l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · pdf...

12
L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par les grands auteurs I) Qu’estce que l’art ? Quelle est la finalité de l’art ? Quel est le sens de l’art ? Peu à peu conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensongelà que ne ferait que reproduire un art soidisant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu'on se demande où celui qui s'y livre trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nousmême, l’amourpropre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent audessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. Proust, Le Temps Retrouvé, 1927 *** Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu'un intérêt momentané. C'est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d'eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d'autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine, car nousmêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d'autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents, défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux. 1

Upload: phamdan

Post on 06-Feb-2018

216 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par les grands auteurs I) Qu’est­ce que l’art ? Quelle est la finalité de l’art ? Quel est le sens de l’art ?

Peu à peu conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensonge­là que ne ferait que reproduire un art soi­disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu'on se demande où celui qui s'y livre trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.

Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous­même, l’amour­propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au­dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie.

Proust, Le Temps Retrouvé, 1927

***

Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu'un intérêt momentané. C'est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d'eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d'autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine, car nous­mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d'autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents, défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux.

1

Page 2: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement cette apparence de cette manifestation des objets, en tant qu'oeuvres de l'esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d'une laine, d'une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs, à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester nous ne voyons qu'une simple surface, et, cependant, l'impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles. Grâce à cette idéalité, l'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L'art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l'état naturel, n'est que fugitif et passager ; qu'il s'agisse d'un sourire instantané, d'une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l'homme, ainsi que d'accidents et d'événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l'art l'arrache à l'existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature.

Hegel, Esthétique

***

Éveiller l'âme : tel est, dit­on, le but final de l'art, tel est l'effet qu'il doit chercher à obtenir. C'est de cela que nous avons à nous occuper en premier lieu. En envisageant le but final de l'art sous ce dernier aspect, en nous demandant notamment quelle est l'action qu'il doit exercer, qu'il peut exercer et qu'il exerce effectivement, nous constatons aussitôt que le contenu de l'art comprend tout le contenu de l'âme et de l'esprit, que son but consiste à révéler à l'âme tout ce qu'elle recèle d'essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. Il nous procure, d'une part, l'expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut­être jamais connaître : les expériences des personnes qu'il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous­mêmes. D'une façon générale, le but de l'art consiste à rendre accessible à l'intuition ce qui existe dans l'esprit humain, la vérité que l'homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l'esprit humain. C'est ce que l'art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l'apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l'instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé. C'est ainsi que l'art renseigne sur l'humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l'esprit. Nous voyons ainsi que l'art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s'agitent dans l'âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. « Rien de ce qui est humain ne m'est étranger » : telle est la devise qu'on peut appliquer à l'art.

Hegel, Esthétique

***

Notre dernière gratitude envers l'art. ­ Si nous n'avions pas approuvé les arts, si nous n'avions pas inventé cette sorte de culte de l'erreur, nous ne pourrions pas supporter de voir ce que nous montre maintenant la science : l'universalité du non­vrai, du mensonge, et que la folie et l'erreur sont conditions du monde intellectuel et sensible. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Mais à notre loyauté s'oppose un contrepoids qui aide à éviter de telles suites : c'est l'art, en tant que bonne volonté de l'illusion ; nous n'interdisons pas toujours à notre œil de parachever, d'inventer une fin : ce n'est plus dès lors l'imperfection, cette éternelle imperfection, que nous portons sur le fleuve du devenir, c'est une déesse dans notre idée, et nous sommes enfantinement fiers de la porter. En tant que phénomène esthétique, l'existence nous reste supportable, et l'art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu'il faut pour pouvoir faire d'elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de

2

Page 3: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

temps en temps que nous nous reposions de nous­mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l'art, pour rire ou pour pleurer sur nous : il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de connaître ; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse ! Et c'est parce que, précisément, nous sommes au fond des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids que des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte : nous en avons besoin vis­à­vis de nous­mêmes, nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au­dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait pour nous un recul, ­ et précisément en raison de notre irritable loyauté ­ que de tomber entièrement dans la morale et de devenir, pour l'amour des super­sévères exigences que nous nous imposons sur ce point, des monstres et des épouvantails de vertu. Il faut que nous puissions aussi nous placer au­dessus de la morale ; et non pas seulement avec l'inquiète raideur de celui qui craint à chaque instant de faire un faux pas et de tomber, mais avec l'aisance de quelqu'un qui peut planer et se jouer au­dessus d'elle ! Comment pourrions­nous en cela nous passer de l'art et du fou ?

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882)

***

A quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l'imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux­là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. Dira­t­on qu'ils n'ont pas vu, mais crée, qu'ils nous ont livré les produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu'elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l'image que les grands peintres nous en ont tracée ? C'est vrai dans une certaine mesure mais s'il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions­nous de certaines oeuvres — celles des maîtres — qu'elles sont vraies ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui­même.

Bergson

***

Le beau est un témoignage que l’idéal peut passer dans la réalité. Simone Weil

***

3

Page 4: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

La beauté artificielle des oeuvres d’art est­elle supérieure ou inférieure à la beauté naturelle ?

Il nous est impossible de nous lancer ici dans l'examen de la question de savoir si l'on a raison de qualifier de beaux des objets de la nature, tels que le ciel, le son, la couleur, etc., si ces objets méritent en général cette qualification et si, par conséquent, le beau naturel doit être placé sur le même rang que le beau artistique. D'après l'opinion courante, la beauté créée par l'art serait même bien au­dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l'art consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel. S'il en était vraiment ainsi, l'esthétique, comprise uniquement comme science du beau artistique, laisserait en dehors de sa compétence une grande partie ou domaine artistique. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à l'encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est supérieur au beau naturel, parce qu'il est un produit de l'esprit. L'esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l'art. C'est pourquoi le beau artistique est supérieur au beau naturel. Tout ce qui vient de l'esprit est supérieur à ce qui existe dans la nature. La plus mauvaise idée qui traverse l'esprit d'un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la nature, et cela justement parce qu'elle participe de l'esprit et que le spirituel est supérieur au naturel."

Hegel, Introduction à l'Esthétique (1835)

II) Un jugement de goût peut­il être universel ? La beauté est­elle objective ? Existe­t­il une essence du Beau ? Peut­on se disputer légitimement sur les goûts et les couleurs ? Comment accéder à l’essence, c’est­à­dire à l’Idée ou à la Forme du Beau par l’expérience de l’amour et de la beauté des corps Celui qui, en effet, sur la voie de l’instruction amoureuse, aura été par son guide mené jusque­là, contemplant les beaux objets dans l’ordre correct de la gradation, celui­là aura la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse ; beauté en vue de laquelle justement s’étaient déployés tous nos efforts antérieurs : beauté dont, premièrement, l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement, qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à un autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela, ni non plus belle en tel lieu, laide en tel autre, en tant que belle pour certains hommes, laide pour certains autres ; pas davantage encore cette beauté ne se montrera à lui pourvue, par exemple, d’un visage, ni de mains, ni de quoi que ce soit d’autre qui soit une partie du corps ; ni non plus sous l’aspect de quelque raisonnement ou encore de quelque connaissance ; pas davantage comme ayant en quelque être distinct quelque part son existence, en un vivant par exemple, qu’il soit de la terre ou du ciel, ou bien en quoi que ce soit d’autre ; mais bien plutôt elle se montrera à lui, en elle­même et par elle­même, éternellement unie à elle­même dans l’unicité de sa nature formelle, tandis que les autres beaux objets participent tous de la nature dont il s’agit en une telle façon que, ces autres objets venant à l’existence ou cessant d’exister, il n’en résulte dans la réalité dont il s’agit aucune augmentation, aucune diminution, ni non plus aucune sorte d’altération. Quand donc, en partant des choses d’ici­bas, en recourant, pour s’élever, à une droite pratique de l’amour des jeunes gens, on a commencé d’apercevoir cette sublime beauté, alors on a presque atteint le terme de l’ascension. Voilà quelle est la droite méthode pour accéder de soi­même aux choses de l’amour ou pour y être conduit par un autre : c’est, prenant son point de départ dans les beauté d’ici­bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons : partant d’un seul beau corps de s’élever à deux, et, partant de deux de s’élever à la beauté des corps universellement ; puis, partant des beaux corps, de s’élever aux belles occupations ; et, partant des belles occupations, de s’élever aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant

4

Page 5: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

des sciences, on parvienne, pour finir, à une science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même de beau."

Platon, Le Banquet (384 av. J.­C.), 211a

*** Pour ce qui est de l'agréable chacun se résigne à ce que son jugement, fondé sur unsentiment individuel, par lequel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Il admet donc quand il dit : le vin des Canaries est agréable, qu'un autre corrige l'expression et lui rappelle qu'il doit dire : il m'est agréable ; il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui plaît aux yeux et aux oreilles de chacun. L'un trouve la couleur violette douce et aimable, un autre la trouve morte et terne ; l'un préfère le son des instruments à vent, l'autre celui des instruments à cordes. Discuter à ce propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il s'opposait à lui logiquement, ce serait folie ; au point de vue de l'agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s'agit du goût des sens).Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétentions en disant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement qu'un tel porte, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu'une chose lui plaise pour qu'il ait le droit de l'appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément, personne ne s'en soucie mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété d’objets ; il dit donc : la chose est belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu'il ait constaté diverses reprises cet accord mais c'est qu'il l'exige. Il blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : chacun son goût. Cela reviendrait à dire : il n'y a pas de goût, c'est­à­dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre à l'assentiment universel.

Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, Section I, Livre I, §7

*** Quand la question est de savoir si une chose est belle, ce que l'on veut savoir, ce n'est pas si l'existence de cette chose a ou pourrait avoir quelque importance pour nous­même ou pour quiconque, mais comment nous en jugeons quand nous nous contentons de la considérer (dans l'intuition ou dans la réflexion). Si quelqu'un me demande si je trouve beau le palais que j'ai devant les yeux, je peux toujours répondre que je n'aime pas ce genre de choses qui ne sont faites que pour les badauds ; ou bien comme ce sachem iroquois, qui n'appréciait rien à Paris autant que les rôtisseries ; je peux aussi, dans le plus pur style de Rousseau, récriminer contre la vanité des Grands, qui font servir la sueur du peuple à des choses si superflues ; je puis enfin me persuader bien aisément que si je me trouvais dans une île déserte, sans espoir de revenir jamais parmi les hommes, et si j'avais le pouvoir de faire apparaître par magie, par le simple fait de ma volonté, un édifice si somptueux, je ne prendrais même pas cette peine dès lors que je disposerais déjà d'une cabane qui serait assez confortable pour moi. On peut m'accorder tout cela et y souscrire, mais là n'est pas le problème. En posant la dite question, on veut simplement savoir si cette pure et simple représentation de l'objet s'accompagne en moi de satisfaction, quelle que puisse être mon indifférence concernant l'existence de l'objet de cette représentation. On voit aisément que c'est ce que je fais de cette représentation en moi­même, et non pas ce en quoi je dépends de l'existence de l'objet, qui importe pour que je puisse dire qu'un tel objet est beau et pour faire la preuve que j'ai du goût. Chacun devra admettre que le jugement sur la beauté au sein duquel il se mêle le moindre intérêt est tout à fait de parti pris et ne constitue nullement un jugement de goût qui soit pur. Il ne faut pas se soucier le moins du monde de l'existence de la chose mais y être totalement indifférent, pour jouer le rôle de juge en matière de goût. (...) Définition du beau :

5

Page 6: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

Le goût est la faculté de juger ou d'apprécier un objet ou un mode de représentation par une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment de tout intérêt. On appelle beau l'objet d'une telle représentation.

Kant, Critique de la faculté de juger

Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias; il leur faut quelque chose de conforme à l’archétype du beau en essence, au to kalon. J’assistais un jour à une tragédie auprès d’un philosophé. « Que cela est beau! disait­il. . – Que trouvez­vous là de beau? lui dis­je. – C’est, dit­il, que l’auteur a atteint son but. » Le lendemain il prit une médecine qui lui fit du bien. « Elle a atteint son but, lui dis­je; voilà une belle médecine! » Il comprit qu’on ne peut pas dire qu’une médecine est belle, et crue pour donner à quelque chose le nom, de beauté, il faut qu’elle vous cause de l’admiration et du plaisir. Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux sentiments, et que c’était là le to kalon, le beau. Nous fîmes un voyage en Angleterre: on y joua la même pièce, parfaitement traduite; elle fit bâiller tous les spectateurs. « Oh, oh! dit­il, le to kalon n’est pas le même pour les Anglais et pour les Français. Il conclut, après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif, comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome, et ce qui est de mode à Paris ne l’est pas à Pékin; et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau. Il y a des actions que le monde entier trouve belles. Deux officiers de César, ennemis mortels l’un de l’autre, se portent un défi, non à qui répandra le sang l’un de l’autre derrière un buisson en tierce et en quarte comme chez nous, mais à qui défendra le mieux le camp des Romains, que les Barbares vont attaquer. L’un des deux, après avoir repoussé les ennemis, est près de succomber; l’autre vole à son secours, lui sauve la vie, et achève la victoire. Un ami se dévoue à la mort pour son ami, un fils pour son père: l’Algonquin, le Français, le Chinois, diront tous que cela est fort beau, que ces actions leur font plaisir, qu’ils les admirent.

Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), article Beau.

***

Parmi un millier d'opinions différentes que des hommes divers entretiennent sur le même sujet, il y a une, et une seulement, qui est juste et vraie ; et la seule difficulté est de la déterminer et de la rendre certaine. Au contraire, un million de sentiments différents, excités par le même objet, sont justes, parce qu'aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l'objet. Il marque seulement une certaine conformité ou une relation entre l'objet et les organes ou facultés de l'esprit, et si cette conformité n'existait pas réellement, le sentiment n'aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles­mêmes, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là ou une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d'accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. Se mettre en quête de la beauté réelle ou de la laideur réelle est aussi vain que de prétendre déterminer avec certitude ce que sont réellement la douceur ou l'amertume. Selon la disposition des organes, le même objet peut­être à la fois doux et amer : aussi le proverbe a­t­il été justement établi la vanité de toutes les querelles de goût.

David Hume

***

6

Page 7: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

"Dans ce que nous appelons les beaux­arts s'est développé ce que nous appelons un « juge » ­ c'est­à­dire quelqu'un qui a du jugement. Cela ne veut pas dire seulement quelqu'un qui admire ou n'admire pas. [...] Quand nous portons un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire : « Oh, comme c'est merveilleux ! » Nous distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui ne le sait pas. [...]

Supposons quelqu'un qui admire une oeuvre considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu'il n'a pas vu ce qu'il y a dans l'oeuvre. « Cet homme a le sens de la musique » n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait « Ah ! » quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous ne le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique. [...]

Il y a une foule de gens, aisés, qui ont étudié dans de bonnes écoles, qui peuvent se permettre de voyager, d'aller au Louvre, etc. ­ ils connaissent beaucoup de choses et peuvent parler facilement de douzaines de peintres. Voici maintenant quelqu'un qui n'a pas voyagé, mais qui a fait certaines remarques qui montrent que « réellement il apprécie », une appréciation qui, se concentrant sur une seule chose, va très profond ­ telle que vous donneriez tout ce que vous possédez pour l'avoir

D'un côté, un coup d'oeil large, sans être profond ni vaste ; d'un autre côté, un coup d'oeil étroit, concentré et circonscrit. Est­ce que ce sont là différentes façons d'apprécier ?

On peut toutes les appeler « appréciations »."

Ludwig Wittgenstein, Leçons sur l'Esthétique, 1938

***

Je n’ai pas dit : “je vais vous prouver cela” ; mais : “daignez vérifier dans votre âme si par hasard la beauté ne serait pas cela”. [...] Je ne puis prouver à quelqu’un il a la crampe. Dans cette affaire une simple dénégation détruit tout. Je n’opère pas sur des objets palpables, mais sur des sentiments cachés au fond des coeurs.

Stendhal

*** Comment des âmes vulgaires n’admireraient­elles pas ce qui est vulgaire ?

Stendhal

***

Le sens esthétique comme sens de la distinction Ainsi, la disposition esthétique est une dimension d’un rapport distant et assuré au monde et aux autres qui suppose l’assurance et la distance objectives ; une manifestation du système de dispositions que produisent les conditionnements sociaux associés à une classe particulière de conditions d’existence lorsqu’il prennent la forme paradoxale de la plus grande liberté concevable, à un moment donné du temps, à l’égard des contraintes de la nécessité économique. Mais elle est aussi une expression distinctive d’une position privilégiée dans l’espace social

7

Page 8: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

dont la valeur distinctive se détermine objectivement dans la relation à des expressions de goût, elle unit et sépare : étant le produit des conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence, elle unit tous ceux qui sont le produit de conditions semblables mais en les distinguant de tous les autres et sur ce qu’ils ont de plus essentiel, puisque le goût est le principe de tout ce que l’on a, personnes et choses, et de tout ce que l’on est pour les autres, de ce par quoi on se classe et par quoi on est classé. Les goûts (c’est­à­dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (“c’est à vomir”) pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature ­ et il l’est quasiment, étant habitus ­, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre­nature. L’intolérance esthétique à des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes : l’homogamie est là pour en témoigner. Et le plus intolérable, pour ceux qui s’estime détenteurs du goût légitime, c’est par­dessus tout la réunion sacrilège des goûts que le goût commande de séparer. C’est dire que les jeux d’artistes et d’esthètes et leurs luttes pour le monopole de la légitimité artistique sont moins innocents qu’il ne paraît : il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre, c’est­à­dire la transmutation d’une manière arbitraire de vivre en manière légitime d’exister qui jette dans l’arbitraire toute autre manière de vivre.

Bourdieu, La distinction III) Qu’est­ce qu’être un artiste ? Quelles sont les caractéristiques du génie ? Comment une oeuvre d’art est­elle créée ? Il reste maintenant à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est­il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclair. Toujours est­il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il la fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui­même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.

Alain, Système des beaux­arts

***

Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses propres passions ; on dirait presque passionné contre les passions, j'entends impatient surtout à l'égard de la rêverie oisive ; ce trait est commun aux artistes, et les fait passer pour difficiles. Au reste tant

8

Page 9: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

d'œuvres essayées naïvement d'après l'idée ou image que l'on croit s'en faire, et manquées à cause de cela, expliquent que l'on juge trop souvent de l'artiste puissant, qui ne parle guère, d'après l'artiste ambitieux et égaré, qui parle au contraire beaucoup. Mais si l'on revient aux principes jusqu'ici exposés, on se détournera de penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l'action. Ainsi la méditation de l'artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu'il a fait comme source et règle de ce qu'il va faire. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. Artisan d'abord. Dès que l'inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; mais dès que nous voulons suivre la fantaisie, entendez l'ordre des affections du corps humain, l'esclavage nous tient, et nos inventions sont alors mécaniques dans la forme, souvent niaises et plus rarement émouvantes, mais sans rien de bon ni de beau. Dès qu'un homme se livre à l'inspiration, j'entends à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l'improvisation creuse et de l'instabilité d'esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais par ce témoin fidèle de la moindre esquisse, nous apprenons la confiance aussi. Dans l'imagination errante tout est promesse, par des émotions sans mesure ; aussi il se peut bien que le sculpteur sans expérience souhaite quelque matière plastique qui change aussi vite que ses propres inspirations. Mais quand il souhaiterait seulement quelque aide du diable, par laquelle le marbre serait taillé aussitôt selon le désir, il se tromperait encore sur sa véritable puissance. Si le pouvoir d'exécuter n'allait pas beaucoup plus loin que le pouvoir de penser ou de rêver, il n'y aurait point d'artistes.

Alain, Système des Beaux­Arts, « De la matière »

*** On voit par là : 1. Que le génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer – il ne correspond pas à une disposition qui rendrait apte à quoi que ce soit qui puisse être appris d’après une règle quelconque ; par voie de conséquence,l’originalité doit être sa première propriété ; 2. Il en résulte en outre que, puisqu’il peut aussi y avoir une originalité de l’absurde, les produits du génie doivent également constituer des modèles, ce qui veut dire qu’ils doivent être exemplaires ; par conséquent, bien qu’eux­mêmes ne procèdent point d’une imitation ils doivent cependant servir à d’autres de mesure ou de règle d’appréciation ; 3. Le génie est donc incapable de décrire lui­même ou d’indiquer scientifiquement comment il donne naissance à son produit, mais c’est au contraire en tant que nature qu’il donne la règle de ses productions ; et dès lors l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui­même comment se trouvent en lui les Idées qui l’y conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni de les communiquer à d’autres à travers des préceptes les mettant en mesure de donner naissance à des produits comparables. (Ce pourquoi, vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui fournit l’inspiration dont émanent ces idées originales) ; 4. Il en résulte enfin que la nature, par l’intermédiaire du génie, prescrit ses règles non à la science, mais à l’art – et encore n’est­ce le cas que dans la mesure où l’art dont il s’agit doit faire partie des beaux­arts.

Kant, Critique de la faculté de juger

***

Culte du génie par vanité — Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un tableau de Raphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour­propre, favorise le culte du génie car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miracle, qu’il ne nous

9

Page 10: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

blesse pas (Goethe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare « son étoile des hauteurs lointaines » ; sur quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais abstraction faite de ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». — D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.

Nietzsche, Humain, trop humain, IV, De l'âme des artistes et des écrivains, § 162, Culte du génie par vanité

***

Les artistes ont intérêt à ce que l'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'oeuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quand à celui qui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une oeuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger.

Nietzsche, Humain, trop humain (1878)

***

Si l'artiste pense à la manière du philosophe, il produit alors une oeuvre opposée à celle de l'art, quant à la forme sous laquelle une idée nous apparaît ; car le rôle de l'imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l'essence des choses, non dans un principe ou une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent tout ce qui vit et fermente dans son âme, l'artiste ne peut le représenter qu'à travers les images et les apparences sensibles qu'il a recueillies, tandis qu'en même temps il sait maîtriser celles­ci pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai en soi d'une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l'élément rationnel et la forme sensible, l'artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C'est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d'Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du

10

Page 11: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l'artiste est incapable de maîtriser le sujet qu'il veut mettre en oeuvre, et il est ridicule de s'imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu'il fait.

Hegel, Esthétique ***

Le véritable champ du génie est celui de l’imagination, parce qu’elle est créatrice et qu’elle se trouve moins que d’autres facultés sous la contrainte des règles; ce qui la rend d’autant plus capable d’originalité. La démarche mécanique de l’enseignement, en forçant à toute heure l’élève à l’imitation, est assurément préjudiciable à la levée de germe du génie, en son originalité. Tout art réclame cependant certaines règles mécaniques fondamentales, celle de l’adéquation de l’œuvre à l’idée sous­jacente, c’est­à­dire la vérité dans la représentation de l’objet conçu en pensée. Cette exigence doit être apprise avec la rigueur de l’école, elle est à la vérité un effet de l’imitation. Quant à libérer l’imagination de cette contrainte et à laisser le talent hors du banal procéder sans règles et s’exalter jusqu’à contredire la nature, cela pourrait bien donner une folie originale qui ne serait tout de même pas exemplaire, et ne pourrait donc pas non plus être rangée dans le génie.

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique

***

Créer, c’est le propre de l’artiste ; où il n’y pas création, l’art n’existepas. Mais on se tromperait si l’on attribuait ce pouvoir créateur à undon inné. En matière d’art, le créateur authentique n’est pas seulementun être doué, c’est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin toutun faisceau d’activités, dont l’œuvre est le résultat. C’est ainsi que pourl’artiste, la création commence à la vision. Voir, c’est déjà uneopération créatrice, et qui exige un effort. Tout ce que nous voyons,dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu’engendrentles habitudes acquises, et le fait peut­être plus sensible en une époquecomme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposentquotidiennement un flot d’images toutes faites, qui sont un peu, dansl’ordre de la vision, ce qu’est le préjugé dans l’ordre de l’intelligence.L’effort nécessaire pour s’en dégager exige une sorte de courage ; et cecourage est indispensable à l’artiste qui doit voir toutes choses commes’il les voyait pour la première fois. Il faut voir toute la vie commelorsqu’on était enfant, et la perte de cette possibilité vous enlève cellede vous exprimer de façon originale, c’est­à­dire personnelle.Pour prendre un exemple, je pense que rien n’est plus difficile à un vraipeintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui fautd’abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient mevoir à Vence, j’ai souvent posé la question : « Avez­vous les acanthessur le talus qui borde la route ? » Personne ne les avait vues ; tousauraient reconnu la feuille d’acanthe sur un chapiteau corinthien, maisau naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l’acanthe. C’est un premier pas vers la création que de voir chaque chose dans sa vérité,et cela suppose un effort continu

Matisse, Entretien (octobre 1953)

***

Le champ ouvert au musicien n'est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement ça et là, séparées par d'épaisses ténèbres inexplorées, quelques­unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu'un univers d'un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu'ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant.

11

Page 12: L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur l’art expliqué par ... · PDF fileMais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement

Marcel Proust

12