les zones d'ombre des discours...
TRANSCRIPT
LES ZONES
D'OMBRE DES DISCOURS
CLASSIFICATEURS
l'exemple chorégraphie
PAR R. HUESCA
Au jou rd 'hu i comme
hier le discours
officiel impulse des
façons de voir qui colorent
« l'enseigner » et
« l 'apprendre » de
façon singulière.
Ce ne sont plus des
A.P.S. mais des
situations motrices
qui fondent les termes
génériques de chaque
sphère retenue. Les
familles d'activités
font place aux
domaines
d 'ac t ion . . .
Ce souci classificateur est ancien. Reflet des aventures de la raison, il cristallise les glissements qui s'opèrent dans les champs de savoirs. Les divers « objets » apparaissent et s'ordonnent en classes homogènes dans un réel sérié selon des critères préétablis. L'ordre est ainsi offert à tous dans un a priori réglé par l'entendement. Au regard des exigences taxonomiques, les textes ou propositions qui organisent l'EPS laissent des plages floues. En effet, les fondements et les références sont rarement utilisés ; la force de la pensée se dilue dans les approximations. Les travaux de P. Parlebas (1981) (2) ont regroupé en huit classes les activités physiques et sportives. La présence ou l'absence d'incertitude, d'adversaires et de partenaires distribuent alors les différentes pratiques. Aujourd'hui sont retenus cinq domaines d'action. Dans ce parcours la rigueur se perd. Que dire ? Cette distorsion, impensable dans le champ philosophique ou scientifique, n'est pas grave pour l'EPS. Par « nature » cette pratique sociale avance en créant son chemin au cœur de multiples enjeux de savoirs, mais aussi de pouvoirs. Néanmoins, si l'on suit G. Vigarello (1985) (3). elle ne peut faire l'économie de porter sur elle-même un regard critique. Osons ce regard. Centrons-le sur le donné chorégraphique, ce lieu de l'écriture des corps. La gymnastique, la G.R.S., le patinage artistique comme la danse et le mime se dessinent à l'horizon. Ces pratiques mettent en forme les états corporels. Hier séparées en deux groupes, elles ne forment aujourd'hui plus qu'un seul
domaine. Les vigilances se déplacent. Des alliances se créent et se dénouent. Où s'ancrent les légitimités ? Que cachent-elles ? Ce texte veut éclairer la nature des enjeux et des cécités qui accompagnent chaque mode de regroupement. Les notions d'art et d'essence fondent l'analyse. Utiles, elles interrogent les zones d'ombre des prises de positions qui dominent l'EPS. Tenaces, elles se déploient dans l'espoir de débusquer la teneur non pensée des chemins sur lesquels naît un groupe de pratiques ou un domaine d'action. Fructueuses, elles révèlent aux pratiquants des univers techniques différents où s'étirent des modes d'existence singuliers.
DES FAMILLES D'ACTIVITÉS AUX DOMAINES D'ACTION LE CORPS S'ÉCRIT ENTRE ART ET EXPRESSION Les « causes » de l'expression
Les Instructions Officielles de 1985 distribuent les pratiques d'exercices corporels en sept groupes. La danse et les activités physiques d'expression y sont perçues comme un objet culturel spécifique et homogène. L'expression est la clé de voûte de cette famille. Ce concept est-il judicieux ? Dans une approche épistémologique. S. Fauché (1993) (5) montre comment se forge, par ce biais et sous couvert de psychanalyse, une nouvelle volonté pédagogique imprégnée de non directivité. Au carrefour de multiples distorsions conceptuelles le leurre de la libération corporelle dessine alors un nouvel espace : « L'expression
corporelle s'inscrit donc dans une phase de contestation radicale d'un système dominé par la répression. Le mouvement culmine à l'aube des années 1970. poussé par la vague de fond contestataire de l'après-mai 1968. Il est visible dans plusieurs indices qui constituent la toile de fond d'une autre représentation de l'acte pédagogique ». Dans cette mouvance, l'appellation « Activité Physique d'Expression » (A.P.E.x) cristallise les imaginaires et les pratiques d'une frange corporatiste qui. poussée par les turbulences contestataires de l'après-mai 1968. cherche un contre-point aux pratiques sportives vécues comme répressives. Néanmoins, inscrites dans un contexte éducatif rejetant la part de l'institutionnel et de tous les académismes, ces pratiques corporelles ont fréquemment assimilé de façon osmotique, le produit obtenu au « Moi » de leurs auteurs. N'offrant que le vide du non constructivisme, elles ne se sont le plus souvent enracinées que dans le confort de leur propre quotidienneté. Aujourd'hui, la pertinence de cette famille est remise en cause et battue en brèche. Les A.P.Ex. comme le remarquent M. Delga et coll. (1989) (6). ne s'ancrent dans aucun espace de la société hormis l'éducation nationale. En général les auteurs optent, de façon plus ou moins explicite selon la problématique de leurs textes, pour le seul concept de danse. Mais parler uniquement de danse ne renvoie-t-il pas à écarter d'autres approches artistiques qui. comme le mime, la danse-théâtre, sont porteuses de richesses ?
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Les exigences artistiques : une quête impensée
Dans le cadre des textes régissant le concours de l'agrégation externe d'éducation physique (contexte certes moins consensuel que celui des Instructions Officielles), le législateur emploie depuis 1983 la notion d'« activités physiques artistiques de création et d'expression ». Cette perspective qui injecte de l'artistique à l'ancien vocable A.P.Ex semble à la fois heureuse dans sa volonté de donner une identité culturelle à ces activités, et redondante dans ce qu'elle énonce. En effet est-il possible de concevoir une activité artistique qui ne vise que la création sans se référer à l'expression ? Non. Aussi pourquoi ne pas parler simplement d'« activités physiques artistiques » ? Ces questions dépassent les limites de cet article. Analysons davantage ce groupe de pratiques ; explorons-en les contours. Les phénomènes artistiques convoquent deux
modes d'existence créer et contempler. Ils s'incarnent dans la plupart des discours sur l'esthétique. En EPS également, de multiples travaux jalonnent ces chemins. Création et contemplation se retrouvent en filigrane chez bon nombre d'auteurs : J. Divanach (1984) (7), etc. Traits essentiels d'un même univers, ils sous-tendent les stratégies d'enseignement qui s'y réfèrent. Ils balisent le terrain des savoirs que l'individu doit explorer et s'approprier à travers deux niveaux d'existence singuliers : être à la fois artiste et spectateur impliqués. Cette réflexion s'inscrit, avec quelques variantes, dans la ligne de textes de M. Delga et coll. (1990) (8). L'artiste est chorégraphe, interprète ou les deux. Le premier mène à bien le développement de la chorégraphie. Il façonne et manie les critères de composition et de motricité (9), opte pour un monde sonore, organise la scénographie. L'interprète exécute avec le plus de maîtrise possible la gestualité requise. Il en traduit la saveur dans le cadre fixé par l'œuvre et son auteur. Par l'éprouvé corporel qu'impliquent ses compétences, l'artiste se forme au métier de spectateur à travers la qualité et la nature des sensations qu'il ressent à la vue et à l'écoute du spectacle.
A côté des aspects esthétiques, se centrer sur le public c'est aussi organiser plusieurs réalités qui vont de la simple prise en compte de l'auditoire à sa formation. Si c'est dans le regard d'autrui qu'existe la création, c'est dans l'acuité de la perception que se déploient les apprentissages vicariants. Lorsque les observables sont pointés avec précision, en fonction de l'expertise du spectateur, l'analyse rationnelle et objective de la chorégraphie devient formatrice. Les modes d'exécution de l'action comme les aspects artistiques de l'œuvre deviennent des centres d'intérêt. Pour les premiers, on repère si la motricité se déploie dans un référent connu ou construit, si le danseur fait des reprises d'appuis, s'il possède ou non le sens des déplacements (10). dans ce cas l'immobilité est perçue, par l'expert, comme une condensation de mouvement. Pour analyser la composition chorégraphique, les supports sont multiples : l'histoire de l'art situe le contexte d'une création, permet d'établir des comparaisons ou de circonscrire les franges et les limites
d'une innovation ; la science des formes explore le dialogue « forme-matière » ; les catégories esthétiques précisent la teneur de l'ambiance qui se présente, etc. A la lisière du texte régissant l'agrégation externe d'éducation physique, il a été possible de cerner la nature des pratiques physiques s'attachant à l'art. Les « activités physiques artistiques » forment un groupe cohérent de pratiques culturellement déterminées et pouvant être didactisées. Aujourd'hui, dans le discours officiel, un nouvel ordre se dessine. Les domaines d'action réorganisent un réel divisé jusqu'alors en familles d'activités. Cette volonté globalisante inscrit la danse dans les « actions à visées esthétiques et expressives » au côté de la G.R.S., la natation synchronisée, le patinage artistique et la gymnastique sportive dans certaines de ses dimensions. La logique de ce discours est puisée dans l'instant du produit offert au regard et à l'appréciation du spectateur. Pour Cl. Pineau et A. Hébrard (1993) « Ce type de situation met en jeu les problèmes posés lorsqu'il s'agit de soumettre un enchaînement d'actions au regard et à l'appréciation d'autrui. Cette relation à autrui est ici déterminante pour organiser l'action. Elle
implique l'acquisition de normes d'appréciation objectives (code de pointage) et artistiques » (11). Ce sont les implications de cette nouvelle pertinence qu'il faut à présent discuter.
LES CHEMINS DE CRÉATION
L'essence : une approche pertinente pour discriminer les pratiques
M. Heidegger (1954) (12) montre que l'essence de la technique réside dans son mode de déploiement. Si la tradition entend par « essence » : ce que quelque chose est. son quid. M. Heidegger inscrit avant tout ce concept dans la temporalité. Si la tradition interroge à travers l'essence le « présent » donné (l'étant). M. Heidegger en fait le moyen de questionner les conditions de possibilité de la « présence » (l'être). L'essence se révèle dans la force d'éclosion qu'elle donne à une chose ou un être, dans l'univers des possibles qu'elle offre. Elle impulse et guide le devenir : « Ce qu'une chose est en son être tel. le « quoi » en son « comment », nous l'appelons essence » (13). Cette approche propose un référent ouvert au futur et au possible. Sous ses feux, la connaissance des chemins de création prend une teneur nouvelle. Déployer une motricité dans des contextes structurés par des « normes d'appréciation objectives (code de pointage) » ou dans un univers imbibé de référents « artistiques » présentent des différences majeures. L'individu agit dans des mondes distincts, organisés à des niveaux d'existence différents. Pour étayer cette prise de position, explorons les divers modes d'apparition des processus de création. Le donné artistique organise le champ de compréhension et permet, par l'exploration de la spécificité de chaque contexte, de sérier les activités. Deux permanences traversent les multiples réflexions sur l'art : la rigueur et l'autonomie. La première trouve son épaisseur dans la puissance de la raison. La seconde insiste sur la nature de l'espace de liberté qui concerne l'œuvre comme l'artiste. Dans leurs discours, les productions artistiques font appel, entre autre, à un travail fondé sur l'analyse. Pour J. Robinson cette attitude contribue au développement de l'œuvre : « J'aurais une ultime recommandation à faire : oui, considérez tous ces problèmes - clarifiez vos actions et votre démarche - sachez ce que vous faites et pourquoi - familiarisez (vous) avec les matériaux au point de pouvoir jongler avec eux avec virtuosité - faites cent et une études... » (22). La pensée et la rigueur permettent de mener à terme l'acte créateur. On trouve ce souci dans toutes les pratiques : G.R.S., gymnastique, danse. Le second critère par contre est discriminant. Avec lui toute ressemblance se meurt. Une approche plurielle des discours souligne la force de cet invariant, de cette quête d'autonomie. A. Malraux (1948) (15) l'évoque à travers la révolte et les inventions de l'artiste : « L'artiste ne se soumet jamais au monde et soumet toujours le monde à ce qu'il lui substitue ». A. Tapies (1964) (16). praticien et théoricien de l'art, exalte lui aussi la liberté du créateur : « L'artiste est un homme de laboratoire, et n'a rien à voir avec un bureau de propagande, chargé de diffuser des jugements arbitraires. L'artiste pense et travaille pour son propre compte, et la seule intervention qui me paraisse justifiée est celle qui consiste à favoriser et à protéger cette liberté ». A la lumière de ces textes un faisceau de divergences majeures apparaît entre des pratiques
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comme la gymnastique, la G.R.S., le patinage « artistique » et d'autres comme la danse et le mime. La différence réside dans la nature des rapports qu'elles entretiennent avec la règle. Les unes sont régies par une parole écrite, les autres non. L'explicite des premières, les inscrit dans un réseau de contraintes qui les écartent de l'état autonome qui traverse le champ artistique. L'implicite des « activités physiques artistiques » lui. rend possible cet accès. 11 en est l'origine, la provenance. C'est ce facteur qu'il faut apprendre à organiser.
Une création arrachée au dédale artistique
Dans les « activités physiques artistiques » la règle n'est pas écrite. Reste-t-elle muette pour autant ? Non. Interrogeons le déploiement chorégraphique dans la densité de son devenir. L'individu ne trouve au départ que vide et néant. On petit tout faire, même ne rien faire. Mais comment le faire ? Projetons et supposons. Il s'établit peu à peu un rapport, une complicité entre l'artiste et la chorégraphie. Dans cette connivence des normes - conscientes ou non - apparaissent. Elles engendrent la création. Mais comment et pourquoi ? Le dialogue forme-matière, schéma privilégié des discours sur l'art, reste le cœur et le poumon de l'élaboration. Il dévoile la motricité du danseur et les espaces-temps où il s'inscrit. Dans le faire, les critères de motricité et de composition s'épurent peu à peu. Ils s'affinent. Les premiers déterminent les principes par lesquels l'individu déploie sa motricité. Les seconds précisent comment la chorégraphie s'étire dans le relief de sa durée. Une règle se crée. Elle donne un produit. Est-ce pour autant une œuvre, de l'art ? L'enfant engagé dans un jeu de construction établit lui aussi ce dialogue. En fait, deux conditions manquent. Pour M. Heidegger (1949) « Mettre en place un monde et faire-venir la terre sont deux traits essentiels dans l'être-œuvre de l'œuvre » (17). Cette réflexion cristallise l'essentiel des idées tenues sur l'objet d'art. Commençons par la moins discriminante : « la terre ». Elle est à comprendre essentiellement comme matière, comme organe de constitution de l'œuvre. Ici. c'est du mouvement qu'il s'agit. Dans ce type de « faire-venir » la motri
cité apparaît pour elle-même et en elle-même. Elle ne se dérobe pas derrière une finalité qui lui est extérieure. Certes, le même souci anime la gymnastique, alors explorons le premier critère proposé par M. Heidegger. Une fois encore, la correspondance se dissout. Mettre en place un monde ! Ce caractère s'incarne dans l'évidence d'une absence. Celle de la règle écrite. Une nécessaire complicité entre l'artiste et l'œuvre se tisse. Un dialogue commence. D'ailleurs M. Dufrenne parle de l'objet d'art comme d'un « quasi-sujet ». Dans cet univers, la règle se crée, se tord, se transforme sous l'effet impérieux de la création. Un inonde s'instaure : celui de l'œuvre créée. Elle structure les éléments apparus au cours la recherche. Comment ? En négatif. Celui de la photographie. Si l'on ne sait pas ce que l'on veut, il faut savoir ce que l'on ne veut pas. Au cours du processus, au cœur de la connivence,
sous l'égide de l'œuvre la force de la règle supplante de plus en plus la subjectivité du créateur. Les auteurs sont d'accord. Le projet de l'œuvre est d'être autonome. A terme, libérée du Moi de son complice, elle projette librement sa réalité autour d'elle. Un nouvel apparaître est là. inscrit dans une période déterminée. Résumons. A la différence des A.P.S. régies par un code explicite les activités comme la danse se déploient dans l'implicite. Un monde s'instaure et se dévoile. Est-ce dire pour autant, qu'à défaut d'autonomie, la présence d'une règle écrite évacue toute liberté ? Pour explorer ce constat, entrons, grâce au regard aigu de M. Heidegger, dans l'espace de la réglementation et du code.
Une création organisée aux confins de la règle
La règle n'est pas une série d'instructions à suivre. Elle offre un réseau où l'individu obéit à des normes. De ce point de vue la gymnastique, la G.R.S. se déploieraient dans l'épaisseur du règlement et du verbe. L'accès aux choses, avant d'être théorique, est prioritairement praxique. Il s'ancre dans l'usage, la manipulation et l'utilisation. L'individu n'existe que dans la temporalité d'un dynamisme constamment ancré dans le monde. Dans l'élan de son ouverture il s'accommode aux objets. Si le diktat de la règle ne peut être, alors, qu'est-elle ? Offre-t-elle des contingences ? « La règle est représentée selon la modalité de sa régulation, c'est-à-dire selon qu'en réglant la manifestation, elle s'insère et s'impose dans la vue qui rend manifeste cette manifestation. La représentation de la modalité de régulation est la « création » libre, non liée à un étant donné, d'une transposition sensible ». M. Heidegger (1925) (18) présente deux modalités qui fonctionnent en même temps dans la règle. Régulatrice dans l'espace qu'elle délimite, elle reste néanmoins impuissante à prévoir ce qui sera effectif: le produit fini. Elle laisse des « trous » nécessaires. Ces « blancs » permettent aux pratiquants de se conformer en gardant son individualité. La règle prend corps dans une herméneutique. L'innovation en gymnastique, en G.R.S. et en patinage se déploie ainsi. Le code
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trace les frontières d'un univers technique aux franges duquel le haut niveau s'exprime parfois. Il laisse un espace de liberté. Libre « arbitre » qui dynamise sans changer le momie auquel il s'attache. Les exemples sont nombreux. En patinage artistique. Paul et Isabelle Duchesnay, comme Surya Bonaly, se meuvent aux confins d'un univers technique qui parfois leur résiste. Les premiers sont perçus comme des révolutionnaires par le choix des costumes, des musiques, des mouvements, et si la seconde fait merveille par ses acrobaties, elle manque parfois de grâce. Les attentes du milieu créent la norme. Les présomptions et l'imaginaire propres à chaque univers technique tracent les limites du « normal », de l'exploit. L'innovation et l'originalité ne sont pas des « absolus » mais des perceptions inscrites aux frontières d'un contexte, dans un champ de signes. Les référents traversent et dessinent les espaces. Ces constructions sont d'autant plus prégnantes qu'elles n'apparaissent pas comme telles. Le patinage « artistique » valorise la beauté, catégorie esthétique dans laquelle les patineurs russes, par leur formation de danseurs classiques, excellent ; aussi les attentes esthé tisantes des juges, mais celles du public également, font percevoir comme étranges les performances qui ne s'y conforment pas. Un regard attentif montre que les développements créatifs accordent un destin différent aux catégories esthétiques. La laideur est bannie en G.R.S. et en gymnastique. Elle est tout à fait acceptée dans le monde de l'art, dans la mesure où. bien sûr. elle instaure avec force un monde et une présence. R. Blanché (1979) (19) en parle avec clarté et conviction : « En réalité, l'objet tenu pour laid a lui aussi des traits positifs, par lequel il se caractérise précisément comme laid. Comme l'écrit R. Polin, le choc de la laideur n'est pas celui d'un vide, mais celui d'une présence... Plutôt que par l'informe, qui reste négatif, c'est par le difforme qu'il faudrait caractériser la laideur »...
Des niveaux d'existence divergeants
Retenons quelques points. Les « activités physiques artistiques » instaurent un monde où la règle sert à savoir ce que l'on ne veut pas. La gymnastique, la G.R.S., le patinage artistique confortent en le dynamisant un univers de référence. Leur code permet de savoir ce que l'on ne veut pas. A l'intérieur de ces différences, quels niveaux d'existence repérer ? Partons d'un constat né de l'observation d'étudiants en UFR STAPS. Un gymnaste peine parfois pour concevoir une chorégraphie. Pourquoi ? Ces pratiques font entrer l'individu dans des modes de relation originaux et différents où chaque rapport aux autres et aux choses est spécifique. En gymnastique. G.R.S., patinage, le sportif s'immerge dans un système d'appartenances connu et reconnu. Il s'identifie à lui. Il trace son devenir dans un contexte déjà structuré. L'univers de référence organise sa confrontation à l'objet de création. Le sujet œuvre pour ce monde. En danse l'approche diffère. Au début, l'artiste face à lui-même, sent la présence encore invisible de l'objet qui le guette. Il se meut dans ce monde. Potentiellement tout est déjà là et pourtant nulle part. C'est l'angoisse. Angoisse qui singularise et éloigne l'individu de la familiarité du quotidien. Angoisse par laquelle le sujet se dévoile à lui-même en dévoilant un monde encore occulté. Se mouvoir dans le quotidien ou rompre avec la familiarité de celui-ci relèvent de niveaux d'existence différents. Même si dans les deux cas le sujet s'ouvre à quelque-chose, cette « apérité »
(20) renvoie à des modes d'être qui diffèrent sous le joug de la détermination ou de l'indétermination. Dans le premier cas la personne se dévoue pour un univers, dans le second, elle s'y voue. Les rapports au monde diffèrent Souvent la dévotion fait disparaître la conscience du contexte dans lequel on agit. Le milieu apparaît « naturel ». Dans l'angoisse au contraire, l'artiste a une conscience aiguë du monde dans lequel il avance, car rien n'est familier.
CONCLUSION
Aujourd'hui, pour distribuer les pratiques corporelles les analyses portent souvent sur l'observation et la prise en compte du spectacle offert. Ces approches passent sous silence l'évolution des processus qui en jalonnent la genèse. Sous-bassement des conduites engagées, ils demeurent dans l'implicite. Le produit sert de référence là où l'apparaître s'ordonne en classes homogènes. Chaque objet culturel est classé à partir d'un temps « t » point fort de son existence : celui de la compétition ou de la représentation. Cette façon de répertorier, par la nature de ses choix, laisse un versant impensé. Elle oublie de questionner le déploiement et les façons d'être des pratiques dans leurs aspects fondateurs. Cette cécité est dommageable. En elle le mode d'existence des protagonistes se dérobe. L'objet technique demeure dans un présent qui se ferme. Que faire ? Corriger le regard ? Non. Il est précis. Le transmuer et changer d'optique ? Peut-être.
Désormais l'EPS se reflète dans un poster : « L'éducation physique aujourd'hui ». L'affiche met en avant de façon distincte cinq domaines d'action. Pour légitimer cette distribution de pratiques le législateur convoque « le bon sens ». Le souci aura été ici de remettre en question cette perception. Le bon sens n'est qu'une fixation du sens, il rassure. Que dire lorsque l'évidence n'a plus ce sens ? Pour Hegel, « Les choses qu'on sait comme ça en général, précisément parce qu'elles nous sont bien connues et familières, ne sont pas connues ». Ce texte s'inscrit dans la différence. Il ouvre un débat visant la demande, l'existence d'un domaine d'action spécifique pour les activités artistiques. Ces dernières ont une essence singulière, ce fait ne doit pas être banalisé. Le rapport Gros et Bourdieu d'avril 1989 souligne d'ailleurs la nécessité de remettre en question sans cesse les travaux sur les programmes.
Roland Huesca Centre de recherches européennes
en éducation corporelle et UFR STAPS de Strasbourg 2.
Notes bibliographiques (1) Cl. Pineau et A. Hébrard, « L'éducation physique et sportive ». Revue EP.S n° 240, mars-avril 1993, pp. 16-17. (2) Une synthèse de ces travaux peut être trouvée dans P. Parlebas, Contribution à un lexique commenté en Science de l'Action Motrice, Paris, I.N.S.E.P., 1981, 317 p. (3) G. Vigarello, « La science et la spécificité de l'éducation physique et sportive autour de quelques illusions ». dans Psychopédagogie des A.P.S., sous la direction de P. Arnaud et G. Broyer. Toulouse, Privat, pp. 17-22. (4) Dès 1923 la danse est prise en compte dans les textes officiels. (5) S. Fauché, Du corps au psychisme, Paris, Puf, 1993, p. 276 et suivantes. (6) M. Delga, M.-P. Flambard, A. Le Pellec, N. Noé, P. Pineau et I. De Saint-Jores, « Danse : objet culturel objet d'enseignement », sous la direction de G. Bui-Xuan, Méthodologie et didactique de l'éducation physique et sportive, Edit. AFRAPS, octobre 1989, pp. 261-266. (7) J. Divanach, « À propos d'activité en musique », Revue H.Y.P.E.R. n° 14, janvier 1984, pp. 12-18. (8) M. Delga et coll., « Enseigner la danse en EPS », dans Revue EP.S n° 226, novembre-décembre 1990. pp. 54-59. (9) R. Huesca, « Le projet un atout pour enseigner et apprendre. L'exemple des activités physiques artistiques ». Revue EP.S n° 234, mars-avril 1991, pp. 63-67. (10) Pour rester « objectif » il est préférable de fournir au débutant un critère quantitatif: compter le nombre d'arrêts par exemple. (11) C. Pineau et A. Hébrard, « L'éducation physique et sportive », Reine EP.S n° 240, mars-avril 1993, pp. 16-17. (12) M. Heidegger. « La question de la technique ». dans Essais et conférence, Paris. Gallimard, 1958, pp. 9-48. (13) M. Heidegger. « L'origine de l'œuvre d'art ». dans Chemins qui ne mènent nulle part, 1949, trad. W. Brokmeier, Paris. Gallimard, 1962. pp. 13-98. (14) J. Robinson, Éléments du langage chorégraphique. Paris, Vigot, p. 101. (15) A. Malraux, Psychologie de l'art, Genève, Skira, 1948, p. 156. (16) A. Tapies. La pratique de l'art, Gallimard, 1974, 1re
édit. 1971, p. 61. (17) M. Heidegger. « L'origine de l'œuvre d'art », 1949, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, pp. 13-98. (18) M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, 1925-26, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris. Gallimard. 1953. pp. 154-155. (19) R. Blanché, Des catégories esthétiques. Paris. Vrin, 1979. p. 141. (20) Ce ternie désigne pour Heidegger, le fait que l'être est ouvert au tissu de relation que constitue le monde.
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