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Édouard JEANSELME
THÉORIES ET
PRATIQUE
MÉDICALES
DES CHINOIS
Théories et pratique médicales des Chinois
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à partir de :
LES THÉORIES MÉDICALES DES CHINOIS LA PRATIQUE MÉDICALE DES CHINOIS
par Édouard JEANSELME (1858-1935)
Médecin des Hôpitaux de Paris, chargé de mission en Extrême-Orient
La Presse médicale, Paris, n° 76, 12 septembre 1900, pages 179-182, et n°
51, 26 juin 1901, pages 298-300.
Consultable en mode image ici et ici sur le site GERA. Les illustrations sont souvent extraites du Specimen medicinæ sinicæ, de Boym,
consultable ici sur le site de Gallica.
Biographie ici sur le site de la SFHM.
Édition en format texte par Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
octobre 2012
Théories et pratique médicales des Chinois
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TABLE DES MATIÈRES
Les théories médicales des Chinois
La pratique médicale chinoise
Théories et pratique médicales des Chinois
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LES THÉORIES MÉDICALES DES CHINOIS
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La Chine offre l'exemple, probablement unique, d'une nation qui
s'est arrêtée dans son développement, il y a des milliers d'années, et
qui, grâce à la force et à la stabilité de ses institutions, ne périclite
qu'avec une extrême lenteur, en dépit des lois de l'évolution historique.
Qu'il s'agisse de sa langue, de ses coutumes, de ses vertus ou de ses
vices, elle n'a fait d'emprunt à aucun autre peuple. L'isolement dans
lequel elle s'est confinée est le fait capital qui pèse le plus lourdement
sur sa destinée. Cette cristallisation dont elle souffre, et dont elle
mourra peut-être, — car les nations comme les individus ne vivent et
ne progressent qu'à la condition d'être en perpétuelle rénovation, —
permet au curieux de recueillir, dans cette antique civilisation, toute
une moisson de conceptions originales et pures de tout alliage.
Depuis plus de cinq mille ans, les médecins chinois se livrent à un
travail de compilation stérile sur des dogmes erronés. Si l'on en croit
la tradition, l'empereur Chin nong (3216 av. J.-C.) fut le père de la
médecine ; il apprit aux hommes à distinguer les cent plantes utiles.
Toutefois l'art de guérir ne paraît avoir tenu que peu de place dans ces
temps fabuleux. Les connaissances précises ne remontent pas au-delà
de Hoang Ti (2637 av. J.-C. 1). Cet empereur fit de la médecine un
véritable corps de sciences dont les éléments sont consignés dans le
Nuei king. Ce livre, qui a peut-être reçu des adjonctions sous la
dynastie des Tchéou (1222 av. J.-C.) et même sous celle des Han
(200 av. J.-C.), est parvenu jusqu'à nous. Les ouvrages chinois qui
traitent de la médecine sont extrêmement nombreux. La Bibliothèque
1 C'est à cette date, la soixante et unième année du règne de Hoang- Ti, que s'ouvre le
premier cycle historique de la Chine. Chaque cycle est de soixante ans.
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impériale de Pékin en compte plusieurs centaines. Parmi les plus
célèbres, je citerai le Kou Kin Tong, ou Recueil général de médecine I
ancienne et moderne, en 50 volumes in-4°, dont la publication date du
commencement du XVIe siècle, et le Pen-sao ou Grand Herbier, rédigé
sous la dynastie des Ming par Li Che Tchin ; cet ouvrage est composé
de 52 volumes, dont le dernier traite du corps humain et les autres de
la matière médicale. De nombreuses encyclopédies, écrites au XVIIe
et au XVIIIe siècle, contiennent des descriptions cliniques parfois très
remarquables.
Mais un obstacle inéluctable s'opposait au progrès de la médecine
chinoise. Le culte des ancêtres, dans lequel s'incarne le respect en
quelque sorte religieux de la tradition, est incompatible avec l'esprit de
libre examen. Il tient en tutelle les sciences d'observation et remplit en
Orient, vis-à-vis de celles-ci, le rôle qu'a joué la scholastique en
Occident pendant la longue nuit du moyen-âge.
Du reste, le culte des morts interdit l'ouverture des cadavres.
L'empereur Khang Hi cita au P. Parennin, comme un événement sans
précédent, l'autopsie d'un supplicié, faite pour l'enseignement, sous la
dynastie des Ming. Par suite de cette prohibition, deux sciences
fondamentales, l'anatomie normale et pathologique, sont supprimées.
L'étudiant, ne pouvant disséquer, apprend la position des organes dans
des ouvrages verbeux et diffus. J'ai entre les mains un traité fort
répandu que possède tout Chinois qui se destine à l'art médical. C'est
une compilation qui a été faite au XIIe et XIIIe siècle et qui a été
refondue pour la dernière fois il y a deux cent cinquante ans. On y
trouve quelques planches d'anatomie dont je donne les fac-similé. Elles
sont des plus grossières et des plus inexactes.
Le squelette (fig. 1 et 14) est à peine ébauché. Les os longs se
terminent par des extrémités atténuées. Les épiphyses et les surfaces
articulaires ne sont pas même esquissées. La colonne vertébrale est
comparée par les Chinois à une tige de bambou dont les internœuds
représentent très exactement les disques intervertébraux. Elle est
composée de pièces en nombre indéterminé qui, au niveau de la
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portion cervicale, sont soudées en une
tige indivise 1.
Le cerveau, petite masse ovoïde,
sans trace de scissure et de
circonvolutions, n'occupe que le tiers de
la cavité crânienne. Le bulbe et la
protubérance ne sont pas figurés. La
moelle, dont le calibre est uniforme
dans toute sa longueur, se détache
directement de la base du cerveau et se
termine à l'extrême pointe du coccyx.
Figure 1.
Le poumon est unique (fig. 2). Il se
divise suivant sa longueur en segments
foliacés qui s'insèrent au pourtour de la
trachée, dont on voit très bien les anneaux
cartilagineux. D'après les auteurs
classiques le
poumon est
composé de huit
feuillets et percé
de vingt-quatre
trous d'où
s'échappe l'air. Il
s'appuie contre la
troisième
vertèbre. De son
sommet se
détache un vaisseau pourvu de neuf articulations
qui le met en communication avec le pharynx.
Figure 2. Poumon.
1 Voici les différents termes qui servent à désigner le rachis. Iao Kan (Iao, dorsale ; Kan, tige de bambou). Iao tsi (Iao, dorsale ; tsi, colonne). Tsi Kou (Tsi, colonne ; Kou,
os). Tsi leang Kou (Tsi, colonne ; leang, maîtresse poutre ; Kou, os).
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Le cœur, assez bien orienté, repose par sa pointe inclinée
à gauche sur le diaphragme (fig. 1, 3 et 4). « La forme du
cœur, disent les anatomistes chinois, ressemble à une fleur
de nénuphar non éclose et sa couleur est celle de la crête du
coq ; logé sous le poumon, il s'appuie contre la cinquième
vertèbre ; son poids moyen est de 12 leang ; il est percé de
7 trous et de 3 fentes ; il renferme 3 ko de suc fin. »
Figure 3. Cœur et
canal cardio-pulmonaire.
Figure 4. Cœur. Canal cardio pulmonaire.
Aorte. Veine cave inférieure. Veine splénique.
De l'extrémité inférieure de la trachée se
détache un conduit membraneux qui se
termine en pointe au niveau de la base du
cœur. Des deux caractères inscrits sur ce
canal de communication (fig. 1), le
supérieur veut dire poumon, et l'inférieur
signifie cœur. C'est donc une anastomose
cardio-pulmonaire. Sans nul doute, par suite
d'une observation inexacte, les médecins
chinois pensent que l'artère pulmonaire se
continue sans démarcation avec la trachée.
Les figures 3 et 4 montrent aussi cette
disposition inexacte. Outre le canal cardio-
pulmonaire, de la base du cœur se
détachent trois arcs vasculaires (fig. 4) qui traversent le diaphragme et
se rendent, respectivement au rein — c'est l'aorte, — au foie — c'est la
veine cave inférieure —, à la rate — c'est probablement la veine
splénique.
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L'œsophage (fig. 1), adossé en haut à la face
postérieure de la trachée, s'incline à droite, traverse
le diaphragme et débouche dans l'estomac. Le cardia,
sur toutes les figures que je possède, est situé à
droite, et le pylore à gauche. Pourtant sur la figure 5,
représentant la poche gastrique isolée, les orifices ne
sont pas transposés.
Figure 5. Estomac.
Un repli gastro-splénique, parfois sillonné d'arborisations
vasculaires, relie l'estomac à la rate. Celle-ci est située à gauche, sous
le diaphragme, à peu près à sa place normale (fig. 1). Elle s'appuie,
disent les livres chinois, sur la onzième vertèbre. Sa forme est
représentée par la figure 6.
Figure 6. Rate.
Figure 7. Intestin grêle.
L'intestin grêle (fig. 7) « décrit 16 courbures en commençant par la
gauche ; sa longueur est de 3 tchang (1 tchang = 3,14 m.)... » Le gros
intestin (fig. 8) décrit aussi 16 courbures en commençant par la
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gauche ; « il a 2 tchang 1 tche de longueur ». Sur certaines figures, un
gros tube bosselé et gaudroné, quoique situé trop bas, représente
assez bien le côlon transverse.
Figure 8. Gros intestin.
Figure 9. Foie.
Le foie, de forme conique, ayant pour pédicule la veine cave
inférieure, est tailladé de nombreuses incisures et rappelle les foies
exposés sur l'étal des tripiers (fig. 9). Il est divisé en 7 feuillets dont 3
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à gauche et 4 à droite. « La vésicule biliaire (fig. 10) contient le fiel ;
elle a la forme d'un vase fait pour contenir du vin. »
Figure 10. Vésicule biliaire.
« Les rognons (fig. 11) sont doubles ; ils ont la forme de haricots et
s'appuient sur la quatorzième vertèbre... »
Figure 11. Reins.
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Les uretères ne sont pas figurés et la vessie (fig.
12) paraît sans connexion avec la partie supérieure
de l'appareil urinaire. Pourtant les textes
mentionnent « deux canaux, un pour chaque rein,
qui conduisent l'urine dans la vessie. »
Figure 12. Vessie.
Figure 13. Splanchnologie.
Les Chinois n'ont qu'une notion très vague de la circulation ; Ils
disent, il est vrai, que le sang progresse de 8 centimètres à chaque
pulsation et fait 2.640 mètres en vingt-quatre heures, mais ils ignorent
le rôle distinct des artères et des veines, qui sont représentées par le
même caractère graphique, et il n'est pas bien certain qu'ils
connaissent le pouvoir propulseur du cœur. Leur physiologie est
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humorale et dynamique. Le rôle des organes
est relégué au second plan. Les éléments
primordiaux sont la chaleur vitale, innée,
transmise des générateurs au produit dans
l'acte de la conception, et son antagoniste,
l'humide radical, qui a une action tempérante.
Les esprits vitaux, l'air, qui pénètre par le
canal cardio-pulmonaire dans le sang et le
fluidifie, répartissent harmonieusement ces
deux forces contraires dans tout l'organisme.
Quand les éléments primordiaux sont dans des
proportions déterminées, c'est l'état d'équilibre
ou de santé ; toute cause qui a pour effet de
modifier leurs proportions et leurs situations
respectives engendre la maladie.
Tout ce chaos de notions imaginaires est
porté à l'extrême par la célèbre théorie des
kings ou des voies de transmission. Il y a dans
l'économie douze sources principales de la vie :
Le cœur, le foie, les deux reins, le poumon
et la rate, sièges de l'humide radical.
Le gros intestin, l'intestin grêle, la bile, les
uretères, l'estomac et l'œsophage, sièges de la
chaleur vitale.
Ces douze sources sont reliées entre elles par
des canaux de communication appelés king qui
distribuent le sang, les esprits vitaux, la chaleur
et l'humide radical dans toute l'économie à l'aide
de vingt-trois branches collatérales.
Figure 14. Trajet des kings ou voies de
communication. Lignes d'acupuncture.
Six canaux répartissent la chaleur vitale dans toutes les parties du
corps ; trois de ces canaux portent la chaleur de la tête aux pieds. Six
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canaux répandent l'humide radical dans l'organisme ; trois d'entre eux
commencent aux mains et finissent aux pieds.
Le passage suivant donne une idée
du trajet incroyable de ces voies
mystérieuses : « Le canal de
communication du poumon commence
au-dessus du sein, se rend par un
affluent au gros intestin, revient à
l'orifice de l'estomac, monte au
diaphragme, gagne le poumon ; ensuite
il contourne l'aisselle sur une longueur
d'environ 7 tsun, traverse le bras, le
coude, fait une sorte de détour pour
gagner l'avant-bras ; entre dans le tsun-
keou où l'on tâte le pouls, monte le long
du pouce et finit à l'extrémité de ce
doigt ; sa branche collatérale part du
poignet, pénètre dans l'index et se relie
avec le yang-ming de la main ou canal
du gros intestin. »
Figure 15. Trajet des kings ou voies de communication. Lignes d'acupuncture.
À coup sûr, la naissance de Gargantua, qui « entra en la veine
creuse, grimpant par le diaphragme jusqu'au dessus des épaules (où la
dite veine se part en deux), print son chemin à gauche et sortit par
l'oreille senestre » paraît fort simple à côté de tout ce galimatias
anatomique. Si j'ajoute que les cinq organes principaux sont chacun
sous l'empire d'une planète, d'un elément (eau, bois, feu, terre et
métaux), d'une saison, d'une partie du jour astronomique et d'une
région géographique, le lecteur aura une idée des rêveries auxquelles
se livre la médecine chinoise, faute de notions acquises par
l'observation. Mais, sans remonter jusqu'à Galien, ne trouverait-on pas
en Occident des conceptions médicales aussi fantaisistes qui furent
tenues pour vraies pendant des siècles ?
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Du reste, de tout ce fatras se dégagent des notions, sinon précises,
du moins raisonnables. Les Chinois ont une vague idée de la
transformation des aliments dans le tube digestif et du phénomène de
l'assimilation. Ils savent que les reins filtrent l'urine, et que celle-ci est
formée aux dépens des matières que lui apporte le sang. S'ils pensent
que le rein droit, appelé pour cette raison « la porte de la vie », est le
lieu où s'opère la transformation du sang en semence, et que les
testicules sont simplement les réservoirs du sperme, en revanche ils
ont une idée assez exacte de la fécondation. « La liqueur séminale,
disent-ils, pénètre dans un récipient nommé tsee kong (matrice,
littéralement réceptacle des enfants) qui a la forme d'un bouton de
fleur de nénuphar. Ce réceptacle contient un certain nombre de
vésicules qui sont autant de germes (yn) et se développent par l'action
de la liqueur séminale. Le premier mois, ce germe est semblable à une
goutte de rosée ; le deuxième, il ressemble à un bouton de fleur de
pêcher ; le troisième, il prend une forme humaine... » Le vagin
s'appelle yn men, littéralement « porte des germes ».
Bien entendu, les Chinois ignorent les notions les plus élémentaires
de la chimie biologique. Les échanges gazeux, l'origine de la chaleur
animale, la présence du sucre ou de l'albumine dans les urines sont
pour eux lettres mortes.
Le seul mode d'exploration physique connu des Chinois est l'examen
du pouls. Encore les données qu'il fournit sont-elles obscurcies par les
théories imaginaires que je viens d'exposer.
Le médecin chinois ne possède ni montre ni sablier. Pour évaluer la
vitesse du pouls, il compte le nombre de pulsations du patient qui sont
comprises dans l'intervalle de ses propres mouvements respiratoires.
Aussi est-il recommandé au médecin de ne se livrer à cette délicate
opération qu'après s'être assuré que sa respiration est normale. Dans
l'état de santé, le pouls examiné pendant la durée de 9 mouvements
respiratoires doit battre 45 à 46 fois, soit environ 5 pulsations dans
l'intervalle de 2 respirations. Quand le pouls descend à 3 pulsations, il est
ralenti, et quand il tombe au-dessous de ce chiffre, le pronostic est
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considéré comme fort grave. Au-dessus de 5 pulsations du malade entre 2
mouvements respiratoires consécutifs du médecin, il y a accélération du
pouls, ce qui indique un excès de la chaleur vitale, autrement dit de la
fièvre, et au-dessus de 8 pulsations le malade est en danger de mort.
Pour tâter le pouls, le médecin applique simultanément l'index, le
médium et l'annulaire légèrement écartés l'un de l'autre, d'abord sur la
radiale gauche, puis sur la radiale droite. On appelle colonne chaque
segment du vaisseau qui est couvert par l'une des pulpes digitales. Il y
a donc trois colonnes pour chaque artère portant de haut en bas les
noms de tsuen, kouan tché. Or chaque colonne possède, à l'état
normal, un pouls qui lui est propre, et qui est en rapport avec l'un des
organes essentiels, ou avec deux organes liés par d'étroites connexités.
Ainsi le pouls des reins est profond, et assez vite, il donne la sensation
d'une perle roulée sous le doigt, tandis que le pouls du foie est lent et
comparable à la corde vibrante d'un instrument.
Voici le tableau des 6 pouls principaux.
Radiale gauche.
Le tsuen correspond au cœur et à l'intestin grêle ;
Le kouan correspond au foie et à la vésicule du fiel ;
Le tché correspond aux reins et aux uretères.
Radiale droite.
Le tsuen correspond au poumon et au gros intestin ;
Le kouan correspond à l'estomac ou à la rate ;
Le tché correspond aux reins et à la partie inférieure du corps.
Si, à la place de l'un de ces 6 pouls naturels, il se substitue un
pouls interrupteur, c'est l'indice d'un état morbide. Le pouls du foie,
par exemple, vient-il à faire irruption dans la colonne qui correspond
au cœur, cela indique que ce dernier est opprimé par le foie, d'où
cette conséquence thérapeutique que, pour guérir le cœur, il faudra
agir sur le foie.
Pour ne pas abuser de la patience du lecteur, je simplifie quelque
peu les règles qui régissent l'examen du pouls. Mais on concevra sans
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peine qu'avec de tels procédés d'investigation les Chinois ne recueillent
aucune donnée sérieuse sur les localisations morbides.
Après avoir tâté le pouls, le médecin doit examiner attentivement
les oreilles, les yeux, la bouche et la langue du malade « ces fenêtres
par lesquelles apparaît la chaleur innée ». Puis il se fait présenter les
vases qui contiennent les urines et les matières fécales, ce qui le
renseigne sur l'état de l'humide radical.
Malgré toutes les entraves imposées par la tradition, les médecins
chinois ont su dégager des aphorismes dont on ne peut méconnaitre la
valeur pronostique. Si, dans les affections malignes et contagieuses, le
pouls est superficiel et fort, c'est un bon signe, le malade peut être
sauvé ; mais s'il a du délire et de la diarrhée, si le pouls est vide et
petit, la mort est certaine. Quand le dos est raide, les yeux fixes, les
lèvres sèches et brûlées, le visage enflé, bleuâtre ou noir, le malade est
en danger. S'il survient des convulsions suivies de perte de la parole, et
si le corps exhale une odeur cadavérique, le pronostic est inexorable.
Les lèvres noirâtres, les dents froides, la perte involontaire des urines,
l'horreur de toute nourriture sont de mauvais signes qui, s'ils
apparaissent simultanément, annoncent une mort prochaine. Une ligne
bleue soulignant les yeux est une menace de mort, surtout si les
narines et les oreilles prennent la même couleur 1.
C'est à la description des types cliniques, dans laquelle les traditions
1 Voir, pour plus de détails, les célèbres aphorismes de Pieu Ko Hoa To Tchang Tchong
Kin dans l'excellente monographie de Dabry, La mèdecine chinoise, Paris, 1863, à
laquelle j'ai fait de nombreux emprunts. — Abel Rémusat musat (Dissert. de glossosemiotice, 1813) a très bien resumé les connaissances séméiologiques des
Chinois dans les lignes suivantes : « Infaustissimum signum Sinensibus ut et nobis
videtur linguæ nigredo, sive tolam eos superficiem ocuupet, sive quamdam tantum partem tenet... Si pulsus sit profundus, subtilis, debilissimus, nulla spes ex medicina
superat. Si lingua nigris lineis signetur, septimo circiter die labra subnigrescunt, pedes
atque manus frigent, pulsus valde subtilis est et remissus. Si quidam veluti fili (filamenta fuliginosa) supra linguam nascuntur, æger nil curat, dentes constrictos
tenet, loquitur absona, ingens constipatio habetur, parum urinæ excernitur ; bis ita se
habentibus, si pulsus viribus caret, æger morietur ; si pulsus natans sit, magnus et redivivus, quædam vitæ spes concipi potest. »
Pour expliquer les diverses couleurs qui peuvent modifier l'habitus extérieur du corps
humain, les Chinois supposent que les cinq organes principaux sécrètent chacun une couleur spéciale : le bleu vient du foie, le blanc du poumon, le noir de l'appareil
urinaire, le rouge du cœur, enfin le jaune de l'estomac et de la rate. L'ictère est donc
une maladie gastro-splénique.
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surannées n'ont pas à intervenir, que la médecine chinoise s'est
appliquée avec le plus de succès. Elle nous a laissé des pages qui sont
de véritables modèles de rigueur scientifique. Entre toutes, la
description de la fièvre intermittente dans le Nuei King, attribuée à
l'empereur Hoang Ti, est la plus remarquable.
« Il est une maladie dont le principal caractère est une
sensation anormale de chaleur et de froid qui se manifeste à
des intervalles plus ou moins éloignés. Ainsi les accès ont lieu
périodiquement le matin ou le soir, à 1, 2, 3, 7, 14 jours de
distance, ou même tous les jours, ou même plusieurs fois
dans un jour. La cause de cette maladie est due à un poison
qui est latent dans l'air, l'eau, les plantes ou la terre, et qui
s'infiltre dans les organes essentiels. Cette affection est
caractérisée par une sensation extrême de froid qui peut
durer quatre ou cinq heures. Elle est précédée de signes
précurseurs : douleur sourde au dos, bâillement, céphalalgie
légère, bouche sèche, soif, etc. Puis frissons tellement
violents que les dents s'entrechoquent et que les membres
sont saisis d'un véritable tremblement. Oppression, haleine
froide, lèvres blanches ou bleues, visage bleuâtre, taches
marbrées sur le corps, yeux caves, stupeur,
engourdissement, parole sans force. Quelquefois urine coulant
goutte à goutte, dévoiement, douleur au dos et au-dessous
des côtes ; parfois vomissements, pouls précipité, trémulant.
Après une heure à une heure et demie, stade de chaleur, soif
ardente, céphalalgie, urine rare et rouge, langue rouge, lèvres
sèches ; tout le corps est douloureux ; pouls trémulant,
modérément ralenti.
Vient ensuite la sueur, qui peut être extrême. Dès qu'elle se
montre, les symptômes précédents diminuent d'intensité et
l'urine devient abondante. L'accès peut durer jusqu'à quinze
heures. Quand il est terminé, le malade tombe dans un état
de somnolence ; son goût est nul. Ces derniers symptômes
Théories et pratique médicales des Chinois
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disparaissent, après trois ou quatre jours, si l'accès ne
reparaît pas.
Le Che kio ky est l'image fidèle de la goutte à ses différents stades,
Rien n'est omis, depuis la crise aiguë jusqu'aux accidents de la goutte
remontée.
Sous le nom de maladie de la soif (siao ko), les ouvrages classiques
décrivent divers types morbides dans lesquels il est impossible de ne
pas reconnaître le diabète. La variété tchong siao donne lieu aux
symptômes suivants : malaises, lassitudes, bouche très sèche, salive
épaisse, soif ardente, amaigrissement, chaleur à l'estomac, faim
dévorante, envie fréquente d'uriner, urine ordinairement abondante et
souvent blanche. Enorme abcès derrière le cou (n'est ce pas un
anthrax ?) qui se déclare au bout de quelques mois. Quelquefois
constipation ou diarrhée, haleine forte, peau sèche, vue s'affaiblissant
de jour en jour (probablement la cataracte).
La variole est connue des Chinois depuis la plus haute antiquité :
Hoang Ti en fait déjà mention dans le Nuei King. Toutes les formes ont
été étudiées, sans oublier les complications. La variolisation ou
inoculation fut en usage dès le Xe siècle de notre ère. Pour la pratiquer
dans de bonnes conditions, il ne faut inoculer que des sujets vigoureux
n'ayant ni ulcère, ni gale, ni dartre, ni furoncle. Du pus frais de
varioleux ou des croûtes recueillies au plus tard quelques mois
auparavant sur un enfant de bonne apparence sont délayées dans un
peu d'eau. Une boulette de coton imbibée de ce liquide est introduite
dans la narine gauche chez les filles, dans la narine droite chez les
garçons. Cette boulette ne doit pas être laissée en place plus de douze
heures. Quand l'inoculation réussit, la fièvre d'invasion apparaît le
septième jour ; peu après, des éléments de variole se disséminent sur
la figure. Mais ils s'affaissent vite et prennent la figure d'un « œil de
poisson ». Mais l'inoculation n'apas toujours des suites heureuses. Elle
peut être suivie d'une variole grave et même mortelle. L'inoculation par
insufflation dans la narine de croûtes sèches pulvérisées ou par le linge
d'un varioleux en pleine supuration sont des méthodes infidèles ; et
Théories et pratique médicales des Chinois
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quand elles réussissent, la fièvre d'invasion est souvent retardée
jusqu'au onzième jour. Passé ce délai, il est certain que l'inoculation a
échoué et il faut attendre le temps opportun pour renouveler la
tentative. Le cinquième et le neuvième jour de la première lune sont
des jours heureux pour l'inoculation.
Les maladies vénériennes ont de tout temps fixé l'attention des
médecins chinois. Dès le vingt-septième siècle avant Jésus-Christ,
Hoang Ti donne une description très précise de la blennorragie. On
trouve dans les ouvrages classiques l'énumération des diverses
complications de la maladie : la chaudepisse cordée, la cystite,
l'orchite, les adénites inguinales, l'ophtalmie purulente, voire le
rhumatisme articulaire blennorragique. Le médecin chinois ignore la
dualité du chancre, qui n'a d'ailleurs été établie en Europe qu'en 1852
par l'école de Ricord. Mais il sait parfaitement rapporter à leur véritable
cause les signes de la période secondaire et de la période tertiaire.
« Il arrive parfois que plusieurs mois après la guérison d'un
accident vénérien, l'individu ressente subitement de la
céphalalgie avec fièvre, douleur dans les os, vertiges ; peu
après apparaissent sur le front des taches cuivrées (tan
hong). Le visage devient enflé et principalement le nez ; la
parole est difficile ; il y a de la dysphagie... Ces taches se
transforment en boutons violacés, gros comme des pois, qui
sécrètent un liquide épais et fétide. Le corps se couvre bientôt
de taches et de bubons. Des mucosités coulent du nez,
l'haleine est insupportable, le nez finit par se boucher, il
exhale une odeur fétide. Le malade se plaint constamment
d'une céphalée intense. Parfois, il ressent des douleurs très
vives dans tout le corps ; ces douleurs peuvent ne se faire
sentir que la nuit.
C'est bien là le tableau de la syphilis, ultra-virulente, telle que je l'ai
observée en Extrême-Orient. Les syphilides de la gorge, de l'anus, du
scrotum, l'ozène, les ulcères rongeants du nez et la perforation de la
Théories et pratique médicales des Chinois
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cloison sont décrits avec un grand luxe de détails 1.
Le Chinois répugne à l'action. Il la tient en mince estime ; aussi
n'est-il pas né chirurgien. Il recouvre les abcès d'emplâtres et recourt
rarement à l'instrument tranchant. Toute sa hardiesse consiste à
réduire les fractures et les luxations, à les maintenir en bonne position
avec des attelles en bambou, et à débrider les plaies pour extraire les
corps étrangers. Cependant la tradition a gardé le souvenir du célèbre
chirurgien Hoa tho qui florissait sous la dynastie de Weï, entre les
années 220 à 230 de notre ère. La notice bibliographique consacrée à
ce chirurgien dans le Kou Kin I Tong nous apprend qu'il avait publié des
planches anatomiques représentant le corps humain et qu'il savait
anesthésier ses opérés,
« ...Il donnait au malade une préparation de chanvre (ma yo)
et, au bout de quelques instants, celui-ci devenait aussi
insensible que s'il eût été plongé dans l'ivresse ou privé de
vie. Alors, suivant le cas, il pratiquait des ouvertures, des
incisions, des amputations, et enlevait la cause du mal ; puis,
il rapprochait les tissus par des points de suture et y
appliquait des liniments. Après un certain nombre de jours
(au bout d'un mois, suivant les annales des Han postérieurs),
le malade se trouvait rétabli, sans avoir éprouvé pendant
l'opération la plus légère douleur 2.
1 Le Kakke est mentionné pour la première fois dans le Kin ki « Coffret d'or », un des
ouvrages fondamentaux de la médecine chinoise, qui fut publié par Cho Chiyn Keï vers l'an 200 après J.-C. La première description détaillée est contenue dans le Sen Kin Ho,
« Mille recettes chinoises », par Son Chi Bakou, vers l'an 640. 2 Stanislas Julien, Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1849, T. XXVIII. — Hoa tho connaissait aussi les bienfaits de l'hydrothérapie, comme en témoigne le passage
suivant :
« Il y avait une femme qui était affectée depuis de longues années de rhumatisme aigu. On était alors en hiver, au onzième mois de l'année. Hoa tho la fit asseoir dans
une auge de pierre et ordonna de tirer de l'eau et de l'en arroser à grands seaux : il
faut, dit-il, l'arroser largement jusqu'à cent fois. Après la septième ou la huitième irrigation, elle commença à trembler de tous ses membres ; on eût dit qu'elle allait
mourir. Ceux qui l'arrosaient d'eau glacée en furent effrayes et voulurent s'arrêter ;
mais Hoa tho persista dans sa décision et leur ordonna de compléter le nombre indiqué. Lorsqu'on arriva à la quatre-vingtième affusion d'eau froide, il s'opéra en
elle une réaction, et la chaleur intense, sortant par tous les pores, forma une sorte
de vapeur qui s'éleva à deux ou trois pieds au-dessus de sa tête.
Théories et pratique médicales des Chinois
21
L'obstétrique est aussi peu avancée que la chirurgie. Les
accouchements sont abandonnés aux mains de sages-femmes dont les
connaissances théoriques sont très bornées. Cependant elles savent les
principales positions du fœtus et pratiquent au besoin la version.
Pendant le cours de la grossesse, elles s'évertuent à prédire le sexe de
l'enfant, mais les signes sur lesquels elles ont coutume de faire fond
sont d'une valeur très discutable.
La médecine légale est depuis longtemps en usage chez les Chinois.
L'ouvrage le plus renommé est le Si Yuen Lou ou Guide des médecins
légistes dans les enquêtes criminelles, écrit en 1247 par Tsoung-sse. Il
est prescrit d'établir dans le procès-verbal l'identité du cadavre, de
décrire les blessures et la position du corps, de relever l'état des lieux.
Les stigmates de la pendaison, de la strangulation, de l'asphyxie par
submersion sont passés en revue.
Dans un prochain article, je décrirai la pratique médicale telle que je
l'ai observée dans le sud de la Chine et dans nos possessions indo-
chinoises.
@
Quand le nombre de cent irrigations fut complet, Hoa tho ordonna d'allumer du feu, de chauffer le lit de la malade et de l'envelopper elle-même d'épaisses couvertures.
Au bout de quelque temps, la sueur ruissela de toutes les parties de son corps et elle se
trouva tout à fait guérie.
Théories et pratique médicales des Chinois
22
LA PRATIQUE MÉDICALE CHINOISE
@
Purement empirique, la thérapeutique chinoise puise les
innombrables médicaments de sa pharmacopée dans les trois règnes de
la nature. C'est surtout le végétal qu'elle met à contribution, mais elle
fait aussi de nombreux emprunts aux deux autres. Quelle que soit leur
provenance, tous les médicaments se répartissent dans l'une des trois
classes suivantes : les uns sont curatifs, d'autres préparent l'organisme
à recevoir les remèdes actifs, d'autres enfin sont des reconstituants,
des pou io, littéralement : remèdes de réparation.
Pour faire choix de la recette convenable dans cet amas indigeste de
formules, le praticien chinois n'a d'autre guide que les données d'une
physiologie erronée. Telle maladie est-elle le résultat d'un excès de
chaleur vitale ? c'est à un médicament réputé froid qu'il convient de
s'adresser pour la combattre. Telle autre affection est-elle causée par
l'humide radical, c'est-à-dire par un excès de froid, c'est un
médicament chaud qui doit être mis en œuvre. Au surplus, le médecin
chinois accumule dans sa mémoire un nombre incroyable de formules
très compliquées sans chercher à pénétrer le mécanisme de leur action.
Mais n'en est-il pas un peu de même parmi nous ?
Comme les mêmes idées, vraies ou fausses, se répètent dans toutes
les races, les Chinois ne pouvaient manquer de tenir en estime la
doctrine des signatures, qui à joui d'une si grande vogue en Europe aux
siècles passés. Comme chacun sait, la nature se serait chargée de
désigner à l'homme, à l'aide de certains indices, le profit qu'il peut retirer
de l'usage de telle ou telle substance. Ainsi, le médecin chinois prescrit la
luciole et le cristal de roche contre la cécité ; la garance rappelle le flux
menstruel ; le gin seng, dont la racine bifurquée ressemble à des cuisses
Théories et pratique médicales des Chinois
23
d'homme, passe pour restituer la virilité absente.
Les Chinois prisent fort les vertus mystérieuses de la corne de cerf et
de la dent de tigre. La corne de rhinocéros (qui a pour habitat les îles de
la Sonde) atteint des prix fabuleux. Mais la panacée la plus renommée
entre toutes est sans contredit le gin seng, racine qu'on recueille en
Mandchourie et en Corée. Elle guérit toutes les maladies et prévient le
développement de celles qui sont en germe. Son prix excessif encourage
les contrefaçons, qui sont innombrables. Les Chinois aisés et les
mandarins prennent volontiers le soir, pour conserver leur santé, des
pou io contenant de la corne de cerf, de la cannelle et du gin seng.
Dans les répertoires de médecine chinoise figurent pêle-mêle les
substances les plus variées et les plus hétéroclites, depuis l'or en
feuille, souverain contre la lèpre, jusqu'à la bile humaine et l'urine de
jeune garçon. Le hài ti chè (littéralement : pierre du fond de la mer) est
un conglomérat de sels ammoniacaux qu'on retire des latrines et que
j'ai vu conseiller couramment, comme diurétique, au Yunnan. Voilà
certes des pratiques bien répugnantes, mais si nous faisions retour d'un
ou deux siècles en arrière, il nous serait facile de retrouver, parmi les
écrits des médecins les plus réputés d'Occident, des mémoires vantant
les propriétés mirifiques de la fiente de l'homme et des animaux.
Si la thérapeutique chinoise est encombrée de drogues, pour la
plupart sans efficacité, elle possède aussi quelques médicaments
précieux, tel le fer, donné comme reconstituant ; l'arsenic, conseillé
contre les affections strumeuses, l'arthritisme et l'impaludisme ; les
cendres de varech, vantées dans le traitement du goitre ; le mercure,
prescrit sous des formes variées (calomel, cinabre, etc.), contre la
syphilis, le soufre, employé à combattre les dermatoses et la gale.
Dans le Yunnan, non loin du fleuve Bleu, j'ai vu de nombreux
Chinois, atteints d'affections cutanées chroniques, se baigner dans les
sources sulfureuses à haute thermalité de Lan Khon Shien et de Nieou
tse.
Toute formule chinoise porte un nom qui sert à la désigner
Théories et pratique médicales des Chinois
24
abréviativement. Chacune contient au moins une dizaine de
substances, feuilles ou racines, pour la plupart inactives, qui sont
prescrites ordinairement, sous forme de macération ou d'infusion. Le
breuvage noirâtre obtenu peut être avalé sans trop de dégoût, et — ce
qui mérite considération — n'est jamais toxique.
Les Chinois connaissent de temps immémorial les propriétés
abortives des ergots de riz et de maïs. Ils sont très friands
d'aphrodisiaques et font abus d'excitants à base de cantharide.
L'empereur Tsien fong employait pour réveiller sa virilité une poudre
composite dans laquelle entraient : deux petites cornes de cerf, de la
moelle de l'épine dorsale d'un chien, les reins d'un chien et les
testicules d'un poulet. Le tout était réduit en poudre. Une partie était
introduite dans la narine gauche ; l'autre, roulée dans du miel, servait à
faire des pilules. On trouve dans le Kou Kin py yuen des recettes : Ut
virga stet et rígida fiat... Ut voluptas, dum coeunt vir et femina, major
fiat et acrior... Ut os inguinis muliebris minus pateat et minuatur...
Quomodi mulier per se, sine hominis coïtu, voluptatem experiri
possit ! 1
*
La médication révulsive jouit d'un très grand crédit parmi les
Célestes. Dans les rues, vous croisez souvent des individus dont les
tempes et le cou sont bariolés de large taches ecchymotiques. L'usage
des ventouse est en effet très répandu en Chine. On les pose en brûlant
du papier de riz dans un petit tube de bambou ou dans une corne de
mouton. Certains médicastres n'ont d'autre instrument que leurs
doigts. Ils pincent un pli de peau entre l'index et le médius couchés sur
le tégument, et tiraillent celui-ci d'un mouvement rapide et saccadé, ce
qui amène la rupture des petits vaisseaux sous-cutanés. Le moxa
remplace en Chine la cautérisation au fer rouge. Les caustiques
chimiques paraissent très en faveur, si j'en juge par les énormes
cicatrices que laissent certains emplâtres.
1 Dabry, La médecine chinoise, Paris, 1863.
Théories et pratique médicales des Chinois
25
Depuis quarante siècles, d'après le père Boym, les Chinois
pratiquent l'acupuncture, opération qui consiste à enfoncer dans les
tissu des aiguilles d'or, d'argent ou d'acier pour guérir la plupart des
maladies. Le médecin doit connaître le lieu d'élection des piqûres pour
chaque affection et savoir la profondeur à laquelle il doit enfoncer
l'aiguille pour atteindre le siège du mal. Les piqûres se pratiquent sur le
trajet de 12 kings ou voies de transmission, et elles sont destinées à
donner issue au principe morbifique. D'après M. Dabry, le nombre des
points qui sont susceptibles d'être piqués est de 388.
*
Le massage est tellement entré dans le mœurs chinoises qu'il ne
peut être considéré comme un mode de traitement. Dans les
innombrables échoppes de barbiers ouvertes sur la rue qui donnent aux
agglomérations chinoises une physionomie toute spéciale, le figaro,
avant de jouer du rasoir, assouplit, sous l'œil des passants, les
articulations de son client à l'aide de mouvements lents et savamment
combinés, puis il martelle ou malaxe les muscles, exécute avec la
paume des mains une série de traits rapides le long de la colonne
vertébrale et pratique enfin sur le visage du patient des effleurements
ou des sortes de passes magnétiques, et c'est seulement quand sa
victime commence à s'assoupir qu'il se met en devoir de la raser en
conscience.
Le populaire n'ignore pas non plus l'action délassante de l'eau
chaude. Arrivés à l'étape, coolies, muletiers, porteurs de chaise, se
lavent le corps avec des serviettes trempées dans de l'eau presque
bouillante. Les grands banquets chinois sont ordinairement coupés par
un intermède, pendant lequel les convives s'humectent la figure avec
des linges imbibés d'eau chaude. Ces ablutions procurent un grand
bien-être et dissipent instantanément la fatigue.
En Chine, l'exercice de la médecine et de la pharmacie est
entièrement libre. L'État n'exige du praticien aucune étude préalable,
aucun brevet, et il ne lui impose aucune patente. Il n'intervient que
dans le cas de faute lourde. La profession ouverte à tout venant, admet
Théories et pratique médicales des Chinois
26
dans ses rangs des sorciers-guérisseurs, qui cumulent avec les profits
de la médecine ceux de la cabale et de la géomancie, mais elle
comprend aussi des hommes cultivés et soucieux de leur réputation. En
général, le médecin est de condition bourgeoise. Sans avoir subi les
examens qui confèrent le titre de lettré (baccalauréat, licence et
doctorat) et qui donnent accès, en Chine comme ailleurs, à toutes les
fonctions publiques, celui qui se destine à l'art médical est obligé de
savoir un grand nombre de « caractères » pour comprendre les auteurs
classiques. Après en avoir appris des passages par cœur pendant
plusieurs années, il suit les visites d'un praticien pour s'exercer à tâter
le pouls et à formuler. Souvent le fils est l'élève de son père, et
certaines familles conservent le secret de recettes prétendues
infaillibles, qui se transmettent de génération en génération. Dans les
villages, le médecin prépare lui-même les remèdes qu'il prescrit, mais
dans les grands centres les médicaments sont délivrés par des
pharmaciens sur l'ordonnance du médecin. Les spécialistes sont très en
vogue ; il en est qui soignent exclusivement les ophtalmies, si
fréquentes en Chine, d'autres les maladies de la peau, d'autres enfin les
ulcères.
Le médecin ne fait ordinairement qu'une seule visite à chaque client,
et ne revient pas sans être rappelé. L'examen, toujours sommaire, ne
nécessite pas que le malade se déshabille. La femme chinoise ne
consent que très difficilement à se soumettre à l'examen méthodique
du médecin européen. La recherche des signes physiques, la palpation,
l'auscultation, dont elles ne comprennent pas la signification, sont à
leurs yeux des pratiques de la dernière inconvenance ; et si j'ai pu tout
à loisir voir et palper le ventre des femmes âgées, les jeunes m'ont
toujours opposé une résistance invincible, alors même que le père ou le
mari autorisait cet examen.
Pendant un séjour d'un an et demi en Extrême-Orient, j'ai eu
l'occasion d'interroger plusieurs praticiens indigènes parmi les plus
instruits. À Hué, capitale de l'Annam, je me suis entretenu avec
quelques-uns des médecins de la cour. Les notes suivantes, que je
Théories et pratique médicales des Chinois
27
détache de mon journal de voyage, montrent l'état des connaissances
médicales en ce pays qui n'est que le reflet de la Chine. Tham trong est
un Annamite d'une quarantaine d'années, il s'est présenté cinq fois aux
examens littéraires et, ayant constamment échoué, il a abordé l'étude
de la médecine à vingt-huit ans. Il a d'abord appris la théorie du pouls,
les propriétés des médicaments et l'anatomie dans des livres venant de
Chine, car l'Annam a tout emprunté à l'Empire du Milieu : ses
conceptions médicales, aussi bien que son écriture, ses lois, sa religion
et ses mœurs.
Tham trong montre assez vaguement la place des organes. Il ignore
totalement le mécanisme de la circulation sanguine. La pulsation a pour
point de départ les reins où se fait un « dégagement de chaud et de
froid ». Il n'est pas question du cœur comme propulseur du sang. La
jaunisse est l'indice d'une altération de l'intestin ou de la rate. Chacun
des cinq organes essentiels (cœur, poumon, foie, rein et intestin)
produit une couleur différente qui se répand sur la peau du malade et
indique le viscère lésé.
Nguyên Tân, autre médecin de la cour de Hué, a entrepris l'étude de
la médecine vers l'âge de vingt ans. Il a d'abord lu les ouvrages chinois
pendant quatre ou cinq ans. Le corps, dit-il, contient quatre éléments,
le feu ou la chaleur, l'humide ou le froid, l'air et le sang.
La maladie résulte du défaut d'équilibre de ces éléments ou des six
organes essentiels : le poumon, le cœur, le foie, les reins, les intestins
et l'estomac. Entre les deux reins existe un foyer de chaleur qui se
répand dans tout le corps ; c'est l'origine de la pulsation qui peut être
perçue non seulement au poignet, mais dans tout l'organisme.
Le cœur produit le sang, mais ne le met pas en mouvement. Nguyên
Tân récite imperturbablement la théorie du pouls, il sait exactement les
organes qui correspondent à chaque tsuen, kouan ou tché. Chaque
viscère sécrète une couleur spéciale : le rouge provient du cœur, le
blanc du poumon, le noir du rein, le bleu du foie, le jaune de l'intestin
ou de la rate... Le foie se compose de sept lobes. Le poumon remplit le
thorax et reçoit le cœur dans une sorte d'excavation. Nguyên Tân a
Théories et pratique médicales des Chinois
28
appris l'anatomie dans des livres chinois accompagnés de dessins
explicatifs.
Au début de ses études, il a ouvert un porc pour vérifier la
topographie des organes, mais il n'a jamais disséqué. Les étudiants
annamites, d'après lui, n'ont d'autre guide que des ouvrages chinois,
tous très vieux, qui sont, pour la plupart, antérieurs à la dynastie des
Han et n'auraient pas subi de retouches depuis des siècles. Nguyên Tân
ignore, cela s'entend, les signes des affections du foie, du cœur, des
reins, du poumon, mais il possède des notions précises sur les maladies
communes en Annam, entre autres l'impaludisme, la dysenterie, la
variole, la phtisie, la gale, la lèpre et les maladies vénériennes. Il
confond, il est vrai, dans une même description, chaudepisse, chancre
mou et vérole, mais il connaît les conséquences graves de la gale de
Chine, autrement dit la syphilis. « Si le malade ne se soigne pas, dit-il,
il peut transmettre son affection à ses enfants. Quand ceux-ci
survivent, ce qui est rare, ils peuvent aussi léguer la syphilis à leurs
descendants. » Cette notion, paraît-il, ne serait pas consignée dans les
vieux livres chinois, mais les médecins annamites l'auraient acquise par
l'observation des faits.
Pour en finir avec la syphilis, je transcris la curieuse formule qui m'a
été dictée par les deux médecins interviéwés :
Cinabre natif 3 dòng
Cinabre d'aspect métallique 3 —
Orpiment 3 —
Sulfate de soude 2 luong
Mercure liquide 2 —
Camphre 3 dòng
Sulfate de cuivre 5 —
Alun 5 —
Chlorure de sodium 2 luong
Acide arsénieux 1 dòng
Os de sèche 3 luong
Mêler dans une marmite hermétiquement fermée et chauffer à feu
Théories et pratique médicales des Chinois
29
doux. Après sublimation, on racle la couche qui s'est déposée sous le
couvercle et on la divise en pilules. Ce qui reste au fond de la marmite
sert à préparer des pommades et à faire des fumigations.
Le malade doit prendre, chaque jour, pendant neuf jours, trois
pilules enrobées dans un fragment de banane pour éviter l'altération
des dents, soit en tout vingt-sept pilules. Alors le malade crache un
liquide clair, puis sanguinolent provenant des gencives (stomatite
mercurielle). Après ce traitement, le malade ne communique plus la
contagion à sa femme et à ses enfants. Celui qui prépare le
médicament doit se remplir la bouche d'eau ; sinon, il perd ses dents.
La préparation doit se faire en milieu tranquille, car l'ébranlement du
sol empêche le mercure sublimé d'adhérer au couvercle.
*
Pendant mon séjour à Yunnan-sen, ville de 100.000 habitants,
capitale de la province du Yunnan, je n'ai pas résisté à la tentation de
voir celui de mes confrères le plus réputé de ce grand centre, le
médecin Tchen. Après avoir traversé un dédale de ruelles étroites et
glissantes, j'arrive devant la demeure du grand praticien. La porte
franchie, je me trouve dans une cour d'apparence modeste, dont le
côté droit est occupé par un réduit de quelques pieds carrés. C'est le
cabinet de consultation, qui ne prend jour que par la porte grande
ouverte. Le long des murs, auxquels pendent les planches d'anatomie
chinoise, sont disposés des bancs sur lesquels attendent les clients.
Dans une encoignure, derrière un bureau surchargé de piles de
sapèques, dons des généreux clients, est confortablement assis le
médecin, homme replet, proprement vêtu et la natte bien tressée. Il
m'accueille avec le bon sourire du praticien heureux et affairé. Sans
perdre de temps, tout en prenant le pouls d'un malade, il m'indique un
siège, me fait allumer une pipe par son fils qui assiste aux
consultations, et m'offre une tasse de thé.
Je vois défiler, en une vingtaine de minutes, cinq ou six sujets.
Invariablement, notre confrère commence par tâter le pouls gauche en
Théories et pratique médicales des Chinois
30
appliquant sur l'artère la pulpe des trois doigts médians et en exerçant
des pressions graduées. Après une ou deux minutes d'examen, il passe
à l'autre pouls. Il prend alors un pinceau et trace l'ordonnance, qui
contient ordinairement huit à dix espèces de feuilles ou de racines. Le
malade se retire après avoir déposé sur la table le montant des
honoraires, c'est-à-dire 50 sapèques (environ 15 à 20 centimes de
notre monnaie). Si j'en crois mon aimable confrère yunnanais, — qui,
paraît-il, est enclin à l'exagération, — il donne chaque jour de 40 à 80
consultations entre 7 heures du matin et 5 heures du soir. Puis il fait
une dizaine de visites en chaise, de 6 à 9 heures, après son dîner.
Poussé par la curiosité, et peut-être aussi par le malin plaisir de
mettre la science de cet honorable confrère en défaut, je prétextai des
malaises imaginaires et je tendis mon poignet. Après plusieurs minutes
de silence, pendant lesquelles notre homme parut absorbé comme s'il
résolvait un problème difficile, après force clignements d'yeux d'un air
entendu, il m'apprit que j'avais de l'air dans le foie, et dans un autre
organe que je n'ose nommer ; que cet air remontait dans l'estomac, qui
était insuffisamment perméable, bref, que je digérais mal. C'était jouer
de malheur, car à cette époque j'engloutissais cinq à six bols de riz
sans la moindre flatulence. Je réclamai mon ordonnance, je déposai sur
le coin du bureau une pile de sapèques, que le médecin chinois refusa
énergiquement, et j'allai quérir sur-le-champ les drogues prescrites
chez le pharmacien.
Celui-ci me fit verser d'abord 60 sapèques et, aussitôt en possession
de la somme, il se mit à puiser les plantes dans des tiroirs et à les
peser. Il déposait, une à une, chaque substance sur un petit carré de
papier que ses fils pliaient avec dextérité ; puis il me remit le tout avec
l'ordonnance. Je n'ai pas poussé plus loin l'expérience, par respect pour
mon brillant appétit, dont la pharmacopée chinoise aurait peut-être eu
raison 1.
1 Le médecin Tchen, que j'ai revu plusieurs fois depuis, connaît bien les signes de la
variola, de l'impaludisme, de la lèpre et de la syphilis. Il attribue le goitre, si fréquent au Yunnan à « l'eau empoisonnée des montagnes » et il a remarqué que nombre de
goitreux sont peu intelligents.
Théories et pratique médicales des Chinois
31
*
Yunnan-sen possède un hospice dû à la munificence du souverain.
J'allai donc visiter l'asile que l'empereur des Célestes, le Fils du Ciel, le
Père et la Mère du peuple, offre aux malheureux terrassés par la
maladie ou les infortunes de la vie. Ce refuge est une sorte de cour des
miracles qui abrite, dans ses étroites cellules 800 éclopés avec leurs
familles.
Quand on entre dans l'un de ces cabanons obscurs et infects, on est
aveuglé par la fumée et l'on distingue vaguement des formes humaines
ressemblant à des sorciers préparant le sabbat. Un cercueil est
ordinairement le meuble principal qui orne ces tanières, car le premier
soin d'un fils pieux est d'offrir à son père le coffre dans lequel il dormira
son dernier sommeil. Ces malheureux étendent volontiers leur natte sur
le couvercle de la bière pour dormir et vivent, pour ainsi dire,
familièrement avec elle, attendant avec sérénité le moment suprême.
Rien ne saurait dépeindre les horreurs de ce lieu, dont la hideur aurait
tenté le crayon de Calot ou la plume d'Edgar Poë.
*
J'ai tenu à exposer, en toute impartialité, l'état de la médecine
chinoise, tant au point de vue théorique qu'au point de vue pratique.
Les développements dans lesquels je suis entré sont suffisants, je
pense, pour que le lecteur puisse se faire une opinion personnelle. Je lui
laisse donc le soin de conclure.
Reste à savoir si la médecine chinoise saura se dégager de l'ornière
où elle s'est enlisée depuis tant de siècles. Avant de porter un jugement
à ce sujet, il faut se pénétrer de cette vérité, que la nation chinoise
n'est pas parvenue au stade de sénilité, comme on le dit souvent ; elle
est seulement immobilisée par une civilisation qui est arrivée à fin
d'évolution et qui ne peut plus rien produire. La tyrannie de la routine
est telle en ce pays, qu'elle a supprimé, non seulement le progrès, mais
jusqu'aux fluctuations de la mode dans ce monde figé ; les conceptions
médicales, comme le vêtement, les croyances et les lois, sont et
Théories et pratique médicales des Chinois
32
doivent être immuables. Mais le jour, qui sera peut-être demain, où le
Chinois reprendra possession de lui-même et rompra avec ses
traditions surannées, nul doute qu'il ne puisse évoluer à l'égal du
Japonais. Le Chinois est apte à comprendre tout ce qui est concret.
Profondément matérialiste, tout ce qui touche à son bien-être et à sa
santé l'intéresse, et je ne serais pas surpris si, dans les choses de la
médecine comme dans beaucoup d'autres, il était non seulement
capable de copier nos méthodes, mais aussi de les développer.
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