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1 Les « villes intelligentes » : objets de convergence ou de controverse entre développement de la société de l’information et développement durable ? Emmanuel EVENO Professeur de Géographie Directeur du LISST-CIEU Université de Toulouse II Le Mirail L’expression « smart cities », que l’on traduit en français par « villes intelligentes » s’impose depuis quelques années. Après les « smartphones » (téléphones intelligents), à côté des « smart grids » (réseaux intelligents), des « smart buildings » (bâtiments intelligents), des « smart meters » (compteurs intelligents), des « smart parkings » (parkings intelligents) …, les « smart Cities » ,(que l’on préférera appeler par la suite du texte les « villes intelligentes »), pourraient s’imposer dans les modes de vie d’habitants de plus en plus nombreux, que ce soit en France ou dans le monde. De nombreux acteurs industriels sont d’ores et déjà bien présents sur le marché considérable que pourrait constituer la migration des villes contemporaines vers un ou des modèles de « villes intelligentes ». On y trouve pêle-mêle, des opérateurs et des équipementiers de télécommunications, des constructeurs informatiques, des intégrateurs de systèmes d’information, des opérateurs de réseaux électriques, des distributeurs d’énergie, des entreprises de travaux publics, des constructeurs immobiliers, des entreprises de transports …. Comme le rapportait le quotidien Le Figaro : « selon ABI Research, le marché des technologies qui sous-tendent les projets de villes intelligentes devrait atteindre 39 milliards de dollars en 2016, contre 10 milliards en 2010 », soulignant par ailleurs que, « l’opérateur historique des télécommunications [France Télécom] a clairement ciblé ce relais de croissance dans son plan stratégique « conquête 2015 » » 1 . Le modèle des « villes intelligentes », pour autant qu’il y en ait un et qu’il soit unique, est en cours d’élaboration et de discussion depuis à peine une décennie. Il se présente comme une tentative de réponse aux évolutions urbaines, de même qu’il se justifie du constat de la généralisation du fait urbain dans les sociétés des Nords comme des Suds. La « ville intelligente » est une ville qui a optimisé son fonctionnement dans toute une série de directions, en particulier en matière de gouvernance et de production ou de mise à disposition de services urbains adaptés aux besoins traditionnels comme nouveaux de la population. 1 Le Figaro ; Orange rend la ville plus simple et plus intelligente, Par Marie-Cécile Renault ; Publié le 08/07/2013

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1

Les « villes intelligentes » : objets de convergence ou de

controverse entre développement de la société de l’information et

développement durable ?

Emmanuel EVENO Professeur de Géographie

Directeur du LISST-CIEU

Université de Toulouse II Le Mirail

L’expression « smart cities », que l’on traduit en français par « villes intelligentes »

s’impose depuis quelques années. Après les « smartphones » (téléphones intelligents), à

côté des « smart grids » (réseaux intelligents), des « smart buildings » (bâtiments

intelligents), des « smart meters » (compteurs intelligents), des « smart parkings »

(parkings intelligents)…, les « smart Cities » ,(que l’on préférera appeler par la suite du

texte les « villes intelligentes »), pourraient s’imposer dans les modes de vie d’habitants

de plus en plus nombreux, que ce soit en France ou dans le monde.

De nombreux acteurs industriels sont d’ores et déjà bien présents sur le marché

considérable que pourrait constituer la migration des villes contemporaines vers un ou

des modèles de « villes intelligentes ». On y trouve pêle-mêle, des opérateurs et des

équipementiers de télécommunications, des constructeurs informatiques, des intégrateurs

de systèmes d’information, des opérateurs de réseaux électriques, des distributeurs

d’énergie, des entreprises de travaux publics, des constructeurs immobiliers, des

entreprises de transports….

Comme le rapportait le quotidien Le Figaro : « selon ABI Research, le marché des

technologies qui sous-tendent les projets de villes intelligentes devrait atteindre 39 milliards

de dollars en 2016, contre 10 milliards en 2010 », soulignant par ailleurs que, « l’opérateur

historique des télécommunications [France Télécom] a clairement ciblé ce relais de croissance

dans son plan stratégique « conquête 2015 » »1.

Le modèle des « villes intelligentes », pour autant qu’il y en ait un et qu’il soit unique, est en

cours d’élaboration et de discussion depuis à peine une décennie. Il se présente comme une

tentative de réponse aux évolutions urbaines, de même qu’il se justifie du constat de la

généralisation du fait urbain dans les sociétés des Nords comme des Suds.

La « ville intelligente » est une ville qui a optimisé son fonctionnement dans toute une série de

directions, en particulier en matière de gouvernance et de production ou de mise à disposition

de services urbains adaptés aux besoins traditionnels comme nouveaux de la population.

1 Le Figaro ; Orange rend la ville plus simple et plus intelligente, Par Marie-Cécile Renault ; Publié le

08/07/2013

2

Dans les pays développés, il s’agit, à côté de l’introduction de nombreuses innovations dans les

services urbains et le gouvernement des villes, de modèle de réorganisation des structures, des

équipements et des modes d’intervention afin d’optimiser leur fonctionnement. Dans les pays

des Suds, le développement des « villes intelligentes » se présente bien souvent davantage

comme une innovation tout azimut dans la mesure où les services comme les modes

d’organisation préexistants sont rares et fragmentaires. Il s’agit dès l’ores moins d’optimisation

que de création.

Cette ville est équipée de plateformes techniques, truffée de capteurs distribués dans l’espace

urbain qui permettent de gérer automatiquement ou d’améliorer la gestion d’un ensemble

toujours plus vaste de problèmes, en lien avec la croissance urbaine, l’augmentation de sa

population, son extension dans l’espace, l’émergence de nouveaux besoins, l’imposition de

nouvelles normes, l’intégration de nouvelles échelles d’interactions….

Dans un contexte de concurrence accrue entre territoires urbains, la « ville intelligente » intègre

une logique de classement ou de hiérarchisation de ces espaces. Le concours « Intelligent

Community of the year » organisé par l’« Intelligent Community Forum » dont le siège est à

New York ou le classement (ranking) des « European Smart Cities » mis en œuvre avec la

garantie méthodologique de chercheurs de trois Universités européennes (Vienne, Delft et

Ljubljana) contribuent à la fois à définir les normes de ce que doit ou devrait être une « ville

intelligente » et font partie des éléments d’un marketing urbain dans lequel les critères de

distinction sont ceux qui sont censés attirer les acteurs économiques et les investisseurs

internationaux.

Plusieurs sites urbains revendiquent d’incarner des modèles de « villes intelligentes ». En

France, alors même que plusieurs grandes métropoles s’y intéressent, comme Lyon, Toulouse,

Bordeaux… il n’y a guère qu’Issy-les-Moulineaux à figurer au Concours de l’Intelligent

Community Forum tandis que Nice est la seule ville française intégrée au catalogue « Smarter

Cities » d’I.B.M. et que Dijon, Nancy, Clermont-Ferrand et Poitiers figurent respectivement,

aux 25ème, 26ème, 28ème et 29ème rang sur 70 du classement 2013 de l’association European

Smart Cities2.

Dans plusieurs pays, l’Etat s’est efforcé de mobiliser une « ville expérimentale » afin de tester

la mise en œuvre des nouveaux dispositifs techniques en « grandeur nature ». C’est ainsi que,

en Grande-Bretagne, le projet « Future Cities Demonstrator » mené par l’agence britannique de

l’Innovation (Technology strategy Board –TSB) avait pour but, dans un premier temps, de

sélectionner la collectivité qui deviendrait la ville intelligente test. C’est Glasgow qui est sorti

vainqueur de la compétition entre l’ensemble des trente villes candidates et qui recevra 24

millions de livres (environ 30 millions d’euros) pour développer son modèle.

En Corée du Sud, le quartier Songdo de la ville d’Incheon (à 65 km de Séoul) fait également

figure de « champion national ». Avec un coût estimé à 35 milliards de dollars, il s’agit d’un

projet extrêmement ambitieux, présenté comme un modèle de « ville ubiquitaire » (Ubiquous

City) réalisé par un consortium d’acteurs privés qui souhaite en faire d’abord une vitrine puis

un modèle de ville à exporter « clés en main » auprès des grandes villes asiatiques.

En fait, la multiplication rapide des sites expérimentaux, des villes-tests, des plate-formes

expérimentales, que ce soit in vivo (Glasgow, Incheon-Songdo, Barcelone-22@, les 100

« Smarter Cities » d’I.B.M...) ou in vitro comme dans le cas du projet Sense City à Paris, et qui 2 http://www.smart-cities.eu/ranking.html

3

se définit comme une maquette ou une « mini-ville » climatique, « permettant de tester en

milieu réaliste des micro- et nano-capteurs inventés pour instrumenter et piloter la ville »,

illustrent bien l’importance des enjeux et la compétition internationale autour de la définition

des modèles.

Produit de l’urbanisation et de la globalisation, ces villes en cours de test ou d’invention

s’inscrivent dans le contexte d’une économie de marché, libre et ouverte à la concurrence. Le

modèle repose en particulier sur la transformation d’un certain nombre de services urbains en

services marchands et sur la privatisation de certaines parties des services publics urbains, de

certains espaces urbains. C’est ce qui est en train de se réaliser autour de ce qu’on appelle

« l’ouverture des données publiques » (open data en anglais). Ces données, dans les espaces

urbains, sont généralement établies, conservées (monopolisées) par les collectivités locales et

sont utilisées afin d’améliorer la production et la diffusion des services. Le fait de rendre ces

données accessible à d’autres opérateurs de services, en particulier des acteurs privés, constitue

potentiellement tout un ensemble d’opportunités d’affaires. En 2006, l’étude MEPSIR

(Measuring European Public Sector Information Re-Use) réalisée à l’initiative de la

Commission européenne estimait le marché européen en la matière à près de 30 milliards

d’euros.

Un autre critère important qui permet de définir ce qu’est

une « ville intelligente » est le rôle dévolu à la technique, et

en particulier (mais pas exclusivement) les Techniques

d’Information et de Communication, l’automation et la

robotique. Un film de science-fiction relativement « ancien »

(1987), Robocop3, proposait un modèle intéressante de

réponse « intelligente » aux problèmes de l’accroissement de

la dangerosité urbaine dans une ville futuriste qui aurait mal

tourné. La réponse en question consistait à créer un être

hybride de robot et d’humain, le « Robocop » dans une ville,

Détroit, au sein de laquelle la police, service public s’il en

est, avait été délégué à une entreprise privée, l’« Omni

Consumer Product ». Ce Robocop, doté de prothèses

mécaniques était plus efficace, plus rentable, incorruptible…

et contribuait donc à sécuriser l’espace urbain et à faire

chuter le taux de criminalité. Sans le savoir, Paul Verhoeven

élaborait donc un scénario assez crédible mais peu rassurant

de « ville intelligente ».

Les « villes intelligentes » sont donc devenues des questions à la fois très contemporaines et

très présentes dans les débats publics autour des perspectives de l’évolution des sociétés

urbaines. De fait, elles sont également devenues des objets de « politiques publiques », en

particulier au niveau de l’Union Européenne. On pourrait considérer que les « villes

intelligentes », en puisant dans ces deux grands registres d’argumentation que sont le

développement de la société de l’information d’un côté, le développement durable de

l’autre, pourraient en constituer une forme d’incarnation synthétique. Les « villes

intelligentes » seraient de ce point de vue un objet de compromis entre des logiques

d’acteurs ayant évolué dans des directions en partie divergentes et en partie convergentes.

3 Film de Paul Verhoeven sorti en 1987.

4

Nous nous intéresserons, dans cet article, à la place que ces « villes intelligentes » occupent

dans l’histoire des théories portant sur les mutations sociales contemporaines et à la façon dont

elles s’inscrivent dans la généalogie des politiques publiques de l’Union européenne et de la

France, tant aux niveaux communautaires, nationaux que locaux.

I. INVENTIONS NOTIONNELLES ET EXPERIMENTATIONS POLITIQUES

Nouvelle expression des mutations sociales contemporaines, la « Ville intelligente »

puisent dans deux notions-clefs : le « développement durable » d’un côté et la « société

de l’information de l’autre ».

La notion de développement durable s’inscrit dans l’héritage des réflexions portant sur la

place de l’homme dans la nature, sur ses conditions d’existence, et sur la constitution d’une

science, l’écologie, dont son fondateur, Ernst Haeckel, considérait, en 1866, qu’elle devait

être la « (...) la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire,

dans un sens large, la science des conditions d'existence ». Très tôt, la réflexion scientifique,

dite écologique, se présente aussi comme une réflexion pratique sur la vie en société, elle

produit des règles, des normes, des modèles et devient en cela politique.

La notion de « société de l’information », quant à elle, « se formalise dans le sillage des

machines intelligentes mises au point au cours de la Seconde Guerre mondiale »4 affirme

Armand Mattelart. Elle puise abondamment dans la nouvelle discipline scientifique qui

apparaît à cette époque, la cybernétique de Norbert Wiener. « La grande originalité de la

cybernétique est d’être justement une pensée de l’homme et de la société qui se constitue à

travers une réflexion technique sur l’information »5.considère Philippe Breton, qui en déduit

que l’informatique, qui est la technique qui émerge au sein de cette discipline, est bien plus

qu’une science, et qu’elle correspondait à une « nouvelle culture ». C’est ainsi que le

philosophe Dominique Dubarle évoquait, dans un article paru en 1948 dans le Journal Le

Monde, l’avènement possible de « machine à gouverner » en parlant du développement des

ordinateurs et d’une « nouvelle science », la cybernétique : « Il vient de paraître dans la

collection des actualités scientifiques publiée chez Hermann un livre extraordinaire,

mystérieusement intitulé Cybernetics or control and communication in the animal and the

machine, publié en anglais par Norbert Wiener, qui fut l’un des principaux artisans de la

réalisation des grandes machines mathématiques. Ce livre est l’acte de naissance d’une

nouvelle science. (…). De fait la réalisation des machines mathématiques a obligé des

algébristes, des géomètres, des logiciens, des statisticiens, des électriciens, des ingénieurs des

communications, des biologistes, des spécialistes du système nerveux et jusqu’à des psycho-

pathologistes, à se rencontrer sur un champ de travail fort composite, à enchevêtrer leurs

problèmes de la façon la plus inattendue ».

L’écologie comme la cybernétique partagent donc un projet commun que l’on pourrait

qualifier de politico-scientifique, à l’articulation entre une réflexion scientifique et un projet

de société qui, sous certains aspects, se veut révolutionnaire. Il s’agit dans un cas comme dans

l’autre de maîtriser les conditions d’un changement sociétal de grande ampleur.

4 Armand Mattelart ; Histoire de la société de l’information ; Coll. Repères, ed. La Découverte ; n°312 ; 2001 ; p.

4. 5 Philippe Breton ; L’informatique comme discipline existe-t-elle ? Histoire d’un clivage qui sépare les

informaticiens ; Réseaux, n°24, mai 1987, p. 74.

5

Cette dramatisation des enjeux a pour effets de très tôt mobiliser de nombreux acteurs du

monde social, en particulier, ceux qui apparaissent les plus réactifs pour se saisir des idées

neuves, les représentants du monde des médias, les essayistes, les acteurs associatifs. En

particulier pour ces derniers, la défense et l’illustration de ces enjeux peut rapidement devenir

une conviction et le cœur de leur action militante :

« L'humanité est entrée, sans bien le réaliser, dans quelque chose de totalement nouveau : la

révolution informationnelle peut être comparée à l'entrée dans l'ère du néolithique il y a douze

mille ans. Cette nouvelle ère -en plus d'importantes transformations technologiques- donne

lieu à de profondes mutations anthropologiques. Nous pressentons qu'elle va transformer

jusqu'à la nature biologique de l'être humain »6 annonçait Jacques Robin, fondateur du

« Groupe des Dix » et de la revue Transversales Science/Culture qui fut aussi l’un des

principaux inspirateurs de l’association VECAM (Veille européenne et citoyenne sur les

Applications Multimédia).

« Voilà, nous y sommes : aujourd’hui disparaît le monde d’hier ! (…) Les faits sont là, de

vérité et d’évidence : le monde se transforme…. et ce bien plus vite que nous pouvons le

concevoir ! Les changements climatiques s’accélèrent, le monde s’ouvre à lui-même, les

nouvelles technologies bouleversent notre quotidien, nos modes de travail et bientôt nos

corps… », proclamait Gilles Berhault, président de l’association ACIDD (Communication et

Information pour le Développement Durable)7.

C’est autour du rapport à la technique et à l’adhésion ou non à la notion de progrès que se

manifestent les divergences les plus nettes. Le « camp » de la « société de

l’information », au moins dans sa composante qui se retrouvera en lien avec les acteurs

de la « problématisation politique », est structuré autour d’une pensée à caractère

« techno-humaniste », dans laquelle la confiance en la technique associée à la notion de

progrès et de perfectibilité des sociétés humaines constitue un socle. Par contre, le

« camp » du « développement durable » est plutôt marqué par une forme de « techno-

pessimisme ». Le développement durable, qui émerge dans les années 1970, se situe à la

croisée des mouvements de défense de l’environnement et des théories sur le développement.

D’emblée, il se situe dans un courant philosophique critique du développement, qui se défie

de la notion de progrès et porte en germe l’inquiétude essentielle de ce que pourrait être le

futur : « Un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans

compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » (Rapport

Bruntland).

Comme le soulignait Françoise Landier-Reboul : « La notion de développement durable

implique non seulement un nouveau rapport à l’idée de progrès, mais aussi et surtout un

nouveau concept de responsabilité. Cela ressort fort bien de l’ouvrage du philosophe Hans

Jonas, « Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique », que l’on

peut considérer comme le fondement philosophique de l’idée de développement durable

même si l’expression n’y est pas employée8. »

L’un et l’autre de ces camps émergent à l’agenda des institutions nationales et internationales

dans le contexte de la crise des années 1970 qui vient remettre en question le modèle de

6 (Les Di@logues Stratégiques® N°53 - 04/05) 7 Gilles Berhault ; Développement durable 2.9. L’internet peut-il sauver la planète ?; Ed. de l’aube ; 2008 ; p. 15.

6

croissance dominant pendant les décennies de l’après-seconde guerre mondiale. L’un et

l’autre proposent donc un « nouveau modèle » de développement.

1.2. Problématisations politiques

Quoi que puisant dans des soubassements scientifiques et idéologiques bien différents, le

concept de « développement durable » comme celui de « société de l’information » sont

contemporains dans leur accession au statut d’enjeux politiques et dans leur mise sur agenda

des grandes institutions nationales et internationales. C’est ce parcours d’accession que nous

proposons d’appeler la « problématisation politique ».

Cette problématisation correspond à une construction politique qui, à partir d’une ou d’un

ensemble d’idées, aboutit à sa mise sur agenda. Cette problématisation correspond à une prise

de conscience de l’existence d’enjeux traduisibles en enjeux politique. Elle suit un

cheminement complexe parce qu’il n’est pas linéaire ni logique, et qui transite par une série

d’étapes spécifiques.

Ces idées ont rapidement besoin d’incarnations pour progresser. D’idées, elles deviennent

questions, enjeux… Leurs premières incarnations sont les individus qui se retrouvent à

l’interface des mondes politiques, médiatiques, associatifs, scientifiques. Ils ont en quelques

sortes un rôle de passeurs, ils acquièrent le statut du héraut, du porte-voix des enjeux en

question.

Dans l’accès à l’agenda national français, le rapport Nora/Minc sur « L’informatisation de la

société » est un document d’autant plus intéressant qu’il explicite très clairement quelles sont

ses principales références : « (…), ce rapport ne serait pas ce qu’il est si nous n’avions pu

nous appuyer sur des travaux antérieurs, traitant de l’informatique et de la société. Il s’agit

notamment de ceux de MM. Maurice Allègre, Jacques Attali, Michel Crozier, Robert Lattès,

Jacques Lesourne, Pierre Lhermitte, Bruno Lussato, Edgar Morin, Joël de Rosnay, François

Sarda, Bertrand Schwartz, Michel Serres, Alain Touraine, Bernard Tricot »8

On y retrouve des acteurs, considérés comme des pionniers de l’informatique : Maurice

Allègre qui a été le Délégué à l’Informatique du Plan Calcul et donc un acteur central d’un

programme qui est l’ancêtre de celui que réclament les auteurs du rapport, Pierre Lhermitte,

président fondateur du CIGREF (Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises) en

1970 qui voisine avec des hauts fonctionnaires (Bertrand Schwartz, Bernard Tricot), des

sociologues (Michel Crozier, Edgar Morin, Alain Touraine), un philosophe (Michel Serres),

des économistes (Jacques Lesourne, Jacques Attali), un mathématicien (Robert Lattès).

Plusieurs personnes de cette courte liste permettent d’incarner la figure du « passeur » dans la

mesure où, dans leur carrière comme dans leur position sociale, ils articulent fréquemment le

monde de la pensée ou de la recherche et celui de l’action. Jacques Attali, de même que

Jacques Lesourne ou Joël de Rosnay s’inscrivent bien dans cette logique. Ils sont parmi les

auteurs qui organisent un transfert entre ces « mondes ». D’une certaine manière, on peut

interpréter la « carrière politique » des idées qu’ils exposent à l’aune de leur carrière

personnelle, entre le monde académique, celui d’essayiste, et celui de conseiller politique.

Côté politiques environnementales, le document qui fait en quelque sorte le pendant du

rapport Nora/Minc mais au niveau international est le rapport au Club de Rome de 1972. Ce 8 Rapport Nora/Minc ; Annexe ; p. 134

7

rapport, réalisé par une équipe du MIT et dirigé par Dennis Meadows, reposait sur une

simulation par ordinateur du fonctionnement du système planétaire. « Ce sont les travaux des

économistes écologiques Kenneth E. Boulding (1966) et Herman E. Daly (1971) qui se

trouvent en arrière-plan de ce premier rapport au Club de Rome et de la perspective d’un

« état d’équilibre durable » qui est mise en avant »9. Le message politique qui est exprimé

dans ce rapport propose d’envisager « The Limits to Growth ».

C’est dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain, organisé

à Stockholm en 1972 que ce « message » transfuse vers l’organisation onusienne et donne

corps au concept politique d’« écodéveloppement ». L’expression d’écodéveloppement

apparaît alors comme un choix diplomatique et stratégique, porté par le Secrétaire Général de

la Conférence afin de ne pas condamner les politiques développementalistes revendiquées par

les pays du Sud en proposant des limites au développement des pays du Nord.

Pensé à l’échelle mondiale, l’écodéveloppement va également être repris dans le 3ème Rapport

au Club de Rome, en 1976, qui se consacre de façon plus spécifique aux relations Nord/Sud et

prolonge le projet onusien d’un Nouvel Ordre Economique International (NOEI).

Le Sommet de la Terre, qui se tient à Rio en 1992 vient en quelques sortes parachever ce

premier cycle de réflexions et, à travers l’Agenda 21 qui est adopté dans sa résolution, va

ouvrir la voie à un changement d’échelles. Ce changement sera l’œuvre de l’Union

Européenne, qui, à travers le Livre Vert du le Développement Urbain Durable et à la

Campagne sur le Développement Urbain Durable, va assurer la traduction de ces enjeux vers

les Collectivités locales au travers de la mise en œuvre d’Agendas 21 locaux.

Incarnations et organisations politiques

De façon très nette, la figure politique qui a incarné au plus haut niveau, le plus durablement

et le plus évidemment les enjeux du développement des TIC pendant la décennie 1990 fut le

vice-président Al Gore. Il l’a incarné d’abord au niveau national, aux USA, mais aussi, très

rapidement, au niveau global, via la transposition du National Information Infrastructure

(N.I.I.) qu’il a initié vers un Global Information Infrastructure (G.I.I.) dont il va durablement

assuré la promotion.

Le fait que, après son échec aux élections présidentielles de 2000, il soit devenu le héraut de

la protection de l’environnement montre bien que les enjeux quoi que très différents de la

société de l’information et du développement durable sont inextricablement mêlés,

transcendant par là-même leurs divergences comme leurs convergences. On pourrait aussi

considérer que si durant les années 1990, les enjeux relatifs au développement des TIC ont

occupé une place éminente comme véhicules d’une carrière politique, elles ont ensuite perdu

ce rang au profit du développement durable.

En France, la première figure politique qui ait émergé sur la question de l’environnement fut

René Dumont, candidat aux élections présidentielles de 1974. La création d’un parti politique

dédié à la défense ou à la protection de l’environnement a eu pour effet de démultiplier les

figures politiques. Ce parti est peu à peu devenu suffisamment puissant pour que plusieurs de

ses représentants conquièrent des mairies, des Conseil Régionaux ainsi que des portefeuilles

ministériels.

9 Franck-Dominique Vivien ; « Les antécédents conceptuels du développement soutenable » ; In B. Zuindeau

(ed.) ; Développement durable et territoire ; Ed. Septentrion ; 1010 ; p. 26.

8

Par contre, rien de comparable ne s’est produit du côté des enjeux de la « société de

l’information ».S’il y a bien eu quelques tentatives de mobilisation politique sur ces enjeux,

elles n’apparaissent que marginales et, pour le moment, incapables de s’arrimer à une

quelconque alliance gouvernementale. Ainsi, le « Parti Pirate » né en Suède et qui se structure

notamment sur un certain nombre de valeurs et de principes attachés au monde de l’Internet,

commence-t-il à peine à essaimer en Europe.

1.3. Des dispositifs de veille et d’expérimentation dans le domaine des idées :

comparaison Union Européenne / France

1.3.1. En Europe, la progression de ces préoccupations peut se lire dans la somme des

« Livres Verts » depuis le début des années 1990.

L’étude des « Livres verts » publiés par la Commission européenne fournit les jalons de

l’histoire de l’apparition des nouvelles idées qui se constituent comme des thématiques et

des enjeux de politiques communautaires. A travers la mise en œuvre d’un « Livre vert »,

« le but de la Commission est généralement d’initier un débat sur un thème pas encore abordé

par les politiques européennes. Cette consultation peut parfois aboutir à l’édition d’un livre

blanc”. Les « Livres Blancs » font souvent (mais pas systématiquement) suite aux « Livres

Verts », ils représentent la traduction de ces derniers en propositions d’actions

communautaires

Dès lors, ce matériau fournit des indications très précieuses sur l’émergence des

questions innovantes dans le cadre de la réflexion de la Commission européenne.

Sur un total de 164 Livres Verts déposés à la Commission européenne entre 1984 et

2013, 11 % peuvent être rapportés au thème de la Société de l’Information quand 8 %

peuvent l’être à celui du développement durable.

De 1984 à 2000, le thème « Société de l’Information » domine de façon nette. Entre 1984

et 1990, sur l’ensemble des quatre Livres Verts réalisés, deux sont consacrés au thème

« Sté d’Inf. ». En 1994, soit un an après le Livre Blanc « Croissance, compétitivité,

emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIème siècle », sur les trois Livres

Verts produits, 3 sont consacrés à ce thème :

11%

81%

8%

Sté d'Inf.

Autres

Dev. Dur.

9

avril-1994 ; Vers un environnement de communications personnelles: Livre vert sur une approche commune dans le domaine des communications mobiles et personnelles au sein de l'Union européenne COM(94) 145,

avril 1994 ; Options stratégiques pour le renforcement de l'industrie des programmes dans le contexte de la politique audiovisuelle de l'Union européenne - Livre vert COM(94) 96,

octobre 1994 ; Livre vert sur la libéralisation des infrastructures des télécommunications et des réseaux de télévision par câble - Première partie, principe et calendrier COM(94) 440,

Dans les trois cas, il s’agit de prolonger l’étude des options qui avaient été esquissées

dans le Livre Blanc de l’année précédente. Dans ce cas d’espèce, il semble qu’il y ait eu

une inversion entre le rôle dévolu au Livre Blanc et celui des Livres Verts. Le Livre

Blanc se veut en effet une exploration des « défis et des pistes pour entrer dans le

XXIème siècle » tandis que les trois Livres Verts qui suivent s’efforcent de mettre

certaines de ces hypothèses en action, de mettre le droit en conformité avec le

déploiement des options stratégiques… L’année 1995, deux nouveaux Livres Verts

s’inscrivent dans cette même logique :

Janvier 1995 ; Livre vert sur la libéralisation des infrastructures de télécommunications et des réseaux de télévision par câble - Partie II - Une approche commune de la fourniture d'infrastructures de télécommunications au sein de l'Union européenne COM(94) 682,

Juillet 1995 ; Livre vert - Le droit d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information COM(95) 382,

C’est sans doute cette originalité profonde du Livre Blanc signé par Jacques Delors lui -

même, qui explique à la fois l’impact de ce document et le fait qu’il ait servi durablement

à fixer un certain nombre des principaux référentiels des politiques de la Commission.

Or, même s’il ne délaisse nullement la question du développement durable dans

l’énonciation des « défis », il n’en reste pas moins qu’il est surtout, et avant tout, le

document dans lequel est évoquée et détaillée pour la première fois le défi de la « Société

de l’Information ».

1.3.2. En France, le Gouvernement dispose de nombreux outils pour s’informer sur les

enjeux fondamentaux qui traversent la société et pour instruire des questions qu’il

considère comme potentiellement importantes.

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Sté d'Inf. Autres Dev. Dur.

10

En dehors de l’information qui provient du système administratif et des études qu’il peut

être amené à mandater, il s’appuie sur plusieurs institutions qui fonctionnent sur le

principe du conseil : le Conseil Economique et Social, le Conseil d’Etat, les Conseils

Généraux (Environnement et développement durable ; Alimentation, agriculture et

espaces ruraux ; Industrie, énergie et technologies de l’information)… ; sur des

Administrations indépendantes, des Hauts Conseils, de Hautes Autorités. Pour l’essentiel,

il s’appuie sur des études mandatées par les Ministères, les Inspections générales, les

services du Premier ministre ou ceux du Président de la République.

Les prescripteurs de rapports d’études ou d’information. Etude réalisée sur un

échantillon de 1000 rapports officiels publiés en 15 ans par la Documentation

française (E. Eveno)

Les questions traitées, les sujets abordés par ces rapports sont d’une très grande diversité

et reflètent l’ensemble des problèmes que les acteurs politiques nationaux doivent

instruire ou aborder dans le cadre du travail parlementaire comme dans celui de

l’exercice du gouvernement.

Depuis le début des années 1990, ce sont 9483 rapports ou études publics ou officiels qui

ont été réalisés par tel ou tel de ces prescripteurs sur 7 thèmes principaux :

Assemblée nationale8%

Autres/Divers9%

Commissions spécialisées

2%Conseil

économique, social et environnemental

3%

Conseils Généraux8%

Directions Générales de Ministères

1%

Ministères et Secrétariats d'Etat

31%

Premier Ministre9%

Président de la République

5%

Sénat5%

Inspections Générales

19%

11

Les questions relatives aux TIC ont été le sujet de 204 rapports officiels entre 1994 et

2013, ce qui correspond à un peu plus de 2% du total. Le premier du genre, et le plus

important, est toutefois largement antérieur à 1994, il s’agit du rapport Nora/Minc de

1978, commandé par le Président de la République, et intitulé « L’informatisation de la

société ». A ce rapport que l’on peut qualifier de « fondateur » dans la veine de

« problématisation politique », répond celui réalisé en 1994 par Gérard Théry sur « Les

autoroutes de l’information » et qui inaugure une nouvelle série de nombreux rapports.

« Si la France ne trouve pas de réponse correcte à des défis graves et neufs, ses tensions

intérieures lui ôteront la capacité de maîtriser son destin »10 annonçait le rapport

Nora/Minc en Incipit. Cette forme d’énonciation des enjeux se retrouve de façon très

similaire seize ans plus tard, dans le rapport Théry : « Les autoroutes de l’information

constituent un défi universel (…). Grâce aux ruptures technologiques récentes, les

autoroutes de l’information sont devenues un phénomène incontournable qui comporte

des enjeux de société majeurs »11.

Les questions environnementales (au sens large) et de façon plus spécifiques celles

touchant au « développement durable » ainsi que celles relatives aux TIC constituent des

thématiques qui, depuis le début des années 1990 sont parmi celles qui sont les plus

souvent abordées dans le cadre des travaux parlementaires au sein des Commissions

spécialisées ou des groupes d’études. Ce sont en effet 514 rapports qui ont été produits

sur la période, ce qui correspond à 5, 5 % du total des rapports réalisés.

Dans cette production très volumineuse, on trouve cependant des travaux de portées et

d’ambitions très diverses. On voit ainsi cohabiter des études sur

2004 ; Retour d'expérience sur la capture et la vente illicite d'un esturgeon en criée aux

Sables-d'Olonne (Vendée), par GUTH Marie-Odile, LAURENT Jean-Luc ; FRANCE.

Inspection générale de l'environnement

10 Rapport Nora/Minc ; L’informatisation de la société ; Ed. Points ; 1978, p. 9 11 Rapport Théry, Les autoroutes de l’information ; Coll. des rapports officiels, La Documentation française,

1994, p. 19

Culture, Communication

6%Droit, Institutions

14%

Economie, Finances

12%

Enseignement, travail, formation

10%

Europe, International

5%

Société21%

Territoire, environnement

16%

Divers16%

12

2005 : Deuxième rapport sur la mise en œuvre de la Stratégie Nationale de Développement

Durable (juin 2004 - juin 2005), FRANCE. Ministère de l'écologie et du développement

durable

2006 : Rapport d'information déposé par la Commission des finances [...] sur le coût

administratif de la réintroduction de l'ours dans les Pyrénées (Titre de couverture : "Le coût

intégral de l'ours slovène"), par BONREPAUX Augustin ; FRANCE. Assemblée nationale.

Commission des finances, de l'économie générale et du plan

Le fait que, en nombre, les travaux portant sur le Développement durable (D.D.)

dominent très largement notamment à partir de 2002 peut notamment s’expliquer par le

fait que, pendant la campagne pour les élections présidentielles de 2002, le thème de la

Société de l’Information ait été pratiquement absent tandis que celui du Développement

Durable (D.D.) montait en puissance. Avec le « Pacte écologique » que Nicolas Hulot, un

animateur télévision reconverti dans la défense de l’environnement, était parvenu à

imposer aux principaux candidats, ce phénomène est encore plus nette avec les élections

présidentielles de 2007, d’autant qu’elle sera soutenue par la mise en place du « Grenelle

de l’environnement ». En tout, à partir de 2007, ce sont 68 rapports ou études qui

apparaissent directement liés au Grenelle.

II. LES « VILLES INTELLIGENTES », ENTRE « VILLES NUMERIQUES » ET « VILLES

DURABLES » ?

Villes « durables » comme « numériques » représentent les traductions locales des

référentiels du développement durable d’un côté et de la société de l’information de

l’autre.

Le fait que les « villes intelligentes » soient systématiquement associées, quels que soient

les modèles en débat, au rôle des TIC les situe clairement dans le prolongement des

« villes numériques ». On pourrait donc poser l’hypothèse que ces « villes intelligentes »

sont une nouvelle génération des modèles de villes confrontées aux TIC. Par ailleurs, les

« villes intelligentes » ont quasi systématiquement comme enjeu fondamental de

répondre aux injonctions d’un « développement durable ».

0

20

40

60

80

19

94

19

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11

20

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20

13

S. I. D. D.

13

1. L’articulation au référentiel « société de l’information »

« Villes numériques » et « Villes intelligentes » sont des expressions qui renvoient à des

politiques publiques mises en œuvre, par la Commission européenne et, de ce point de

vue, s’intègre dans la généalogie des politiques publiques portant sur le développement

de la « société de l’information ».

Alain d’Iribarne a rappelé dans son article l’histoire de quatre « villes numériques » très

emblématiques de la politique européenne durant la décennie 1990. Dans l’analyse du

système d’acteurs mobilisé pour ces expérimentations, il souligne le rôle fondamental des

acteurs municipaux dans le modèle des « Villes numériques » de même que le rôle non

négligeable des chercheurs en sciences sociales.

Dans ces expérimentations, les acteurs économiques, les « Industriels », sont

généralement présents dès les phases d’instruction d’une politique communautaire. Ils

ont ainsi été le groupe d’acteurs le mieux représentée dans le cadre du Groupe de travail

mis en œuvre dès les conclusions du Livre Blanc de Jacques Delors et le début de la

mission Bangemann. Sur les 19 membres qui le composaient, on trouvait en effet, aux

plus hauts niveaux de chacune des entités représentées : 7 grands industriels du secteur

des biens et des services TIC ; 2 représentants d’entreprises publiques ; 1 représentant

d’un groupe d’édition ; un banquier ; 1 constructeur automobile ; 2 représentants des

industries de l’audio-visuel, 3 représentants d’opérateurs du téléphone. Ne s’y trouvait

qu’un seul élu local (le maire de Barcelone). Toutefois, l’expérience analysée par l’article

d’A. d’Iribarne, montre bien que, dans ces systèmes d’acteurs, alors même que la

politiques communautaire semblait vouloir privilégier les forces du marché, les élus

locaux ont rapidement acquis une position centrale, notamment parce que c’étaient eux

qui maîtrisaient les conditions d’accès aux usagers finaux .

Cette position a été confortée par la présence, dans l’environnement de ces politiques

communautaires, d’un certain nombre d’associations, dont des associations d’élus. La

première instance à avoir contribué à l’institutionnalisation des « Villes numériques » est

l’Association Eurocities, au travers du projet « Telecities ». Eurocités est fondée en 1989 à

Rotterdam. Elle réunit les grandes villes à l'échelle du continent européen et son objet consiste

à conduire une réflexion collective face aux problèmes urbains. Le réseau est structuré en neuf

commissions spécialisées. La neuvième « Commission spécialisée », TeleCities, apparaît en

1993. Elle se dote d’un « Forum Politique pour la Technologie et les réseaux TeleCities et

Polis », qui obtient un cofinancement de l'Union européenne.

Assez rapidement, TeleCities a acquis une sorte d’identité spécifique. «It is now an

independent network governed by a TeleCities president and a steering committee; both are

elected democratically according to TeleCities’ own statutes. Financially, it is largely

independent of Eurocities » pouvait ainsi affirmer Ingrid Götzl12.Cette émancipation de

TeleCities vis-à-vis d’Eurocities s’explique par le fait que, au regard notamment des

politiques publiques européennes, le thème qui constitue le cœur de la mission de TeleCities a

été notoirement renforcé par la nécessité, pour la Commission européenne, de disposer d’un

relais vers les élus locaux européens, précisément sur ce sujet des TIC. Le maire de

Barcelone, Pascual Maragall, à la fois membre du Groupe de Travail Bangemann et l’un des

six membres fondateurs d’Eurocities en 1986 (aux côtés des maires de Birmingham,

12 Ingrid Götzl ; TeleCities – Digital Cities Network

14

Francfort-sur-le-Main, Lyon, Milan et Rotterdam) qui assure en outre la vice-présidence de

Télécities.

Dans la pratique, TeleCities se présente surtout comme un lobby et une structure de veille

auprès de la Commissions européenne. Elle participe à plusieurs projets et sa légitimité

s’appuie sur le fait qu’elle inclut un certain nombre de villes particulièrement actives dans le

domaine des TIC, parmi lesquelles : Amsterdam, Helsinki, Bologne… Toutes trois sont

passées maîtres dans les plates-formes numériques de réalité virtuelle.

La diffusion entre l’échelle communautaire et les échelles nationales, à propos des

« Villes numériques » a été particulièrement hétérogène. L’Espagne a été l’un des pays

qui a le plus résolument déployé, dans les années 2000, une politique publique nationale

pour assurer la diffusion des « Ciudades digitales » dans les différentes Autonomies du

pays. Par contre, il n’existe rien de tel au niveau français, aucune politique nationale ne

vient prolonger la politique communautaire.

2. De la fin des « expérimentations » à la « banalisation » des villes

numériques ?

En France, à la fin de la décennie 1990, les Municipalités qui apparaissaient comme

« pionnières » dans le développement et l’expérimentation des TIC sur le territoire de

leur commune n’ont guère bénéficié de l’appui de l’Etat.

A cette époque, le Gouvernement de Lionel Jospin cherchait à stimuler la diffusion des TIC

et, notamment, d’Internet, dans la société française, en utilisant tous les canaux à sa

disposition. C’est dans ce contexte que sont apparu de nombreuses associations structurées

autour d’enjeux relatifs à Internet, et porteuses de nombreuses initiatives. Cette époque

correspond aussi au moment où l’Etat, par la voix du Premier ministre, admet ne pas pouvoir

« tout faire » et renonce donc progressivement à la politique des grands chantiers qui avait été

le propre de ce que l’économiste Elie Cohen avait appelé l’Etat Colbertiste High Tech.

C’est ainsi que l’association VECAM prend l’initiative, en 1998 et dans le contexte de la

« Fête de l’Internet » qui vient d’être imaginée, d’inviter les collectivités locales à montrer ce

qu’elles font, en particulier les projets qu’elles développent autour des TIC et à destination

des citoyens : cet événement prendra le nom de « Place Net ». Dépassant les espérances de ses

promoteurs, « Place Net » se révéla un très gros succès. Trente-neuf collectivités y

participèrent, dont plusieurs grandes villes : Nancy, Perpignan, Orléans, Caen, Metz, Amiens,

Brest, Grenoble, Rennes, Montpellier, Bordeaux, Strasbourg, Nantes, Lyon… Stimulée par

cet intérêt manifesté par les collectivités locales, VECAM décide alors de créer et mettre en

œuvre, dès l’année suivante –en 2000 -, un « Label » qui portera le nom de « Villes Internet ».

Ce Label sera rapidement un acteur majeur de la diffusion/banalisation de l’Internet à

l’échelle des collectivités locales.

Cette « banalisation » passe, dans un premier temps, par un reflux de l’importance

politique accordée à ces sujets. Ce reflux se caractérise par ce qu’on pourrait considérer,

en reprenant les termes des théories diffusionnistes telles que développées par Everett

Roger, comme une transition entre l’ère des « pionniers » et celle des « premiers

adoptants ». Et cette transition adopte le schéma psychanalytique du « parricide » : pour

15

pouvoir évoluer, entrer en maturité, le modèle des « villes numériques » devait peut-être

se débarrasser de ses géniteurs13.

La plupart des Municipalités qui apparaissent comme « pionnières » à partir de la

deuxième moitié des années 1990 vont se voir sanctionner par les électeurs. C’est ainsi

que les principaux promoteurs des politiques locales de soutien aux TIC perdent ces

élections : Michel Hervé à Parthenay (Poitou-Charentes), Arnaud Mandement à Castres ou

Jacques Troyes à Saint-Lys (Midi-Pyrénées), Bernard Longhi à Marly-Le-Roi (Ile-de-France),

François Geindre à Hérouville-Saint-Clair, Jean-Claude Gosselin à Faches-Thumesnil ou

encore André Demarthe à Grande-Synthe (Nord-Pas-de-Calais)…

Dans la plupart des cas d’alternance politique municipale, on n’assiste pas à une renonciation

à ces politiques ambitieuses mais à leur « invisibilisation ». Ce processus se traduit par une

dissémination des modèles sur un nombre de plus en plus important de collectivités, très au-

delà du premier cercle des « villes-pionnières » ; et par la multiplication d’initiatives de la

part de Municipalité qui, ayant entendu la « leçon » des élections de 2001, ont choisi une

moindre valorisation politique de ce type de politique.

C’est ainsi que, à Parthenay, le projet « Ville numérique » qui avait pourtant été l’objet central

des critiques du principal concurrent du « maire-pionnier », va continuer sous la nouvelle

Municipalité, qui va même, d’une certaine manière, s’efforcer, de manière assez pragmatique,

de prolonger la dynamique impulsée par l’équipe précédente.

A Castres, après l’échec de la Municipalité dirigée par Arnaud Mandement, son successeur,

Pascal Bugis, va progressivement transférer les compétences « ville numérique » à la

Communauté d’Agglomération formée entre Castres et Mazamet. Ce transfert vers une

intercommunalité, permet une certaine forme de « dépolitisation » du dossier.

Le Label Villes Internet qui apparaît dès 2000 au sein de VECAM, puis est repris par

l’association « Villes Internet » à partir de 2003 se donne pour mission précisément de

promouvoir des politiques locales sur les TIC. Il attribue, chaque année, un label aux

communes de toutes tailles qui mettent en œuvre une politique significative en matières de

démocratisation des TIC et de leurs usages citoyens (accès publics, mise en réseau des

acteurs, services aux habitants, usages internes, administration électronique, information des

habitants, débat…) »14. Le label se décompose en six niveaux, partant de la « Mention Villes

Internet » qui était destinée à instaurer une sorte de propédeutique, pour s’échelonner, en

suite, sur une échelle de une à cinq @. Au-delà de ce Label qui est remis annuellement au

terme d’une cérémonie fortement médiatisée, l’association œuvre également pour favoriser la

mutualisation des compétences, la diffusion des « bonnes pratiques ». De ce point de vue, la

plate-forme de l’association présente une base de données unique en son genre, consacrée à

l’ensemble des initiatives prises par les villes adhérentes.

Initialement, le « grand absent », à la fois de Place Net et des premiers temps de « Villes

internet », est la ville de Parthenay. Cette absence s’explique par le fait que le modèle de

Parthenay porté par des acteurs très présents dans le projet « Villes numériques » a très

13 On ose utiliser ce type de comparaison uniquement parce que cette publication se prête fort bien au débat dans

la mesure où les articles qu’elle rassemble s’apparentent à des « propositions d’article » dont on espère que les

débats qu’elles susciteront permettront de les préciser, de les amender. Ainsi avons-nous ici considéré qu’il

pouvait être stimulant d’adopter un ton légèrement « provocateur » . 14 Site de « Villes Internet » : www. Ville-internet.net/le-label/

16

largement contribué à inspirer et à instruire la démarche à la fois de « Place Net » puis de

« Villes Internet ». En effet, la méthode d’évaluation des projets développés par les Villes,

s’est inspirée du modèle parthenaisien qui a servi de référentiel. Mais surtout, l’évaluation des

projets a été initialement instruite par un collectif dans lequel siégeait en bonne place le

conseiller le plus proche du maire de Parthenay (Stéphane Martayan), tandis que le premier

Jury était présidé par Alain d’Iribarne. Les responsables de la labellisation ne pouvaient donc

pas, décemment, accepter que la ville de Parthenay présente sa candidature. Il en est résulté

que la catégorie des « 5 arobases » qui constituait l’évaluation maximale, bien qu’ouverte, ne

fut pas pourvue… avant que la Municipalité, nouvellement élue en 2001, ne présente sa

candidature et ne décroche cette position. Ainsi, la nouvelle municipalité, dirigée par Xavier

Argenton engrangeait-elle les bénéfices d’un projet qui ne lui devait rien.

Dans l’ensemble des villes labellisées, les plus nombreuses sont celles qui appartiennent à la

catégorie des « petites villes » (de 3 000 à 19 999 habitants), puis les villes moyennes (20 000

à 99 999 habitants) et les « villages » (moins de 3 000 habitants). Les « Grandes villes »

(100 000 habitants et plus) ne contribuent, en proportion, que pour une faible part, cependant,

à trois exceptions près (Paris, Marseille et Aix-en-Provence), elles ont toute participé à un

moment ou un autre de l’histoire du Label.

Les chiffres sont relativement stables entre les catégories et d’une année sur l’autre si on

laisse de côté l’année 2012 qui apparaît, à bien des égards, exceptionnelle. De fait, si on

rapporte chaque catégorie (villages ; petites villes ; villes moyennes ; grandes villes), la

catégorie la moins représentée est évidemment celle des villages. Ces derniers constituent en

effet l’essentiel des collectivités locales françaises, environ 90 %. Le « réservoir » du label se

situe donc essentiellement dans cette catégorie. Ce qui justifie que l’on prenne de mieux en

mieux en compte, y compris dans les méthodes d’évaluation, les spécificités liées à cette

catégorie.

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2010 2011 2012 2013 2014

Villages 2 9 25 35 59 34 32 32 32 27 35 66 81 51 50

Petites villes 5 30 47 58 107 78 91 105 103 93 107 124 145 119 121

Villes moyennes 17 38 49 54 70 68 77 74 79 67 67 91 108 82 82

Grandes villes 14 12 18 15 16 13 16 13 17 10 10 13 12 7 10

0

20

40

60

80

100

120

140

160

17

Nombre de collectivités labellisées par année

3. L’articulation au référentiel du « développement durable »

L’un des défis majeurs auxquels la « ville intelligente » est affrontée est celui du

« développement durable ». Pour de nombreux observateurs, la « ville intelligente » est aussi

et peut-être avant tout une ville écologique, une ville qui, confrontée à la nécessité de réduire

ses émissions de CO², d’optimiser la gestion de ses ressources, a fait le choix d’un

« développement durable ». En cela, la « ville intelligente » est aussi le prolongement des

« villes durables ».

La transition entre les référentiels « développement durable » et « ville durable » se fait en lien

direct avec la publication, en juin 1990, du Livre Vert sur l’environnement urbain commandé

par le Commissaire européen à l’environnement. Ce dernier préconise d’adopter une

conception holistique des problèmes pour passer d’une « ville écologique » à une « ville

durable ». Il identifie clairement l’échelle à laquelle il s’agit de s’adresser et en cela marque une

rupture avec les conceptions antérieures du « développement durable » qui privilégiait l’acteur

étatique: « the primary focus for action to improve the urban environment is clearly the

individual city ».

Le Livre Vert était d’ailleurs destiné à mobiliser les élus locaux des principales villes

européennes : « In addition to its discussion by the European Parliament, Council of Ministers

and Economic and Social Comittee, the document will be sent to the Mayors of major towns in

Europe and to professional and voluntary groups interested inurbain management issues for

their comments »15.

A la suite de cet acte fondateur, la Commission européenne va installer un Groupe d’experts

sur l’environnement urbain. Celui-ci va lancer, en 1993 et pour une durée prévue de trois

années, le projet « Villes durables ». La première Conférence européenne des « Villes

durables » s’est réunie à Aalborg (Danemark), en mai 1994. 67 collectivités locales

européennes en firent partie.

15 Commission of the European Communities ; Green Paper on the Urban Environment. Communication from

the Commission to the Council and Parliament; COM (90), 218 final, Brussels, 27 June 1990.

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2010 2011 2012 2013 2014

Série1 39 88 138 161 252 193 215 223 230 200 224 303 356 268 271

0

50

100

150

200

250

300

350

400

18

La Conférence d’Aalborg a été une étape importante, elle se conclue par la rédaction et la

signature de la Charte d’Aalborg ou charte des villes européennes pour un développement

durable.

Ce sont 67 collectivités qui signeront cette charte en 1994 et constitueront, en quelque sorte, un

mouvement des « villes durables », par ailleurs incarné et mis en valeur par la « Campagne des

villes durables », soutenue par la Commission européenne et fédérant un ensemble de réseaux

associatifs de villes : le Conseil des Communes et Régions d’Europe (CCRE), le Conseil

International pour les Initiatives Locales en Environnement (ICLEI), Eurocités, le réseau des

villes santé de l’OMS, la Fédération mondiale des Cités Unies (FMCU).

Il convient par ailleurs de souligner que ces réseaux associatifs avaient été fortement mobilisés

par la Commission des Nations Unies pour la préparation de la Conférence de Rio en 1992

(connu sous le nom de « Sommet de la terre »). Cette Conférence ayant été une étape

marquante dans la mobilisation par l’ONU des acteurs de la « société civile », ces acteurs,

nouvellement « légitimes » du fait de l’invitation adressée par l’ONU, ont pu rapidement être

aisément remobilisés par la Commission européenne qui leur proposait de tenir un rôle

important dans la mise en œuvre de politiques innovantes à l’échelle européenne.

C’est en particulier dans les errements de mise en œuvre de l’Agenda 21 qui est le Plan

d’action du Sommet de la terre de Rio (1992) que l’on peut constater ce jeu subtil de

substitution d’acteurs dans la mise en œuvre d’une politique. Au-delà de la dialectique entre

discours généraux et mise en œuvre pratique, il s’agit bien d’une évolution qui organise un

certain nombre de transferts de responsabilités politiques à l’échelle des collectivités locales.

4. L’émergence de « villes-test » ou « pionnières » en matière de

« durabilité »

La Charte d’Aalborg de 1994, initialement signée par 67 collectivités européennes,

recueille rapidement de nouvelles adhésions dans l’ensemble de l’Europe. En 1995, elles

sont déjà plus de 200, puis 2550 en 2007 et 2600 en 2010. Ces collectivités sont de 42

pays européens, 38 sont françaises.

Ce qui semble avoir permis cette croissance tient au succès des conférences européennes

et des conférences régionales de la « Campagne des villes durables » qui sont le lieu

d’échanges d’idées, d’expériences et de rencontres entre les élus. On peut aussi

considérer la Charte d’Aalborg comme une sorte de manifeste des collectivités locales

revendiquant de nouveaux pouvoirs face aux Etats nationaux. Se déclarant en mesure

d’initier et de mettre en œuvre des politiques ambitieuses que les Etats semblent avoir du

mal à appliquer à leurs niveaux, elles affichent de nouvelles ambitions politiques.

La mobilisation atour des Agendas 21 locaux semble bien illustrer ce phénomène. Cyria

Emilanoff remarquait que « Plus consolidés dans les pays germaniques et scandinaves,

les Agendas 21 se diffusent vers le sud de l’Europe à la fin des années 1990, en

impliquant d’abord les régions situées au nord : Nord-Pas-de-Calais, Catalogne, Emilie-

Romagne… »16

16 Cyria Emelianoff ; « Les agendas 21 locaux », In B. Zuindeau (ed.) ; Développement durable et territoire ; Ed.

Septentrion ; 2010 ; p. 446.

19

Parmi les villes européennes, celles qui se mobilisent pour organiser les Conférences

européennes des Villes Durables sont celles qui s’efforcent de conquérir de la visibilité dans

ce type de politique. Sur les sept Conférences qui se sont échelonnés, se sont succédées les

villes d’Aalbor (Danemark, 1994), Lisbonne (Portugal, 2006), Hanovre (Allemagne, 2000),

Aalborg (Aalborg + 10 = 2004), Séville (Espagne, 2007), Dunkerque (France, 2010), Genève

(Suisse, 2013).

Concours des Capitales vertes de l’Europe

Sur le modèle des Capitales européennes de la Culture inauguré en 1985, la Commission

européenne élit, chaque année depuis 2010, la « capitale verte de l’Europe ». Depuis sa

création en 2010, six villes ont été choisies :

2010 : Stockholm

2011 : Hambourg

2012 : Vitoria-Gasteiz

2013 : Nantes

2014 : Copenhague

2015 : Bristol

Le prix créé en 2009 mais imaginé dès 2006 par le maire de Tallinn (Estonie), est décerné par

la Commission européenne et récompense les politiques avant-gardistes mises en œuvre par

une municipalité pour résoudre des problèmes environnementaux afin d’améliorer la qualité

de vie de ses citoyens.

Les villes-tests françaises du Cadre de référence des villes durables

Suite à la signature de la « Charte de Leipzig sur la Ville Européenne » par les 27 pays

membres de l’Union européenne en 2007 se met en place progressivement un «Cadre de

référence de la ville durable européenne ». Ce cadre avait vocation à devenir un outil d’auto-

évaluation par les acteurs de leurs projets de développement durable.

En France, suite à l’appel à candidatures lancé par le Ministère de l’Ecologie en septembre

2010 et relayé par l’AMGVF, la ville de Bordeaux, la communauté d’agglomération de La

Rochelle, La communauté urbaine du Creusot, la communauté urbaine de Nancy avec la ville

de Nancy, la communauté urbaine de Lille avec la ville de Roubaix ont été retenues pour

devenir les villes-tests de ce cadre de référence. La communauté urbaine de Rennes a été

rajoutée à ce groupe en raison de sa participation à la démarche européenne « LC Facil ».

Le cas français des « Rubans du développement durable »

Depuis 2003, il existe par ailleurs un concours national visant à distinguer les réalisations les

plus intéressantes en matière de développement durable. Il s’agit des « Rubans du

développement durable » qui ont été remis à 95 collectivités locales depuis leur création. A

l’instar de ce qui existe avec « Villes internet », une plate-forme crée par l’Observatoire

national des agendas 21 locaux et pratiques territoriales de développement durable17 recense

l’ensemble des expériences locales de développement durable avec pour objectif de :

17 Lui-même créé par l’Association 4D, l’Association des maires de France, le Comité 21 et le Ministère de

l’écologie et du développement durable

20

« 1/ capitaliser et diffuser les outils et les expériences territoriales de développement

durable,

2/ Mettre en réseau les acteurs du développement durable à différentes échelles du

territoire,

3/ Identifier les attentes des collectivités et tenter d’y répondre ensemble »18.

Même si la catégorie des communes domine largement, le Ruban du Développement

Durable s’adresse aussi à d’autres types de collectivités locales ainsi qu’aux EPCI. C’est

une différence assez significative d’avec le Label Villes Internet qu i, quant à lui,

s’adresse dans l’immense majorité des cas (97 %) aux communes.

18 http://www.agenda21france.org/observatoire.html

Ctés d'agglo9%

Ctés de communes4%

Ctés urbaine7%

Communes59%

Conseils Généraux12%

Conseil Régionaux4%

Parcs Naturels2%

Syndicats Interco.3%

2003 2004 2005 2006 2007 20102011-2013

2012-2014

2013-2015

Série1 10 11 11 11 10 11 29 19 24

0

5

10

15

20

25

30

35

21

III. « VILLES INTELLIGENTES », OBJET DE SYNTHESE OU DE

CONTROVERSES

Que les « Villes intelligentes » empruntent alternativement ou simultanément aux

référentiels de la « société de l’information » et du « développement durable » ne signifie

pas toutefois qu’elles se présentent dans la continuité des concepts et pas davantage des

systèmes d’acteurs élaborés dans un camp et dans l’autre. Il est clair qu’à la faveur du

déploiement des premiers modèles de « villes intelligentes », on assiste aussi au

déploiement de logique concurrentiel entre ces deux camps.

1. Des logiques convergentes ?

Ces deux types de politiques, en faveur des TIC ou du développement durable ont de

nombreux points communs. L’une comme l’autre sont de génération récente, elles ont été

portées notamment pas l’émergence d’une nouvelle catégorie d’acteur, la « société civile » et

ont donné lieu, l’une comme l’autre à des Sommets de l’Organisation des Nations Unies.

Enfin, l’une comme l’autre semblent être associées au processus de mondialisation. Mais, de

façon plus fondamentale encore, dans le cas de ces deux politiques (promotion des TIC et

développement durable), l’Etat semble s’en remettre pour l’essentiel aux collectivités locales.

Dans l’un et l’autre cas, il ne s’agit plus de lancer de grands chantiers nationaux, mais de

fournir un cadre de références et de soutenir l’initiative des acteurs publics locaux. Dans ces

deux cas, l’échelle d’action pertinente se révèle donc être l’échelle locale.

1.1. De nouveaux principes de gouvernance ?

Autour des problématiques du Développement Durable et de la Société de l’Information,

il semble que nous assistions à toute une série de changements dans les principes de

gouvernement. Avec une autre thématique, celle de « la ville », qui leur est d’ailleurs

fortement liée et à propos de laquelle l’analyse de comparaison longitudinale que nous

avons tentée ici pourrait s’étendre avec bonheur, il semble que l’on soit dans un ensemble

de questions fondamentales qui jouent le rôle d’opérateurs de réformes à la fois dans les

politiques publiques, les modes d’organisation des structures gouvernementales, la mise

en œuvre de partenariats incluant société civile, acteurs privés…. et, par-dessus tout,

mettant fortement en lumière le rôle des collectivités locales en matière

d’expérimentation.

L’un des changements parmi les plus profonds en effet est celui qui tient à la

décentralisation de l’action publique des Etats, qui confère aux collectivités locales de

nouveaux pouvoirs, notamment en matière de développement. Il s’agit là de bien plus

qu’un changement d’échelle, il pourrait s’agir de ce qu’on nous avons appelé dans des

travaux antérieurs, de la mise en place d’un « paradigme territorial »19 comme clef

d’interprétation et modèle d’intervention en matière d’action publique.

Dans le même temps et en lien avec l’émergence de ce paradigme, ce sont trois types

d’acteurs qui acquièrent une nouvelle importance dans la question de la gouvernance. Le

glissement du concept de celui de gouvernement vers celui de gouvernance n’est pas

19 E. Eveno ; « Le paradigme territorial de la Société de l’Information » ; pp. 89-134 ; NETCOM ; vol. 18 ; N°s

1-2 (janvier 2004).

22

nouveau, il souligne une ouverture du système des acteurs de gouvernement vers d’autres

acteurs : les acteurs associatifs, les citoyens et les acteurs économiques.

Au niveau français, on peut donc concevoir que ces deux référentiels aient contribué à la

remise en cause du modèle de l’Etat interventionniste. Plus qu’une remise en question de

l’Etat Colbertiste High Tech tel que l’envisageait Elie Cohen, il s’agirait d’une forme de

réorganisation des relations de pouvoir entre l’Etat et les col lectivités locales.

C’est sans doute parce que l’Etat dispose de moyens d’actions de plus en plus limités que

ce sont les collectivités locales qui interviennent. Ça pourrait aussi être la raison pour

laquelle, l’Etat n’étant pas davantage capable d’exporter son ou ses modèles, cet enjeu

serait de plus en plus pris en charge par les collectivités dans le cadre de la coopération

décentralisée.

Que ce soit en matière de développement durable ou de société de l’information,

apparaissent dans ces deux champs de nombreuses associations qui, les unes comme les

autres, vont avoir des rôles cruciaux dans l’émergence d’une société civile à l’échelle

mondiale.

Le premier Sommet des Villes et des pouvoirs locaux, organisé en prélude du Sommet

des Chef d’Etat et de Gouvernement est celui qui s’est tenu en 2003, à Lyon, une semaine

avant le SMSI de Genève. En l’espèce, il reprenait les enseignements du Sommet de la

terre de Rio de Janeiro (1992) qui avait notoirement servi de scène d’affirmation à la fois

des acteurs de la société civile et des collectivités locales. De ce point de vue, la ville

brésilienne de Curitiba est un cas d’espèce intéressant. Cette ville est en effet très

largement exposée comme modèle à la fois en matière de développement durable et de

société de l’information.

Le développement des TIC a pu, à différentes époques, incarner le rêve d’un

gouvernement avec ou autour d’une communication directe entre décideurs et citoyens.

C’est le principe de l’agora électronique tel que rappelé par Stefano Rodota20 mais que

l’on retrouve également de façon assez nette dans la mise en place, en 1997 par le

Gouvernement français du PAGSI qui avait ouvert, sur le site du premier ministre un fil

de discussion dans lequel pouvait s’exprimer tout citoyen (par ailleurs « internaute »).

De leurs côtés, les politiques de Développement Durable passent, pour atteindre leurs

objectifs, par une éducation des citoyens afin de leur faire adopter de nouvelles pratiques

en matière de consommation, de déplacement, de « conscience environnementale »… et

donc, nécessitent une mobilisation sociale, une participation des citoyens aux prises de

décision.

En fait, dans de nombreuses expérimentations portant sur ces questions, il est question de

« démocratie participative ». Ce fut notamment le cas dans l’expérimentation pilotée par

la ville de Parthenay21. Par ailleurs, le site du Conseil Régional de Rhône-Alpes

soulignait que : « depuis 2004, le Conseil régional applique les principes du développement

durable dans la conception et la mise en place de ses politiques. Les rhônalpins jouent en

outre un rôle de plus en plus important dans la prise de décision de l'Institution. La société

20 Stefano Rodota ; La démocratie électronique. De nouveaux concepts et expériences politiques ; Ed. Apogée ;

1999. 21 Cf. Infra, article A. D’Iribarne.

23

civile et les citoyens sont en effet de plus en plus consultés grâce à l'arrivée de plusieurs outils

de démocratie participative »22.

La mise en œuvre de ces programmes ambitieux par des collectivités locales qui jouent

de ce fait le jeu de la distinction dans une logique de marketing urbain a rendu nécessaire

de mobiliser de nouvelles sources de financements, autres que le financement public

redistribué par l’Etat ou la fiscalité locale. Cette nécessité a constitué le cœur de la

logique d’ouverture aux acteurs privés, industriels des différents métiers qui trouvent

dans le marché des « villes intelligentes », un filon nouveau et prometteur. C’est ainsi

qu’arrivent sur ce marché un ensemble d’acteurs dont l’objet consiste assez souvent à

élaborer un catalogue de « solutions » dont telle ou telle ville pourra servir de plate-

forme d’expérimentation et de « rampe de lancement » ».

Les acteurs des technologies de l’information, ceux du monde des télécommunications ou

ceux du monde de l’informatique se considèrent souvent comme les acteurs « naturels »

de l’intégration de l’ensemble des systèmes étant amenés à composer une « ville

intelligente ».

La « ville intelligente » est un écosystème riche mais très fragmenté. Les villes ont donc

besoin de s’appuyer sur un acteur capable de nouer des partenariats pour leur apporter une

réponse globale. C’est dans cette démarche de réponse aux besoins des villes et des citoyens

que nous menons notre programme Smart Cities », déclare Nathalie Leboucher, Directrice

Smart Cities d’Orange

Le programme Smarter cities lancé par IBM en 2009 n’a pas pour objectif de transformer

l’entreprise en un acteur du monde de l’énergie, des transports ou du traitement de l’eau. En

revanche, à travers ce programme, IBM a pour objectif d’utiliser les technologies de

l’information et de la communication au service des usages pour rendre les villes plus

intelligentes. (cf Topo)

Pour le transporteur Bombardier : « Les villes intelligentes de demain vont redéfinir la

durabilité et la viabilité. Des systèmes de transport qui sont efficaces, sûrs pour

l’environnement et qui transportent des centaines de milliers de personnes rapidement, en tout

confort et de façon abordable vers leurs destinations – définira singulièrement plusieurs des

nouvelles écocités ».

Les énergéticiens sont également fortement mobilisés sur ce type de projets. En fait, dès

les années 1980, les énergéticiens avaient été amenés à développer quelques

expérimentations en matière d’habitat intelligent, ce qu’on appelait la « domotique ».

D’une certaine manière, les « villes intelligentes » offrent une nouvelle opportunité pour

poursuivre ce type de projet. La différence vient du fait que la domotique était centrée sur

les automates, les capteurs, autrement dit la technologie tandis que, dans le cadre des

projets de type « ville intelligente », il est davantage question d’économies d’énergie.

C’est ainsi que la Compagnie Schneider Electric présentait son partenariat avec la Ville

de Barcelone dans le cadre du projet 22@, au-delà des projets portant sur la mobilité:

« (…), le centre d’excellence développera d’autres applications pour la ville : gestion

intelligente de l’eau ou des réseaux électriques, bâtiments intelligents, etc., l’ambition finale

est d’intégrer ces différents systèmes dans une plateforme unique. Autre point intéressant dans 22 http://www.rhonealpes.fr/222-modes-et-intervention.htm

24

cette approche : Schneider Electric accompagne la ville non seulement dans la mise en œuvre

de solutions, mais aussi dans la création, aux côtés de différents partenaires, d’un « City

protocol » – un standard de mesure de la performance d’une ville – et d’un pôle de savoir-

faire et de compétences pour la gestion intelligente des villes ».

De fait, en se présentant assez systématiquement comme au cœur des projets, en

proposant qui des « centres d’excellence » (Schneider Electric), qui des intégrations dans

un vaste catalogue de solutions brevetées (Smarter Cities d’I.B .M.), les acteurs

industriels organisent à leurs profits le déplacement de plusieurs logiques d’organisation.

Tandis que l’organisation en fonctions clairement différenciées et en métiers (ce qu’on

appelle de façon assez péjorative désormais l’organisation en silo) avait marqué la

rationalisation du travail administratif et de la fourniture des services publics locaux par

les collectivités locales depuis de nombreuses décennies, les projets de mise en systèmes

intégrés qu’induisent les démarches de types « villes intelligentes » permettent de

déplacer la régulation de l’intervention sur la ville vers une logique d’intégration de

services.

1.2. Une même démarche de « labellisation » ?

La dimension mimétique que l’on peut observer entre le Label Villes Internet et le Ruban du

Développement durable indique clairement que l’on s’inscrive, dans un cas comme dans

l’autre, dans une logique de convergence.

Les acteurs, notamment associatifs, qui sont impliqués dans l’un comme dans l’autre

label ont d’ailleurs une forte tradition de collaboration, ce qui contribue à mettre en

partage des ressources accumulées par chacun des réseaux d’acteurs.

La géographie des villes internet et des villes du ruban du développement durable est

d’ailleurs très homogène. Comme le montre la carte ci-dessous, de nombreuses

collectivités ont été doublement « labellisées », en particulier dans les Régions Ile-de-

France, Pays-de-la-Loire et Aquitaine.

25

Villes lauréates du ruban du développement durable

et du label Villes Internet en 2010.

Un certain mimétisme ?

1.3. L’inscription à l’Agenda de l’Union européenne

L’Union Européenne a choisi de soutenir le développement de « technologies intelligentes »

dans les villes européennes afin d’apporter des « réponses efficaces » aux problèmes auxquels

elles sont confrontées « Près des trois quarts des Européens vivent en ville et consomment

26

70 % de l'énergie de l'UE. Chaque année, les embouteillages coûtent à l'Europe environ 1 %

de son PIB, en particulier dans les zones urbaines »23.

Le « partenariat d’innovation » lancé en 2011 s’adresse aux « villes et communautés

intelligentes » (VCI) et concernait dans un premier temps des programmes d’expérimentation

technologique et de recherche de solutions dans les domaines de l’énergie et des transports

pour un montant de 81 millions d’euros. L’année suivante, le budget a plus que quadruplé (365

millions d’euros) et couvre, outre les secteurs énergie et transport, celui des TIC. Les

démonstrateurs proposés par les collectivités locales devaient d’ailleurs prendre en compte

simultanément ces trois secteurs afin d’exploiter au mieux les synergies entre eux.

De fait, sur la plate-forme des partenaires engagés dans la réflexion autour des projets de

« villes intelligentes » en relation avec le « partenariat d’innovation », ce sont 1328 villes qui

sont référencées dans 48 pays (les pays européens plus des pays partenaires sur ces projets,

comme la Suisse, la Turquie, le Brésil…). Les pays les plus fortement représentés sont :

Pays Nbre de villes

Italy 367

Espagne 264

France 82

Portugal 65

Allemagne 63

Grèce 60

Suède 42

Roumanie 41

Royaume Uni 32

Belgique 28

Source : http://eu-smartcities.eu/smartcities-profiles

Cette plate-forme réunit par ailleurs plusieurs centaines de membres, représentants de

nombreux acteurs associatifs, universitaires, économiques…

Ces chiffres soulignent à quel point ce programme européen a pu déjà être mobilisateur.

La plate-forme est structurée autour d’un Groupe de Coordination et de Groupes de

travail. Elle a été développée sous la responsabilité de la DG Energie de la Commission

européenne pour diffuser l’information sur l’Initiative Villes et Communautés

Intelligentes, mettre en visibilité des solutions technologiques à partir d’une base de

données consultable. .

2. Au-delà des convergences, des divergences importantes

2.1. Des modes d’institutionnalisation inégaux

Le gravissement des étapes de l’institutionnalisation a été très différent entre les deux

« camps » et ne s’explique que par une histoire très dissemblable en matière d’insertion

dans les pratiques gouvernementales.

23 « La Commission lance un partenariat d'innovation pour les villes et communautés intelligentes» ;

communiqué de presse, Commission européenne ; Bruxelles, le 10 juillet 2012

27

Pendant de nombreuses décennies, voire plusieurs siècles, les TIC ont été parmi les

pouvoirs régaliens des Etats. Ces questions sont donc traitées depuis longtemps par un

corps de fonctionnaire et des agents opérant au nom de l’intérêt public et assez

fréquemment dans le cadre d’un monopole. C’est à la mesure de cette intégration au cœur

même du fonctionnement de l’Etat qu’il faut apprécier la possibilité pour les enjeux

relatifs aux TIC à constituer une entité spécifique au sein de l’appareil d’Etat. Pour les

Gouvernements nationaux, il ne va pas de soi de créer un tel Ministère dédié à ces

enjeux. En France et dans de nombreux autres Etats fortement centralisés, ce qui touche à

l’information et à la communication est longtemps considéré comme une donnée

consubstantielle du pouvoir, ce n’est pas quelque chose qui se partage aisément. Les

structures existantes au niveau du Gouvernement sont toutes des structures qui se

trouvent au cœur de l’exécutif, directement rattachées, le plus souvent, au Premier

ministre.

En fait, tandis que les problématiques environnementales soient assez rapidement prises

en charge par un ministère (en 1971, installation du premier ministère de

l’Environnement, qui fut confié à Robert Poujade), la Société de l’Information ne l’est

jamais en tant que telle, le plus souvent fragmentée en enjeux catégoriels et entités

éclatées.

D’un côté, on trouve donc une thématique, les TIC, qui ne trouve pas de héraut politique,

qui ne s’incarne pas dans un ministre ni dans un ministère . Le Ministère des PTT auquel

sont rattachées les télécommunications ne leur octroie qu’une place marginale ; tandis

que du côté de la thématique environnementale, le ministère apparaît comme l’une des

originalités profondes de la présidence de Georges Pompidou. Si l’on poursuit le

parallèle entre ces deux thématiques, on constate que dans le camp des TIC, se trouve un

corps de fonctionnaires, celui des télécommunications, dont le sommet est occupé par le

corps des ingénieurs de l’Ecole Polytechnique. Ce corps aura d’ailleurs été assez

puissant, à la fin de l’ère gaullienne et au début de la présidence de Georges Pompidou

pour se révolter contre l’oubli dans lequel le Commissariat Général au plan avait

cantonné la question des télécommunications et rédiger un manifeste pour dénoncer le

délabrement du réseau français du téléphone : « Le Téléphone pour tous »24 signé par un

certain J-F. Ruges (en fait, anagramme de Ségur, qui est la rue du Ministère des PTT).

A l’inverse, dans le camp de l’environnement, tandis que le Ministère qui lui est dédié se

développe sur un mode assez original, Bettina Laville, qui exerça longtemps la fonction

de directrice de Cabinet de ce Ministère considérait « [l’]extraordinaire difficulté à faire

reconnaître par les autres ministères le ministère de l’Environnement comme une

administration à part entière, pour des raisons parfois tout à fait valables mais aussi pour des

raisons tout à fait injustes. Une des raisons valables est que jamais (…) cette administration

n’a eu un corps dédié de fonctionnaires. Or vous savez que l’administration fonctionne à

partir de corps. Je veux bien croire qu’elle en a un aujourd’hui puisqu’il y a eu une fusion de

corps d’ingénieurs. Ceci reste à voir tout simplement parce que, telle qu’a été faite la fusion,

et c’est mon avis personnel, les environnementaux ne forment pas la culture majoritaire dans

cette maison »25.

24 Le Seuil ; 1970. 25 Bettina Laville, Participation à la Table ronde : La forme et l’évolution de la gouvernance dans le domaine de

l’environnement depuis cette période pré-ministérielle ; In Les 40 ans du ministère de l’Environnement. « Aux

sources de la création du ministère de l’Environnement : des années 1950 à 1971 » ; Pour mémoire, Comité

28

2.2. L’affirmation des principes de développement durable au détriment de ceux

traitant de la société de l’information.

Les deux référentiels ont prospéré en usant de l’argument de l’urgence : urgence à lutter

contre les effets de la pollution et du réchauffement climatique, urgence à « rattraper un

retard » en matière de transition économique.

Les arguments dans lesquels puisent le développement durable comme celui de la société

de l’information commencent à constituer des corpus dans le courant de la décennie

1970, avec les travaux de prospective du sociologue Daniel Bell sur la « société post-

industrielle » ou encore ceux du Club de Rome sur la nécessité de repenser la croissance.

La mobilisation des travaux d’experts par les Gouvernement ou les instances

internationales s’intensifie jusqu’à la mise en œuvre de Sommets mondiaux à peu près à

la même époque : 1997 pour le Sommet de la Terre à Kyoto ; 2003 puis 2005 pour les

deux phases du Sommet mondial de la « Société de l’Information ».

En raison de ces proximités, ces référentiels vont se révéler en fait assez rapidement en

concurrence. Concurrence dans l’accès à la notoriété médiatique, dans l’établissement

des priorités gouvernementales ou intergouvernementales, dans l’agenda des politiques

publiques.

Jusqu’à la décennie 1990, au niveau mondial, ce sont les problématiques

environnementales, inspiratrices des politiques de développement durable qui semblent

prendre le pas sur les problématiques du développement de la « société de

l’information ». Le premier « Sommet de la Terre » est celui qui se tient en 1972 à

Stockholm, il est le premier à poser les enjeux du développement mondial en termes

d’éco-développement et institue l’environnement comme patrimoine mondial.

En 1980, la notion de « développement durable » fait son apparition au détour d’un

rapport publié par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Cette notion

sera ensuite reprise et définie dans le rapport Brundtland dans le cadre de la Commission

mondiale sur l’environnement et le développement, en 1987.

Par contre, avec le déclenchement du programme états-unien « National Information

Infrastructure » en 1993 et pour le reste de cette décennie, c’est le référentiel de la

« Société de l’Information » qui domine dans le débat institutionnel mais aussi dans le

débat public.

La politique publique états-unienne sera en effet reprise et imitée dans de très nombreux

pays et de façon extrêmement rapide. C’est à cette époque que le Livre Blanc

« Croissance, Compétitivité, Emploi » fixe le référentiel communautaire de la « société

de l’information » qui trouvera à se décliner dans la plupart des pays de l’Union

européenne.

Avec les années 2000 toutefois, sans doute en raison du krach de la « nouvelle

économie » et de l’éclatement de la « bulle internet », on va assister à un reflux du thème

de la « société de l’information » dans les priorités gouvernementales. En fait, c’est ce

processus d’invisibilisation que nous avons évoqué au début de notre propos, qui se met

d’histoire ; Revue du ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’énergie; n° hors-série,

printemps 2013 ; p. 102.

29

en place. Dans le même temps, les thématiques du développement durable revienne au-

devant de la scène jusqu’à ce que, dans la fusion revendiquée des deux thématiques au

sein du modèle des « villes intelligentes », on constate que les enjeux prioritaires sont

bien ceux qui portent sur le développement durable quand les enjeux qui étaient autrefois

ceux du développement de la Société de l’Information s’estompent voire disparaissent, la

seule articulation possible à la thématique restant dans le recours aux TIC comme

instruments des politiques de développement durable.

Le Rapport « TIC et Développement Durable » de 2008 considérait même qu’il convenait

de considérer les effets néfastes, en termes d’environnement, du développement des TIC.

Il s’agissait, dans les faits, d’une sorte de rupture de l’alliance na turelle entre ces deux

thématiques, via l’affirmation du primat des politiques de développement durable,

établies dans une logique de surplomb ou de régulation des effets indésirables de la

politique liée aux TIC : « Les technologies de l’Information et de la Communication

(TIC) ont longtemps été perçues essentiellement du point de vue de leur apport,

incontestable, à la productivité de l’économie et au bien-être de la population. Ce n’est

que récemment que leur impact environnemental est devenu une préoccupation.

Extension considérable de leur diffusion, difficulté à assurer l’alimentation électrique des

centres de données géants, production de déchets toxiques en volumes : l’urgence d’une

réflexion globale au titre du Développement Durable (DD) apparaît désormais. »26.

De façon symptomatique, la quasi- totalité des projets existants dans le cadre du

« Partenariat pour les Villes et Communautés Intelligentes » sont des projets portant très

explicitement sur le Développement durable. Les TIC devenant les éléments d’une

ingénierie au service de ce projet mais n’étant pratiquement en aucun cas au cœur d’un

projet spécifique. Il n’est plus question de former les usagers aux TIC, il est plutôt

question de former les usagers des TIC à des pratiques de durabilité, i l n’est plus question

de lutter contre la fracture numérique, ou de mobiliser le monde social et les citoyens

autour du débat public, mais de les mobiliser pour les débats publics portant sur le

développement durable….

C’est ainsi que le Commissariat Général au Développement Durable, dans son « Point sur les

villes intelligentes » liait-il le développement des villes intelligentes aux politiques de

développement de la « ville durable » : « La ville « intelligente » est–elle pour demain ?

L’introduction des TIC (technologies de l’information et de la communication) dans l’espace

urbain ouvre la voie à de nouvelles fonctionnalités, de nouvelles manières de gérer, de

gouverner et de vivre la ville. Des projets émergent aujourd’hui en France et à l’étranger qui

témoignent de l’intérêt des villes pour ces nouveaux dispositifs mais aussi des enjeux

industriels sous-jacents. Si les TIC peuvent contribuer à rendre les villes plus durables, leur

développement n’est pas sans poser de questions tant sur le plan de l’acceptabilité sociale

que sur ceux de leur mode de financement ou des transformations qu’elles induisent dans la

nature des services rendus et le rapport des citoyens/usagers à la ville »27.

La plate-forme des parties prenantes du Partenariat pour les Villes et Communautés

Intelligentes est d’ailleurs très explicitement sous la responsabilité de la DG XI et non

pas de la DG Connect (DG XIII) au sein de la Commission européenne.

26 Henri Breuil, Daniel Burette, Bernard Flüry-Hérard, Jean Cueugniet et Denis Vignolles ; « TIC et

Développement Durable » ; Rapport du CGEDD et du CGTI ; 2008 ; P.2 27 Commissariat Général au Développement Durable, dans son « Point sur les villes intelligentes », n°143,

septembre 2012.

30

Ainsi, dans le cadre de sa participation au programme Smarter Cities d’I.B.M. , la

métropole de Nice Côte d’Azur a développé un projet ambitieux qui se concentre

essentiellement sur la question des transports ». Ce qui est attendu d’IBM porte sur la

question d’une « Mobilité plus intelligente » qui se déploierait via un certain nombre

d’actions :

o Créer une plateforme de données de transport multimodal.

o Enrichir les services proposés à l’usager.

o Promouvoir la mobilité électrique.

o Accompagner la mise en œuvre de services de mobilité innovants

o Développer des nouveaux modes de tarification28.

De son côté, la ville de Copenhague a choisi de mettre l’accent sur la problématique

énergétique : “The City of Copenhagen, Denmark is one of 31 cities selected in 2013 to

receive a Smarter Cities Challenge© grant as part of IBM’s citizenship efforts to build a

Smarter Planet©. During three weeks in May 2013, a team of five IBM experts interviewed

197 stakeholders and worked to deliver recommendations on a key challenge identified by the

Lord Mayor, Frank Jensen, and his senior leadership team: How can management of data help

Copenhagen achieve its goal of carbon neutrality by 2025?”

Conclusion provisoire…

Le fait que, dans la concurrence entre les deux référentiels, les Villes intelligentes

mettent clairement en lumière la primauté de ceux traitant du développement durable

indique que, à ce stade de leur histoire, les modus operandi qui ont permis leur

déploiement ont été plus efficaces que ceux qui s’efforçaient de rendre concrète une

société de l’information.

Il semble que si les thèmes développement durable affichent une meilleure santé que

ceux de la société de l’information c’est parce que les acteurs qui ont été amenés à

officier dans le premier camp ont mieux réussi à formaliser leur démarche et à rendre

plus opérationnels l’application des principes de durabilité. On peut en effet remarquer

un certain nombre de transferts d’un camp au profit de l’autre, ainsi du vice-président des

Etats-Unis d’Amérique, Al Gore, promoteur de la diffusion sociale d’Internet, qui après

son échec aux élections présidentielles de 2000, s’est consacré à la lutte contre le

réchauffement climatique et, en 2007, obtient le Prix Nobel de la Paix avec le GIEC « for

their efforts to build up and disseminate greater knowledge about man-made climate change,

and to lay the foundations for the measures that are needed to counteract such change »29. Il

est par ailleurs tout à fait symptomatique de noter que les deux élus suédois du « Parti

Pirate »30 au Parlement européen siègent avec le groupe des Verts/Alliance libre européenne.

L’affaire n’est peut-être pas entendue de façon définitive, on a vu que les inversions de

priorité avaient pu exister. Il est même possible que les enjeux du développement durable

soient en fin de règne, au profit d’autres qui seraient en voie d’émergence. S’il fallait

faire un pari sur ces derniers, nous proposerions de considérer avec attention les enjeux

relatifs à l’affirmation des questions territoriales, de la gouvernance de proximité, de la

participation des populations….

28 Programme mondial IBM « Smarter Cities Challenge » Nice Côte d’Azur / Rapport 29 site officiel du prix Nobel de la Paix 30 Cf Supra, p.

31

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