liberté

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LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ

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A propos de la devise républicaine

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Page 1: Liberté

LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ

Page 2: Liberté

Je voudrais examiner ces valeurs de base de la morale républicaine et démocratique.

Remarquons d’abord qu’elles sont indissociables. Ces valeurs impliquent que tous

les hommes doivent adhérer à cette morale qui pour être laïque n’en est pas moins rongée par

une sous-estimation de la part d’ombre qui nous habite tous et une surestimation de l’élan

idéaliste qui confond réalité et utopie. Comme le christianisme, dont elles sont héritières, ces

valeurs demandent que tous les reconnaissent comme une aspiration universelle. Il ne faudrait

pas oublier par un ethnocentrisme inévitable qu’elles sont issues d’une culture et d’une

histoire particulière et qu’elles veulent ignorer les différences qui séparent individus, sociétés

et religions. Elles ne font aucun cas de ce que A. Niels appelait la pulsion U — U pour

Universel —. Pulsion qui pousse tout un chacun, par quelque moyen que ce soit, à réduire à

néant la distance qui nous sépare de l’autre.

La nature tend avec le temps à gommer les différences, et les hommes s’efforcent de

faire disparaître ce qui leur est étranger. L’un des plus vieux contes égyptiens raconte la

rivalité de frères ennemis et met à mal la notion même de fraternité.

Pour être fraternels, il nous faudrait d’abord être égaux ; pour être libres, il ne nous

faudrait pas d’égaux, pour être égaux il nous faudrait être fraternels. Par ou commencer et

comment dépasser ces paradoxes ?

La liberté est une aspiration universelle qui prend sa source dans le fait que toutes les

circonstances de la vie réelle nous maintiennent en sujétion, ou plutôt recule sans cesse les

murs de notre prison. Nous passons les neuf premiers mois de notre existence enfermés dans

le ventre d’une femme, enchaînés à elle par un cordon ombilical. Nous sortons de notre prison

de chair et nous voilà emmaillotés, pampérisés pour un certain temps. Nous grandissons pour

passer des barreaux du berceau, à celui du parc, des murs de la chambre à ceux de la maison,

de l’école, de la ville, du pays, de la terre. L’infini seul nous garantirait la liberté, mais il est

encore trop loin, trop tôt. Il existe encore d’autres prisons : nos familles, nos sociétés, nos

cultures, nos religions, notre langue. Tant nos littératures que nos découvertes technologiques

nous font rêver à mille et une évasions possibles. Briser le carcan de la langue, la linéarité des

histoires, s’inventer d’autres mondes, d’autres vies, échapper à l’attraction terrestre, un certain

nombre d’entre nous tente ces expériences. Mais d’autres essayent au contraire de nous

confiner dans nos frontières réelles et imaginaires, dans nos rôles prédéterminés, dans nos

habitudes ancestrales, nos traditions, nos routines. Les lois, les religions, les hiérarchies, les

parents, les autres quoi, nous maintiennent dans le droit chemin, le leur. C’est de nos propres

prisons que nous haïssons ou méprisons ceux enfermés ailleurs, ceux qui s’échappent, qui

divaguent, qui n’obéissent qu’à leurs pulsions. Voilà bien des raisons qui font que nous ne

sommes ni libres, ni fraternels, ni égaux. Mais il y a pire encore que tous ces geôliers : nous

sommes contraints, bridés, entravés par notre propre esprit, nos propres sens. Notre cerveau,

cet émulateur de réalité, ce système fermé sur lui-même, qui nous fait voir, entendre, toucher

que ce que nous avons été programmés pour voir, entendre, et toucher, nous conditionne pour

recréer en nous cette réalité que nous ne connaîtrons jamais sans sa médiation. Cette égalité

de départ n’est qu’une apparence, nous héritons nos gênes, nos expériences du monde sont

disparates et variées qui nous créent une conscience différente d’un individu à un autre.

Page 3: Liberté

Ni liberté, ni égalité…

Quant à la fraternité ne soyons pas hypocrites, elle a ses limites, nul n’est prêt à tout

partager et il suffit souvent d’un regard pour que naisse une antipathie, pour que nous

décodions inconsciemment des attitudes, des gestes qui trahissent l’inimitié, la répugnance, ou

la jalousie, au-delà des mots et des intentions exprimées. La fraternité ne se comprend et ne se

manifeste parfois que dans les limites d’un groupe soudé par la confrontation à un autre

groupe, que par le sentiment d’une appartenance à un groupement d’intérêts, par la peur de la

solitude, par la nécessité d’une coopération en vue d’une tâche à accomplir, par la recherche

d’une complémentarité ou d’un repoussoir. Qu’il s’agisse d’une famille, d’un groupe de

travail, d’une entreprise et quel que soit le niveau culturel des individus, ce qui ressort le plus

clairement, ce sont les disparités, les incompatibilités, les jalousies, les aversions, enfin tout ce

qui s’oppose à la fraternité.

Si donc ces valeurs démocratiques ne correspondent nullement à la réalité

quotidienne des comportements humains, on pourrait penser qu’elles constituent un horizon

idéal pour l’humanité. Remarquons que cet idéal a été inventé par des sociétés occidentales,

imité par d’autres sous leur influence. Cette tyrannie de la pensée correcte, morale est souvent

mal vécue par d’autres sociétés qui n’ont jamais partagé ces valeurs et qui préfèrent une

soumission consentie à des chefs charismatiques, à des idéologies religieuses, à des

hiérarchies traditionnelles.

Nous sommes donc en droit de nous demander si ces valeurs ont une portée

universelle, si elles sont autre chose qu’une façade politiquement correcte.

Qu’en est-il de la liberté dans nos propres sociétés ?

Tout d’abord, cette liberté revendiquée comporte ses limites et ses propres germes de

perversion. On apprenait autrefois à l’école que la liberté de chacun s’arrêtait là où

commençait celle de l’autre. Belle formule qui cache un fait troublant : c’est toujours l’autre

qui est une entrave à notre liberté. La liberté est une affaire de désir, de pouvoir, de moyens.

Nous n’avons pas tous besoin des mêmes libertés. Chaque individu, chaque espèce

revendique un espace de liberté plus ou moins grand selon la force et la direction de ses

pulsions. Mais cette liberté ou libéralisme se gagne toujours au détriment de quelqu’un ou de

quelque chose et vient un temps où l’on décrète que certains seront moins libres que d’autres,

soit parce qu’ils jettent le trouble dans la société, dans l’économie, dans l’écologie, soit parce

que la liberté qu’ils réclament va à l’encontre des intérêts d’une classe ou d’une autre.

Nous avons toute latitude pour nous déplacer d’un endroit à un autre de la planète,

mais pour le faire il nous faut des moyens financiers, nous polluons la planète, nous tuons nos

concitoyens, nous assourdissons nos voisins, nous dévoyons ceux-ci ou celles-là. On nous met

des limites de vitesse, on nous attache sur nos sièges, on remplit nos villes de sens interdits et

de parcmètres, on nous arrête, on nous verbalise et j’en passe. Que reste-t-il de notre liberté et

à quoi sert-elle ? A force de libertés accordées à nous-mêmes et aux autres, nous en venons

naturellement à rechercher des servitudes ou à regretter ces libertés que nous avons trop

largement et d’une manière irréfléchie, consenties aux autres. En fait, il est impossible de

concevoir des libertés qui ne soient pas accompagnées de contraintes. Malheureusement nos

sociétés occidentales font miroiter aux yeux du monde toutes ces libertés en oubliant

Page 4: Liberté

d’indiquer et de mettre l’accent sur les contraintes qui les accompagnent ou qui devraient les

accompagner. Il y a quelque chose de malsain dans ces mouvements de populations qui

viennent chercher des libertés qu’ils ne trouvent pas chez eux, sans se rendre compte qu’ils

apportent avec eux des valeurs et des comportements incompatibles avec les libertés

auxquelles ils aspirent. Cette liberté que nous prônons bien haut, aux yeux de certains elle

apparaît comme une preuve de faiblesse, un laisser faire issu d’un laisser-aller peu

recommandable, une brèche ouverte dans laquelle on s’engouffre pour profiter outre mesure

et sans remords des opportunités qu’elle offre.

Le problème des limites de la liberté est lié à la différence entre les cultures, à la

différence entre les individus. Les contraintes qui brident la liberté sont instaurées en vertu

d’une histoire, d’une tradition, d’une évolution mais il n’existe aucun critère universel pour

déterminer quelles libertés sont susceptibles d’assurer conjointement la pérennité d’une

société et le bien-être des individus qui la composent. L’excès de liberté comporte à plus ou

moins longue échéance les germes de sa suppression.

Quant à l’égalité, qu’il s’agisse de l’égalité des droits et des devoirs, de l’égalité de

chances, de l’égalité devant la loi, on voit très bien qu’il a fallu spécifier des domaines

d’application pour qu’elle soit plausible. Mais deux questions se posent : cette égalité est-elle

souhaitable et est-elle jamais réalisée ? La réponse à la deuxième question est évidente, c’est

non. La géographie, la génétique, le hasard, l’origine sociale, le milieu, tout tend à nous

rendre différents et à modeler nos possibilités et nos comportements, faisant de l’égalité, dans

quelque domaine que ce soit, un mythe sans consistance. Le concept même d’égalité paraît

aussi étranger au règne humain qu’au règne animal. La dynamique de groupe et l’organisation

des sociétés les plus prospères ont montré qu’un ensemble d’individus se divise en sous-

groupes hiérarchisés et s’unissent de gré ou de force sous la houlette d’un chef dont les

pouvoirs et les prérogatives sont variables mais bien affirmées. Les classes sociales, quel que

soit leur nombre, réalisent une certaine forme d’égalité en leur sein et une certaine forme

d’inégalité entre elles.

Cette organisation systémique nécessite pour exister l’égalité et la négation de

l’égalité. Que deviendrait une société totalement égalitaire, où tous voudraient vivre sur la

partie la plus ensoleillée du territoire, où tous se prépareraient au même métier, pratiqueraient

les mêmes divertissements, se rendraient au même endroit à la même heure ? Seule la

différence fait sens. Elle est le moteur de toutes nos activités. C’est parce qu’il existe des

montagnes plus hautes que d’autres que certains tentent d’atteindre leur sommet. C’est

malheureusement le libre jeu de nos défauts, de nos manques, de nos convoitises et de nos

qualités qui assure la continuité et l’évolution de nos sociétés, même si cela est aux dépens du

reste du monde.

Baser un comportement sur la recherche et la mise en pratique de l’égalité est une

erreur profonde. Les principes du "Peace Corps" américain obligeaient de jeunes idéalistes à

vivre dans les mêmes conditions que les populations qu’ils venaient aider, perdant ainsi toute

crédibilité auprès de ces populations pour qui, opulence et faste étaient les seuls garants d’une

action bénéfique envers eux. Rien n’est plus ridicule et irréaliste que cette jeune Américaine

blonde qui allait nu-pieds et seins à l’air, la peau rougie par le soleil sur les pistes du

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Cameroun. L’égalité n’est que le rêve d’une société riche dont l’histoire permet de générer

cette utopie…

Le mythe de l’égalité est aussi très dangereux, car plus on tente de nous rendre égaux

et plus nous trouvons des moyens de nous différencier, d’opprimer, de manipuler sous couvert

des bons sentiments dont on dit que l’enfer est pavé. Toute tentative d’uniformisation sera

toujours minée par une volonté sournoise de recréer la différence. Le désir d’égalité naît du

regard qui perçoit les avantages de l’autre, il se tourne rarement vers ceux qui sont

défavorisés. L’égalité est ce que l’on tente d’imposer à autrui, rarement un état dont on ne

s’exclut pas soi-même. La faillite du communisme d’état en est la preuve.

Quant à la fraternité elle a, elle aussi, ses limites. Tant que nous ne saurons pas

pourquoi nous aimons certaines personnes, certains paysages, certaines cultures et pourquoi

nous avons besoin de croire en une instance supérieure, divinité ou simple chef, il sera

impossible d’être fraternels et d’accepter l’autre quelles que soient ses caractéristiques

culturelles, sociales ou individuelles.

Les sociétés occidentales sont pratiquement les seules à tenter de comprendre,

d’étudier, d’aider, d’accepter les cultures étrangères, mais dans le même temps elles

exploitent, conditionnent, punissent celles qui ne respectent pas les valeurs universelles dont

elles se disent porteuses. La fraternité est une interaction qui nécessite deux partenaires, une

volonté commune de fraterniser, de s’entendre, de communiquer. La fraternité à sens unique

est vouée à l’échec tant que des philosophies différentes forgeront nos personnalités et

détermineront nos cultures. Le monde occidental dans son ensemble a cru au progrès, au

développement économique et culturel, au devoir d’aider les autres, à la possibilité d’un

devenir meilleur ; d’autres civilisations ne croient pas à tout cela ou du moins n’envisagent de

telles valeurs que dans le cadre restreint de leur propre société. Elles préfèrent l’immobilisme,

le refus du changement, l’ancrage dans la tradition. Elles se protègent contre tout ce qui leur

est étranger, et c’est bien sûr, une visée utopique, quand chacun peut se faire une idée des

avantages qui existent ailleurs, des modes de vie moins pénibles, des plaisirs qui l’attendent

dans un autre pays. Souvent les candidats à l’expatriation souhaitent profiter de la liberté que

leur offre le pays d’accueil tout en gardant les valeurs propres à leur culture d’origine. Ils se

rendent vite compte qu’ils ne bénéficieront ni de l’égalité, ni de la fraternité avec les citoyens

de leur nouveau pays.

La tour de Babel qui réunit un peuple dans une tentative solidaire de supprimer le

joug d’instances supérieures est sans cesse reconstruite. Nous voulons presque tous atteindre

le sommet et décocher nos flèches contre les tout-puissants dont nous envions l’aisance. Nous

retombons meurtris et nous accentuons nos différences internes. Il en résulte que nous

circonscrivons un territoire plus restreint avec sa langue propre, sa culture. Et bientôt c’est à

l’intérieur de ce territoire plus petit — région, quartier, cité — que recommence le cycle

infernal de la différentiation et de la négation des valeurs en cause. Nous avons certes

progressé, nous ne tuons plus systématiquement l’étranger, mais nous ne sommes pas encore

aptes à accepter l’autre du bout du monde, ou même l’autre du pays voisin dont les

comportements nous blessent et troublent notre quiétude.

Si l’accélération des avancées technologiques est patente et ne souffre aucun recul, il

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n’en va pas de même pour les progrès des mentalités humaines. Certains d’entre nous

acceptent les changements, l’ouverture, la tolérance, d’autres, au contraire, freinent le plus

possible et cèdent à la tentation du conservatisme et du traditionalisme. Notre propre société

accepte la tradition comme justification de comportements et en même temps poursuit un

idéal qui donnerait des droits égaux à tous les hommes, aux animaux, et à tout ce qui existe

sur cette planète. Les revendications des chasseurs, des aficionados cohabitent avec la

réintroduction de cervidés, et de carnassiers dans nos campagnes.

Liberté, égalité, fraternité sont des valeurs irréelles. Il nous faudra repenser ce dogme

démocratique et prendre en compte la réalité de la nature humaine, sa diversité, son

agressivité, sa méfiance pour que ne s’installent pas, dans notre société, les conditions d’un

retour à la barbarie.