l'homme du désertle-jardin-d-eve-azur.e-monsite.com/medias/files/l-homme-du-desert.pdf ·...
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. 1.
Les mariages avaient quelque chose de magique. Le cynisme du quotidien y
cédait la place à une allégresse impulsive, songeait Susan en faisant distraitement
tourner sa coupe de Champagne entre ses doigts.
Elle avait déjà pu le remarquer à l'église où même les personnes les plus
pessimistes qu'elle connaissait s'essuyaient furtivement le coin de l'oeil avec leur
mouchoir. Sans parler de ces femmes toujours prêtes à dénoncer les
innombrables défauts du sexe masculin qu'elle avait vues, durant la cérémonie,
sourire de façon aussi béate que persistante. D'ailleurs elle-même, qui n'était
pourtant pas du genre à montrer ses émotions en public, y était allée de sa petite
larme !
—Dans mon pays, déclara le témoin du marié en se tour
nant vers le jeune couple, le banquet de mariage commence
toujours par un toast. Je vous invite donc tous à lever vos verres
en l'honneur de Sabrina et de Guy. Que leur joie et leur amour
réciproque dure toujours !
—A Sabrina et à Guy ! répéta en chœur l'assistance réunie
dans la grande salle de bal du Granchester Hôtel.
Une fois de plus, Susan se surprit à observer le témoin — suivant l'exemple de
toutes les femmes de l'assemblée. Comment faire autrement ? Il était tout
simplement magnifique.
Le prince Khalim avait accepté d'être le témoin de Guy, lui avait confié son
amie Sabrina, aussi émue qu'honorée, au cours des préparatifs de la noce. Guy et
Khalim s'étaient connus à Yécole vingt ans plus tôt et s'entendaient
merveilleusement bien. En authentique prince de sang, lui avait-elle expliqué,
Khalim régnerait un jour sur le royaume du Maraban ainsi que l'avaient fait ses
ancêtres depuis des siècles.
Susan ne put s'empêcher de sourire. Elle s'était attendue à voir un petit
bonhomme plutôt vilain, grassouillet et court sur pattes. Mais, pour une fois, elle
s'était trompée sur toute la ligne. Le prince Khalim était un homme d'une beauté
exceptionnelle ! Spectaculaire, même.
Il était grand, peut-être un peu moins que Guy, et portait des vêtements on ne
peut plus originaux. Une aboya couleur or coupée dans des tissus fluides,
composée d'une superbe tunique de soie naturelle brodée qui descendait sur un
pantalon très ample assorti. Une telle tenue aurait semblé incongrue sur un autre
homme. Mais la soie se plaquait de manière sensuelle sur les lignes fermes de
son corps. Un corps magnifique dont se dégageait une sensualité vibrante et
sauvage, presque primitive.
Troublée par tant de virilité, Susan leva sa coupe avec les autres convives.
Quand les yeux couleur d'ébène du prince s'arrêtèrent sur elle, elle faillit
s'étouffer.
Un sourire aux lèvres, Khalim l'observa quelque temps, puis se mit en
mouvement. Lentement, tel un prédateur. Tous les invités s'écartaient sur son
passage tandis qu'il traversait la salle d'un pas décidé.
On aurait dit que le prince se dirigeait vers elle. Vers elle ? Impossible ! Et
pourtant...
Susan sentit sa gorge se serrer sous l'emprise d'une crainte soudaine, l'incitant
à s'éclipser discrètement.
De quoi avait-elle peur ? Qui voulait-elle fuir ?
Puis il fut trop tard pour envisager toute retraite car le prince se tenait devant
elle, la dominant de sa haute silhouette. Son visage à la peau mate ne laissait
transparaître aucune émotion, si ce n'est l'attirance qu'il semblait ressentir pour
elle.\)ne atirance flagrante, purement physique, qu'il ne se donnait même pas la
peine de cacher. Il la désirait, la voulait dans son lit... ce n'était guère plus
compliqué que cela !
— Dites-moi, commença-t-il dans un anglais parfait, êtes-
vous consciente d'être la plus belle femme présente à cette
réception ?
Susan fit de son mieux pour garder son calme sous le regard de feu de Khalim.
— Je ne suis pas d'accord, parvint-elle à articuler malgré le
rythme frénétique de son cœur. Ignoriez-vous que ce compliment
revient à la mariée ?
Il tourna la tête vers Sabrina et Susan put admirer la ligne virile de sa
mâchoire, le profil parfait de son nez aquilin.
— Sabrina ? Elle est belle, en effet, concéda-t-il.
Elle n'aurait pas cru ressentir une pointe de jalousie à ces mots. Jalouse ?
Elle ? De sa meilleure amie ?
— Mais vous, vous êtes très belle ! ajouta-t-il en plongeant
son regard dans le sien.
Il sembla étonné de ne pas la voir sourire.
—Que se passe-t-il ? Vous n'aimez pas les compliments ?
—Pas quand ils viennent de gens que je connais à peine !
s'entendit-elle répondre avec froideur.
Il eut l'air surpris. Sans doute n'avait-il pas l'habitude qu'on lui réponde aussi
vertement.
— C'est votre faute ! protesta-t-il en haussant les épaules.
Vous n'aviez qu'à choisir un vêtement ample, qui vous couvre
de la tête aux pieds, au lieu de vous exhiber ainsi dans cette
adorable petite robe.
Déconcertée, Susan se sentit rougir... ce qui ne lui arrivait jamais. Et même si
sa profession l'amenait à rencontrer des hommes très importants, souvent
prodigues en compliments, jamais elle n'avait ressenti un tel malaise.
— N'ai-je pas raison ? insista-t-il.
Pourtant, elle n'avait pas l'impression d'être particulièrement provocante vêtue
de cette robe de soie du même bleu que ses yeux et chaussée de fines sandales
fuchsia ! Elle ne portait pas de chapeau, parce qu'elle avait horreur de cela, et
avait préféré piquer une orchidée d'un rosé pâle dans ses cheveux blonds
arrangés en chignon.
Gênée par le regard insistant du prince qui semblait l'évaluer comme une
pouliche sur la ligne de départ, elle décida de réagir.
— Susan Thomas ! annonça-t-elle de but en blanc, en lui
tendant la main avec un sourire distant.
Il la prit dans la sienne et, au même moment, leurs regards furent attirés par le
contraste presque erotique entre les teintes de leurs peaux, l'une d'un brun
olivâtre et l'autre aussi pâle que la lune.
Susan tenta de retirer sa main, mais il la retint délibérément.
— Et moi, savez-vous qui je suis, Susan Thomas ? demanda-
t-il avec un sourire amusé.
Elle aurait pu feindre l'ignorance, mais un homme comme lui devait avoir un
sixième sens pour détecter les mensonges.
— Bien sûr que oui ! Ce n'est pas tous les jours que l'on
m'invite à un mariage dont l'un des témoins est un prince,
vous savez !
A cette remarque, il sembla se détendre et Susan en profita pour retirer sa
main.
— Que se passe-t-il ? s'enquit-il sur un ton de reproche. Vous
n'aimez pas que je vous touche ?
—Avez-vous l'habitude de toucher les femmes que vous venez
à peine de rencontrer ? Est-ce une prérogative royale ?
—Mais c'est vous qui m'avez offert votre main, vous ne
pouvez pas dire le contraire !
Susan éclata de rire. Cela devenait ridicule ! Voilà qu'ils se chamaillaient pour
une poignée de main. Khalim étant l'ami de Guy et de Sabrina, elle se sentit
donc obligée de se montrer un peu plus aimable.
—Je suis désolée. Je suis un peu nerveuse, en ce moment.
—A cause d'un homme ?
—Quelle drôle d'idée ! Non, j'ai été débordée de travail
ces derniers temps.
Elle but une dernière gorgée de Champagne et leva les yeux vers lui.
— Je vais me chercher une autre coupe. En voudrez-vous
aussi ?
Khalim se rembrunit. Comme il détestait l'attitude libérée des Occidentales !
Ce n'était pas à une femme d'offrir à boire à un homme et il faillit lui en faire la
remarque. Croisant son regard, il comprit qu'il valait mieux n'en rien faire car
elle le planterait là, sans autre forme de procès. Et il la désirait trop pour
prendre un tel risque.
—Je bois rarement de l'alcool.
—Je suppose qu'ils ont aussi des jus de fruits. Mais cela ne
fait rien, je vais me chercher une coupe de toute façon. Ce fut
un plaisir de parler avec vous, pr...
Il la rattrapa par le poignet.
— Ne m'appelez pas prince quelque chose, je vous en con
jure ! Pour vous, je serai simplement Khalim.
Elle voulut lui demander si elle devait se sentir flattée, mais se ravisa.
— Lâchez-moi, murmura-t-elle, frémissant à ce contact.
Il sourit, certain de pouvoir mettre cette femme à sa merci.
—Très bien. Mais seulement si vous acceptez de venir me
trouver à l'ouverture du bal. Nous pourrons danser ensemble.
—Désolée, mais je ne cours jamais après les hommes.
—Vous ne viendrez donc pas ? demanda-t-il d'une voix
suave.
—C'est à vous de venir me chercher !
— Soyez assurée, chère Susan, que je n'y manquerai pas.
Il la lâcha et la suivit du regard. Une idée germait dans son
esprit. Il la ferait attendre, lui ferait croire qu'il avait changé d'avis, qu'il se
désintéressait d'elle. Il connaissait assez les femmes pour savoir qu'en simulant
ainsi l'indifférence il ne ferait qu'attiser le désir qu'elle ressentait
indéniablement à son égard.
Il jouerait avec elle jusqu'à ce qu'elle finisse par tomber dans ses bras.
Les jambes encore tremblantes, Susan se dirigea vers le bar, espérant que la
profonde confusion qu'elle ressentait ne se voyait pas comme le nez au milieu
de la figure. Ce Khalim n'était pas son genre d'homme. Elle les aimait subtils,
sophistiqués et complexes. Il était certes très intelligent, mais il y avait également
quelque chose de profondément dangereux dans ses yeux noirs et ses vêtements
exotiques.
Son propre corps semblait brusquement amolli et c'est d'une main incertaine
qu'elle saisit une coupe de Champagne sur le plateau d'un serveur. Puis, se
ravisant, elle le reposa pour prendre un verre d'eau pétillante. Ce n'était pas le
moment d'avoir l'esprit encore plus confus. Elle devait rester sur ses gardes,
sinon elle risquait de commettre l'irréparable avec cet étrange individu...
Guy s'approcha d'elle. C'était décidément un bien bel homme et Sabrina avait
beaucoup de chance de l'épouser.
— tu conduis ? demanda-t-il en désignant son verre d'eau.
—Euh ... Non. Je veux seulement garder les idées claires.
—Sage décision, puisque mon vieil ami Khalim a l'air d'avoir
jeté son dévolu sur toi !
—Tu... tu crois ? Mais non, nous avons juste bavardé un
peu, se justifia-t-elle, troublée par la remarque de son ami.
—Bavardé ? Venant de Khalim, cela m'étonnerait. Ce n'est
pas son genre de se contenter de paroles !
Au dîner, Susan fut placée à une table ronde, entre un journaliste affligé d'une
morgue insupportable et un océanographe plutôt mignon qui lui fit une cour
assidue. Mais ni l'un ni l'autre ne parvinrent à la distraire de l'image qui l'obsédait.
Son esprit revenait sans cesse vers l'homme assis quelques tables plus loin et
qu'elle observait de temps en temps à la dérobée. Il était magnifique. Son port de
tête altier, son attitude détachée, lui conféraient une sorte de noblesse fascinante.
Tout comme elle, il semblait ne pas s'intéresser à ce qui se passait dans son
assiette. A plusieurs reprises, elle surprit même son regard dirigé vers elle et ne
put s'empêcher de rougir comme une adolescente.
C'était étrange. Elle était à la fois soulagée de ne pas se trouver dans la
proximité dangereuse de cet homme et déçue qu'une telle distance les sépare.
A la fois captivant et inquiétant, Khalim la bouleversait.
Les premières notes de musique s'élevèrent près de la piste de danse et
l'océanographe, de plus en plus entreprenant, l'invita à danser. Elle accepta,
espérant ainsi se changer les idées. Mais son esprit revenait inlassablement vers
le prince.
Comment allait-elle pouvoir danser avec lui tout à l'heure ? A coup sûr, elle ne
tiendrait pas sur ses jambes. Mieux valait qu'elle refuse poliment le moment
venu. D'ailleurs, en y repensant, son « invitation » sonnait franchement comme
un ordre.
Non mais quel toupet ! On se trouvait à Londres et elle n'était pas l'un de ses
sujets !
Décidée à ne pas se laisser mener par le bout du nez, Susan accorda quelques
danses à d'autres cavaliers. Cependant elle avait l'impression de se mouvoir
mécaniquement, de ne même pas être capable de suivre le tempo de la musique.
Elle avait l'esprit ailleurs. Khalim n'apparaissait toujours pas et elle commençait
à ressentir une certaine déception. A moins que ce soit une blessure d'amour-
propre... Ainsi, il avait renoncé ! Peut-être s'était-il trouvé une cavalière plus
complaisante ?
Lasse et un peu irritée, Susan préféra aller s'asseoir et attendre le départ des
jeunes mariés afin de pouvoir s'éclipser à son tour.
— Me voici ! Comme convenu, je viens vous chercher. Vous
n'étiez d'ailleurs pas difficile à trouver, assise ainsi, à vous
morfondre...
C'était Khalim. Il se tenait devant elle, un sourire moqueur aux lèvres.
Offusquée, les joues en feu, elle ne trouva aucune repartie à lui asséner.
—Ne rougissez pas et allons plutôt danser.
—Est-ce là une invitation ou un ordre que je ne puis re
fuser ?
— C'est un ordre royal, Susan ! Cela ne se discute pas.
Elle s'apprêtait à protester, mais il était déjà trop tard. Le
prince l'avait prise par la main et entraînée sur la piste de danse. Leurs corps
s'accordèrent aussitôt, comme s'ils avaient passé leur vie à s'entraîner en vue de
cet instant magique. Khalim la serra contre lui d'un geste sûr et possessif et, au
contact de son corps ferme, elle ferma les yeux, croyant défaillir d'un instant à
l'autre. Profondément troublée par son odeur discrète de bois de santal, elle
ressentit un désir soudain, un désir d'une force
inquiétante. Elle avait terriblement envie qu'il l'embrasse ici, tout de suite. Et
tant pis pour ceux qui les entouraient !
Non ! Il fallait qu'elle se reprenne ! Qu'elle se dégrise, sinon...
—J'ai entendu parler de votre réputation en matière de
femmes, lança-t-elle, un peu agressive.
—Ma réputation ? demanda-t-il, irrité par ce qui ressemblait
fort à une critique. Est-il interdit d'apprécier les maints plaisirs
que peut offrir le sexe opposé ?
—A vous entendre, on croirait que vous considérez les
femmes comme des jouets.
ÏÏ sourit.
—Voilà une analogie intéressante ! Maintenant que vous savez
quelque chose à mon sujet, parlez-moi de vous, Susan. Je sais
seulement votre nom et que vous êtes très belle, c'est tout.
—Je ne comprends pas que des femmes puissent se laisser
séduire par ces boniments sans la moindre originalité ! Bon,
que voulez-vous savoir ?
Quelle chipie ! songea Khalim. Enfin, tout comme les autres, elle finirait par se
laisser séduire. Cela prendrait juste un peu plus de temps... et de diplomatie.
Comment réagirait-elle s'il lui avouait simplement qu'il ne souhaitait connaître
que le goût de ses lèvres et celui de son corps nu, alangui sur les draps de soie
de son immense lit !
— Dites-moi ce que vous faites dans la vie, murmura-t-il,
résigné, tout près de son oreille.
— Sur le plan professionnel ?
fl acquiesça, pensant qu'une femme comme elle ne devrait pas avoir besoin de
travailler. Elle pourrait aisément être la maîtresse d'un homme très riche. Sa
maîtresse, pourquoi pas ?
—Laissez-moi deviner ! Vous êtes mannequin ?
—Je ne suis ni assez grande ni assez mince, répondit-elle,
furieuse de se sentir flattée.
Irrésistiblement, les yeux de Khalim se posèrent sur les courbes sensuelles de
sa poitrine et de ses hanches.
— Vous êtes parfaite, murmura-t-il d'une voix rauque.
Elle frissonna. Jamais elle ne s'était sentie aussi divinement
bien dans les bras d'un homme. Il dut le sentir, car il la serra encore plus fort
contre lui/Elle se raidit d'abord, puis s'abandonna, trop heureuse de se laisser
entraîner au rythme lent et voluptueux du slow qui éveillait en elle une langueur
sensuelle et grisante.
—Alors ? Donnez-vous déjà votre langue au chat, Khalim ?
Vous n'êtes pas très doué pour les devinettes.
—Peut-être, mais il y a des choses pour lesquelles je suis
extrêmement doué, Susan.
Il profita de cet instant pour glisser une jambe entre celles de la jeune femme, se
perdant aussitôt dans un rêve erotique dans lequel il lui faisait passionnément
l'amour.
Susan crut que son cœur allait exploser et un désir fulgurant s'empara de son
corps. Il fallait que cela cesse !
— Je suis chasseur de têtes, parvint-elle à articuler, malgré
son état alarmant.
A ces mots d'une consonance brutale et sauvage, le rêve de Khalim s'effondra.
—Brrr... Chasseur de têtes ! Tiens, tiens... Etes-vous
efficace ?
—Oui, très efficace.
—Alors vous devez être une femme très intuitive, mur
mura-t-il dans son cou tandis que ses mains s'enhardissaient
dangereusement en direction de sa poitrine.
Susan retint son souffle. Quelle folie ! Elle avait envie que les convives
disparaissent tous, que Khalim lui fasse l'amour, là, tout de suite...
— Je... je crois que j'ai assez dansé, balbutia-t-elle, paniquée
par la force de son désir.
Il la prit au mot et la lâcha. Aussitôt, elle fut désorientée, perdue sans le contact
de ce corps qui lui manquait déjà. Puis elle se rendit compte que la piste de danse
était déserte et que tout le monde les observait.
—Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle en rougissant. Regardez,
Khalim !
—On dirait que nous avons offert à nos amis un spectacle
imprévu au programme, dit-il avec un sourire amusé.
—Un spectacle très erotique, précisa Guy qui venait de
s'approcher d'eux.
Susan rougit de plus belle, embarrassée. Ils s'étaient comportés comme des
adolescents irresponsables !
—Nous n'avons fait que danser ! s'insurgea Khalim en
haussant les épaules.
—Si tu crois qu'on peut appeler ça ainsi ! plaisanta Guy. Mais
peu importe. Sabrina et moi allons nous éclipser maintenant et je
voulais encore te remercier pour le voyage de noces, Khalim.
—Tout le plaisir est pour moi.
—Sabrina m'a confié que la destination était classée secret-
défense, dit Susan.
Les deux hommes échangèrent un regard.
—C'est toujours un secret strictement gardé entre le marié
et son témoin. Mais je vous le révélerai plus tard, ma douce
Susan, promit Khalim en se tournant vers elle.
—Plus tard ?
—Bien sûr, nous irons prendre un verre, n'est-ce pas ?
A son regard, il comprit aussitôt qu'elle était déterminée à n'aller nulle part avec
lui, quoi qu'il puisse lui proposer.
—Je croyais que vous ne buviez pas. Ce serait une perte
de temps ! D'ailleurs, je suis morte de fatigue. Une autre fois,
peut-être ?
—Je n'ai pas l'habitude de renouveler mes invitations !
répliqua-t-il vertement.
— Dommage !
Elle ressentit un profond regret. Quelle gourde ! Elle venait de laisser passer sa
chance... Mais une partie d'elle-même se réjouissait, cependant. Cet homme
était trop dangereux. Elle était certaine de succomber à son charme magnétique
et, par la suite, d'y laisser des plumes. C'était mieux ainsi !
Les yeux noirs de Khalim s'attardèrent sur les lèvres sensuelles de Susan, sur
sa peau laiteuse, sur sa silhouette aux contours exquis.
— Quel dommage, en effet ! acquiesça-t-il en inclinant la
tête.
Puis il se retourna et traversa la salle de bal. Le cœur battant, la bouche sèche,
elle le regarda s'éloigner.
il était temps qu'elle s'en aille !
2.
En un clin d'œil, Susan avait quitté le Granchester Hôtel et hélé un taxi.
De ce trajet, elle ne garda aucun souvenir et ce n'est que lorsque le vieux
chauffeur grec la déposa devant son appartement à Notting Hill qu'elle
commença à reprendre ses esprits. Le visage fier et sensuel du prince Khalim
éclipsait tout le reste— même le mariage de sa meilleure amie.
Comme un automate, elle ouvrit la porte d'entrée et posa son sac à main sur la
console, soulagée d'être enfin arrivée chez elle. Et en sécurité.
Elle adorait son appartement situé au premier étage d'un bel immeuble victorien
au charme désuet. Vaste et haut de plafond, ce trois pièces situé au centre de
Londres avait constitué pour elle un achat ambitieux. Afin de faire face aux
travaux colossaux et au poids des remboursements de son emprunt, elle avait dû
se résoudre à prendre une locataire, Lara.
Lara était une actrice au parcours chaotique qui était devenue, par la force des
choses, une amie très proche. L'appartement qu'elles partageaient avait
rapidement pris l'aspect d'un logement bien féminin, avec des parties
communes décorées de couleurs vives et un fouillis indescriptible dans la
chambre de Lara. De longues écharpes et des étoles en tout genre étaient
accrochées au portemanteau de l'entrée, tandis qu'un bouquet
de fleurs acheté au marché la veille égayait le séjour. La salle de bains était si
bien équipée en flacons de lotions et en pots de crèmes diverses qu'on aurait pu se
croire au rayon cosmétiques d'un grand magasin.
Susan avait bien tenté d'inculquer quelques notions de rangement à sa jeune
amie, mais celle-ci restait récalcitrante à toute idée d'organisation, quelle qu'elle
fût. Elle avait donc fini par abandonner, se résignant à mettre cette résistance sur
le compte d'un aspect bohème inhérent à la plupart des artistes.
—Il y a quelqu'un ? héla-t-elle en retirant son manteau.
—Je suis dans la cuisine ! marmonna Lara, la bouche
pleine.
Elle trouva celle-ci en train de se verser une tasse de café tout en dévorant un
biscuit au chocolat.
Encore ce supposé régime ! Enfin, si ça lui faisait plaisir...
—Veux-tu un peu de café ? demanda Lara en s'étouffant à
moitié avec le biscuit.
—Non, je te remercie. Je crois que j'ai plutôt besoin d'un
peu d'alcool.
—Quoi ? Mais tu reviens à peine d'un mariage ! s'offusqua
son amie, lu ne vas pas me faire croire qu'il n'y avait rien à
boire !
—Nous n'avons manqué de rien, si cela peut te rassurer, mais
je n'ai pratiquement rien bu, répondit-elle d'un air maussade.
Et dire qu'elle avait évité de prendre la moindre liqueur afin de garder tous ses
esprits. Un sacrifice inutile si l'on songeait à la manière dont elle s'était
comportée sur la piste de danse !
Elle laissa échapper un long soupir et se servit un verre de vin blanc.
—Ça va ? s'enquit Lara, un peu perplexe.
—Euh, oui... pourquoi ça n'irait pas ?
—Tu m'as l'air... je ne sais pas... un peu tendue, peut-
être?
Tendue ? Elle buvait son vin sans aucun plaisir. Le miroir découpé en forme de
cochon lui renvoyait l'image de son visage. Elle était incroyablement pâle, comme
si elle avait rencontré un fantôme.
—Tu as raison, je dois être un peu tendue, finit-elle par
admettre.
—Et pourquoi ? Comment s'est déroulé ce mariage ? C'était
l'horreur ?
—Non, au contraire. C'était superbe ! Je n'avais jamais
assisté à une aussi belle cérémonie.
—Alors pourquoi cette tête d'enterrement ?
Susan s'installa à la table de la cuisine et posa son verre en laissant échapper
un soupir de découragement.
— C'est stupide, vraiment...
Elle leva les yeux vers Lara dont le regard semblait quémander plus de précisions.
— Est-ce que je t'ai déjà dit que Guy, le mari de Sabrina,
avait un prince pour meilleur ami ?
Lara écarquilla les yeux.
— Un prince ? Tu me fais marcher, c'est ça ?
Susan secoua la tête, réprimant un sourire. Cela semblait en effet peu plausible.
—Pas du tout, c'est la vérité ! Il est le prince d'un pays, ou
plus précisément d'une province du Moyen-Orient, qui s'appelle
le Maraban.
—Et par-dessus le marché, tu vas me dire qu'il est terrible
ment beau gosse et riche à millions !
—Eh oui ! C'est exactement cela ! Cet homme est tout
simplement parfait. Il est grand, beau...
—Arrête, tu en rajoutes !
—Non, non, je t'assure. Il est divin. J'ai dansé avec lui
et...
—Et quoi ?
-Et . . .
Inutile de dire à Lara qu'elle s'était un peu laissé emporter sur la piste de danse.
En se souvenant du plaisir ressenti dans les bras de cet homme, elle sourit d'un air
béat.
Son amie la considéra en silence, sidérée.
— Oh ! Susan... Ne me dis pas que... Que tu as...
Quand Susan comprit ce à quoi son amie faisait allusion,
elle éclata de rire puis reprit son sérieux.
— Non ! Bien sûr que non ! Tu ne me crois pas capable de
sauter dans le lit d'un homme que je viens de rencontrer au ma
riage de ma meilleure amie, tout de même ! s'indigna-t-elle.
Mais sa conscience lui rappela discrètement qu'elle y avait cependant songé très
fort, même si elle n'était pas allée jusqu'au bout de ses fantasmes.
Cachant mal son impatience, Lara attendait la suite du récit.
—Alors, que s'est-il passé ensuite ?
—Il m'a proposé d'aller prendre un verre une fois que les
jeunes mariés seraient partis.
—Qu'y a-t-il de mal à cela ? J'espère que tu as accepté !
—Eh bien, j'ai dit non !
Elle n'en revenait toujours pas d'avoir eu assez de volonté pour lui opposer un
refus.
Exaspérée, Lara laissa échapper un long soupir.
—Je ne comprends pas ! Il est beau, de sang royal et tu
l'envoies promener ? Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête,
bonté divine ?
—Je n'en sais rien, admit-elle. Il est tellement irrésisti
ble...
—En ce qui concerne les hommes, c'est plutôt un avantage,
non?
—Mais ce n'est pas le genre de type à s'engager, cela se voit
comme le nez au milieu de la figure.
—A s'engager ? répéta Lara, incrédule. Je n'en crois pas
mes oreilles ! Ta viens de danser pour la première fois avec cet
homme et tu parles déjà d'engagement ? Quand je pense que
ces paroles sortent de la bouche d'une fille qui jure à qui veut
l'entendre qu'elle ne se mariera jamais ! J'aurai tout vu !
—Je n'envisage pas de me poser avant trente-cinq ans, pré
cisa-t-elle. D'ici là, j'aurai atteint un certain nombre d'objectifs
et je serai prête à me marier. Dans la mesure où les gens vivent
de plus en plus vieux, il me semble assez raisonnable d'éviter
le mariage le plus longtemps possible, non ?
—Très romantique ! fit remarquer Lara avec sarcasme.
—Je suis réaliste, c'est tout !
—Alors pourquoi parler d'engagement ou plus exactement
d'absence d'engagement ?
Pensive, Susan prit une longue gorgée de vin. Elle-même n'en savait rien. Peut-être
était-ce simplement parce qu'elle n'avait pas envie d'être une conquête de plus sur le
tableau de chasse de ce prince charmant !
Pouvait-elle avouer à Lara qu'elle avait trouvé Khalim tout simplement sublime ?
Qu'elle se sentait attirée par lui comme par un aimant tout en étant persuadée que cet
homme lui briserait le cœur un jour ? Pourquoi avait-elle cette terrible intuition ?
Elle avait seulement été amoureuse deux fois jusque-là. D'abord, pour une
amourette à l'université qui avait occupé en pointillés sa deuxième année d'études ;
ensuite, au cours d'une aventure de neuf mois inoubliables avec un chef de publicité
au début de son premier emploi en tant que chasseur de têtes. Leur histoire s'était
terminée le jour où elle s'était aperçue que l'homme de sa vie était loin d'être un
fervent adepte de la monogamie...
Elle n'aurait su dire si c'était son cœur ou son amour-propre qui avait été le plus
gravement blessé par cette découverte.
Toujours est-il que, depuis lors, elle ne faisait plus confiance aux hommes. Elle
les fréquentait, les quittait...
—As-tu envie d'aller voir un film ? proposa Lara en jetant
un coup d'œil à l'horloge. On a juste le temps...
—Non, merci, répondit-elle en bâillant. Je crois que je vais
prendre un bain.
Aller au cinéma dans son état serait ridicule car le visage énigmatique du
prince continuait à s'afficher sur l'écran de sa mémoire.
Conscient d'être observé de près par son émissaire, Khalim arpentait
nerveusement son appartement, tel un félin dans sa cage. Dehors, les lumières
de la ville scintillaient comme une fabuleuse galaxie, mais le prince restait
indifférent à ce magnifique spectacle.
Chaque fois qu'il se rendait à Londres pour affaires, il se débrouillait pour que
son voyage coïncide avec la saison la plus difficile à supporter au Maraban.
Exigeant, il descendait toujours au Granchester Hôtel où une superbe suite lui
était réservée à l'année. Bien qu'inoccupée dix mois sur douze, il l'avait fait
décorer à son goût : meubles dessinés par lui et réalisés de bois clair, tableaux
abstraits... rien de commun avec sa demeure au Maraban. Mais c'était ainsi
qu'il aimait mener sa vie : en équilibre permanent entre l'Orient et l'Occident,
chaque culture venant tour à tour nourrir une partie de sa personnalité partagée
entre les contrastes de ces deux civilisations.
Une fois de plus, il laissa errer son regard sur la nuit londonienne, puis finit
par se tourner vers son émissaire, Philip Caprice, en haussant les épaules d'un
air frustré. Il avait été ensorcelé par des yeux si bleus, des cheveux si blonds
qu'il ne pouvait en chasser l'image de son esprit. Il avait désiré que
Susan vienne avec lui, qu'elle le rejoigne dans son lit afin de pouvoir lui faire
l'amour indéfiniment.
Il laissa échapper un long soupir et Philip le considéra avec inquiétude.
—Y a-t-il quelque chose qui ne va pas, prince ?
—Je n'en reviens pas ! répondit Khalim avec un petit rire
désabusé. J'ai dû perdre la main !
Philip sourit, mais ne pipa mot. Ce n'était pas son rôle de donner son opinion.
Il devait se contenter de servir de caisse de résonance au prince, à moins que ce
dernier ne lui ordonne spécifiquement une autre attitude.
Khalim jeta un regard nerveux vers son émissaire, tâchant d'oublier le visage
de la jeune femme. Mais le désir bouillait en lui, et il se sentait attiré par elle
comme par le chant maléfique des sirènes.
—lu ne dis rien, Philip !
—Désirez-vous mon avis ?
—Bien sûr, bon sang ! Crois-tu mon orgueil si démesuré qu'il
ne supporterait pas d'entendre la vérité venant de ta bouche ?
Philip leva un sourcil interrogateur.
— Ou plus précisément mon interprétation de la vérité,
prince ? Chaque homme ne voit-il pas midi à sa porte ?
Khalim sourit.
— Tu parles comme un vrai Marabanais ! Soit ! Selon toi,
pourquoi ai-je échoué avec cette femme-là ?
Philip regarda pensivement ses longs doigts et répondit d'un air grave :
—Tout au long de votre vie, le moindre de vos désirs a été
satisfait immédiatement, prince Khalim.
—Pas tous ! protesta ce dernier avec impatience. J'ai dû endurer
les rigueurs de l'internat en Angleterre, tu t'en souviens ?
— Certes, mais depuis que vous avez atteint l'âge adulte, peu
de choses vous ont été refusées... Surtout en ce qui concerne
les femmes, ajouta-t-il après une pause.
Khalim laissa échapper un long soupir. Etait-il simplement frustré parce que
quelque chose lui échappait pour la première fois ? Les femmes les plus belles
s'étaient offertes à lui et il commençait à se sentir blasé.
—Il n'y a qu'une seule autre femme qui m'ait repoussé, fit-il
remarquer en souriant.
—Sabrina ?
Khalim acquiesça, se rappelant la facilité avec laquelle il avait accepté ce
refus.
— En effet. Mais là, c'était compréhensible. Sabrina était
amoureuse de Guy et Guy est un excellent ami que je respecte.
Mais cette femme... cette femme...
Pourtant, avec Susan, l'attirance avait été réciproque, c'était évident. Quand il
l'avait prise dans ses bras, il avait eu la certitude de pouvoir lui faire l'amour le
soir même. Cette déception inhabituelle n'en avait qu'un goût plus amer.
—Comment s'appelle-t-elle ? demanda Philip.
—Susan Thomas.
—Elle est peut-être amoureuse de quelqu'un d'autre ?
suggéra Philip.
—Non. Il n'y a pas d'homme dans sa vie.
— Elle vous l'a dit ?
Khalim acquiesça.
— Peut-être ne vous a-t-elle pas trouvé... à son goût ? se
risqua Philip.
Le prince lui décocha un sourire arrogant.
— Oh que si ! répondit-il en posant la main sur sa poitrine où
son cœur battait fort. Elle m'a tout à fait trouvé à son goût !
Il se souvenait parfaitement bien de la manière dont elle avait répondu à son
étreinte. La réaction de la jeune femme
n'avait pas été fortuite, mais le fruit d'un appétit nourri par la plus exquise des
tortures : l'abstinence.
Tout comme pour lui, d'ailleurs. Depuis combien de temps une femme avait-
elle éveillé un tel désir en lui ? Depuis que la maladie de son père avait déposé
sur ses épaules le lourd fardeau du gouvernement par intérim de son pays, il
n'avait guère eu de temps à accorder à la poursuite des plaisirs personnels. Et
puis, aucune femme ne l'avait jamais troublé à ce point. Il avait même
l'impression que le parfum de Susan embaumait la soie de son vêtement.
Un véritable supplice !
— Je vais prendre un bain, grommela-t-il d'un air agacé.
Il se fit couler un bain parfumé à la bergamote et, une fois seul, se laissa
glisser hors de ses vêtements, parfaitement à l'aise dans sa nudité. Son corps
était une véritable sculpture, et le dessin de ses muscles témoignait d'un exercice
physique régulier, non en salle de sport, ce qui eût été une occupation par trop
narcissique pour un homme comme lui, mais grâce à la pratique intensive de
l'équitation, son sport favori.
Les yeux fermés, il laissa lentement la tension abandonner ses membres. Pas
tous, cependant. Le souvenir de Susan Thomas continuait à l'obséder et il ne put
dissiper son désir physique qu'en faisant un grand effort de volonté.
Devait-il la courtiser ? L'assiéger avec des fleurs ? Ou peut-être avec des bijoux
?
il se frotta pensivement le menton. Il n'y avait pas une femme au monde capable
de résister au leurre scintillant des pierres précieuses !
Lorsqu'il sortit du bain, il était plus détendu et affichait un sourire de
satisfaction.
Comme il n'avait pas faim, il préféra se passer de dîner pour consacrer sa soirée
au travail. De nombreux dossiers importants rapportés du Maraban requéraient
son attention.
Il enfila un peignoir de soie bordeaux et se rendit dans le bureau où Philip
pianotait encore sur l'ordinateur. L'émissaire leva les yeux quand il entra.
—Prince ?
—Laisse tomber ça ! déclara Khalim en souriant avec un
air malicieux. J'ai une autre mission pour toi.
—Et de quoi s'agit-il ?
—J'aimerais que tu me trouves l'adresse de Susan Thomas,
aussi bien chez elle qu'à son lieu de travail.
3.
Même après avoir pris un bain d'une heure et une grande tasse de camomille,
Susan dormit très peu cette nuit-là. Elle avait pourtant eu une semaine
particulièrement chargée au bureau et elle était sortie tard plusieurs soirs de suite
avec Sabrina.
Un cruel sentiment de regret l'avait empêchée de trouver k sommeil et elle
avait passé la majeure partie de la nuit à se retourner dans son lit, tant les yeux
noirs, le sourire sensuel et le corps parfait de Khalim continuaient à torturer son
esprit.
Elle se leva donc tard et commençait à s'habiller quand elle entendit Lara
l'appeler d'une voix excitée.
—Susan ! Vite !
—J'arrive dans une minute !
Elle enfila un vieux Jean et un T-shirt bleu ciel avant d'entrer d'un pas
ensommeillé dans le séjour. Là, elle aperçut Lara, les bras encombrés d'un
gigantesque bouquet de rosés jaunes et d'iris bleus dont le parfum envoûtant
frappa aussitôt ses sens.
—Mazette ! s'écria Susan avec admiration. Veinarde ! Qui
est cet admirateur secret ?
—Que tu peux être cruche ! Ce bouquet n'est pas pour moi,
mais pour toi ! Regarde, il y a un mot.
Les doigts tremblants, elle saisit la missive avec un curieux sentiment fataliste
et considéra pensivement son nom sur l'enveloppe.
—Tu ne vas pas l'ouvrir ? demanda Lara avec impatience.
Tu n'as pas envie de savoir qui t'envoie ces fleurs ?
—Je le sais déjà. C'est Khalim.
—Tu ne peux pas en être certaine sans vérifier, protesta
Lara.
—Oh que si ! J'ai eu quelques Jules adorables, mais aucun
d'entre eux n'aurait dépensé autant d'argent pour des fleurs !
Mais la curiosité eut raison d'elle et elle s'empressa de déchirer l'enveloppe. Ses
espoirs et ses craintes furent confirmés.
Le message était d'une sobriété à la fois merveilleuse et arrogante :
« L'or de vos cheveux
L'azur de vos yeux.
Je passe vous prendre à midi.
Khalim »
—Mon Dieu ! C'est tellement, tellement romantique ï s'écria
Lara qui avait lu par-dessus l'épaule de Susan.
—Tu trouves ?
—Je serais au septième ciel si un homme m'envoyait un
tel bouquet ! Et ce message... un vrai bijou ! Tu as intérêt à te
dépêcher pour être prête à temps !
—Quelle effronterie ! explosa-t-elle. Comment ose-t-il
s'imaginer pouvoir simplement m'imposer une heure et croire
que je vais l'attendre comme un gentil petit agneau qu'on amène
à la boucherie ?
—Mais tu n'avais pas d'autre projet pour aujourd'hui, n'est-
ce pas ? demanda Lara, confuse.
—Là n'est pas la question !
—Alors quel est le problème ?
—C'est que je ne veux pas sortir avec lui !
—Vraiment ? Honnêtement ?
—En fait, je ne sais pas ce que je veux... je dois admettre
que je suis assez tentée, mais quelque chose en moi me conseille
de me méfier.
—Alors qu'as-tu l'intention de faire quand il passera ? De
lui dire tout cela en face ou de faire semblant d'être sortie ?
Si tu préfères, je peux y aller à ta place, suggéra Lara avec un
clin d'œil complice.
Susan fut surprise de sentir une pointe de jalousie la titiller.
—Je suis réaliste, mais pas lâche ! répondit-elle en se redres
sant avec dignité. Si je refuse son invitation, il va simplement
faire monter les enchères et je ne suis pas prête à me laisser
bombarder de bijoux ou d'autres babioles extravagantes. Cet
homme est un chasseur-né : il n'a pas l'habitude qu'une proie
loi échappe... C'est sans doute la première fois qu'il se voit
rejeter de la sorte.
—Donc ?
De petits frissons d'excitation parcoururent son dos tandis qu'une décision
prenait forme dans son esprit.
—Je vais lui expliquer que je ne suis pas son genre de
femme.
—Et c'est quoi, ce genre de femme ?
—Une femme qui accepte de sortir avec lui jusqu'à ce qu'il
se lasse d'elle et passe à la suivante.
—J'ai l'impression que tu ne l'apprécies pas beaucoup, hasarda
Lara, un peu décontenancée par les paroles de son amie.
C'était bien là le problème ! Comment apprécier quelqu'un que l'on ne connaît
pas mais qui vous attire irrémédiablement par son magnétisme sensuel, presque
animal ?
Pour mieux juger, il faut mieux connaître. La solution se trouvait sans doute
là.
—Je vais y aller ! décida-t-elle avec fermeté. Il faut vite
que je me change, ajouta-t-elle en jetant un coup d'œil à son
vieux jean délavé.
—Que veux-tu que je fasse avec les fleurs ?
—Garde-les pour toi, Lara. Cadeau !
Puis elle retourna dans sa chambre pour se préparer.
Heureusement, sa garde-robe pouvait s'adapter à toutes les circonstances. Sa
profession lui avait donné l'habitude de rencontrer au pied levé des
interlocuteurs de très haut niveau. Mais sortir avec un prince était pour elle une
expérience pour le moins inhabituelle !
Cependant, une simple sortie à déjeuner ne demandait pas trop d'efforts
vestimentaires ; elle choisit donc une tenue sobre et discrète en lin couleur paille
qui lui donnait une allure très élégante. Elle tira ses cheveux en arrière et était en
train de poser quelques touches discrètes de maquillage quand elle entendit la
sonnerie de la porte. Prenant une longue inspiration pour se donner du courage et
calmer les battements frénétiques de son cœur, elle se dirigea vers l'entrée pour
répondre.
Quand elle ouvrit la porte et constata que ce n'était pas Khalim, mais un
homme longiligne vêtu d'un costume clair, elle ne put réprimer un mouvement
de surprise.
— Mademoiselle Thomas ? demanda celui-ci avec une lueur
d'amusement dans ses magnifiques yeux verts.
Il était plutôt bel homme et, en d'autres circonstances, elle l'aurait carrément
trouvé attirant.
—Oui, c'est moi, répondit-elle un peu sèchement.
—Le prince Khalim vous attend en-bas, dans sa limousine,
dit-il calmement. Etes-vous prête ?
Susan fronça les sourcils.
—Et vous ? Qui êtes-vous ?
—Je m'appelle Philip Caprice. Je suis son émissaire.
— Vraiment ? demanda-t-elle en redressant les épaules. Et
le prince Khalim ne pense pas qu'il serait plus courtois de venir
me chercher lui-même ?
Philip Caprice réprima un sourire.
—Non, c'est le protocole qui veut cela.
—En ce qui me concerne, je ne trouve pas cela normal du
tout ! S'il ne peut même pas se donner la peine de sortir de la
voiture, veuillez l'informer que je ne peux pas me donner la
peine de descendre l'escalier !
Philip Caprice fronça les sourcils.
—Ecoutez...
—Je regrette, monsieur. Je sais que vous ne faites que votre
travail, mais l'invitation de votre... patron laisse plutôt à dési
rer. Il eût été plus poli qu'il me téléphone pour convenir d'une
heure plutôt que de me l'imposer ! Soit il monte ici, soit je ne
bouge pas d'un pouce !
Devant tant de détermination, l'émissaire fit un signe d'acquiescement.
—Entendu. Je vais le lui dire. Peut-être auriez-vous l'obli
geance de laisser votre porte ouverte ?
—Appuyer sur un bouton de sonnette serait-il indigne de
son rang ?
Néanmoins, elle ne referma pas la porte.
Elle resta quelques instants pour regarder Philip descendre, puis rejoignit Lara
dans l'appartement. Son amie n'avait pas perdu une miette de la conversation et
affichait un visage horrifié.
—C'est malin, Susan ! Je parie que tu as tout fichu en l'air
et que le prince est déjà parti.
—Tant mieux ! répondit-elle froidement.
—C'est vrai ? demanda une voix grave et caressante der
rière elle.
Susan se retourna et se trouva nez à nez avec Khalim. Elle aurait été incapable
de déchiffrer son regard. Il aurait aussi bien pu être amusé qu'outragé.
— Euh... oui ! C'est vrai, répondit-elle, le souffle court.
Son cœur se mit à battre à un rythme frénétique. Le prince
affichait toujours le même sourire prédateur, mais ne portait plus sa tenue
exotique.
Au lieu de cela, sa silhouette était superbement mise en valeur dans un costume
gris anthracite coupé sur mesure avec un col Mao qui soulignait les traits typés
de son visage. Il avait des épaules carrées, des hanches étroites d'athlète et des
jambes interminables. Irrésistible !
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais en fut incapable.
— Voulez-vous que je m'en aille ? suggéra-t-il doucement.
Le voulait-elle ?
—Ce serait sans doute mieux ainsi, répondit-elle en toute
honnêteté.
—Mais vous vous êtes habillée pour le déjeuner, protesta-t-il
en approuvant du regard son ensemble de lin pâle.
—Oui, en effet.
—Alors pourquoi gâcher tous ces efforts ?
—Quels efforts ? Cela ne m'a pris que quelques minutes.
Mais je suis habituée à ce que les hommes aient la courtoisie
de venir chercher leur invitée eux-mêmes au lieu d'envoyer leur
serviteur pour le faire à leur place.
—Philip n'est pas mon serviteur, rétorqua-t-il froidement.
Il est mon émissaire.
—Ne jouons pas sur les mots ! Pourquoi ne vous êtes-vous
pas déplacé vous-même ?
Khalim soupira.
— Mais je suis finalement venu vous chercher, se justifia-t-il
avec une humilité qui le surprit lui-même.
Il sentait bien que Susan Thomas ne prenait pas la situation à la légère et que
s'il la poussait à bout, elle refuserait de venir. Il se tourna vers Lara.
— Permettez-moi de me présenter. Je suis Khalim, dit-il
avec un petit signe de la tête.
Susan fut furieuse de voir son amie fondre comme un carré de chocolat en
plein soleil. Mais comment lui en vouloir... c'était la première fois qu'elles se
trouvaient toutes deux confrontées à la présence d'une telle personnalité dans
leur petit appartement !
— Lara Black, balbutia celle-ci. Je suis vraiment ravie de
faire votre connaissance, prince Khalim.
Susan craignit un instant que son amie ne se mette à faire des courbettes et
haussa les épaules d'impatience.
— Y allons-nous ? demanda doucement Khalim en se
tournant vers elle.
Impossible maintenant de faire marche arrière. D'ailleurs, en avait-elle envie ?
Elle déjeunerait avec cet homme superbe et lui ferait comprendre qu'elle était son
égale, qu'elle ne tomberait pas en pâmoison devant ses charmes.
Juste un déjeuner et ce serait tout.
— Très bien, répondit-elle.
Khalim avait envie de pousser un cri de victoire, mais eut le bon goût de se
retenir.
Il se contenta d'un sourire engageant.
— Alors allons-y, Susan.
Le palier était très étroit et elle ressentit immédiatement cette promiscuité
comme un danger. Le courant qui les attirait l'un vers l'autre était presque
palpable et la moindre fibre de son corps était comme électrisée.
Les yeux de Khalim brillaient. Ainsi, il avait vu juste. La jeune femme le
désirait autant que lui la désirait. Son port de tête rigide trahissait sa volonté
de ne pas trahir l'attirance
qu'elle ressentait pour lui. En homme expérimenté, il lisait en elle comme dans
un livre.
— Bon, où aimeriez-vous aller ? demanda-t-il, un peu sur
ses gardes.
Comment allait-elle encore réagir ? Il ne voulait plus faire de faux pas...
— Vous n'avez donc réservé nulle part ? s'étonna-t-elle.
Elle avait imaginé qu'il aurait retenu la meilleure table dans
un restaurant luxueux. Un dimanche midi, il était risqué de s'aventurer ainsi
sans réservation.
—Non.
—Voilà qui va quelque peu limiter notre choix.
—Je ne pense pas. Je n'ai jamais besoin de réserver, expliqua-
t-il en se sentant presque honteux de profiter d'un tel luxe.
—Je suppose que c'est l'un des nombreux avantages à être
un prince, répondit-elle avec un sourire malicieux.
Pour la première fois, elle eut un petit aperçu de ce qu'impliquait de sortir
avec un homme de son rang.
— C'est exact, admit-il en répondant à son sourire. Où
aimeriez-vous déjeuner ?
Susan n'était pas chasseur de têtes pour rien et, pour être efficace dans
l'univers compétitif de sa profession, elle devait avoir une bonne connaissance de
la nature humaine. Elle estima donc que le luxe était une seconde nature pour
Khalim et devait l'écraser d'ennui.
— Il y a un petit bistro italien dans le quartier. Il s'appelle
Pronto et est situé sur Sutton Street. Une table simple mais
bonne. On ne devrait pas rencontrer trop de difficultés pour y
trouver des places.
Khalim fut agréablement surpris, s'étant attendu qu'elle se précipite vers un
lieu plus branché qu'un troquet de quartier.
— Tentons notre chance, murmura-t-il.
En descendant l'escalier, Khalim fut hypnotisé par le port élégant de la jeune
femme et par son chignon où étaient tressés ses magnifiques cheveux blonds qui
l'avaient d'emblée fasciné.
A l'extérieur, une voiture aux dimensions impressionnantes les attendait. Un
chauffeur en livrée se précipita immédiatement pour leur ouvrir les portières.
— Emmenez-nous au Pronto ! ordonna Khalim. C'est sur
Sutton Street.
Et le chauffeur inclina respectueusement la tête.
Susan s'installa à l'arrière et remarqua que Philip s'était assis à côté du
chauffeur. Il y avait également un autre homme, un individu costaud en
costume noir. Probablement un garde du corps.
Le véhicule se déplaça en douceur dans les rues à la circulation dense et vint
s'arrêter devant un restaurant dont la vitrine était décorée d'une immense photo
du drapeau italien.
— Philip se joindra-t-il à nous ? s'enquit Susan.
Khalim réprima un sentiment proche de la jalousie. Ainsi, elle
voulait que son bel émissaire les accompagne.., Le trouvait-elle attirant ou
voulait-elle simplement un chaperon ?
— Non ! répondit-il sèchement.
Un peu surprise par le ton de sa voix, elle dut cependant reconnaître qu'elle
était soulagée de déjeuner avec lui en tête à tête.
— Comme vous voudrez.
L'intérieur du restaurant avait un aspect un peu kitch et l'on pouvait
entendre des airs italiens provenant du fond de la salle.
La serveuse jeta un regard concupiscent sur Khalim.
—Avez-vous réservé ? demanda-t-elle.
—Non, répondit-il. Auriez-vous une table ?
— Cela devrait pouvoir s'arranger, dit-elle en lui lançant un
clin d'œil aguicheur.
Un peu nerveuse, Susan observa Khalim. n était évident que la serveuse ignorait
qu'elle s'adressait avec une telle familiarité à un membre de la famille royale du
Maraban. Comment réagirait-il ? Serait-il offensé ou se prendrait-il au jeu ?
Que lui importait, après tout ! Elle était là pour déjeuner avec lui et le reste
était secondaire.
— Merci, murmura-t-il.
Etrangement, Khalim était ravi de cette sortie inhabituelle, incognito, et ne se
formalisait pas de l'attitude on ne peut plus familière du personnel de ce petit
restaurant.
Quand ils furent installés à une petite table assez bien placée, il se pencha vers
elle.
—Dites-moi, ma chère Susan, était-ce une sorte de test ?
—Un test?
Il balaya la salle du regard avant de lui répondre.
— Pensiez-vous que je serais choqué d'être plongé dans un
environnement aussi... Spartiate ?
Elle le dévisagea un instant, un sourire moqueur sur les lèvres.
— Oh, mon cher ! répondit-elle enfin. Je sais que vous êtes
un prince, Khalim, mais dois-je aussi vous considérer comme
un snob ?
Jamais il n'avait entendu propos plus irrespectueux et il ne les aurait tolérés de
personne ! Mais venant de Susan et vu le sourire moqueur qui s'était dessiné sur
ses ravissantes lèvres, il s'en amusa et fut même étonné de les trouver assez
appropriés.
— Vous n'avez toujours pas répondu à ma question. Etait-ce
une espèce de test, oui ou non ?
Pourquoi ne pas se montrer honnête ? Un homme tel que lui ne passait-il pas
sa vie à entendre ce qu'il désirait entendre plutôt que la vérité pure et dure ?
— Je me suis dit que vous deviez en avoir assez des restaurants
de luxe, fit-elle remarquer. Le raffinement doit finir par lasser
quand il est systématique. Alors j'ai préféré vous emmener dans le genre d'endroit
que vous n'auriez certainement pas choisi.
— Très perspicace, Susan.
Le compliment lui alla droit au cœur, et elle en fut bien plus touchée qu'elle ne
l'aurait voulu.
— Et si nous passions notre commande ? demanda-t-elle en
plongeant son nez dans le menu.
Khalim plissa les yeux. Jamais une femme ne l'avait traité avec autant de
désinvolture ! Ne savait-elle pas qu'elle devait toujours parler après lui ? Il sentit
son corps se crisper. Etonnant comme tant d'insubordination pouvait attiser son
désir !
Ils parcoururent le menu sans trop de conviction et commandèrent des pâtes à
la carbonara.
— Prendrez-vous du vin ? demanda Khalim. Ou préférez-
vous du Champagne ?
—Mais vous buvez rarement de l'alcool, fit-elle valoir.
Elle adressa un sourire à la serveuse.
—Une bouteille d'eau gazeuse, s'il vous plaît.
—Ou peut-être un cocktail de fruits ? suggéra l'employée.
Susan ouvrit la bouche pour répondre, mais Khalim lui jeta
un regard par-dessus la table qui lui cloua le bec.
— Ce sera parfait ! répondit-il d'un ton autoritaire.
Déjà, il imaginait pouvoir bientôt mater cette blonde re
belle... dans un lit.
Quand la serveuse les laissa, Susan se sentit mal à l'aise sous son regard
scrutateur.
—Est-il vraiment nécessaire que vous me regardiez
ainsi ?
—Que je vous regarde comment ?
Comme s'il avait envie de lentement lui retirer sa robe, de passer ses mains et ses lèvres sur chaque centimètre carré de son corps... A cette image, elle frissonna
—Vous n'avez pas besoin que je vous fasse un dessin, il me
semble. C'est... insolent.
—Insolent d'admirer une femme ravissante ? Susan, voyons,
quel genre d'homme avez-vous connu qui ne veuille se régaler
du spectacle d'une beauté aussi exquise ?
—Des hommes bien élevés ! répondit-elle du tac au tac.
—Comme c'est dommage pour vous !
Puis, voyant la lueur belliqueuse dans son regard, il changea d'approche.
—Allons-nous passer tout ce déjeuner à nous disputer ?
demanda-t-il, conciliant.
—Bien sûr que non ! admit-elle. De quoi voudriez-vous
que nous parlions ?
—Etes-vous toujours aussi... aussi... agressive avec les
hommes ?
—Agressive ? Moi ? Vous avez peut-être cette impression
parce que vous êtes habitué que les femmes se mettent sur le
dos comme un chiot dès qu'elles vous voient.
—Je trouve votre analogie plutôt mal choisie, ma chère
Susan, déclara-t-il avec un sourire moqueur.
Elle rougit et il s'en rendit compte.
—Seriez-vous susceptible, Susan ?
—Non, du tout ! Je ne suis plus une gamine et je travaille
dans un milieu assez cruel. Si je n'étais pas capable de supporter
un peu de sarcasme, ce serait inquiétant. Je me suis peut-être
montrée un peu agressive, admit-elle, mais c'est par réaction.
J'imagine que la plupart des femmes vous donnent tous les
droits, tout simplement à cause de votre rang.
—Une fois de plus, vous êtes très perspicace. C'est rafraî
chissant d'avoir une interlocutrice qui...
—Qui a réponse à tout ?
—Si vous voulez, acquiesça-t-il.
La serveuse apporta leurs boissons qu'ils goûtèrent immédiatement.
— Alors, où en étions-nous ? demanda Susan en se penchant
vers lui.
Confronté à ses superbes yeux bleus, Khalim eut de la peine à retrouver le fil
de ses pensées.
—Je pense qu'il est temps de faire plus ample connaissance.
L'un de nous pose des questions et l'autre y répond.
—D'accord. Qui commence ?
Une des nombreuses prérogatives dues à son rang lui accordait ce privilège.
Mais il trouva un plaisir ludique à lui céder la place.
— C'est vous, Susan.
Elle se laissa aller contre le dossier de son siège et l'observa un instant.
— Parlez-moi du Maraban.
D'un air pensif, Khalim scruta longuement son visage. Elle n'aurait pu lui
poser question plus pertinente pour le toucher droit au cœur. Car pour lui, rien
n'avait plus d'importance au monde que son pays natal, le pays sur lequel il
devrait un jour régner.
— Ah, le Maraban..., commença-t-il d'une voix grave et
chaude. Si je vous disais que c'était le plus beau pays du monde,
le croiriez-vous, Susan ?
Quand il lui souriait ainsi, elle aurait pu croire n'importe quoi !
—Oui, répondit-elle doucement, émerveillée par la ferveur
de cet homme pour son pays.
—Eh bien, le Maraban est situé en plein milieu du Moyen-
Orient, commença-t-il doucement.
Et la suite des mots coula comme du miel. Fascinée, Susan écoutait. Ses paroles
décrivaient un monde merveilleux et lointain, où poussaient des figuiers et des
noyers
sauvages, où les pentes des montagnes étaient couvertes de forêts de genévriers et
de pistachiers, où les rives des fleuves étaient bordées de buissons épais. Il parla
de chacals et de sangliers, et des rares antilopes que l'on rencontrait dans les
fourrés. Un pays aux hivers rudes et aux étés étouffants, un pays riche en
contrastes, à la beauté rude et sauvage.
Tout comme l'homme assis en face d'elle, songea-t-elle quand il se tut. En
baissant les yeux vers la table, elle se rendit compte que leurs assiettes avaient
été apportées et qu'ils n'y avaient pas encore touché.
— Ce doit être un pays merveilleux, murmura-t-elle pour
répondre à son regard interrogateur.
C'était la première fois qu'il s'était ainsi livré à une femme qu'il connaissait à
peine et cela le rendait nerveux.
—Il faut que nous mangions au moins un peu, fit-il remarquer
en désignant leurs assiettes. Sinon le cuisinier va être vexé.
—Oui, vous avez raison.
Sans grande conviction, ils firent mine de s'intéresser à leur plat de pâtes.
—A votre tour de me parler de vous, Susan.
—L'Essex vous semblera un peu fade à côté du Maraban,
protesta-t-elle.
—Certainement pas. Racontez-moi !
Elle lui parla de son enfance dans un petit village, de la pêche aux têtards dans
des verres à confiture, des cabanes dans les arb_ _s, du hamac suspendu entre
deux pommiers au fond du jardin, de la petite maison de poupée de bois que son
père lui avait construite pour son huitième anniversaire.
—Une vie tout à fait ordinaire, conclut-elle.
—Ne dites pas cela ! protesta-t-il avec gravité. C'est le genre
de vie qui doit faire bien des envieux.
C'est alors qu'elle comprit qu'une vie simple serait toujours interdite à Khalim.
—Avez-vous des frères et sœurs ? demanda-t-il soudain,
visiblement avide de connaître sa réponse.
—Oui, un frère plus âgé, pas de sœur. Et vous ?
—Deux sœurs. Elles sont plus jeunes que moi, précisa-t-il
en souriant.
—Et un frère ?
—Non, pas de frère.
—C'est donc vous qui allez un jour monter sur le trône du
Maraban ? demanda-t-elle.
Le regard de Khalim s'était assombri et elle eut peur d'avoir commis un impair.
— Un jour que j'espère le plus lointain possible.
C'était un sujet qui le préoccupait énormément et dont les implications
étaient si nombreuses... La santé de son père déclinait et les médecins lui
avaient laissé entendre qu'il ne vivrait pas jusqu'à la fin de l'année. Il devrait
alors assurer la succession et on le pressait de trouver une épouse qui régnerait
avec lui, selon la tradition.
Khalim considéra pensivement la beauté blonde assise en face de lui et se
mordit la lèvre. Une fois marié, les petites aventures avec des femmes comme
Susan Thomas devraient prendre fin.
Susan remarqua que ses traits s'étaient durcis et sentit que l'atmosphère avait
changé, mais elle n'aurait su expliquer pourquoi.
Quand elle recula pour s'adosser à son siège, Khalim remarqua que le haut de sa
robe moulait délicieusement sa poitrine. Au Maraban, les femmes s'habillaient
avec beaucoup de pudeur, alors que les Occidentales avaient souvent tendances à
s'afficher avec des jupes courtes, des décolletés plongeants et portaient des jeans si
serrés qu'on les aurait cru taillés à même la peau. Mais Susan avait trouvé un
compromis parfait. Elle était vêtue de manière très décente tout en ayant un air
terriblement sexy.
Le désir qu'il ressentait pour cette femme devenait insupportable. Le plus tôt il
l'aurait dans son lit, le plus vite il pourrait l'oublier et concentrer son attention sur
des choses moins futiles que la simple satisfaction de ses sens.
— Si nous y allions ? suggéra-t-il.
A son regard, Susan comprit où Khalim voulait en venir. Le désir brutal qu'elle
pouvait lire dans ses yeux la fit délicieusement frissonner. Mais elle devait garder
la tête froide. Elle devait lui résister. A tout prix. Il était bien trop dangereux, trop
beau, trop attirant. Voulait-elle être une autre de ces femmes qui tombent dans
son lit, piégées par ce sourire irrésistible ?
Non!
Elle sourit.
— Bonne idée ! J'ai encore beaucoup de travail à la maison
et il est temps que je m'y mette.
Il ne répondit pas. L'attitude de cette femme avait le don d'attiser son appétit
tout en le rendant furieux. Elle allait bien voir... S'il en jugeait d'après certains
signes, dans quelques instants elle serait plus coopérative...
Il se leva et Philip Caprice apparut à la porte du restaurant presque
instantanément.
— Venez ! lança Khalim. Philip va s'occuper de la note.
Quand ils sortirent, le chauffeur ouvrait déjà la portière de
la voiture.
C'était incroyable ! songea Susan. Cet homme n'avait donc jamais à se
préoccuper des petites tâches quotidiennes auxquelles devait se soumettre le
commun des mortels ?
— Je suppose que vous avez quelqu'un qui s'occupe de tout pour
vous, n'est-ce pas Khalim ? demanda-t-elle ironiquement.
Mais elle regretta aussitôt ses paroles car il se tourna vers elle, une curieuse
lueur sensuelle dansant dans ses yeux noirs.
— Faux ! Jamais je n'ai exercé mon droit d'avoir quelqu'un
qui me donne mon bain, répondit-il doucement.
—Parce que ce droit existe ?
—Bien sûr ! Tous les princes du Maraban ont un maître
ou... une maîtresse des bains, répondit-il en souriant, satisfait
de l'effet de ses paroles sur la jeune femme.
Et maintenant, il était temps de lui donner le coup de grâce !
— Où désirez-vous aller ? poursuivit-il d'une voix caressante,
lourde de promesses sensuelles. Chez vous pour travailler ou à
ma suite du Granchester pour... prendre un café ?
Son hésitation délibérée ne laissa aucun doute à Susan sur l'option qu'il avait en
tête, et elle devait reconnaître qu'elle-même était assez tentée. Qui ne le serait pas ?
Rien qu'en l'observant, on pouvait être certain que Khalim connaissait tous les
secrets du plaisir...
Mais son amour-propre la ramena à la réalité. S'imaginait-il qu'une impérieuse
invitation à déjeuner suffirait pour qu'elle tombe dans son lit ? C'était un
bourreau des cœurs à coup sûi et elle n'avait nullement l'intention de se compter
parmi ses victimes !
— Je vais rentrer, annonça-t-elle finalement à son compagnor
incrédule. J'ai encore une montagne de travail qui m'attend.
4.
L'Interphone du bureau retentit, arrachant Susan à l'une de ses innombrables
rêveries, toutes habitées d'un grand homme en aboya qui la jetait sur un lit et...
—Allô ! répondit-elle d'une voix hésitante.
—Susan ? Kerry à l'appareil !
Kerry McColl était sa patronne. Que pouvait-elle lui vouloir à cette heure ?
—Oh, salut, Kerry !
—Ecoute, on vient de recevoir une demande assez intéres
sante et j'aimerais que tu viennes me voir un instant dans mon
bureau. Ça ne t'ennuie pas ?
—Non, bien sûr, j'arrive !
S'efforçant de faire preuve d'un enthousiasme qu'elle ne ressentait pas le
moins du monde, Susan abandonna le rapport qu'elle essayait vainement de
terminer et se dirigea vers le bureau de son chef.
Elle travaillait depuis deux ans chez « Headliners », une petite agence de
chasseurs de têtes classée parmi les meilleures de Londres. La société était
surtout connue dans les milieux de la communication pour son dynamisme et sa
souplesse... qualités primordiales quand il s'agit d'être en contact permanent
avec des personnes créatives au tempérament capricieux.
Les bureaux étaient installés à Maida Vale, dans une charmante petite maison
restaurée qui faisait beaucoup d'envieux dans la profession.
Susan entra directement dans le bureau dont la porte était ouverte.
— Tu désirais me voir ?
Kerry leva les yeux vers elle, remonta ses lunettes teintées sur le nez et lui
sourit.
—En effet. Comment ça va, Susan ?
—Bien.
C'était vrai, elle allait bien. Même si elle ne trouvait plus le sommeil et
ressassait durant ses nuits blanches les mêmes rêves peuplés du même homme !
Elle n'était ni malade ni blessée ni ruinée... donc tout allait pour le mieux dans
le meilleur des mondes !
Elle avait tenté de travailler comme un forçat toute la semaine, en soumettant son
appartement à un nettoyage approfondi en guise de lavage de cerveau ! Le
théâtre et le cinéma avaient absorbé la plupart de ses soirées, elle avait assisté au
vernissage d'une nouvelle exposition d'art contemporain et même rendu visite à
ses parents dans leur vieille ferme.
Et pourtant, elle avait le sentiment qu'il restait un énorme vide dans sa vie.
— Tu es sûre ? insista gentiment Kerry en fronçant les
sourcils. Je te trouve un peu pâlotte. On dirait que tu as perdu
du poids, non ?
Pendant un instant, Susan faillit tout lui raconter, mais se ravisa. Elle avait
toujours laissé ses problèmes personnels en dehors du bureau. D'ailleurs, elle
n'avait pas de problème !
—Encore une de mes tentatives de régime ! plaisanta-
t-elle.
—Tu n'en as pourtant pas besoin ! répondit Kerry en lui
désignant le siège qui lui faisait face. Assieds-toi, voyons.
— Merci.
Susan se demandait de quoi il pouvait bien s'agir et la curiosité commençait
à la titiller. Kerry semblait terriblement excitée au sujet de quelque chose... et
ce quelque chose devait être important — sa jeune patronne n'étant pas du genre
à se laisser facilement impressionner.
—Si je te disais que je viens de déjeuner avec un client...
— Je te répondrais que tu as de la chance parce que je viens
d'avaler un sandwich maigrichon en tête à tête avec l'écran de
mon ordinateur !
— Donc, j'ai déjeuné avec ce client... le client le plus in
croyable, le plus surprenant que tu puisses imaginer.
Kerry semblait encore toute remuée par cette expérience. - Ah bon ?
— Figure-toi que c'était un... prince !
Kerry semblait honorée rien que d'avoir prononcé ce mot. Elle se laissa aller
contre le dossier de son siège et fixa Susan avec un mélange de triomphe et de
curiosité.
— Un prince ? demanda cette dernière d'une voix sourde,
comme pour gagner du temps.
Elle avait l'impression de jouer dans une pièce de théâtre dont elle ignorait
tout du scénario. Ce serait pure coïncidence d'imaginer que... que...
Son cœur battait à tout rompre.
— Moi aussi j'ai eu du mal à y croire, au début ! Je ne suis
pas facile à surprendre, tu le sais ! Mais quand ce type digne
des mille et une nuits est entré dans l'un des meilleurs restau
rants de Londres et que toutes les femmes se sont retournées
sur son passage pour le dévorer des yeux, j'avoue que j'ai été
bluffée!
— Une première dans ton cas ! plaisanta Susan. Que vou
lait-il ?
Kerry prit un crayon et le fit tournoyer entre ses doigts.
Kerry lui jeta un regard perçant.
— Ce n'est pas le genre de réaction que j'attendais de toi,
Susan. Je croyais que tu allais sauter au plafond d'enthousiasme.
Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ?
Si elle lui disait « j'ai rencontré cet homme, il me désire, je le désire aussi mais
j'évite de me lancer dans une relation avec lui de peur que tout cela se termine
dans les larmes », Kerry trouverait cela pathétique et ne manquerait pas de se
moquer d'elle.
— Non, il n'y a rien de particulier à savoir, répondit-elle.
Rien qui soit lié au travail.
— Ta te rends compte de l'opportunité ? Cela nous permettra
urïe ouverture vers un marché exceptionnel !
Kerry avait raison, Susan devait bien l'admettre. Il était impossible de décliner
une telle offre, même s'il ne s'agissait que d'une sombre machination de Khalim
pour arriver à ses fins !
— Je serais ravie de m'en occuper, Kerry ! répondit-elle finale
ment en simulant de son mieux un semblant d'enthousiasme.
Kerry sourit aux anges.
— Parfait ! Il veut te voir demain matin, à 10 heures pré
cises.
—Où ça?
Mais elle connaissait déjà la réponse...
— Dans sa suite au Granchester Hôtel. Le grand luxe ! Je
compte sur toi pour gérer tout cela de main de maître !
Le jour J, Susan opta pour une tenue particulièrement couvrante. Un tailleur
pantalon de soie rosé pastel, des cheveux noués en queue-de-cheval et un
soupçon de maquillage à peine perceptible. Bref, elle allait arborer un profil bas
et dénué de tout sex-appeal.
Elle arriva au Granchester à 9 h 55 et la première personne qu'elle aperçut fut
Philip Caprice qui se tenait à l'autre bout du salon d'accueil. C'était à prévoir.
Il lui sourit, puis se dirigea vers elle en lui tendant la main.
—Bonjour, Susan.
—Bonjour, Philip. Je suppose que Khalim vous a envoyé
pour me chercher ?
—Non, le prince est descendu vous chercher lui-même,
répondit une voix veloutée, juste derrière elle.
Elle se retourna et se trouva nez à nez avec un Khalim au sourire triomphant.
S'il s'imaginait avoir gagné cette manche, il allait avoir une surprise !
Son cœur battait néanmoins la chamade et elle sentit ses mains devenir un
peu moites.
—Je suppose que je devrais me sentir flattée ! rétorqua-t-elle
avec un sourire malicieux.
—En effet. Après tout, beaucoup de femmes apprécient
d'être en ma compagnie.
—Sans doute parce qu'elles n'ont pas été manipulées comme
moi pour s'y trouver ?
—Avez-vous l'intention de me faire une scène au milieu
du hall de l'hôtel?
—Il y a une différence entre exprimer une opinion légitime
et faire une scène, il me semble, susurra-t-elle. Vous devez avoir
l'habitude de ne fréquenter que des femmes sans caractère,
Khalim !
—Et si nous montions ? demanda-t-il en souriant.
—Pourquoi ? Afin que vous puissiez me séduire ?
Les mots s'étaient échappés de sa bouche sans qu'elle puisse les retenir.
— Tiens, tiens, ma chère Susan ! C'est donc ça que vous
voulez ? demanda-t-il avec un sourire à la fois moqueur et
terriblement sensuel.
Au son de la voix suave de Khalim, Susan sentit sa peau devenir chaude,
comme si elle était exposée au soleil du désert. Son cœur se mit à entamer une
danse désordonnée et de petits frissons délicieux couraient le long de son dos.
Elle dut faire un effort considérable pour garder la tête froide.
—Non, j'aurais simplement aimé avoir mon mot à dire au
sujet de cette mission.
—Je suis certain que vous aviez le choix de la refuser,
répondit-il en haussant les épaules.
—Oui, et cela aurait certainement accéléré l'évolution de
ma carrière !
A cet instant, Khalim posa la main sur son bras. Elle pouvait sentir la douce
caresse de ses doigts à travers la soie de la veste et eut l'impression d'être aussi
vulnérable qu'un lièvre ébloui par les phares d'une voiture.
— Si nous continuions cette discussion dans ma suite, pro
posa-t-il. Je ne suis pas certain d'apprécier ce que vous allez
me dire et je préférerais dans ce cas que tout le personnel du
Granchester ne soit pas là pour l'entendre.
Susan faillit protester, mais se ravisa. Après tout, elle était là pour affaires et
rien d'autre.
— Philip nous accompagnera-t-il ?
Il leva un sourcil moqueur.
—Tiens ! Auriez-vous une fois de plus besoin d'un chaperon,
ma très chère Susan ?
—Bien sûr que non ! Nous nous voyons dans un contexte pro
fessionnel et l'entretien se tiendra sur ces bases. Je peux compter
sur vous pour que vous respectiez les règles, Khalim ?
L'attitude autoritaire de Susan eut le don de l'agacer tout en excitant son désir
de la dominer. Mater ces petites insurrections
sur l'oreiller devrait lui apporter un plaisir nouveau, riche de délices
insoupçonnables...
— Sachez, ma chère Susan, qu'un Marabanais est toujours
maître de son destin. Quand on ne s'attend à rien, on n'est
jamais déçu.
Puis, se tournant vers son émissaire :
— Venez, Philip ! Mlle Thomas réclame votre compagnie.
Philip Caprice semblait plutôt amusé par leur échange et
sourit.
— Je suis très honoré.
Quand ils parvinrent à la suite de Khalim, Susan fut subjuguée par l'immensité
des lieux : l'appartement aurait pu loger deux équipes de football sans la
moindre promiscuité ! Elle s'était imaginé trouver une décoration orientale avec
d'immenses tapis étendus du sol au plafond, des mosaïques, des miroirs bordés
de cuivre martelé, voire quelques narguilés... Elle découvrit au contraire une
décoration très minimaliste. Une moquette couleur sable, trois immenses
canapés framboise et d'étranges peintures contemporaines qui invitaient au
voyage.
Mais le plus étonnant était l'immense baie vitrée qui donnait sur le plus grand
parc de Londres. Voir cette masse de verdure en plein centre d'une des villes les
plus agitées du monde était un véritable rafraîchissement pour les yeux.
—Vous aimez ? demanda Khalim qui l'observait en sou
riant.
—J'adore ! C'est tout simplement magnifique.
Elle aussi était magnifique, pensa-t-il. La plus belle femme qu'il ait jamais vue,
avec ses cheveux blonds, sa peau laiteuse et son petit nez retroussé au-dessus des
lèvres les plus scandaleusement sensuelles qu'on puisse imaginer. Une fois de
plus,
il ressentit un élan de désir qu'il repoussa immédiatement à force de volonté.
Lorsqu'il séjournait dans la campagne anglaise, il aimait aller à la pêche. Le
calme et la solitude l'aidaient à supporter son mal du pays et à apaiser son âme
torturée. Très tôt, il s'était rendu compte que les poissons les plus intéressants
étaient ceux qu'il avait eu du mal à attraper. Il en était de même avec Susan : il était
évident qu'elle le désirait tout autant que lui mais, contrairement aux autres femmes
qu'il avait connues, elle ne tomberait pas dans ses bras facilement, quelle que soit la
force de son attirance.
Il sourit, conscient de l'impact de ce sourire.
•— Je vous en prie, Susan. Asseyez-vous ! Désirez-vous une tasse de café ?
Son ton était si courtois et ses manières si charmantes qu'elle fut momentanément
subjuguée. Elle oublia même de lui assener ses quatre vérités, comme elle en avait
eu l'intention dans le hall de l'hôtel quelques minutes plus tôt.
— Volontiers, répondit-elle en s'installant sur l'un des
canapés.
Au même instant entra une dame assez âgée, une Marabanaise sans doute, portant
un immense plateau dont s'élevait une délicieuse odeur de café.
Il fallait être prince pour voir ses désirs exaucés avant même de les avoir formulés
!
Elle prit l'une des minuscules tasses du plateau et la posa sur le sol. Puis elle
tira une liasse de feuilles de son porte-documents.
—Très bien. Si nous commencions ? proposa-t-elle en lui
décochant son plus beau sourire commercial.
—Buvez votre café d'abord !
—Mais vous ne me payez pas pour boire du café,
Khalim !
— Bon... Que voulez-vous savoir ? maugréa-t-il d'un air
boudeur.
Elle l'imaginait tout à fait en petit garçon en culottes courtes. Comme il devait être
mignon !
— Vous avez fréquenté la même école que Guy, n'est-ce
pas ?
Satisfait de voir qu'elle se pliait à ses désirs et ne se lançait pas directement dans
la réunion de travail par respect des convenances, il acquiesça.
—Oui. C'était un pensionnat anglais dans toute son horreur,
répondit-il en sirotant son café.
—Quel âge aviez-vous ?
Le visage de son compagnon se crispa soudain.
—J'avais sept ans.
—Cela a dû être une épreuve pour vous. Vous étiez si
jeune !
Khalim la considéra pensivement. C'était courageux. Peu de gens auraient osé lui
poser une question aussi personnelle. En temps normal, il n'aurait d'ailleurs pas
répondu. Cependant, il lisait un intérêt sincère dans le regard de Susan.
— Disons que ce n'était pas toujours facile, déclara-t-il
enfin.
En la voyant sortir un bloc et un stylo de son sac, il se rendit soudain compte qu'il
n'avait aucune envie de parler affaires.
—Néanmoins, c'était la tradition, ajouta-t-il. Les princes
du Maraban ont toujours suivi une partie de leurs études en
Angleterre.
—Pourquoi ?
—Afin qu'il leur soit possible de s'intégrer dans les deux
cultures, orientale et occidentale.
Vêtu de son costume parfaitement coupé et de ses chaussures italiennes faites sur
mesure, Khalim personnifiait l'élégance occidentale. Mais le teint de sa peau, ses
cheveux noirs et son
attitude fière témoignaient de ses origines enracinées dans un pays chaud et
lointain.
—Le Maraban vend du pétrole dans le monde entier, con
tinua-t-il. Et où que j'aille, je dois être l'ambassadeur de mon
pays. Grâce à mon éducation, j'ai toujours su m'intégrer immé
diatement. C'est un avantage indéniable pour négocier.
—Vous êtes une sorte de caméléon.
Elle prit une gorgée de café et reposa sa tasse sur le sol.
—Si on veut.
—Passons maintenant au contrat qui nous concerne. Il faut
que vous me disiez exactement ce que vous désirez, Khalim.
Ce qu'il désirait ? S'il lui avouait qu'en cet instant, il ne désirait qu'une chose
au monde : lui faire l'amour d'une manière si parfaite qu'elle ne pourrait plus
jamais l'oublier, comment réagirait-elle ?
—Permettez-moi d'abord de vous faire un petit rappel géo
graphique, dit-il finalement. Le Maraban possède des réserves
substantielles de pétrole dans...
—Le désert Asmaln, intervint-elle rapidement, ainsi que
des ressources en charbon, soufre et magnésium.
Khalim la considéra avec surprise.
—Et comment en savez-vous autant sur mon pays ?
—Dès que j'ai su qu'il me faudrait travailler sur ce contrat,
j'ai passé la soirée à faire des recherches sur le Maraban !
—Bravo ! Et que savez-vous d'autre ?
—Que quatre pour cent du pays sont cultivés grâce à un
système d'irrigation sophistiqué. Je sais également que les
pistaches du Maraban sont considérées comme les meilleures
du monde !
—Et vous aimez les pistaches ? demanda-t-il, très sé
rieux.
—Je suis incapable de boire un gin tonic sans pistaches !
— Alors il va falloir que je vous en fasse envoyer un gros
sac ! murmura-t-il.
C'était un vrai plaisir de voir ses traits se détendre, quand il souriait. Susan
tenta de l'imaginer en train d'accomplir des tâches de routine : se rendre au
supermarché, faire le plein à une station d'essence... mais sans succès. Puis elle
essaya de se le figurer en vacances, en train de nager— son corps magnifique à
la peau mate, sa silhouette d'athlète... et se rappela l'instant magique passé dans
ses bras sur la piste de danse.
— Ça ne va pas ? demanda Khalim en la voyant toute
songeuse.
Elle n'osa lever les yeux de peur qu'il ne remarque ses joues sans doute
brûlantes.
— Si, Khalim, tout va bien. J'aimerais que vous m'expliquiez
ce que vous attendez de notre société.
Cette force de caractère stupéfia le prince. Susan, visiblement troublée, possédait
une volonté comparable à la sienne lorsqu'il s'agissait de se dominer.
—Le Maraban possède l'une des raffineries de pétrole
les mieux gérées du monde et l'homme qui la dirige prend sa
retraite.
—Et vous cherchez quelqu'un pour le remplacer ?
— Personne ne pourra jamais prendre la place de Murad. Il
a travaillé pour nous de nombreuses années et il y a eu d'im
portants changements sur le marché du pétrole pendant ce
temps. Non, j'ai besoin de quelqu'un qui engage la production
pétrolière dans une nouvelle ère. En fait, il y a deux candidats
potentiels qui travaillent actuellement chez nous. Il me faut un
homme avec le sens des responsabilités et...
—Ou une femme, coupa-t-elle.
Il la fusilla du regard.
—Non ! Pas de femme ! Pas au Maraban.
Susan se mit à bouillir intérieurement. Entendre cela après tout ce qu'elle avait
dû endurer durant son parcours professionnel !
—Ainsi l'égalité des sexes reste lettre morte au
Maraban ?
—Je crois que vous êtes assez intelligente pour connaître
la réponse sans que j'aie besoin de vous donner des explica
tions.
—C'est scandaleux ! fulmina-t-elle.
—Vous trouvez ? dit-il d'une voix dangereusement calme.
—Je le sais ! Les femmes de notre pays ont fait de tels sa
crifices pour obtenir le droit de vote et être considérées comme
égales aux hommes !
—Et vous croyez que cela les rend plus heureuses ?
—Je n'en reviens pas que vous puissiez poser cette ques
tion !
Il sourit, savourant le goût rare du conflit.
— C'est pourtant ce que je viens de faire.
Susan faillit jeter son stylo à travers la pièce, mais se retint à temps. Pour se
calmer, elle prit une longue inspiration.
— Bien sûr que l'égalité les rend plus heureuses ! Quelle
femme voudrait passer sa vie dans l'ombre de son mari ?
Celle qu'il épouserait un jour en serait ravie, songea Khalim. Il se rappela les
épouses potentielles qu'on lui avait présentées et se dit qu'aucune d'entre elles ne
ressemblait à la femme assise en face de lui. Il sentit le frisson de l'interdit lui
parcourir l'échiné et son sang s'échauffa immédiatement.
— Vous ne devriez pas porter de jugement sur une situa
tion sans en connaître tous les aspects, Susan. Les femmes du
Maraban sont traitées avec un immense respect car ce sont elles
qui donnent la vie. Pourquoi ne pas venir voir par vous-même
si les Marabanaises sont malheureuses ?
Perplexe, Susan ne savait si elle devait s'indigner ou se réjouir de cette offre.
— Que voulez-vous dire ?
A cet instant, Khalim fut plus heureux que jamais de jouir des prérogatives qui
lui permettaient d'obtenir tout ce qu il désirait. Or il désirait follement Susan
Thomas.
— Vous allez m'accompagner au Maraban, Susan.
5.
— Tu plaisantes ? demanda Lara, les yeux aussi grands que
des soucoupes.
Encore sous le coup de la décision sans appel de Khalim, Susan arborait un
air hébété.
—Malheureusement, non. Il se croit tout permis !
—Je te trouve bien ingrate. Quelle femme ne serait pas ravie
de se faire enlever par un prince dans son jet privé ? Voilà au
moins un homme qui sait ce qu'il veut ! commenta Lara.
Secrètement flattée de se faire ainsi ravir par le successeur du trône du
Maraban, Susan n'en était pas moins inquiète.
—Récapitulons ! reprit son amie. Si je comprends bien,
Khalim t'emmène au Maraban juste pour voir comment les
femmes y vivent. C'est cela ?
—Penses-tu ! Je dois y aller pour recruter un directeur
pour sa raffinerie. Il y a deux candidats potentiels et je dois les
rencontrer sur place.
Quand elle avait appelé Kerry pour lui faire part de ce projet, celle-ci avait
éclaté de rire.
— Bien sûr qu'il faut faire le voyage ! avait-elle répondu. Va
partout où tu jugeras utile de te rendre. Le prince s'est engagé
à payer tous les frais.
Pour Khalim, ce n'était qu'une façon supplémentaire de montrer l'étendue
de son pouvoir ! Et le pouvoir était un puis-
sant aphrodisiaque, se rappela-t-elle avec un frisson d'excitation mêlé d'un léger
sentiment de culpabilité. Elle s'imaginait déjà au Maraban, dans les bras de
Khalim. Ce pays était-il aussi beau qu'il l'avait décrit ? Pourvu qu'il ne soit pas
trop beau, sinon elle serait tentée d'y rester...
— Susan !
Elle sortit de sa rêverie en clignant des yeux.
—Que... Que se passe-t-il ?
—On dirait que tu es à des années lumière d'ici !
—C'est un peu ça.
—Quand vas-tu partir ?
—Après-demain.
En fait, Khalim avait voulu décoller dès le lendemain matin, ce à quoi elle s'était
vivement opposée. Sa garde-robe était adaptée à beaucoup de circonstances, mais
un tel voyage nécessitait une expédition pour le moins sérieuse dans un certain
nombre de boutiques ! Et lorsque Khalim lui avait finalement cédé, quel délice
c'avait été de voir son beau visage se décomposer...
Elle passa donc la journée du lendemain à faire des emplettes et ne put
s'empêcher d'acheter une robe de soirée plus brillante et plus ostentatoire que
ses tenues habituelles. Une fois les bagages terminés, elle se sentit terriblement
nerveuse et jugea plus prudent de prévenir ses parents de son voyage au Moyen-
Orient. Comme personne ne répondait au téléphone à la vieille ferme, elle
appela son frère.
—James ? C'est moi, Susan.
—Tiens, salut ! Qu'est-ce qui me vaut ce plaisir ? Tu ne
m'appelles jamais, sœurette...
—C'est plutôt toi qui as oublié l'usage de ton index ! Que les
hommes ne soient pas des êtres très bavards, d'accord, mais je
ne vois pas pourquoi ce sont toujours les femmes qui devraient
garder le contact. Bon, trêve de considérations générales... j'ai
essayé de joindre les parents, mais cela ne répond pas.
—C'est parce qu'ils passent quelques jours dans la région
des lacs.
—Décidément, ils sont toujours en vadrouille.
—C'est plutôt sympa qu'ils puissent ainsi profiter de leur
retraite. J'aimerais en faire autant, à leur âge.
—l\i as raison. Je voulais leur annoncer que je partais
quelques jours à l'étranger. As-tu entendu parler d'un pays qui
s'appelle le Maraban ?
—C'est quelque part au Moyen-Orient, non ?
—Exact. On m'a demandé de recruter un directeur pour
leur raffinerie de pétrole.
— Mais... Mais je vous croyais spécialisés dans la pub !
Elle considéra son reflet dans la glace et eut une pensée pour
Khalim, le ténébreux manipulateur.
—Oh, tu sais, c'est une mission un peu... spéciale. Le client
en question est un prince.
—Tu plaisantes !
—Du tout ! C'est le prince Khalim du Maraban.
Un sifflement admiratif lui déchira presque le tympan.
—Eh bien, sœurette ! lu en as de la chance !
—N'est-ce pas ? Tu vas pouvoir annoncer à tous tes amis
que ta sœur est reçue dans le palais d'un prince arabe...
—Ils vont être épatés, c'est sûr !
—Il y a autre chose, aussi... Lara va partir sur un tournage
pendant quelques jours et je me demandais si tu pourrais passer
à l'appartement en rentrant de ton travail pour retirer le courrier
de la boîte aux lettres et éventuellement arroser les plantes.
—Tu peux compter sur moi.
—Je te remercie, tu es adorable.
—Il n'y a pas de quoi. Dis-moi, Susan, tu es certaine qu'il
n'y a pas anguille sous roche, à propos de ce voyage ?
—Bien sûr que non, voyons ! C'est un déplacement stricte
ment professionnel, mon cher frère. Rassure-toi.
Le lendemain matin, en ouvrant la porte, Susan resta pétrifiée.
Khalim en personne se tenait devant elle, les bras croisés, tout sourires. Ce
sourire prédateur auquel aucune femme ne pouvait résister. Il était sublime !
— Surprise, non ? demanda-t-il. Vous vous attendiez que
ce soit Philip ?
En vérité, ce n'était pas tant sa présence que sa tenue qui la surprenait. Il ne
portait plus son costume, mais de nouveau une aboya d'un gris argenté.
— Vous... vous êtes encore transformé, balbutia-t-elle, les
yeux écarquillés.
Il rit.
— C'est normal, puisque je retourne dans mon pays. Etes-
vous prête ?
Susan n'avait préparé qu'une seule valise qui attendait dans l'entrée. Avant
qu'elle puisse faire un geste pour la prendre, Khalim l'avait déjà saisie.
Il sourit en la voyant si surprise. .
—Vous pensiez que j'allais envoyer quelqu'un pour la pren
dre ? Que je ne me donnerais pas la peine de porter le bagage
d'une femme ?
—Je suppose, oui.
Etrangement, Khalim ressentait le besoin de prouver qu'il n'était pas juste un
prince dorloté par ses serviteurs depuis le jour de sa naissance.
— On ne m'a pas envoyé dans des internats anglais que pour
apprendre à m'intégrer dans les deux cultures... Il y a aussi eu
les inévitables douches glacées, les sports d'endurance et une
discipline très stricte pour me forger le caractère et me rendre
indépendant.
A ces mots, Susan le considéra avec gravité.
-C'a été difficile?
—Les enfants peuvent souvent se montrer très cruels, dé
clara-t-il seulement en haussant les épaules.
—Je sais, concéda-t-elle, compatissante. Et comment avez-
vous fait pour vous adapter ?
Il ouvrit la porte et l'invita d'un geste à le précéder.
— Il suffit de les ignorer. Ce n'est qu'à cette condition qu'on
cesse d'être le souffre-douleur d'une cour de récréation.
Elle imagina alors le petit garçon solitaire, aux yeux aussi noirs que ses
cheveux, déjà beau comme un dieu, et dont le port de tête fier et sauvage devait
impressionner ses petits camarades envieux.
— Khalim...
Sur le palier étroit, il se tenait assez près de Susan pour pouvoir la prendre par la
taille, l'attirer à lui et l'embrasser.
Lui aurait-elle résisté ? Toutes les femmes qu'il avait embrassées jusque-là avaient
systématiquement fini dans son lit. Mais le moment était mal choisi. Pourquoi
entamer une opération de séduction condamnée à une fin frustrante ? S'il lui
faisait l'amour maintenant, ce ne serait qu'une étreinte rapidement bâclée dans la
chambre de Susan.
Et puis, Philip les attendait en bas, dans la voiture...
— Allons-y ! dit-il, préférant s'éloigner d'elle avant que son
corps ne succombe à la tentation.
Une fois sortis des encombrements de Londres, l'immense voiture noire
s'élança sur l'autoroute menant à l'aéroport d'Heathrow.
Khalim concentra rapidement son attention sur son ordinateur portable et Susan dut
se résoudre à feuilleter un magazine financier. Mais les cours de la Bourse ne
l'intéressaient que moyennement dans la mesure où elle ne possédait pas la
moindre action. Et
puis, elle se sentait incapable de se concentrer sur des chiffres, tant la présence de
cet homme à côté d'elle la perturbait. •>
Frustrée, elle finit par sortir de son sac un ouvrage au titre prometteur : Le
Maraban, un Pays de Rêves et de Contrastes. C'était un gros pavé qu'elle avait
acheté la veille, un vrai pensum qu'elle pensait consulter en diagonale pour avoir
un aperçu général sur le pays en question. Mais dès qu'elle en lut les premières
lignes, elle fut fascinée, comme emportée dans un rêve oriental.
Khalim jeta un coup d'œil vers elle.
—On ne peut pas appeler cela de la lecture frivole...
—Je suppose que vous vous attendiez à me voir feuilleter
des revues de mode ?
— Il ne faut jamais supposer, avec moi, Susan. Jamais.
Troublée par la promiscuité de la banquette arrière de ce
véhicule luxueux, elle sentit le besoin de s'éloigner légèrement de son voisin.
—C'est un livre passionnant, expliqua-t-elle.
—Vous prenez votre travail très au sérieux.
Etonnée par son ton sarcastique, elle le fusilla du regard.
— Vous seriez gentil de ne pas vous moquer de moi, Khalim.
Je prends toutes mes missions au sérieux. Et plus j'en saurai sur
votre pays, plus je pourrai être efficace.
Il sourit et se concentra de nouveau sur son écran. Décidément, cette Susan Thomas
promettait d'être bien plus qu'un très joli minois. Discrètement, il laissa errer son
regard sur la ligne gracieuse de ses cuisses qu'il pouvait deviner sous la jupe longue
de soie bleue qu'elle portait, assortie à un pull simple en cachemire. La tenue
qu'elle avait choisie était parfaite, songea-t-il avec satisfaction.
Ses maîtresses occidentales avaient été nombreuses, mais aucune d'entre elles
n'avait montré un réel intérêt pour le Maraban. Il se souvint avec aigreur que
quelques-unes avaient feint de
se pencher sur le sujet. Des femmes ambitieuses, uniquement motivées par la
couronne dont il allait hériter.
Khalim savait qu'un jour il devrait faire face à la réalité de son destin. Chaque
matin, il recevait des nouvelles du Maraban où la santé de son père déclinait
d'heure en heure. Avec tristesse et appréhension, il sentait le fardeau des
responsabilités s'appesantir peu à peu sur ses épaules. Vivait-il en ce moment ses
dernières heures de délicieuse insouciance ?
Susan n'avait jamais voyagé à bord d'un jet privé et l'intérieur du Lear
dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer. Seuls quelques sièges occupaient la
cabine, libérant ainsi de l'espace pour les passagers tandis que deux hôtesses
étaient chargées de satisfaire leurs moindres désirs.
D'ailleurs, el 'es suspectait d'avoir été choisies non seulement pour leur
efficacité, mais également pour leurs charmes cachés sous leurs voiles de soie
chatoyante.
— Et si nous mangions quelque chose ? proposa Khalim lorsque
l'une des hôtesses s'approcha d'eux peu après le décollage.
Susan ne se sentait aucun appétit mais se rappela ce que lui avait dit le prince
au restaurant italien. En refusant, elle risquait de vexer le cuisinier...
—Volontiers.
—Nous boirons du thé à la menthe, précisa-t-il à l'hôtesse
qui acquiesça d'un signe de tête respectueux.
Quelques minutes plus tard, les deux femmes commencèrent à déposer de
nombreux plats sur la table basse devant eux. Susan admira les assiettes en
argent ciselé qui mettaient si bien en valeur les mets variés, appelés à régaler
aussi bien les yeux que le palais.
—Aimez-vous ces bouchées ? demanda-t-il en lui proposant
un petit feuilleté fourré au fromage.
—Mmm, c'est délicieux. Je n'ai jamais rien goûté de tel.
Quel délice !
Il observa avec satisfaction la sensualité de son regard gourmand.
— Dans ce cas, il y a encore beaucoup d'autres délices qui
vous attendent, très chère Susan, murmura-t-il sans préciser
celles qu'il avait l'intention de partager avec elle !
Elle sentit qu'il la dévorait des yeux et rougit. Détournant la tête, elle tenta de ne
pas penser au corps qui se cachait sous cette tunique de soie. Un corps souple et
ferme, aux muscles déliés, à la peau sombre et luisante...
Elle prit une longue inspiration pour se ressaisir.
— Vous semblez troublée, Susan.
Il étendit ses jambes interminables et elle imagina aussitôt son corps félin penché
au-dessus d'elle.
— Non... Non, non. Pas du tout !
Khalim savait qu'en cet instant précis Susan était prête à se donner à lui sans la
moindre résistance. Il lui suffirait de renvoyer les hôtesses pour pouvoir lui faire
l'amour, là, immédiatement, dans cet avion. Mais l'endroit n'était pas le mieux
choisi pour des étreintes enfiévrées !
— Mangez encore un peu, proposa-t-il sans cesser de la
fixer.
—Merci, mais je n'ai plus faim.
Il jeta un coup d'œil à sa montre.
—Alors je vais demander à ce que l'on débarrasse.
— Et puis vous allez me parler de vos raffineries de pétrole,
précisa-t-elle dans l'espoir de penser à autre chose qu'à cet
homme et au désir sauvage qu'il éveillait en elle.
Ses raffineries de pétrole ? Khalim se laissa aller contre les coussins avec un
regard amusé. Jamais une femme ne l'avait
autant surpris que Susan Thomas. Et les surprises étaient assez rares pour mériter
toute son attention.
—Est-ce vraiment ce que vous voulez, Susan ? demanda-
t-il gravement.
—Plus que tout au monde.
Ils savaient tous deux que c'était là un grossier mensonge !
Pendant plus d'une heure, il lui parla du pétrole, de la raffinerie et des problèmes
qu'ils avaient rencontrés à plusieurs reprises, problèmes essentiellement liés à la
conjoncture économique mondiale. Susan lui posa des questions dont la
pertinence impressionna vivement le prince. Un peu plus tard, elle se pencha
vers lui. A son regard grave, il comprit que ce qu'elle s'apprêtait à lui demander
n'avait plus le moindre rapport avec la production de pétrole du Maraban.
-Kha l im?
—Oui, Susan, répondit-il doucement.
—Il y a une chose que j'aimerais savoir. Pourquoi m'avoir
choisie comme chasseur de têtes ?
Il lui adressa un sourire lent et cruel.
—Parce qu'il fallait que je vous aie.
Elle se figea.
—Vous voulez dire que...
Il secoua la tête comme pour rectifier le sous-entendu de ses paroles.
— On m'a dit que vous étiez le meilleur chasseur de têtes de
tout Londres... je vous l'ai d'ailleurs déjà expliqué, il me semble.
Ne m'aviez-vous pas reproché de vous avoir embauchée afin de
mieux pouvoir vous séduire ? ajouta-t-il d'un ton moqueur.
Elle leva les yeux vers lui avec défi.
—Et vous avez soigneusement évité de me répondre,
Khalim !
—Ah oui ?
—Vous le savez très bien !
Il haussa les épaules.
— Je ne peux nier que je vous trouve belle et que j'aimerais
vous entraîner dans mon lit, mais...
A la fois choquée et intriguée, Susan faillit éclater de rire. Jamais les hommes
qu'elle connaissait n'auraient osé se montrer aussi explicites !
—Mais...
—Passer par mon lit n'est pas une obligation pour honorer
votre contrat.
—Toucherai-je une prime si je succombe à vos charmes ?
le taquina-t-elle avec effronterie.
Le visage de Khalim s'assombrit et il faillit la prendre dans ses bras pour la
punir d'un baiser qui la découragerait à jamais de se moquer de lui ainsi !
Néanmoins il se ravisa à temps, imaginant la douceur de la victoire qui ne
saurait tarder, et qui serait d'autant plus délectable, après leur longue bataille.
— Mettons que je ferai l'impossible pour vous séduire mais
que vous avez parfaitement le droit de ne pas succomber.
Que cet homme était sûr de lui ! A juste titre, malheureusement. .. car Susan
faisait un effort considérable pour ne pas se laisser tenter. Cependant, elle n'était
pas une proie facile : d'autres hommes s'étaient déjà cassé le nez parce qu'ils
s'étaient montrés trop arrogants — une attitude qui avait le don de la conforter
dans sa position de défense. Aussi releva-t-elle le menton avec défi.
Le prince Khalim n'était pas encore au bout de ses peines !
6.
Susan était fascinée par le spectacle inattendu qui s'offrait à ses yeux à travers le
hublot. La lumière du soleil dansait sur une immense étendue d'eau scintillante.
Heureuse distraction qui lui permit de ne plus penser à la tension qu'avaient fait
naître les propos sans équivoque de Khalim.
—Tant d'eau ! s'exclama-t-elle avec admiration. Mais je
pensais...
—Atterrir dans un pays désert et désolé sans aucune goutte
d'eau en vue ? Nous sommes au sud de la mer Caspienne.
—C'est magnifique !
—Vous semblez penser que tout ce qui touche au Maraban
est beau.
—Mais c'est vrai !
L'enthousiasme de la jeune femme l'émut et il aurait aimé pouvoir se baigner
dans le bleu de ses yeux, aussi profond et brillant que l'eau de la Caspienne.
— Vous devriez attacher votre ceinture. La chaleur de l'air
entraîne parfois des turbulences.
Mais l'atterrissage se passa en douceur et elle put apercevoir sur la piste une
rangée d'hommes, dont les aboyas flottaient dans la légère brise provoquée par
les réacteurs de l'avion.
— Quel comité d'accueil ! s'exclama-t-elle.
Khalim se pencha vers la fenêtre et elle reconnut le parfum subtil du bois de
santal.
—Je vais sortir seul, annonça-t-il. Si vous désirez aller vous
rafraîchir un peu...
—Vous ne voulez pas risquer d'être vu avec moi, c'est cela ?
demanda-t-elle avec ironie. Avez-vous l'intention de me faire
sortir en cachette, avec une couverture sur la tête ?
—Je pensais que vous préféreriez éviter les commentaires
que votre présence ne manquerait pas de provoquer, se défen
dit-il sèchement.
Elle mesura alors l'impact que devaient avoir les moindres faits et gestes de
Khalim sur la rumeur publique.
— Vous avez raison, admit-elle. Je vais aller me rafraîchir,
comme vous me l'avez si aimablement suggéré.
Il rit.
—Très chère Susan ! Jamais je ne vous ai vue aussi soumise
et obéissante !
—Aimez-vous cette docilité, ô mon prince ? répondit-elle
en simulant une révérence.
—Non, Susan, je vous préfère telle que vous êtes : ardente
et fougueuse.
Elle prit cela pour un vrai compliment : que Khalim apprécie certaines facettes
de son caractère était bien plus précieux à ses yeux que ses commentaires
flatteurs sur la beauté de ses cheveux ou de sa silhouette...
Quand il revint dans l'avion, vingt minutes plus tard, elle l'attendait avec
Philip dans le petit salon.
— Susan et moi irons dans la deuxième voiture avec le
garde du corps, annonça Khalim. Philip, peux-tu monter dans
la première pour annoncer notre arrivée au palais ?
L'émissaire jeta un regard étrange à Susan avant de s'incliner devant le prince.
— Bien sûr.
— Pourquoi m'a-t-il regardée ainsi ? demanda Susan quand
Philip fut parti.
Khalim soupira.
—Parce que vous êtes la première femme que j'ai fait venir
au Maraban.
—Devrais-je me sentir flattée ? demanda-t-elle froide
ment.
Il trouva son air détaché parfaitement irrésistible.
— Venant de vous, je n'oserais même pas l'imaginer, mur
mura-t-il. Allons-y, Susan, je vais vous montrer mon pays.
L'air brûlant lui mordit la peau, bien que ce fût le mois de septembre et que
Khalim lui eût expliqué que la température avait beaucoup baissé à l'approche de
l'hiver qui s'annonçait très rigoureux.
La route menant au palais royal était magnifique. La limousine s'engagea dans
l'artère principale de la ville qui avait été spécialement dégagée pour leur passage.
De chaque côté grouillaient des gens pressés, des chameaux, des vélos et des
voitures dans un joyeux va-et-vient. Mais aucun bruit ne filtrait à travers les vitres
fermées de la limousine.
Le palais se trouvait légèrement en dehors de la ville et Susan eut le souffle
coupé d'admiration en voyant apparaître l'édifice somptueux qui se dressait devant
eux. Avec de hautes montagnes escarpées en toile de fond, il s'élançait vers un ciel
sans nuage d'un bleu cobalt, rayonnant tel un trésor dans la lumière dorée de
l'après-midi.
Khalim était fasciné par le visage émerveillé de Susan dont les traits s'étaient
adoucis devant cette image de rêve.
— Vous aimez ma maison ?
Etonnant qu'il puisse appeler ainsi ce bâtiment extraordinaire, comme s'il s'agissait
d'une confortable petite chaumière !
— Comment pourrais-je ne pas l'aimer ! dit-elle simple
ment.
Les lèvres de Khalim se crispèrent. Etait-elle aussi candide qu'elle en avait l'air ?
Mais pourquoi se poser toutes ces questions sur sa personnalité. Tout ce qu'il voulait,
c'était son corps. Un point, c'est tout !
—Et si vous me disiez à quoi je dois m'attendre en arrivant ?
suggéra-t-elle, étonnée de voir son visage se fermer ainsi.
—Ma mère et mes sœurs occupent une aile du palais qui
leur est réservée. Vous ferez leur connaissance quand nous les
retrouverons pour le dîner. Vous aurez votre propre suite et une
jeune femme à votre service.
—Et votre père ?
—Il vit dans une autre aile du palais. C'est une tradition
royale. Les princes du Maraban ne vivent pas à proximité de
leurs épouses.
—Vous voulez dire qu'ils ne viennent les voir que pour
leur faire l'amour ? Qu'ils repartent ensuite dans leur appar
tement ?
—Parfois ils restent la nuit entière, rectifia Khalim en son
geant qu'il serait incapable de laisser Susan seule, ne serait-ce
qu'une seconde.
—Elles en ont de la chance ! dit-elle avec sarcasme.
—Figurez-vous qu'elles se montrent reconnaissantes !
répondit-il sèchement.
—D'être ainsi exploitées ?
—Susan ! Je crois que vous perdez le sens de la mesure !
—Je ne suis pas l'un de vos sujets, Khalim. Et si mon opinion
diffère de la vôtre, tant pis !
Khalim n'en revenait pas. Jamais il ne s'était senti autant attiré par une femme :
l'envie d'embrasser Susan était insupportable. Fort heureusement, la voiture venait
d'entrer dans le parc où
d'immenses cèdres apportaient leur ombre bienfaisante, coupant court à ses
velléités sensuelles.
Aussitôt descendus de la limousine, Khalim la présenta à quelques hommes
en aboyas qui les attendaient devant l'entrée principale. Ils la saluèrent avec
courtoisie, mais Susan se demanda s'ils ne jugeaient pas sa présence inconvenante.
Le regard encourageant et bienveillant du prince la rassura, malgré la sensation
désagréable d'être observée par des yeux invisibles.
—Fatima ! appela Khalim quand une frêle jeune fille passa,
enveloppée dans un yashmak rouge qui ne laissait apparaître
que ses yeux. Voici Susan Thomas. Je l'ai amenée ici pour
accomplir une mission importante et je veux m'assurer que tu
veilleras à son confort. Tu peux la saluer, maintenant.
—Bonjour, dit Fatima avec un accent prononcé tout en faisant
une révérence. Je suis enchantée de faire votre connaissance.
Khalim sourit.
—Fatima est en train d'apprendre l'anglais.
—Je suis très impressionnée... et j'ai honte de ne connaître
que quelques mots de marabanais !
—Je vous apprendrai, murmura Khalim, le regard lourd de
promesses équivoques. Fatima va vous accompagner à votre
suite où vous pourrez vous baigner et vous changer. Je viendrai
vous prendre un peu plus tard.
« Vous prendre » ? Qu'entendait-il par ces mots ? se demanda Susan, perplexe.
Après l'avoir accompagnée à travers un labyrinthe impressionnant de
corridors et de pièces, Fatima ouvrit deux portes de bois ouvragé et elles se
retrouvèrent dans une grande pièce fraîche. Le regard de Susan fut
immédiatement happé par un immense lit recouvert d'une parure couleur rubis
sur laquelle étaient éparpillés des coussins brodés d'or et d'argent. Sur une
commode de bois sculpté était posé un vase de rosés dont le parfum citronné se
mêlait à l'odeur d'encens. Contre le mur se
dressaient des étagères contenant une grande variété de livres en marabanais et
en anglais. Au moins, elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer ! Sur le mur opposé,
la fenêtre aux persiennes entrouvertes donnait sur une somptueuse roseraie.
—Prendrez-vous un bain ? demanda Fatima en l'entraînant
vers une pièce grandiose, aux murs couverts de mosaïques et de
miroirs. Désirez-vous que je vous aide à vous laver ?
—Je vais prendre un bain, mais j'ai l'habitude de me dé
brouiller toute seule, Fatima.
—Alors je vous apporterai du thé à la menthe d'ici une
heure.
—Ce sera adorable. Merci, Fatima.
Le bain fut un véritable délice. Rarement Susan s'était sentie aussi détendue
dans sa petite salle de bains londonienne ! Après s'être séchée, elle hésita un
instant sur la tenue qu'elle porterait pour le dîner et finit par choisir une robe
longue de soie bleu pervenche dont les manches allaient jusqu'aux poignets.
Impossible d'attirer le moindre regard avec une toilette aussi pudique !
Elle venait de s'asseoir devant le plateau apporté par Fatima quand elle entendit
frapper à la porte.
— Entrez ! répondit-elle, le cœur battant la chamade.
C'était Khalim. Lui aussi avait eu le temps de se changer et
ses cheveux étaient encore mouillés. Les traits de son visage étaient sévères.
— Invitez-vous toujours les hommes aussi librement dans
votre chambre, Susan ?
Elle posa sa tasse d'un geste qu'elle voulut calme. Elle n'était pas prête à tolérer
les implications insultantes de ces paroles et haussa les épaules d'un air détaché.
—Oh, généralement ils viennent même à plusieurs ! Figurez-
vous que je savais que c'était vous ! Je vous attendais et vous
seul auriez osé frapper à la porte de façon aussi autoritaire.
D'autre part, étant votre invitée, j'imaginais que je n'avais rien
à craindre, puisque je suis sous votre protection. Est-ce que je
me trompe ?
—Non ! reconnut-il, furieux devant l'attitude insoumise de
cette femme.
—Alors n'insinuez pas que je propose mes faveurs au premier
venu ! Et je ne vous permets pas de porter des jugements de
valeur sur moi alors que vous me connaissez à peine !
—Voulez-vous que nous fassions plus ample connais
sance ?
Quelle question ! Elle rêvait qu'il la connaisse aussi intimement qu'un homme
peut connaître une femme. Elle baissa son regard afin de dissimuler ses
émotions.
— Susan ? Regardez-moi !
Quand ses yeux rencontrèrent enfin ceux de son compagnon, elle rougit.
Si elle capitulait, si elle tombait dans ses bras comme un fruit mûr, elle
risquait de perdre le respect de Khalim. Et ce respect, elle y tenait plus que tout
au monde.
— Nous allons avoir l'occasion de nous connaître un peu
mieux durant mon séjour ici. Je n'ai aucune objection à cela,
Khalim.
Elle était de si mauvaise foi qu'il éclata de rire au lieu de se fâcher.
— Vous exagérez, Susan ! Vous savez très bien de quoi je
parle...
Tandis qu'il la guidait à travers les couloirs de marbre du palais, elle se
demanda ce qu'il avait fait de son après-midi.
— Avez-vous déjà vu votre père ? s'enquit-elle doucement.
Puis, le voyant se rembrunir, elle regretta sa maladresse.
— Je suis désolée, je n'aurais pas dû...
Il ne pouvait pas parler librement de l'état de son père avec ses sœurs ni sa mère
sans qu'elles éclatent immédiatement en sanglots. Il ne pouvait pas se confier à
Philip non plus. Les hommes ne montrent pas leurs émotions. Pourtant, il sentait
soudain le besoin de parler, d'exposer ses craintes, de trouver du réconfort... pour la
première fois de sa vie, sans doute.
— Il ne faut pas ignorer la réalité, même si elle est parfois
douloureuse, dit-il d'une voix sourde. Mon père faiblit de jour
en jour. Les médecins sont très inquiets et ne lui donnent plus
que peu de temps à vivre.
Comme elle aurait aimé le prendre dans ses bras, le réconforter... Mais elle n'osa
pas faire un geste de peur de froisser son orgueil.
— Venez, allons dîner !
Khalim la fit entrer dans la pièce où une femme d'une soixantaine d'années, très
élégante, était installée à une longue table. C'était la reine. En apercevant Susan,
elle se raidit, fronça les sourcils et adressa quelques mots au prince en marabanais.
Celui-ci acquiesça. Les présentations faites, elle se détendit et accueillit Susan avec
un sourire chaleureux.
— Khalim doit beaucoup estimer vos compétences profes
sionnelles pour vous avoir ainsi fait venir au Maraban.
Khalim ne put lire aucune réprobation sur le visage de sa mère. Il était vrai qu'il
appréciait les compétences de Susan, mais elle devait se douter qu'il aurait une liaison
avec cette dernière durant son séjour au Maraban. Mais la reine ne s'inquiéterait
pas car elle savait aussi bien que lui qu'il épouserait une femme de sang marabanais.
Elle fermerait les yeux sur toute aventure avant son mariage — lequel ne tarderait
pas, s'il en jugeait au défilé incessant d'épouses potentielles auquel il avait été soumis
avant son départ pour Londres.
Il les avait certes toutes trouvées jolies et les aurait volontiers mises dans son lit,
mais leur inexpérience et leur dévotion pour son titre n'en feraient que des épouses
soumises, otages de ses désirs.
Khalim observa Susan et apprécia son joli port de tête et l'assurance avec
laquelle elle lui retourna son regard.
— Et voici mes deux sœurs, dit-il, la voix enrouée par
l'émotion qu'il ressentait en la présentant ainsi à sa famille.
Leïla et Yasmina.
C'étaient deux sublimes jeunes filles avec des yeux noirs et de longs cheveux
ondulés couleur ébène. Aucune des trois femmes présentes ne portait àyashmak,
remarqua Susan avec surprise en prenant place entre Khalim et sa mère.
Des serviteurs silencieux apportèrent les plats et les déposèrent sur la table où
scintillaient une douzaine de chandelles.
—Boirez-vous du vin, Susan ? s'enquit le prince.
—Non, merci. Je prendrai la même chose que tout le
monde.
Réellement impressionné par sa diplomatie, Khalim lui servit du jus de fruits
pendant qu'elle expliquait à ses sœurs les détails de sa mission au Maraban.
—Demain nous nous rendrons à la raffinerie, dit-elle.
—Et Khalim vous laissera choisir le successeur de Murad à
sa place ? s'étonna Yasmina.
—Je pense que Khalim a déjà fait son choix. Je ne suis là
que pour confirmer sa décision.
—Vous êtes très perspicace, Susan, déclara-t-il avec un
sourire admiratif.
Il sentit une vague de désir le submerger. Cette Susan Thomas était une sorcière
douée de tous les talents !
— Et si Khalim et vous ne tombez pas d'accord ? demanda
la reine.
—Alors je suppose que celui qui présentera les meilleurs
arguments gagnera, répondit-elle.
—Alors ce sera Khalim ! intervint la plus jeune des
sœurs.
—Ne sous-estimez pas les pouvoirs de persuasion de Susan,
répondit ce dernier avec un sourire mystérieux.
Après le dîner, il la raccompagna jusqu'à sa chambre. Le dédale des couloirs
était désert, mis à part la présence discrète du garde du corps.
La tension entre eux était devenue insupportable, songeait-elle. Qu'allait-il se passer ?
Allait-il tenter de l'embrasser ? Honnêtement, n'était-ce pas ce qu'elle désirait le plus
au monde ?
—Avez-vous apprécié la soirée avec ma famille, Susan ?
—Votre mère a été très aimable de me recevoir alors qu'elle
doit être fort inquiète pour votre père.
—Les membres de la famille royale se doivent de savoir
cacher leurs émotions et il serait impardonnable de ne pas se
montrer accueillant.
—Quand je suis entrée dans la pièce, votre mère a eu l'air...
je ne sais pas, choquée ou peut-être surprise.
—Je me demande s'il y a parfois quelque chose qui vous
échappe !
—Ensuite, elle vous a dit quelques mots en marabanais que
je n'ai pas compris.
Il acquiesça.
— De quoi s'agissait-il, Khalim ?
Il laissa échapper un long soupir. Comment résister à ce regard interrogateur ?
Allait-il lui parler de l'histoire de son pays ou bien de prédestination ?
— Vous ressemblez terriblement à une femme que mon arrière-
grand-père a connue. Venez, dit-il en lui prenant la main après
une courte hésitation. Je vais vous montrer quelque chose.
Il l'entraîna dans la direction opposée et ils entrèrent dans une pièce minuscule,
presque secrète, où il n'y avait qu'une bibliothèque, un bureau et un siège.
Ainsi qu'un portrait.
—Regardez, Susan, murmura-t-il en lui montrant le tableau.
Vous voyez la ressemblance ?
—Qui est-ce ? demanda Susan, bouleversée par l'air de
famille de cette femme avec elle-même.
— Une femme que Malik a aimée.
- E t ?
—Elle n'était pas faite pour lui, dit-il tristement. Les
différences culturelles entre eux étaient trop grandes. Ils ont
compris que l'amour ne pouvait pas toujours aplanir toutes les
difficultés. Elle est retournée aux Etats-Unis et ils ne se sont
jamais revus.
—Mais c'est affreux !
—Vous croyez ? Ils ne pouvaient rien faire d'autre, vous
savez.
Elle discerna dans sa voix l'acceptation douloureuse de sa propre destinée et ne
dit plus un mot jusqu'à ce qu'ils arrivent devant sa chambre.
Là, il la considéra avec intensité, le cœur battant.
—Nous y voici, Susan, Maintenant, il est temps de dormir
ou bien...
—Ou bien ? demanda-t-elle, le souffle court.
Il ne répondit pas immédiatement, se contentant de prendre une des boucles qui
tombaient sur son épaule.
—Vous êtes pâle... aussi pâle que la lune elle-même, mur
mura-t-il simplement.
—Khalim...
Plongeant son regard dans les yeux de la jeune femme, il y lut une invitation.
Aussitôt, un sentiment de triomphe le submergea car il avait maintenant la
certitude qu'elle le désirait tout autant que lui. Mais il se souvint que Susan n'était
pas une femme ordinaire. D'abord, elle était particulièrement belle et une femme
comme elle devait passer sa vie à repousser les avances d'innombrables soupirants.
Bien sûr, elle ne le repousserait pas ! Pas lui !
Mais une idée lui venait... Etait-il déjà arrivé à Susan d'attendre désespérément
quelque chose ? De brûler d'impatience et de désir ?
Alors, avec un sourire lent, presque cruel, il se pencha vers elle pour poser un
léger baiser sur ses lèvres offertes et se redressa.
— Bonsoir, Susan, murmura-t-il en résistant à la douce tentation de ses yeux
bleus.
Puis il tourna les talons et s'éloigna dans le long corridor, suivi de loin par son
garde du corps.
Incrédule, profondément déçue, elle le regarda partir.
Se serait-elle trompée ? S'était-elle seulement imaginé que Khalim voulait la
séduire ? Et dire qu'elle l'avait même accusé d'avoir ourdi un complot pour la faire
venir au Maraban afin de la séduire plus aisément !
Quelle gourde ! Elle s'était purement et simplement rendue ridicule...
7.
Le temps de s'habiller, le lendemain matin, Susan avait recouvré ses esprits.
La veille, Khalim n'avait pas poussé l'avantage jusqu'au bout alors qu'elle était
prête à se donner à lui... De quoi se plaignait-elle ? Au lieu de se morfondre
comme une âme en peine, elle aurait dû être ravie ! Car il était évident qu'en
tombant aussi facilement dans les bras du prince, elle se serait exposée à une
épouvantable peine de cœur.
Peu après 9 heures, on frappa à la porte avec autorité.
—Qui est-ce ? se donna-t-elle la peine de demander cette
fois.
—Khalim.
Elle ouvrit et se trouva nez à nez avec lui.
— Je vois que vous apprenez vite.
Il avait espéré la retrouver avec des yeux rougis de larmes et fut très déçu de
la voir aussi sereine.
—Cela dépend du professeur.
—Me considérez-vous comme un bon professeur ? murmura-
t-il d'une voix sensuelle.
Cette conversation risquait de les entraîner vers un terrain dangereux, et
elle préféra ne pas se laisser tenter. Chat échaudé...
— Ça reste à voir, répondit-elle sèchement.
Les lèvres de Khalim se crispèrent. Quelle impudence ! Il regretta de ne pas
avoir cueilli le fruit quand il était mûr.
—Tiens, vous ne portez pas de jupe, aujourd'hui ? s'étonna-t-il
en considérant le pantalon et la saharienne en lin vert amande
qui cachaient sa silhouette délicieuse.
—Je savais que nous aurions peut-être à grimper sur des
échelles à la raffinerie et je pensais qu'il serait préférable de ne
pas trop montrer mes jambes à vos employés.
Susan n'avait pas tout à fait tort en ce qui concernait le personnel — lui-
même, que n'aurait-il donné pour voir tout son corps et tout de suite ? Elle
devait certainement porter des dessous en dentelle sous cette carapace de lin et,
rien qu'en y pensant, son pouls s'accéléra dangereusement.
Quand ils arrivèrent dehors, deux 4x4 les attendaient. Khalim lui ouvrit la
portière du premier véhicule puis s'installa derrière le volant et démarra.
L'autre voiture les suivit aussitôt.
— Qui est dans l'autre 4x4 ? demanda-t-elle en se retour
nant.
—Mon garde du corps.
L'inévitable garde du corps !
—Il n'a pas de nom ?
—Je suis surveillé vingt-quatre-heures sur vingt-quatre, trois
cent soixante-cinq jours par an, Susan. Il y en a toute une armée,
sans nom, sans visage, et parfaitement anonymes. C'est mieux
ainsi... Si j'établis une quelconque relation avec l'un d'entre
eux, je me rends vulnérable à toute espèce de trahison.
—Et ne vous sentez-vous pas piégé en étant ainsi suivi en
permanence ?
Il réfléchit un instant avant de répondre. Il venait d'engager la voiture sur une
piste de sable aussi blanc que du sel.
—Piégé ? Cela a toujours été ainsi. Même lorsque j'allais
à l'école en Angleterre, il y avait constamment une silhouette
qui me suivait comme une ombre.
—Vous n'avez jamais eu envie de prendre la fuite ? De
vous libérer ?
Attendri par sa compassion, Khalim sentit en lui un élan de tendresse, mais
aussi le regret de ce qui ne pourrait jamais être.
— Me trouver seul dans une voiture avec une jolie femme,
ici, au Maraban, constitue déjà une sorte de liberté, répondit-
il, résigné.
Incapable de garder pour elle-même une question qui la taraudait depuis
longtemps, Susan s'enhardit :
— Pourquoi n'avez-vous jamais amené de femme ici, aupa
ravant ? Vous avez bien dû avoir des ... maîtresses ?
Il avait trente-cinq ans et des maîtresses, en effet, il y en avait eu beaucoup.
Mais pourquoi ne se souvenait-il d'aucun visage ? D'aucune conversation assez
intéressante pour rester gravée dans sa mémoire ?
— Ma famille et mon peuple ne supporteraient pas la per
missivité occidentale.
Susan tressaillit à ces mots, mais, concentré sur les difficultés de la piste, Khalim
ne remarqua rien. Cela voulait-il dire qu'il la considérait comme une Occidentale
délurée ?
—Je mène deux types de vies, Susan. L'homme qui parcourt
le monde en jet privé, porte des costumes et descend dans les
grands palaces n'est pas le même que celui qui demeure ici,
au Maraban.
—Un homme de contrastes dans un pays de contrastes,
dit-elle doucement.
Il ne put s'empêcher de sourire.
— A peine quelques heures dans mon pays et vous êtes déjà
une experte.
— J'apprends vite. C'est une autre facette de mon métier.
Il fallait surtout qu'elle chasse Khalim de son esprit. Il ne
serait jamais rien pour elle, alors à quoi bon penser à lui avec une telle obstination !
Que dirait Kerry si elle savait que son meilleur chasseur de têtes réagissait comme
une midinette avec le cœur en bandoulière ?
Heureusement, le prince la sortit de sa rêverie.
— Regardez, Susan ! Là, sur votre droite !
—C'est incroyablement moderne ! On dirait une ville de
l'espace !
—Vous imaginiez trouver des chameaux, n'est-ce pas ?
Avec des hommes en aboya en train de rouler des barils de
pétrole brut ?
—Un peu, oui, avoua-t-elle.
—La raffinerie du Maraban est l'une des plus modernes au
monde. Des millions de dollars sont nécessaires pour l'entre
tenir. En réduisant les coûts, nous provoquerions des disfonc
tionnements, ce qui est hors de question si nous voulons rester
en avance sur nos concurrents.
Au ton de sa voix, elle comprit que Khalim n'était pas seulement un personnage
politique, mais un homme qui s'investissait avec passion dans le développement de
son pays.
Sans doute prévenus, les gardes de la grille d'entrée les accueillirent en
s'inclinant. Les deux voitures se dirigèrent directement vers un îlot de verdure où se
dressaient les bureaux administratifs de la raffinerie.
Khalim se tourna vers elle.
—J'ai organisé votre entrevue avec les deux candidats dans
le bureau du directeur.
—Parfait, acquiesça-t-elle en ramassant son porte-documents
dans la voiture. Je vous retrouverai tout de suite après.
Le sourire de Khalim se figea.
—Je crois que vous n'avez pas compris, Susan. Je serai
présent durant les entretiens...
—C'est hors de question !
Il fronça les sourcils, furieux.
—Mis à part que je n'ai pas l'habitude de voir mes décisions
contrées ainsi, il se trouve que ma famille possède cette raffi
nerie. Toute décision me concerne donc directement.
—Soit.
Au moment où il lui ouvrit la portière, elle lui dédia un sourire forcé et
reposa sa serviette par terre.
—Allez, venez ! insista-t-il en la voyant aussi immobile
qu'une statue de marbre.
—Je n'irai nulle part.
Il faillit s'emporter et tenta de retrouver son calme.
—Il se trouve que je vous paie pour...
—Pour accomplir une mission ! Et je ne peux pas faire mon
travail correctement si vous êtes assis dans la pièce comme un
grand spectre !
—Un spectre ? murmura-t-il, suffoqué de s'entendre insulter
ainsi.
—Vous n'êtes pas seulement leur patron, mais également
leur souverain, bon sang ! Comment voulez-vous que j'attende
d'eux des réponses sincères s'ils ne pensent qu'à me donner la
réponse qui vous ferait plaisir ?
Perplexe, il la considéra un instant. Elle avait raison, ce qui voulait dire qu'il
avait tort. Et il n'avait jamais tort !
—Allez-vous sortir de là ? demanda-t-il, menaçant.
—Pas avant que vous acceptiez mes conditions, répondit-elle
avec un sourire mielleux.
Il y eut un court silence lourd de tension. Cette Susan Thomas allait-elle le
rendre fou ?
— Soit ! Il sera fait selon vos désirs, accepta-t-il du bout
des lèvres.
— Merci.
Quand elle s'apprêta à descendre, il attrapa son poignet et la darda de son
regard de braise qui semblait venir des tréfonds de l'enfer.
— Méfiez-vous, Susan ! Vous risquez de trouver en moi un
adversaire bien plus coriace que vous ne le pensez, prévint-il
doucement.
Faisait-il allusion à la raffinerie ou à autre chose ? Elle connaissait la réponse et
cela la fit frissonner d'une appréhension à la fois inquiétante et délicieuse.
—Mais nous ne sommes plus en conflit, il me semble.
—Parce que vous avez obtenu ce que vous vouliez ? se
moqua-t-il. Détrompez-vous. Nous sommes en conflit depuis
notre première rencontre.
Un conflit dû à cette insupportable tension sexuelle qui ne demandait qu'à être
apaisée... En y songeant, il crispa sa mâchoire, ce qui lui donnait un air presque
menaçant.
—Mais Khalim...
—Venez, je vais vous présenter. .
Ils entrèrent dans une pièce au design très moderne où un bureau ancien de
bois sombre incrusté de motifs dorés apportait une note désuète inattendue.
— Murad Ovesov, le directeur actuel, a accepté de vous
rencontrer d'abord. Il devrait vous donner un assez bon aperçu
sur la définition de ce poste.
Elle détestait cette nouvelle froideur dans le regard de Khalim, cette distance dans
son attitude envers elle. Tant pis ! Qu'il aille au diable ! Elle était là pour
accomplir une mission et elle ferait de son mieux pour réussir. Sans lui, bien
entendu.
— Merci Khalim. Vous pouvez le faire entrer maintenant,
dit-elle avec un sourire froid.
Murad Ovezov était un homme d'une soixantaine d'années et, bien que le temps
ait marqué ses traits, il émanait de lui une force étonnante. Il travaillait à la raffinerie
d'Areeku depuis son ouverture, montant graduellement tous les échelons jusqu'au
poste de directeur.
— Je vous remercie d'avoir accepté de me rencontrer, com
mença-t-elle, très poliment. Je pense que Khalim et vous avez
probablement déjà décidé qui allait vous remplacer. Je suis
uniquement là pour apporter un avis extérieur souvent utile
pour une décision aussi importante.
Ils bavardèrent pendant une demi-heure, puis on fit entrer Serdar Kulnuradov. Il
devait avoir la quarantaine, était sûr de lui et connaissait la raffinerie sur le bout des
doigts. Il citait des chiffres et des projections avec une telle aisance que Susan fut
époustouflée par l'étendue de ses connaissances.
— Je vous remercie de m'avoir consacré votre temps, dit-elle
lorsqu'il se leva pour sortir.
Serdar s'inclina brièvement.
—Ce fut un plaisir. Bien qu'il soit assez inhabituel, au
Maraban, de passer un entretien avec une femme.
—J'imagine. Surtout avec une étrangère.
Puis ce fut Oraz Odekov qui se présenta. Il ne devait avoir que trente ans et les
questions de Susan suscitaient des réponses fort différentes de celles de Serdar.
— Et comment envisagez-vous l'avenir d'Areeku ? demanda-
t-elle à la fin de l'entretien.
Et là où Serdar avait expliqué qu'il imaginait l'avenir comme un simple
développement par rapport au présent, Oraz s'était montré très préoccupé par les
problèmes d'environnement et sur la nécessité de réduire la pollution.
—Pensez-vous que ce soit important ? demanda Susan.
—De nos jours, si un pays ne fait pas un effort en matière
d'écologie, il sera mis au ban de l'économie mondiale.
— Je vous remercie, dit-elle simplement en inscrivant ses
mots.
Il hésita sur le pas de la porte et sourit avec timidité.
— Puis-je avoir l'audace de dire combien il est rafraîchis
sant de voir enfin une femme impliquée dans la procédure de
recrutement ?
Elle sourit. Qu'il aille dire cela à Khalim ! Quelques secondes plus tard, le prince
entra. Avait-il attendu dans le couloir ?
— Avez-vous fait votre choix ? demanda-t-il.
Au moins il allait droit au but en affaires ! songea-t-elle avec une certaine
admiration.
—Oui, Khalim.
- E t ?
—Il faut prendre Oraz.
—Parce qu'il est jeune et mignon, je suppose ?
—Je vous en prie, ne m'insultez pas, Khalim.
Il soupira.
—Parce que Serdar est trop conservateur selon vous et parce
que vous êtes une féministe, c'est cela ?
—Sachez que je ne me laisse jamais influencer par mes
penchants personnels lors d'une sélection. Il n'est pas impor
tant que je m'entende avec eux puisque je ne travaillerai pas
avec eux. Et surtout, ne me traitez pas de féministe avec ce
ton méprisant !
—Ah ? Parce que vous ne l'êtes pas ?
—Je déteste simplement les étiquettes et je suis une femme
qui croit en l'égalité des sexes, c'est tout.
Le genre de femme qu'il devrait fuir à tout prix ! songea Khalim. Et c'était
pourtant à cause de son caractère que Susan l'attirait ainsi. Son esprit vif, espiègle,
son sens de la repartie, son intelligence et son refus de se soumettre étaient des
qualités qu'il goûtait particulièrement.
—Vous voilà devant un dilemme, n'est-ce pas, Khalim ?
—Un dilemme ?
—Parce que vous voulez recruter Serdar en tant que pro
chain directeur et que moi je vous conseille de prendre Oraz.
Voulez-vous connaître les raisons de mon choix ?
—Il me semble, que c'est ce pour quoi je vous paie, répon
dit-il en souriant.
Elle ne réagit pas. Il n'avait pas tort. Elle était là pour des raisons
professionnelles et rien d'autre... et, en effet, il la payait.
— Entendu. Serdar a plus d'expérience, je vous l'accorde,
mais Oraz est visionnaire et il est capable de faire d'Areeka une
raffinerie de premier ordre pour l'avenir.
Il sourit encore.
—C'est exactement mon avis.
—Vous voulez dire que vous êtes d'accord avec moi ?
Il soupira, souhaitant presque qu'elle eût fait un choix contraire au sien.
— Oui, Susan, je suis entièrement d'accord avec vous.
Il jeta un coup d'œil à sa montre et ajouta :
— Je vais vous raccompagner au palais pour le déjeuner,
et ensuite...
Ses mots avaient la douceur d'une caresse et le cœur de Susan se mit à battre
déraisonnablement. Il ne fallait surtout pas que sa voix trahisse son impatience.
—Et ensuite ?
—Ensuite je vous emmènerai faire un tour à cheval.
—Je ne sais pas monter.
—Mais moi je sais, répondit-il d'une voix grave et sen
suelle.
8.
Les écuries auraient pu passer pour un prolongement du palais tant l'ensemble
respirait le calme et la propreté : un sol impeccable, des box de bois vernis, une
sellerie fleurant bon la cire et des chevaux superbes, brossés et peignés. L'étalon
noir que Khalim caressait avec beaucoup de douceur était magnifique.
— Quel bel animal, murmura Susan.
Il interrompit son geste et elle imagina cette main virile glissant sur son corps
dans une aussi douce caresse.
Khalim avait passé des jodhpurs de coton léger, de hautes bottes de cuir noir et
une chemise à manches longues. Il avait prêté à Susan un ensemble tout à fait
identique qu'il avait emprunté à l'une de ses sœurs. Ainsi vêtu, il avait une allure
d'aventurier d'autrefois, libre et insouciant.
—C'est un Akhal-Teke, expliqua-t-il. L'une des races les plus
anciennes du monde, adaptée depuis plus d'un millénaire à la
vie dans le désert grâce à une résistance à toute épreuve.
—Ce cheval vous appartient ?
—Oh oui ! C'est Purr-Mahl. Son nom signifie Pleine
Lune...
—Parce qu'il est né un soir de pleine lune ?
—Toujours aussi perspicace ! Il y avait une lumière argentée
qui éclairait toute la scène. Imaginez un poulain noir comme
de l'ébène dans cette atmosphère de blancheur pâle... Venez, je vais vous faire
monter.
— Mais, je vous l'ai dit, je n'ai jamais...
Avant qu'elle puisse achever sa phrase, Khalim l'avait saisie par la jambe et
l'avait propulsée sur la selle.
— Serrez bien le cheval de vos deux jambes, il sentira mieux
votre présence. N'ayez pas peur, je le tiens. Cramponnez-vous
au pommeau de la selle !
Il saisit les rênes et fit faire au cheval quelques pas dans la cour. Confiante,
Susan se laissait porter par l'animal docile. Khalim lança alors quelques mots
en marabanais au garde du corps puis saisit une besace de cuir avant de passer
le portail qui menait vers le désert.
—Que lui avez-vous dit ?
— Que vous ne saviez pas monter et que nous allions au pas
jusqu'au bout du sentier pour avoir une vue sur les dunes.
Ils avancèrent lentement sur le sable presque blanc. Puis, soudain, prenant
appui sur l'un des étriers, Khalim se hissa sur la selle pour se placer derrière elle,
avant de lancer l'étalon dans une course effrénée.
—Khalim ! cria-t-elle en se cramponnant à lui.
—Ne craignez rien, belle Susan.
Elle avait crié de saisissement plus que de peur, partagée entre l'ivresse de la
vitesse et la soudaineté du changement d'allure. Mais elle se sentait parfaitement
en sécurité dans les bras du prince, et goûtait avec ravissement cette folle
aventure.
En sécurité ? Elle devait être folle ! Une ténébreuse altesse l'emmenait au
triple galop vers une destination inconnue, et pourtant elle avait l'impression
que rien de ce qui lui arrivait ne représentait un quelconque danger. Elle
avançait vers son destin.
Tandis que les montagnes se rapprochaient, elle perdait toute notion de temps et
de distance. Lorsque Khalim arrêta enfin
cheval, aussi soudainement qu'il l'avait lancé à toute allure, elle n'aurait su dire
pendant combien de temps avait duré leur incroyable chevauchée.
Ils se trouvaient maintenant dans une vallée aux flancs abrupts, envahie de
figuiers et de noisetiers sauvages. Un ruisseau murmurait à quelques pas, caché
sous la végétation dense.
Khalim mit pied à terre et Susan se laissa glisser dans ses bras, les yeux rivés
au regard noir qui l'envoûtait.
— Belle Susan, murmura-t-il.
Il lui prit la main et la guida vers l'eau qui bruissait sous le feuillage, et l'invita
à s'asseoir sur le sable, parmi les herbes folles et les fleurs sauvages. L'endroit était
paradisiaque !
Khalim lui montra du doigt l'horizon dominé par des cimes enneigées.
—Lorsque j'étais enfant, dit-il d'une voix douce, mon père
m'amenait ici à la fonte des neiges. Nous buvions l'eau glacée
descendue de la montagne dans un gobelet...
—Pourquoi ?
—Pour la beauté du geste.
Il s'était tourné vers elle en souriant. Cette insouciance ressemblait si peu au
prince du Maraban.
— J'ai toujours gardé le gobelet, ajouta-t-il en sortant du sac
un petit récipient très ancien en or massif, incrusté de cabochons
de rubis.
Susan prit l'objet et le fit tourner entre ses doigts.
—Il est de toute beauté !
—N'est-ce pas ? Il y a plus de mille ans, mes ancêtres sont
venus s'installer dans ce pays avec un fabuleux trésor. Ce gobelet
en faisait partie.
Ces paroles évoquaient la beauté, mais semblaient mêlées d'une étrange
tristesse.
Elle comprit alors que Khalim ne pourrait jamais se débarrasser du fardeau des
traditions. Il incarnait l'histoire de son peuple, son avenir ne lui appartenait pas.
Elle devait l'accepter...
Khalim avait sorti du sac une flasque assortie au gobelet.
— Lorsque j'ai atteint l'âge de dix-sept ans, nous sommes
venus comme chaque année, mais cette fois-là nous avons bu
du vin, expliqua-t-il en souriant. De ce vin riche du Maraban,
tiré des vignes qui poussent à flanc de coteau, au pied de nos
montagnes. Partagerez-vous ce vin avec moi, Susan ?
Disant cela, elle se fit l'effet d'Eve acceptant la pomme du serpent.
— Avec joie.
Il versa du vin et mena la coupe à ses lèvres.
— N'en prenez pas trop... La terre du Maraban produit un
vin aussi fort que les hommes qui la peuplent.
Elle but en fermant les yeux, les arômes puissants envahissant tout son corps.
Lorsqu'elle les rouvrit, Khalim la regardait avec une telle intensité qu'elle
sursauta, laissant tomber un peu du précieux breuvage sur son poignet. Une
goutte rouge sombre se détachait sur la blancheur de sa peau.
Elle leva le visage vers lui et Es échangèrent un regard qui remplaçait tous les
discours, tous les serments. Le gobelet tomba dans l'herbe, oublié.
Khalim se pencha pour l'embrasser et ses lèvres l'accueillirent avec délice. Elle
attendait ce moment depuis si longtemps. Trop longtemps. Beaucoup trop
longtemps.
— Susan, belle Susan.
Il plongea les doigts dans sa chevelure soyeuse et l'embrassa encore, avec plus
d'ardeur.
Khalim se sentait emporté. Mais une femme comme Susan méritait qu'on lui
dise la vérité en face. Maintenant, avant qu'il ne soit trop tard.
—Il y a quelque chose que je dois te dire..., commença-t-il,
mal à l'aise.
—Je le sais déjà.
—Tu ne peux pas savoir ! protesta-t-il.
—Ne t'inquiète pas, Khalim, je n'attends ni promesse ni
serment. Nous devons vivre l'instant présent, car il n'y a pas
d'avenir pour nous.
Il ferma les yeux, désespéré. Ces paroles étaient cruelles et son apparent
détachement avivait le feu qui courait dans ses veines.
— Khalim, qu'y a-t-il ?
Il ne put répondre qu'en l'embrassant encore, en se perdant dans l'enivrant
parfum de son cou, de ses épaules. Puis il posa ses mains sur sa poitrine
délicieusement galbée, sentant la chaleur de sa peau sous ses doigts fébriles. En un
instant, il avait écarté son chemisier, la dévorant des yeux.
Dans son regard perçait une folie semblable à celle du cheval qu'il venait
d'épuiser à la course.
Sans un mot, il la déshabilla, ne lui laissant plus que ses sous-vêtements.
— De la dentelle ? dit-il, déglutissant avec peine. J'étais sûr,
Susan, que tu portais de la dentelle.
Inversant les rôles, elle se dressa contre lui, glissant les doigts sous sa chemise
pour caresser sa peau. Abasourdi, il la laissa néanmoins faire. Pour la première
fois, il n'était pas le maître absolu.
— Et toi ? demanda-t-elle en posant de légers baisers dans
son cou.
- M o i?
—Déshabille-toi ! murmura-t-elle tout contre son oreille.
Cette femme ne cesserait donc jamais de le surprendre ?
—C'est... C'est un ordre ?
—A ton avis ?
— Belle Susan, je suis à ta merci.
Avec ses cheveux blonds ébouriffés, sa mimique moqueuse et le désir qu'il lisait
dans son regard bleu, elle était irrésistible. Il défit les boutons de sa chemise d'une
main qu'il aurait voulue plus ferme. Mais ses doigts tremblaient d'impatience.
— Jusqu'où ?
Elle savoura un instant le pouvoir qu'elle détenait sur cet homme.
— Retire tout !
Il prit son temps. Lorsqu'il eut terminé de se dévêtir, elle ne put s'empêcher de
contempler sa virilité éveillée.
— Je suis trop... fort pour toi peut-être ? demanda-t-il en
levant un sourcil de défi.
Elle ne put s'empêcher de rire devant tant de prétention.
— Vous êtes bien sûr de vous, mon prince !
Impatient de la punir pour ce sarcasme, il la débarrassa de ses sous-vêtements,
libérant la splendeur de sa poitrine. Puis il l'allongea près de lui, enfin nue, blottie
contre son corps musclé.
Il l'embrassa, laissant sa bouche dériver vers la pointe de ses seins, tandis que ses
mains puissantes exploraient son corps frémissant.
—Oh ! Khalim, gémit-elle sous ses caresses.
—Veux-tu que j'arrête ?
Il s'était à demi redressé, et le seul fait que sa bouche se soit éloignée d'elle la
rendait folle.
—Surtout pas ! Mais va plus lentement Khalim, laisse-moi
le temps de savourer cet instant magique.
—On prendra tout notre temps la prochaine fois, ma douce
Susan. Il faut d'abord apaiser notre faim. Plus tard ce sera doux
et délicieux, je te le promets.
—Mais c'est déjà délicieux, Khalim. Absolument déli
cieux.
Il découvrait avec émerveillement que le corps de la jeune femme répondait à
chacun de ses gestes.
— Oh ! Susan. Belle, douce Susan.
Mais il ne pouvait plus attendre, son désir devenait insoutenable. Juste avant de s'unir
à elle, il comprit que sa vie allait basculer dans un monde nouveau, que rien ne serait
plus comme avant.
Ils firent l'amour avec une infinie douceur, comme si leurs corps avaient été faits
l'un pour l'autre. Il n'y avait plus de prince Khalim ni de Susan Thomas, seulement
deux êtres qui s'aimaient passionnément.
Susan ne comprenait plus ses mots hachés, coupés de baisers. Elle n'imaginait que
des millions d'étoiles. Elle sentait que le monde autour d'eux allait voler en éclats.
Khalim la regardait tendrement, guettant le moment où elle laisserait ses sens
aborder le rivage du plaisir. Il vit son abandon, qui était égal au sien. Et la vague
immense de la volupté les submergea, les enveloppant dans un tourbillon qui leur
sembla durer un siècle, mêlant leurs soupirs au vent du désert.
Brisée, Susan sentit ses paupières s'alourdir.
—Non Susan, tu dois rester éveillée.
—Je dois quoi ? protesta-t-elle d'une voix endormie.
Il s'amusa de sa rébellion. Elle se donnait à lui, mais ne voulait subir que sa propre
volonté.
—Ils vont bientôt arriver.
Elle se dressa d'un bond.
—Qui va arriver ? Quand ?
—Mes gardes du corps.
Il s'empressa de rassembler ses vêtements pour les lui tendre.
—. Et ils sauront où te trouver, bien sûr ! s'exclama-t-elle en
secouant ses affaires pour en ôter le sable. C'est l'endroit habituel
de tes petites frasques, je suppose ?
—Susan, Susan, Susan, murmura-t-il. Fière, coléreuse et
absurde Susan. Aucune femme ne m'a jamais accompagné
jusqu'ici.
En fait, aucune femme occidentale ne l'avait accompagné jusqu'au Maraban. Et
jamais aucune Marabanaise ne se serait laissé entraîner dans une telle aventure
avec un prince de sang.
—Et comment nous trouveront-ils dans l'immensité du
désert ?
—Ils suivront les traces du cheval, dit-il en finissant d'enfiler
ses vêtements, tout aussi échevelé qu'elle.
Furieuse, elle s'habillait en toute hâte.
— Ils devineront tout en nous voyant dans cet état ! Que
vont-ils penser ?
Il la regarda avec froideur.
—L'opinion de mes gardes du corps t'importe donc plus
que la mienne ?
—Je me fiche de l'une comme de l'autre ! Mais je suis une
professionnelle en mission et me comporte comme telle.
—Mais ta mission est terminée. Tu es maintenant mon invitée.
Mieux, ma maîtresse !
Alors que ce terme possessif aurait dû la mettre en rogne, Susan le regardait avec
intensité, sans ressentir le moindre regret. Elle s'était donnée à lui sans arrière-
pensée, librement, et sans rien attendre en retour. Et il avait été parfaitement
honnête avec elle. L'amour qu'il lui donnait était tout ce qu'il pourrait lui donner.
Elle devait profiter de cet instant et s'en contenter.
— Veux-tu être ma maîtresse, Susan ?
Elle se tourna vers lui tandis que quatre cavaliers s'approchaient au loin.
— Oui Khalim, je veux être ta maîtresse.
9.
Sur le chemin du retour vers le palais, Susan avait l'impression d'être une
captive.
Khalim avait échangé quelques mots avec un homme qu'elle n'avait encore
jamais vu, qui se distinguait des autres par son incroyable prestance. Sa tenue
recherchée démontrait son appartenance à la classe des dirigeants et son visage
était celui d'un homme très autoritaire. Elle ne comprenait pas un traître mot de
ce qu'ils se disaient, mais elle pouvait deviner la colère de l'inconnu qui reprochait
vertement au prince d'avoir enfreint les règles de sécurité.
Quand les toits dorés du palais apparurent au loin, elle se sentit soulagée. Le
prince sauta à bas du cheval, la fit descendre à son tour et, l'espace d'un court
instant, leurs regards se croisèrent. Elle put y lire un ardent désir, de la tendresse,
mais aussi autre chose... qui lui fit terriblement peur. Etait-ce le regret ? Plus que
des mots, cette lueur dans le regard de Khalim lui fit comprendre que leur liaison
était passagère. Qu'elle ne devrait jamais se laisser bercer d'espoir.
— Je vais t'accompagner à ta chambre, dit-il à voix basse.
L'homme qui avait fait des remontrances à Khalim s'insurgea
de nouveau mais le prince semblait n'en avoir cure.
— Viens ! dit-il à Susan avant de l'entraîner à travers le
jardin, jusqu'au palais.
—Qui était cet homme ? demanda-t-elle, une fois qu'ils se
furent éloignés.
—Mon cousin, Raschid.
—Il est en colère contre toi ?
—Absolument furieux ! concéda-t-il avec un petit sourire
de satisfaction.
—Vas-tu avoir des problèmes, Khalim ?
—Je ne pense pas. Après tout, je suis le prince.
Il parlait avec une arrogance qu'elle n'aurait supportée d'aucun autre homme. Mais
venant de Khalim, ce pouvoir, ce sens inné de l'autorité ne lui déplaisaient pas, tout
compte fait.
Quand ils arrivèrent à sa chambre, il s'arrêta un instant, prit son menton et se
pencha vers elle. Il avait, plus que tout, envie de l'embrasser et d'étendre son corps
nu sur...
Avec un soupir de frustration, il se résigna et se contenta de déposer un léger
baiser sur son front.
— Je te ferai servir ton dîner ici car je ne pourrai être avec
toi, ce soir.
Les yeux écarquillés de surprise, elle sentit son cœur se serrer. Mais il était hors de
question qu'elle lui montre sa déception.
—C'est dommage, dit-elle calmement.
—Mais je viendrai te rejoindre plus tard, Susan.
—Je serai peut-être endormie.
—Alors je te réveillerai, promit-il en déposant un baiser sur
ses lèvres avant de disparaître.
Susan retira lentement ses vêtements couverts de poussière et se laissa glisser
dans les délices d'un bain moussant. Après s'être délassée une bonne demi-heure,
elle sortit de l'eau, se sécha avant d'enfiler un pantalon et un chemisier de lin blanc.
Un peu plus tard, Fatima apparut avec un immense plateau chargé de tomates
farcies au fromage de brebis, de brochettes d'agneau accompagnées de riz sauvage
ainsi que de pâtisseries aux amandes brillantes de sirop.
Lorsque la servante se retira, Susan ne put que picorer quelques bouchées.
Comment aurait-elle pu s'intéresser à quelque chose d'aussi banal que de la
nourriture quand son esprit et ses sens étaient encore ensorcelés par ses ébats avec
Khalim ? Il s'était montré à la fois tendre et fougueux, puissant et passionné.
Afin de libérer son esprit de l'image obsédante de leurs deux corps enlacés sur le
sable, elle prit le livre de Robert Cantle sur le Maraban et se plongea dans le
chapitre concernant les ancêtres de Khalim qui avaient participé à la construction
du Royaume des Montagnes.
Elle retrouva facilement les portraits de ses ancêtres les plus récents, lorsque,
soudain, son regard s'arrêta sur l'un d'entre eux : Malik le Magnifique. C'était
l'arrière-grand-père de Khalim, celui dont l'amour impossible ressemblait tant à
celui qu'ils vivaient actuellement. Etait-ce un signe ? Un présage la mettant en
garde de ne se faire aucune illusion quant à son avenir avec le prince ?
Vers 11 heures du soir, elle posa son ouvrage, se disant que Khalim ne viendrait
plus. En brossant longuement ses cheveux, elle s'efforça de contenir sa colère. Mais
elle n'y parvenait pas... S'imaginait-il pouvoir ainsi la faire attendre ? Qu'elle était
là, à sa disposition, guettant son bon vouloir ?
Elle se leva et jeta rageusement la brosse sur la coiffeuse incrustée de nacre. A
cet instant précis, la porte s'ouvrit et Khalim apparut dans une superbe tunique
saphir.
—Je ne t'ai pas entendu frapper, dit-elle sèchement.
—C'est parce que je ne l'ai pas fait, répondit-il en fermant
doucement la porte derrière lui.
—Et pourquoi pas ?
En entendant le ton agressif de sa voix, il se figea et se tourna pour faire face aux
yeux bleus qui le toisaient.
— Parce que nous sommes amants, Susan. Cet après-midi,
tu t'es donnée à moi avec une telle générosité. Je pensais que
nous n'avions plus besoin de telles barrières entre nous. Veux-tu
vraiment que je frappe à ta porte ?
La voix de la raison lui soufflait de se montrer calme, mais Khalim lui avait
manqué, sa disparition sans explication l'avait déçue, et l'attente avait été tellement
longue et pénible qu'elle n'avait aucune envie de se montrer raisonnable.
—Et comment ! J'ai beau être assez mûre pour comprendre
que nous avons une liaison sans engagements, sans attentes et
sans promesses, je n'ai pas l'intention de me laisser piétiner
comme un paillasson !
—Je ne te piétine pas comme un paillasson ! répondit-il
d'un ton glacial.
—Ah non ? Tu te contentes simplement de me faire l'amour
avant de disparaître toute la soirée sans même te donner la peine
de me dire où tu vas ?
Il sourit. Ainsi, elle était jalouse. Parfait !
—Mais tu viens de me dire toi-même qu'il s'agissait d'une
liaison sans attentes, Susan.
—Il ne s'agit pas de ça, mais de courtoisie !
Khalim avait jugé inutile de dire à Susan où il se rendait pour ne pas lui faire de
peine, mais il s'était trompé. En ne lui disant rien, il l'avait encore plus chagrinée.
Sans doute parce qu'il n'avait pas l'habitude d'analyser les conséquences de chacun
de ses actes sur les sentiments des femmes. D'habitude, il faisait ce qui lui plaisait et
on ne lui demandait pas de rendre des comptes.
—J'ai dîné avec ma mère et mon père, répondit-il douce
ment. Mon père est trop faible pour supporter la présence de...
d'invités pendant tout un repas.
—C'est tout ? Mais pourquoi ne pas me l'avoir dit ?
Elle n'apprendrait certes jamais toute la vérité. Mais Khalim comprit que s'il ne se
montrait pas parfaitement honnête avec Susan, il la perdrait.
—Non, ce n'est pas tout. Il y avait également une jeune
femme.
—Je ne suis pas certaine de comprendre...
—Mon père est très fragile...
—Je sais cela.
— Il va bientôt mourir... Et je dois prendre une épouse
à la fin de la période de deuil qui durera un an, ajouta-t-il,
embarrassé.
Une douleur insoutenable transperça le cœur de Susan et elle aurait aimé pouvoir
casser quelque chose. N'importe quoi. Mais qu'est-ce que cela allait changer ?
Pourquoi se révolter contre ce que son bon sens et son instinct lui avaient prédit
depuis le début ?
Elle réussit à se ressaisir, à montrer un visage calme.
— Et cette... cette jeune femme était, je suppose, l'une de
ces candidates potentielles que l'on te propose ?
Khalim repensa à la timide jeune fille présentée par sa mère, son corps jeune et
mince caché sous de légers voiles de soie brodée. Seuls ses yeux étaient visibles, de
grands yeux couleur noisette. Elle s'était montrée docile et soumise, en adoration
devant lui. Il avait remarqué le signe d'assentiment de sa propre mère, puis le sourire
satisfait qui vint illuminer le visage de la mère de cette jeune fille.
Un instant, il avait tenté d'imaginer ce que serait sa vie s'il épousait une femme
comme celle-ci. Elle lui donnerait de beaux descendants marabanais et, avec un
peu de chance, un héritier mâle pour lui succéder. Puis, elle deviendrait grasse et
indolente. Et lui s'ennuierait à mourir.
— Alors ? Etait-ce elle, l'heureuse élue ? demanda Susan
en se forçant à ne pas paraître trop agressive.
—Non.
—Non ? Peut-être est-ce parce qu'elle avait appris que tu
avais passé ton après-midi à me faire l'amour sous le soleil
brûlant du désert ?
Ces images éveillèrent en lui une colère furieuse qui explosa en une vague de désir
presque insupportable. Il l'attira brusquement dans ses bras et la punit d'un baiser
brûlant de passion.
—Susan, murmura-t-il ensuite, comment veux-tu que nous
soyons amants si tu as des exigences aussi peu raisonnables ?
—La plupart des gens les trouveraient raisonnables.
—La plupart des gens, ma douce Susan... Mais je ne suis
pas l'un d'entre eux. Nous le savons tous les deux et je te l'ai
dit dès le début.
—Non, Khalim. Pas dès le début, lu me l'as dit juste avant de
me faire l'amour, quand faire l'amour était devenu inévitable, lu
as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour me séduire et...
Il l'interrompit en posant un doigt sur ses lèvres tremblantes. Comme elle le
connaissait bien ! Etait-ce possible, en si peu de temps ?
— Entendu ! Je plaide coupable.
Il l'embrassa plus doucement, avec infiniment de tendresse et elle laissa aller
son corps contre le sien, comme si elle capitulait déjà.
—C'est déjà un bel effort, admit-elle en répondant à ses
baisers.
—Susan, ma douce Susan. Pourquoi ne pas simplement
profiter du moindre instant qui nous est accordé ? A quoi bon
nous déchirer pour quelque chose que nous ne pourrons pas
changer ? Jouissons des plaisirs de la vie maintenant, sans
penser à demain. Sauf que...
Elle s'était complètement abandonnée mais, à ces mots, elle se raidit.
— Sauf que?
— Sauf que cette fois-ci nous devrons nous montrer plus
prudents que cet après-midi. J'ai apporté... j'ai apporté des
préservatifs.
Pris dans le tourbillon de la passion, il avait, pour la première fois de sa vie, fait
l'amour à une femme sans prendre le temps de penser au préservatif. A l'idée que
Susan puisse tomber enceinte, il s'était d'abord réjoui. Mais très vite, la raison
d'Etat avait repris ses droits. Il était impossible que Susan Thomas porte un
enfant du prince Khalim...
Avec désinvolture, elle déboutonna lentement la tunique de soie pour la lui
retirer.
—Nous n'en aurons pas besoin, Khalim.
—Quoi ? Comment cela, nous n'en aurons pas besoin...
— Je prends la pilule.
- Non !
On aurait dit que cette révélation l'avait poignardé en plein cœur.
— Si ! répondit-elle calmement.
Il serra brutalement son bras, une insupportable jalousie étouffait son cœur.
— C'est une habitude de femme occidentale, je suppose.
Toujours prête, c'est ça ? Juste au cas où ?
A son air choqué, elle comprit que, dans leur culture orientale, ce sujet de
conversation était tabou. On n'abordait jamais ces questions intimes en dehors
d'un cabinet médical.
—Ecoute, Khalim, je prends simplement la pilule pour
régulariser mon cycle. Et c'est un remède très efficace.
—C'est surtout très pratique pour faire l'amour au pied levé,
non ? demanda-t-il d'un ton sarcastique.
Elle le repoussa immédiatement.
— Si c'est ce que tu crois, tu peux sortir d'ici immédiatement.
Et ne te donne surtout pas la peine de revenir !
A l'éclat d'acier de ses yeux bleus, il comprit qu'elle était sérieuse et jugea plus
prudent de changer de sujet. Il prit une longue inspiration pour se calmer.
—Je n'aurais pas dû dire cela...
—Non, tu n'aurais pas dû ! Combien de maîtresses as-tu
eues dans ta vie, Khalim ?
—Comment oses-tu me demander cela ?
—Je parie que tu as eu beaucoup plus de maîtresses que
moi d'amants. Pour tout te dire, j'en ai eu deux !
—Deux ?
—Oui, deux ! Ce n'est pas très choquant en considérant
que j'ai vingt-sept ans et que j'ai grandi dans une culture
occidentale. Je ne suis jamais allée au lit avec un homme sur
un coup de tête. Peux-tu en dire autant en ce qui concerne tes
innombrables conquêtes ?
Il la considéra longuement, partagé entre la fureur et l'admiration. Sa jolie petite
Susan pleine de logique ! Il étouffa la jalousie qui le tenaillait encore et un éclat
espiègle brilla dans ses yeux noirs.
— En réalité, ma jolie Susan, avec moi non plus tu n'es jamais
allée au lit, il me semble..., dit-il doucement en lui prenant la
main pour l'embrasser. Je pense que nous devrions remédier
à cela sans tarder.
Il la souleva dans ses bras et la porta jusqu'au lit.
Une fois de plus, elle fut impressionnée par la force autoritaire de cet homme à
laquelle elle trouvait un surprenant plaisir à se mesurer, puis à se soumettre,
impatiente de découvrir les nouveaux délices qu'ils allaient partager.
10.
Khalim passa une grande partie de la nuit avec elle, mais se glissa hors du lit
quand les premières lueurs rosées de l'aube entrèrent par la fenêtre.
Il s'habilla à la hâte et se baissa vers Susan pour poser un baiser sur ses lèvres
boudeuses.
—L'avion décolle à midi, murmura-t-il. Sois prête à partir
à 10 heures.
—Mmm ? TU disais ? demanda-t-elle, encore engourdie
de sommeil.
Ils avaient passé une nuit inoubliable, se donnant l'un à l'autre sans aucune retenue.
Une chose était maintenant certaine à ses yeux. Elle aimait Khalim. Elle l'aimait
profondément. Et cette découverte ne lui apportait aucune joie. Comment se
réjouir d'un amour condamné d'avance ?
Pourtant, c'est avec un sourire forcé qu'elle lui fit face, essayant de gagner du temps
pour mieux cacher sa vulnérabilité.
— Il faut que tu sois prête à 10 heures, répéta-t-il douce
ment.
Elle acquiesça et le regarda s'éloigner de sa démarche élégante et fluide dans le
bruissement de sa tunique de soie.
Sans conviction, elle mangea les fruits et le pain que Fatima avait apportés dans sa
chambre pour le petit déjeuner. Quand
on frappa à sa porte à 9 heures, elle était prête. C'était Khalim. Il s'était changé et
portait un costume à la coupe impeccable, prêt pour son retour à Londres. Sur
son visage, Susan surprit une expression inhabituelle. Il semblait perplexe.
—Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète.
Il haussa les épaules.
—Mon père demande à te rencontrer.
—TU semblés surpris.
Il l'était. Terriblement. Pour lui, il était inconcevable que son père veuille
rencontrer cette jeune femme active et émancipée. Mais il n'allait pas avouer cela
à Susan.
— En effet, il est tellement fragile qu'il reçoit très peu de
visiteurs.
Sauf les épouses potentielles, pensa Susan avec amertume. D devait en voir
défiler des centaines !
— Alors je dois me sentir honorée, répondit-elle,
fl acquiesça d'un air absent.
— Je vais faire porter tes bagages dans la voiture. Viens
avec moi.
Elle lui trouva un air distrait pendant qu'ils traversaient de longs corridors,
passaient devant des gardes silencieux, avant d'arriver dans une partie beaucoup
plus spacieuse du palais. Quelques pas plus loin, on ouvrit devant eux une
double porte très ouvragée et incrustée d'or.
A l'autre bout de la chambre immense se dressait un lit où reposait un homme
immobilisé par la maladie.
— Viens, l'invita Khalim doucement.
La mère du prince était assise au chevet du malade, le visage troublé. Elle fit un
petit signe de tête à l'adresse de Khalim, puis salua un peu plus longuement
Susan.
— Père, dit Khalim. Voici Susan Thomas.
Dans le visage parcheminé, seuls les yeux semblaient vifs et alertes. Des yeux
d'un noir profond, comme ceux de son fils. Le vieil homme lui sourit et Susan fut
bouleversée par la chaleur qui se dégageait de ce sourire.
— Ainsi, dit-il lentement, c'est vous que je dois remercier
d'avoir confirmé le choix de Khalim en ce qui concerne le
nouveau directeur des raffineries. Un choix différent du mien,
avoua-t-il avec un sourire un peu désabusé. C'est pourquoi
Khalim a jugé utile de faire venir un arbitre indépendant pour
prendre la décision.
Susan tourna un regard surpris vers Khalim qui leva un sourcil moqueur.
— Merci. C'est un grand honneur pour moi de vous rencon
trer, monsieur, dit-elle calmement.
Le vieillard acquiesça, puis dit quelques phrases à Khalim, en marabanais.
— Susan, murmura Khalim en lui touchant le bras quand
le vieil homme se tut, veux-tu bien attendre un peu dans l'anti
chambre pendant que je prends congé de mon père ?
Elle obtempéra, la gorge nouée en voyant le visage attristé de Khalim. Quel
sentiment atroce ce devait être pour lui d'imaginer que chaque séparation d'avec
son père pourrait être la dernière !
Elle dut attendre assez longtemps. Lorsque Khalim revint, le visage grave, elle
se leva et vint à sa rencontre.
— Est-ce que tout va... bien ? demanda-t-elle.
La question semblait stupide, vu les circonstances, mais Khalim ne réagit
pas.
— Le médecin est avec lui, maintenant. Il est temps de nous
rendre à l'aéroport où l'avion nous attend.
Ils longèrent les couloirs dont les murs couverts de faïence donnaient au palais
une agréable fraîcheur.
— Ta m'as jeté un drôle de regard, tout à l'heure, quand mon
père t'a dit que nous nous étions mis d'accord, lui et moi, pour
faire appel à un arbitre extérieur. Tu avais l'air surprise, Susan.
Croyais-tu que j'avais inventé cette mission pour te faire venir
ici, au Maraban ?
—Je dois avouer que cette idée m'a effleurée.
— Tu as comblé toutes mes attentes, Susan. A tous les niveaux
et même davantage, dit-il en souriant.
La limousine s'engagea sur le terrain d'aviation et ils furent immédiatement
escortés jusque dans le jet où les attendaient Philip Caprice et deux ravissantes
hôtesses.
Une fois que l'avion eut décollé, Khalim laissa errer son regard sur le profil pur
de Susan, sur sa silhouette parfaite. Ce matin, il n'avait pas eu envie de la laisser et
maintenant, il aurait aimé renvoyer Philip pour de nouveau lui faire l'amour. Il
commençait à avoir cette femme dans la peau et se sentait prêt à enfreindre toutes
les règles de bienséance. Contrarié de se savoir si vulnérable, il prit sa mallette et en
retira une grosse liasse de documents qu'il se mit à étudier.
Susan fut décontenancée par cette attitude. Dans la voiture, déjà, il avait à peine
ouvert la bouche et maintenant, il prenait ses distances. Avait-il déjà des regrets ? La
considérait-il comme une femme facile parce qu'elle prenait la pilule ?
— Je vais me rafraîchir un peu, dit-elle tandis qu'elle se
levait pour prendre un petit sac.
Quand elle revint, une bonne demi-heure plus tard, Khalim se figea.
Durant son séjour au Maraban, elle s'était habillée de manière parfaitement
appropriée, avec des pantalons ou des jupes longues, des vêtements qui cachaient
pudiquement ses formes merveilleuses. Mais elle venait d'enfiler une petite robe
moulante, sans manches, qui montrait bien plus de peau bronzée qu'il ne pouvait
en supporter.
Mal à l'aise, il attendit qu'elle s'installe à côté de lui pour manifester son
mécontentement.
—Qu'est-ce que ça veut dire ?
—De quoi parles-tu ?
—De... de cet étalage de tes appas.
— Mais c'est exactement le genre de robe que je portais
quand nous nous sommes rencontrés. Ça n'avait pas l'air de
te gêner, alors.
— J'ai changé d'avis, répondit-il froidement.
- O h !
Il se pencha vers elle et murmura :
—Je ne veux pas que d'autres hommes te voient vêtue de
cette façon.
—Parce tu redoutes que leur regard soit semblable au tien ?
s'enquit-elle innocemment.
—Ça, c'est différent !
—Je ne vois pas en quoi !
Khalim pianota des doigts sur ses feuilles. A part l'entraîner de force dans le
cabinet de toilette pour qu'elle se change, il ne pouvait pas faire grand-chose.
De toute évidence, il avait rencontré une femme qui ne se soumettrait pas à tous
ses désirs. Une femme à sa mesure... Voilà qui était nouveau pour lui... et assez
frustrant !
—Tu n'as qu'à porter ce que tu veux ! finit-il par dire d'un
ton morne.
—C'est bien mon intention.
Le reste du voyage se déroula dans un silence pénible. Susan se demandait comment elle avait pu croire être tombée amoureuse d'un homme aussi tyrannique. Puis, en jetant un coup d'œil rapide vers son profil sombre, elle pensa à sa tendresse et à sa passion durant la nuit et, une fois de plus, une douleur aussi aiguë qu'un poignard transperça son cœur
Quand ils s'installèrent dans la limousine qui les attendait à l'aéroport,
Khalim se trouva dans une situation inhabituelle. Il ne savait plus quoi faire !
Ou plutôt, il savait trop bien ce qu'il désirait : emmener Susan Thomas au
plus vite dans sa suite au Granchester pour la soumettre aux plus délicieuses
tortures afin qu'elle se soumette, et pour toujours, au moindre de ses désirs.
Il soupira. En fait, ce n'était pas ça non plus. L'indépendance et la force de
caractère de Susan le frustraient tout autant qu'elles l'attiraient. Quelle triste victoire
ce serait de la voir dans le rôle qu'il exigeait habituellement de ses femmes !
—Veux-tu aller chez moi ? demanda-t-il doucement, dans
l'expectative la plus totale.
—Tu veux dire au Granchester ?
—Bien sûr.
—Et si tu venais plutôt chez moi ?
Dans cet appartement que Susan partageait avec cette fille bizarre ?
Inconcevable ! Puis il songea à ce qui pourrait lui arriver de bien pire : rentrer
chez lui, mais sans Susan.
—Très bien, répondit-il avec résignation.
—Inutile de faire une tête d'enterrement. Ce n'est pas comme
si je t'emmenais dans la cage d'un lion.
—Non, pas celle d'un lion, mais d'une belle et gracieuse
panthère, la taquina-t-il.
Elle fut incapable de savoir comment interpréter ses paroles et préféra les
prendre comme un compliment.
Mais tandis que la limousine approchait de son immeuble, elle commençait à
se demander si c'était une bonne idée de l'emmener chez elle, après tout.
Et si Lara avait encore invité sa bande de copains acteurs ? S'ils les
surprenaient en train de dévorer des pizzas assis par terre en tailleur en buvant
bière sur bière ? Et si son amie était
partie en catastrophe le matin même en abandonnant derrière elle son habituel
champ de bataille ?
Tant pis, les dés en étaient jetés. Descendant de voiture, ils montèrent à
l'appartement.
Ils n'y trouvèrent pas toute une bande de copains, mais Lara et son petit ami
Giles, un garçon complètement déjanté qui suivait de loin en loin des cours d'art
dramatique.
Giles était né dans une famille très aisée, s'imaginant que la planète entière
devait le prendre en charge. Il avait un adorable petit minois d'ange déchu qui
faisait craquer toutes les filles et Lara, bien sûr, était tombée follement
amoureuse de lui au point d'être à ses petits soins en permanence.
Susan se baissa pour ramasser par terre une bouteille de vin entamée qui
risquait de se renverser d'un instant à l'autre et remarqua la grimace de dégoût
sur les lèvres du prince.
—Lara, tu as déjà rencontré Khalim. Khalim, je ne pense
pas que tu aies déjà fait la connaissance de Giles qui est...
—L'amant de Lara, répondit Giles avec arrogance.
Les muscles du visage de Khalim ne bougèrent pas d'un cil.
— Enchanté, répondit-il en interrogeant Susan du regard.
Que faire maintenant ? Il était hors de question qu'elle l'em
mène dans sa chambre.
—Veux-tu un peu de café ? demanda-t-elle faiblement.
—Volontiers, répondit-il sans enthousiasme.
On aurait dit que la cuisine avait servi de camp d'entraînement militaire. Et
Lara avait terminé le café moulu sans bien sûr le remplacer !
—Cela t'ennuie si je fais de l'instantané ?
—De l'instantané ? répéta-t-il comme si elle venait de lui
parler en chinois.
—Du café instantané... en poudre, dut-elle préciser.
—Aurais-tu du thé ?
— Oui, oui, bien sûr !
Elle leur versa deux tasses de thé corsé et les posa sur la table de la cuisine
qu'elle avait dû rapidement débarrasser.
Ils restèrent assis, l'un en face de l'autre, se regardant à travers la vapeur qui
s'élevait de leurs tasses.
—Tu n'es pas obligé de rester là, tu sais, hasarda-t-elle.
—Non, je sais. Mais tu ne vas pas venir avec moi au
Granchester, n'est-ce pas ?
—Non.
—Tu veux bien me dire pourquoi ?
Comment lui expliquer que l'environnement luxueux dans lequel il avait
l'habitude d'évoluer ne faisait qu'accroître l'inégalité entre eux ? Que si elle devait
toujours vivre sur son territoire, sa position déjà très instable le serait davantage
?
—Ne pourrions-nous pas vivre comme un couple normal ?
Sans un garde du corps dans les pattes, sans tous ces gens qui
te font des courbettes à tout instant ?
—Que suggères-tu ?
—Et si tu louais un appartement pour toi ? Un appartement
où nous poumons nous rencontrer en tant qu'égaux, comme
un vrai couple.
—Un appartement ?
—Pourquoi pas, Khalim ? Ne serait-ce pas merveilleux
si nous pouvions nous y retrouver tous les deux, de temps en
temps ?
Khalim réfléchit. Elle n'avait pas tort. Un appartement lui donnerait enfin un
sentiment de liberté, d'indépendance. Une liberté que les hommes de son âge
considéraient comme un acquis.
Susan pourrait se promener en portant les vêtements qu'elle voudrait, ils
pourraient grignoter un morceau en regardant une vidéo comme il avait vu faire
Guy et Sabrina à plusieurs reprises...
—C'est une option pleine de sagesse. Je vais demander à
Philip de nous trouver quelque chose immédiatement...
—Non, Khalim ! Il faut que tu t'occupes de tout toi-même,
comme les gens normaux. Il faut que tu visites des appartements,
que tu choisisses celui qui te plaît, que tu t'occupes de toutes
les transactions. Pour une fois, oublie Philip !
Le défi de Susan fit bouillir son sang et le désir de la posséder lui donna presque
le vertige. Mais il lui faudrait attendre. Et un appartement serait la meilleure
solution pour laisser libre cours à leur passion.
— Je vais prendre cela en main. Et rapidement, promit-il.
Parce que je suis vraiment impatient de passer plus de temps
avec toi, Susan jolie.
11.
Elle aurait dû s'en douter ! Il n'avait pas choisi un appartement, mais une
maison de quatre étages dans le quartier de Chelsea.
— Un appartement aurait posé trop de problèmes pour mon
service de sécurité, expliqua Khalim en lui faisant visiter une
succession de pièces magnifiques avec une belle hauteur sous
plafond. Le responsable de ma protection ne m'a toujours pas
pardonné mon escapade avec toi dans le désert ! Il faut que je
le ménage un peu... Alors, qu'en penses-tu ? murmura-t-il. TU
aimes ?
Comment ne pas tomber sous le charme de cette maison ? A mesure qu'ils
traversaient l'enfilade de pièces, elle fut surprise de découvrir des bouquets aux
couleurs de celui qu'il lui avait envoyé quand il avait essayé de...
De quoi ? De la séduire ? Elle détourna la tête pour qu'il ne puisse voir ses
yeux. Cela avait peut-être été son intention au début, admit-elle, mais un nouveau
lien s'était développé entre eux, depuis. On ne partage pas une maison avec une
femme si l'on n'éprouve pour elle qu'une simple attirance sexuelle.
— C'est superbe. J'adore !
Mais elle savait qu'elle ne devait pas se bercer d'illusions. Elle osa finalement
poser la question qui la taraudait depuis le début de la visite.
— Le bail dure jusqu'à quand ?
Il y eut un long silence.
—Je n'ai pas loué la maison. Je l'ai achetée, finit-il par
répondre.
—tu l'as achetée ? Juste comme ça !
Puis elle se rendit compte du ridicule de ses paroles. Pour un homme de son
rang, ce genre de dépense représentait une peccadille !
—Et pour des raisons de sécurité, tous les meubles sont
neufs, ajouta-t-il.
—Au cas où une bombe aurait été cachée dans le dossier
du sofa ?
—C'est un peu ça, oui, répondit-il sèchement.
Elle s'en voulut aussitôt de s'être moquée ainsi de lui.
—Je regrette, c'était stupide de ma part.
Il sourit.
—Tu es bien magnanime, Susan.
Quand il souriait ainsi, elle perdait complètement pied.
— Ainsi tu as acheté la maison !
Il se souvint avec amusement de la tête des propriétaires quand il avait visité
différents logements, son garde du corps sur les talons.
—Un excellent investissement, je n'en doute pas un ins
tant !
—Mon garde du corps aura un appartement séparé, en bas,
et les trois autres étages nous seront réservés. Seulement pour
toi et moi.
Susan déglutit pour cacher l'émotion que ces mots éveillaient en elle. Durant
toute la semaine passée, qui lui avait semblé durer un siècle, elle n'avait pensé
à rien d'autre. Elle avait essayé d'imaginer ce que ce serait de vivre au
quotidien avec Khalim, mais n'avait jamais osé transposer ces images dans la
réalité. Elle n'en revenait pas qu'il ait fait le saut, qu'il ait
vraiment cherché un logement tout seul, sans la prévenir, pour ensuite l'inviter à
venir y vivre avec lui ! Car, lorsqu'elle lui avait proposé de venir de temps en
temps lui rendre visite, et de passer occasionnellement la nuit avec lui, il avait
refusé sa suggestion avec véhémence.
— Susan ?
Il venait de la tirer de sa rêverie d'une voix douce. Il l'attira dans ses bras et
l'embrassa longuement, éveillant en elle un désir brûlant.
Il aurait aimé lui arracher sa petite robe d'été jaune et lui faire l'amour tout de
suite... Mais il voulait prendre son temps, faire les choses bien, à leur rythme, pour
lui offrir plus de plaisir qu'elle ne pouvait imaginer.
— Viens, je vais te montrer la chambre.
Susan prit la main qu'il lui tendait et se laissa timidement entraîner vers la
chambre où trônait un immense lit.
— Pourquoi rougis-tu ? murmura-t-il en l'observant.
Elle n'allait sûrement pas lui avouer l'effet que lui faisait son sourire sensuel et
prometteur. Ni qu'elle avait l'impression d'être une jeune mariée au seuil de sa nuit
de noces. Si seulement... C'était ridicule, inutile de se faire des illusions !
Il la prit dans ses bras et la considéra avec gravité.
— Enfin ! murmura-t-il d'une voix émue.
Il la déshabilla lentement, avec une douceur infinie, caressant sa peau au fur et à
mesure qu'il la découvrait. Avec des gestes délicats, il retira son soutien-gorge et sa
culotte en dentelle.
— Maintenant, laisse-moi te regarder.
Nue devant Khalim, alors que lui portait encore son beau costume gris, elle
aurait dû se sentir intimidée. Mais sous le regard admiratif de son compagnon,
elle ressentit une merveilleuse fierté et redressa ses épaules, donnant encore plus
d'ampleur à sa superbe poitrine.
— Glisse-toi entre les draps, lui ordonna-t-il doucement.
Tu frissonnes.
Elle frissonnait, en effet, mais cela n'avait rien à voir avec le froid.
Il retira lentement sa veste et l'accrocha au dossier de la chaise. Sans la quitter
des yeux, il commença à déboutonner sa chemise. Celle-ci alla rejoindre la veste sur
la chaise, puis il déboucla sa ceinture et retira son pantalon.
— Tu pourrais gagner ta vie en faisant du strip-tease, lui
dit-elle d'une voix rauque, incapable de garder ses pensées
pour elle-même.
Il sourit.
— Toi aussi. Et si nous gagnions notre vie ainsi, ensem
ble ?
Il vint la rejoindre dans le lit.
—Juste toi et moi, poursuivit-il en caressant ses seins qui
se durcirent aussitôt. Qu'en penses-tu ?
—De quoi ? De... ça ? demanda-t-elle en désignant la peau
sombre de Khalim sur celle de ses seins d'un blanc laiteux.
—Mais non... je parlais de toi et moi, précisa-t-il avec
tendresse.
Elle faillit faire une remarque aigre-douce, de celles qui lui permettaient de se
protéger de la souffrance. Mais dans son regard, elle lut la sincérité.
— Je pense que cela vaut tout l'or du monde, murmura-t-elle
en gémissant déjà sous ses caresses.
Les vagues de plaisir qu'elle ressentait lui donnaient toutes les audaces. Jamais
elle n'avait autant désiré un homme. Aussi fit-elle lentement remonter ses doigts le
long des cuisses musclées de Khalim pour atteindre son membre durci. Aussitôt, il
se cambra et laissa sa tête retomber sur l'oreiller. Un soupir rauque s'échappa de ses
lèvres.
— Susan !
Ainsi capturé, il se sentait à sa merci. Jamais depuis sa première initiation aux
plaisirs de la chair, il n'avait autorisé une femme à prendre autant de liberté avec
son corps.
—Susan, arrête, la supplia-t-il.
—Tu n'aimes pas ? demanda-t-elle avec innocence.
Il posa sa main sur celle de Susan, pour l'arrêter.
—Si... Trop.
Comme elle avait adoré son regard troublé par le plaisir ! Khalim semblait
lutter pour reprendre le contrôle, mais elle se sentait forte. Son égale.
— Alors ? murmura-t-elle tout contre ses lèvres.
—Nous sommes censés faire l'amour de façon tradition
nelle.
—Ce qui veut dire que je ne dois montrer aucune expérience
qui pourrait suggérer que tu n'es pas mon premier amant ?
—Tu cherches la bagarre, Susan ?
—Te souviens-tu de la scène que tu m'as faite quand tu t'es
rendu compte que je prenais la pilule ?
Il prit une longue inspiration pour se calmer.
—Si j'ai utilisé des mots un peu durs, c'est parce que j'étais...
jaloux. Jaloux de ne pas être ton premier amant...
—Et moi, j'étais jalouse de ne pas être la première femme
à qui tu fasses l'amour.
Khalim se souvint de la force, du pouvoir qu'avait eu leur première étreinte
sur lui.
—En fait, Susan jolie, j'ai vraiment eu l'impression d'être
ton premier amant.
—Et moi d'être ta première maîtresse, admit-elle.
—Tu es la première femme que je considère comme mon
égale... Tu vis selon d'autres règles que les femmes de mon
pays et l'existence que tu as menée fait de toi la femme que tu
es aujourd'hui. Et c'est ainsi que je t'apprécie, Susan.
Une femme pour laquelle il avait parcouru Londres dans tous les sens pour
dénicher une maison où ils puissent vivre ensemble.
— Tu n'aimes donc pas les femmes soumises ?
En voyant le visage de son compagnon s'assombrir, elle regretta aussitôt ses
paroles.
Khalim pensait à l'inconnue qui deviendrait un jour son épouse, et il
considéra pensivement le corps pâle et délicat de Susan étendu sous le sien, les
cheveux étalés sur l'oreiller comme un halo de lune.
— Non. Et je ne veux pas que tu me sois soumise, Susan.
Jamais.
Ils firent l'amour plusieurs fois, cet après-midi-là, longuement, inlassablement,
encore et encore, chaque fois avec un désir exacerbé, tant leurs corps et leurs
sens semblaient insatiables.
—Khalim, murmura-t-elle. J'ai faim.
—Faim ?
L'idée de manger n'avait pas traversé l'esprit de Khalim. Mais il est vrai qu'il
avait appris à surmonter la faim. A l'âge de la puberté, on l'avait envoyé dans le
désert avec son tuteur pour apprendre à y survivre sans nourriture pendant
plusieurs jours. Ils avaient dû se contenter d'un peu d'eau et de quelques baies
ramassées dans des buissons épineux.
— Je suis même carrément affamée ! reprit Susan.
Il roula sur le côté, son corps magnifique étendu de tout son long sur les
draps de soie ivoire froissés par leurs joutes erotiques.
— Veux-tu que je fasse livrer un repas ? demanda-t-il.
Elle ouvrit la bouche pour accepter, puis se rappela qu'ils voulaient vivre comme
un couple normal. Un jeune couple en train de s'installer n'avait sûrement pas
d'argent à jeter par les fenêtres...
— Non, préparons quelque chose ici. J'ai apporté quelques
courses, tu te souviens ?
Khalim haussa les épaules en souriant et se leva.
— Comme tu voudras ! Tout ce que tu prépareras aura le
goût du paradis.
A l'idée qu'il considère comme acquis que ce soit elle qui fasse leur repas, elle se
sentit révoltée.
—Et pourquoi ne serait-ce pas à toi de nous préparer un
petit en-cas ?
—Moi ? demanda-t-il, outré. Moi ?
—Oui, toi ! Je ne te demande pas de traverser la Tamise à
la nage, mais simplement de nous préparer une tasse de thé et
un sandwich !
Pour rien au monde il ne lui avouerait qu'il n'avait jamais confectionné un repas
de sa vie.
— Une tasse de thé et un sandwich, répéta-t-il en se tenant
nu devant elle. Tu es sûre ?
S'il s'imaginait qu'en la provoquant ainsi avec ce corps magnifique elle allait se
lever pour se rendre dans la cuisine, il se trompait du tout au tout. Qu'en serait-il de
leur égalité prônée quelques instants plus tôt ?
— Sûre et certaine !
Il resta si longtemps dans la cuisine qu'elle crut un instant qu'il s'y était endormi.
Mais quand il revint enfin, vêtu de son peignoir de soie noir, il portait
triomphalement un immense plateau.
— Mmm, ça a l'air délicieux ! déclarant-elle en voyant les
sandwichs.
— N'en rajoute pas, Susan. Inutile d'être un cordon-bleu pour ouvrir une boîte de
thon, couper une tomate, deux tranches de pain et glisser une feuille de laitue entre
les deux !
Un point pour Khalim ! admit Susan en mordant dans le meilleur sandwich
qu'elle eût jamais mangé.
12.
Jamais Susan n'aurait imaginé vivre un jour avec un prince ! Ce n'était pas une
situation qui se présentait à toutes les jeunes femmes en quête de bonheur, pas plus
qu'une expérience que l'on pouvait comparer à celle de n'importe quel jeune couple.
Susan n'avait jamais vécu avec un homme et n'avait jamais eu envie de le faire
avant de rencontrer Khalim. Mais avec lui, les choses s'étaient déroulées de façon
tout à fait naturelle, comme si cela avait été planifié depuis toujours.
Un seul mot lui semblait approprié pour décrire ce qu'elle vivait : le bonheur.
Ils s'entendaient à merveille ; ils riaient des mêmes plaisanteries, se moquaient
des émissions télévisées débilitantes, se racontaient des histoires puériles.
— C'est vraiment formidable de pouvoir partager cette
complicité avec quelqu'un, avait murmuré Khalim un matin,
alors qu'elle se préparait à partir au bureau.
Elle sentit la tristesse dans sa voix grave et l'embrassa tendrement sur la joue.
— Tu as dû avoir une enfance bien solitaire, Khalim.
Il haussa les épaules.
— C'est vrai. Mais on ne peut pas toujours tout avoir.
Leurs étreintes aussi témoignaient d'une complicité extra
ordinaire. Faisant preuve d'une tendresse émouvante ou d'une
brutalité passionnée, Khalim semblait vouloir explorer toutes les facettes de leur
sensualité débridée.
Cependant, Susan le considérait toujours comme quelqu'un de trop gâté ; elle lui
en voulait un peu de s'imaginer qu'elle lui céderait en tout, comme le faisaient ceux
qu'il avait l'habitude de côtoyer.
— Ah, non ! protesta-t-elle un soir en entrant dans la cuisine
où la vaisselle du petit déjeuner n'avait pas encore été débarrassée.
C'est à ton tour de remplir le lave-vaisselle, Khalim !
Il fronça les sourcils.
—Tu n'as pas l'impression de pousser cette expérience de
vie normale un peu loin ? N'importe quel couple à la vie pro
fessionnelle bien remplie prend une femme de ménage pour
s'occuper de son intérieur, non ?
—C'est vrai, mais cela ne les empêche pas d'en faire un
minimum. A force de te faire servir pour un oui ou pour un
non, tu semblés avoir perdu toute notion de la réalité.
Il la considéra attentivement. Qu'elle était jolie, vêtue de sa courte jupe blanche et
de son petit pull turquoise ! Il s'approcha d'elle, un sourire narquois aux lèvres, puis
se pencha pour l'embrasser.
—Non, Khalim ! Je suis sérieuse. Les assiettes d'abord.
—Mmm... Tu manques de conviction, ma douce beauté.
Et puis, je ne vais tout de même pas laisser les petites tâches
domestiques passer avant les choses vraiment importantes,
mon amour.
Une fois de plus, elle finit par capituler, offrant sa bouche à ce baiser dont elle
avait rêvé toute la journée, se laissant entraîner dans une étreinte passionnée. Elle
avait perdu cette bataille, mais cela n'avait aucune importance à ses yeux. Ce qui
comptait pour elle, c'était cet homme beau et sensuel, à l'âme de poète, qui ne serait
jamais tout à fait à elle. La précarité de
leur couple la poussait à jouir de chaque instant qu'elle passait avec lui comme s'il
devait être le dernier.
Souvent, ils sortaient dîner au restaurant, comme tant d'autres amants. La seule
différence, et elle était de taille, c'est que l'ombre d'un garde du corps les suivait à
quelques pas, où qu'ils aillent, que ce soit au théâtre, au cinéma ou simplement au
parc pour une courte promenade. Heureusement, il se montrait toujours discret,
mais vigilant, ne s'éloignant jamais de Khalim. Quelques fois, ils déjeunèrent aussi
avec Sabrina et Guy, et elle se surprit à jeter des coups d'œil envieux à l'alliance qui
brillait au doigt de son amie.
Tous les matins, ils partaient au travail, comme beaucoup d'autres concubins.
—Faut-il vraiment que tu ailles au bureau ? demanda un
matin Khalim, les yeux ensommeillés, alors qu'il aurait aimé la
serrer dans ses bras toute la journée. Philip pourrait s'occuper
des affaires les plus urgentes, je t'assure.
—Bien sûr ! A moins que tu aies décidé de m'entretenir,
Khalim ?
Il sourit, sachant que ce défi était sans fondement. Sa fière petite Susan préférerait
s'installer comme couturière plutôt que d'accepter le moindre penny de sa part.
— Quand tu veux, Susan ! Quand tu veux !
Chaque matin, Khalim se rendait à sa suite du Granchester, et traitait les dossiers
importants qu'on lui envoyait du Maraban. Ils devenaient de plus en plus nombreux
et il sentait que le poids de son héritage futur faisait de plus en plus pression sur
ses épaules.
Les semaines passaient, et tous les soirs, il recevait des nouvelles de son père. Il
était faible, mais son état restait stable.
Une fois, pourtant, il posa le téléphone d'un geste grave et les traits de son beau
visage s'assombrirent.
Ne veux-tu pas aller auprès de ton père ? demanda-t-elle,
consciente que l'inévitable allait arriver. Ne devrais-tu pas te
rendre sur place ?
Il croisa son regard troublé et comprit, lui aussi, que leur vie facile allait prendre
fin.
— J'irai là-bas ce week-end, immédiatement après avoir
signé ce contrat d'exportation pétrolière, annonça-t-il d'un ton
presque froid.
Susan sentit son cœur se serrer. Elle avait remarqué une intonation nouvelle
dans sa voix. Celle de la distance. Au Maraban, elle avait déjà eu l'occasion de
l'entendre et elle en avait eu froid dans le dos.
—Et... et tu devras rester là-bas, je suppose ?
—Cela dépend...
—Je t'en prie, sois honnête avec moi, Khalim. A quoi rimerait
cette... cette merveilleuse aventure entre nous si nous n'étions
pas capables de nous dire la vérité à l'instant le plus grave ?
—Oui, il se peut que je sois obligé de rester. Je ne peux pas
t'emmener, Susan, tu le sais.
—Je le sais. Je ne te l'ai jamais demandé.
—En effet.
—Alors nous devrions profiter au maximum de ces quelques
heures qui nous restent, dit-elle tristement.
Il acquiesça, regrettant de ne pouvoir effacer la tristesse qui assombrissait ses
magnifiques yeux bleus.
— Alors commençons tout de suite, murmura-t-il en l'em
brassant.
Ce fut un long baiser, à la fois doux et triste.
A partir de cet instant, ils apportèrent un soin particulier aux moindres gestes, aux
moindres détails de leur vie commune. Ils préparèrent leurs mets favoris, passèrent
leur musique préférée et firent l'amour avec une application presque désespérée,
comme si cela devait être leur dernière étreinte.
La sonnerie de téléphone les surprit dans leur retraite sentimentale.
—Ne réponds pas, murmura Khalim en la serrant dans ses
bras. Ils laisseront un message sur le répondeur.
—C'est peut-être le Maraban. Il faut décrocher. Il peut s'agir
de nouvelles de ton père.
Laissant échapper un long soupir, il prit le combiné.
— Khalim à l'appareil !
Dès qu'elle l'entendit s'exprimer en marabanais, dans un rythme de plus en
plus saccadé, Susan sentit que le pire était arrivé.
— Est-il mort ? demanda-t-elle d'une voix tremblante quand
il raccrocha.
— Oui, il y a une heure. Personne ne s'y attendait.
Il se leva immédiatement et s'habilla.
Elle tendit la main vers lui, les yeux emplis de larmes.
—Est-ce que je peux t'aider ? Veux-tu que j'appelle
Philip?
—Il est déjà en route, répondit-il d'une voix blanche. Le jet
est déjà affrété et nous pourrons décoller dès mon arrivée.
Elle se mordit la lèvre.
— Je suis tellement désolée, Khalim.
Lorsqu'il se tourna vers elle, elle fut déroutée par son regard vide, son visage
sans expression. On aurait dit un étranger. Elle ne put s'empêcher de courir vers lui
pour le serrer dans ses bras, espérant lui apporter un peu de réconfort.
—J'aurais dû être là-bas, dit-il d'une voix brisée. J'aurais
dû y être.
—Mais tu ne pouvais pas savoir ! Tu avais prévu d'y aller
le plus rapidement possible. C'est arrivé plus vite que prévu.
Tu n'y peux rien, Khalim. C'est le destin.
—Le destin, répéta-t-il en la serrant dans ses bras, enfouissant
son visage dans ses cheveux.
ils restèrent ainsi enlacés jusqu'à ce que la sonnerie insistante de la porte les
rappelle à la réalité.
Khalim la regarda longuement et elle vit un scintillement humide dans ses
magnifiques yeux noirs.
— Khalim ? murmura-t-elle.
L'heure de la séparation avait sonné. Il fallait qu'il renonce à elle.
Mais il ne le voulait pas, il s'en sentait incapable.
—Que les dieux me pardonnent de due cela à un moment aussi
mal choisi, murmura-t-il. Je ne veux pas te perdre, Susan.
—Il le faut, répondit-elle comme si elle avait répété cette
phrase des centaines de fois pour mieux s'en convaincre. Il le
faut, Khalim.
La sonnerie de la porte retentit de nouveau.
—Je dois aller vivre là-bas, murmura-t-il. Mais je peux
revenir.
—Comment cela ? balbutia-t-elle.
—Quand les choses se seront réorganisées, je pourrai venir
te voir à Londres de temps en temps. Ce ne sera plus comme
maintenant, mais...
En voyant les traits du visage de Susan se figer, il interrompit sa phrase.
—Quoi ? Que je devienne ta maîtresse alors que tu vas
prendre une épouse là-bas, au Maraban ?
—Je n'ai pas d'épouse au Maraban, protesta-t-il.
—Pas encore ! Mais ce sera bientôt le cas.
Elle laissa échapper un long soupir de désespoir avant de continuer.
— Me contenter de petites miettes de toi alors que j'ai
eu...
Qu'allait-elle dire ? Qu'elle avait eu tout de lui ? Etait-ce seulement vrai ? Elle
profitait de sa compagnie, de son corps
de ses rires, mais Khalim n'avait jamais mentionné ce qu'il y avait de plus
important.
L'amour.
Alors elle se redressa, remonta le menton. Elle voulait qu'il garde le souvenir
d'une femme courageuse et digne, et non d'une maîtresse pleurnicharde !
— Non, Khalim. Cela ne pourra pas marcher.
Elle imagina un instant une vie où elle serait toujours en train d'attendre. Un
coup de fil incertain, une visite retardée, la nouvelle de son mariage ou celle de la
naissance de son premier bébé...
Une douleur aiguë lui poignarda le cœur.
— Il vaut mieux en finir maintenant, Khalim. Une séparation
claire et nette. Au moins nos souvenirs resteront intacts et ne
seront pas entachés de reproches et de regrets.
— C'est ton dernier mot ? demanda-t-il, les lèvres pincées.
Elle lut la colère dans son regard et se détourna de lui. Elle
ne voulait pas garder ce souvenir de Khalim.
— Oui.
— Alors qu'il en soit ainsi, répondit-il froidement. Philip
m'attend.
Elle l'entendit quitter la pièce, ouvrir la porte, parler à voix basse avec Philip,
puis revenir. Elle faillit se précipiter dans ses bras mais l'expression glacée de son
visage la paralysa sur place.
Elle se demanda si son propre visage trahissait son immense désespoir.
—Adieu, Khalim.
—Tu vas continuer à vivre ici ? demanda-t-il.
—Comment serait-ce possible ?
Comment vivre en ce lieu où ils avaient vécu ensemble des instants aussi
merveilleux ? Elle ne pourrait pas supporter de
voir la place de Khalim vide dans le lit. Ce lit où ils s'étaient tant aimés.
—L'acte de propriété de la maison est à ton nom. Je l'ai
achetée pour toi.
—Et pourquoi as-tu fait cela ? demanda-t-elle. Pour t'assurer
ma loyauté ?
—lu as la manie de voir le calcul partout, Susan ! lança-t-il,
furieux. C'était un cadeau sincère !
Elle se sentit pourtant terriblement rabaissée. C'était donc un dédommagement.
Son amant, le prince Khalim lui offrait une maison hors de prix dans Chelsea pour
compenser son départ!
—Je ne veux pas de ta charité, Khalim !
Il devint livide.
—Alors adieu, Susan.
Il la regarda une dernière fois de la tête aux pieds, puis se détourna et sortit de la
pièce.
Elle attendit que la porte d'entrée se referme, puis se força à compter lentement
jusqu'à cent avant de laisser ses larmes inonder son visage
13.
— Susan, tu es folle !
Après avoir rangé calmement ses derniers vêtements dans la valise, elle leva
les yeux vers Sabrina qui était venue la voir aussitôt Khalim parti à l'aéroport.
Une Sabrina particulièrement rayonnante, songea-t-elle non sans un tiraillement
d'envie. Mais n'était-ce pas normal pour une jeune mariée ?
—Non, loin de là !
—Cette maison est superbe et si Khalim veut te l'offrir...
—Je suis incapable de vivre ici sans lui, Sabrina ! Tu ne
peux pas comprendre cela ?
—Je suppose que si. Guy craignait que les choses en arri
vent là.
—Tu veux dire qu'il savait que Khalim allait inévitablement
retourner chez lui au Maraban pour épouser une femme qui
lui... conviendrait mieux ?
—Eh bien, oui ! avoua Sabrina en se mordillant les lèvres.
Je voulais te mettre en garde au sujet de sa réputation, mais
Guy disait...
—Non ! Je ne veux pas qu'on décrive Khalim comme un
homme sans cœur. Je savais exactement ce que je risquais en
me lançant dans cette aventure.
Mais la douleur provoquée par son départ était plus intense que ce qu'elle avait
imaginé dans ses pires cauchemars.
—Oh, ma pauvre petite Susan chérie ! Je suis tellement
désolée.
—Khalim t'a parlé du décès de son père, je suppose ?
—Oui. Il m'a également demandé de m'occuper de toi. Il
est inquiet pour toi, tu sais.
—Ne te donne pas cette peine.
—Mais où vas-tu aller ? demanda Sabrina.
Susan la considéra avec un visage calme, presque figé.
—N'oublie pas que je suis toujours propriétaire d'un ap
partement.
—Mais je croyais que l'épouvantable petit ami de Lara s'était
installé avec elle dans vos murs.
—Hélas, oui.
Elle fronça les sourcils et sentit soudain un énorme poids écraser ses épaules.
Il ne fallait pas qu'elle se laisse abattre... Après tout, elle avait toujours su
prendre le taureau par les cornes.
—Et il va falloir qu'il s'en aille au plus vite ! ajouta-t-elle,
résolue.
—Tu as vraiment décidé de vendre cette maison ?
—Absolument.
—Tu ne crois pas qu'il est encore un peu tôt pour prendre
des décisions aussi drastiques ?
Susan secoua la tête. Sa vie était devenue aussi instable que des sables
mouvants. Mais si elle était sûre d'une chose, c'était bien de celle-ci : il fallait
qu'elle recommence sa vie ailleurs. Sans souvenir de Khalim qui vienne la
hanter.
—Non, je ne reviendrai pas sur cette décision. Je me sens
incapable de continuer à vivre ici sans lui.
—Tu peux te contenter de te racheter autre chose, avec le
fruit de cette vente.
—Il n'y a pas que ça. Je ne veux rien lui devoir. Rien.
—Mais Susan, il peut se permettre ce genre de cadeau.
—Là n'est pas la question ! Je sais qu'il peut se permettre
de telles fantaisies. Mais j'aurais l'impression que c'est une
sorte de compensation. Alors je préfère donner cet argent à
une organisation caritative !
—Khalim n'aimerait pas que tu fasses cela. Il veut que tu
t'en serves pour toi. Guy dit qu'il est sérieusement inquiet pour
toi...
Inquiet, mais absent pour l'instant et sans doute pour toujours !
— Eh bien, tant pis pour lui ! Il ne cessait de me dire com
bien il me trouvait courageuse et forte. Je vais forcément m'en
sortir, non ?
Peut-être qu'en se le répétant souvent, elle finirait par s'en convaincre ?
Elle considéra un instant le visage soucieux de Sabrina.
— Khalim t'avait déjà proposé de sortir avec lui, n'est-ce
pas, Sabrina ?
Les yeux de son amie s'agrandirent comme des soucoupes.
—Qui a bien pu te dire cela ?
—C'est Khalim. Il voulait qu'il n'y ait aucun secret entre
nous.
Le souvenir de ces instants de profonde intimité entre eux lui déchira le cœur et
elle éclata en sanglots.
Sabrina se précipita vers elle et la prit dans ses bras.
— Oh, Susan ! Ma pauvre Susan, murmura-t-elle en la serrant
fort contre elle pour la consoler.
Emue par la tendresse de son amie, elle pleura de plus belle.
— Pourquoi, Sabrina..., hoqueta-t-elle, pourquoi a-t-il fallu
que je tombe amoureuse d'un prince et non d'un homme...
normal ?
Le décès du père de Khalim fut annoncé aux informations télévisées le soir
même. Susan se surprit à rester rivée devant l'écran alors qu'elle savait
pertinemment qu'elle aurait mieux fait de changer de chaîne.
Il y eut une courte séquence où l'on voyait Khalim arrivant à l'aéroport de Dargar,
entouré d'une foule venue acclamer son nouveau souverain.
Comme il avait l'air sévère, dans son abaya blanche ! Son visage était fermé,
presque glacial. En voyant les images de cette arrivée, elle trouva difficile de croire
qu'à peine quelques heures plus tôt, ils faisaient encore passionnément l'amour dans
la pièce d'à côté.
Quand les informations passèrent à un autre sujet, elle éteignit le poste.
Le soir même, elle retournait dans son ancien appartement où elle faillit ne pas
reconnaître les lieux.
Giles dormait sur le canapé.
Son sang ne fit qu'un tour et elle se précipita vers lui pour le secouer par l'épaule.
Il se redressa en plissant les yeux.
— Hé ! Ho ! Qu'est-ce qu'il y a ?
—Où est Lara?
—Elle est partie sur un tournage. Qu'est-ce que tu fais
ici?
—Je viens me réinstaller dans mon appartement. Je sais
que je te prends un peu de court, Giles, mais je suis certaine
que tu peux trouver un autre endroit où loger. J'aimerais que
tu t'en ailles dès ce soir.
Giles se leva et la considéra d'un air ironique.
—Que s'est-il passé ? Ton joli petit prince s'est-il déjà lassé
de toi?
—Le père de Khalim est mort ce matin, dit-elle au bord
des larmes.
— C'est donc lui qui va monter sur le trône, c'est ça ? Il en
a de la chance !
Susan fut sidérée : Giles n'avait pas exprimé le moindre mot de compassion.
Lasse, elle le considéra longuement, s'efforçant de ne pas s'énerver.
—Giles, j'aimerais que tu partes tout de suite, dit-elle sim
plement. C'est possible ?
—Bon, bon, ça va. Je file. J'irai m'installer chez mon frère
en attendant mieux.
Une fois qu'il fut parti, elle se mit à nettoyer l'appartement de fond en comble.
Vers minuit, les lieux avaient pratiquement retrouvé leur aspect habituel et,
épuisée, elle prit un long bain avant d'aller se coucher.
Mais elle ne trouva pas le sommeil.
Elle avait, depuis trop longtemps, pris l'habitude de s'endormir dans la chaleur
des bras de Khalim. Maintenant, tout esseulée, elle avait froid. Même après avoir
enfilé un T-shirt en pilou, elle ne parvenait toujours pas à se réchauffer et finit par
se rouler en boule comme pour se protéger. Ce n'est que dans cette position
qu'elle se laissa enfin vaincre par le sommeil.
Trouver un acheteur pour la maison de Chelsea fut plus aisé qu'elle ne l'avait
imaginé. Ce quartier commençait à devenir à la mode et les candidats furent
nombreux. L'acte de vente signé, elle se jeta à corps perdu dans le travail.
Trois mois plus tard, quand on lui versa le produit de sa vente, elle se rendit
directement à l'ambassade du Maraban, au centre de Londres. Elle eut de la peine
à calmer ses émotions en s'adressant au réceptionniste dont les yeux noirs et
pétillants lui rappelaient ceux de Khalim.
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il.
Susan sortit le chèque de son sac, encore impressionnée par l'importance de la
somme qu'avait représenté l'investissement de Khalim.
— J'aimerais faire un don aux Orphelins du Maraban.
Il posa son stylo et son regard surpris se mua en sourire.
—Comme c'est aimable à vous ! murmura-t-il. Je vais appeler
un de nos conseillers diplomatiques.
—Je ne peux pas simplement vous remettre l'argent et
partir ?
Il jeta un coup d'œil au chèque, plissa les yeux de surprise et secoua la tête.
— Je ne pense pas que ce soit possible. Vous êtes extrêmement
généreuse, mademoiselle... Thomas, ajouta-t-il après avoir lu
son nom sur le chèque.
Vingt minutes plus tard, elle serrait la main du conseiller qui ne cessait de
renouveler ses remerciements pour son extrême générosité.
—Désirez-vous signer le livre de condoléances avant de
partir ? proposa-t-il en la raccompagnant.
—Oui, s'il vous plaît, répondit-elle calmement après un
instant d'hésitation.
Il la laissa seule dans une pièce où une photographie du père de Khalim était
suspendue au milieu du mur, simplement drapée d'un léger voile noir. En dessous,
un bouquet de lis blancs à côté duquel brûlait un grand cierge. Le portrait du roi
datait de quelques décennies. Comme il ressemblait à son fils avec ces traits
superbement purs et ces yeux d'un noir profond !
Des larmes brûlèrent ses paupières et, le stylo à la main, elle considéra
longuement ce visage. Que pourrait-elle écrire ?
Puis, comme s'ils coulaient d'une source invisible, les mots lui vinrent à
l'esprit.
« Vous étiez un bon souverain, aimé et respecté de votre peuple. Reposez en
paix et ayez l'assurance que votre fils uni-
que a hérité de votre force et de votre sagesse pour mener le Maraban vers un
grand avenir. »
A son plus grand étonnement, elle parvint à sortir de l'ambassade sans éclater en
sanglots. Elle eut même l'impression que ses épaules s'étaient libérées d'un poids
immense. Elle venait de couper ses derniers liens avec Khalim et, ce faisant, avait
montré sa propre force et sa sagesse.
Maintenant, il suffisait qu'elle reconstruise sa vie.
Voilà qui était plus aisé à dire qu'à faire !
Le travail, qui jadis l'exaltait, s'était transformé en une corvée. Elle avait beau faire
son possible pour s'intéresser à ses dossiers, elle se surprenait à chaque instant en
train de regarder par la fenêtre ou de jeter un coup d'œil à sa montre. A ce rythme-
là, elle finirait par perdre son poste de la même façon qu'elle avait perdu l'homme de
sa vie !
Pendant les semaines qui suivirent le départ de Khalim, elle fut obsédée par les
images des instants parfaits qu'ils avaient partagés.
Elle se souvint de la première fois où ils avaient pris un bain ensemble. Après
avoir fait l'amour dans l'immense baignoire de marbre, ils s'étaient éclaboussés de
mousse comme des gamins et en avaient couvert le sol d'un mur à l'autre.
Mais à quoi bon se torturer avec des souvenirs qui ne pouvaient qu'aiguiser sa
douleur ? Pour se rappeler combien il avait été facile de vivre avec lui ? Déjouer au
backgammon, de préparer les repas ensemble, de se promener bras dessus, bras
dessous dans les parcs de Londres, de chiner aux puces de Pimlico... De faire des
choses simples avec un Khalim détendu, heureux et tellement attachant.
Puis, un soir, après sa journée de travail, elle aperçut la grosse limousine noire aux
vitres fumées garée devant son immeuble. Le cœur battant, elle se demanda ce que
cette présence pouvait
signifier. Philip Caprice avait dû la voir approcher car il l'attendait sur le trottoir, un
sourire contraint aux lèvres.
— Bonsoir Susan, dit-il. Puis-je entrer ? J'aimerais vous
parler.
Elle aurait voulu refuser, mais sa curiosité fut la plus forte. Au moins, il lui
donnerait des nouvelles de Khalim.
— Bien sûr. Je vous en prie, venez.
Lara était encore sur un tournage et l'appartement assez bien rangé. Heureusement,
car la dernière fois que Khalim s'y était rendu avec elle, ils avaient découvert un
chaos indescriptible.
—Puis-je vous offrir du café ou du thé, Philip ?
—Non, je vous remercie. C'est Khalim qui m'envoie, ré
pondit-il, plutôt mal à l'aise.
—Comment... comment va-t-il ?
—Il est triste, mais il fait face à ses nouvelles responsabi
lités avec beaucoup de courage, comme on pouvait d'ailleurs
s'y attendre, bien sûr.
—Alors quelle est la raison de votre visite, Philip ?
—Il voulait que je vous apporte ceci, dit-il en ouvrant sa mal
lette pour en retirer une boîte longue et plate qu'il lui tendit.
—Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle, surprise.
— N'avez-vous pas envie de le découvrir par vous-même ?
La prudence lui dictait de rendre la boîte intacte à Philip,
mais la curiosité habituelle guida ses gestes. En ouvrant Pécrin, elle découvrit un
merveilleux collier de diamants à l'éclat incomparable, entourant un saphir de la
plus belle eau. Jamais elle n'avait eu l'occasion de voir une telle splendeur !
Elle leva les yeux vers Philip, le visage pâle, la voix tremblante.
—Qu'est-ce que cela signifie ?
—N'est-ce pas évident ?
—Pas à mes yeux, en tout cas. Il vous envoie avec des pierres
hors de prix. Est-ce pour m'amadouer ? Est-ce cela ? Pour me
pousser à accepter ses désirs ?
—Khalim refuse que tout soit fini, Susan.
—Eh bien, c'est pourtant le cas ! insista-t-elle. Il me sem
ble avoir été claire, à ce sujet. Je ne suis pas prête à devenir sa
maîtresse à temps partiel, Philip. Je le lui ai expliqué sur tous
les tons. Alors, si vous voulez bien lui rendre cet écrin et lui
dire que je ne reviendrai pas sur ma décision malgré la beauté
de ce cadeau, vous me rendrez un grand service.
Philip considéra un instant la boîte qu'elle lui tendait.
— Vous êtes certaine que vous ne changerez pas d'avis ?
demanda-t-il avant de la prendre.
Elle secoua la tête, le cœur serré dans un étau de chagrin. Ce geste lui
permettrait au moins de se libérer de Khalim et de garder sa dignité.
—Certaine. C'est impossible. Il ne faut plus qu'il reprenne
contact avec moi. Ce sera mieux pour tous les deux. Dites-lui
de se construire une vie heureuse au Maraban et que j'essaierai
d'en faire autant en Angleterre.
—Il ne sera pas content.
—Je m'en doute. Et surtout qu'il ne considère pas ma résis
tance comme un encouragement. J'essaie de voir les choses de
manière rationnelle, Philip. Pour notre bien à lui et à moi.
—Avez-vous un message pour lui ? demanda Philip d'une
voix éteinte.
Elle aurait tellement aimé pouvoir lui dire la vérité : qu'elle aimait Khalim,
qu'elle l'aimerait toujours. Mais cela l'encouragerait à insister et, dans ce cas,
elle finirait peut-être par abandonner la lutte, incapable de résister à la passion
qu'elle ressentait toujours pour lui.
— Souhaitez-lui bonne chance, Philip ! Dites-lui de faire du
Maraban une grande nation !
L'émissaire du prince la regarda comme s'il voulait lui dire quelque chose,
mais se ravisa. Il rangea l'écrin dans sa mallette et lui adressa un sourire un peu
triste.
— Ce n'est pas l'avenir du Maraban qui m'inquiète. C'est le
bonheur personnel de Khalim.
Ainsi, il voulait tout ! Une épouse au Maraban et une maîtresse à Londres. Elle
se souvint des paroles que Khalim avait prononcées un jour et haussa les
épaules.
— On ne peut pas toujours tout avoir, Philip.
14.
Susan enroulait la guirlande de houx autour de la rampe de l'escalier dans la
ferme de ses parents.
— Voilà une bonne chose de faite ! déclara-t-elle en recu
lant pour juger de l'effet de cette décoration. Qu'en penses-tu,
Jamie ?
Il se tenait à côté d'elle, fidèle porteur de ficelles, punaises et autres accessoires.
—Parfait ! répondit-il, tout sourires.
—Et l'arbre, qu'en dis-tu ?
Il considéra le sapin dressé près de la fenêtre. Elle l'avait décoré de boules or et
argent et avait noué des rubans rouges au bout de chaque branche.
— Pas mal du tout. Très réussie, ta décoration, sœurette.
On dirait que tu te sens un peu plus heureuse, ces jours-ci. Je
me trompe ?
Vraiment ? S'il en était ainsi, les apparences pouvaient être bien trompeuses.
Même si elle se sentait un peu moins misérable, elle ne se départait pas de ce
profond désespoir qui l'habitait depuis le départ de Khalim.
Elle haussa les épaules.
— Tu sais, cela fait bientôt plus d'un an, depuis que...
Le fait de prononcer ces mots rendait la réalité encore plus cruelle.
—Depuis que ton séducteur est retourné au Maraban ?
—Inutile d'en rajouter, Jamie !
—Je n'en rajoute pas, mais avoue qu'en tant que frère j'ai le
droit d'en vouloir à celui qui t'a brisé le cœur !
—Je t'ai déjà expliqué qu'il ne m'a pas enlevée et que je savais
très bien à quoi je m'exposais. C'est simplement que...
—Que tu espérais que cela se terminerait autrement, con
tinua-t-il d'une voix douce.
Elle laissa échapper un long soupir. Oui et non... Elle avait espéré, mais sans se
faire d'illusions.
—Et si nous parlions d'autre chose, Jamie ? A quelle heure
papa et maman doivent-ils revenir ?
—Leur train arrive à 15 heures et je leur ai dit que je pas
serai les prendre à la gare. Mais je ne comprends toujours pas
que des gens un tant soit peu sensés attendent la veille de Noël
pour aller faire leurs emplettes à Londres !
Susan sourit.
—C'est une tradition familiale, tu le sais bien. Bon, je
pense que je vais aller accrocher un peu de verdure autour de
la cheminée. Tu me donnes un coup de main ?
—J'ai plutôt envie de réchauffer le pot-au-feu. En voudras-
tu?
—Non, merci. J'ai pris mon petit déjeuner très tard.
—J'espère que tu te nourris de nouveau correctement, ma
belle, parce que tu fais peur à voir !
—Je n'ai pas maigri, protesta-t-elle avec une mauvaise foi
évidente. J'ai l'air plus mince, c'est tout.
—Je n'en crois pas un mot. De toute façon, je te préviens :
maman a décidé de t'engraisser comme une oie avec du pud
ding.
—Juste ciel ! Je suis folle d'impatience !
Passant dans le séjour, elle confectionna des guirlandes avec le feuillage qu'elle
avait rapporté du jardin.
Il était difficile de croire qu'une nouvelle année allait bientôt commencer. C'était
peut-être l'occasion pour elle d'envisager un nouveau départ.
Pour retrouver son dynamisme sur le plan professionnel, elle avait quitté
Headliners pour une agence plus petite et de nouveaux clients. Mais il était
tellement difficile d'oublier ce visage qui venait la hanter chaque instant avec
toujours autant d'intensité.
Elle avait également vendu son appartement de Notting Hill pour en acheter un
plus petit, dans un quartier moins branché de Londres. Ainsi, il ne lui était plus
nécessaire de le partager avec quelqu'un pour alléger les charges.
Et maintenant qu'elle vivait seule, elle n'avait plus besoin de faire semblant de
se sentir bien pour sauver la face. Si elle avait envie de passer une soirée à lire ou
à regarder la télévision, personne ne l'obligeait à sortir ! Car elle ne voulait pas
faire de rencontres. Elle avait tiré un trait sur les hommes.
Au loin, elle entendit la sonnerie de la porte. Prise sous une pile de branchages,
elle espéra que Jamie irait ouvrir. Elle perçut bientôt un bruit de voix étouffées
provenant de l'entrée.
— Susan ! Tu as de la visite !
Elle leva les yeux et vit son frère sur le pas de la porte, le visage pâle et tendu,
presque en colère.
—Qu'y a-t-il ?
—C'est lui ! Khalim ! murmura-t-il. Il est là, il t'attend.
Susan eut alors l'impression que la pièce se mettait à tourner
autour d'elle.
— Que veut-il ? murmura-t-elle à son tour.
— Te voir, bien sûr ! Tu n'es pas obligée d'y aller, tu sais,
Susan ! Je peux le renvoyer si tu préfères.
Ne serait-ce pas la meilleure solution ?
Elle avait tout fait pour l'oublier depuis leur dernière rencontre. Sans grand
succès, il fallait l'avouer, mais ce n'était pas faute d'avoir essayé. En le revoyant,
n'allait-elle pas raviver sa souffrance ?
Mais comment ignorer sa présence alors que son cœur battait à tout rompre de
le savoir ici ?
Elle se leva et essuya du revers de la main son jean parsemé d'aiguilles de
sapin.
— Non, Jamie. Je vais le voir. Peux-tu le faire entrer, s'il
te plaît?
Pour se donner le temps de se reprendre, elle se dirigea vers la fenêtre et
contempla le paysage d'hiver qui semblait refléter la désolation glacée de son
âme.
Elle entendit alors Khalim entrer dans la pièce de sa démarche reconnaissable
entre toutes.
— Susan ? entendit-elle derrière elle.
Le cœur battant, elle se retourna pour lui faire face. Sa gorge se noua en le
voyant. Il était toujours aussi beau ! Il ne portait pas de costume, mais une aboya
traditionnelle.
Cependant, elle remarqua une lueur étrange dans son regard.
Que lui voulait-il ? Qu'était-il venu faire ici ?
— Bonjour, Khalim, parvint-elle à balbutier d'une voix
qu'elle eut de la peine à reconnaître.
—Bonjour Susan, murmura-t-il en avançant d'un pas.
Elle prit une longue inspiration.
—Comment m'as-tu retrouvée ?
Il savait qu'elle avait essayé de brouiller les pistes. Travail différent, nouvelle
adresse. Le message était on ne peut plus clair !
— Ce n'était pas difficile, répondit-il en haussant les
épaules.
—J'aurais dû m'en douter. C'est Philip qui a fait les recher
ches pour toi?
—Tu voulais que je compose tous les numéros de l'annuaire
moi-même ? Diriger mon pays prend tout le temps dont je dis
pose, Susan, tu le sais bien.
—Excuse-moi, tu as raison. Comment ça se passe, au
Maraban ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
—Bien — la solitude mise à part.
Elle se força à ne pas se laisser apitoyer par cette réponse. Il lui fallait étouffer la
lueur d'espoir qui s'éveillait dans son cœur. Ne plus se leurrer avec de vaines
espérances !
—Ah bon ? On ne t'a donc pas encore trouvé l'épouse
idéale ?
—Non.
—Mais ce n'est pas par manque de candidates, j'imagine.
—C'est exact.
Il n'allait pas lui mentir. Mentalement, il se remémora toutes les femmes de haut
rang qui lui avaient été présentées. Il se souvint combien les regards soumis de
certaines d'entre elles lui avait fait regretter le rapport de force égalitaire qu'il avait
entretenu avec Susan.
—Mais aucune ne répondait à tes critères exigeants,
Khalim ?
—Aucune. C'est pour cela que je suis venu aujourd'hui,
ajouta-t-il en souriant.
Elle se souvint des conditions qu'il avait posées lorsqu'il était parti. Elles n'avaient
certainement pas changé.
—Cela t'ennuierait d'être un peu plus clair ?
—Je t'aime, Susan.
Avait-elle bien entendu ? Les mots qu'elle avait espérés en secret... des mots qui
se transformeraient en poignards s'ils n'étaient pas vrais ! Elle rencontra ses yeux
noirs et son cœur se mit à battre encore plus fort.
—Veux-tu que je te le répète ? demanda-t-il doucement. Je
t'aime, Susan. Je t'ai toujours aimée. Je t'aimerai pour le reste
de ma vie et peut-être même après, si c'est possible.
—Je ne peux pas faire ça, Khalim. Je ne peux pas.
—Faire quoi ?
—Etre ta maîtresse. J'en suis incapable parce que cela me
briserait le cœur. Je t'aime, moi aussi. Je t'aime d'une manière
que je n'aurais jamais crue possible.
—Et c'est un problème ?
— Bien sûr que c'en est un ! Tu ne comprends donc pas ?
J'ai tant souffert depuis que tu es retourné au Maraban et juste
quand je pensais pouvoir un jour t'oublier...
—Tu pourrais m'oublier ?
—Non, bien sûr que non ! dut-elle admettre. Mais si nous
redevenons amants, que vais-je devenir ? Un jour ou l'autre, tu
finiras par trouver une Marabanaise à ton goût et tu voudras
en faire ton épouse...
—Jamais !
—Tu ne peux pas dire cela.
—Oh que si ! il n'y a qu'une seule femme que je veuille épouser
et cette femme c'est toi, Susan ! Cela a toujours été toi.
Elle le considéra, incrédule.
—Tu n'es pas sérieux, Khalim.
—Si, très sérieux ! J'ai obtenu l'autorisation de mon pays
de me marier avec toi.
Elle n'en revenait pas. A cet instant, elle avait tellement envie de le toucher, de
laisser courir ses doigts sur les traits virils de son visage.
—Et d'où vient ce changement radical ?
—Il n'y a eu aucun revirement, mon amour. Tu as toujours
eu la même place dans mon cœur. La seule différence est que
mes conseillers ont enfin admis qu'un roi heureux gouverne
mieux qu'un roi malheureux. Et jamais je ne pourrai trouver le
bonheur si tu n'es pas à mes côtés. Viens à moi, Susan. Viens m'embrasser et
donner un sens à ma vie.
Elle n'avait pas besoin qu'il le dise deux fois et se précipita dans ses bras.
—Khalim, chuchota-t-elle tandis qu'il la serrait tout contre
lui.
—Susan, oh ma douce Susan ! Ma belle et unique Susan,
murmura-t-il avant de l'embrasser.
—Tu es sûr qu'ils ne t'en voudront pas d'épouser une
Occidentale ? s'enquit-elle lorsqu'il eut libéré ses lèvres.
—Les plus conservateurs à la cour ont été récalcitrants,
mais l'influence de mon père s'est fait sentir, même par delà
la mort.
—Je ne comprends pas.
—Tu te rappelles quand il a demandé à te rencontrer ?
—Oui, bien sûr !
—Il avait remarqué que j'étais très distrait depuis que je
t'avais rencontrée et voulait comprendre pourquoi. Quand il
t'a vue, il a tout de suite compris. Après l'entretien, il m'a lon
guement parlé de ta ressemblance avec le grand amour de mon
arrière-grand-père.
- Et ?
—Après le départ de cette femme, ce dernier n'avait plus
eu le cœur à régner. Il a épousé une jeune fille du Maraban
pour respecter la tradition, mais il était brisé. Mon père ne
voulait pas que cette triste histoire se reproduise et a laissé des
consignes dans son testament. Devons-nous remercier l'histoire
ou le destin ?
—Et si c'était la prédestination ?
—Tu as sans doute raison, Susan. C'est elle qui nous guide
tous et c'est grâce à elle que je t'ai rencontrée.
Epilogue
Lorsqu'en fin d'après-midi, Susan et Khalim sortirent de la limousine aux
vitres teintées, l'air était doux et parfumé. Ils se dirigèrent vers leurs
appartements situés dans la partie la plus somptueuse du palais, là où Khalim
avait emmené Susan pour la présenter à son père mourant.
Elle avait été très heureuse de faire la connaissance du vieil homme, même si
leur entrevue avait été fort brève. Elle avait été touchée par son accueil
chaleureux. La sagesse et l'ouverture d'esprit de celui-ci lui avaient permis de faire
fi des conventions et d'autoriser finalement leur mariage.
Et quel mariage !
Tout le Maraban s'était réjoui à l'annonce des noces de leur jeune roi car les
Marabanais avaient déjà adopté la beauté blonde qui allait devenir leur souveraine
et la mère des héritiers de la couronne.
Guy et Sabrina avaient bien sûr été choisis comme témoins, et toute la famille
de Susan avait voyagé dans le jet privé de Khalim pour rejoindre le Maraban.
La fête avait duré trois jours et trois nuits. Les convives avaient festoyé et
dansé sur des sols parsemés de pétales de rosé et de fleurs de lavande. A la fin,
les jeunes mariés s'étaient éclipsés sur des pur-sang, blanc comme neige pour
Susan et noir
comme l'ébène pour Khalim. Côte à côte, ils avaient galopé à bride abattue à
travers Dargar.
Khalim avait en effet insisté pour qu'elle apprenne à monter à cheval et lui avait
donné des leçons lui-même, pour s'assurer qu'elle maîtrise à la perfection toutes les
techniques d'équitation. Il la voulait égale à lui dans tous les domaines... de même
que dans le lit conjugal.
Khalim prit doucement le bras de son épouse tandis qu'ils avançaient dans les
couloirs du palais.
—Fatiguée ?
—Oh, non, du tout ! C'était un après-midi merveilleux,
n'est-ce pas ?
Ils revenaient de la cérémonie d'inauguration de l'orphelinat construit grâce au don
de Susan issu de la vente de leur maison de Chelsea. Bien qu'aucun communiqué
officiel n'ait annoncé la venue du couple royal, le public avait été particulièrement
nombreux et son accueil extrêmement chaleureux. Car les Marabanais aimaient
leur reine.
Tout comme Khalim l'aimait. Plus qu'il n'aurait jamais cru aimer quelqu'un.
Même sa mère et ses sœurs étaient tombées sous le charme de son épouse.
On leur ouvrit les portes de leurs appartements et Khalim congédia le personnel
d'un simple signe de tête. Il voulait être seul avec sa femme. Comme cette dernière
s'était rendu compte très tôt qu'elle devrait partager son royal époux avec tout un
pays, elle avait insisté pour que Khalim lui réserve quelques instants d'intimité
chaque jour. Au grand dam des habitués du palais et de Khalim lui-même, elle avait
exigé et obtenu qu'on leur installe une cuisine privée dans leurs appartements.
—Je ne veux pas qu'on me serve toujours mes repas ! avait-elle
protesté avec obstination quand Khalim avait tenté de s'opposer
ace projet. Parfois, j'aimerais pouvoir faire la cuisine juste pour
nous deux, comme quand nous vivions ensemble à Londres.
Ta te souviens ?
—Comment pourrais-je l'oublier ?
—Et je voudrais que tu puisses, toi aussi, nous faire la cui
sine ! avait-elle ajouté avec un sourire provocateur devant son
air outré. Il ne faudrait tout de même pas perdre l'habitude de
nous débrouiller tout seuls, n'est-ce pas, mon chéri ?
Sous l'emprise de ce sourire irrésistible, il avait bien sûr capitulé.
Khalim admira la grâce de sa démarche tandis qu'elle se rendait dans la cuisine
où il la suivit. Comme elle était belle dans sa robe lavande qui soulignait sa
silhouette parfaite ! Dommage qu'il soit obligé de la partager maintenant avec des
hordes de journalistes étrangers qui avaient fait d'elle le sujet régulier de leurs
reportages.
Elle se tourna vers lui et le surprit en train de la regarder. C'était le moment
idéal pour lui faire la surprise qu'elle lui réservait depuis quelque temps.
— Khalim, dit-elle dans un marabanais parfait, veux-tu que
je nous fasse un peu de thé à la menthe ?
Jamais elle n'oublierait l'expression de son visage !
— Susan ?
Elle continua à parler dans la langue natale de son mari.
— J'ai pris des leçons avec Fatima, expliqua-t-elle timide
ment. Chaque fois que tu t'occupais des affaires du pays je me
précipitais sur mon manuel et mon dictionnaire ! Fatima dit
que je parle presque couramment et que...
Elle n'eut pas le loisir de continuer sa phrase car il l'avait prise dans ses bras,
posant un baiser tendre sur ses lèvres.