1979.
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103Les signatures des dieux. Par Julien Bonhomme et Katerina Kerestetzi
ses offi ciants et des agents non humains (Pitrou 2012). Par leurs actes,
les premiers cherchent faire faire quelque chose aux seconds, par exemple
ce quils agissent sur le patient au bnfi ce (ou au dtriment) duquel
le rituel est accompli. Dans cette logique, les graphismes des religions
afro-cubaines permettent de donner voir la connexion et lenchanement
entre les actions manifestes des offi ciants et celles, moins directement
perceptibles, des agents non humains. Cest en cela quils sont de vritables
diagrammes de laction rituelle, des descriptions graphiques de sa chane
opratoire 21 : la fois une reprsentation de ses parties invisibles et le schme
organisateur qui structure son droulement. En dfi nitive, la fi rma dessine
lpure de laction pour en guider laccomplissement.
cole normale suprieure / Laboratoire danthropologie [email protected]
CNRS/Laboratoire danthropologie [email protected]
21. Sur la notion de chane opratoire applique au rituel, voir Lemonnier 2004.
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