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L'Homme de René Descartes (éditions de 1662 et 1664): Physiologie et mécanisme* par Georgette LEGÉE** L'« Homme » fut écrit par Descartes en français, et publié pour la première fois en traduction latine à Leyde, en 1662. En 1664, Cl. Clerselier publia le texte français. Une préface importante précède chaque texte. Les figures des deux éditions ont été inventées. La signification du traité est expliquée par Descartes lui-même. Il s'agit de décrire uniquement « les mouvements » oufonctions des organes du Corps matériel, sans considération de l'Ame immatérielle. C'est un organicisme, dans lequel ilfait preuve de notions de physiologie positives, mais expliquées par un mécanisme inventé. Le traité de l'Homme de René Descartes eut deux éditions, toutes deux pos- thumes. Il fut publié pour la première fois en 1662, à Leyde, par Florent Schuyl (1619-1669), docteur en philosophie d'Utrecht (1639) et docteur en médecine de Leyde (1664) qui traduisit en latin une copie du texte français de Descartes sous le titre: De Homine figuris et latinitate donatus (1) Deux ans plus tard, Claude Clerselier (1614-1684), avocat au Parlement de Paris et philosophe cartésien, publia le texte français précédé d'une importante préface et suivi de la traduction de la préface latine de F. Schuyl. Dans sa préface, Clerselier adresse quelques critiques et reproches, plus ou moins modérés, à F. Schuyl. Ce dernier, dit-il, a utilisé une copie peu fidèle du texte de Descartes pour faire sa version (2). D'autre part, il a considéré le traité de l'Homme détaché de tout autre, alors qu'il * Communication présentée à la séance du 19 décembre 1987 de la Société française d'Histoire de la Médecine. ** 24 bis, rue Tournefort, 75005 Paris. 381

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Page 1: L'Homme de René Descartes (éditions de 1662 et …...« Comme pa r exemple si le feu A se trouve proche du pié B, les petites parties de ce feu, qui se meuvent comme vous savez

L'Homme de René Descartes

(éditions de 1662 et 1664):

Physiologie et mécanisme*

par Georgette LEGÉE**

L'« Homme » fut écrit par Descartes en français, et publié pour la première fois en traduction latine à Leyde, en 1662. En 1664, Cl. Clerselier publia le texte français. Une préface importante précède chaque texte. Les figures des deux éditions ont été inventées.

La signification du traité est expliquée par Descartes lui-même. Il s'agit de décrire uniquement « les mouvements » ou fonctions des organes du Corps matériel, sans considération de l'Ame immatérielle. C'est un organicisme, dans lequel il fait preuve de notions de physiologie positives, mais expliquées par un mécanisme inventé.

Le traité de l ' H o m m e de René Descartes eut deux éditions, toutes deux pos­thumes. Il fut publié pour la première fois en 1662, à Leyde, par Florent Schuyl (1619-1669), docteur en philosophie d'Utrecht (1639) et docteur en médecine de Leyde (1664) qui traduisit en latin une copie d u texte français de Descartes sous le titre:

De Homine figuris et latinitate donatus (1)

D e u x ans plus tard, Claude Clerselier (1614-1684), avocat au Parlement de Paris et philosophe cartésien, publia le texte français précédé d'une importante préface et suivi de la traduction de la préface latine de F. Schuyl. D a n s sa préface, Clerselier adresse quelques critiques et reproches, plus o u moins modérés, à F. Schuyl. C e dernier, dit-il, a utilisé une copie peu fidèle du texte de Descartes pour faire sa version (2). D'autre part, il a considéré le traité de l ' H o m m e détaché de tout autre, alors qu'il

* Communication présentée à la séance du 19 décembre 1987 de la Société française d'Histoire de la Médecine.

** 24 bis, rue Tournefort, 75005 Paris.

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n'est qu'une suite d u livre dont Descartes parle dans sa M é t h o d e , et que l'original que j'ai, ajoute-t-il, a pour titre, Chapitre 18. C e livre a été depuis peu publié à m o n insu, avec ce titre :

Le Monde de Monsieur Descartes ou Traité de la Lumière.

Cependant, Clerselier confesse qu'il est en partie responsable des fautes de M . Schuyl, étant l'un de ceux qui l'avaient sollicité de travailler à cet ouvrage. Sur sa d e m a n d e , Schuyl lui avait c o m m u n i q u é ses figures et u n double de la copie dont il s'était servi pour les inventer. Mais il croyait que ce dernier ne publierait pas aussitôt son ouvrage, et lui laisserait la priorité.

Pour l'édition en français, Clerselier ne s'est pas servi des figures de Schuyl, bien qu'il les considère supérieures graphiquement à celles de son livre. N'étant pas capable d'inventer lui-même des figures correspondant au texte, un jeune h o m m e se rendant aux Pays-Bas, fut chargé de rechercher si des figures grossièrement tracées par Descartes pouvaient se trouver chez quelqu'un, puisque Descartes désigne ses figures par des lettres, et de rechercher aussi u n habile dessinateur. A Louvain, ce jeune h o m m e rencontra M . de Gutschoven, grand anatomiste et mathématicien, qui possé­dait cette sorte d'esprit mécanique que la philosophie de Descartes d e m a n d e . U n e lettre lui fut adressée. Après un an sans nouvelles, il accepta de travailler aux figures. Mais Monsieur de No m a n c o u r t , qui était venu annoncer l'acceptation de M . de Gutschoven, arriva lorsque M . de L a Forge (3) venait aussi d'accepter, car dans le second volume des lettres de Descartes, avait été annoncé le besoin d'un h o m m e habile pour faire ce travail. Il fut décidé de laisser les deux h o m m e s travailler aux figures, à l'insu l'un de l'autre. E n moins d'un an M . de L a Forge envoya ses figures et ses remarques, ainsi qu'un Traité de l'Esprit. C'est ainsi que dans l'édition de Clerselier les figures de M . de Gutschoven sont indiquées par la lettre G., celles de M . de L a Forge (moins nombreuses) par la lettre F. (4).

D e u x figures seulement, sans lettre, sont de Descartes. Pour les muscles, il avait griffonné une figure.

L a fin de la préface est philosophique et se rapporte aux deux substances, corporelle pour le m o u v e m e n t et spirituelle pour le vouloir.

Q u a n t à la préface de Schuyl, elle est essentiellement philosophique, basée sur la différence entre l'Ame et le Corps, sur la signification de l'Ame des Bêtes, selon Descartes qui a rejeté les idées fausses en réformant les premiers fondements de la philosophie. « Il a montré, dit-il, quelles sont les fonctions de l'entendement et de la volonté et en quoi consiste la perfection de l'un et de l'autre. Il a nettement distingué les idées ou les notions qui sont nées avec nous, et qui sont produites par l'esprit seul, de celles qui sont étrangères ou qui viennent d u dehors ; et les unes et les autres, de celles qui ne sont faites et inventées que par notre fantaisie ».

Quelle est la signification du traité de l'homme?

On y découvre des notions de physiologie positives et un mécanisme inventé.

L a première partie de « l ' H o m m e » de 1664 s'intitule :

De la Machine de son corps (5).

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Descartes écrit : « Les h o m m e s sont composés, c o m m e nous, d'une A m e et d'un Corps. Et, il faut que je vous décrive, premièrement le corps à part... je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue o u machine de terre... » Il ajoute que son but n'est pas de décrire les organes qui sont connus par les savants anatomistes, mais d'expliquer leurs m o u v e m e n t s . Il va donc donner une explication mécanique des fonctions qui résultent uniquement d u jeu des organes, c o m p a r é au jeu des parties d'un automate. D a n s sa conclusion, il insistera sur cette signification. L e corps ne saurait être soustrait à la « G r a n d e mécanique » qui est la loi d u m o n d e .

Le mécanisme fondamental inventé par Descartes pour expliquer les m o u v e ­ments des organes, ou fonctions, concerne le rôle qu'il fait jouer à la glande pinéale et aux « esprits animaux ». Bien que Descartes, dans son Discours de la méthode, ait secoué le joug de la scholastique, il adopte ici la notion d'esprits animaux héritée de l'antiquité. A son époque, cette notion, encore bien vivante, est fort utilisée, mais elle évoluera progressivement. Ces esprits, dit-il, sont u n vent subtil (esprit ou p n e u m a des anciens), une flamme très vive et très pure, formés dans le cœur et véhiculés par le sang. Autour de la glande pinéale existe un tissu de petites artères qui apportent les esprits. Ces derniers pénètrent dans la glande grâce aux pores de son tissu. L a glande pinéale jouera ainsi le rôle de réservoir d'esprits animaux, et sera le Sensorium commune c'est-à-dire le centre où aboutissent toutes les impressions sensorielles et d'où part la c o m m a n d e de tous les mouvements. L a structure d u cerveau considéré c o m m e u n réseau de fibres, délimitant des pores, ainsi que celle des nerfs considérés c o m m e des tuyaux, vont jouer un rôle important dans le mécanisme physiologique (6).

Descartes donne le plan qu'il va suivre :

I o Action des esprits animaux pour déterminer des m o u v e m e n t s simples et ordinaires (mouvements des m e m b r e s , m o u v e m e n t s respiratoires).

2° Action des objets extérieurs sur les organes des sens.

3° Explication de ce qui se fait dans les cavités et les pores d u cerveau ; c o m m e n t les esprits y prennent leur cours ; quelles sont celles de nos fonctions que la machine peut imiter par leur m o y e n .

C'est au cours d u développement de ce plan que d'importantes notions positives de physiologie vont apparaître, m ê m e si le mécanisme inventé, corrélatif des struc­tures erronées, est le reflet de notions encore plus o u moins admises au XVIL siècle et qui, d'ailleurs, se perpétueront jusqu'au début d u XIX e siècle. Cependant, dès 1664, T h o m a s Willis (1621-1675) donnait pour la première fois l'expression d'influx, é m a ­née de celle d'esprits animaux. Pour Descartes, les esprits animaux s'écoulent d u cerveau dans les muscles par les nerfs qui sont creux. Ils font mouvoir les muscles, c o m m e l'eau des fontaines, a m e n é e par des tuyaux fait mouvoir des machines. L a force des esprits est comparable à celle de l'eau. C'est encore l'hydraulique qui lui fournit une comparaison pour les m o u v e m e n t s respiratoires, m o u v e m e n t s continus c o m m e ceux d'une clepsydre ou d'un moulin à eau. Mais les explications mécaniques de Descartes vont au-delà. U n muscle qui se contracte est gonflé par l'afflux des esprits animaux ; pendant la décontraction le muscle se dégonfle et s'allonge en expulsant les esprits. Cette observation lui permet d'expliquer l'action des muscles antagonistes, grâce à un jeu de valvules inventées qui règlent le passage des esprits dans l'un o u l'autre muscle (muscles fléchisseur et extenseur d'un m e m b r e , muscles antagonistes

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des m o u v e m e n t s oculaires, des m o u v e m e n t s respiratoires, action des muscles d u pharynx lors de la déglutition o u de la respiration). Cette notion d'un passage pouvant être ouvert o u fermé aux esprits, c o m m e plus tard à l'influx nerveux, donnera naissance à bien d'autres théories, dont celle des chronaxies de Lapicque, au début d u X X e siècle.

L'action des objets extérieurs sur les organes des sens a conduit Descartes à décrire des actes qui seront qualifiés de réflexes et m ê m e de réflexes coordonnés, c o m m e le montre la citation suivante qui décrit les m o u v e m e n t s consécutifs à l'action de la chaleur sur la peau :

« Comme par exemple si le feu A se trouve proche du pié B, les petites parties de ce feu, qui se meuvent comme vous savez très promptement, ont la force de mouvoir avec soi l'endroit de la peau de ce pié qu'elles touchent ; et par ce moyen tirant le petit filet c c que vous voyez y être attaché, elles ouvrent au même instant, l'entrée du pore d, e, contre lequel ce petit filet se termine ; ainsi que tirant l'un des bouts d'une corde, on fait sonner en même temps la cloche qui pend à l'autre bout. Or l'entrée du pore ou petit conduit d, e, étant ainsi ouverte, les esprits animaux de la concavité F (glande pinéale) entrent dedans et sont portés par lui partie dans les muscles qui servent à retirer ce pié de ce feu, partie dans ceux qui servent à tourner les yeux et la tête pour le regarder, et partie en ceux qui servent à avancer les mains et à plier tout le corps pour le défendre. Mais ils peuvent aussi être portés par ce même conduit d, e, en plusieurs autres muscles. »

Il s'agit évidemment d'un mécanisme inventé, n o n d'un réflexe rapporté à un centre nerveux déterminé (7). Mais, avec son invention mécanique de la voie sensitive Descartes explique la sensation de douleur lorsque les filets sont tirés avec trop de force, l'impression d'une surface polie lorsque les filets sont tirés avec des forces égales, o u d'une surface rugueuse s'ils sont tirés avec des forces inégales. Certains corps très grossiers peuvent couper les filets et faire disparaître le sentiment, c'est le cas des drogues.

E n considérant successivement le goût, l'odorat, l'ouïe et la vue, les filets sensitifs sont de plus en plus déliés et capables d'être actionnés par des particules ou des vibrations, de plus en plus subtiles. Ces images mécaniques recevront d'autres explica­tions avec les progrès de la physique et de l'anatomie microscopique. Le goût ne peut donner que quatre sensations, ses filets peuvent être m u e s de quatre façons « par les sels, les eaux aigres, les eaux c o m m u n e s , les eaux de vie ». Le goût et l'odorat ont leurs filets m u s par des particules contenues dans la salive ou dans l'air. L'ouïe a ses filets m u e s par de « petites secousses de l'air » (vibrations), qui, transmises au cerveau donneront occasion à l'Ame, lorsqu'elle sera unie à la machine, de concevoir l'idée de bruit, de son, de fréquence (son aigu o u grave), d'intervalle, d'accord (octaves, quintes...).

Le sens de la vue occupe une place privilégiée dans son traité, à cause dit-il, « qu'il sert davantage à m o n sujet. » Ses filets sont les plus déliés de tous et les plus faciles à mouvoir. Us donneront à l'âme des idées de lumière et de couleur. Descartes émet l'idée m o d e r n e d u rapprochement des sons et des couleurs. Il étudie les p h é n o m è n e s optiques de la vision, c o m m e dans sa Dioptrique (formation des images, a c c o m m o d a ­tion, grandeur et distance des images), ainsi que les erreurs de ce sens.

D a n s son troisième développement consacré au cours des esprits animaux ; l'organisme entier est l'objet d'une comparaison d'ordre mécanique. U n parallèle est institué avec l'instrument musical le plus complexe, comprenant une machinerie

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supérieure. Le trajet des esprits dans la machine h u m a i n e est comparée au trajet de l'air dans les différentes parties de l'orgue.

D a n s la machine humaine, les esprits animaux passent d u cœur et des artères dans les cavités du cerveau (celles de la glande pinéale en l'occurrence), puis dans les nerfs d u m o u v e m e n t . D a n s l'orgue, l'air des soufflets passe dans les porte-vents, puis dans les tuyaux qui émettent les sons (vibrations). Les doigts de l'organiste font passer l'air dans certains tuyaux selon les touches d u clavier pressées, c o m m e les objets extérieurs font passer les esprits animaux dans les nerfs qu'ils remuent. L'harmonie qui é m a n e de l'orgue est comparable aux fonctions de l'organisme. L'harmonie dépend de l'air et de sa distribution dans les tuyaux, c o m m e les fonctions dépendent de la façon dont les esprits se distribuent dans les nerfs.

Descartes envisage alors quelles sont celles de nos fonctions que la machine peut imiter par le m o y e n des esprits animaux. Il présente n o n seulement des notions de physiologie, mais aussi des notions de psycho-physiologie pouvant être expliquées « physiquement », c'est-à-dire uniquement par l'action des organes (les différentes humeurs causes des caractères et des passions, l'état de veille, le sommeil ; les rêves, la mémoire). Les quatre humeurs (joyeuse, triste, coléreuse... dépendent de la grosseur des esprits, de leur abondance, de leurs m o u v e m e n t s , qui sont cause des différentes qualités). Tout ce qui peut produire u n changement dans le sang, peut en causer aussi dans les esprits. Le petit nerf qui se termine dans le cœur, ajoute Descartes, peut causer mille différences, sur la nature des esprits, en contrôlant l'entrée et la sortie d u sang dans le cœur (8).

Lorsqu'un h o m m e veille, la matière molle de son cerveau est gonflée par les esprits. L a machine est alors disposée à obéir à toutes les actions des esprits. D a n s u n h o m m e qui dort et rêve, des parties de son cerveau demeurent libres et lâches. Descartes établit la comparaison avec les voiles d'un bateau, bien tendues, ou pas assez tendues quand le vent est faible. N e pensons-nous pas à l'expression de « tension d'esprit» pendant la veille?

C'est pendant la veille que se forment les idées des objets, et que se fait leur conservation par la m é m o i r e et leur action sur les m o u v e m e n t s . Pour expliquer ces différentes fonctions à partir des objets extérieurs, Descartes utilise l'exemple de la formation des images dans l'œil. C e ne sont pas les figures qui s'impriment dans les organes des sens extérieurs, dit-il, qui font naître une idée, mais seulement celles qui se tracent sur la superficie de la glande pinéale, dans les esprits qui en sortent, siège de l'imagination et du sens c o m m u n ; image que l'âme raisonnable considérera immédia­tement lorsqu'elle sera unie à la machine. Descartes donne ainsi la notion de projection de l'image formée sur la rétine, sur un endroit précis de cerveau, notion qui évoluera en centre de projection sensitif.

L a glande pinéale suspendue par de fins pédoncules au centre d u cerveau, peut facilement être inclinée par la force plus o u moins grande des esprits, lorsqu'ils sortent par ses pores ouverts par la traction des nerfs des organes des sens. Les esprits s'écoulent alors dans les petits tuyaux tournés vers ces pores, et produisent des m o u v e m e n t s précis en agissant sur des muscles déterminés. Descartes donne l'exemple des m o u v e m e n t s d'un bras en rapport avec la vue d'un objet, et il ajoute : « Et, ainsi, généralement, il faut penser que chacun des autres petits tuyaux qui sont à la superficie

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intérieure d u cerveau se rapporte à chacun des autres m e m b r e s ; et chacun des autres points de la superficie de la glande à chacun des côtés vers lesquels ces m e m b r e s peuvent être tournés, en sorte que les m o u v e m e n t s de ces m e m b r e s et leurs idées peuvent être causés réciproquement. » Il introduit donc, ici, la notion de localisation cérébrale motrice, et, de plus, liée à l'idée ou « imagination » prenant naissance dans la glande ou sensorium c o m m u n e .

L a conservation de l'idée d'un objet (par exemple, visuel) par la mémoire se fait, d'après Descartes, dans une partie d u cerveau désigné par la lettre B o ù les esprits sortant de la glande vont tracer une image en élargissant les pores de sa structure. Cette image ou idée est moins parfaite d u premier coup que sur la glande, mais elle s'y fortifie par la répétition, et s'y conserve. D e la sorte, l'idée peut à nouveau se former longtemps après que la présence de l'objet auquel elle se rapporte y soit requise. U n e comparaison, avec les trous faits par une aiguille ou un poinçon dans une toile, permet à Descartes d'expliquer la réminiscence. Les esprits ont formé certains passages (comparés aux trous de la toile) qui demeurent ouverts ou, du moins, conservent, la possibilité de se rouvrir facilement. C'est l'idée m o d e r n e de la facilitation pour le passage de l'influx nerveux à travers les synapses. U n e idée peut en faire renaître une autre lorsqu'elles ont été imprimées ensemble sur la glande ou sur des points voisins.

Descartes insiste sur le point suivant : « Mais l'effet de la M é m o i r e qui m e semble le plus digne d'être considéré, consiste, en ce que sans qu'il y ait aucune A m e dans cette machine, elle peut naturellement être disposée à imiter tous les m o u v e m e n t s que les vrais h o m m e s , ou bien d'autres semblables machines feront en sa présence. » « Les vrais h o m m e s » ont u n corps et une A m e , mais les fonctions corporelles explicables mécaniquement peuvent être imitées par des machines. Cette réflexion de Descartes ne fait-elle pas penser aux machines modernes à m é m o i r e et aux robots ?

Il avait dit précédemment : « Il est vrai qu'on peut avoir de la difficulté à croire que la seule disposition des organes soit suffisante pour produire en nous tous les m o u v e m e n t s qui ne se déterminent pas par notre Pensée. C'est pourquoi je tâcherai ici de le prouver et d'expliquer tellement toute la Machine de notre Corps que nous n'aurons plus de sujet de penser que c'est notre A m e qui excite en lui les m o u v e m e n t s que nous n'expérimentons point d'être conduits par notre volonté, que nous en avons de juger qu'il y a une â m e dans une horloge, qui fait qu'elle montre les heures. » Et, dans sa conclusion d u Traité, après avoir récapitulé les fonctions de notre corps dont il a inventé le mécanisme, il écrit : « Je désire que vous considériez que ces fonctions suivent tout naturellement en cette machine, de la seule disposition de nos organes, ne plus, ni moins, que font les m o u v e m e n t s d'une horloge ou autre automate, en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre â m e végétative o u sensitive, ni aucun principe de m o u v e m e n t et de vie, que son sang et ses esprits. » D e u x rapprochements se présentent à l'esprit : en 1669, R. L o w e r dit : « Le m o u v e m e n t et le sentiment dépendent entièrement de l'office mutuel d u cœur et d u cerveau » (trad. française, 1679) ; en 1812, dans ses Expériences sur le principe de la vie, C. Legallois (1770-1814) écrira : « L a vie... résulte d'une certaine impression d u sang artériel sur le cerveau et la mœlle épinière. »

Les notions de physiologie conçues par Descartes entreront dans le domaine expérimental seulement au XIX e siècle ou au XX e. L'explication des fonctions des

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organes ne sera plus seulement mécanique, elle suivra les progrès de la physique et sera tributaire de la naissance de la chimie et de ses progrès. Selon son plan, il est temps, maintenant, que Descartes décrive l'Ame à part, et enfin qu'il montre c o m m e n t « ces deux natures » doivent être jointes et unies pour composer des h o m m e s qui nous ressemblent » (11).

Descartes a c o m p o s é son Traité de l ' H o m m e conformément à ses préceptes d u Discours de la méthode. Il est parti d'une anatomie de l'époque, qu'il connaissait. Pour expliquer les fonctions, il a divisé la difficulté et s'est élevé par degrés dans l'explica­tion de fonctions de plus en plus complexes. Les fonctions de l'Ame et ses rapports avec le corps nécessiteront encore une analyse d'un niveau plus élevé. D a n s les siècles qui suivront la difficulté sera de plus en plus divisée par la spécialisation, mais l'Unité répondant à l ' H o m m e vrai de Descartes, se défendra dans d'importants ouvrages sur les rapports d u Physique et d u Mo r a l de l'homme.

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. En 1664, Florent Schuyl devint professeur à l'Institut médical de Leyde, et, en 1666, professeur de botanique. Il enseigna la médecine et la botanique jusqu'à sa mort.

2. Dans une lettre à Mersenne, du 23 novembre 1646, Descartes explique l'origine des copies de son manuscrit sur l'Homme : « Il y a déjà douze à treize ans que j'avais décrit toutes les fonctions du corps humain, ou de l'animal, mais le papier où je les ai mises est si brouillé que j'aurais moi-même beaucoup de peine à le lire ; toutefois je ne pus m'empêcher, il y a quatre ou cinq ans, de le prêter à un intime ami, lequel en fit une copie, laquelle a encore été transcrite depuis par deux autres, avec ma permission, mais sans que je les ai relues ni corrigées. »

3. Louis de La Forge, théologien protestant de Saumur et docteur en médecine, demeurant à la Flèche. Il a écrit et publié un Traité de l'Esprit de l'homme, de ses facultés et de son union avec le Corps, Paris, 1666; Genève, 1725 (In Haag, la France protestante).

4. Clerselier considère ces figures plus propres à l'intelligence du texte que celles de Schuyl.

5. Cette division en chapitres a été faite par Clerselier. Le texte de Deseartes était continu comme l'a fait imprimer André Bridoux, dans la Pléiade.

6. Ces structures étaient celles souvent décrites à l'époque de Descartes.

7. Cf. G. Canguilhem. La formation du concept de réflexe aux xviret xvni' siècles. Paris, PUF, 1955.

8. Descartes admet l'existence d'un nerf du cœur et lui confère une action de contrôle. Th. Willis représentera les nerfs du cœur dans une planche remarquable que l'on retrouve (en partie) chez R. Lower. Contrastant avec cette idée de Descartes, on trouve dans ses écrits la persistance d'idées scholastiques à propos de la circulation.

9. Descartes explique ainsi la vision binoculaire : une image se forme dans chaque œil mais nous avons l'idée d'un seul objet, car les points de chacune des deux images correspondent aux mêmes points de la glande pinéale. Il dégage ainsi la notion des points correspondants de chaque rétine.

10. La notion de Sensorium commune sera détruite beaucoup plus tard. On la trouve encore chez L. Rolando (1773-1831), au xix' siècle. Elle disparaîtra lorsque les véritables notions de réflexe et de localisation cérébrale s'établiront sur des bases expérimentales.

11. Dans son traité, Descartes suit aussi la Genèse. Il part d'un Corps-machine de terre, puis s'exprime en ces termes: « Quand Dieu unira une âme raisonnable à ce Corps... »

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S U M M A R Y

« L'homme »• was written by Descartes in french and published for the

first time as a latin translation in Leiden (1662). In 1664, Claude Clerseller

published the french text. An important foreword preceded each text. The

illustrations of the two editions have been invented.

The signification of the book is explained by Descartes himself. The

problem was to describe only the « movements » orfunctions of the organs of

the material Body, without considerations of the immaterial Soul. It is an

organicism in which he shows positive physiological notions, but explained

by an invented mechanicism.

BIBLIOGRAPHIE

1. D E S C A R T E S R. — Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les

sciences, Leyde, Ian Maire, 1637. — De Hominefiguris et latinitatedonatus a Florentio Schuyl, Lugduni

Batavarum, Apud, F. M o y a r d u m et Leffen, 1662 ; et Hackiana, 1664. — L'Homme et un traité de la

formation du fœtus, avec les remarques de Louys de La Forge, Paris, J. Le Gras, 1664. — Lettres où sont

traitées les plus belles questions de la morale, physique, médecine, et des mathématiques, Paris, Henry Le

Gras, 1857.

2. L E G A L L O I S C. — Expériences sur le principe de la vie, Paris, d'Hautel, 1812.

3. L O W E R R. — Tractatus de Corde item de Motu Colore sanguinis, Londini, ed. quarta, 1680 (première

éd., 1669; trad. franc. 1679).

4. R O L A N D O L. — Ricerche filosofische sopra la fisica animale, Firenze, 1775. — Sulle cause da qui

dipende la vita negli essere organizzati, Firenze, 1807. — Saggio sopra la vera struttura del cervello

nell'uomo e degl'animali e sopra le functione del sistema nervoso, Sassari, 1809; ed. 2, 2 t., Torino,

P.Marietti, 1828.

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RENATUS DES CARTES

H O M I N E F I G V R I S

E T

L A T I N I 1 A T E D O N A T U S

A

F L O R E N T I O S C H U Y L , Inclytx Urbis Sylva; Ducis Senatore,& ibidem

•: - Philofophia: Profeflbre. <$ '*• -'

L V C D V N I B A T A V G R V M , Apild F R AN C1S CVM M O Y A R D V M

& P E T R V M L E F F E N CID ID.C LXII.

Fig. 1. — Renatus Descartes, De Homine, Leyde, 1662.

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XXXV

-Yt4j. xxxv.

Fig. 2.

— Renatus Descartes,

de Hom

ine, L

eyde

1662. F

ig. XXXV,

p. 52.

щигл

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LHOMME D E R E N E

DESCARTES ET VN TRAIT TÉ

DE LA FORMATION DV FOETVS D V M E S M E A V T H E V R -

Auec Us Remarques de LO VTS DE LA FORGE,

Daéiear en Médecine, demeurant à la Flèche, Sur le Traittéde l'Homme de RENE' T>ESCARTES>

&fur les Figures far luy inuentées.

A P A R I S . Chez I A C Q V E S L E G R A S , au Palais. à l'entrée

de la Gallerie des Prifonnkrs.

M . D C . L X I V. AVEC PRIVILEG E DV ROY

Fig. 3. — René Descartes, L'Homme, Paris, 1664.

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15 L ' H O M M E

Cette figu­re & les^ deux fuiua-tes fexuene toutes trois au mefnie di (cours , & y peuuent dire appli­quées.

Comment il? fcrucnt à fc.ûe enfler eu defèn-/terfcsmu£ :lCS.

Voyez après cela c o m m e n t le tuyau, ou petit nerf, b f, le va rendre dans le mufcle D , que ie fîippoie eftre Tvn de ceux qui meuuent l'œil ; & c o m m e n t y eftant

ilfe

F/g. 4. — René Descartes, L'Homme, Paris, 1664, (p. 16): Mouvements antagonistes.

X I X .

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Fig. 5. — René Descartes, L'Homme, Paris, 1664 (p. 27) : Action des objets extérieurs sur les organes des sens, (action de la chaleur sur la peau).

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Fig. 6. — René

Descartes, L'Homme, Fans

1664 (p. /

i):

Formation des

« idées »

dans

ie cerveau (notion de projection).

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Fig. 7. —

René

Descartes, L'H

omme

, Paris 1664 (p. 63):

Figure

récapitulative.

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