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« A quoi servent les astronautes ? » Dans un essai corrosif, Serge Brunier démontre l’inutilité des vols habités. Sciences. Page 9. GEORGES HENEIN JOYAUX D’OUTRE-TOMBE Pour la première fois, la presque totalité de l’œuvre de ce grand écrivain égyptien francophone est éditée. L’occasion de découvrir un poète surréaliste, chroniqueur truculent, proche d’Henri Calet et d’Yves Bonnefoy. Littératures. Page 3. « Ourania » ou le voyage en Utopie de J.M.G. Le Clézio. Et un florilège de textes courts : Nancy Lee, A. S. Byatt, Robert Walser... Pages 4 et 5. Le troisième tome de « L’Histoire du corps », consacré au XX e siècle, explore l’ère de son exaltation, mais aussi de sa négation. Page 8. Dany Laferrière Rencontre avec l’écrivain et cinéaste, qui publie « Vers le Sud », parallèlement à la sortie en salles de son adaptation au cinéma. Entretien. Page 12. Espace L’Inde et l’Occident De nombreux romans et essais interrogent l’histoire complexe des attirances et répulsions entre l’Europe et le sous-continent indien. Dossier. Pages 6 et 7. Littératures Histoire Vendredi 3 février 2006 0123 Des Livres b b

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Page 1: L’Inde et l’Occident DesLivres - Le Monde.frmedias.lemonde.fr/.../737066_sup_livres_060202.pdf · Le troisième tome de « L’Histoire du corps », consacré au XXe siècle,

« A quoi servent les astronautes ? »Dans un essai corrosif, Serge Brunierdémontre l’inutilité des vols habités.Sciences. Page 9.

GEORGES HENEINJOYAUX D’OUTRE-TOMBE

Pour la première fois,la presque totalité de l’œuvrede ce grand écrivain égyptienfrancophone est éditée.L’occasion de découvrirun poète surréaliste,chroniqueur truculent,proche d’Henri Caletet d’Yves Bonnefoy.Littératures. Page 3.

« Ourania » ou le voyage en Utopie deJ.M.G. Le Clézio. Et un florilègede textes courts : Nancy Lee,A. S. Byatt, Robert Walser... Pages 4 et 5.

Le troisième tome de « L’Histoiredu corps », consacré au XXe siècle,explore l’ère de son exaltation, maisaussi de sa négation. Page 8.

Dany LaferrièreRencontre avec l’écrivain et cinéaste,qui publie « Vers le Sud », parallèlementà la sortie en salles de son adaptationau cinéma. Entretien. Page 12.

Espace

L’Inde et l’OccidentDe nombreux romans et essais interrogentl’histoire complexe des attiranceset répulsions entre l’Europeet le sous-continent indien. Dossier. Pages 6 et 7.

Littératures Histoire

Vendredi 3 février 2006

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2 0123Vendredi 3 février 2006

LETTRE DE LONDRES

« Matisse, The Master »,une biographie exemplaire

AU FIL DES REVUES

« L’Ours polar », « Temps noir »,« 813 »… policiers pour tous

LORSQU’EN 1990 l’éditeurd’Hilary Spurling lui suggérad’écrire une biographie d’Hen-ri Matisse, cette journalisteanglaise tomba des nues. Ellen’imaginait pas un instant quepersonne n’avait jusqu’iciraconté par le menu la vie dugrand peintre. « J’ai senti moncœur bondir, se souvient-elle. Jene pensais pas être le bon choix :je n’étais pas historien d’art,j’étais une femme, et je n’étaispas française. »

Et pourtant, quinze ans plustard, dont dix d’enquête et cinqd’écriture, Hilary Spurling,65 ans, ex-critique théâtrale etartistique, vient d’empocher les25 000 livres sterling du prixWhitbread, l’une des récompen-ses littéraires les plus presti-gieuses de Grande-Bretagne.« J’étais estomaquée en appre-nant la nouvelle, dit-elle. J’avaisparié sur quelqu’un d’autre. »Les bookmakers aussi, en don-nant gagnante la romancièreécossaise Ali Smith, avec sonlivre The Accidental.

En trente-quatre annéesd’existence, les jurys du prixWhitbread ont, il est vrai, traitéles biographies en parents pau-vres. Elles n’ont été couronnéesque cinq fois, la plus récente –Samuel Pepys par Claire Toma-lin – datant de 2002. Avant dese plonger dans la vie de Matis-se, Hilary Spurling avait déjàquatre biographies à son actif,Mais elle ne prévoyait pas que

ce nouveau compagnonnagedurerait si longtemps.

« J’écris des biographies, expli-que-t-elle, parce que je suisfascinée par les gens, par leuringéniosité infinie, par les étran-ges comportements dont leursvies sont faites, et parce que lanature humaine me fournit demeilleures intrigues que n’im-porte quel roman que je pourraisinventer. »

Légende officielleHilary Spurling aime compa-

rer le biographe à un « détectiveprivé qui soulève chaque pierre »pour trouver un indice, ou à unenquêteur qui, en renouant lesfils d’une vie, cherche aussi à« éclairer le siècle » dans lequelcelle-ci s’inscrivait. Certainsmystères, constate-t-elle, résis-tent à l’analyse, comme celui-ci,crucial : pourquoi Matisse est-ildevenu peintre ? « Malgré toutesmes recherches, je n’ai pas purépondre à cette question. »

« Si mon histoire était un jourécrite, elle étonnerait tout le mon-de », avait prédit Matisse au soirde sa vie. Sa biographe fut la pre-mière surprise. Elle savait qu’unartiste ayant peint de tellesœuvres « ne pouvait avoir eu unevie ennuyeuse » : « J’avais raison.Sa vie fut tellement dramatiquequ’en comparaison celle de Picas-so ressemble à un pique-nique. »Matisse, souligne-t-elle, était unhomme généreux, passionné,angoissé. L’enfant du Nord, qui

avait fui les tristes paysages deson enfance pour les couleurschantantes du Sud, sublimaitdans des œuvres lumineuses etsereines la pauvreté matérielleet le doute spirituel qui l’as-saillaient. « Je peins, confia-t-il,pour oublier tout le reste. »

Hilary Spurling a travaillédans des conditions idéales. Cha-que jour, pendant une à deuxheures, le peintre écrivait des let-tres : sa biographe les a touteslues, ce qui lui a pris plusieursannées. Elle a aussi longuementparlé avec la dernière égérie deMatisse, Lydia Delectorskaya.

Ce livre magistral brise nom-bre d’idées fausses qui ont forgéla légende officielle du peintre,notamment deux d’entre elles :rien ne prouve, assure HilarySpurling, que Matisse couchaitnécessairement avec ses modè-les ; et rien ne confirme que lepeintre ait eu un comportementinsouciant, voire complaisantenvers les nazis, sous l’Occupa-tion. « Je n’ai jamais perdu la foien Matisse, résume sa biogra-phe. Comme homme et commeartiste, il m’a surprise jusqu’aubout. » a

Jean-Pierre Langellier

Matisse, The Master.(A Life of Henri Matisse, volumetwo, 1909-1954). La premièrepartie, publiée en 1998,s’appelait The Unknown Matisse.Les deux livres ont été publiéschez Penguin.

À L’IMAGE de la productionéditoriale de romans policiers,qui ne cesse de se redéployer autravers de nouvelles collections,les revues spécialisées se mul-tiplient pour éclairer l’amateurdans la profusion des paru-tions. Il est impossible de dres-ser une liste exhaustive de cesrevues, mais au moins peut-onsignaler quelques références.

813, l’organe des Amis de lalittérature policière, dont le nomest inspiré d’une des aventuresdu gentleman-cambrioleur, faitparaître dans son dernier nu-méro un excellent dossier Lupin,et même une nouvelle inédite deMaurice Leblanc.

Temps noir, qui est publié parJoseph K, par ailleurs éditeur duDictionnaire des littératures poli-cières de Claude Mesplède, estsurtout remarquable par la qua-lité de ses dossiers. Le prochain,en mars, sera consacré à PierreVéry.

L’Ours polar est plus modested’aspect, mais son approche esttoujours originale. Le no 35, quivient de paraître, propose unentretien avec l’auteur japonaisIshida Ira. Véritable phénomèneau Japon, cet auteur né en 1960est encore peu connu en France,où un seul de ses livres, Ike-bukuro West Gate Park, a ététraduit, aux Editions PhilippePicquier. L’auteur de l’entretien,Christophe Dupuis, a égalementeu la bonne idée de réaliser uneinterview de Dominique Sylvain,

cette romancière française quivit à Tokyo, et dont la revuepublie par la même occasion unenouvelle inédite, Une soupe auxnouilles. Un des points forts deL’Ours polar est la sélection d’ou-vrages destinés à la jeunesse,sélection qui figure dans une sec-tion joliment baptisée « L’Our-son polar ».

En décembre 2005 est paru leno 0 d’un périodique, ShanghaiExpress, qu’on devrait pouvoiracheter en kiosque à partir dumois de mars prochain. On nepeut que se réjouir de la volontéaffichée de ce nouveau maga-zine de renouer avec la traditiondu roman-feuilleton. Le premiernuméro publie à cet égard unevéritable curiosité, la toute pre-mière enquête de l’inspecteurLentraille, signée par un certainAlbert Duvivier qui, en 1940,n’avait pas encore écrit LesCoups sous son nom véritable deJean Meckert ni commencé sousle pseudonyme de Jean Amila sacarrière d’auteur de romans poli-ciers. Il devrait, dans les numé-ros suivants, connaître des aven-tures inédites sous la plume deDidier Daeninckx et de PatrickPécherot.

L’outil de base dans le do-maine du polar reste cependantla revue annuelle publiée par laBilipo, Les Crimes de l’année.Chacun des volumes paraît enmars, au moment du Salon dulivre de Paris, et peut s’acheteren librairie ou sur commande.

La prochaine livraison, à savoirle no 15, comprendra donc unesélection critique des ouvragespoliciers parus entre août 2004et août 2005. Le nombre de titresretenus est suffisamment impor-tant (329 en 2004, sur un totald’environ 1 800) pour faire appa-raître les grandes tendances dugenre, et la qualité de chaquenotice en fait un outil qui peutconvenir aussi bien au spécia-liste qu’à l’amateur en quêted’idées de lecture. Les index sonttrès soignés, et la revue fourniten prime des renseignementsprécieux, comme la liste deslibrairies spécialisées à Paris eten province, celle des festivals oudes périodiques, y compris lesfanzines à parution aléatoire. a

Gérard Meudal

813, trimestriel, 7 ¤(22, boulevard Richard-Lenoir,75018 Paris).Temps noir, semestriel, 13 ¤(Joseph K, 21, rue Geoffroy-Drouet, 44000 Nantes).L’Ours polar, no 35, 60 p.,6 ¤ ; bimestriel(1, place du Mercadiou,33490 Saint-Macaire).Shanghai Express,mensuel, 84 p.(37, rue Rousselet,75007 Paris).Les Crimes de l’année,238 p., 13 ¤(Bibliothèque des littératurespolicières, 48-50, rue duCardinal-Lemoine, 75005 Paris).

Proposer un textepour la page « forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

Un retour sur la polémique suscitée par les déclarations d’Alain Finkielkraut à « Haaretz »

Réflexions sur l’affaire FinkielkrautPascal DibieEthnologue, maîtrede conférencesà l’université Paris-VII,iI dirige la collection« Traversées » auxéditions Métailié.Il doit publier LeVillage métamorphoséen mars 2006 (Terrehumaine, Plon).

Nicolas FarguesEcrivain vivant àMadagascar, auteur deLe Tour du propriétaire(2000), Demain, si vousle voulez bien (2001),One-Man-Show (2002)et Rade Terminus(2004), tous éditéschez POL.

Christine JordisEditrice chezGallimard, membredu jury Feminaet collaboratrice du« Monde des livres ».Dernier ouvrage paru :Une passion excentrique(Seuil, 2005).

Gamal GhitanyEcrivain égyptien,auteur, entre autres,de La MystérieuseAffaire de l’impasseZaafarâni (Actes Sud,1997), Pyramides(Actes Sud, 2000),Le Livredes illuminations(Seuil, 2005).

RectificatifContrairement à ceque nous avons écritdans « Le Monde deslivres » du 27 janvier,chapitre. com s’estassocié avec GibertJoseph en 2005, et pasavec Gibert Jeune, sonconcurrent de la PlaceSaint-Michel, à Paris.

Elisabethde Fontenay

Deux mois ont passé depuis ledéclenchement de « l’affaireFinkielkraut ». Peut-on, touten continuant à se réclamerde certaines exigences

intraitables de la gauche, suggérer qu’endépit de ses outrances, cet homme n’arien du raciste réactionnaire qu’unecampagne de lynchage médiatique a faitde lui ? Il m’a semblé qu’en raison desvingt ans de tumultueuse amitié quim’unissent à lui, je devais tenter un retourréflexif sur la révoltante opération dedestitution dont il a été la victime.

Qu’un journaliste sans scrupule d’ungrand journal israélien de gauche aitentraîné dans un traquenard unintellectuel qui a le goût desemportements, que l’interview n’ait pasété donné à relire et ait subi destraductions successives, que le titre – « Ilsne sont pas malheureux, ils sontmusulmans » – ait été concocté avecmalignité par la rédaction d’Haaretz, quela juxtaposition de citations, faite par uncollaborateur du Monde, ait aggravé leséquivoques, que l’entretien explicatif quis’en est suivi dans le même quotidien aitété titré « j’assume » au lieu de « Ce quej’assume », cette cascaded’irresponsabilités ne semble pas faire dedoute (Le Monde des 24 et 28 novembre).On aurait raisonnablement pu en prendreacte et en rester là.

Or voilà que l’auteur d’une œuvre dontla portée est incontestable, le professeurexemplaire d’une grande école de laRépublique [l’Ecole polytechnique], leproducteur d’une remarquable émissionde radio [Répliques sur France-Culture],est devenu en vingt-quatre heures, àcause d’un regrettable laisser-aller verbalmalhonnêtement exploité, l’homme àabattre, puisque accusé du crime à justetitre le plus vilipendé de l’époque : leracisme. Une campagne diffamatoire adonc livré Finkielkraut à la vindictepublique. Son visage a même été exposéen couverture d’un hebdomadaire : seulmanquait le montant de la prime.

Mais il y a plus grave. Je ne parvienspas à comprendre ce qui a conduit deuxhistoriens que j’admire, Benjamin Stora etPierre Vidal-Naquet, cosignant avecd’autres un beau texte mettant en gardecontre l’antisémitisme d’un certainantiracisme (Le Monde du 6 décembre2005), à renvoyer dos à dos Dieudonné etFinkielkraut, accusés de recourir auxmêmes procédés : « falsification,dénégation, occultation ». Fallait-il qu’onfalsifie, dénie et occulte ce que représenteFinkielkraut pour le mettre ainsi enéquivalence avec cet humoriste navrant !C’est à ne pas s’en remettre.

Dans une démocratie, il estindispensable de pouvoir critiquer, etmême condamner un propos, un texte,

une pensée. Nul ne peut s’autoriser enrevanche à déshonorer un homme et àliquider un écrivain que créditent sonœuvre et son parcours. Or, du jour aulendemain, cette œuvre et ce parcoursont été dépouillés de leur complexité etdépossédés de leur histoire. Un aussilâche acharnement contre un auteur quis’est efforcé de rendre à ses propos leurvéritable teneur et de les resituer dansla continuité d’une réflexion poursuiviedepuis des années, n’est-ce pas là unsigne que ce pays va mal ?

Devant un tel déchaînement de haine,on ne peut que s’inquiéter et demandercomment quelques faiseurs d’opinion ontpu en venir à cette terrifiante réduction,à cette promotion d’un choix de parolesfiévreusement prononcées et parfoisfalsifiées au statut de révélation définitivesur la vérité profonde d’un homme. Sansdoute cela tient-il à la place qu’occupeFinkielkraut dans le monde intellectuel.Car cette campagne aura fait éclater le

paradoxe permanent qui le constitue.Comment nier en effet que sa capacitéà s’émouvoir et à se battre sur tous lesfronts, sa manière parfois terrassanted’exposer son point de vue, de brandirsans prudence la dissension, passionnentet épuisent les uns, antagonisentles autres ?

A quoi s’ajoute, bien sûr, la réputationde philosophe médiatique qu’on lui afaite. Pourtant, cette trop faciledésignation traduit une méconnaissancedu lieu philosophique et politique où il sesitue. Ce lecteur d’Hannah Arendt, quis’attache à penser l’événement, nedédaigne pas d’utiliser, chaque fois qu’ilen a la possibilité, les médias de sontemps. Mais ce qu’il y apporte, c’est toutsauf un désir de séduire, puisque,développant des thèses aussi hétérodoxesque longuement méditées, il ne craint pasd’affronter l’isolement et la réprobation

S’il lui arrive de foncer tête baisséedans des constats implacables sansconsentir à s’arrêter d’abord à desanalyses élémentaires, sans prendre lapeine d’évoquer les faits les plusdéterminants de la réalité sociale, c’estque les discours à ce sujet lui semblentconvenus et insuffisants. Certaines de sesfâcheuses formulations ont été suscitées,bien plus que par les événementseux-mêmes, par son indignation face àdes commentaires – de droite ou degauche – tellement édifiants etdénégateurs qu’ils ne pouvaient quemanquer l’inquiétante singularité de cequi était arrivé, et donc se priver desmoyens d’y faire face sur le long terme.C’est son élitisme républicain et sadétestation de la démagogie qui luiinterdisent de s’arrêter sur ce qu’estdevenue la réalité des élèves, d’entendrela parole de ceux des enseignants qui, demanière héroïque, essaient de parer auplus pressé, ainsi que celle des travailleurssociaux qui aident, qui aiment cesadolescents difficiles et en difficulté.

Pour lui, en effet, ce que les émeutesdes banlieues ont d’abord manifesté, c’estl’effondrement de la mission d’égalisationdes chances, impartie à l’éducationnationale. Et même si on peut luireprocher de ne pas rappeler que desdiplômés de l’enseignement supérieurtrouvent d’autant moins de travail qu’ilssont issus de l’immigration, il aura

vraiment fallu une bonne dose demauvaise foi pour rattacher la brutalitédes propos tenus à autre chose qu’à unepassion de cette école à la française, dontil constate avec désespoir qu’elle n’a passu être offerte aux enfants défavoriséscomme une chance réelle d’intégration, etqu’elle ne fonctionne plus correctementque pour les enfants des bourgeois.

Une question demeure. Comment sefait-il que, tout en étant hanté par lafinitude du politique, ce démocrate neveuille pas faire la part des choses et nerenonce jamais à cette approche en vrille,sans doute trop idéaliste, du mal social ?Comme si la moindre concession auxeuphémismes de la pudibonderiepublique ambiante valait capitulation.C’est peut-être parce qu’habite en lui unpenseur tragique dont la vision souventpessimiste des choses ne parvient à faireson chemin qu’à travers des interventionsqui contrarient, voire violentent, l’opiniondominante. Cet alliage d’analyse et dedéploration, de pensée critique et demélancolie, libre à chacun de ne pasl’accepter. Mais, en la circonstance, onaura sauté sur l’occasion d’éliminerl’homme et l’œuvre.

Occasion… N’est-ce pas le fin mot del’affaire Finkielkraut ? Ceux qui se sontlivrés avec une joie mauvaise à cetteindécente vivisection n’attendaient eneffet qu’une occasion. Ils n’allaient paslaisser passer une pareille aubaine : lemasque enfin arraché, le faux pas enfinmortel, le juif enfin raciste. Mais qu’on serassure. Si l’indignité de cette chasse àl’homme nous emplit de terreur politiqueet morale, elle n’a aucunement le pouvoirde briser le rayonnement d’une présence,d’anéantir une écriture et une parole qui,pour tant de nos contemporains, de nosconcitoyens restent décidémentirremplaçables.

Elisabeth de Fontenay est philosophe,professeur émérite à Paris-I

Contributions

Dans une démocratie,il est indispensablede pouvoir critiquer,et même condamner un propos,un texte, une pensée.Nul ne peut s’autoriseren revanche à déshonorerun homme

FORUM

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Il n’y a pas d’injustice en littéra-ture. Tôt ou tard, on finit parreconnaître un auteur important,même s’il a négligé d’organisersa propre postérité. Hormis, audébut des années 1980, un Geor-

ges Henein par Alexandrian (Seghers,« Poètes d’aujourd’hui »), ainsi quequelques tentatives d’éditeurs à la visibi-lité limitée, c’est plus de trente ans aprèssa mort que, grâce à l’opiniâtreté d’unepoignée d’universitaires et à la convic-tion d’Olivier Rubinstein chez Denoël,Georges Henein (Le Caire, 1914 - Paris,1973) est rendu accessible dans sadimension la plus significative.

Si l’écrivain, ami d’Henri Calet etd’Yves Bonnefoy, est resté méconnu à cejour, c’est avant tout parce qu’il n’a paslaissé d’œuvre à proprement parler : desplaquettes de poèmes et de récits, aujour-d’hui introuvables, parues chez Corti,Minuit ou au Mercure de France, desessais, des articles politiques, des chroni-ques et autres éditoriaux de presse quinous laissent seulement imaginer àquels romans, à quels volumes prémédi-tés tout cela aurait pu aboutir si l’hom-me s’en était donné la peine.

Car, chez Henein, qui a lu entre autresHegel et Kierkegaard, le conflit avec

l’écriture est unemanifestation direc-te de son inaptitudefondamentale à croi-re. En d’autres ter-mes, c’est parce qu’ildoutait de tout, saufpeut-être de l’écritu-re, qu’il en usa com-me s’il s’en excusait,à distance passion-

née, faisant de ce désir coupable demots, comme celui d’exister, le mobilemême de sa littérature. Entre 20 et40 ans, influencé par le mouvement sur-réaliste, dont il est membre jusqu’en1947, ce Cioran africain compose despamphlets, des poèmes, ainsi qu’une cin-quantaine de récits brefs, d’un accès diffi-cile, que l’on pourrait qualifier de fablesmétaphysiques, où la précision de la lan-gue et le faste des images tentent, nonsans panache, de défier un pessimismesans remède : « Si le suicide était affairede conviction, toute logique aurait pour find’y conduire irrésistiblement. Or c’est préci-sément pour avoir vécu à portée trop inti-me de cet acte que l’homme dont je parleici s’était adressé, s’était rendu à la logiquecomme à un dernier recours dont on sait

par ailleurs qu’il est le plus fallacieux detous. Oubliant bientôt ce qu’il s’enor-gueillissait de considérer comme son cas, ilse prit d’affection pour les mots. Non pourtous – il s’en fallait – mais pour ceux qui,disait-il, faisaient “miroirs réfléchissants”et l’aidaient à déjouer la solitude avec ses

enfoncements suspects et ses faux jours oùl’on a du mal à se croire perdu » (La Forcede l’inertie, p. 243).

Si le poète est sombre, le personnage,lui, est bien vivant : amoureux desfemmes, cultivé, raffiné, drôle, truculent,provocateur, engagé, outrancier, charis-

matique, orateur-né, polyglotte, gour-mand, fin amateur de peinture contem-poraine, lecteur boulimique, voyageur,contemplatif, oisif et riche. C’est sous cetéclairage-là qu’on le découvre dans seschroniques littéraires, publiées dès 1957dans les feuilles de chou de l’époque : LaBourse égyptienne et Le Progrès égyptien.Egarés entre les comptes rendus d’unconcours d’élégance canine ou d’uneréception d’ambassade, les papiers d’He-nein, nobles, limpides et péremptoires,nourris d’un sens inégalé et toujoursrenouvelé de la formule, jamais bavards,sont autant d’irruptions miraculeusesdestinées à l’oubli. De L’Iliade à Bonjourtristesse, il a tout lu. Mais la littératuren’est qu’un prétexte à des digressions dehaut vol, souvent désopilantes, sur lapolitique, l’ethnocentrisme occidental, lesens de l’absurde ou l’air du temps.

Etabli sous la direction de PierreVilar, ce copieux corpus doit notammentsa valeur à la compilation de ces com-mentaires longtemps ignorés, dont laportée n’avait cependant pas échappé àun lecteur de choix, plutôt avare de com-pliments. En 1957, ayant pris connais-sance de la recension de D’un château

l’autre par Henein, Céline lui écrit :« Cher Monsieur, votre chronique estsuperbe. Je crois que l’esprit dit françaisappartient à présent aux lettresd’ailleurs. »

Urgence permanenteLe régime de Nasser, qui n’est pas ten-

dre avec l’aristocratie, le contraint àl’exil en 1962. Avec ce déracinement tantgéographique que financier, il abandon-ne définitivement toute velléité littéraire.Engagé à Rome, puis à Paris, à la rédac-tion de l’hebdomadaire Jeune Afrique, ilrewrite les textes de ses confrères et tientune chronique « assez étrange pour toutaccueillir : de Brigitte Bardot à RaymondLulle ». Moralement diminué, soumis àun rythme de travail éreintant, écrivantdans l’urgence permanente, amer par-fois, il n’a cependant rien perdu de saverve et de sa prodigieuse faculté à s’indi-gner ou à sublimer le quotidien. Bien aucontraire, désaliéné de l’enjeu littéraire,il écrit comme il parle et comme il pen-se, et le résultat ressemble à s’y mépren-dre à de la littérature. A propos de lajeune débutante Françoise Hardy, en1963 : « Elle a l’expression immobile desgens qui ont beaucoup voyagé sans croireau changement et beaucoup aimé sansrenoncer à leur solitude. Elle sourit auralenti comme dans un rêve et ce sourireajoute on ne sait quelle mélancolie à cevisage lointain, trop précis pour lebrouillard mais trop fragile pour le soleil »(p. 685.) En 1964, autour de scabreusesrévélations, dans une lettre ouverte deRoger Peyrefitte à Mauriac, sur lesmœurs de l’auteur des Amitiés particuliè-res : « Peyrefitte ne nous épargne rien. Nile passé décomposé, ni le plus que douteux.La perversité, les tentations, les suppura-tions, les élancements, les enlacements, lesreniements, tout y est. On a l’impressiondésagréable de regarder par le trou de laserrure un Mauriac tout nu qui recevraitle prix Nobel pour attentat à la pudeur »(p. 765.)

Georges Henein, un grand écrivainfrancophone raté ? Ou bien un grandécrivain tout court, trop longtemps malpayé en retour de sa fascination pourune France et des lettres françaises tropégocentriques ? Qu’importe, puisquepeu lui importait à lui. Saluons simple-ment Denoël et l’équipe de Pierre Vilarpour avoir procédé, selon la formule del’Egyptien lui-même, à « la juste réhabili-tation du métis ». a

Nicolas Fargues

Georges Henein, enfin !

Aguzou, Crémer : deux voix très singulières

Il fallait du courage pour publier unpremier roman en cette rentrée d’hiver.Comment trouver sa place entre la

délicieuse sonate de Jean Echenoz sur Ravel,le gros opéra flamboyant et revigorant dePhilippe Sollers, le galop des cavaliers –Patrick Grainville, Bernard du Boucheron,Jérôme Garcin – et l’arrivée de quelquesautres poids lourds, dont Tahar Ben Jellounet J.-M. G. Le Clézio ? Corinne Aguzou etson éditeur, Tristram, n’ont pas eu peur. Etils ont eu raison.

La Révolution par les femmes, de CorinneAguzou – sur laquelle on ne possède aucunrenseignement biographique –, est en soiune petite révolution. Enfin une femme écritavec humour sur les femmes, leurs luttes,leurs échecs, leurs espoirs. Et il ne s’agit pasici de dérision, mais bien d’un engagement.Du pari de faire un livre à la fois politique etburlesque, loufoque et radical dans sacritique sociale, dans la dénonciation desviolences de la société – violenceséconomiques, sexuelles, conjugales.

Comment répondre à la question : « Larévolution par les femmes avait-elle échouéavant ou après avoir eu lieu ? » Commentadmettre que « le féminisme est un oublicollectif récurrent », une « espérance brûlée »,et que, « trente ans plus tard on est plusavancées, dans la défaite » ? Sans doute enimaginant un roman fou, utopique,onirique, ironique. Un roman de combat.

Les héroïnes de Corinne Aguzou –accompagnées de quelques héros, dontHélio, traité par certains hommes de« lavette » préférant « travailler avec lesbonnes femmes » – sont des personnesblessées par la vie. Mais qui refusent de se

vivre en victimes. Alors, dans les sous-solsd’un immeuble – dit « le blockhaus »,probablement dans une cité –, elles essaientd’inventer un avenir.

Bien sûr il faut compter avec les femmes« traîtres », « plus antiféministes que leshommes ». Elles sont légion. Puis s’attaqueraux hommes qui veulent tout contrôler.Curieusement, chez Corinne Aguzou, leursnoms sont formés des mêmes lettres : Boris,le gardien cogneur ; Brosi, le médecin del’hôpital psychiatrique, qui se croit des

droits sur son employée, Mira ; Sirob,un supposé auditeur hostile, lors d’unséminaire de Marouchka, l’intellectuelle dela bande ; Sorbi, « le type de la Commissionde Financement des Perspectives Localesd’Insertion ».

Corinne Aguzou a le sens du portrait,et le don de faire aimer toutes ces battantes :Angèle, qui affronte bravement son cancer,les nausées et les hallucinations ; Barbara,la meneuse, l’organisatrice, toujours à larecherche de « solutions viables », même sielles sont « transitoires, bricolées » ; Suzanne,qui recrache les neuroleptiques dont on lagave et rêve de s’enfuir de l’asile…

Celles-ci, et quelques autres, mènent unebelle sarabande, à la fois comique et terrible,pour tenter de faire leur « propre révolutionintérieure permanente », en résistant à « lamâle attitude ». En un mot : Femmes, si

vous voulez vous réveiller, lisez doncCorinne Aguzou !

Ce n’est certainement pas pour se reposerdu tourbillon de Corinne Aguzou qu’il fautlire Comme un charme, de Stéphane Crémer.Mais pour découvrir une autre voix, toutedifférente, et tout aussi singulière. En60 brefs fragments, un homme qui vientd’aborder la cinquantaine se souvient. Il estné en un temps de défaite, « un 7 avril »,« en plein Diên Biên Phu ». Son nom évoqueun acteur connu, mais le père, présent dansle récit, n’est pas nommé.

Stéphane Crémer, qui a déjà publié despoèmes, préfacés par Yves Bonnefoy, a uneécriture très maîtrisée, le sens de la formulequi fait mouche. Et un humour froid,assassin. Avec une sorte de tranquillecruauté, il règle ses comptes d’enfantabandonné. Pas à l’assistance publique,certes. C’était un abandon de luxe.Grands-parents et pensionnat. Une mèrequi part pour huit mois à Tahiti en confiantson tout jeune garçon à ses parents. Unpère qui a « refait sa vie », avec lequel lesrencontres sont presque toujoursdésastreuses – et qui, évidemment, interdità Stéphane de faire du théâtre. Et ce fils« pas désiré », qui a traversé déserts etchamps de mines pour trouver son cheminet dire, enfin, son passé. a

LA RÉVOLUTION PAR LES FEMMESde Corinne Aguzou.Ed. Tristram, 192 p., 17 ¤.

COMME UN CHARMEde Stéphane Crémer.Denoël, 110 p., 13 ¤.

De gauche à droite : Georges Henein, Henri Calet, « Marthe », Maurice Fahmy, Nadine Krainik,Charles Duits, à la fin des années 1940 D.R.

« Hölderlin, Poèmes de la folie »

Les éditions Denoël publient la quasi-intégralité de l’œuvre poétique et journalistique de Georges Henein. Un remarquable travaild’édition qui permet de découvrir ce grand écrivain méconnu né au Caire en 1914.

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

ŒUVRESde GeorgesHenein

Préfacesd’Yves Bonnefoyet Berto Farhi.Denoël,1 048 p., 16 ¤.

« Comme il advientfréquemment auxpoètes, on s’avisa dugénie d’Hölderlin bienaprès sa mort. Qu’ilmourût fou n’est pasune excuse pour sescontemporains. En1807, après avoirdonné des signes dedépression et s’êtrerendu suffisammentsuspect à la sociétéhumaine, Hölderlinest placé soussurveillance chez unmenuisier, dans unepetite chambre qui

surplombe le Neckar.Il y passera trente-sixans, coupé de touthorizon, écrivant desfragments poétiquessurprenants et despièces hiératiques (LaMort d’Empédocle).Il fallut attendrel’extraordinaire travailde diamantaire auquelHeidegger se livra surces textes pourmesurer toutel’envergure deHölderlin et ce qui,chez lui, transcende lafolie. La réédition de

la version française deses poèmes, déjàpubliée en 1929 parles soins de PierreKlossowski et PierreJean Jouve, vient àson heure. Dans sonimmobilité théâtrale,Hölderlin resteratoujours un poèteactuel. Sa transe estun moment essentielde notre vérité. »(Texte de GeorgesHenein publié dansJeune Afrique en mai1963, restitué enpage 712.)

LITTÉRATURES

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4 0123Vendredi 3 février 2006

UN SENTIMENT D’ABANDON,de Christopher CoakeSaluée par Robert Olen Butler et Nick Hornby, voiciune voix neuve qui nous arrive des Etats-Unis. Unevoix lyrique, violente, pour dire des vies ravagées, desdeuils, des moments d’effroi, des renoncements… Né en1975 dans l’Indiana, Christopher Coake distille desambiances lourdes, où la présence du danger esttoujours palpable. Comme dans « Un sentimentd’abandon », qui donne son titre au recueil, et où unrendez-vous d’amour dans un lieu paradisiaque duMontana se transforme en fatale équipée. Lespersonnages de Coake ne sont ni bons ni mauvais, ils

voudraient vaguement faire le bien, sans y parvenir. Mais Christopher Coake neles juge jamais. Et c’est probablement cette plume sèche et distante qui fait toutle sel de son écriture. Fl. N.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Albin Michel, « Terresd’Amérique », 304 p., 21,50 ¤.

CE QU’ELLE SAVAIT…, de Lydia DavisSouvent brèves, toujours écrites dans une langue sans ornement, les histoiresde Lydia Davis sont comme des lamelles très fines découpées dans la vieordinaire : à la fois délicates et presque un peu trop transparentes. Traductricedu français (Proust, entre autres) et auteur d’un roman, cette Américaine néeen 1947 s’est surtout distinguée, outre-Atlantique, par ses nouvelles, qui lui ontvalu, par exemple, les louanges de l’écrivain Rick Moody. On ne peuts’empêcher, cependant, d’éprouver de la frustration face à ces récits ambigus,qui font mine de tout dire (précision de la langue, aspect très explicite dessentiments), et au fond ne disent rien. A moins que le mérite de ces nouvellessoit justement de montrer à quel point la vie est incompréhensible ? R. R.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Evelyne Gauthier, Phébus, 160 p., 13,50 ¤.

LAISSE COULER, de Mavis GallantD’origine canadienne, Mavis Gallant est sans doutel’une des plus grandes nouvellistes en langueanglaise. Aussi faut-il se réjouir que ses « nouvellescanadiennes » soient publiées, avec une préfaceenthousiaste de Russel Banks. Car la langue de cettefemme de bientôt 84 ans, installée en France depuis1950, est un enchantement : fluide, souple, coloréecomme un être vivant. Ses personnages semblentaussi palpables que s’ils étaient devant vous àraconter des histoires simples, incroyablementpercutantes et agrémentées de réflexions sardoniquessur l’humanité. « Ils descendaient d’immigrés connus

(…) sous le nom d’“avortons de Glasgow” », écrit-elle à propos d’une famillede catholiques. « Le terme avait disparu : il suffit de deux générations,autrement dit rien en temps historique, pour se voir pousser des dents solides, degrands pieds et de grandes mains, une longue colonne vertébrale. Seules lesaversions et les craintes, matière de la mémoire raciale, se transmettentintactes. » R. R.Traduit de l’anglais par Aymeric Erouart, éd. Bernard Pascuito, 164 p., 17 ¤.

LES ORIGINES DE L’AMOUR,de Maeve BrennanNée en 1917 dans une famille irlandaise et fille du premier ambassadeurd’Irlande aux Etats-Unis, Maeve Brennan a passé la plus grande partie de savie à New York. Cette femme fantasque a travaillé durant trente ans, à partir de1949, pour le magazine New Yorker, où elle a publié, entre autres, de nombreuxtableaux de la vie quotidienne. Toutes ces nouvelles à l’exception d’une ontd’ailleurs paru dans ce journal, depuis les textes concernant l’enfance à Dublinjusqu’aux chroniques conjugales et familiales. L’ironie est ce qui caractérise lemieux le style de Maeve Brennan, qui, lors des dernières années de sa vie, alorsqu’elle avait plus ou moins perdu la raison, s’était installée dans les toilettes duNew Yorker « comme s’il s’agissait de son unique domicile », écrit dans sa préfaceson éditeur, William Maxwell, rédacteur en chef du New Yorker. R. R.Traduit de l’anglais par Dominique Mainard, éd. Joëlle Losfeld, 376 p., 25 ¤,(en librairie le 9 février).

Cinq contes aux frontières de l’abstrait explorent le corps dans tous ses états

Les métamorphoses d’A. S. Byatt

Une vision de notre monde en sept histoires subtiles et variées

Nancy Lee,une nouvelliste est née

ZOOM

I l ne faut pas croire ce que rabâ-chent les amateurs de lieux com-muns : la littérature n’est pas un

bon moyen de s’évader, d’oublier cebas monde au profit d’un autre. Quandelle est mauvaise, elle ne vous emmènenulle part – ou alors dans des culs-de-sac. Et quand elle est bonne, voireexcellente, comme chez A. S. Byatt, ellevous ramène forcément sur terre, envous conduisant à mieux regarder l’uni-vers qui vous entoure, ou à le regarderautrement. Y compris – et c’est un destalents particuliers de cette romancièrebritannique de grande envergure –quand le sujet du récit semble s’éloi-gner profondément du réel ou, dumoins, du vraisemblable, comme c’estle cas de certains de ces merveilleuxPetits contes noirs.

C’est dans la langue d’A. S. Byattqu’il faut chercher les causes de cesavoureux prodige (et aussi dans l’artde son traducteur, qui partage avec elleune admirable complicité).

Intensité de sensationA chacune des cinq histoires qui

composent le recueil, aussi différentessoient-elles par leur propos, l’écrivaincherche « la juste relation entre les motset les choses », comme l’explique un desses personnages. Autrement dit, lamanière dont les choses s’inscriventdans l’ordre du monde. Romancièresouvent qualifiée d’« intellectuelle » –en particulier dans Possession (Flamma-rion, 1993 et Le Livre de poche, 1995),qui a remporté le Booker Prize, oudans sa tétralogie commencée avec

La Vierge dans le jardin (Flammarion1999 et J’ai Lu 2003) –, A. S. Byatt nenéglige pourtant jamais le concret. Il ya même, chez elle, une intensité de sen-sation qui semble défier les lois del’abstrait. Comme si on pouvait vrai-ment percevoir la nature de telle outelle texture, de telle ou telle couleur,par l’intermédiaire des mots.

Comme si, contre touteapparence, le monde del’esprit pouvait communieravec celui de la matière.« Le temps entra dans l’unede ses phases lentes », écrit-elle ainsi à propos d’Inès,un personnage qui se trans-forme progressivement en« Femme de pierre » (c’estle titre de la nouvelle), cha-cune des parties de soncorps se couvrant d’excrois-sances minérales qui finis-sent par former une sortede carapace. Voilà ce quevoit Ines, dans sa bai-gnoire : « Elle resta assiseet regarda les objets sur lepont. Luffa, éponge, pierreponce. Un tube fibreux, unedouce masse de trous, unepierre grise façonnée. » Et,plus loin : « Le Luffa etl’éponge étaient le corps des-séché, le squelette, de chosesvivantes. » C’est ainsi : les objets – oudu moins certains d’entre eux – sontdes êtres à qui la force du regard etcelle des mots peuvent donner de la vie.

Au point, parfois, d’aboutir à des

monstruosités. Dans « La chose dans laforêt », premier des cinq contes, unêtre impossible, composé de chair etd’un horrible bric-à-brac d’ordures(« bouts de grillages, torchons sales,paille de fer pleine de résidus, vis et écrousrouillés »), terrorise deux fillettes quiviennent d’être évacuées de Londres,pendant le Blitz.

Tout ces objets, vous lesavez déjà vus. Mais com-me ça ? Idem pour les pier-cings qui couvrent leslèvres ou le nombril deDaisy, figure centraled’« Art corporel », sansdoute la plus bouleversan-te des nouvelles. Présentdans tous ces contes, lecorps prend des dimen-sions inattendues, sortantdes limites étroites aux-quelles le réduit l’anato-mie. Grande amatrice decontes, A. S. Byatt a sansdoute lu les histoires detransformations physi-ques et de princes enfouisdans la peau d’un cra-paud. Observant « la chaircomme elle se fait et sedéfait », mettant en scènedes êtres hybrides ou inha-bituels, elle prête à sesmots le pouvoir inouï

d’agrandir l’univers, d’en éclairer desrecoins inconnus, les fonctions para-doxales. Et loin de nous en éloigner,nous en rapproche délicieusement. a

Raphaëlle Rérolle

On ignore presque tout de cettejeune femme discrète dontvoici le premier livre. Née enAngleterre de parents asiati-

ques, elle vit désormais au Canada.Discrète : la liste des petits boulotssur son CV témoigne d’années dedébine avant qu’elle ne parvienne à secaser dans la publicité.

La seule certitude qu’on peut avoir,au vu de ce recueil de nouvelles, c’estque son agente doit se frotter lesmains : elle a découvert un écrivainau talent exceptionnel qui s’imposed’emblée, sans fanfare ni gadget, parla simple acuité du regard et l’univer-salité des thèmes. Sept histoires, trèsvariées, dont les intrigues sont diver-ses et les dénouements indéchiffra-bles : elles forment pourtant un toutet, ensemble, donnent une vision denotre monde.

Deux aspects les unissent. Le cadre,d’abord : un paysage urbain et plu-vieux, celui de Vancouver, où vitl’auteur. Les personnages ensuite, quisont des femmes. Les hommes ici sontdes comparses, simples fauteurs detroubles, dans tous les sens du mot.Lee les décrit sans tendresse, commece groupe de quadragénaires : « Ilsétaient du genre à collectionner les faits,à porter des pulls et des chaussuresconfortables, et leur appétit pour lesinformations, les statistiques et les anec-dotes futiles remplaçait une libido sur ledéclin. »

Perspicacité méfianteCeux-là ne sont plus jeunes, il y en

a d’autres plus fringants, toujours enmarge, mais toujours esquissés avecune perspicacité méfiante : Lee nelaisse aucun détail à la facilité. Maiselle a ses priorités, et c’est des femmesqu’elle veut parler, de ce pour quoi lesfemmes sont faites, et qu’elles attei-gnent si rarement : le bonheur.

« Les gens méritent d’être heureux »,marmonne une vieille dans « Rollie etAdèle ». Cette affirmation, hasardeuseou exagérément optimiste, constitueau fond le thème unique de ces nouvel-les. Un thème évidemment fécond :l’héroïne d’« Associated Press » méri-

te-t-elle d’être heureuse ? Elle hésiteentre deux amants. L’un lisse etconfortable, l’autre engagé à sonder lamisère du monde, concerné, grave, ettoujours absent. Lee aussi interroge lemonde et interroge ses personnages :ils ne sont pas heureux. Pourquoi,puisqu’ils « méritent » de l’être ? Par-ce que les sottises, les paresses, lesmots importuns, les actes irréversiblesentravent, enrayent la mécanique quidevrait mener à la paix.

La vieille n’a pas parlé de droit aubonheur. Elle a simplement constatéque nous détruisons nous-mêmes lesperspectives auxquelles nous pour-rions prétendre. Elle-même fait ce qu’elle peutpour aider son fils dansses relations avec une fem-me SDF qui pourrait apai-ser sa solitude : on entre-voit, on frôle une issueheureuse. Mais dans lemonde froid de Lee, il n’ya pas d’issue heureuse :c’est toujours la faute dequelqu’un et le plus sou-vent de nous-mêmes.Dans « Filles mortes »,une de ses histoires lesplus moralement bruta-les, elle présente un cou-ple contraint de vendre lamaison pour faire face àdes dépenses : ce quecoûtent la recherche, lessoins et encore la recher-che de leur fille disparueen ville depuis des années. Droguée,prostituée, la mère le sait : elle l’a vueau travail.

« Les gens méritent le bonheur », envérité ! On peut se rebeller contre ledestin, Lee ne l’ignore pas. Ce n’estévidemment pas une solution, maisc’est un bon antalgique. Ainsi pensentobscurément les deux amies d’« Al’est » : pour finir en beauté la viréed’alcool et de drogue qui n’a pas faitoublier les hommes, elles vont simple-ment, sans raison aucune, glapir sousla pluie battante devant la prison loca-le jusqu’à ce qu’on les arrête.

On peut aussi recourir à la chimie,

celle des molécules, celle des corpsenlacés vite fait. C’est plus facilequand on est infirmière, comme Marydans « Nouvel amour ». Shootée à l’or-gasme et au Xanax, elle provoque desvertiges qu’elle déteste.

La misère solitaire, les ravagesqu’elle cause sur la personne, les dérè-glements sauvages : rien de cela n’estnouveau. Ce qui l’est, ce qui rend cesnouvelles atroces et superbes, c’estleur forme, la manière dont ces histoi-res sont narrées. N’importe quel écri-vain sait décrire un objet, analyser unétat d’âme ou souligner un momentdécisif. Celle-ci parvient à faire naître

un état d’âme par la sim-ple vue d’un objet à unmoment décisif : voilà.Pour le reste, il n’y a pasde méthode Lee, saufcelle de varier les tons, lesstyles et les constructions.L’auteure, parfois retran-chée derrière une narra-trice, préfère ailleursparler à la première per-sonne, ou bien tutoyerson personnage. Dans« Sally morcelée », elle seborne à décrire et com-menter les parties ducorps de cette jeune fem-me qui, dans un hôpital,assiste aux derniers ins-tants de son père. Lesdents de Sally, sesoreilles, ses mains et bienentendu son vagin sont

successivement décrits et analyséscomme s’ils étaient eux aussi person-nages de la scène, et ils le sont.

Des histoires apparaissent ainsi,celle de la vie de Sally, celle d’une intri-gue qu’elle tente de nouer avec lemédecin de garde, celle enfin d’unamour touchant pour le moribond.Tout est séduisant dans ce recueil, etparfois bouleversant. Tout sauf letitre, qu’on aurait dû traduire en fran-çais, simple question de respect pourles milliers de lecteurs qui apprécientles bons livres et ne parlent pasanglais. a

Jean Soublin

Courtes proses du génial écrivain suisse

La subversion WalserPETITS TEXTES POÉTIQUES(Kleine Dichtungen)de Robert Walser.

Traduit de l’allemand (Suisse)par Nicole Taubes,Gallimard, « Du monde entier »,178 p., 15 ¤.

P lus encore que les romans, lesnouvelles, récits et proses detoute nature de Robert Walser

(1878-1956) composent de bien étran-ges agencements. Les paysages et lessouvenirs, les rêves, sentiments et pen-sées s’y croisent, s’y mêlent hors detoute règle, avec une liberté qui estcomme sans limites. Ainsi dans cerecueil de « petits textes » publié en1914 – certains avaient déjà été tra-duits, dont l’admirable « Histoired’Helbling » –, où se trouve condenséle génie tellement singulier et pertur-bant de l’écrivain suisse.

Si l’on voulait définir cette singula-rité, on tomberait fatalement à côté.Puisque définir, c’est toujours alourdiret enfermer. Or tout ce qu’écrit Walservise à briser, ou plutôt à faire s’éva-nouir, les contraintes – formellesd’abord, puis existentielles. La ruptureavec les premières étant le signe et l’an-nonce, ou peut-être l’effet, d’une douceet invisible subversion de l’être, socialaussi bien qu’intime. Cette subversionet cette radicale douceur, et aussi lerenoncement à toute malignité, à touteruse, qui les accompagne, ne sont évi-demment pas compatibles avec les loisdu monde. Une sanction s’applique,

qui écarte définitivement le contreve-nant : pour Walser, ce fut l’asile où ilpassa plus de trente ans et où il mou-rut, le soir de Noël, dans la neige.

Réalité spirituelleWalter Benjamin, qui appréciait

grandement l’auteur des Enfants Tan-ner, notait en 1929, à son propos, untrait essentiel, qu’il jugeait d’ailleurs« très helvétique » : « la pudeur ». Cen’est pas de morale – même si l’œuvrede Walser en manifeste une très haute– qu’il voulait parler, et à peine de psy-chologie. L’« acte d’écrire » est conçucomme tellement autonome et exclusifqu’il efface, « anéantit », ce qui est àdire. Par exemple, une montagne, lanuit, perd sa réalité physique pour engagner aussitôt une autre, spirituelle,dans la parole et l’esprit qui la nom-ment. Et dès lors, simple et majes-tueuse, elle habite en plénitude laconscience de l’écrivain, devient motifde « joie » : « A mon tour je poussaimon chant dans la nuit tout en suivanttoujours plus haut la route claire. »

Mais de même que le monde, sous laplume véloce de Walser, se métamor-phose, s’allège, une autre réalité setrouve renversée, réduite à rien : cellede l’écrivain, de son identité, de sa pos-ture pleine d’orgueil et de suffisance.D’où cette désarmante et continuelledépréciation de soi, que seuls desesprits grossiers considéreront commeune faiblesse, une aliénation. Alorsqu’elle est l’expression ironique d’uneliberté vertigineuse, indépassable. a

Patrick Kéchichian

PETITS CONTESNOIRS(Little Black Bookof Stories),de A. S. Byatt.

Traduit de l’anglaispar Jean-LouisChevalier.Flammarion,236 p., 19 ¤.

DEAD GIRLSde Nancy Lee.

Traduit de l’anglais(Canada)par Sophie Aslanidès,Buchet-Chastel,294 p., 20 ¤.

LITTÉRATURES

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0123 5Vendredi 3 février 2006 5

Deux textes qui, dans un même mouvement, célèbrent les chevaux et la lecture

Mystère des chevaux et guerre des montes

Dans le désert mexicain, aux environs de Ciudad Juarez. JERZY GUMOWSKI/GAZETA/AGENCE VU

CAVALIER SEULde Jérôme Garcin

Gallimard, 288 p., 18 ¤.

COUP-DE-FOUETde Bernard du Boucheron

Gallimard, 192 p., 15,50 ¤.

J ean Rochefort, ChristopheDonner, Bernard Giraudeau,Guillaume Canet. Tous ont,comme lui et son ami, le

génial Bartabas, « la fièvre ducheval ». Et c’est à eux, et à tousles « toqués d’équitation » et delecture, que s’adresse ce texte.

Droit dans ses bottes et la plu-me précise, Jérôme Garcin écritle mystère des chevaux, « cesprinces courtois et hautains quiacceptent notre affection maisrefusent de nous appartenir ».Lui qui rêve d’écrire « commecourent les chevaux, la grâcemême et la juste vitesse, la fantai-sie du naturel, l’incarnationimmédiate d’une pensée limpi-de » (Jacques Réda), il dit cetteautre passion que sont les livreset la lecture. Lire, écrire, monterà cheval : un même mouvement,une même façon d’être à la vieet à soi. Lors d’une de ses visitesà Julien Gracq, Garcin note :« Je me rends compte (…) que jesuis devenu le confident natureldes écrivains qui ont la nostalgiedu cheval et le regret de leur enfan-ce. » Il est vrai que son journal –puisque c’est d’abord cela Cava-lier seul – fleure bon les pommesde Normandie.

Pourtant, le 27 août 2005,alors qu’il galope une dernièrefois avec Eaubac, son magnifi-que trotteur atteint d’arthroseprécoce, Jérôme Garcin sait que,en le mettant au pré, c’en est finide « l’écrivain des galopades ».Qu’il lui faudra écrire désormais

sur ce qu’il ignore encore. Et sur-prendre ses lecteurs fidèles.

Autre surprise : Bernard duBoucheron. Après avoir été cou-ronné par le Grand Prix duroman de l’Académie françaiseen 2004 pour son premier texte(Court serpent, Folio n˚ 4327),l’homme revient avec un livre àl’écriture précise et juste, mêmesi les termes de chasse à courrepeuvent, au départ, effrayer lesnon-initiés. Mais il ne faut sur-tout pas s’arrêter à cela : ce seraitpasser à côté d’un magnifiqueroman. Celui de deux montes etde deux mondes qui s’affrontent.Nous sommes en 1911 : « Il règnedepuis quarante ans l’interminablepaix dont les officiers se lamentent

à l’heure de l’absinthe. Les jeuxdangereux remplacent la guerre. »Soit Hugo de Waligny, un jeunelieutenant de la cavalerie des hus-sards, qui brille par son éloquen-ce : « Ses ennemis lui trouvent del’esprit. Personne ne lui trouve decœur. Il vit sur sa réputation de fol-le témérité à cheval, et se tueraitpour la soutenir. » Soit JérômeHardouin, dit Coup-de-fouet, quibrille moins par son rang que parsa connaissance infaillible de laforêt, son sang-froid et son franc-parler. Les deux hommes se dis-putent Diamant noir, petit chevalombrageux, et Aella, sublimeamazone, fille bien née à l’élégan-ce fatale et au tempérament defeu. C’est autour de ces personna-

ges en quête d’amour et de mortque Bernard du Boucheron acampé son récit.

L’affrontement n’est encorequ’un jeu avant que n’éclate laguerre, et l’auteur s’en donne àcœur joie : dialogues bien trous-sés, style enlevé, sec, et sexe – onmonte les chevaux comme lesfemmes, à la hussarde. La guerregâtera tout : les joutes verbalesdeviennent sanglantes, et l’ironiegaie de l’amazone laisse bientôtplace à une amertume vengeres-se. Folie, lâcheté, jeux de l’amouret de la guerre, c’est un monded’une beauté tragique et d’uneviolence inouïe que donne à lireici Bernard du Boucheron. a

Emilie Grangeray

« Ourania », le dernier roman de J.-M. G. Le Clézio, est une magnifique invitation au rêve et à la pureté

Voyage énigmatique en Utopie

Les méfaits de la crampe de l’écrivain

La patte de Grainville

L’utopie est encore à portéed’autocar, dit Le Clézio dansOurania, ce roman à clés dont,finalement, il nous donnera tou-

tes les serrures. Cela commence étran-gement en effet : c’est la guerre, lejeune Daniel a déjà le goût ou la néces-sité de s’imaginer des blancs dans lacarte du monde, des lieux vierges oùpersonne ne le rattrapera. Il y a cettetoile cirée chez sa grand-mère, où il aété confié ; une toile « des plus ordi-naires, assez épaisse, d’un brillant unpeu huileux et dégageant une odeur desoufre et de caoutchouc », nappe surlaquelle l’enfant mangeait, dessinait,dormait parfois et surtout rêvait… Ungros livre rouge y surnageait, c’étaitune île, c’était des mots, un mot sur-tout, Ourania, incompréhensible.

C’était l’automne, une longue théo-rie de camions bâchés fit trembler lamaison, c’était l’ennemi, il remontait lavallée. « C’était menaçant, à peineréel… » Plus tard il lut Conrad etd’autres écrivains voyageurs. Dansl’autocar qui emmène le géographeparisien universitaire Daniel Sillitoevers sa mission mexicaine – il doit

effectuer un relevédes Terres chaudesde la vallée de Tepal-catepec –, « dans lacarlingue surchauf-fée, rendue âcre parla poussière et le gazd’échappement », il

rencontre un jeune homme au « visageplutôt grave, et en même temps ouvert etsans aucune timidité, un air de franchiseaudacieuse qui allait peut-être jusqu’à lanaïveté », Raphaël. C’est un autre lui-même, un lui-même contraire ou envié,éminemment envié, il vit et il rejointCampos, une communauté utopique,là-bas, au fond de la vallée… Ainsi doncOurania existe bien. Un intérêt pour cejeune homme, un espoir pour Daniel. Ilsait que tout peut arriver dans ce pays

inquiétant, « un pays pour aller d’unmonde à un autre monde ».

Voilà le géographe en résidence àl’Emporio, la colline des anthropolo-gues, un rêve d’athénée qui s’effiloche.On y prépare ardemment la révolution.Daniel n’aime ni les anthropologues niles bavards. Un Mexique en mots, unerévolution de pacotille, des femmes, debelles femmes. Une pasionaria, Dahlia,dont il usera, qui se prêtera, ils s’aime-ront peut-être, son mari la quittera, lareprendra comme un terrain conquis,l’abandonnera, lui reprendra son fils.Hector à la voix forte. Il fait si chaud,encore plus chaud quand la révolutionavorte. Daniel décide de sauver Lili, une

pauvre fille vendue au Terrible, unmaquereau de la zone de tolérance. Peti-te obsession d’homme pur, un peu reli-gieux, qui croit se sauver en sauvant etn’hésite pas à plonger dans l’enfer rela-tif et dérisoire des bordels. Personnen’est dupe de personne. Dans cette val-lée, rien ne se passe et tout le mondesait ce qui se passe. La tête et l’espritsont tournés vers Campos, là-bas, enhaut, vers cet hippieland aux parfumsexotiques pour les uns, au goût de terrepour les autres. On attend, ils atten-dent. Une colonie de pauvres hères, lesparachutistes, se prépare à l’invasion.Ils ont été recrutés par un riche avocatqui veut devenir roi de la vallée. Des

camions passent, chargés d’enfantsqu’on emmène chaque matin travaillerdans des champs de fraises pour lecompte de la Strawberry Compagnie,qui fait couler le pactole dans la vallée.

Ce n’est pas tant le décor qui estplanté qu’« un jeu, une pantomime sansplus de conséquence que les discussionsd’étudiants, le soir dans les cafés de la vil-le, et les rencontres mondaines à la collinedes anthropologues ».

Beaux discoursDaniel regarde, croise ces restes de

machos, ces petits trafiquants, ces idéolo-gues qui ne voient pas, ne comprennentni ne peuvent imaginer que la révolu-

tion, ici, est déjà faite ; qu’elle est là, réa-lisée, vécue à deux pas de leurs beauxdiscours, sur le chemin des volcans :Campos. Une utopie discrète, elle se doitd’être discrète pour durer, et le finRaphaël qui raconte dans des feuilletsdéposés la nuit comme des confessions,comme si la chose était si fragile querien, même la parole, ne doit risquer del’abîmer.

A travers lui, Le Clézio nous invite aurêve et à la pureté, à son rêve. Il a tropvoyagé, trop vécu pour nier son inten-tion littéraire qui le porte depuis ledébut de son œuvre et qui nous fait mys-tère. Il n’a de fait qu’un projet, un projetdouble : vivre l’instant sans l’abîmer,sans l’enjoliver et manier non pas unelangue mais des langues pour nousdécrire l’homme au plus près. Etre écri-vain, quoi. Alors le timide, le retenu, lesensible s’invente des truchements pourrespirer le soufre. Il se fait géographepour dire combien il aime la terre et sessiècles sans nombre, notre peau en véri-té que nous devons protéger au risquequ’elle se dérobe définitivement, voilàpour la nature, pour notre naturequ’avec raison il défend. Il se fait révolu-tionnaire pour dire qu’autre chosedevrait advenir, mais militer il n’aimepas ça, alors il montre un coup d’Etat foi-reux et renvoie les râleurs impuissantsdans leurs cordes. En définitive, Le Clé-zio n’a qu’un projet : réaliser l’utopie,son utopie ; réussir à faire comprendreque si l’on veut exister, si l’on veut sortirde son isolement, de la bêtise emprison-nante, si l’on veut décloisonner les mon-des, clore le bec aux imbéciles, moucherles politiques, transformer les faibles enforts, prendre racine, anticiper l’ultime,faire vraiment la révolution, sa révolu-tion, il faut se dépêcher de réaliser et devivre son utopie, à savoir que « la seuleéternité est celle du monde ». Le Clézio,les yeux pourtant tournés vers le ciel, yest magnifiquement rivé. a

Pascal Dibie

LA MAIN BLESSÉEde Patrick Grainville.

Seuil, 320 p., 20 ¤.

E n une trentaine de livresdepuis 1972, PatrickGrainville, Prix Goncourt

à 29 ans, pour Les Flamboyants(Seuil, 1976), n’a jamais sacri-fié à l’esprit du temps. Ni àl’écriture blanche, sèche, ni àce qu’on qualifie d’autofiction.Il a toujours cultivé son « goûtde la surenchère, de la profusionbaroque, mots luxuriants etchair, seins, fesses, cortèges et che-velures de chevaux ».

Ce baroquisme, ce constant« désir de courir hors des limi-tes » fascinent ses lecteurs,mais en rebutent d’autres.C’est à ces derniers que l’onvoudrait suggérer de revenirvers Grainville pour cette Mainblessée, roman de chevauchées,d’érotisme, de passion de trans-mettre, sur fond de terreur inti-me : que devient un écrivainattaché au mouvement physi-que de l’écriture s’il perd samain ? Si « les muscles se bra-quent et combattent : le pouce etl’index arqués, rigides, cro-chus » ?

Est-ce l’élément autobiogra-phique de ce récit mené augalop, entrecroisant les épo-ques, les lieux, les personnes,en les reliant, subtilement, parle cheval ? Grainville est peuporté à la confidence. On remar-quera seulement que son narra-teur, professeur de lycée, com-me lui, dit avoir débuté avec LaToison – titre de son premierroman. Ce narrateur, pouréviter que l’on s’attarde surcette blessure – il essaie pour-tant diverses thérapies loufo-ques pour tenter de guérir –,entraîne son lecteur dans unmonde de cavaliers étranges etdans son intimité complexe.

Fin de la démesure ?Il est dans l’embarras, entre

sa compagne Anny et la belleorientale Nur, cavalière somp-tueuse sur son alezane, MelodyCentauresse. Aime-t-elle vrai-ment ses caresses, celle qui dit« pour moi, le sexe, c’est de l’eski-mo », ou attend-elle que revien-ne Balkis, la femme dont on l’aséparée ? Il tient à son métierd’enseignant, particulièrementà cause des adolescentes « arro-gantes et royales, dédaigneu-ses ». Avec lui Naïma, Kahina,Salima et Houria vont « décou-vrir le grand frisson de la poé-sie ».

On peut écrire tout cela, sanspour autant venir à bout de cet-te « crampe de l’écrivain »,qu’un guérisseur suggéra de« chevaucher ». On est contraintde s’adapter : « J’avais cessé devivre un drame, cela devenait unroman moins univoque, moinsthéâtral. » Si la main se refuse,il faut accepter l’ordinateur. Est-ce pour autant la fin des fictionsflamboyantes, de la démesure ?Il ne semble pas. a

Jo. S.

OURANIAde J.-M. G.Le Clézio.

Gallimard,320 p., 19,50 ¤.

LITTÉRATURES

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De nombreux romans et essais interrogent l’histoire complexedes attirances et répulsions entre l’Occident et le sous-continent indien

L’Indeà l’heure occidentale

Le monde qui vient seraindien autant que chinois.L’Inde sera bientôt unacteur-clé du jeu planétai-re. Dernier exemple : l’OPAsur Arcelor et ses péripé-

ties, encore inachevées. Ce n’est qu’unsigne parmi d’autres. Cette évolutionest toutefois singulière : largementoccidentalisée dans ses activités depointe, l’Inde préserve une identitéculturelle qui peut parfois dérouter.L’industrie du cinéma en est un bonexemple : le pays s’est approprié uneinvention européenne mais l’a pliée àses codes, à son imaginaire. « Bol-lywood » et ses milliers de longsmétrages sont à l’image de l’identitéindienne actuelle, se réinventant enpermanence avec les outils de la mon-dialisation.

Comme partout, on observe desmétissages – linguistiques, avec parexemple le développement de l’« hin-glish », hybride d’hindi et d’anglais,ou musicaux, avec la diffusion del’« indipop ». Mais ces formes defusion ne suffisent pas à rendre comp-te de la spécificité du phénomène

indien, qui consiste désormais à sefabriquer soi-même dans un mondemarqué par l’Occident.

Pour aborder cette réalité complexe,les schémas hérités du « dialogue descultures » ne sont pas les plus perti-nents. Car il n’y a plus vraiment deuxunivers distincts cherchant à seconnaître et à se comprendre, maisplutôt, au sein d’un monde unique,des individus et des groupes se deman-dant ce qui les rapproche et les diffé-rencie, les distingue et les rassemble.

Dans cette quête des identités, quiconcerne aussi bien les Européens, onaurait tort de négliger la part des senti-ments, des émotions et des rêveries. Sil’on veut y voir plus clair, il faut oserse hasarder dans la masse souterrainedes attirances et répulsions, imagestoutes faites, malentendus tenaces,conflits localisés.

Les romans fournissent ici des voiesd’accès irremplaçables. Ils font res-sentir, et partager du dedans, les ambi-guïtés multiples des relations Inde-Occident, les formes diverses de « jet’aime moi non plus » où voisinent, endes proportions infiniment variables,

fascinations, surprises, extases etméfiances.

Dans le domaine de la littératurecomme dans celui des essais, ce sontaujourd’hui des auteurs indiens quidécrivent et analysent le plus lucide-ment cette réalité en pleine évolution.Des intellectuels comme Khilnani,Varma, Kakar – aussi différents soient-ils – attestent de cette vitalité nouvellede la réflexion.

Pour évoquer cette émergence d’uneidentité indienne consciente de sesmutations présentes, peut-être fau-drait-il utiliser le terme « indic », parti-culier au vocabulaire anglo-indien.« Hindu » désigne ce qui est lié à lareligion de l’Inde, « indian » (indien)s’applique aux personnes et choses rele-vant du territoire de l’Inde. « Indic »s’emploie pour parler de ce qui esthistoriquement et culturellement d’ori-gine indienne, même si ce n’est ni unélément de la religion hindoue ni unélément du pays. Le bouddhisme, parexemple, est « indic ». Il se pourraitque l’Inde à l’heure occidentale soit entrain de devenir « indic ». a

R.-P. D.

LESDERNIERSJOURSDE LADÉESSEDeCatherineClémentC’est unroman à la

forme surprenante. De courtschapitres consignant les étapesd’une enquête menée par lanarratrice en Inde, en Franceet jusqu’à Haïfa, en Israël,retranscrivent les témoignagesqu’elle recueille : des voiximpulsives ou vieillissantes,dissimulatrices outransparentes, qui dessinentles contours d’un secret, celuide la mort d’Amma, la Mère,une Française nommée RachelIsraël, puis Ephraïm et Grancey,avant qu’elle ne devienne déesseen Inde dans un ashram, l’un deces « enclos de paix » à l’odeurde jasmin, fourmillant de fidèles.Dans ce récit, Catherine Clément

s’intéresse à « toutes ces femmesoccidentales influencées par l’Indeau XXe siècle ». Elle tord le réelpour en extraire une fictionprenante et intrigante tout en lelaissant irriguer le texte, àtravers l’Inde et ses figuresmythiques, sa spiritualitéfascinante et cette femme faitedieu, incarnation, ici, d’uneFrançaise ayant vraiment existéaux côtés du militantnationaliste et spiritualiste SriAurobindo. C. de C.Stock, 278 p., 19 ¤.Catherine Clément a aussi publiérécemment une allègre initiationau panthéon indien, adaptéed’une série d'émissions diffuséessur France-Culture, Promenadeavec les dieux de l'Inde (éd. duPanama, 238 p., 15 ¤).

CATÉGORIES DE LANGUEET CATÉGORIESDE PENSÉE EN INDEET EN OCCIDENTTextes réunis par FrançoisChenet.La pensée indienne a toujoursaccordé la plus grandeattention à la grammaire et auxfonctions de la langue et de la

parole. Les philosophes desdiverses écoles indiennesclassiques ont élaboré desanalyses subtiles, et dessolutions parfois radicales, àpropos de questions qui se sontégalement posées en Occident,notamment les relations entrelangage, pensée et réalité.Au cours d’un colloque quis’est tenu à la Sorbonne en2002, cinq spécialistesanalysent ces convergences etdivergences. En confrontant lestermes du sanskrit à ceux dugrec, ils mettent en lumière lesoptions fondatrices de chaquetradition. Un remarquableexercice de philosophiecomparée, comme on aimeraiten lire plus souvent. R.-P. D.Préface de Michel Hulin,L’Harmattan, « Ouverturephilosophique », 228 p., 20 ¤.

LE VENT DU DIABLE,de Manohar Malgonkar.Auteur d’une quinzaine deromans, Manohar Malgonkarest un classique du romanindien de langue anglaise. Né en1913 et ancien officier dans lestroupes alliées, durant la

seconde guerre mondiale,Malgonkar est parti d’unévénement historique pourdresser le portrait de NanaSahib, l’homme qui prit la têtede la révolte des Cipayes(régiments indiens servant dansla Compagnie des Indes), en1857. Le soulèvement de cestroupes, puis de divers princesindiens, contre lecommandement britannique, estle point de départ d’un récitépique où surgissent toutes lesincompréhensions entre deuxpeuples. R.R.Traduit de l’anglais par PatriceGhirardi, Le Rocher, « Terresétrangères », 338 p., 21,90 ¤.

UN NOMPOUR UNAUTREde JhumpaLahiri.Auteur d’unrecueil denouvellesremarqué,Jhumpa

Lahiri traite du malaise descommunautés indiennes exiléesen terre américaine, en

retraçant l’histoire d’unefamille indienne émigrée àBoston. La trouvaille del’auteur, c’est qu’un nom,Gogol, sert de pivot au roman :Gogol comme l’auteur russeadoré par le père, Gogol quiservira de prénom improvisé àl’enfant né en terre étrangère,Gogol qu’il préférera d’abord àNikhil, puisque ce prénom-làtrahit son origine, avant de lerefuser pour sa bizarrerie, puisde se réconcilier avec lui,lorsqu’il apprendra,tardivement, la vraie histoire deson père. A la mort de cedernier, Nikhil aussi bien queGogol seront acceptés, tous lesdeux en harmonie, source derichesse. Ch. J.Traduit de l’anglaispar Bernard Cohen,Robert Laffont, 354 p., 22 ¤.

BOMBAY PARADE,d’Yves CharpentierCe roman en forme de quête –d’un passé coupable, du pèremort, de la femme aimée qui afui – prend la forme d’unepoursuite haletante dont leprétexte serait de retrouver cette

femme disparue, attirée parquelque secte mystérieuse àBombay. De cette ville, qui restele personnage principal du livre,le narrateur offre une image quin’est pas sans évoquer L’Odeurde l’Indede Pasolini : lourde de vie,de séductions et d’horreurs. Lesproblèmes du pays sont évoquésà travers des scènes fortes ethautes en couleur, suite depéripéties où l’antihéros, le naïf,va immanquablement d’unecatastrophe à la suivante, depuisses déboires lors de la fête dudieu Ganesh jusqu’à sa tentativeavortée pour sauver de laprostitution une fillette de 5 ansqu’il veut adopter… Pour décrirele peuple indien, YvesCharpentier a des accents trèsjustes : « Même les plus pauvres,les sans-abri, les blessés, lesmendiants, n’expriment jamais dedouleur, de tension, de sentimenthostile, alors que la violence estpartout, puissante et souterraine,comme dissociée de la peineindividuelle. Il y a là une paix desvisages, à défaut de la paix del’âme. » Ch. J.Fayard, 326 p., 18 ¤.

Scène de rue typique devant le Melody Cinema, à Chennai. JONATHAN TORGOVNIK

LA CITÉ DES AMANTS PERDUS(Maps for Lost Lovers)de Nadeem Aslam.

Traduit de l’anglais (Pakistan)par Claude Demanuelli,Seuil, 426 p., 23 ¤.

Pourquoi, à ceux qui vivent enexil, entre deux cultures, la li-berté promise paraît-elle si res-

treinte ? Etre libre, ce serait pouvoiragir comme bon vous semble, en sui-vant des besoins créés par l’éducation,l’habitude, la tradition. Or cette liber-té-là n’est plus de mise. Un malheurque décrit Nadeem Aslam dans ceroman d’une richesse exceptionnelle.Il n’y est pas seulement question de lacondition d’immigré, de la solitude etde la perte, mais de la difficulté à tro-quer un système de valeurs contre unautre : d’abandonner ces coutumesforgées au fil des siècles, issues d’unereligion dévoyée, encore renforcéespar l’exil et par la peur, auxquelles

une première génération d’exiléscontinue de s’identifier. Et qu’elleveut imposer coûte que coûte.

Persécution, torture, meurtre, toutest bon pour justifier la pureté d’unislam perverti dont ils sont lesgarants. La loi est au-dessus de l’indi-vidu qui doit s’y soumettre, quitte à enmourir, ou à être tué par la commu-nauté vigilante. La loi sacrée d’Allahselon les uns ; pour les autres, les plusjeunes, « de la merde » : de « préten-dues traditions que vous avez transpor-tées avec vous jusqu’ici comme de la mer-de sous vos chaussures », dit un fils à samère. Une étape plus loin que l’incom-préhension, le combat : entre une nou-velle génération qui veut vivre sa vie,selon les valeurs occidentales, malgréle sentiment de trahison qu’elleéprouve, et l’autre, celle des parents,qui souffre, s’arc-boute, refuse, se bat,tente encore de dicter sa loi. Folie depureté, haine du sexe, hantise de lasouillure. Infériorité de la femme. Lesfemmes, selon le prêche de l’imam,

sont des « enveloppes pleines de fèces »dont les hommes feraient bien de segarder ; l’acte sexuel, « quelque chosede si sale » qu’il faut ensuite purifier lecorps en le lavant. Une double dis-grâce : être femme, être blanche ; l’undes personnages évoque une famillesous le coup d’une lourde tragédie :« Le père atteint d’un cancer, la fille surle point d’épouser un Blanc. » Né despréjugés et de la peur, un autreracisme.

Banlieue anonymeVenues de l’Inde, du Pakistan, du

Bangladesh, des familles musulmanesvivent dans un paysage de banlieueanonyme, au nord de l’Angleterre : unghetto dont on a rebaptisé les rues denoms lointains et où l’anglais n’a pascours. Tout à la fois présente et invisi-ble – femmes voilées qui chuchotententre elles, couples qui se cachent,hommes occupés à faire le guet –, lacommunauté bruit de rumeurs colpor-tées au long des jours par une sur-

veillance incessante. « Tout le mondeici était emprisonné dans le carcan despensées des autres. » La population ases espions, ses mouchards, ses exécu-teurs des basses œuvres : torture ouassassinat, passage à tabac (ce quisera le sort de Shamas, le héros del’histoire, pour être tombé amoureuxd’une femme très belle qui n’était pasla sienne).

Tout se sait. On apprend que Chan-da, mariée, qui n’a pu obtenir le divor-ce (seul le mari y a droit), a uneliaison avec Jugnu, un entomologisteépris des papillons, un esprit libre– donc condamné à mort par les gar-diens de l’honneur familial. Onapprend que Chakor, le père de Sha-mas, était un Indien, hindouiste, qu’ilfut victime de persécutions quand savéritable identité fut connue et qu’ilfinit par se faire brûler vif. Que Kau-kab, fille d’un imam, prisonnière deses préjugés, hâte, par ses comméra-ges, les meurtres de Chanda et deJugnu. Qu’une jeune musulmane

amoureuse d’un hindou fut torturée àmort par un exorciste, persuadé, com-me toute sa famille, qu’elle était possé-dée par les djinns. Un écheveau d’his-toires, plus violentes les unes que lesautres, sur fond de guerres et de mas-sacres (notamment ceux de la parti-tion), un tableau des horreurs que s’in-fligent les humains, de la détressequ’ils savent entretenir. Mais aussi,dans ce savant mélange de mythes, delégendes, de poèmes et de faits diversqu’est le livre, la nostalgie des souve-nirs, la vision d’une fleur, d’unpapillon, une odeur, un flocon deneige, le passage des saisons – la viequi l’emporte, malgré tout, sur des pul-sions de mort bien partagées. NadeemAslam, jeune écrivain (né en 1966 auPakistan, vivant aujourd’hui à Lon-dres), possède le don de tenir le lec-teur en haleine comme celui d’évo-quer, à grand renfort de métaphores,ces « petits riens » dont parlait déjà sibien Arundhati Roy. a

Christine Jordis

Du sous-continent indien aux banlieues anonymes d’Angleterre

DOSSIER

ZOOM

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Gandhi pouvait-il êtreamoureux ? Ce maître héroïque– alias « Gandhiji » (le -ji

marque le respect et l’affection, quitourne parfois à la vénération), alias le« Mahatma » (terme générique, ensanskrit : « la grande âme »), alias« Bapu » (« père » en gujarati) – fut àla fois un mythe politique, une icônespirituelle et un homme réel, étonnantmélange de fragilité et dedétermination, de grandeur etd’étrangeté. C’est ce Gandhi intime,suivi parfois d’heure en heure, que meten scène le beau texte de Sudhir Kakar.Ce dernier est un grand intellectuel,psychanalyste et anthropologue,devenu en une quinzaine de livresl’une des figures principales de lapensée indienne contemporaine, etdésormais un romancier qui compte.

Il s’intéresse depuis longtemps àGandhi. S’il le dépeint avec une sorted’affection et de mansuétudeconstantes, le lecteur ne peuts’empêcher de trouver terrible la puretéde cette grande âme, incompatible enfin de compte avec toute relation

amoureuse. Au fil des pages, ondécouvre en effet un personnageobsédé par l’exigence d’êtretransparent (il dit tout, publie tout),maniaque de la discipline (la clocheretentit dans son ashram…cinquante-six fois par jour !),expérimentateur de régimesalimentaires improbables (il en changefréquemment), constamment attiré parceux qui souffrent, désireux de soignerson entourage, toujours en train deprescrire des remèdes élémentaires àl’efficacité, elle aussi, élémentaire.

Il s’applique surtout,systématiquement, à considérer leserreurs des autres comme étant lessiennes. Si des fautes sont commisespar certains membres de sacommunauté, c’est en raison, à sesyeux, de ses vices à lui. Il veille donc àse punir de ce qu’ils ont fait, persuadéque son amélioration rejaillira sur lesautres. Cette perméabilité morale, quiparaît souvent grandiose et digned’admiration, conduit aussi vers untotalitarisme de la pureté. Il pousseGandhi à s’acharner sans relâche

contre le désir sexuel, le sien aussi bienque celui des autres.

Etre amoureuse d’un tel hommen’est donc pas une partie de plaisir.Madeline Slade, que Gandhi varenommer « Mira », en faitlonguement l’expérience, à la foischaste et douloureuse. Cette grandefille exaltée a pour père l’amiral de laflotte britannique, personnageévidemment considérable. Madeline a

vécu à Bombay de 15 à 17 ans, en nevoyant que les salons impeccables del’Amirauté et les courts de tennis dansle parc. Revenue en Angleterre, elle sepassionne pour Beethoven, vit unamour impossible avec un pianiste,admire aussi Romain Rolland, finit parlui écrire. Grâce à lui, elle découvre le« nouveau Christ » auquel il a consacréun livre. A peine la lecture achevée, sa

décision est prise : elle ira rejoindreGandhi, se mettra à son service,partagera la vie humble de l’ashram. Sapremière lettre au maître annonce sarésolution, en précisant qu’elle sedonne un an pour se préparer. Luirépond que ce délai est effectivementraisonnable, pensant peut-être qu’elleaura le temps de changer.

Elle engage un professeur d’ourdou,fait ôter le lit de sa confortable chambrepour s’habituer à dormir au sol, cessede manger de la viande. Enfin, le25 octobre 1925, à 33 ans, Madelinemonte dans le paquebot pour Bombay.Elle vivra de nombreuses annéesauprès de Gandhi, deviendra une desfigures de l’histoire indiennecontemporaine avant de se retirer àBaden, en Allemagne, pour rêver deBeethoven, autre amour inaccessible.Ainsi la boucle est-elle bouclée, auterme d’une passion presquestendhalienne dont ce livre,admirablement traduit, retrace lacroissance et l’impossibilité.

Reste à souligner qu’une telle pureté,mi-sadique mi-assassine, n’est pas une

spécialité exclusivement indienne.Quand le Mahatma écrit à Mira :« L’esprit sans la chair est parfait, et c’esttout ce dont nous avons besoin », onaurait tort d’y voir le signe d’une Indeéternelle, forcément ascétique, terred’accueil exclusive pour amateurs desacrifices et de macérations. Il fautrappeler que la chasteté fut, durant dessiècles, un sport occidental. Et quel’Inde a développé, avec un raffinementextrême, une érotique subtile, des artsdu corps – poésie incluse – où l’espritne peut s’orienter sans la chair. Il fautdonc, comme souvent, se méfier de cequi est trop simple. Il se pourrait aussique, parmi les gens qui parlent tout letemps d’amour, beaucoup n’ycomprennent pas grand-chose.Décidément, tout se complique. a

MIRA ET LE MAHATMA(Mira and the Mahatma)de Sudhir Kakar

Traduit de l’anglais (Inde)par Bernard TurleSeuil, 300 p., 22 ¤.

La terrible pureté de Gandhi

L’IDÉE DE L’INDE(The Idea of India)de Sunil Khilnani.

Traduit de l’anglais (Inde)par Odile Demange,Fayard, 366 p., 22 ¤.

LA MONDIALISATIONVUE D’AILLEURSL’Inde désorientéede Jackie Assayag.

Seuil, 300 p., 22 ¤.

La question de l’identité d’unpays, toujours controversée,fait tourner la tête quand

on la rapporte à l’Inde. Une for-mule rabâchée – « la plus grandedémocratie du monde » – est leseul mantra à peu près consen-suel sur cet enchevêtrement delangues, de castes, de religions etde régions. Deux universitaires,Sunil Khilnani et Jackie Assayag,

explorent la carte de cette « india-nité » à l’heure où le sous-conti-nent s’interroge sur son ouvertu-re à la « mondialisation ».

Sunil Khilnani montre com-bien l’enracinement de la démo-cratie dans ce pays d’un milliardd’habitants tient du « miracle »depuis l’Indépendance de 1947.Mais cette « Inde nouvelle »,avec « sa démocratie, sa traditionde tolérance et son ouverture d’es-prit », reste à consolider. La clas-se moyenne ambitieuse et ledynamisme du Gujarat n’incar-naient-ils pas pleinement cetespoir ? Dans cet Etat, parmi lesplus prospères et urbanisés dupays, des foules hindoues ontpourtant massacré deux milliersde musulmans en février 2002.

Sur les villes indiennes, quiabritent le quart de la popula-tion, le livre offre des pages lumi-neuses. Aux fantasmes architec-turaux d’Edwyn Luytens à New

Delhi et de Le Corbusier à Chan-digarh, il confronte l’expansiondes centaines de villes tentaculai-res qui, depuis les années 1980,accueillent l’expansion des clas-ses moyennes. Ces villes n’ontpas grand-chose à envier aux fast-foods et aux magasins de luxedes grandes métropoles indien-nes, mais manquent toujours derues goudronnées ou de lampa-daires. Modèle plus exception-nel, havre des capitaux étrangerset des hautes technologies, Ban-galore illustre l’extraordinairehétérogénéité du pays.

Histoire commune« Qui est indien ? », interroge

Sunil Khilnani dans cet ouvragequi sert de sésame à la compré-hension politique de l’Inde. Levolontarisme d’un Nehru fon-dant l’unité indienne dans unehistoire commune de mixitéculturelle et dans le projet d’un

développement partagé a été atta-qué de toutes parts. Dans lesannées 1990 a surgi « une rivaliténouvelle et féroce entre plusieursdéfinitions de l’indianité ». D’uncôté, des extrémistes hindous par-venaient à la tête du pays pour« purger l’imagination nationalis-te afin, prétendument, de la rendrehomogène, exclusive et hindoue ».En face, des partis régionaux –de castes inférieures, d’« intou-chables » ou de ruraux – seconstituaient pour former « l’obs-tacle le plus redoutable aux ambi-tions nationalistes hindoues ».

Jackie Assayag se concentre,lui, sur la problématique d’une« Inde désorientée » perçue com-me un laboratoire des change-ments véhiculés par la « mondia-lisation ». Il étudie la complexitéde la « globalisation » appliquéeau cas indien en s’intéressant àquelques phénomènes embléma-tiques. Le marché de la beauté et

l’élection de Miss Monde lui per-mettent ainsi d’examiner lesdébats entre partisans et adver-saires de la célébration du corpsféminin, « expression de la moder-nité indienne pour les uns, menacesur l’indianité et souillure de lanation pour les autres ».

Le livre s’intéresse encore auxmilliers de suicides d’agricul-teurs dans certains Etats indiens,qu’il relie davantage aux « inéga-lités agraires de caste, de classe, defaction, de région et entre sexes »qu’à la responsabilité de l’Organi-sation mondiale du commerce etdes multinationales de l’agroali-mentaire. Jackie Assayag pointele « récent développement rapidede deux “Indes” : l’une aspirant àla mondialisation, constituéed’une dixième de la population, etl’autre en voie de marginalisationsans retour » qui représente prèsde la moitié de la population. a

Erich Inciyan

Diplomate, ancien directeur du Centre Nehrude Londres, Pavan K. Varma a publié en2004 à New Delhi un essai intitulé Being

Indian (Etre indien) qui a suscité dans la presseindienne de vives discussions. En effet, tout en exa-minant les atouts de l’Inde pour le XXIe siècle, sonlivre bouscule bon nombre de préjugés sur la sages-se et le désintéressement des Indiens. La traduc-tion française, par André Lewin, est parue récem-ment chez Actes Sud (368 p., 23 ¤, « Le Monde del’économie » du 17 janvier).Comment définiriez-vous aujourd’hui ce quesignifie « être indien » ?

Etre indien aujourd’hui n’est pas facile. La socié-té dans laquelle nous vivons est « anglo-mondiali-sée », et ce de manière agressive. Les identités cultu-relles individuelles sont menacées par la culturedominante. Les Indiens doivent comprendre cela.Nous ne pouvons pas nier l’existence d’un mondeglobalisé et occidentalisé, nous devons d’ailleursêtre outillés pour interagir avec lui, mais nousdevons toujours veiller à ne pas perdre notre propreidentité culturelle. Cela nécessite d’être honnêteenvers ce que nous sommes, de savoir d’où nousvenons et d’être conscient que le monde est traversépar une immense injustice culturelle.Dans votre livre, vous expliquez à quel pointles Indiens sont violents, avides d’argent,souvent corrompus. La sagesse indiennen’est-elle qu’un mythe pour Occidentaux ?

Mon objectif est de déconstruire les mythes nour-ris par les Indiens eux-mêmes et d’interroger les sté-réotypes à travers lesquels les étrangers nousvoient. S’il est vrai que l’Inde a acquis son indépen-dance grâce à la non-violence, donnant lieu à l’expé-rience la mieux réussie dans ce domaine, cela nesignifie pas que les Indiens sont incapables de vio-lence. Simplement, ils savent en mesurer les limites.Si elle crée une instabilité menaçante pour la socié-té, ils s’y opposent. Mais dans un environnementsocial normé, tel que la défense de la hiérarchie descastes, qui caractérise la société indienne, quand laviolence est socialement approuvée ou qu’elle est

soutenue par la force du groupe, les Indiens peu-vent être aussi violents que n’importe quel peuple.

De même, s’ils sont épris de leur halo spirituel, ilsne perdent pas de vue la réalité. Les Indiens sont àla recherche du pouvoir parce qu’il fournit un statutsocial. Il est très convoité dans une société stratifiéede la même façon depuis des siècles. L’accès au pou-voir politique, en particulier, est la voie royale pourgravir les échelons. Il attire les Indiens d’une maniè-re irrésistible. Ils gardent les pieds sur terre et unœil sur les comptes, ce qui en fait d’habiles commer-çants et d’excellents entrepreneurs. Malheureuse-ment, la corruption prend une place toujours plusimportante, car elle est considérée comme un sim-ple moyen pour atteindre ses objectifs, et non com-me une chose fondamentalement mauvaise.

La sagesse indienne existe, c’est indubitable.Sans elle, une civilisation aussi accomplie dans denombreux domaines n’aurait pas survécu cinq milleans sans solution de continuité. Mais cette sagesse,vous ne la trouverez pas dans les idées fausses et leshistoires que les gens se racontent.Quelle différence feriez-vous entre être« intoxiqué par l’Occident » (westintoxicated)et être « occidentalisé » (westernized) ?

Etre « intoxiqué par l’Occident », une expressionforgée par l’intellectuel iranien Jalal Ahmed, revientà accepter une occidentalisation formelle, sanschangement substantiel dans les attitudes et lamanière de penser. En revanche, lorsque les élitesaspirent véritablement à imiter les pratiques cultu-relles de l’Occident, il s’agit d’une « occidentalisa-tion ». Mais si on la poursuit de manière inconsidé-rée, on en arrive à l’érosion de nos propres racinesculturelles, à une culture bâtarde, ni occidentale niindienne, moderne seulement en surface. Lesnations longtemps colonisées, comme le fut l’Inde,développent une prédisposition à singer leurs maî-tres étrangers. Les Indiens, qui sont dépositairesd’une grande civilisation, doivent s’interroger surcette question à tête reposée. a

Propos recueillis par R.-P. D.Traduit de l’anglais par Cécile de Corbière

Pavan Varma :« Savoir ce que nous sommeset d’où nous venons »

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Une identité en mutationDe l’Antiquité aux BD

DOSSIER

Brad Pitt a incarné Ajax, ilest vrai. Mais personne,parmi les enfants d’Occident,ne retrouve le détail desaventures des hérosd’Homère dans ses BD ouses séries télévisées favorites.Au contraire, tous les Indiensconnaissent la guerre desPandava contre les Kaurava,ou les aventures ducourageux Râma et de lanoble Sîtâ contre les démons.Répétées et adaptées desiècle en siècle, ces deuxépopées sont indispensablesà connaître. Cette versionsimplifiée permet unepremière approche.

Le Mahâbhârata conté selon latradition orale et LeRâmâyana conté selon latradition orale, de SergeDémétrian. Albin Michel,« Spiritualités vivantes »,576 p. 11,50 ¤ et 502 p.,volume H.

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HISTOIRE DU CORPS3. Les mutations du regard. Le XXe sièclesous la direction d’Alain Corbin,Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello.

Seuil, « L’univers historique », 544 p., 39 ¤.

L’un s’écrie : « Mon corps n’est plusmon corps » ; l’autre précise : « Si lesos pouvaient geler, le cerveau lui aussipouvait s’engourdir, comme le pouvaitégalement l’âme. » De Si c’est un hom-me aux Récits de la Kolyma, Primo

Levi et Varlam Chalamov délivrent le même terri-ble message. Figure centrale de l’Annonciationdes sociétés soviétique et nazie, l’homme nou-veau n’existe qu’au prix de son inverse : le corpsmeurtri, perpétuellement agressé, de l’hommeancien, voué à la mort dans les laboratoires de la

barbarie. L’extermination pour prix de l’idéaleabstraction.

Le corps usé par le travail et la faim, étiquetécomme un paquet, marqué comme un animal deboucherie, violenté, mis à nu, anéanti enfin : c’estlà l’ultime étape d’une guerre faite au corps depuisla Grande Guerre. Comment en effet accorder cré-dit à l’esthétique héroïque qui célèbre « l’inventionde la virilité moderne » (George Mosse) et que popu-larise la statuaire d’Arno Breker, au vu des « gueu-les cassées » qui ont si cruellement inspiré OttoDix ? Même si les deux extrêmes tendent à l’anony-mat, dissolution symétrique de l’individualité, leXXe siècle a aussi concouru à livrer l’identité de laplus obscure des victimes, grâce aux analyses ADN.

Nier/nommer dans le même mouvement. Cen’est pas là le moindre paradoxe d’un temps quicélèbre le corps, le scrute, le scénographie, le surex-pose enfin jusqu’à l’obsession. Un siècle qui inven-ta théoriquement le corps, si longtemps rejeté aunom de la suprématie de l’esprit et promu en quel-ques décennies, relié à l’inconscient par la psycha-nalyse, incarnation de la conscience pour le phéno-ménologue, sujet d’élection de l’anthropologue etlangage libéré des minorités exclues du discours dupouvoir, du MLF au Front homosexuel d’actionrévolutionnaire (FHAR).

Libération des discoursFidèle à la conception des deux premiers volets

de cette Histoire du corps envisagée depuis laRenaissance, le troisième et dernier volume s’atta-che à croiser les approches. Le lecteur passe aussidu regard médical, particulièrement aiguisé désor-mais – à la performance inédite de l’investigation(radiographie, scintigraphie, échographie, RMN,jusqu’au séquençage du génome) s’ajoutent la« réparation » toujours plus performante du corpsblessé (prothèse, greffe) comme la reprogramma-tion de l’horloge biologique (avec la féconditéinouïe de femmes ménopausées) et le seuil tou-jours différé de la mort –, à l’étude de la sexualité :normes nouvelles de la pudeur et de la décence,tant privées que publiques, libération des discourscomme des comportements, jusqu’au credo neufdu « droit au plaisir ».

Le contraste vaut aussi pour le ton. Ainsi appré-ciera-t-on la vive démonstration de Pascal Ory pré-sentant un corps ordinaire pour la première foispotentiellement affranchi de toute entrave. Et làl’enjeu d’un triple régime cosmétique, diététique etplastique concerne d’abord la femme, même si les

règles les plus récentes de l’affichage corporel,hygiénisme impératif et goût renouvelé de laparure physique, recommandent autant la fréquen-tation de la salle de sport et de la cabine d’UV auxhommes, fascinés par la plastique homoérotiquedes rugbymen qui s’affichent désormais chaqueannée sur le calendrier portfolio des Dieux du stade,et, à l’instar de Michalak et de ses camarades dejeu, séduits désormais par le tatouage et le piercing,comme par la sophistication fulgurante de la linge-rie masculine…

Mais le propos se fait plus grave pour évoquerl’une des singularités du XXe siècle : l’évolution dumonstrueux. Sur l’exhibition morbide autant quedouteuse du corps anormal ou difforme, pornogra-phique commerce forain qui flatte un voyeurismeque le cinéma, capable de donner corps aux pireshybridations, de la créature de Frankenstein à KingKong, se greffe la lecture scientifique des difformi-tés, crânes, faciès et autres empreintes sommés

désormais de livrer une vérité criminelle inscritedans la peau, comme bientôt les matricules impri-més dans la chair des pensionnaires des camps.

Il reste quelque chose de cette terrible ambivalan-ce dans la célébration artistique du corps aujour-d’hui. La performance n’a plus la seule séductionplastique de l’exploit athlétique, si prisé pourtantque la taille des enceintes sportives ne cesse de croî-tre. Et de Dada aux actionnistes viennois ou aumasochisme de Robert Mapplethorpe, l’art travailleun corps mécanisé, défiguré, beau aussi peut-êtreau regard de certains d’être torturé.

Si la vanité du corps bodybuildé fait sourire, onne peut s’empêcher de craindre d’y lire l’échecd’une âme devenue corps au fil du siècle. Comme siune exposition aussi obsessionnelle qu’énigmati-que, familière et brutale, rendait au théâtre de lachair son entier mystère, lieu de fantasmes et deprojections infinies. Au péril de l’essence. a

Philippe-Jean Catinchi

Le siècle du

corps

« Photographe », 1997, par le cinéaste et photographe Johan van der Keuken.

L’AVÈNEMENT DU CORPSd’Hervé Juvin

Gallimard/Le Débat,272 p., 17,50 ¤.

Il est des essais qui s’entendentcomme des cris d’alarme. Enenvisageant le corps nouveau

dont l’homme a hérité au termedu XXe siècle, Hervé Juvin ne s’in-quiète pas tant des « rénova-tions » désormais possibles (per-fectionnement des chirurgiesréparatrice et esthétique, progrèsde la génétique, nouveau credotant diététique que cosméti-que…) que des méfaits d’une idéo-logie du bien-être qui a transfor-mé le droit à la maladie, assurépar une prise en charge collecti-ve, en droit à la santé perpétuelle,à force de détection, de protec-tion et de prévention.

A l’heure où, après l’avorte-ment et la contraception, le clo-nage humain et le mariage homo-sexuel bouleversent une donnequ’on crut longtemps immuable,la science et l’éthique, la moralesociale et la conscience médicaledéfinissent un corps nouveauaux limites inédites. Foin duvieillissement, des logiques decontrainte ou de renoncement…La forme devient un impératif.Mieux, une industrie dont la justi-fication semble imparable : le

corps est le lieu même de l’iden-tité, le temple de la célébrationd’un assouvissement légitime, aurisque de favoriser un égoïsmedévastateur.

« Notre produit »En quête d’immortalité, l’hom-

me nouveau ferait fi de latranscendance comme de latransmission. Envisagé commeun patrimoine, le corps modernese gère, s’épargne ou se dépense,mais n’admet aucun horizon. Lelien avec les générations futuresse délie dès lors que le temps devie est un actif propre. Et Juvinde s’indigner d’une société quidépense tant « pour préserver lasurvie d’individus incapables de sereproduire ». Les seniors appré-cieront… Mais par-delà la bruta-lité de l’argument reste la ques-tion-clé d’un corps devenu« notre produit », donc l’affirma-tion inexorable d’une économieinédite où les notions de pré-voyance, de transmission, depatrimoine donc, sont repensées,définissant un nouveau capitalis-me. Juvin craint que le corpsn’ait pris le pouvoir. Avènementou coup d’Etat ? Capital roi, ilserait « notre dernière frontière ».Celle d’une condition humaineémergente dont tous les termessont à redéfinir. a

Ph.-J. C.

Au terme de votre entreprise,diriez-vous que ce sont lesmutations du XXe siècle quistructurent le chantierouvert sur cinq siècles ?

Un double étonnement, c’estvrai, est à l’origine de notre pro-jet : le sentiment que le corps estl’objet d’un « quasi-culte » dansla société d’aujourd’hui, le senti-ment que ce culte tend à représen-ter le passé en interminablemoment de mépris du corps. Cesdeux sentiments nous semblentexcessifs. Le premier au vu desmassacres qui traversent notretemps, le second au vu des soinsphysiques qui ont traditionnelle-ment accompagné l’entretien desoi. Deux questions au moinsdevenaient alors centrales dans leprojet : en quoi les « anciennes »pratiques et représentations ducorps sont-elles différentes desnôtres, malgré l’intérêt réel quileur était porté ? En quoi l’étudedu corps nous fait-elle pénétrertoujours davantage dans laculture d’une époque et d’untemps ?

Un mot sur les pratiques etreprésentations du corps auXXe siècle dans les sociétés occi-dentales, qui font l’objet du troi-sième volume : dominent lamutation du regard porté par latechnique (dont le seul cinémadiffusant des modèles physiques

à l’échelle planétaire a déjà valeurde symbole), une démocratisa-tion des repères, une adéquationaccentuée entre corps et individu,une présence irrépressible de laviolence, dans sa technicisation,dans son jeu toujours plus com-plexe entre crainte et fascination.Le début abrupt, vers 1500,est-il aujourd’hui un regretou reste-t-il toujours la bornequi vous semble idéale pourla cohérence du projet ?

Il est toujours regrettable dene pas donner plus d’ampleur his-torique à un projet de ce genre.Une investigation sur le mondeantique, dont la statuaire jouetoujours un rôle symbolique dansnotre culture, aurait pu être envi-sageable, comme une investiga-tion sur le monde médiéval oùdomine toutefois fortement Unehistoire du corps au Moyen Age,l’œuvre pionnière de JacquesLe Goff (éd. Liana Levi, 2003). Jecontinue de penser que les prati-ques et représentations du corpsont été l’objet à la Renaissance deruptures majeures qui donnentcohérence au projet : vision inédi-te des formes et proportions cor-porelles, affrontement entrevisions religieuses et visionssavantes, amorce de procéduresde contrôle étatique des corps,investissement particulier sur leprésent immédiat du corps dont

les Regrets romains d’un Du Bel-lay, momentanément éloigné deson pays de Loire, sont l’exemplesymbolique.Les mutations en cours,comme les alarmes de Juvin,vous semblent-elles denature à revoir bientôt lesconclusions amorcées ?

Les questions que pose HervéJuvin sur un corps devenu prin-cipe d’« accaparement » tenta-culaire, au point d’être facteurde destruction planétaire (voirci-contre), sont marquantes. Nousn’avions, nous, aucune ambitionprospective, et, malgré la massede documents brassés, aucuneambition totalisante.Contemporanéiste, vous aveztoutefois dirigé le volume leplus « ancien ». Qu’avez-vousretiré de particulier de ce« décentrage » ?

L’histoire de la France an-cienne continue de me passion-ner. J’y trouve sur le thème ducorps le trouble sentiment de dis-tance et de proximité qui assimilel’interrogation sur cette période àcelle d’un anthropologue sur sonterrain « ethnicisé ». Les jeuxpopulaires du XVIe siècle en sontun exemple : proches de ceuxd’aujourd’hui par les passionsqu’ils mobilisent, les règles aux-quelles ils recourent, les specta-cles qu’ils suscitent, totalement

différents en revanche par letemps dans lequel ils s’inscrivent,un temps largement dépendantdes aléas des jours, par leur règle-ment toujours local, par leurrecours systématique au pari cen-sé accroître le sérieux du joueur,par une violence souvent « ouver-te », par une sociabilité très hié-rarchisée. Ces jeux sont dessports et n’en sont pas du tout.

Votre question me donne l’oc-casion de regretter que la tradi-tion historiographique française,fortement découpée en périodes,organisant sur ce principe les pos-tes à l’université comme dans lesinstituts de recherche, perde àêtre trop spécialisée.Enfin, êtes-vous heureux del’enfant maintenant qu’il estvenu à terme ?

L’entreprise historique n’estjamais terminée, vous le savez.C’est même au moment où larecherche est publiée qu’apparais-sent davantage des lacunes possi-bles. Le sentiment demeure pour-tant que le projet a été réellementtenu. C’est le principal. Lesgrands secteurs de l’historiogra-phie du corps ont été balayés : dela religion à la médecine, du jeu àla guerre, de la contrainte audésir, de la vie quotidienne au tra-vail, de la culture populaire à l’artdes « raffinés ». a

Propos recueillis par Ph.-J. C.

Histoire du naturisme

Vers la dictaturedu capital physique ?

Georges Vigarello : « C’est l’objetd’un quasi-culte dans la société d’aujourd’hui »

Le troisième tome de l’entreprise dirigée parAlain Corbin, Jean-Jacques Courtine et GeorgesVigarello explore l’ère de l’exaltation du corps,mais aussi de l’horreur de sa négation

Si on parvient peu à peu à imposer l’idéequ’il y a une notable différence entrenudisme et naturisme, le manqued’attention au corps, jusqu’aux toutesdernières décennies, a jusque-là laissé enfriche ce terrain de l’histoire des mœurs oùse croisent les enjeux médicaux, ceux de lapudeur, voire de la quête spirituelle plutôtque de l’esthétique, à l’heure où s’invente lanotion de loisir. Avec ce passionnant travailsynthétique, Sylvain Villaret retrace lesgrandes lignes d’un courant apparu avec lesLumières, évoquant ses fondateurs et sesfigures marquantes, présentant les doctrineset idéaux prônés, les controverses et lestensions aussi qui animent un mouvement àl’identité fluctuante. D’une affaire demédecins à l’affirmation dès 1900 demouvements de réforme de vie, jusqu’à lanouvelle vague de militantisme appuyéeaprès la deuxième guerre mondiale sur ledéveloppement du tourisme de masse, cetravail sait faire la part du mythe et de laréalité. Un beau travail d’histoire sociale etculturelle. Ph. J. C.

Histoire du naturisme en France depuis lesiècle des Lumières, de Sylvain Villaret(Vuibert, « Sciences, corps & mouvements »,384 p., 40 ¤).

HISTOIRE

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Des histoires de physique dans la vie de tous les jours

Mais pourquoi la nuit est-elle noire ?

Défenseur passionné de l’aventure spatiale, Serge Brunier démontre l’inutilité des vols habités

Cobayes en apesanteurS

ujet d’apparence consensuelle, laconquête spatiale se pensait sûre-ment à l’abri d’un tel pamphlet.Impasse de l’espace accumule tant

d’éléments à charge que le lecteur auradu mal à comprendre qu’elle y ait échap-pé si longtemps. Sa cible : l’homme.Non l’être curieux qui fixe depuis tou-jours les étoiles, et a compris, depuispeu, qu’elles l’aideraient à reconstituersa propre histoire. Passionné d’astrono-mie, à laquelle il a consacré plusieursouvrages, Serge Brunier se pose endéfenseur de l’exploration du cosmospar des moyens pertinents, sondes robo-tisées ou télescopes. C’est au nom decette science que le journaliste cherche àbousculer celui qui s’entête à vouloirrester sur la photo. L’astronaute s’estimposé depuis près de cinquante anscomme le premier rôle d’une superpro-duction qui a coûté des centaines de mil-liards de dollars, de roubles et d’euros. A

quoi sert-il enco-re ? Plus à rien, oupis : « Les astronau-tes sont le frein leplus sûr, le plus effi-cace, à l’explorationréelle de l’espace »écrit-il.

Pour le démon-trer, il démonte lemythe des volshabités, tel qu’il a

été assemblé par ses nombreux ingé-nieurs. Les moteurs ont été fournis, dèsles années 1950, par la propagande mili-taire et la littérature de science-fiction.L’âge d’or de la SF a nourri des allers-retours incessants entre imagination etscience. Ainsi Werner von Braun, pèredes V2 nazis puis du lanceur d’Apollo,assurait en 1969 : « En l’an 2000, nousaurons sans aucun doute une base sur laLune, nous aurons atterri sur Mars et il esttout à fait possible que les équipageshumains aient volé jusqu’aux plus lointai-nes planètes. » Le livre fourmille de cesprophéties devenues rétrospectivementloufoques. Mais aussi de faits glaçantsqui rappellent que les programmes civilsservaient avant tout à dissimuler l’obses-sion des militaires : ouvrir dans l’espaceun nouveau front de la guerre froide.

Propulsé par de tels carburants idéolo-giques, le premier étage du mythe nepouvait qu’atteindre la Lune. Ce futApollo 11, victoire pour les Américains etrêve pour tout le monde. Très vite, du

désintérêt aussi : les missions suivantes,à l’exception des déboires d’Apollo 13,ne passionnent guère les foules. De fait,ces expéditions ne marquent que le« succès en trompe l’œil » des vols habi-tés. « Progressivement, ils ont été aban-donnés par les acteurs historiques de laconquête spatiale : les militaires et les scien-tifiques ont très vite compris que la pré-sence de l’homme dans l’espace était aumieux superflue, au pis néfaste. »

Inertie du mytheMais l’inertie du mythe est trop forte.

Il faut lui ajouter un deuxième étage,pour occuper une industrie lourdedésœuvrée. Serge Brunier nous en faitvisiter les principaux aménagements,sans négliger aucun détail accablant.Voici Mir, fierté soviétique où la vodkacoule clandestinement, devenue station-poubelle à la chute de l’empire. Bienve-nue dans la station spatiale internationa-le (ISS), qui vole en orbite beaucouptrop basse pour que ses expériences puis-sent bénéficier de l’absence de gravitéespérée. Cette pyramide de l’espace, aucoût pharaonique, est de toute manièrevouée à être inachevée par l’interruption

de l’activité de la navette spatiale à quielle servit de justification. Seule créationnovatrice, dans un secteur qui privilégie« les technologies les plus rustiques, lesplus conservatrices », cette dernière esten fait condamnée depuis l’accident deChallenger, dont on vient de célébrer levingtièmeanniversaire. « Dans le monderéel, ce désastre à la fois humain, techni-que et commercial aurait signé la fin duprogramme (…). Mais la NASA, depuisque Neil Armstrong a marché sur la Lune,n’a plus les pieds sur Terre. Elle vend durêve, de l’émotion propres à alimenter lepatriotisme du contribuable américain. »

Dans ce monde irréel, les astronautessubissent à chaque mission une étonnan-te mutation. Avant le départ, ils vantentles mérites de l’expérience scientifiquequ’ils vont mener, pour ne plus jamaisl’évoquer ensuite. En orbite, ils passe-ront sous silence leur principal souci : lemaintien de la forme physique dans unmilieu extrêmement hostile, et la mainte-nance du vaisseau spatial. Le reste dutemps est consacré aux relations publi-ques en répondant aux « questions écu-lées » venues de la Terre. Au retour, lescientifique s’est mué en philosophe qui

ne relatera plus que son expérience per-sonnelle. L’homme dans l’espace a sur-tout fini par ressembler au sportif. Il sedécoupe en performances, en records,en palmarès. Répétant sans cesse l’ex-ploit de Gagarine, les astronautes sesont laissé enfermer en orbite commedans une immense tautologie : les volshabités permettent de cumuler sans finl’expérience… du vol habité.

Nulle surprise dès lors que le troi-sième étage de la fusée ressemble à unéternel retour. Les Chinois rêvent dedémontrer leur puissance montante engagnant une nouvelle course à la stationspatiale, puis à la Lune. Les Américainsressortent les plans d’Apollo, pour unenouvelle visite à notre satellite, pas vrai-ment budgétée. Et les prophéties irréalis-tes ont été reprises par les promoteursdu tourisme spatial, qui promettent100 000 voyageurs avant 2020. On enreparle dans quinze ans ? a

Jérôme Fenoglio

Sur l’utilité des missions robotisées, lireaussi Explorer l’espace pour remonterle temps, de Giovanni F. Bignami (Ed.Odile Jacob, 196 p., 22,90 ¤).

ABÉCÉDAIREDE LAPHYSIQUEdu Centre devulgarisationde la connais-sance.C’est unmagnifiquepetit livre

d’une cinquantaine de pages quenous propose le Centre nationalde la recherche scientifique(CNRS). Pas une de ces sommessavantes dont les éditions del’établissement sont coutumièreset dans lesquelles la petitecommunauté des spécialistespuise avec bonheur.Au contraire, cet Abécédaire de laphysique s’adresse au public le pluslarge. Aux plus jeunes, peut-êtrede futurs Einstein, comme aux plusâgés que la résultante des forcesou les lois de l’optique ont toujoursrebutés. En vingt-six lettres, ilpasse en revue vingt-six dossiersaux couleurs de l’arc-en-ciel ets’interroge à la lettre « A » sur cequ’il y a de commun entre unéléphant, une rose et les diamantsde la Couronne – vous avez deviné,l’atome – pour s’achever à la lettre« Z » sur la notion de zéro absolu.J.-F. A.Ed. CNRS, 52 p., 15 ¤.

NOUVELLE HISTOIREDE L’HOMMEde Pascal Picq.Les découvertes de fossileshumains depuis une vingtained’années ont modifiéprofondément la vision que l’onavait de l’histoire du genre Homo.Nos origines remontent loin dansle temps, car des restes depréhumains vieux de6 à 7 millions d’années ont été misau jour. Or, dans un ouvrage trèsintéressant, Pascal Picq,paléoanthropologue et maître deconférences au Collège de France,montre que, malgré cesdécouvertes importantes, laréflexion des paléoanthropologuesreste toujours enfermée dans unehistoire universelle centrée surla domination technologique del’Occident. L’auteur décryptesuccessivement ces travers dansles rapports de l’homme avecl’univers, l’animal, les grandssinges, les autres hommes,la femme et l’enfant. C. Ga.Perrin, 320 p., 20,50 ¤.

LA POMME ET L’ATOME :DOUZE HISTOIRES DEPHYSIQUE CONTEMPORAINEde Sébastien Balibar.

Ed. Odile Jacob, 256 p., 21,90 ¤.

L’ENFANT ET LA SCIENCE :L’AVENTURE DE LA MAINÀ LA PÂTEde Georges Charpak,Pierre Léna, Yves Quéré.

Ed. Odile Jacob, 246 p., 15 ¤.

L e métier de chercheur en physi-que, qui plus est à l’Ecole norma-le supérieure, n’enferme pas for-

cément dans une tour d’ivoire. Sébas-tien Balibar le démontre avec sonouvrage intitulé La Pomme et l’Atome,douze histoires de physique contemporai-ne. Quand certains cours semblentavoir pour objectif de transformer cettediscipline en une abstraction puredans laquelle les mathématiques pren-nent le pas sur la réalité qu’elles décri-vent, l’auteur inscrit résolument la phy-sique dans la vie quotidienne. Sa vie detous les jours. Comme pour montrerqu’un scientifique voit toujours lemonde à travers l’instrument de saconnaissance. Ou pour convaincre queles questions enfantines poursuiventles chercheurs pendant toute leur vie.

A 9 ans, au sortir de la guerre, Sébas-tien Balibar vivait avec ses parentsenseignants à Tours. Il passait sesvacances en Provence dans une fermeen ruine. Il voulait être ingénieur desEaux et Forêts. Un télescope eut rai-

son de ce rêve d’enfant. Ainsi commen-cent les histoires que raconte le physi-cien. De la découverte de Jupiter à laconquête progressive du ciel.

« C’est vrai, il n’y a qu’un pas de lascience au rêve », écrit-il. Mais, aussi-tôt, vient une question : « Pourquoifait-il noir, la nuit ? » Pas assez d’étoi-les ? Non, des étoiles qui « n’ont pastoujours été là ». Surgissent les nomsdes grands découvreurs, d’Edwin Hub-ble à Albert Einstein. Et à la constantecosmologique succède une remarquephilosophique. L’idée d’un Universqui n’est pas éternel, que « la vie deshommes n’est qu’un épisode passager »dans sa longue histoire. Sans transi-tion, apparaissent les tests de Ror-schach et l’éclosion de la vie qui brisela symétrie idéale. Sébastien Balibartient son pari d’un voyage chaotiquetraversé par les éclairs de lumière desdécouvertes du XXe siècle. La radioacti-vité, la rosée quantique d’Einstein, lamagie des mots inventés, la curiositéd’Eve…

Sur le ton de la confidenceLe physicien mêle les souvenirs per-

sonnels à l’histoire des sciences et àleur actualité en une sorte de monolo-gue érudit au coin du feu. Souvent surle ton de la confidence. Jamais surcelui de la suffisance. Sa démarcheemprunte ainsi précisément les traceslaissées par l’expérience de La Main àla pâte, dont les trois académiciensinstigateurs : Georges Charpak, PierreLéna et Yves Quéré, fêtent les dix ansavec leur ouvrage L’Enfant et laScience. Dix ans pour tenter de trans-

former en profondeur les méthodesd’enseignement de la physique en clas-ses primaires, ces classes où la curio-sité de Sébastien Balibar s’est éveilléepour ne plus jamais s’assoupir.

« S’interroger sur la rotation diurnedes ombres, étudier comment pousse unharicot, démêler ce qui joue sur la pé-riode d’un pendule, ou encore repro-duire expérimentalement une éclipse deLune : autant de manières pour unenfant de regarder le monde mieux quepassivement, autant d’occasions pourlui d’ouvrir des fenêtres et de sortir delui-même, autant d’incitations à mettreen œuvre ses capacités à observer et àraisonner », écrivent les auteurs. Ladescription des principes de La Mainà la pâte ne pourra que donner desregrets à ceux qui n’ont aucun souve-nir de leurs leçons de sciences naturel-les, ni même de la plupart de leurscours de physique dans le secondaire.

Pour éviter que les générationsactuelles ne subissent le même sort, lesauteurs plaident pour une extension del’expérience au collège. L’idée, sem-ble-t-il, fait son chemin dans l’éduca-tion nationale, même si cette dernièreest encore loin d’avoir généralisé cettepédagogie active en primaire, malgrédix années de démonstration de sonefficacité. La curiosité du monde,l’audace de l’interroger et le talent dele comprendre restent sans doute àl’état de pâte sans levain enfouie ausein de nombreux élèves. Rien ne sertalors de pétrir. Tout commence peut-être lorsqu’un enfant ose se demanderpourquoi la nuit est noire. a

Michel Alberganti

SERGIO AQUINDO

Deux essais sur l’évolution culturelle

Genèse de la mémétique

ZOOM

ÉVOLUTION BIOLOGIQUE,ÉVOLUTION CULTURELLEde Luca Cavalli-Sforza.

Ed. Odile Jacob, 250 p., 24,50 ¤.

COMMENT LES SYSTÈMESPONDENT.Une introduction à la mémétiquede Pascal Jouxtel.

Ed. Le Pommier,332 p., 24 ¤.

L uca Cavalli-Sforza examine depuistrente ans les mécanismes de l’évo-lution des cultures. L’hérédité bio-

logique rend-elle compte des différencesde comportement observées au sein descultures ? La question des relationsentre évolution biologique et évolutionculturelle invite à la prudence. L’explica-tion de l’essor économique et des succèsmilitaires par des différences innées etimmuables relève du racisme. Lesrécents débats suscités par la sociobiolo-gie ont montré que le darwinisme social– la légitimation des inégalités sociales àtitre d’effets d’une sélection naturelledes meilleurs – n’était pas mort. Aussin’est-ce point sans précautions méthodo-logiques que Luca Cavalli-Sforza rappro-che l’histoire des cultures et la biologie.Au principe d’extension, selon lequel lathéorie darwinienne de l’évolution biolo-gique possède une validité générale,s’ajoute ainsi un principe de distinction,qui précise que « des différences fonda-mentales séparent l’évolution biologiquede l’évolution culturelle ». Les inventionssont à l’évolution culturelle ce que les

mutations sont à l’évolution biologique,l’acceptation ou le refus des innovationsjouant pour la culture le rôle de la sélec-tion naturelle dans l’ordre du vivant.

« ADN culturel »La transmission culturelle repose sur

un processus de duplication des idéesanalogue à l’autoreproduction des orga-nismes. L’idée, authentique « ADN cultu-rel », se reproduit lorsqu’elle passe d’uncerveau à un autre. Une discipline enplein essor, la mémétique, développe lesimplications de cette propriété des élé-ments culturels de se répliquer. PascalJouxtel en expose avec enthousiasme lestenants et les promesses, tout en souli-gnant qu’« elle n’est pas encore unescience ». Le mot « mème » est venusous la plume de Richard Dawkins, lec-teur de Cavalli-Sforza, pour désignerl’unité de l’évolution culturelle. Dawkins,dans Le Gène égoïste, a choisi un monosyl-labe qui sonne un peu comme « gène »,cette « entité réplicative qui tient, écrivait-il, le haut du pavé ». Cavalli-Sforzademeure réticent à l’égard de ce néologis-me, jugeant « qu’il insiste trop sur l’aspect“imitation”, alors qu’une grande partie del’évolution culturelle se fait par enseigne-ment direct et actif ». Quant au gène, ilconfesse la difficulté d’en établir une défi-nition rigoureuse. Les similitudes entreévolution biologique et évolution cultu-relle étayent des pratiques contrastées.Les mêmes hypothèses, selon leuremploi, peuvent conduire à un renouvel-lement de l’anthropologie culturelle ourenouer avec le vieux rêve d’une sciencetotale. La mémétique est en suspens. a

Jean-Paul Thomas

IMPASSE DEL’ESPACEA quoiservent lesastronautes ?de SergeBrunier.

Seuil,292 p., 22 ¤.

SCIENCES

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Paul Placet fait le portrait de son frère « barbare », François Augiéras

La jeunesse du monde

Romans et chroniques de Germaine Beaumont, grande dame des lettres françaises de l’après-guerre

Une vie de littératureG

ermaine Beaumont ne fut pasune de ces météoritiques etdévouées jeunes amies deColette, comme elle les collec-

tionna tout au long de sa vie. Ne serait-ce qu’en raison des liens de complicitéque sa scandaleuse mère avait entrete-nus avec l’auteur des Claudine : Anniede Pène, qui avait quitté mari et enfantspour mener une vie de femme de lettresà Paris, n’eut que le temps de confier safille à Colette, en 1918, avant de mourir« bêtement » de la grippe espagnole…

Née Germaine Battendier en 1890, lajeune femme aurait pu se plaindre àjamais de cette mère qui l’avait abandon-née ; elle aurait pu s’abîmer dans cedrame familial et s’enfermer dans unebelle dépression Troisième République ;elle aurait pu aussi rejeter Colette,auprès de laquelle sa mère trouva sou-tien… Mais elle choisit de se battre, degagner son indépendance intellectuelle,financière et, comme sa mère, de se révé-ler au public sous un patronyme qui nedoit rien au mariage : elle part s’installer

à Londres, de1908 à 1915 ou1916, découvre lalittérature desromancières an-glaises, dont Virgi-nia Woolf (dontelle traduira Jour-nal d’un écrivain),George Eliot, Eliza-beth Bowen, lessœurs Brontë, touten continuant delire celui qui aéveillé son goûtpour la littérature,Charles Dickens.

Colette prenddonc sous son ailela fille de sonamie (1) ; elle in-tercède auprès deson mari, Henry

de Jouvenel, l’un des rédacteurs en chefdu Matin, qui lui confie la responsabilitéd’un papier par semaine, puis la gazettequotidienne du « petit courrier des fem-mes », puis la page féminine du Matin,puis la page littéraire : Germaine Batten-dier existe enfin sous le nom de Germai-ne Beaumont… Elle fait alors connais-sance de Maurice Martin du Gard et deJacques Guenne, qui la persuadent decollaborer, parallèlement, au Matin

(qu’elle ne quittera qu’au début de laseconde guerre mondiale), aux Nouvelleslittéraires, aventure qui durera pour elleune cinquantaine d’années : elle y rédi-ge d’abord une chronique de mode,« Miroir », et signe dans chaque numé-ro un « Disque » : c’est sa propre sélec-tion des textes imprimés dans Les Nou-velles littéraires, publiée en volume parles éditions du Tambourin en 1930, quiest rééditée aujourd’hui, augmentée dupoème autobiographique qui renommel’ensemble, « Si je devais… ». Commen-tant l’actualité avec un esprit de fantai-sie et de paradoxe provocateur, cesbillets – « à mi-chemin entre la chroniquepoétique et le billet d’humeur », selon lapréfacière Hélène Fau (2) – sont très

représentatifs d’une période de la vie deGermaine Beaumont : celle où elle futplus ardemment journaliste, reporter,chroniqueuse que romancière…

A partir de 1938, date à laquelle Plonla prend sous contrat – première femmeà avoir obtenu le prix Renaudot en 1930,pour son premier roman, Piège, Ger-maine Beaumont est membre du jury duprix Femina depuis 1934 –, elle peut sepermettre d’être plus romancière quejournaliste. S’attachant à perpétuer latradition du roman féminin anglais, elleconstruit des œuvres pleines de sus-pense, proches des detective novels dontelle est friande. De vieilles demeuresabandonnées qui recèlent des secrets defamille, des héroïnes inspirées par les

garçonnes des années 1920, un climatobsédant de mystère, une touche de fan-tastique… Les trois romans de GermaineBeaumont, La Harpe irlandaise (1941),Les Clefs (1940), Agnès de rien (1943),réédités par Omnibus, prouvent demanière très séduisante sa maîtrise del’intrigue et son sens du dialogue. Sedéfendant d’écrire pour son compte desromans policiers, elle fonde chez Plonen 1950 la collection « Le Ruban noir »,proposant des traductions de policiersétrangers écrits par des femmes.

Bons et mauvais pointsMais Germaine Beaumont est aussi

restée dans les mémoires, après ses« carrières », comme une voix : celleque les familles françaises d’après-guerre guettaient à la radio le soir ; cel-le aussi qu’elle fit peser chaque annéependant la période des prix littéraires…

Dès 1950, sur la Chaîne parisienne,elle présente en effet une brève critiquede romans policiers, à la fin de l’émis-sion « Le jeu du mystère et de l’aven-ture ». Puis elle réalise avec PierreBillard « Les maîtres du mystère ».En 1965, c’est seule qu’elle produit« L’heure du mystère », où elle donneen feuilleton les meilleurs romans poli-ciers du moment… Du prix Femina, elledémissionne avec fracas en 1945, maisrevient en force en 1954 : avec sa com-plice, Mme Simone, elle distribue les bonset les mauvais points. Parmi ses élusqu’elle défend : Dominique Rolin, AndréDhôtel, Henri Thomas, Robert Pinget,Marguerite Yourcenar, Patrick Modiano.

Sa silhouette, pareille à celle desvieilles dames de Jacques Faizant, fitqu’elle était un peu moquée (elle secomparaît elle-même à « la quatrièmesorcière de Macbeth ») ; son jugement,caustique et souvent assassin, fit qu’el-le était crainte, et irrécupérable ; vérita-ble vieille dame indigne qui avait vutout le siècle littéraire, elle mourut en1983, non sans être revenue sur sonenfance dans Une odeur de trèfle blanc…(Gallimard, 1981). a

Claire Paulhan

(1) Leur correspondance a été publiée dansColette, Lettres à Annie de Pène etGermaine Beaumont, présentée parFrancine Dugast, Flammarion, 1995.(2) Egalement présidente de l’Associationdes amis de Germaine Beaumont,« Le Trèfle blanc » : [email protected]

PLUIEde Kirsty GunnDans son premierroman à l’universbaigné d’ocre, debrun et de « vertliquide », KirstyGunn racontel’histoire de JanePhilon. Janey, alors

âgée de 12 ans, évoque ses étéspassés au bord d’un lac immense,abondant, dévorant. Elle couve sonpetit frère Jim, « un enfant desrivières », et garde ses parents àdistance, qui passent leur été à« donner des fêtes » rempliesd’adultes menaçants. Mais la lisièreentre les âges se fait de plus en plusténue. Janey grandit, et les deuxmondes s’entrechoquent comme lesglaçons dans le « Johnnie Walkerrouge bien sonore ». C’est celaqu’examine Kirsty Gunn avecpudeur et poésie. L’ambiguïté estpalpable, comme celle du lac, à lafois refuge et « traître ». C. de C.Traduit de l’anglais par AnoukNeuhoff, Seuil, « Points »,134 p., 5,50 ¤.

STÈLE POUR UN BÂTARD,d’Edmonde Charles-RouxParue en 1959, cette « Vie de DonJuan d’Autriche », ainsi que leprécise le sous-titre, est le premierrécit publié par EdmondeCharles-Roux, sept ans avant sonpremier roman, Oublier Palerme,que couronna aussitôt le prixGoncourt. A peine sortie de l’ateliercollectif où elle participa à lacomposition des Rois maudits deMaurice Druon, EdmondeCharles-Roux choisit le destinromanesque de ce fils illégitime deCharles Quint, qui mena – etremporta – la dernière croisadeoccidentale, vainqueur à Lépante enoctobre 1571. En chapitres brefs,ménageant une tension qui tientmoins du suspens que de l’inventionlittéraire en train de se jouer, laromancière campe un héros quasishakespearien, découvrant l’universterrible des Habsbourg d’Espagne.Sans qu’on puisse assimiler ceXVIe siècle d’or et de sang à celui deYourcenar, de L’Œuvre au noir àAna, soror…, la sécheresse de lalangue, la netteté des images et leurlumière crue méritent qu’on suive leparcours d’une solitude aux accentsuniversels. Ph.-J. C.Grasset, « Les Cahiers rouges »,280 p., 9 ¤.

FRANÇOIS AUGIÉRAS,UN BARBARE EN OCCIDENTde Paul Placet.

La Différence, « Minos », 480 p.,15 ¤.

F rançois Augiéras, né dans l’Etatde New York en 1925, n’avait pas30 ans lorsqu’il republia, sous le

nom d’Abdallah Chaamba, chezMinuit, une plaquette qu’il avait éditéecinq ans plus tôt à compte d’auteur. Cerécit fut fantaisistement attribué àAndré Gide ou à Montherlant. Sa carriè-re littéraire resta relativement obscure,quoique les plus grands éditeurs sesoient intéressés à lui (Bourgois, Jul-liard, Flammarion, Grasset…) et queses livres, tous admirables, aient finipar paraître chez eux de son vivant, àl’exception deDomme, qui dut attendredix ans après sa mort pour pouvoir êtrelu (Fata Morgana, Grasset, « Cahiersrouges », 1997).

Mort, il fut comparé à Rimbaud, Ner-val, Lautréamont. C’était un mystiquesensuel, constamment inspiré. Filsd’un pianiste et d’une dessinatrice demode, petit-fils (par sa mère) d’un orga-niste polonais, il suivit un chemine-ment singulier, où l’Afrique, le montAthos, la grotte de Lascaux, le paysagedu Périgord noir jouent à armes égales,pour constituer une personnalité « bar-bare ».

Cet adjectif sera constamment reprispour le qualifier, encore que son écritu-re, noble et classique, son érudition, sarigueur dans ses autoportraits, mêmeaux abords de la folie asociale, ne l’éloi-gnent jamais d’une littérature tenue,

rationnelle, jusque dans les descrip-tions les plus lyriques du désir, desélans spirituels, de la communion pan-théiste avec la nature. Sorte d’incarna-tion d’un personnage lawrencien ouwhitmanien, il relève le pari de vivreson œuvre et son idéal et meurt vaincupar une réalité qui ne veut pas de lui.

Soutenu par de nombreux intellec-tuels, et en particulier Jean Chalon,c’est auprès d’un instituteur, Paul Pla-cet, rencontré dès 1948 dans le Péri-gord de ses grands-parents paternels,région à laquelle il donne une dimen-sion mystique et à laquelle il revient tou-jours, qu’il va trouver son idéal de fra-ternité. Avec lui, il écrira un livre, en1958, au Mali, La Chasse fantastique(rééd. La Différence, « Minos »).« Mon premier livre, lui dit Augiéras,que j’ai voulu nocturne et cruel, peut-êtrea-t-il besoin d’une espèce de rédemption,d’un frère jumeau qui ne serait pas moinstendre, mais plus lumineux, un livre quiserait le sceau de notre amitié, très prochede tout cela que nous aimons, une sortede cantique à la rivière, une chasse dansces lieux, toi et moi. (…) Le livre idéal del’homme – un catéchisme de la joie. »

Pureté et intransigeanceDepuis décembre 1971, où s’éteignit

Augiéras, Paul Placet envoie des signesréguliers de cette étoile encore vivante.Fragments de correspondance, petitsessais, albums de peinture, rééditions.Mais, après ses propres Cahiers d’Ibra-him, écolier targui (La Différence, 2005),c’est ce très beau portrait qui peut don-ner une idée d’une amitié, d’une osmoseexceptionnelle dans l’histoire littéraire.

Par scènes intenses et lumineuses, il rap-porte des dialogues, souvent des mono-logues où l’on entend, intacte, la voix decelui qui disait « Je suis arabe de cœur etprofondément ».

Un instituteur fasciné par un hom-me en qui il voit « la jeunesse du mon-de » va accompagner ce guide et par-fois l’inspirer par sa pureté et sonintransigeance, par la qualité de sonécoute, par son accueil toujours fidèle.Ils se retrouvent dans une même exi-gence, un même objectif qu’ils se don-nent : « Partir du paganisme et attein-dre à l’univers des astres ! Un bond pourdeux mille ans de christianisme oublié. »Le livre se présente souvent commeune lettre ouverte, tant il est contraireà l’esprit de cette amitié d’objectiverdans la mort le premier disparu. Lesévocations du mont Athos, de la décou-verte de Lascaux, de la dégradationmême dans l’hospice où Augiéras trou-vera la mort ont le même lyrisme queleur modèle, parfois obscurément pri-sonnier des fantasmes de son premierlivre. « Tu veux t’enfermer vivant dansun tombeau, ton oncle du Sahara l’avaitfait, au centre de son bordj fortifié ; tu nepenses pas autrement – une race de vieuxseigneurs solitaires –, mais lui avait surtoi une longueur d’avance et sans douteune sensibilité moins fragile. » a

René de Ceccatty

Signalons aussi la prochaine rééditionchez Grasset, dans « Les Cahiersrouges », de trois volumes de FrançoisAugiéras : L’Apprenti sorcier, Le Voyagedes morts et Domme ou l’essaid’occupation. En librairie le 28 février.

Réédition de la magistrale trilogie de Mervyn Peake

Citadelle imaginaireTITUS D’ENFER(Titus Groan)de Mervyn Peake.

Traduit de l’anglais par Patrick Reumaux,Phébus, « Libretto », 506 p., 11,90 ¤.

S e pourrait-il qu’enfin l’heure degloire de Mervyn Peake ait sonnéen France ? Un article déférent de

Michael Moorcock dans le Panoramaillustré de la fantasy et du merveilleux, letrès joli récit de voyage sur les traces deMervyn Peake que Nicole Caligaris aconsigné dans son Tombal Cross (éd.Joëlle Losfeld, 2005), ont posé desjalons. Et voici que Phébus entame laréédition de son œuvre littéraire la plusfameuse, « La Trilogie de Gormen-ghast », à qui l’actuelle vogue de la fan-tasy devrait valoir un nouveau publicséduit et subjugué.

Car, il faut le dire et le redire, le cyclede Gormenghast est l’une des œuvresles plus originales qu’aient produites leslittératures de l’imaginaire. Elle occupecertes au sein de celles-ci une positionsingulière, mais c’est justement ce quien fait le prix. Titus d’Enfer, le premiertome, est réédité ici avec la belle préfacequ’André Dhôtel donna pour l’édition de1974 chez Stock. L’auteur ardennais s’ylivre à une approche juste et fine duroman où il décèle des motifs communsentre le Dhôtelland et le Gormenghast :un espace illimité, l’illumination soudai-ne, le saisissement étrange de l’amour.

Mais si le Dhôtelland a toutes lesapparences d’un terroir provincial identi-fiable, Gormenghast appartient totale-ment à la géographie de l’imaginaire.

C’est le nom d’une citadelle gigantesqueque Peake qualifie de « labyrinthe depierre » : « Vues des toits, les façades deGormenghast avaient l’air de montagnesà pic, hérissées de saillies, aux murs grêlésd’innombrables fenêtres anonymes. » Surcette citadelle règne le 76e comte d’Enfer,Lord Tombal, « miné par une impalpabletristesse ». A l’heure où débute le roman,un événement considérable secoue laroutine de cette petite cour : la nais-sance d’un héritier mâle, Titus. Unautre, en apparence anodin, se produitle même jour : le jeune marmiton Fine-lame échappe à la tyrannie du chef cuisi-nier Lenflure. Le jeune homme est ambi-tieux, roué, et le mouvement principaldu récit est la description de son ascen-sion et de ses machinations.

Mortelle vengeanceMais sur la scène de ce château fantas-

tique s’agitent d’autres personnages quicomposent une belle galerie de grotes-ques, d’Irma Salprune, la vieille fillevierge, à l’hippopotamesque Lenflureaffûtant une mortelle vengeance, en pas-sant par la comtesse Gertrude, la femmede Lord Tombal, qui parle aux oiseaux,ne voit son fils que très épisodiquement,mais pressent que « le mal est à piedd’œuvre ». Si Mervyn Peake exerce surcertains une verve acide de caricaturiste,il manifeste à l’égard de certains autres,comme Lady Fuchsia, une indéniabletendresse. Le tout compose une fresque,semée d’entêtantes images surréalistes,où le picaresque des péripéties est corro-dé par un sentiment poignant de fin derègne. Un chef-d’œuvre. a

Jacques Baudou

Germaine Beaumont (en haut) avec Colette. JEAN-LOUIS LECARD.

ZOOM

SI JE DEVAIS…de GermaineBeaumont.

Présentationd’Hélène Fau,postface d’AndréParinaud.Le Dilettante,192 p., 14,50 ¤.

DES MAISONS,DESMYSTÈRESde GermaineBeaumont.

Préfaced’Hélène Fau,Omnibus,864 p., 25 ¤.

LIVRES DE POCHE

Page 11: L’Inde et l’Occident DesLivres - Le Monde.frmedias.lemonde.fr/.../737066_sup_livres_060202.pdf · Le troisième tome de « L’Histoire du corps », consacré au XXe siècle,

0123 11Vendredi 3 février 2006 11

LE 3 FÉVRIER.SEBBAR. A Lyon, labibliothèque du1er arrondissement accueilleLeïla Sebbar dans le cadre del’exposition Mes Algéries enFrance, du carnet de voyage aujournal, réalisée par les éditionsBleu autour (à 19 h 30, 7, rueSaint-Polycarpe ; rens. :04-78-27-45-55).

LE 4 FÉVRIER.GIONO/MARTINSON. AMarseille, à l’occasion del’exposition « Le cinéma de JeanGiono », une journée derencontres est organisée à labibliothèque de l’Alcazar, autourdu thème « Jean Giono & HarryMartinson : écrivains du peuple,écrivains contre la guerre » avecPhilippe Geneste, JérômeMeizoz, Nicolas Offenstadt etFrançois-Noël Simoneau. Elledonnera lieu à la publicationd’un numéro spécial de la revue

Marginales (éd. Agone) (de 14 à19 heures, 58, cours Belsunce,13001 ; rens. : 04-91-55-90-00).

LE 5 FÉVRIER.TSYPKIN. A Paris, l’Institutnéerlandais et les éditionsChristian Bourgois projettent ledocumentaire Tsypkin, unehistoire russe, relatant la vie etl’œuvre de Leonid Tsypkin(1926-1982), auteur d’Un été àBaden-Baden, en présence de laréalisatrice, Saskia van Schaik etde Misha Tsypkin, fils del’écrivain (à 16 heures, aucinéma l’Archipel, 17, bd deStrasbourg, 75010 ; entrée 7 ¤,rés. : 01-53-59-12-47).

LE 6 FÉVRIER.DARWICH. A Paris, les éditionsActes Sud proposent dans lecadre de « La saison enpoésie », consacrée à MahmoudDarwich, une soirée lecture avecDidier Sandre, qui lira des

extraits de Ne t’excuse pas, enprésence de l’auteur (20 heures,Reid Hall, 4, rue de Chevreuse,75006 ; entrée 10 ¤ ; rés. :06-12-72-55-36).

LE 7 FÉVRIER.CORPS. A Lyon, à la Villa Gillet,pour la parution du 3e volumede L’Histoire du corps (Seuil),rencontre avec Jean-JacquesCourtine, Robert Muchembledet Georges Vigarello sur lethème des « Regards surl’histoire du corps » (à 19 h 30,25, rue Chazière, 69004 ; rens. :04-78-27-02-48 [email protected]).

JUSQU’AU 11 FÉVRIER.CORENTIN. A Billère (64),« Corentin, génialgribouilleur », expositionconsacrée à l’auteur-illustrateurPhilippe Corentin (à lamédiathèque d’Este ; rens. :05-59-13-06-30).

Campagne de traductions, festival World Voices, résidences de traducteurs...

Le livre français veut traverser l’Atlantique

Rendez-vous culturel incontour-nable pour qui veut découvrirles nouveautés éditoriales despays arabes, trop souvent empê-

chées de paraître en raison de multiplesobstacles (censure, considérations sécuri-taires ou droits de douanes), la 38e Foiredu livre du Caire qui a débuté mardi17 janvier, a joué les prolongations jus-qu’au 2 février. Elle a toutefois été inter-rompue quatre jours, en raison de laCoupe d’Afrique des nations de football.

Cette année, pour la première foisdepuis sa création en 1968, un pays a étémis à l’honneur. Le choix s’est porté surl’Allemagne qui bénéficiait de la plusgrande surface d’exposition. Des tablesrondes, des concerts et des pièces dethéâtre ont été organisés. Si nombre d’of-ficiels allemands ont fait le déplacementpour l’inauguration de la Foire, notam-ment le ministre des affaires étrangères,les intellectuels germaniques connus dupublic égyptien – comme Günter Grassou Ingo Schulz – n’étaient pas présents.Annoncé, le philosophe Jürgen Haber-mas s’est décommandé au derniermoment pour des raisons de santé.

Même si le public a montré un vif inté-rêt pour les soirées poétiques et lesdébats, le roman est resté la vedette decette manifestation marquée par un netrecul de l’activité du marché du livre. Cet-te baisse se mesure par la rareté des nou-veaux titres dans tous les domaines,notamment les éditions critiques de tex-tes arabes anciens, la traduction d’œu-vres du XIXe et de la première partie duXXe siècle. Dans le secteur des scienceset des ouvrages de vulgarisation, celaconfine même à la pénurie.

Pour autant des pays émergent sur lemarché de l’édition, comme le Maroc,principal pourvoyeur d’une productionde qualité depuis vingt-cinq ans. Lepublic cultivé recherche aussi les essaistransposés du français par des traduc-teurs issus de cette génération née aprèsl’indépendance qui maîtrisent parfaite-ment les deux langues. Cela permet dedonner un bon aperçu des nouveaux cou-rants de pensée, notamment en France.

Pressions des extrémistesA l’autre extrémité du monde arabe, le

Koweït apparaît également comme unacteur culturel important. Cette situa-tion a commencé dès l’indépendance del’émirat, à la fin des années 1950. Parmises programmes de traduction, on distin-gue notamment l’illustre série Alamal-maarifa (Le monde de la connaissan-ce), qui bénéficie d’importantes subven-tions. Ce projet aurait sans doute été lechampion incontesté de sa catégorie s’iln’avait pas été entravé par les pressionsdes religieux extrémistes qui créent despolémiques aussi bien sur les romansque les essais. Les Emirats arabes unissont aussi actifs dans l’édition grâce àl’Académie culturelle d’Abou Dhabi, quijoue un rôle central en matière d’éditionélectronique.

En regard, la production éditorialedes pays enrichis par la rente pétrolièreest incroyablement pauvre. C’est princi-palement le cas de l’Arabie saoudite, oùla culture est victime de la censure. Ilen va de même pour la Libye, dont lepaysage éditorial est sinistré : la plu-part des livres exposés tournent autourdu Livre vert du Colonel Kadhafi. La par-

ticipation de l’Irak, elle aussi, a été desplus modestes, ce qui s’explique par sasituation actuelle. La culture arabe aperdu là l’un de ses piliers les plusimportants, puisque même sous la dic-tature du régime de Saddam Hussein,la production éditoriale n’avait pas ces-sé à Bagdad. Depuis l’intervention amé-ricaine, le marché de l’édition est totale-ment désorganisé. Un grand nombrede lieux culturels ont aussi été détruits.

La Foire a permis de découvrir leslivres arabes imprimés en Iran. Il s’agitpour l’essentiel de traités anciens dephilosophie arabo-islamique, que leséditeurs arabes avaient arrêté depublier à cause de l’influence grandis-sante du wahhabisme saoudien depuistrente ans. L’Iran ne participe pas offi-ciellement à la Foire, le pays est repré-senté via des œuvres en arabe ou en far-si, distribuées par des diffuseurs liba-nais ou syriens.

Enfin, la manifestation a été l’occa-sion de saluer un événement majeur :la parution du septième et derniertome de la traduction arabe du chef-d’œuvre de Marcel Proust, A la recher-che du temps perdu. Commencée en1979 par l’intellectuel syrien EliasBadiwî, la traduction fut poursuivieaprès la mort de ce dernier par l’hom-me de lettres syrien Jamal Chehayed.La publication a été réalisée intégrale-ment au Caire, grâce à une subventionallouée par le Centre national du livre(CNL). La France, du reste, est pres-sentie pour être le prochain invitéd’honneur. a

Gamal Ghitany(traduit de l’arabe par Khaled Osman)

LITTÉRATURESEntre les murs, de François Bégaudeau (Verticales)Rottweiler, de Ruth Rendell (éd. des Deux Terres)Le Cercle fermé, de Jonathan Coe (Gallimard)Moments donnés, de Gil Jouannard (Phébus)Lily la tigresse, d’Alona Kimhi (Gallimard)Désert américain, de Percival Everett (Actes Sud)L’Affaire du voile, de Pétillon (Albin Michel)

ESSAISLes Architectes de l’extermination, de Götz Aly et Suzanne Heim(Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah)Tout Mozart, sous la direction de Bertrand Dermoncourt(éd. Robert Laffont)Lettres des jours ordinaires, de Wolfgang Amadeus Mozart,choisies et présentées par Anne Paradis (Fayard)Chroniques musiciennes d’une Europe baroque, de Denis Morrier(Fayard/Mirare)La Chaîne des forçats (1792-1836), de Sylvain Rappaport (Aubier)Le Livre des déserts, sous la direction de Bruno Doucey (éd. Robert Laffont)Et la lumière fut, de Jacques Lusseyran (éd. du Félin)

L’ÉDITION

Aux Etats-Unis, le métier de tra-ducteur littéraire ne fait pasvivre son homme. Dans un paysoù la plupart des éditeurs

n’ouvrent que difficilement leurs catalo-gues à la littérature étrangère, le traduc-teur est presque toujours mal payé etsouvent peu considéré. On ne trouvaitainsi pas plus de deux ouvrages étran-gers dans la liste des 100 meilleurs livresde l’année publiée par le New YorkTimes, en 2004… Un constat valablepour toutes les langues, y compris lefrançais, pourtant l’un des idiomes lesplus traduits outre-Atlantique (presqueun tiers d’un ensemble très faible : lestraductions représentaient 2,8 % dutotal de la production éditoriale améri-caine en 2003).

Partant de ce constat, les représen-tants de différents Etats européensmènent des campagnes d’aide à la publi-cation de leurs littératures. Pour la Fran-ce, la récente création d’un posted’« attaché du livre et des échanges intel-lectuels » dépendant de l’ambassade de

France aux Etats-Unis contribue audéveloppement de cette politique. Fabri-ce Rozié, premier titulaire de ce poste, adécidé de faire reposer son action sur undispositif à plusieurs jambes. D’abord,dans le cadre du « Plan traduire », quirecompose les aides en fonction des bas-sins linguistiques plutôt que des pays, lebureau de New York travaille en syner-gie avec celui de Londres, chacun ali-mentant un site Internet commun(www.frenchbooknews.com). Ensuite,une offre de résidences de traductionvient d’être mise en place, afin de per-mettre à des traducteurs américains deséjourner en France. C’est la Villa Gillet,institution lyonnaise installée sur leshauteurs de la Croix-Rousse, qui a déjàcommencé à recevoir deux de ces traduc-teurs fin novembre 2005 et en accueille-ra six autres, d’ici à la fin 2006.

Tendance américano-centristeD’autre part, la France s’est engagée à

soutenir, pour les trois prochainesannées, le festival de littérature World

Voices, organisé depuis 2005 à NewYork. Cette manifestation, créée à l’initia-tive du PEN Club et spécialement de Sal-man Rushdie, son président, rassembledans différents lieux de Manhattan desécrivains du monde entier. La volontéde casser la tendance américano-centris-te des éditeurs américains semble susci-ter l’intérêt des lecteurs, dont 10 000 ontassisté, en 2005, aux cinq jours de ren-contres de la première édition.

Enfin, une campagne de traductionva être lancée. L’objectif est de créer unecollection de cinquante titres, sélection-nés par un comité franco-américaind’éditeurs (Olivier Cohen, patron des édi-tions de L’Olivier, pour la France), de tra-ducteurs, d’écrivains (Siri Hustvedt) etd’agents, traduits, puis publiés par deséditeurs américains. Ce comité, créé le27 janvier, choisira des ouvrages de lan-gue française publiés depuis 2000, dontune moitié dans le domaine de la fictionet une autre dans celui des scienceshumaines. a

R. R.

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

La 38e Foire du Caire a mis l’Allemagne à l’honneur

La production éditoriale connaîtun net recul dans le monde arabe

LE MINISTÈRE PUBLIC a annoncé sonintention d’attaquer devant la 17e

chambre de la cour de Paris, le romanPogrom, d’Eric Bénier-Bürckel, publiéchez Flammarion en janvier 2005, dontcertains passages avaient fait l’objetd’une vive polémique, en raison de leurcaractère jugé antisémite. L’audience aété fixée au jeudi 12 octobre.

ENCRE MARINE, maison créée en 1991dans la Loire et dirigée par JacquesNeyme, a décidé de s’amarrer auxéditions Michalon, à compter du1er mars, afin de s’assurer une plusgrande visibilité. Avec plus de 90 titresà son catalogue, l’éditeur, qui est aussiprofesseur de philosophie àSaint-Etienne, s’est fait remarquer parla publication de textes sur le plaisir,mais aussi de critiques littéraires, derecueils de poésie et de philosophie.Les nouveaux titres conserveront leurprésentation soignée.

LE LOMBARD, aujourd’hui filiale dugroupe Média Participations, a choiside fêter ses 60 ans par anticipation.Créé le 26 septembre 1946 parRaymond Leblanc, la maison belgespécialisée dans la bande dessinée pourla jeunesse a décidé de rééditer douzetitres emblématiques de son fonds. Lepremier retenu est Le Secret del’Espadon, d’Edgar P. Jacobs, qui seratiré entre 12 000 et 15 000 exemplaires,dans une collection intitulée« Millésimes ».

LES ÉDITIONS GUTENBERG sont lenouveau label créé par StephenBelfond, qui dirige déjà « Mémoire dulivre ». A côté de la réédition de livresliés au patrimoine français, avec lesoutien du Centre national du livre,Stephen Belfond a pour ambition depublier une quinzaine de titres par an,romans ou essais, français ouétrangers. Le premier ouvrage estSalauds de pauvres !, de Jacques Deroo,le témoignage d’un SDF passé par laprison et devenu éducateur (216 p.,15,50¤). Devrait suivre en mars, UneAméricaine à Pékin, de RachelDeWoskin. (Editions Gutenberg, 33,boulevard Voltaire, 75011 Paris.)

LES ÉDITEURS SCOLAIRES neveulent pas servir de « boucsémissaires » des maux de l’école. Dans

une pétition rendue publique le 24janvier – et signée notamment deMarie-Claude Brossollet (Belin),Olivier Querenet de Breville (Bordas),Isabelle Jeuge-Maynart (HachetteEducation), Marie-Noëlle Audigier(Hatier), Isabelle Magnard(Magnard), Jean-Manuel Bourgois(Magnard-Vuibert) ou CatherineLucet (Nathan) –, il est rappelé que« les manuels scolaires sont conçuscomme des outils d’application desprogrammes d’enseignement » définispar le ministère del'éducation nationale.

EDITIS, filliale à 100 % de WendelInvestissement, qui avait décidé, enjuin 2005, d’adhérer à l’Associationpour le développement de la librairie decréation (Adelc), en qualité de membredonateur, a versé 100 000 euros àl’association. L’ensemble des maisonsdu groupe (littérature, éducation etréférence) a rejoint l’Adelc, dont LaDécouverte faisait déjà partie en tantque membre fondateur.

LE PRIX DES DEUX MAGOTS a étédécerné au romancier et poète belgeJean-Claude Pirotte pour Uneadolescence en Gueldre (La Table ronde),a annoncé, mardi 31 janvier, le juryréuni dans le célèbre café parisien situéplace Saint-Germain-des-Prés. Le prix,fondé en 1933, est doté de 7 700 euros.

LA 23e ÉDITION DE LA « SCUOLA PERLIBRAI », séminaire de réflexion surl’édition européenne organisé par lesMessageries italiennes, qui se tientchaque année à Venise, s’est achevéevendredi 27 janvier. Après lesinterventions de l’éditrice marocaineLayla Chaouni, des romancièreschinoise Ying Hong ou croateDubravka Ugresic, la journée s’estconclue par une conférence del’historien Roger Chartier surl’évolution des pratiques de lecture.Mais la manifestation fut surtout,cette année, l’occasion de rendrehommage à la mémoire de sonfondateur, Luciano Mauri, ancienpatron du groupe des Messageriesitaliennes – troisième grouped’édition de la Péninsule et numéroun de la distribution – disparu le 9décembre 2005 (Le Monde du26 décembre).

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Page 12: L’Inde et l’Occident DesLivres - Le Monde.frmedias.lemonde.fr/.../737066_sup_livres_060202.pdf · Le troisième tome de « L’Histoire du corps », consacré au XXe siècle,

12 0123Vendredi 3 février 2006

Dany Laferrière« Je veuxentendrele chantdu monde »

Votre narrateur s’appelle Vieux Os. Danscertains livres, il explique que ce n’estpas son vrai nom. Révéler le vrairisquerait de le mettre en danger,dites-vous ?

Dany Laferrière n’est pas mon vrai nom, jele confesse. Je m’appelle Windsor KlebertLaferrière. Or c’était aussi le nom de monpère, qui était un agitateur politique, trèsengagé. Il a été maire de Port-au-Prince,diplomate, et opposant à Duvalier [présidentd’Haïti de 1957 à 1971]. Il s’est exilé pour évi-ter que les représailles du dictateur ne s’exer-cent contre moi. Pour être sûr que la policene me ramasse pas à sa place, on m’a appeléDany. Voilà pourquoi, dans mes livres, le nar-rateur n’a pas une identité propre, cachantson nom ou usant d’un pseudonyme.D’un écrivain d’origine haïtienne, onattend des dénonciations de ladictature. Or, à quelques titres près,L’Odeur du café et Le Cri des oiseauxfous, vous en parlez assez peu.

J’ai essayé d’esquiver ce thème qui a inspi-ré une forme littéraire accomplie avec GarciaMarquez, Roa Bastos, Asturias. La dictatureest l’arbre qui cache la forêt, et moi, j’ai vouludépeindre la forêt, les petites choses de la vie,les angoisses d’un garçon de 17 ans, la décou-verte du désir… tout ce dont j’ai été témoin,ce dont la presse internationale se moque. Lazone laissée dans la pénombre.Témoin… et protagoniste, car ces« petites choses » sont trèspersonnelles.

J’utilise énormément d’éléments d’autobio-graphiques. Je pense que la littérature estmoins une affaire de style qu’une affaire detémoignage, en tout cas dans les pays quin’ont pas eu beaucoup de transcripteurs. Jeraconte l’histoire de mon pays à ma manière,comme je l’ai vue, comme je voudrais me larappeler. Pour moi, la littérature, ce n’est pasl’extériorisation de l’être intime, cette danseconceptuelle du ventre. Ce dont je veux mesouvenir, ce que je veux préserver, ce sont cesbrindilles, la vie là-bas, ma famille, plutôt queles événements-chocs. Je n’ai aucun scrupuleavec mes histoires, que je triture et malaxepour en faire des émotions. Je pratique le res-sassement, en pensant que le lecteur est unami, que, s’il ne m’aime pas, il détale.Mais vous n’aimez pas qu’il vous aimepour de mauvaises raisons…

Je veux être pris pour un écrivain, et lesseuls adjectifs acceptables pour un écrivainsont « bon » ou « mauvais ». Je ne veux passubir l’outrage géographique, être défini parma langue ou la couleur de ma peau, enten-dre parler de créole, métis, Caribéen, franco-phone, ni de Haïtien, tropical, exilé, nègre,toutes ces notions qui ont un petit air postco-lonial. Je veux entendre le chant du monde etje refuse le ghetto. Je fuis la langue vernacu-laire, car je pense qu’on peut créer la créolitésans fabriquer des images exotiques, en culti-vant plutôt le classicisme le plus pur, la lan-gue commune. Dans le meilleur des cas, lalangue créole nous amène au réalisme mer-veilleux d’Alejo Carpentier, mais dans le piredes cas vers le catalogue du ministère du tou-risme. Mon rêve serait de ne pas pouvoir êtrecité, que l’on ne puisse rien sortir du contexte.Je cultive l’absence de style afin que le lecteuroublie les mots pour sentir les choses. J’élimi-ne, j’efface, afin que l’essentiel reste ramassé,presque caché, entre les phrases, dans lespoints. Bien sûr, on a besoin de décor, le lieuest incontournable, comme dit Edouard Glis-sant, mais il ne doit pas être au premier plan.Comment définir Vers le sud qui paraîtaujourd’hui parallèlement à la sortie du

film de Laurent Cantet ? Ce n’est pas unmixage des trois nouvelles que LaurentCantet a tirées de La Chair du maîtrepour écrire son film, ni une novélisationdu film, c’est un nouveau livre…

La Chair du maître était un peu bancal. Il yavait deux livres en un. Et comme depuis desannées, sans scrupule, je réécris tous meslivres, j’ai remis de l’ordre dans celui-là enréunissant des histoires de gens qui viennentdu nord vers le sud. Cela devenait plus cohé-rent.Votre univers est essentiellementféminin. Il y a d’abord vosgrands-mères, mère, tantes…

Mon père était parti, et les hommes étaientabsents de la vie quotidienne. Ils m’avaientlaissé aux femmes, qui m’ont gâté. Je me sou-viens des parfums, des tarlatanes, rires, confi-dences, taquineries, jupons qui virevoltaientautour de moi.…Il y a aussi, lorsque vous êtesadolescent, cette période que vousdécrivez dans Le Goût des jeunes filles,passée à la fenêtre, à observer les fillesde la maison d’en face.

C’est un livre sur le désir que suscitent cesjeunes tigresses qui n’obéissent qu’à leurspropres règles dans une société profondé-ment machiste. A ce propos, je tiens à direque les prostituées, pour moi, ça n’existe pas.Ce sont des gens !Ce qui nous amène à Vers le sud, où desfemmes américaines viennent àPort-au-Prince pour avoir de tendresrapports avec de jeunes Haïtiens.

Le sujet du livre est le suivant : est-ce quec’est de l’amour quand on paie ? A mon avis,oui. Moi, jamais je ne pourrai voir en ces jeu-nes hommes des objets. Non seulement je neles juge pas, mais j’applaudis ! Quant auxfemmes, j’en ai rencontré. Ce sont des cadres,qui à cause de la hiérarchisation, ne peuventpas avoir de rapports sexuels avec des hom-mes plus jeunes, ou des subalternes. Alorselles viennent là pour concilier leur désirsexuel et leur désir amoureux. Elles ne sépa-rent pas les sentiments des sensations. Ce

n’est pas du tourisme sexuel, c’est du touris-me amoureux. Dans le tourisme sexuel, la per-sonne qui paie a le pouvoir. Dans le tourismeamoureux, payer vous rend plus faible.N’y a-t-il pas autre chose qui se joue, auniveau du fantasme, et que vous aviezabordé dans Comment faire l’amour avecun nègre sans se fatiguer ? Chez lafemme blanche, il y a le désir de vérifierune mythologie sexuelle, et chezl’homme, celui de faire l’amour avec uneBlanche sans se fatiguer, de consommer« la chair du maître », de prendre unerevanche de classe, de race, de dominé ?

Certes, deux faces d’une même médaille,mais dans Comment faire l’amour avec unnègre sans se fatiguer, mes deux jeunesnègres de Montréal passaient leur temps àphilosopher, délirer, lire le Coran, écouter dujazz, bref, essayer de comprendre le monde.Car le monde est dans notre chambre. Et ici,dans Vers le sud, j’évoque des femmes quiont toujours eu un comportement aimable,agréable. Leur but était de se rendre la vieplus facile, mais sans écraser personne. Ondiscutait de la vie, elles nous racontaient deshistoires, nous expliquaient comment allaitle monde, nous donnaient à manger. Ellesvoulaient toujours aller voir les mères desgarçons avec lesquels elles avaient des rela-tions, aller dans les quartiers les plus popu-laires, ce que ne faisaient pas les gens de labourgeoisie d’Haïti, ni de la classe moyen-ne ! Elles nous amenaient un paradis, tou-jours très bien habillées, parfumées, sédui-santes, désirables, attentives ! Il y a beau-coup de poussière à Port-au-Prince, dèsqu’on sort, on est maculé, or elles, on avaitl’impression qu’elles en étaient épargnées.Elles avaient une peau… Non, ce n’est paspolitiquement correct de dire cela ! Onaimait bien !Le désir et le sexe sont quand mêmetraités comme une métaphorepolitique ?

Dans une société où les rapports de classessont si terrifiants, où l’écart entre les riches etles pauvres est si grand, où l’humiliation, ledédain, le mépris de l’autre sont si impor-tants, la seule chose qui peut rapprocher unhomme et une femme, c’est le désir. Non, cen’est pas une sexualité innocente que jedécris, c’est une sexualité comme instrumentde pouvoir, social, politique, économique.Mais je sais que dans cet échange, ce contactde chair, il y a quelque chose de plus. EntreLegda, qui a un nom de dieu, et les femmes,il y a du désir physique des deux côtés. Luiest attiré par la lumière, elles ne sont absolu-ment pas dans une relation de prostitution.Vous êtes un homme d’images. Citonsl’exemple du titre de l’un de vos romans,Cette grenade dans la main du jeunenègre est-elle un fruit ou une grenade ?,qui a un impact visuel indéniable, et quicommence par ces mots : « Ceci n’estpas un roman »…

… en référence au Ceci n’est pas une pipe deMagritte. Il y a un tableau de Matisse qui mesubjugue : Grand intérieur rouge. Il me don-ne l’impression de regarder à l’intérieur demoi-même. Il y a chez Matisse une telle vitali-té, une telle sexualité ! Ce titre, ne veut riendire d’autre que sexe, sexe, sexe ! Matissem’a aidé à rester moi-même. Quand j’écrivaismon premier roman, j’avais placé une repro-

duction de l’un de ses tableaux devant mavieille Remington. On y voyait des couleursvives, des bouquets de fleurs, et des peaux debêtes sauvages. Or j’étais un jeune fauvedans une cage, et j’avais la terreur d’êtredomestiqué. Je regardais avec inquiétude cet-te culture qui était parvenue à faire d’un tigresauvage un tapis.

Mon credo esthétique est la peinture primi-tive haïtienne, parce qu’elle nous plongedans le monde des sens, la chair, l’odeur ducafé…« Je me suis toujours pris pour uncinéaste », avez-vous dit.

Si mes premiers romans sont très courts,c’est à cause de l’influence du cinéma. Je nevoulais pas excéder quatre-vingt-dix minu-tes. J’aime quand les choses vont vite. Je vou-lais être le Carl Lewis de la dactylo, faire unbouquin en dix jours. J’ai utilisé l’écriture ducinéma dans mes livres : le scénario, la miseen scène, le montage, petits paragraphes, dia-logues, monologue comme dans La Chair dumaître. Le Goût des jeunes filles était un hom-mage à Pedro Almodovar. J’aime que mespersonnages prennent la parole en touteliberté. Mais maintenant, ça y est, l’écrivaindevient cinéaste. Je viens de faire un film quis’appelle Vite, je n’ai pas que ça à faire ! J’y airésolu le problème majeur du cinéma : celuidu financement. Tout le monde a payé pourêtre dans le film, de la vedette au figurant enpassant par l’équipe technique. Cela résoutaussi le problème de la distribution : un filmcoûte tellement cher qu’on ne peut pas se per-mettre de ne pas le montrer. Moi, si ! C’estcomme un roman, je le gère comme unmanuscrit. Si je n’en suis pas satisfait, je legarde dans mes tiroirs, et je le montre à quije veux…A quoi ressemble un film de DanyLaferrière ?

A du Woody Allen fauché. Ou au premierfilm de Spike Lee : Nola Darling n’en fait qu’àsa tête ! Montage rapide. J’ai filmé en pen-sant à mes livres, en essayant de retrouver lamême liberté. Avant de commencer à écrire,j’avais tenté de régler mon rapport à Haïti,au mensonge et à la vérité. Dans une dictatu-re, on est toujours en train de cacher quelquechose. On ne sait jamais de quoi vous allezêtre incriminé. Après, comme immigré c’estla même chose : on doit tricher. Pour écrire,il m’a fallu régler mon rapport avec l’affabula-tion. C’est la démarche que je poursuis aucinéma. Trouver sa place entre mensonge etmorale. La question reste : comment peut-onêtre quelqu’un si on passe sa vie à essayer deplaire, à dire merci ? Comment être libre ?

Propos recueillis par Jean-Luc Douin

Né en 1953 à Port-au-Prince, DanyLaferrière a raconté dans Le Cri desoiseaux fous comment il a fui ladictature haïtienne. Arrivé àMontréal sans ami, sans un sou, il vitde petite boulots, travaille en usinejusqu’à ce qu’il écrive Comment fairel’amour avec un nègre sans se fatiguer,immense succès. Il a publié depuisune douzaine de livres, écrits àMiami, évoquant son enfance(L’Odeur du café et Le Charme desaprès-midi sans fin), son adolescence(Le Goût des jeunes filles et La Chairdu maître), son séjour en terrenord-américaine (Cette grenade dansla main du jeune nègre est-elle unearme ou un fruit ?), un retour mi-rêvéau pays natal (Pays sans chapeau).A nouveau installé à Montréal où iltient une chronique hebdomadairedans La Presse, il y a publié Je suisfatigué. Tourné vers le cinéma, il aécrit et réalisé Comment conquérirl’Amérique en une nuit et Vite, je n’aipas que cela à faire.Hormis Le Goût des jeunes filles etVers le sud, publiées chez Grasset, leslivres de Dany Laferrière sontdisponibles au Serpent à plumes.

Dany Laferrière, janvier 2006. JÉRÔME BRÉZILLON POUR « LE MONDE »

le samedi 4 févrierà partir de 17h30

DOMINIQUE LAURE MIERMONT

« Je veuxêtre prispour unécrivain,et les seulsadjectifsacceptablespour unécrivainsont “bon” ou“mauvais”.Je ne veux passubir l’outragegéographique,être définipar ma langueou la couleurde ma peau,entendre parlerde créole,métisse,Caribéen,francophone,ni de Haïtien,tropical, exilé,nègre, toutesces notionsqui ontun petit airpostcolonial »

Biographie

Entretien avec l’écrivain d’origine haïtienne,qui publie « Vers le sud » parallèlement à la sortieen salles de son adaptation au cinéma

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