liste des abréviations
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Liste des abréviations
PE ; Platon et l’Europe
EH : Essais hérétiques
EAE : L’Europe après l’Europe
MNPP : Le monde naturel comme problème philosophique
CVP : Curriculum vitae rédigé par Patočka
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Introduction générale
« Ce dont il s’agit pour nous ? Ce dont il s’est agi pour
les philosophes depuis le début, c’est d’analyser le sol
même sur lequel l’action humaine se déploie en tant
qu’actions d’êtres qui se comprennent – fût-ce selon
des modes déficients »1
La rencontre d’une pensée peut s’effectuer en deux étapes. Une première qui consiste à aller
au discours lui-même. Elle est souvent conditionnée par les circonstances du premier contact.
Et pour le cas de l’auteur que nous examinons ici, cette première « rencontre » a eu lieu par le
premier texte de lui que nous avons parcouru, qui ne représente qu’une période, un fragment
de son œuvre. Mais ce n’est pas nécessairement par le texte qui inaugure son travail, qu’il est
possible d’aller vers un auteur. Une fois que s’est créée une familiarité avec les vues d’un
auteur, il convient de passer à l’opération suivante.
La seconde étape amène à « écouter » les échos de ses propos, tels qu’ils résonnent chez ses
contemporains ou ses successeurs. Ce n’est pas une tâche aisée, ce d’autant plus que Patočka,
se prononçant sur la singularité de l’activité spéculative, admet lui-même qu’« en philosophie,
on réfléchit sur la réflexion, on accomplit des mouvements de pensée bien plus complexes que
dans la vie de tous les jours, et comprendre une pensée philosophique, c’est reproduire en
nous-même ces mouvements. Ainsi parler des idées, par exemple, c’est nous préoccuper non
pas des choses visées, mais de ce à l’aide de quoi nous les visons2 ». Et nous aurons
l’opportunité de mettre cela en œuvre, dans cette étude consacrée à ce penseur praguois, plus
précisément à son idée de l’Europe, en essayant de voir précisément, comment il expose les
outils qui lui permettent de donner de l’épaisseur à cette idée.
Pour l’avoir déjà rencontré d’une certaine manière, au moment où nous formons ces lignes,
nous pouvons a posteriori faire le constat suivant: ce qui est important pour Patočka c’est
d’Aller jusqu’au bout3. C’est ainsi que nous répondrions, s’il nous était demandé de rendre
compte succinctement de la pensée de Jan Patočka, ce philosophe tchèque qui s’est intéressé
essentiellement à trois choses: le monde naturel, le mouvement de l’existence et la liberté,
l’Europe.
1 Jan. Patočka, Platon et l’Europe, Lagrasse, Verdier, Paris, 1983, p 225 (dorénavant PE)
2Jan Patočka, «Sur les problèmes des traductions philosophiques» in Nathalie. Frogneux (dir), Jan Patočka
liberté, existence du sens commun, Le cercle Herméneutique, Argenteuil, 2012, p 18 3 C’est nous qui soulignons
3
Contexte de l’analyse
Nous voulons nous excuser auprès de vous, lecteur, pour les moments de notre propos où
nous ne nous montrerons pas assez incisifs, et il y aura une raison à cela qui ne semble peut-
être pas opératoire, mais que nous nous faisons une obligation d’exposer ici. C’est le fait pour
nous d’avoir fréquenté une tradition « réactive » constituée par trois générations de penseurs
africains pour lesquels « le savoir constitua un sauf conduit qui permet de sortir de l’enfer de
la déshumanité4 ». Ces penseurs qui ont intégré les universités européennes se sont crus
investis d’une tâche, celle de devenir les interlocuteurs de leur monde auprès de ceux qui s’y
étaient introduit sans le rencontrer. Et ce n’est pas inutile ici de préciser cet état de fait. Cette
tendance est animée par des noms qui ne vous serons sans doute pas familiers Placide
Tempels, Nkruma’h, et plus proche de nous Eboussi Boulaga, qui ont à leur manière et
puisque l’occasion s’offraient à eux, établis une comparaison entre ce qu’ils avaient reçu des
européens dans leur cursus à l’école de l’administration coloniale et le soi dont ils furent
forcés de se séparer.
Discuter une pensée originaire avec celle qui est allogène, en mettant en valeur l’originalité et
la pertinence des savoirs locaux, soit en traduisant dans le langage de l’autre notamment les
mathématiques les schèmes de représentation locale, soit justement en insistant sur le
déchirement et la contradiction que porte désormais le «muntu» à l’issue de la rencontre avec
l’autre qui ne l’a pas reconnu comme un autre lui-même, telles étaient leurs préoccupations.
Ils ont montré que cette rencontre avec l’européen est choquante, surprenante par les choses
nouvelles qu’elle donne à voir, édifiante aussi sur la perception que l’autre a de soi.
Le bouleversement est peut-être aussi vécu par l’arrivant, mais ce qui intéresse c’est celui qui
est vécu pas l’autochtone. Des titres de la littérature dans laquelle ont été baignés tous les
écoliers de notre génération, qui ont fait des dictées portant sur Le monde s’effondre,
L’aventure ambiguë, Ville cruelle5…etc., résument cette distance avec l’autre qui a pénétré
nos maisons, nos vies, qui s’est installé et avec lequel nous devons aujourd’hui composer.
Mais surtout il est à chaque fois question de mettre en lumière des fenêtres sur lesquelles le
local a été avachi, déconsidéré face à un système de représentation symbolique, en
l’occurrence celui du colon européen, contre lequel ces auteurs réagissaient. En montrant à
4 F Eboussi Boulaga, La Crise du Muntu, Karthala, Paris, 1977, p168
5 Œuvres respectivement écrites par : Chinua Achebe, Le monde s’effondre, Présence africaine, Paris, 1973.
Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Julliard, Paris, 1961. Mongo Béti, Ville cruelle, Présence africaine, Paris, 1954.
4
quel point nous avons été spoliés malmenés, nous installant de fait dans une position de
victime 6
.
Avant de poursuivre notre propos, nous tenons à nous incliner devant toutes les victimes, en
pensant particulièrement à celles dont le silence de la mort, taira à jamais la souffrance et dont
même le nom ne pourra figurer sur des stèles commémoratives. À ces femmes, à ces hommes
et à ses enfants dont il est peu de dire qu’ils étaient innocents puisque leur «faute» fut d’être
faibles, différents, ignorants ou alors, et ce fut le cas de Patočka, de ne pas renoncer face à
l’innommable. Nous ne nions en aucune manière le tribut qu’elles ont payé au nom de toutes
les ambitions folles, des contradictions humaines à ces instants où marchand d’esclaves,
officier SS, administrateur de goulag, ou armée d’occupation avilissaient leurs semblables, en
refusant de les voir comme des autres "eux-mêmes".
Si les griefs des anciens peuples colonisés sont légitimes, il est question aujourd’hui de
déplacer les cadres de ce discours, comme étant «celui de ceux qui ont subi». Nous nous
fondons en cela sur le fait que la victime, ne doit pas se diluer dans la victimisation. Cette
posture très médiatique n’est pas pertinente, pour le cas des peuples qui ont fait partie de
grands ensembles coloniaux. Elle est à la limite, oserions nous dire, un peu «paresseuse». Le
plus inquiétant est cette récrimination qui est instrumentalisée pour justifier les situations
délétères de ces jeunes états, qui ne se sont pas suffisamment saisis de leur histoire de façon
problématique. Et c’est en cela que la pensée de Patočka nous interpelle.
6 P Tempels à travers La philosophie bantoue tente de répondre à une interrogation celle de savoir s’il existe un
philosopher chez les peuples primitifs. Le bantu pense-t-il est doté d’un mode d’organisation conçu à partir des croyances et des théodicées, qui peut effectivement donner lieu à une philosophie qui cependant se situe à un
niveau moindre que la pensée occidentale. Tempels consent à employer un vocabulaire philosophique, cependant il est persuadé que sur le plan de l’ontologie, il « apparait une différence fondamentale entre la pensée occidentale et celle des bantous primitifs, nous ne pouvons pas dégager la notion transcendantale être en le dégageant de sa force ; à l’encontre de notre définition de l’être, ce qui est ou la chose en tant qu’elle est, la définition bantoue se formulerai ce qui est force, ou la chose en tant que force, ou la force existante » (P F Tempels, La philosophie bantoue, Lovania, 1945, p39). Des analyses qui réduisent la pensée des primitifs à des allégories. Cette thèse verra surgir des contradicteurs dont Hebga, qui à travers Rationalité d’un discours (l’harmattan, Paris, 1998) va s’atteler à démontrer que les conclusions formulées sur la pensée nègre ne pouvaient qu’être partielles, dans la mesure où elles étaient conduites par des lecteurs qui portaient les lunettes de la rationalité Occidentale, notamment le cartésianisme. Il soutiendra que la quête du vrai est un projet universel, mais que les schémas d’intellection sont largement tributaires du chercheur, selon qu’il appartient à une tradition dualiste ou triadique, et pense trouver un allier indéfectible dans les mathématiques et leur langage universel. Quant à La crise du muntu c’est dans une démarche afrocentriste que Eboussi invite à penser l’Afrique, à appliquer l’Einsicht husserlien pour pouvoir enseigner l’Afrique dans un corpus qui répond à ses questionnements. À cet effet, il considère que « la philosophie bantoue « fait œuvre de folklorisassion, avec lui la philosophie [du muntu] est celle de l’ethnie, puis celle des Négro-africains qui peuvent proclamer nous aussi nous avons une philosophie »( F Eboussi Boulaga, La Crise du Muntu, Karthala, Paris 1977, p 31), c’est un contenu ethnologique, celle du bon nègre auquel il donne le statut de production philosophique, et qui n’est en fait qu’une philosophie de «l’aussi ».
5
Ce philosophe nous parle par la façon dont il analyse l’Europe, et le fait qu’il soit européen ne
constitue aucunement un handicap. Même s’il cède souvent à la tentation d’hypostasier son
continent, son discours n’en n’est pas moins recevable pour d’autres, car il est avant tout
philosophique. Jan Patočka parvient effectivement à se ressaisir tout seul, au point d’être
capable de critiquer l’Europe, de se mettre en dialogue avec elle et d’une certaine façon avec
lui-même. C’est là le premier motif de notre recherche sur cet auteur. Nous voulons analyser
une attitude qu’il adopte avec soi et qui pourra nous aider à préparer un questionnement de
notre propre réalité.
Cet auteur explore la pensée européenne, la mettant au défi de montrer qu’elle n’est pas
responsable de la dérive dans laquelle sa société a été entrainée. Sa démarche est pour le
moins surprenante. Il considère aussi que cette incidence, cette intrusion de la rationalité dans
la vie quotidienne européenne n’est pas fortuite elle est délibérée et cela elle l’assume et s’en
revendique. Son dialogue avec la métaphysique platonicienne est audacieux, il revient à
perpétrer à nouveau le crime d’Œdipe, si et seulement si nous considérons comme Jan
Patočka le suggère, que Platon est le père de l’Europe. Patočka après Husserl considère que le
mode de vie européen procède de la vue intellectuelle, qui est la matérialisation du projet grec
de se mettre à la recherche de ce qui subsiste dans la chose, de ce qui peut être considéré
comme la chose dans sa pureté.
Cet idéal d’exactitude, cette capacité à répliquer techniquement deux choses dans la reprise
des moindres détails, fait de la science, un outil parfait. Et elle n’a jusqu’ici pas failli à cette
tâche que la mathématique inaugure pour toujours mener à l’identique, montrant de cette
façon que la science a parfaitement exécuté sa tâche de «positiver». Ce philosophe tchèque la
critique aussi parce qu’elle s’avère incapable de répondre à la question du sens. De cette
critique, nous apprenons que la science n’appartient pas à une seule culture et que la curiosité
n’est pas une originalité grecque. La singularité du monde hellénique résulte dans le fait que
la pratique scientifique y a été démocratisée. Cela ne signifie nullement que tous les grecs
étaient des géomètres, mais seulement qu’ils auraient manifesté cette intention de se servir des
données de la science, notamment des informations qu’elle apporte sur l’étant pour organiser
leur vie. L’exclusivité européenne du regard sur ce qui est soulève l’objection des penseurs
européens ou non, c’est à cet effet que nous faisons intervenir Patočka.
L’intérêt de l’étude
Pourquoi recourir à ce penseur venu de l’Est et qui n’a pas véritablement une expérience de la
colonisation, pour dépasser un conflit entre la thèse de l’universalité de la vision intellectuelle
et l’universalité de l’Europe?
Premièrement parce qu’il donne à l’Europe un contenu nouveau qui lui permet d’être
recevable même par les non européens. Mais nous ne pouvons ignorer certaines de ces
6
allusions troublantes sur l’éminence de l’éveil des Grecs, et serions tentés de croire qu’il
oublie certains de ses développements, ou alors qu’il en fait d’autres pour satisfaire son
public. Toujours est-il que nous retrouvons chez le même penseur une condamnation de
l’exclusivité européenne et de la valeur universelle de son continent, alors même qu’il pose la
«grande maisonnée7» comme ce caractère de la vie dans les grands empires de l’antiquité, non
européens, dont il reconnait la remarquable et complexe qualité de leur organisation, mais
précise que cela ne leur donne toutefois pas droit de cité dans le champ de la problématicité
qui par excellence rend la philosophie possible.
Discutant Husserl, Patočka relève que « à ses yeux l’histoire européenne est un complexe
téléologique axée sur l’idée de l’intuition rationnelle et de la vie fondée dans la raison, c’est
par cette idée téléologique que la civilisation européenne se distingue de toutes les autres.
L’idée de la vie issue de la raison, de la vie dans l’intuition consacre la supériorité de l’Europe
en la marquant comme essentielle par rapport aux autres cultures contingentes » (EH,82).
Mais il n’en reste pas là et tient à montrer que l’analyse de Husserl est largement tributaire d’«
une conception [qui] parait renouveler le rationalisme naïf du XVIIIe siècle, qui considère les
Lumières, la lumière comme source unique de toute vie » (EH, 83), ce qui accorde
légitimement une exclusivité de la faculté de penser à l’Europe.
Patočka rappelle que Husserl est même parfois allé plus loin en rattachant l’histoire à
l’histoire de la philosophie et « donc » à l’histoire de l’Europe. Husserl est rejoint en cela par
Heidegger qui pratiquement vient lui prêter main forte, du moins pour ce qui est du rôle
déterminant de l’histoire. Selon Patočka, si nous mettons « en parallèle les deux philosophies
que travaille le mode phénoménologique, on est surpris de constater que malgré leurs
divergences foncières du point de départ_ ici la vue intellectuelle, là la liberté_ toutes deux
aboutissent à l’idée de la position centrale de la philosophie dans l’histoire. Et comme par
" philosophie" toutes deux entendent philosophie occidentale, elles placent, l’une et l’autre,
l’Europe au centre de l’histoire » (EH, 90). Par sa démarche Patočka identifie ici clairement le
problème, c’est le « donc », c’est-à-dire le rapport génétique et téléologique de l’Europe avec
la philosophie qui exclut les autres humanités pensantes. Les deux penseurs tiennent pour
préoccupation essentielle de la philosophie, la vérité.
Deuxièmement, il soulève des équivoques qui font qu’on peut parler contre Patočka avec
Patočka, en soulignant avec dextérité les paradoxes, à travers lesquels notre auteur finit par se
laisser entrainer. Nonobstant les trésors d’ingéniosité dont il se sert, il n’ignore pas que la
philosophie occidentale telle que Husserl notamment la faite surgir du monde grec est lestée
d’une idéologie. Sans hésitation, le philosophe tchèque va droit au sujet qui dérange et qui
7 Jan Patočka, Essais hérétiques, Verdier, Paris, 1983, p 59 (dorénavant EH)
7
fâche, et ce n’est pas le rationalisme, ce n’est pas la philosophie, ce n’est même pas la vue
intellectuelle : c’est l’Europe.
Personne ne ferait croire à Patočka que « l’Europe » est une figure innocente, même si elle
tente de se disculper en reconnaissant les autres humanités. C’est conscient de cela qu’il
s’emploie dans son traitement de l’Europe, à décomplexer ce terme, tout en le rendant
recevable. Ainsi, réussit-il deux opérations : la première c’est de restaurer, après la
catastrophe, l’intérêt pour la question du sens. Comme Husserl, il est le témoin d’un monde en
crise. Et la deuxième opération, celle qui nous le reconnaissons nous «parle», c’est celle par
laquelle il s’attache à dé-culturer, à dé-historiciser et à dé-politiser l’Europe, pour isoler la
spiritualité, le principe de l’Europe.
Si notre regard n’est pas embrumé, peut-être faut-il voir chez Patočka une opportunité de
réconcilier l’Europe cette fois-ci culturelle, politique et historique avec ceux qu’elle a jadis
considérés comme des peuples «sans histoire ». Toutefois, la lecture de ses textes laisse planer
des doutes qu’il est difficile d’estomper. Car au moment même où vous pensez trouver chez
Patočka les appuis nécessaires pour le réhabiliter aux yeux des « peuples naturels », en leur
montrant que c’est l’inféodation de la philosophie à l’histoire et son instrumentalisation par le
politique que s’enracine le projet de domination de l’Europe, une dérive qui la marque même
en son sein avec la spécification des races, nous faisons ici allusion à la politique nationale-
socialiste.
À peine avons-nous obtenu, dans sa pensée, les arguments pour nous y tenir que plus loin
dans ses textes, Patočka trouve nécessaire de nous ramener brutalement aux oripeaux qu’il a
par ailleurs lui-même invalidé. Voici par exemple ce qu’il écrit; « les héritiers [de l’Europe]
sont évidemment fort disparates. Les uns sont les légitimes descendants de l’Europe, la chair
de sa chair, issus d’elle pour s’en affranchir et atteindre au loin une dimension planétaire; en
eux l’Europe demeure en grande partie active, de même pour leur part, ils exercent sur elle
une action en retour aussi bien dans le domaine de l’esprit que sur le plan politique. Les autres
en revanche, sont au fond des pré-Européens, se situant à divers degrés de la pré-
européanité » (EAE, 43). Il pose à nouveau la nécessité pour les autres de s’européaniser.
Aussi, pensons-nous que Patočka est ou parfois oublieux d’une partie de ses présupposés, ou
alors il n’est mu que par le politiquement correct, ce qui serait un contresens abyssal. C’est
d’un philosophe dissident que nous discutons ici, et à moins d’avoir connaissance un jour
peut-être d’un démenti historique, ce dont nous doutons, l’attitude du suivisme, sera toujours
en totale contradiction avec le parcours et la fin épiques du porte-parole de la Charte 778. Ou
enfin, ce qui serait moins problématique, c’est nous qui n’y comprenons rien.
8 La Charte 77 a été proclamée le 1
er janvier 1977est un mouvement civique qui réunissait les personnalités de
tous les domaines, aussi bien les personnes exclues du parti communiste que les personnes farouchement
8
Mais la question que D. Meacham soulève demeure entière ; « la philosophie de l’histoire de
Patočka, est-elle européocentriste ? »9. C’est le piège qui est tendue à toute pensée qui fait
dépendre l’historicité de la découverte du sens et qui donne un lieu précis où ce sens a été
découvert, et pour le cas de Patočka c’est la Grèce. « Autrement dit, on peut, en somme,
localiser la perte de tout sens traditionnel dans une tradition politique particulière »10
.
L’héritage de Patočka, le porte vers cette gradation entre les humanités, ce qui transparait
dans la similitude entre le « papou »11
de Husserl et l’humanité pré-historique (EH, 105)
patočkienne. Le premier est un nouveau degré de l’animalité comme la raison philosophique
représente un nouveau degré de l’humanité. Quant au second, il est l’homme du « monde
avant la découverte de sa problématicité » (EH, 36). Il a beau descendre d’une civilisation
brillante, avec « les merveilles de l’art et de l’architecture, […] ne seraient pas autres choses
que d’immenses maisonnées dont les visées se bornent à l’entretien de la vie » (EH, 53).
Notre auteur admet qu’ « il y a un degré de cette vie dans l’évidence qui atteint presque le
seuil de la problématicité » (EH, 36). Cependant Patočka pose une éventualité celle de la
découverte de la problématicité par laquelle, « l’homme s’engage dans un long chemin,
jusque-là sans précédent, un chemin sur lequel il y aura bien des choses à gagner, mais aussi
beaucoup à perdre. C’est le chemin de l’histoire » (EH, 56). Celui de l’ouverture à
l’ébranlement du sens donné.
Il faut également prendre en compte que la distinction entre le germe universellement
recevable, c’est-à-dire le principe de l’Europe patočkienne, et la culture par exemple n’est pas
un renvoi à l’authenticité quand celle-ci se pare des couleurs de l’exclusivité. Les
comportements, notamment ceux induits par la vue intellectuelle sont des constructions, des
objets d’adaptation, des emprunts, biens distincts des influences
Et pour le philosophe tchèque c’est de cette ouverture que dépend en réalité l’universel d’une
culture. Pour grandir, elle doit se constituer de l’intérieur avant de tendre vers l’universalité,
l’ouverture au monde. Et c’est en cela que l’Europe spirituelle telle que Patočka nous donnera
à le voir, particulièrement dans ses derniers écrits gagnerait à réactiver cette part d’elle qui
l’ouvre résolument aux autres, mais qui nécessite que dans un retour à soi elle parvienne
d’abord à se voir comme une «autre» culture.
opposée au communisme. Jiri Hayek, Vaclav Havel et Jan Patočka en seront les premiers porte-paroles…le but
de leur mouvement était de contrôler l’application des droits de l’homme en Tchécoslovaquie, d’attirer
l’attention sur les illégalités et les violations de la Constitution et de faire connaitre ces abus à l’étranger. À ses
début le mouvement ne revêtait pas un caractère de parti d’opposition politique, il ne revendiquait pas non plus
une participation au pouvoir (Teresa Svobodova, « Les garanties des libertés fondamentales en république
tchèque, in Revue internationale de droit comparé, vol 55, n°3, 2003, p 655) 9 Darean. Meacham, « l’Europe, l’histoire et la vie : quelques réflexions sur la philosophie de l’histoire de Jan
Patočka », in Jan Patočka liberté, existence et monde commun, Op. Cit., p 239 10
Ibid, p 240 11
Husserl, Op. Cit., p 372
9
La recevabilité de l’Europe patočkienne n’est pas aisée à soutenir, puisque l’auteur fournit
fréquemment lui-même des arguments pour le discréditer. Mais sa pertinence réside dans la
figure de la post-Europe. La « fin » de l’Europe, qu’il constate c’est celle qui porte un projet
politique hégémonique sur le reste du monde, la fin d’une culture de l’exclusivité, sans
partage, la mettant en difficulté avec le reste du monde. La post-Europe constitue une
formidable trouvaille pour marquer le regain d’intérêt pour le soin de l’âme, son germe, selon
la modalité du retour à soi qui est un prélude pour l’ouverture au monde.
Il est plutôt improbable, que des préoccupations formulées par des penseurs du plus vieux
continent (l’Afrique) puissent trouver un interlocuteur en Patočka. Mais ce n’était peut-être
pas dans ses intentions. Cependant, une voie s’est ouverte, dans laquelle même Hegel pour qui
l’Afrique « ne fait pas partie du monde historique […] c’est un monde anhistorique non
développé entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve au seuil de
l’histoire universelle12
» serait sauvé de l’autodafé de l’européocentrisme. Grace à cette
invitation de Patočka, reprenant Husserl, qui situe l’essence de l’esprit européen dans
l’Einsicht, dans ce projet de « former la réalité prédonnée, la réalité apparaissante, par un
regard dans la structure de la nature, de l’âme, de la société, c’est-à-dire par la réflexion13
», la
vue intellectuelle, et qui nous rappelle étrangement l’affirmation de Hegel lorsqu’il dit, que le
commencement de la philosophie qu’il « n’est donc qu’un rapport au sujet qui veut se
résoudre à philosopher14
»(§17), autrement dit se situe au niveau de l’acte de philosopher.
Plutôt que de se perdre en justifications, il faut philosopher.
Dans de ce travail, c’est la question de l’Europe qui sera centrale. Bien qu’il n’existe pas de
cloison étanche entre chacune des problématiques qui habitent la réflexion de notre auteur, il
est nécessaire de fixer un cadre à l’intérieur duquel il faudra évoluer. Ceci d’autant plus que
Patočka est un auteur prolifique. Cette remarque convient à plusieurs auteurs, mais pour le cas
qui nous occupe elle n’est en aucune manière usurpée, car nous sommes confrontés à une
pensée d’une très grande richesse. Et l’abondance de cette réflexion, qui s’accroît tout au long
de la pensée patočkienne, tient au fait qu’elle s’est nourrie de ses rencontres et de ses
influences, pour lui permettre de jeter un regard si particulier sur l’Europe que nous voulons
parcourir ici.
C’est pour cette raison, que nous allons commencer par rappeler son parcours intellectuel. Ce
n’est pas uniquement dans le but de satisfaire à la méthodologie, mais parce que son
12
F. W. Hegel, La raison dans l’histoire, Plon, Paris, 1965, p 245 13Jan Patočka, l’Europe après l’Europe, Verdier, 2007, p 43 (dorénavant, EAE)
14F. W Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques: Philosophie de l'esprit, Vrin, Paris, 2006, p 183
10
cheminement personnel est un éclairage précieux, qui aide à mieux appréhender les épisodes
particuliers que ce philosophe a traversés. Ce préambule présente un double intérêt pour
l’analyse qui va suivre : d’abord parce qu’il permet d’expliquer le choix des textes qui seront
utilisés. Ensuite il met en lumière le lien qui traverse les analyses de la question de l’Europe, à
travers le dialogue établi entre ses textes, en montrant que l’Europe est une idée issue du
développement d’un germe. Ce germe à partir duquel l’Europe va prendre corps, c’est la
philosophie.
La pensée de Patočka est certes la matière qui sera exploitée ici, mais puisqu’elle est
fondamentalement l’œuvre d’un homme, il est important de commencer par rappeler quelques
faits sur l’auteur, qui traduisent l’intérêt qu’il a porté à la question de l’Europe.
Qui est Jan Patočka ?
Jan Patočka, est né en 1907 à Turnov. Sur sa vie nous ne recueillons que peu d’éléments tant
son œuvre, sa fin épique, rendent moins urgentes l’exploration de sa biographie civile. Et il
est en ce qui le concerne, proprement inefficace de vouloir séparer la vie, de ce penseur de la
différence entre la vie bios et l’existence authentique, du sens de son œuvre. Toutefois, il
convient de préciser qu’entre 1925 et 1931, il a entrepris sa formation universitaire par l’étude
de la philologie slave, de la romanistique et de la philosophie à la Faculté des Lettres de
l'Université Charles de Prague.
Bénéficiant, en 1928-1929, d’une bourse en France, il va à la Sorbonne, à l’École des Hautes
Études et au Collège de France, et se familiarise avec la philosophie française grâce à des
enseignants comme ; Brunschvicg, Édouard Le Roy, Pierre Janet et bien d’autres. À cette
occasion, il assiste aux Conférences de Paris d’Edmund Husserl qu’il a déjà lu. De son propre
aveu, l’expérience de cette rencontre avec Husserl, laisse sur lui une trace significative.
Lorsqu’il revient sur cette époque dans son curriculum vitae, il écrit à propos de ces
conférences: « les Conférences de Paris me firent forte impression15
». Cela transparaitra dans
l’élaboration de sa propre pensée, dans les moments où il va se mettre en dialogue avec ce
philosophe allemand qui aura aussi été son professeur.
Cela a effectivement été rendu possible en 1932-1933, grâce à une bourse qu’il obtient de la
Fondation Humboldt pour étudier à Berlin et à Fribourg-en-Brisgau. Où il suit les séminaires
de Nikolaï Hartmann et de Martin Heidegger, et va rencontrer personnellement Edmund
Husserl et d’Eugen Fink, son assistant. Patočka confie, que « c’est à leur direction personnelle
que je suis redevable d’avoir été formé à la phénoménologie husserlienne »16. Au même
moment, il poursuit l’étude de la philosophie antique et de la philosophie allemande classique
15
Curriculum vitae rédigé par Patočka lui-même à la fin des années soixante, Cahiers philosophiques, n° 50,
mars 1992, trad. G. Guest. (Dorénavant CVP) 16
Idem
11
dans le cadre de la préparation de sa thèse d’habilitation qu’il soutient en 1937 à Prague, sur
Le monde naturel comme problème philosophique, dans laquelle il analyse le monde de la vie.
Il va ensuite pouvoir se consacrer dans ses travaux, à la phénoménologie.
Il enseigne à la Faculté des Lettres dès 1936 qui est aussi la date de publication de Le monde
naturel comme un problème philosophique, une œuvre majeure qui influencera la philosophie
tchèque. Il est enseigne la philosophie jusqu'à la fermeture des universités tchèques en 1939.
C’est la période d’Occupation durant laquelle Patočka devient enseignant de lycée. Il est de
nouveau professeur d’université de 1945 à 1949, avant d'en être expulsé lors des purges
communistes. Cette carrière académique sera ainsi traversée par des perturbations, elle n’aura
pas duré plus de sept ans17
.
En effet, son premier congé forcé de l’enseignement, fait suite aux mesures officielles qui
interviennent au lendemain du coup de Prague de février 1948 qui installa un régime
communisme, avec une répression qui s'abat sur les opposants et les membres de l'élite
démocratique du pays. Durant cette période d’exclusion, il va travailler dans des institutions
philosophiques et pédagogiques, mineures. Au Centre de recherches pédagogiques, il publie
la première édition tchèque du Pansophica (Všenápravy) de Comenius. De 1964 à 1968, il est
rédacteur au Centre philosophique de l'Académie des sciences tchèque18
. Il séjourne en 1965
à l’Université catholique de Louvain où il occupera la Chaire Mercier et donnera des
conférences qui sont aujourd’hui réunies dans un ouvrage ; Conférences de Louvain sur la
contribution de la Bohême à l’idéal de la science moderne19
. Il reviendra en 1967 en sa
qualité de membre du jury de la thèse de Jacques Taminiaux.
Et il ne reviendra à l’enseignement officiel dans son pays qu’en 1968, à la suite de l’embellie
due au Printemps de Prague, qui se concrétise à travers des réformes destinées à
l’assouplissement du régime. Cette libéralisation se traduit aussi par la tolérance d’une
certaine pluralité culturelle dans son pays. Dans le sillage de cette réhabilitation, il est nommé
enseignant à l’Institut national de philosophie et à l’Institut international de philosophie de
Paris où il peut à nouveau travailler avec ses paires d’Europe de l’Ouest, et à l’Université
Charles de Prague où il enseigne l’histoire de la philosophie jusqu’en 1972. Cette année-là, il
est à nouveau interdit d’enseigner. Cette fois, son exclusion intervient dans le cadre de la
normalisation, c’est-à-dire du retour à la normale ou à la norme communiste de laquelle la
société tchécoslovaque avait dévié lors du socialisme à visage humain20
.
17
N. Frogneux, « Jan Patočka un passeur de frontières au cœur de l’Europe », Op. cit., p 8 18
Idem. 19
Op. Cit., p10 20M. Laran, A. Blanc et P Carrière, J. Rupnik, E.U. «Tchécoslovaquie: 4- La politique de normalisation » in
Encyclopedia universalis, Paris, 1996, p 107
12
Il est pratiquement mis à la retraite, néanmoins il trouve une sorte de parade en continuant à
dispenser son enseignement dans des séances à domicile. Ces cours font aujourd’hui partie de
sa bibliographie, et nous parviennent sous la nomenclature de séminaires privés, c’est ainsi
que les désigne Erika Abrams, qui a traduit ses ouvrages en français. Durant cette période,
même ses participations à des rencontres internationales, ne sont pas officielles, et toute prise
de parole dans ces circonstances sont interprétées comme une provocation par les autorités de
son pays. Il travaille toujours, mais de manière clandestine à la diffusion de ses travaux à
travers les samizdats, puisqu’il ne peut pas publier en Tchécoslovaquie.
C’est sans doute en s’inspirant d’une figure importante de la Grèce pour les philosophes, en
l’occurrence Socrate, que Patočka va s’engager politiquement. D’une manière qui le rend
effectivement fidèle à sa pensée, il dénonce publiquement avec ses paires les mesures
liberticides des autorités de son pays. Il est surtout connu comme le porte-parole de la Charte
77, une initiative née d’une contestation portée par Václav Havel avec J. Hájek.
Ce regroupement d’intellectuels, utilise le droit de pétition qui, selon la constitution de
l’époque, donc de manière légale, donnait la latitude à tout citoyen le droit d’adresser ses
observations aux autorités. Cette organisation critique le régime en place parce qu’il violait
les droits fondamentaux des personnes. Ce qui nous laisse imaginer que pour lui la question
de s’engager dans ce mouvement ne s’est pas posée longtemps. Il n’est pas un homme
politique cependant, lorsqu’il signe la Chatre 77 le 1er
janvier 1977, rapporte dans sa
conférence Jan Fisher ambassadeur de la république tchèque en France, il ajoutera ces mots; «
puisse tout être pour le bien de la communauté »21. Pour lui sa participation à la lutte politique
est un devoir civique et une manière concrète de montrer qu’il faut aller jusqu’au bout de sa
pensée, et de ses convictions. Il est conscient de la portée de son geste, convaincu que « le
conformisme n’a jamais amené aucune amélioration de la situation, mais seulement une
aggravation » (EH, 247).
Les signataires de la Charte vont subir une violente répression, en étant régulièrement, arrêtés
et interrogés, harcelés sans cesse. Patočka n’y échappe guère. Le 1er
mars 1977 à Prague, il
reçoit une visite de la police, parmi les nombreuses que les services de police lui rendirent, en
tant que porte-parole de la Charte 77, il est conduit dans les locaux de la police pour y être
interrogé. Sans doute ce fut la rencontre de trop, car elle aura raison de lui le 13 mars 1977.
Son œuvre
21
Nous avons repris les propos prononcés lors de la conférence du 24 janvier 2008, « Jan Patočka : Europe et
culture », dans le cadre du projet Europe école, c’est un programme qui organise des échanges réguliers entre
élèves de lycées partenaires à travers des cours et des visioconférences. Les documents sont pour la plupart
électroniques, et c’est le format choisi par les promoteurs du projet, d’où la mention que nous faisons ici
http://www.coin-philo.net/img/projet-eee.patocka.aff.jpg
13
Patočka est, à n’en point douter, de ces philosophes qui ont une grande connaissance des
textes anciens. Il s’est abondamment inspiré de l’antiquité grecque notamment dans sa lecture
politique de l’Europe. Cet intérêt pour les textes anciens renseigne sur le cheminement de
l’argumentation de cet auteur qui a vu dans la Grèce antique, le cadre qui a nourri la gestation
de l’Europe. Pour Patočka, comme nous le verrons, l’Europe n’est pas, paradoxalement à ce
que ce concept laisse penser, une région du monde, elle est beaucoup plus. C’est-à-dire,
qu’elle se décline essentiellement comme une idée qui renvoie à une manière originale pour le
sujet de penser, et de vivre son rapport avec le monde. Aussi se dirige-t-il naturellement vers
cette question de la racine de la philosophie, à la Grèce qui a permis la naissance d’une
certaine idée de l’homme.
Cette destinée particulière de l’homme ne consiste pas seulement à mettre en exergue le saut
qualitatif de l’existence humaine par rapport à la vie animale. Elle implique aussi une
responsabilité. Il confie cette importante responsabilité à la philosophie, parce que selon lui la
vérité et la liberté appartiennent à la même dimension. Il s’agit de la vie authentique, dont il
attribue la responsabilité historique à l’initiative grecque. Il veut à partir de la Grèce,
recouvrer le sens de l’Europe.
Comme nous l’avons déjà mentionné, Patočka vise quelque chose lorsqu’il parle de l’Europe,
et il met en œuvre tous les outils dont il peut disposer pour saisir toute la portée de cette
question. C’est donc à un véritable travail d’investigation qu’il se livre, et qui se traduit par un
long parcours, avant de parvenir à la formulation cohérente de la post-Europe. À ce niveau
nous nous devons d’être attentifs au chemin sinueux qu’il a emprunté, un parcours qu’il est
d’abord question pour nous de reconstituer, avant d’envisager de le questionner à notre tour.
Ce choix n’est pas sans risque, dans la mesure où Patočka bien qu’étant resté la plupart du
temps de sa carrière, confiné derrière la barrière politique du rideau de fer, s’autorise, à aller
puiser des ressources dans tous les champs auxquels il peut accéder.
Son écriture peut dérouter celui qui le lit, tant il n’hésite pas à traverser au gré de son
argumentation, différentes disciplines et époques de la philosophie. Cette démarche est
ordonnée vers un but; celui d’établir une généalogie de l’Europe en tant que principe de
l’ébranlement de la tradition. Cependant, il ne peut nier le fait qu’il part lui-même d’une
forme connue de la réalité européenne, de ce que sa propre actualité lui permet de constater,
pour essayer de voir à travers celle-ci l’Europe d’aujourd’hui, qu’il a devant lui, et qu’il
considère comme un dévoiement de l’Europe, ce que l’Europe a été et qu’elle n’aurait jamais
dû cessé d’être.
Ceci peut expliquer que sa réflexion sur l’Europe, revête la structure d’une recherche
d’indices, et qu’il manifeste autant d’intérêt pour l’histoire en général. Pour montrer le
cheminement de ce mode d’être, Patočka a donc eu besoin de mettre en lumière sa
14
particularité, en nous ramenant autant que possible aux conditions de son émergence, sans
pour autant négliger l’époque, de la mise en œuvre de cette idée. Ce n’est donc pas une
surprise si les chemins que cet auteur emprunte sont aussi ceux de l’histoire.
Et les chemins dont il est question, ce sont les textes qu’il a consacré à cette réflexion sur
l’Europe, et qui sont autant de compte-rendus, de conclusions provisoires. À cette occasion
notre auteur en profite pour faire le point, et placer des repères avant d’entreprendre
l’exploration de nouvelles pistes. Précisons qu’il n’est pas possible d’envisager une solution
définitive, puisque dans le cadre de l’enquête philosophique, c’est la capacité à faire émerger
de nouvelles questions, qui permet d’entretenir la recherche en l’approfondissant. Cependant
l’œuvre de Patočka est aussi très fragmentée et sa bibliographie telle qu’elle est reconstituée,
est surtout fonction de la disponibilité des textes.
Autrement dit les écrits de Patočka, et particulièrement les traductions (françaises) qui nous
servent de matériau, ne sont pas essentiellement chronologiques. Car en voulant se référer
uniquement à une période de sa pensée, nous nous priverions immanquablement d’analyses
antérieures précieuses. Il faut donc avec Patočka par moment se référer au parcours théorique,
particulièrement lorsqu’il s’agit du traitement qu’il consacre à l’Europe, non sans rester
vigilants sur l’époque à laquelle il produit son raisonnement. Et comme il n’est pas question
ici de revenir sur tout le travail de Patočka, les textes qui servent de support à notre analyse,
sont certes ceux dans lesquels il traite de la question de l’Europe, mais plus précisément il
s’agit uniquement de ceux qu’il a élaborés dans sa dernière période, c’est-à-dire des écrits des
années 1970.
Justification de la démarche
La liaison entre les différents moments de sa pensée est complexe. Notamment parce que les
textes de 1970 ne sont pas de simples «conclusions», même s’ils interviennent à la fin de son
œuvre. Ils tiennent un rôle tout à fait remarquable, dans l’ensemble des travaux qu’il a
consacrés au traitement de la question de l’Europe. Il y a dans ses analyses les plus récentes,
comme un phare qui éclaire les premiers moments de sa démarche. Il revient sur les sources
de l’Europe en situant ses germes en Grèce. Ce qui lui permet d’embrasser l’Europe
spirituelle, qui est surtout selon lui philosophique, et qui s’épanouit en une communauté dont
le germe est le soin de l’âme.
L’Europe est une préoccupation des premières heures chez cet auteur. Il y consacre déjà de
brèves analyses, dans ses premiers écrits, ceux des années 1930, cependant la forme la plus
aboutie de cette recherche sur le thème de l’Europe, il la livre dans les Essais hérétiques qui
est le premier des trois recueils de texte, avec Platon et l’Europe et l’Europe après l’Europe,
que ce travail va mobiliser.
15
Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire, portent bien sur la philosophie de l’histoire,
en outre ils possèdent l’avantage de plonger directement au cœur de la tâche troublante dans
laquelle les bibliographes se sont retrouvés. À savoir, reconstituer l’œuvre d’un écrivain, qui
durant une longue période a écrit et travaillé, sans pouvoir rendre publique sa pensée. Il faut
s’habituer avec Patočka à des fragments. Surtout quand il s’agit de rédactions postérieures à
1970, il faut également tenir compte de la manière dont la traductrice les réuni, c’est-à-dire
comme elles lui parviennent, ne suivant pas l’ordre dans lequel ils ont été rédigés. Essais
hérétiques n’y échappe guère, car la plus ancienne des six études qu’il contient, n’est que la
quatrième dans l’ouvrage (EH, 249). L’auteur y entreprend une lecture politique de l’actualité,
afin de parvenir à identifier la modalité qui gouverne l’homme historique, qui est aussi celui
qui a pris conscience de la problématicité.
Platon et l'Europe, apparait alors comme une démonstration historique au cours de laquelle
Patočka s’attelle à montrer que l’Europe s’est définie de manière progressive comme une
communauté spirituelle, autour de la question du soin de l’âme. C’est ainsi qu’elle a réuni les
conditions historiques pour réaliser, ce que Patočka considère comme étant le fondement
métaphysique de l’Europe. Notons que ce texte qui est porté à la connaissance du public
francophone en 1983, est le fruit d’une étude que Patočka a menée dans le cadre de ses
séminaires privés en été, puis en automne 1973. Plus intéressant encore, il comporte le texte
d’une conférence sur l’âme chez Platon qu’il a prononcée, comme le note Erika Abrams, le 27
avril 1972 (PE, 14) et dans laquelle il rappelle que « l’Europe en tant qu’Europe est née du
thème du soin de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli »,
(EAE, 79) elle s’est repliée sur elle-même, avec ce que la connaissance de l’univers lui
procurait et s’est compromise en se fondant sur cela pour légitimer sa politique de domination
du monde, en oubliant la vocation universelle de la vue intellectuelle.
L’Europe après l’Europe fait partie, tel que le rapporte Erika Abrams, des textes sur lesquels
Patočka travaillait au moment de sa disparition. En s’engageant résolument à explorer cette
voie de l’après Europe, il ne tire pas seulement les conséquences de cet oubli. Il veut aussi
montrer comment elle s’est dévoyée. « L’Europe et après », est de son propre aveu une
entreprise hardie, consistant à « faire tourner toute la marche de l’histoire européenne autour
d’un seul principe ou plutôt d’une unique conséquence, fût-elle considérable et décisive,
découlant de ce principe, cela parait une entreprise invraisemblable et d’entrée de jeu vouée à
l’échec » (PE, 37) ce principe c’est le logos et la ratio, qu’il est difficile de restituer à
l’Europe après la catastrophe. Avec ce texte nous tenterons de mettre à l’épreuve une
hypothèse à savoir si la philosophie est le « pilier » de l’Europe, est-il juste de lui en attribuer
l’exclusivité? Ainsi nous entendons examiner comment Patočka parle aux « non européens ».
Organisation de l’analyse
16
Cela, nous le ferons donc en observant une chronologie de sa pensée qui n’est pas la même
que celle de ses écrits. L’évocation du rôle fondamental de Socrate n’est pas une étape dans la
recherche d’un «père» de l’Europe. Patočka n’a pas résolument voulu attribuer une origine à
la pensée philosophique, à la vie à découvert, ce qui le préoccupe ce sont les modalités de sa
mise en œuvre. Aussi montre-t-il que la problématicité est dans la vie de tout être en l’état de
possibilité, de latence. L’ouverture à la problématicité, qui est la vie libre, est la naissance à
soi.
Plutôt, c’est une césure à l’intérieure d’une vie, qui ouvre à la problématicité, et dont tout être
est naturellement capable, mais encore faut-il l’actualiser. Domenico Jervolino note que,
«Pour Patočka, "résistant philosophe", la vie humaine sous toutes ses formes contient le
germe d'une vie dans la vérité, la vérité sur, cela ne veut pas dire la vérité relative, mais la
vérité gagne toujours la bataille quotidienne contre toutes les tentatives visant à réduire
l'homme à une chose ou à un objet à manipuler. Ce qui est en jeu, c'est la défense militante de
l'humanité de l'homme contre la fausse rationalité de la raison instrumentale, inféodés au
totalitarisme déclaré ou latent à l'ère des guerres mondiales et de la paix d'après-guerre
dominée par la même logique de manipulation et globale qui se manifeste dans les guerres de
ce siècle22». C’est toute l’humanité qui est destinée à cet éveil vers la vérité, qui ouvre à
l’universalité.
Patočka tente de montrer, que l’allusion à la Grèce ne tient pas tant à la question des origines,
au commencement de la philosophie. Patočka invite à nous en tenir aux conditions nécessaires
à l’ébranlement. Une posture qui se rapproche du caractère intemporel de la morale par
exemple, qui n’est pas soumises aux circonstances. De la même manière il ne faut pas réduire
la vie à découvert, à la mise au point d’une technique; elle est une invitation à laquelle l’être
peut répondre. À propos de la morale, Patočka considère que « la morale n’est pas là pour
faire fonctionner une société, mais tout simplement pour que l’homme soit » (EH, 46), elle
s’impose à l’homme, aux communautés comme une exigence. Cependant il met en garde
contre la tentation de « concevoir l’historicité comme inhérente à l’être humain […] c’est une
vie à bien des égards plus périlleuse que la modération végétative sur laquelle table
l’humanité pré-historique » (EH, 108), celle si « dérobe »23
.
Une exigence conforme à, « l’époque où la signature des droits de l’homme est devenue
possible comme une nouvelle étape de l’évolution historique; cela constitue un retournement
22
D Jervolino, Patočka, «philosophe resistant», titre original, Patočka, "filosofo resistente" in Kainós revista on-
line di critica filosofica, n°03, 2003 23
Il n’y a qu’une façon de vivre une vie humaine authentique. Mais si cette question est analysée c’est
précisément parce que la possibilité, qui n’est pas un choix, de se soustraire à cette exigence existe. Il ne faut pas
marquer une césure entre les humanités, il deviendrait davantage difficile de prévenir des idéologies qui ont nié
la dignité humaine de certaines communautés, nous pensons ici à la politique du troisième Reich.
17
dans la conscience des hommes […] les motivations de l’action ne se trouveront plus de façon
exclusive ou prépondérante dans le domaine de la peur ou de l’avantage matériel, mais dans le
respect pour ce qui en l’homme est supérieur, dans la conception du devoir et du bien
commun » (EH, 46). Patočka rappelle ici la prééminence de l’idéal sur les œuvres matérielles,
ou toute autre puissance contraire à la recherche du bien.
Plan de l’analyse
Notre analyse aura trois parties, chacune sera basée sur les développements que Patočka
apporte à son thème de l’Europe, en fonction de l’un des trois textes que nous venons de
mentionner.
Ainsi la première partie qui traite de l’Europe et la Grèce va nous permettre, à partir des
Essais hérétiques d’aborder deux thématiques sous-jacentes à celle de l’Europe. La première
qui est celle de (I) l’ébranlement qui traverse l’être qui s’éveille à la problématicité comme
étant un évènement qui concourt au déploiement des possibilités fondées en germe de cet
ébranlement. De ce point de vue, il est plus convenable de parler (1) de germe au lieu du
commencement de l’Europe. Et la seconde, sur l’initiation de ce mouvement en Grèce. Cette
dernière remet à jour une préoccupation propre aux philosophes, qui ne parviennent pas
toujours à s’extirper de (2) la question de l’origine (grecque) de la philosophie. Cette section
essayera d’apporter une réponse à la question ; qu’est-ce que l’Europe ?
Sur cette question Patočka a, nous semble-t-il, déjà précisé sa position dans Platon et
l’Europe. Le choix de ce texte pour la deuxième partie, qui est pourtant antérieur aux Essais,
car il date de 1973 alors que le précédent est de 1974-1975 (à l’exception de la quatrième
étude), obéit à une logique. Celle qui consiste à privilégier le fil de l’argumentation. Puisque
cette section répond à la question posée dans la première, il est plus urgent d’aller là où les
éclairages se trouvent, indépendamment du moment où ils ont été formulés. Et selon Patočka,
c’est Platon qui prolonge la thématique socratique du soin de l’âme. Cette section va revenir
sur (II) le rapport génétique, qui existe entre l’Europe et la philosophie, mais précisément la
philosophie (3) du soin de l’âme comme idée directrice, spécificité de la vie européenne.
Après avoir exposé les raisons de l’association du soin de l’âme à l’idée de l’Europe nous
pouvons nous demander : Mais où cela nous mène-t-il ? entendons le rappel du fondement de
l’Europe dans le soin de l’âme, alors même que Patočka invite à analyser (4) son dévoiement
avant de prendre acte de la post-Europe. Notre troisième et dernière partie va essayer d’y
répondre. Il y sera question de comprendre le pari risqué de notre auteur lorsqu’il a formulé
l’idée de l’Europe comme construction spirituelle fondée sur le soin de l’âme. Ce sera le lieu
de souligner que son projet, de justifier la nature spirituelle de l’Europe, et sa détermination
18
dans le soin de l’âme, n’est peut-être destiné qu’à lui permettre de poser un diagnostic
cohérent de (III) « l’époque post-européenne et de ses problèmes spirituels ».
Notre support ici sera L’Europe après l’Europe pour poser un regard sur la post-Europe dans
un premier temps, et dans une seconde articulation examiner (5) l’après Europe qui n’est pas
synonyme de déclin, et qu’il convient de considérer comme l’ère de la post-Europe Comme le
rappelle Marc Crépon, nonobstant le fait que sa suprématie et sa domination depuis la fin de
la deuxième guerre mondiale ont régressé, « réfléchir sur l’Europe aujourd’hui, c’est
forcément prendre la mesure de la naissance, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un
monde posteuropéen, de l’entrée du monde en totalité dans une époque posteuropéenne »
(EAE, 278). Forts de cela, nous pourrons alors nous arrêter sur (6) les héritiers de l’Europe,
ceux-ci constituent effectivement la preuve que de l’histoire européenne, mais davantage de
l’idée de l’Europe, il y a un principe recevable. Non sans évoquer les défis qui s’imposent à la
post-Europe.
C’est dans ce cadre qu’intervient la critique de la civilisation technique, de l’inauthenticité
d’une vie ordonnée par le quotidien, et qu’apparait la nécessité d’un retour à la philosophie de
Platon – en particulier à la notion du « soin de l’âme » qui prendra beaucoup d’ampleur dans
l’œuvre du penseur tchèque. Celle-ci s’inscrit dans la perspective d’encourager à la
découverte du champ transfrontalier de l’idée de l’Europe, autrement dit à s’interroger ainsi :
Est-il encore légitime aujourd’hui de parler d’un héritage européen, quand ses héritiers
n’admettent plus que l’Europe redevienne ce qu’elle a autrefois été?
19
Première partie : L’Europe et la Grèce
L’Europe est selon la vision de Patočka une idée qui s’est constituée à partir de l’héritage de
la polis grecque, mais ce n’est pas le mode d’organisation politique qu’il nous invite à
regarder en premier, mais plutôt ce qu’il considère comme étant une conception particulière
des rapports de l’homme avec son milieu, et son insertion dans l’histoire. En d’autres termes
l’Europe est une modalité qui s’articule autour de l’ouverture à la vie authentique24
faite de
questionnements, et non pas de la vie acceptée constituée par des réponses.
Le questionnement est une démarche, une attitude qui se concrétise dans le mouvement qui
traverse l’Europe, pour qu’elle demeure à la hauteur des exigences de la vie qui s’avance vers
l’inconnue. La figure du germe intègre la structure d’un épanouissement, et d’un déploiement,
nous pouvons y retrouver le dynamisme d’une entité qui grandit et qui suit son
développement, en reprenant les caractéristique de la forme principielle aussi cela permet de
traduire la possibilité de la décroissance25. Dans le germe tout est déjà contenu en termes de
possibilité, à la différence du fondement qui détermine un point fixe à partir duquel le
déploiement est possible.
Cependant le germe patočkien n’est pas un telos26, il n’y a pas de détermination, plutôt une
grande autonomie à laquelle l’humanité pensante peut recourir, une fois qu’elle a été capable
24
Il n’a pas échappé au lecteur de Patočka que le continuateur de la réflexion husserlienne sur la crise de
l’humanité européenne aura à son tour revisité moins la Grèce que les principes qu’elle vulgarise. K Środa
souligne l’originalité de cette démarche ainsi : « Et voilà un penseur qui a fait de l’âme un des thèmes principaux
de sa réflexion, un penseur qui a essayé d’introduire la notion grecque de l’immortalité dans le discours
philosophique contemporain » (Krzystof Środa, « Patočka, Platon et l’immortalité de l’âme », in E Tassin et M
Richir, Jan Patočka Philosophie, phénoménologie, politique, J Million, 1992, p 39). C’est par son adaptation
remarquable et un acte courageux que Patočka revitalise une notion peut être pas oubliée, mais disons plutôt
insuffisamment exploitée. Il s’agit du thème de l’âme dont le soin comme nous le verrons plus tard correspond à
la vie authentique. 25
L’approche dynamique de la question de l’Europe ne surprend pas chez Patočka qui conçoit « l’existence
humaine comme l’unité d’un triple mouvement, dont les moments peuvent s’opposer les uns aux autres (K
Novotn , La genèse d’une hérésie, Vrin, Paris, 2012, p 52). C’est tout naturellement que sa lecture historique de
l’Europe est traversée par cette réflexion sur l’historicité de l’existence humaine qui appartient à ces trois
mouvements, donc chacun exprime un mode d’être au monde de l’homme. 26
Ici se situe le grand point d’achoppement de l’analyse patočkienne de l’Europe, qui s’emploie à réfuter une
partie des thèses husserliennes dont il est pourtant l’héritier. Or il est difficile de s’attacher la critique du
positivisme du professeur de Fribourg sans son corollaire ; la question de l’identité européenne fondée sur la
raison. Le philosophe tchèque veut sortir du télos de l’Europe husserlienne en choisissant de faire naitre l’Europe
non pas de la raison, mais du soin de l’âme. Patočka la choisit selon k Środa « parce que l’âme est la seule chose
qui soit capable de rentrer en contact avec l’éternité et, de cette manière, d’échapper au dépérissement universel
20
de réaliser le geste de repli qui lui permet de voir la différence, non pas l’abîme entre la vie
dans l’évidence et la vie après l’expérience de la problématicité. Ce n’est pas une démarche
naturelle, c’est un appel auquel l’homme peut choisir de ne pas répondre, un effort qui figure
dans l’éventail de ses capacités qu’il peut cependant refuser de réaliser. Il ne faut pas
considérer l’Europe comme une action définitive, l’expression prisée par notre auteur est celle
de « l’ouverture-au-monde » et ce n’est pas un hasard. Il s’oppose à la définition d’un socle,
qui fait de l’Europe un apex, il tient à la soumettre à la nécessité d’un renouvellement
régulier, dans le cas contraire elle se met en danger, en croyant être en sécurité à l’intérieur
d’une structure définitive.
Cette représentation de la fondation, notre auteur y renonce également parce qu’elle
particularise et exclut l’adjonction d’autres entités. Si nous considérons le fondement de
l’Europe, cela implique que l’Europe ne peut pas se penser en dehors des limites
géographiques, historiques ou culturelles de la Grèce. Or cela impose à la philosophie une
restriction dans son questionnement, et l’empêche de poser son regard sur les réalités qui ne
sont pas européennes.
Patočka, arrive à s’extirper de cet enfermement que Husserl n’avait pas réussi à éviter
complètement. Il évoque le germe pour montrer que la philosophie, qui n’ouvre pas seulement
à une thématicité particulière, est un principe neutre. Autrement dit, la philosophie a vocation
à s’universaliser, parce qu’elle est fondamentalement universelle, dans la mesure où elle tient
son essor de quelque chose qui est précisément universel : la problématicité. « Et que signifie
cette problématicité, sinon que notre ouverture même pour les choses et les autres nous avertit
de ne pas céder à la tendance à absolutiser telles manières de comprendre le sens et les
régimes correspondants du sensé ? » (EH, 100). Il faut éviter de s’enfermer dans une
particularité, car par ce geste même on se soustrait de l’universalité. Cela ne correspond pas à
l’athématicité de l’Europe27
.
C’est avec la problématicité que nous pouvons déterminer, ce que Patočka considère comme
l’orientation expressément thématique qui caractérise l’historicité, et sortir cette question du
cadre de la hiérarchisation entre des civilisations de la vie libre, de la vie selon la raison et qui
se distinguent par la noblesse de leur identité, et les « peuples sans histoire» (EH, 58) qui
qui constitue la loi suprême du monde » (Krzystof Środa, Op, cit,. p 42). C’est l’âme avec son immortalité qui
permet de commercer avec le vrai, c’est-à-dire ce qui est immuable, elle est le moyen d’accès à la vérité des
choses, et ce souci de l’âme consiste à interroger le réel, en cela la connaissance vient satisfaire la soif de l’âme
qui veut connaitre. Par ailleurs, l’âme reflète une noblesse celle d’être au-dessus de ne pas dépendre des envies
physiques, pour vivre de la vie véridique il faut soigner l’âme. 27
Tel un défi Patočka entreprend de « comprendre cette crise paradigmatique de l’Europe en dégageant le sens
universel de la réaction platonicienne » (idem) l’Europe du penseur praguois n’a pas besoin d’une racine pour la
fixer en un lieu unique, alors il serait impossible de la propager ailleurs. Mais si tant est qu’elle s’attaque à une
question cruciale, la peur universellement humaine de la chute et du déclin, l’Europe est un principe qui s’active
chaque fois que l’homme, où qu’il soit, cherche à atteindre la vérité qui est pour lui la seule forme accessible de
l’éternité.
21
vivent dans le maintien de la vie. C’est une erreur de l’interpréter ainsi car cela revient
malencontreusement à réduire le monde naturel à un moment chronologiquement défini, alors
même que le projet patočkien du monde naturel se découvre dans les trois mouvements de
l’existence, qui ne peuvent pas se réaliser dans le cadre étroit d’un contenu mondain.28
Parce que le projet du monde naturel est porté par l’idée qu’il y a effectivement une multitude
de mondes naturels, et que le mieux que nous puissions faire en tentant de le conceptualiser
c’est de déterminer un monde naturel qui soit commun.
Ce qui davantage retient notre attention c’est la manière avec laquelle notre auteur s’attache à
ne pas exclure certains peuples de la problématicité fussent-ils pré-historique. Pour Patočka,
la vie est «sous-tendue par la possibilité cachée de la problématicité qui peut éclater à tout
instant, mais que ces peuples ne réalisent pas, qu’ils n’ont pas l’intention de réaliser. La
problématicité est donc en retrait, dans une sorte de refoulement, mais il ne s’agit pas d’une
simple privation». (EH, 36) Or la saisie de l’idée de l’Europe sur le mode du fondement, ne
permet pas de rendre compte du rapport entre le monde avant la problématicité, et le monde
qui a justement déjà entrepris sa donation propre de sens, et qu’il s’agit à présent de
questionner.
Le premier chapitre est pour nous l’occasion de reprendre les raisons pour lesquelles notre
auteur considère que l’Europe est générée par la problématicité qui est contenue en germe.
C’est au nom de ce germe de son principe que l’être se met à découvert. Ainsi il n’est pas
opportun de circonscrire l’Europe à un fondement qui la figerait dans les limites d’un
environnement, ignorant ainsi que l’ouverture au monde problématique est une démarche
qu’il revient à chacun d’entreprendre. En adoptant cette démarche, Patočka se démarque de
ses contemporains, parce qu’il a renouvelé la question de l’Europe comme problème
philosophique à partir du concept de « germe » (PE, 99) dont est né ce qu’a été l’Europe.
Quant au deuxième chapitre, il interpelle sur le contexte dans lequel l’auteur a initié cette
réflexion sur l’Europe. En nous intéressant à son actualité, force est de reconnaitre qu’il y a
une affinité entre les analyses respectives de Patočka et de Husserl sur l’Europe, elles sont
contemporaines d’une situation de crise. Et c’est dans ces circonstances particulières que
Patočka fait l’expérience d’un trouble dans lequel l’Europe se retrouve, et dont il entreprend
de chercher l’origine (de la crise). Il reprend de ce fait la démarche de Husserl qui quelques
28
« Les structures de ce monde naturel sont marquées par le mouvement de compréhension d’être dont les
formes principales s’échelonnent entre deux pôles, celui de l’engagement dans le contenu "mondain" et celui de
la distanciation par rapport à ce même contenu»(Jan Patočka, Le monde naturel comme problème philosophique,
la Haye, 1976, p 179), il y une unicité de ces trois mouvements autrement dit le monde naturel « est l’ordre à
suivre pour comprendre la situation de l’homme dans le monde » (Ibid. p 180), ce n’est pas la région spécifique
de l’être, au risque de se dissoudre dans le réalisme.
22
années plus tôt, avait souligné la nécessité devant le grand malade Europe, de ne pas
s’évertuer à soigner les symptômes, mais qu’il fallait plutôt chercher les causes du mal.
En allant à la recherche des causes de la crise de l’Europe, Patočka va constater que l’Europe
est parvenue à « s’aliéner à son propre égard perdre l’emprise sur soi, se laisser emporter, à
oublier toute la dimension de la lutte pour soi-même […] comme si l’Europe n’avait
aucunement besoin de se soucier de la dimension de la responsabilité » (EH, 159). Autrement
dit, elle a oublié son principe spirituel, son rapport particulier à l’histoire et le sens qu’elle
s’est donné29. La pensée du philosophe tchèque sonne ici comme un appel à une prise de
conscience, à partir du constat des conséquences de cet oubli. Aussi trouve-t-il nécessaire de
rappeler en quoi consiste ce principe de l’Europe qui a été oublié.
En entreprenant d’aller à la découverte de ce principe, tel que Patočka l’expose, nous aurons
au préalable entamé, dans le premier chapitre, la discussion du mode de déploiement de ce
principe, il faudra examiner la question de l’institution du principe de l’Europe, mais ce sera
l’objet d’une autre partie. Avec Patočka nous allons donc explorer la Grèce, pour identifier les
ressources qui l’ont prédisposée à devenir un cadre propice au développement de la
philosophie, et un des lieux de naissance de l’humanité pensante.
Chapitre 1 : l’Europe, plutôt le germe que le fondement
La tâche qui consiste à déterminer ce qui fait l’Europe chez Patočka, nous rend comptable
aussi de la manière dont il considère que l’Europe est née. Cette allusion à une naissance peut
plonger dans un trouble, puisqu’il s’agit d’une catégorie qui peut nous contraindre à penser la
29
Cet oubli tient justement au fait que l’Europe s’est contentée de réaliser historiquement l’avènement de l’être
idéal, ce qui la mise en opposition avec le reste du monde, dont elle s’est éloignée pour aller vers ses buts élevés
qui lui ont assuré d’avoir une emprise sur la nature. Mais la transcendance platonicienne doit être revisitée pour
que les mathématiques ne s’opposent pas à la nature, or c’est précisément ce qui est arrivé, l’être s’est dilué
horizontalement, par la constitution de la puissance concrète. Pour R Kearney « le grand danger pour l’Europe
est qu’une chose qu’elle a elle-même engendrée, la technologie, réduise sa transcendance à un système purement
horizontal. Seul le soin de l’âme peut résister à cette réduction de l’autre au même »(Richard Kearney, «la
question de l’éthique chez Patočka », in Tassin, Richir Jan Patočka philosophie, phénoménologie politiqe, J
Million, Grenoble,1992, p215-).
Ceci revient à ne pas détacher toute action du soin éthique de l’éternel, et permet de mieux comprendre
l’invitation patočkienne du retour à la transcendance, qui ne s’éloigne pas de l’expérience, en lui trouvant un
sens qui l’amène à s’élever, la mettant à l’abri de tout particularisme.
23
paternité, le contexte ou encore le lieu de l’apparition de l’Europe. C’est sans doute pour venir
à bout de cette difficulté, que notre auteur va s’atteler à préciser la dimension de l’Europe
qu’il va étudier par son mode d’apparition.
Il confie à d’autres, notamment aux historiographes, le loisir de constituer les annales de
l’Europe, se réservant à lui-même le soin de dire ce « que peut-être l’histoire dans le cadre de
la phénoménologie ? » (EH, 83). Patočka se justifie en rappelant entre autres, que « la
phénoménologie traite de la structure non seulement de l’étant, mais du fait que l’étant
apparait, de la manière dont il apparait et de ce qui fait qu’il apparait comme il nous apparait.
L’histoire ici [de l’Europe] ne peut être ni plus ni moins que la charpente nécessaire de
l’apparition, de la manifestation de l’étant. L’apparaitre ne peut être parachevé que par
l’apparition, la mise à découvert de sa nature propre » (EH, 83). C’est donc à la mise à
découvert de la nature propre de l’Europe30
que cet auteur va nous conduire. Dans ce registre
il nous soumet aussi à l’obligation de consacrer au préalable quelques efforts pour essayer de
découvrir les motivations d’un tel travail. En d’autres termes, ce chapitre inaugural permet de
comprendre pourquoi Patočka éprouve la nécessité d’aller à la découverte de ce qui fait
l’Europe.
Si l’Europe patočkienne est déjà tributaire d’un sens, c’est parce que l’auteur de ce
questionnement part effectivement d’un constat, que son intuition de départ est un choc.
Puisqu’elle prend forme en même temps qu’il prend acte d’un dysfonctionnement comme
étant la conséquence d’un « dévoiement » de l’Europe. Et cette volonté de reconstituer
l’intégrité du geste philosophique du questionnement sur l’Europe n’intervient pas par hasard.
C’est aussi une invitation qu’il fait, pour se mettre dans la posture d’un sujet-Europe qui se
demanderait, après une brève absence, un évanouissement, et au moment de reprendre ses
esprits ; comment cela a-t-il pu m’arriver ? Mais qu’ai-je fait là ? Questions qui ne
surviennent qu’à condition d’avoir repris conscience, et d’être redevenu suffisamment lucide
pour se souvenir qu’il y a une dénaturation de son être, parce que les actes que nous avons
posés ne nous correspondent pas.
30
C’est ici une raison de douter quelque peu de la capacité de Patočka à assumer son divorce avec Husserl. Marchant en effet dans ses pas, Patočka fonde aussi son diagnostic de la catastrophe d’abord comme un problème proprement européen. Mais en revenant à la nature propre, en quoi peut-il dépasser Husserl ? Il donne à voir une nouvelle façon d’hypostasier celle dont la raison serait la nature propre, et qui rappelle les vues de Husserl qui ne s’est jamais accommodé au fait que les autres productions philosophiques, soient « mises au même rang que la philosophie grecque, et sont saisies simplement comme une diversité de formation historique à l’intérieur d’une seule et même idée de la culture » ( E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris,1976, p 359), et qui affirme la tendance des autres peuples à s’européaniser « alors que si nous nous avons de nous-même une juste compréhension nous ne chercherons pas par exemple à nous indianiser » ( Ibid. p 83). Il reste à voir si le contenu que donnera Patočka à sa figure spirituelle de l’Europe se déclinera dans la prééminence de celle-ci sur les autres ou dans son ouverture au monde.
24
Faisant état de la dénaturation de l’Europe, qui fait apparaitre cette inadéquation entre sa vie,
son agir et le sens qu’elle s’est donnée qui justifie chez Patočka la nécessité de rappeler ce que
l’Europe est originairement. En envisageant de retourner aux racines de l’Europe, Patočka
laisse transparaitre une autre inquiétude; celle de savoir si l’Europe a toujours été de tout
temps, c’est devant cette difficulté que se trouve notre auteur lorsqu’il commence à
s’intéresser à la manière dont l’idée particulière de l’Europe a pris forme notamment dans les
séminaires de 1973 sur Platon et l’Europe.
Le résultat de cette recherche des prémisses de l’Europe, ne nous est pas donné directement
sous cette forme, celle du concept Europe. Aussi sera-t-il question dans ce chapitre, une fois
que nous aurons clarifié les motifs qui gouvernent le choix de Patočka, de privilégier la
théorie du germe de l’Europe aux dépens de celle de l’origine, d’analyser le détour que
l’auteur opère, en commençant par théoriser le monde pré-historique, qu’il va prendre soin
d’articuler avec le moment fondateur, qui est aussi celui de la sortie du monde naturel31
, au
31
Pour Patočka, « le monde naturel, le monde de la vie humaine ne peut être conçu qu’en tant que totalité des modes fondamentaux du comportement humain. Comme monde de l’homme il est un phénomène au sens indiqué (de phénomènes, non pas comme subjectifs, mais comme dévoilement des étants et de l’être) ; comme tel, il n’est accessible qu’au seul comportement ouvert. Or le comportement ouvert, renvoyé aux phénomènes, est de nature temporellement historique : il est toujours en mouvement, procédant hors de l’obscurité et débouchant dans l’obscurité du retrait » (Jan Patočka, Essais hérétiques, Verdier, Paris, 1983, p34) il précise que l’ouvert n’est pas identique à l’univers de l’étant ; il est ce qu’il est « à telle ou telle époque », peut être mis à découvert en tant qu’étant. C’est dire : il est le monde d’une période déterminée, si l’on conçoit le monde comme la structure de ce « en tant que » quoi l’étant peut se manifester à l’homme à une époque. Ce que tout cela implique c’est qu’il ne faut pas détacher le monde naturel de Patočka du mouvement qui se décline en réalité selon les trois modes de séjour de l’homme dans le monde. Nous excusant de la brièveté de leur évocation, voici comment il faut les évoquer ; Il n’est pas inutile ici de revenir brièvement sur ceux-ci. Le premier mouvement pour le dire succinctement correspond au mode d’être-jeté, il s’opère chronologique dans ce que l’auteur considère comme le moment où l’être est à ses «débuts». Le premier mode d’être a pour corollaire l’«être-avec» car il est originairement « comme être-jeté en la présence d’autres ou plutôt en la co-présence de certains autres » (Monde naturel comme problème philosophique, p 176-(dorénavant MNPP). Le temps de séjour de l’être humain commence en quelque sorte grâce aux autres, il est dépendant de leur sollicitude car il n’est pas encore capable d’agir, de commercer avec eux, il lui importe surtout« d’être ensemble » (MNPP,176), par ce besoin premier de s’engager dans l’univers des personnes. Notre auteur précise que « l’acceptation est une composante de l’être jeté. Pour cela bien entendue elles doivent être disposées à l’acceptation. En même temps que l’être est jeté, son être est aussi accueil, disposition par laquelle il sécurisera lui-même à son tour. Le deuxième mouvement survient par la façon dont il se distingue de cet univers, de ces autres par lesquels il a été accepté, il lui en coute de s’extirper ainsi, la difficulté de cette posture selon Patočka exige: d «’être capable de prendre radicalement distance par rapport aux choses, à tout ce qui existe y compris lui-même», ce qui est admet-il pratiquement intenable, mais pourtant indispensable, cette expérience méthodologique du néant, sur un fond d’angoisse pour que les structures de soi, part ce rapprochement aux extrémités, apparaissent. C’est la condition de la « naissance du soi », (MNPP, 176) qui n’est pas sans rappeler l’étonnement philosophique. Il y a enfin une troisième manifestation de l’être dans le monde ; le mouvement d’ouverture et c’est celui qu’il ne faut absolument pas confondre avec le monde naturel, celui-ci n’est pas le monde de « la vie nue ». «Il s’agit en fait du processus de l’aliénation et de son dépassement, qui est à la racine tant des développements anonymes de l’histoire que de sa prise en charge responsable » (MNPP, 177), l’aliénation n’a de sens que parce qu’il doit être dépassé, que parce que le dasein est un être de vérité; si l’aliénation est le générateur de l’histoire « c’est uniquement en vertu du mouvement de dégagement vers et dans la vérité […]et cette nouvelle compréhension de la synthèse véritative rend en même temps manifeste que le travail humain est un
25
moment de l’ouverture au monde historique. Et nous pourrons ainsi voir ce qui distingue
l’historicité dans laquelle l’Europe se déploie, de l’humanité pré-historique.
I Au sujet de la préférence pour le «germe» de l’Europe
Il est question rappelons-le, d’essayer d’expliquer la préférence de Patočka pour le germe de
l’Europe et ses répercussions sur la conception qu’il propose du principe de l’Europe qui n’a
pas de fondement, mais qui naît de la mise en œuvre de cette capacité d’ouverture que l’être
humain possède, et qui consiste à pouvoir s’ouvrir à la problématicité. Nous voulons entamer
cette analyse en restituant le sens de ces deux concepts; celui du germe et celui du fondement,
pour mieux saisir ce que le choix de l’un aux dépends de l’autre implique sur la démarche de
notre auteur, lorsqu’il entreprend de déterminer l’idée de l’Europe.
Notons au préalable que le problème du commencement n’est pas nouveau en philosophie.
Tandis que chez Hegel « la philosophie apparait comme un cercle qui revient sur lui-
même…le commencement n’est donc qu’un rapport au sujet qui veut se résoudre à
philosopher32
» §17, autrement dit la question de l’origine met au défi celui qui commence à
philosopher, devant la tâche de déduire de son mode de déploiement la spécificité de cette
activité théorique, qui précisément n’a pas de commencement. Patočka choisit de se soumettre
à cette difficulté d’une autre manière. Il ne cherche pas seulement à montrer quand la
philosophie commence, moins encore où elle est née. Pour lui, la quête de l’origine va plutôt
se transformer en une entreprise qui va le conduire à déterminer comment la philosophie se
déploie. Aussi nous a-t-il paru nécessaire, avant de commencer à analyser la question du
commencement de la philosophie, de rappeler les implications sémantiques des notions de
commencement, d’origine ou de fondement, puis de germe.
1 Sur la nécessité d’un choix sémantique ; fondement et germe
D’après le Vocabulaire de Lalande, l'origine se rapporte à ce qui est premier selon l'ordre
chronologique, autrement dit elle désigne ce qui est au commencement ou à la source d'une
réalité, d'un processus ou d'une connaissance. C'est en ce sens qu'on fait des recherches
comportement ouvert » ( MNPP, 178) le dasein réalise cette transcendance qu’il est fondamentalement, et son travail n’est pas simplement bio-sociologique, « homo faber ». 32
Hegel, Op. Cit., p 183
26
généalogiques pour «retrouver ses origines»33. À ce titre, l’origine sera largement associée au
point de départ, au mouvement initial, également à la cause. Patočka lui aussi parle
notamment du commencement quand il s’intéresse à l’histoire. Le couple histoire et
commencement chez Patočka illustre efficacement la différence qu’il veut marquer entre le
moment où des faits commencent, les éléments qui participent à leur avènement, et enfin le
principe qui les organise. La notion de commencement renvoie ainsi chez lui à une genèse,
précisément à la mise en œuvre de l’Europe spirituelle.
Le parcours généalogique qu’il propose n’est pas un simple rapport historique, il adopte ce
procédé pour marquer la différence entre histoire et historicité. Le compte-rendu historique
suppose un commencement à la narration, alors que l’historicité des évènements est le sens à
partir duquel ils se comprennent, c’est-à-dire le principe.
Commençons par distinguer la mémoire comme reprise des évènements, de l’histoire. Patočka
souligne que, le « phénomène de la mémoire collective qui émerge en même temps que
l’écriture ou trouve dans l’écriture son appuie le plus solide-comme si le sens des évènements
était à tirer du sens des récits dont ils font l’objet » (EH, 58). Dans ce cas de figure, la
question du commencement n’est pas difficile, puisqu’il est question de la mettre en rapport
avec le moment d’apparition des premiers écrits pour trouver le commencement.
Seulement, il ne suffit pas d’avoir commencé à consigner des évènements pour être, dans
l’idée de Patočka, dans l’historicité. Autrement dit le fait d’avoir mis en action cette capacité
qui est propre à l’homme d’être capable de se doter de sens. Il faut encore donner du sens aux
récits. C’est en ce sens que le commencement comme moment fondateur chez notre auteur
n’est pas le plus important. Puisque Patočka fait à sa manière une généalogie de la rationalité
occidentale, puisqu’il s’intéresse précisément au commencement de l’histoire en posant à
l’avance qu’il y a d’une part les récits qui ne sont pas l’historicité.
Or les récits précisément connaissent une fin, un dénouement qui peut se matérialiser par la
disparition, l’incapacité de reproduire ou de faire renaitre les évènements passés. Cela
s’applique aux annales qui rendent compte des situations closes, qui se comprennent
uniquement à partir d’un sens particulier. Mais cela ne peut pas s’appliquer à l’Europe, là
réside l’enjeu de l’analyse patočkienne, qui invite à lire l’Europe dans le sens de l’ouverture,
de l’essor vers l’authenticité qui ne permet pas d’envisager une clôture à l’historicité,
puisqu’elle n’a point de fondement.
Au contraire elle est dynamique, et peut pour cela connaitre des moments de perte de vitesse,
mais cette attitude n’est pas une exclusivité, car elle appartient à tout être humain qui est
effectivement capable, souligne Patočka, de « connaitre l’ébranlement du sens accepté, la
33 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. P.U.F.
27
cause qui amène l’homme à quitter l’abri de l’enfance pour entrer dans l’âge adulte où il a à
répondre de lui-même…il ne se contente plus de l’enchainement de la vie à elle-même, d’une
vie dont le contenu se borne à assurer l’existence matérielle. L’ébranlement initial du sens
accepté n’est donc pas une chute dans le non-sens, mais, au contraire, la découverte de la
possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse » (EH, 107). Cette
prétention à la découverte, au mystère de ce qui est devant nous, ne peut pas s’accommoder
d’une description déjà donnée de ce qui reste à découvrir.
Il est donc difficile d’attribuer un fondement, une origine à l’Europe, étant donné que son
mode d’être, est celui de « la mise à découvert », ce qui suppose un mouvement, un processus
dynamique, que le concept de «fondement», qui signifie également origine, n’est pas capable
de traduire efficacement. Le fondement pose la nécessité d’une source unique, qui justifie un
ancrage dans ce lieu pour garantir durablement la stabilité de l’ensemble de la structure. C’est
de cette stabilité dont il faut se méfier, car c’est le propre de l’humanité pré-historique qui se
réfugie dans les fondements, les réponses données pour se mettre à l’abri des questions.
Le fondement dans le sens de Patočka n’élève pas l’humain à la dignité à laquelle il doit
s’élever, il lui garantit la sécurité du fil d’Ariane, mais il le rend également dépendant de lui34
.
De telle sorte que le moindre élément nouveau qui surgit dans son district est susceptible de le
déstabiliser. Le fondement est ce sur quoi un édifice repose, il est premier selon l’ordre
logique, la raison d’être, sa justification35. Selon cette définition de Lalande le fondement se
rapproche à s’y méprendre du mythe. D’ailleurs n’est-il pas souvent question du mythe
fondateur ?
La philosophie tire sa légitimité dans son projet de rechercher le fondement de la science ou
de la morale, et donc des principes qui les justifient, de renoncer au confort de la tradition.
Revenant sur le caractère statique du fondement R Barbaras écrit « la seule manière
d’échapper à la res, c’est-à-dire de préserver la singularité du sum c’est de penser
indépendamment de toute immanence, de toute clôture36
» il considère ici que le fondement
relève de la catégorie de l’immanence ce qui est inadéquat avec la quête d’autonomie de
l’Europe, qui se maintient dans une posture dynamique.
34
C’est ce qu’il faudra déplorer lorsqu’en fin de compte les réponses notamment celle de la science et de la technique, qui vont embrigader, le ramenant dans la situation qui était la sienne, jadis quand il avait une totale confiance aux mythes. D’après R Kearney, « Patočka appelle la techno-science, ou plus précisément "la métaphysique de la science et de la technologie" qui nous empêche d’entrevoir un vérité plus profonde. Cette métaphysique du mécanisme loin de nous rendre plus heureux et plus ouverts à la paix, nous a menée au pire cataclysme historique set social ». (Op. Cit., p 204), ce qui était censé libérer est ainsi devenu un instrument d’aliénation 35
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. P.U.F. 36
Renaud Barbaras, Ouverture au monde, les éditions de la transparence, 2001, p74
28
2 le modèle opératoire du germe
Si nous nous en remettons à Pasteur, le germe est capable de susciter quelque chose de plus
grand que lui. Il est en lui-même déjà un micro-organisme, qui est capable d’augmenter ses
capacités dès lors qu’il se trouve dans un milieu propice à son développement. Soulignons
également que son existence est précaire, dans le sens qu’elle est subordonnée aux conditions
de sa réalisation, car pour s’épanouir le germe doit pouvoir s’entretenir. Il est de ce point de
vue toujours susceptible d’être résorbé; c’est sur ce facteur que la médecine concentre ses
efforts lorsqu’elle tente d’éradiquer des germes microbiens. Et elle peut y parvenir avec
succès puisqu’en dépit des effets spectaculaires qu’un staphylocoque doré au regard de sa
taille, est capable de détruire, il est possible de l’éradiquer.
Le concept du germe c’est l’être de l’Europe qui doit se maintenir dans son être et être
capable de se renouveler. Comment ces modalités s’appliquent-elles à l’Europe au point de
justifier le recours à ce concept par notre auteur ?
La première modalité c’est le mouvement, qui est l’acte inaugural de l’Europe, celui par
lequel l’homme préhistorique s’invite dans l’histoire. « Et le but de cette vie est dans la vie
libre comme telle, celle des autres au même titre que la notre » (EH, 74). Et l’objet étudié,
prescrit une méthode qui lui corresponde, c’est à cet effort que la phénoménologie invite.
L’Europe n’a pas une forme statique, par sa prétention à se laisser guider par la liberté de
l’esprit elle est ouverture, quasiment condamnée à une activité qui va l’amener à se régénérer.
La seconde modalité c’est la situation de la mise à découvert, qui consiste à se préparer à
affronter des périls. C’est cette absence de garantie, qui fait que l’Europe n’est pas une
condition définitive, elle doit être sans cesse renouvelée, et connait en ce sens une certaine
précarité. Cette insécurité est un appel à la vigilance, c’est aussi une référence à la tâche du
philosophe, qui est quotidienne tout comme le mouvement de la pensée qu’il faut sans cesse
entretenir. C’est l’image même d’après Patočka de « la vie politique en tant que vie dans un
temps qui presse, dans un temps pour…, est une vigilance de tous les instants, mais en même
temps un non-enracinement permanent, une absence de toute fondation. La vie ne s’appuie
plus désormais sur la base solide du continuum génératif, elle ne s’adosse plus à la terre
obscure » (EH, 74) dans cette vie à découvert, l’homme ne dispose plus de réponses destinées
à le rassurer, au contraire ce qui devient important pour lui ce sont les questions que sa vie
suscite et ce qu’il entreprend d’affronter pour tenter de les résoudre.
La vie libre doit toujours s’effectuer, elle a à ce titre besoin de rompre d’abord, puis de
s’engager pour devenir historique. Elle a besoin de restituer deux modes d’être ; l’apparition
et le retrait [qui] sont liés entre eux de la manière la plus étroite. Il n’y a pas d’apparaitre sans
retrait» (EH, 31). C’est cette articulation entre l’entrée dans le monde et la « naissance à soi »
29
que dépend la « naissance à soi » (MNPP, 177), qui est davantage une attitude qu’un état. Et
c’est celle du philosophe.
Seulement il faut se garder d’assimiler cette attitude à un étant singulier, et en faire
l’ensemble des mouvements de l’existence à l’histoire de l’Europe37
. Pour saisir l’Europe, il
faut également tenir compte, au moment de la situer dans l’histoire, du fait qu’elle reprend les
caractéristiques de l’histoire, quand elle lit l’histoire d’après son histoire particulière. Et
Patočka rappelle que « si l’on entend par histoire quelque chose comme l’action libre […]
l’histoire n’est pas compréhensible sans la responsabilité » (EH, 90). Et comme la
responsabilité s’inscrit dans l’historicité et non dans la pré-histoire, l’Europe est amenée à
formuler elle-même ses réponses, elle doit être capable de répondre de ses choix en se référant
à elle-même, puisqu’elle ne peut pas aller chercher ailleurs ses justifications.
Mais la notion de responsabilité jette également la lumière sur un autre aspect; celui de
l’effort à fournir dans la durée qui rappelle qu’une maturation est nécessaire pour parvenir à
l’Europe. Cette maturation est à concevoir comme une mise à jour qui, du point de vue de
Patočka n’est pas un acquis, c’est un travail constant d’entretien et de soin comme la suite de
l’analyse le montrera. La responsabilité à laquelle ouvre la liberté doit faire l’objet d’une
conquête. Et notre auteur rappelle à ce propos que le cadre dans lequel l’Europe est née, à
savoir la liberté « n’est pas un aspect de l’essence humaine, mais elle signifie essentiellement
que l’être humain lui-même est fini, qu’il est à trouver dans l’ébranlement de toutes les
«certitudes» naïves qui tâchent de se domicilier dans les étants pour ne pas avoir à reconnaitre
que l’homme n’est chez lui que dans cet omni-dévoilant, libre, qui, pour cette raison même,
ne peut «être» de même que les étants […] le dévoilement de l’être comme tel est un
processus » (EH, 90). Or, le fondement encore ici est incapable de traduire le mécanisme mis
37
À travers la liaison de l’apparaitre et de l’être, Patočka rappelle que le philosophe « dans son effort pour parvenir à l’être vrai doit d’abord le distinguer, se distancer de lui. Les phénomènes sont sauvés [dit-il] lorsqu’on discerne la part de vrai qu’ils renferment –du point de vue d’une vérité initialement voilée, mais qui, fondatrice, éclaire, et dévoile. L’apparent n’est pas jeté sans autre forme de procès » (EAE, 79). Cette position à cheval entre ce qui « est » et l’être que l’on « pose » était donc à l’origine une distinction opératoire, qui devait seulement marquer le geste de celui qui voulait connaitre. Mais une séparation effective va se créer entre ce qu’il aura réussi à constituer comme savoir de la structure de l’être vrai, son activité de connaissance, et ce qui relève de l’expérience quotidienne. Division qui pour Patočka consacre « le double sens fatal » (EAE, 79) de cette vision que Démocrite et Platon ont légué à la métaphysique européenne qui doit trancher entre les choses à connaitre, et « l’homme qui comprend et utilise la force de validité explicite qu’impartie à la pensée son aspiration comme puissance formatrice de soi » (EAE, 81). Point de surprise alors semble révéler l’auteur qu’un clivage soit apparu entre ceux qui ont choisi de privilégier les étants connus et ceux qui tiennent pour plus accomplie la tâche d’atteindre le sens de ces choses « le sens pratique de la moralité ». Sans doute c’est à cela que se réfère D Maes lorsqu’il dit qu’il n’est pas question d’un réarmement moral de l’Europe chez Patočka pour surmonter sa crise, il n’y a qu’à déciller ses yeux pour qu’elle puisse voir ce qu’elle a oublié ou refusé de voir. Faut-il comprendre ici que la crise de l’Europe est morale parce que le la connaissance sur les choses a doté les hommes «positifs» (Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976,p 10) de forces qui rendaient désormais la morale accessoire.
30
en branle à partir de la mise à découvert, et qui doit être entretenu pour que l’idée d’Europe se
maintienne dans l’équilibre de la liberté qui permet d’aller à la rencontre de l’inconnu.
C’est fort de cela que le germe s’avère être plus adapté que le fondement pour rendre compte
de l’essor dans le questionnement problématique. Avec la question du monde naturel par
exemple, il est difficile de lui trouver un fondement, (à l’exclusion bien entendu du cadre
précis de l’astronomie, de la géologie ou d’autres théories scientifiques sur la naissance du
monde). Nous parlons ici du monde la vie, et le questionnement humain par rapport à ce
monde n’a pas de fondement, puisque cela reviendrait à déterminer le moment zéro du
monde.
Et Patočka, s’attaquant à la thématique de l’avant Europe, affirme que c’est précisément dans
ce «sens [que] le problème du monde naturel ne nous semble pas résoluble. Si la question est
conçue comme visant, sous l’amoncellement de l’«artificiel», c’est-à-dire des conceptions
constructives du monde la redécouverte de l’originaire en tant qu’invariant…un tel invariant
n’existe pas. L’étant est toujours une synthèse non pas subjective, mais ontico-ontologique.
C’est-à-dire que, dans les dévoilements humains de l’être qui se produisent de façon
historique, ce sont toujours de nouveaux mondes historiques qui se découvrent». (EH, 35).
L’auteur réitère ainsi qu’il n’y a pas un monde naturel mais des mondes naturels, ce qui rend
vaine la détermination d’un socle unique, car il faudrait alors ignorer les fondements des
autres mondes qui varient dans chaque cas puisqu’ils sont propres à une époque et sont à
l’origine des modes d’organisations de chaque société. Par ailleurs, si nous admettons cet
invariant originaire du monde naturel, il devient difficile d’expliquer la diversité concrète des
humanités.
Cet aspect de l’analyse de Patočka n’est pas sans nous interpeller lui qui est catégorique
lorsqu’il affirme la centralité de l’histoire de l’Europe, ainsi; «l’histoire n’est pas d’emblée
l’histoire de l’humanité. Elle ne le devient que par le passage de l’histoire de l’Occident à
celle de l’Europe et l’élargissement de celle-ci en histoire planétaire» (EAE, 13), en même
tant qu’il admet qu’il est impossible d’attribuer un seul fondement à l’humanité, et que
l’apparition elle-même comme découvrement des étants et surgissement des structures de
l’être est historique38
. Remarques qui corroborent les thèses de Husserl sur l’universalité de
l’histoire de l’Europe, « le telos spirituel de l’humanité européenne […] il suffit de remonter
38
Patočka perd souvent son lecteur tenant au même moment deux discours ; dans le premier il montre la nécessité de sortir du schéma d’une prééminente de l’Europe, tout en étant incapable de s’en défaire complètement dans la suite de ses propos. Il reproche à G Barraclough un unilatéralisme de vue dans sa présentation de l’histoire, qui est « à critiquer[…] elle s’en tient à l’articulation typiquement européenne de l’histoire en Antiquité, Moyen-âge et temps modernes, périodes qui sont de toutes évidence européocentriques (EAE, 250) mais ce qu’il propose, sa « toute nouvelle » périodisation de l’histoire notre avis n’est guère meilleure, selon Patočka notre époque posteuropéenne qui succède à l’ère européenne et, auparavant, à un stade préeuropéen de l’histoire » (EAE, 252) il ne dit ni plus ni moins que l’histoire se périodise à partir de l’Europe, alors que chez Barraclough l’histoire est en Europe.
31
aux origines historiques de l’humanité européenne, et de discerner le nouveau type
d’historicité qui par elle se détache désormais sur le fond de l’histoire mondiale39», que
Patočka n’a cependant pas repris, et qu’il est parvenu à surmonter en substituant le fondement
de l’Europe par le germe de l’Europe, faisant de l’Europe au passage un principe spirituel.
En voulant déterminer absolument un invariant au monde, puisque c’est une voie plus
confortable, les hommes de la pré-histoire se sont donnés des réponses, qui les ont longtemps
sécurisés au point d’avoir oublié qu’ils en étaient les auteurs et qu’ils pouvaient au gré de leur
actualité questionner ces récits fondateurs, pour les actualiser. C’est à cette humanité confinée
dans les certitudes du monde pré-historique que nous devons dans la partie suivante nous
intéresser, nous examinerons ces réponses qui sont matérialisées par les mythes.
En procédant ainsi l’occasion nous est offerte de montrer comment Patočka trouve
précisément dans ce monde de l’humanité qui ne s’émeut pas encore radicalement de son
existence, moins le ferment que le motif de ce dont elle va résolument entreprendre de se
préoccuper à partir de son insertion dans l’histoire. Celle-ci consiste non pas à se détacher du
substrat préhistorique mais au contraire à le revisiter, à le passer à l’examen d’une méthode
nouvelle, la mise en question. Mais également il trouve un moyen de surmonter et de prévenir
la maladresse, qui consiste à scinder de façon définitive le monde pré-historique et le monde
de l’humanité ouverte à la problématicité.
II- De la préhistoire au commencement de l’Histoire
Nous voulons commencer par préciser que le «décalage» du monde pré-historique, par rapport
au monde de la problématicité, ne signifie pas qu’il est dépourvu de sens. Comme le montre
Patočka, «le monde d’avant la problématicité est également le monde doté du sens donné,
modeste mais sûr. Le monde est doté de sens, c’est-à-dire compréhensible parce qu’il y a des
puissances, dieux et démons au-dessus de l’homme, qui dominent et décident de lui…ce qui
insère ainsi l’homme dans le monde est décisif du monde entier, ce qui détermine son destin
et son faire » (EH, 37). Le monde non-historique est pourvu de sens, seulement ce sens est un
sens donné, qui s’appuie sur la présence permanente du surhumain ce qui permet aux peuples
primitifs de se dérober du questionnement que l’expérience du mystérieux orchestre pour se
réfugier dans le mythe.
Ce monde sans histoire est déjà peuplé par des hommes qui ont des représentations et une
certaine compréhension du sens de l’étant. Seulement il s’agit d’une communauté qui n’est
pas encore allée à la rencontre de l’être. C’est précisément ce monde de la problématicité qui
39
Husserl, Op. Cit., p354
32
va nous ouvrir la voie à l’idée de l’Europe. Nous ne manquerons pas d’explorer un lieu qui
aux yeux de notre auteur constitue le point de contact, entre le monde a-problématique et celui
de la problématicité. Il s’agit du mythe dont le contenu donne accès au questionnement
critique.
1 Le monde pré-historique en tant que monde avant la découverte de la problématicité
Notre auteur consacre la première étude des Essais hérétiques aux « Considérations
préhistoriques », dans lesquelles il revient explicitement sur le rapport entre le monde de la
vie « naturelle »et le monde de l’histoire. Cela ne peut s’appliquer que si l’on considère un
instant, qu’on pourrait aussi parler du monde naturel dans un sens quelque différérent_ en le
comprenant comme le monde d’avant la problématicité, c’est un monde où le retrait n’est pas
encore éprouvé comme tel » (EH, 36) En les comparant, il insiste sur ce qui les singularise,
pour montrer qu’il faut éviter de les opposer simplement, mais au contraire nous devons lire
les différences entre le monde de l’historicité et le « monde naturel » à travers le lien qu’ils
entretiennent. Cependant gardons-nous d’une démarche discursive car le monde naturel de
Patočka est celui de la structure de la totalité des comportements humains. Et Ilja Srubar
constate que pour Patočka « la lebenswelt s’ouvre à partir de la praxis humaine dans laquelle
l’homme va à la rencontre de ses possibilités et dans les perspectives de laquelle il rencontre
les autres hommes et les choses » (91), c’est autrement dit celui qui réunit les modalités de
son séjour dans le monde40
.
Car ce « monde naturel » qu’il oppose à la problématicité est celui des « peuples naturels »
pour Patočka «ceux qui y vivent acceptent, là où nous demeurons incertains, ils semblent
connaitre les réponses avant même que les questions ne soient posées. Comme s’il allait de
soi que la vie soit quelque chose de compréhensible et qui vaille d’être vécu. Sur ce point, la
vie des peuples naturels ressemble à celle des animaux» (EH, 37). En procédant de la sorte il
parvient à établir la relation entre les deux mondes, sans nier leurs différences ; notant que si
cette vie « ressemble » à celle des animaux, elle n’en est pas moins humaine. Mais cette vie
est davantage tournée, voir exclusivement, vers la seule idée de vivre.
Cependant, il faudrait se garder d’envisager le monde naturel comme étant le monde objectif
que des consciences vont interpréter comme un objet et dont elles se communiquent les
différents « flux » des vécus. Au risque de revitaliser ce que notre auteur définit comme le
« schisme introduit dans l’étant par le cartésianisme, une survivance de la conception
fondatrice de la tradition des sciences mathématiques de la nature» (EH, 27). Or c’est là aussi
que nous pouvons voir l’originalité de Patočka qui, dans sa conception du monde non
problématique, tient à garder une liaison entre l’homme anhistorique et celui qui a fait
40
C’est pour cela que dans ce cas nous avons repris les guillemets de l’auteur, et il en sera de même quand il
parle de la « vie naturelle », des peuples « naturels », il évoque encore l’a-problématicité.
33
l’expérience de la problématicité. Mais il ne faut pas s’y méprendre, leur différence est
utilisée pour mettre en lumière ce qu’ils ont chacun de particulier.
Dans le monde non historique justement, il n’y a pas « rien », il n’est pas vide, il y a quelque
chose qui est présent, ce quelque chose à partir de quoi l’historicité va pouvoir se déployer. La
position de notre auteur sur le monde naturel s’appuie sur la distinction méthodologique qu’il
institue entre le monde préhistorique et le monde de la problématicité, et qui est introduite par
un élément ; l’historicité. C’est en fonction de ce rapport à l’histoire que Patočka entendait
rendre compte de la spécificité de la vie naturelle, il considère que c’est « en le comprenant
comme le monde d’avant la découverte de la problématicité» (EH, 36) que nous avons plus
de chances d’y parvenir, sans opposer la vie pré-historique à l’histoire.
L’absence de problématicité ne signifie nullement que ce monde est tout à fait proche de
l’animalité. Certes les activités humaines y sont davantage destinées à la vie. L’auteur
constate effectivement que cette vie « naturelle », c’est-à-dire aussi sans « histoire », est
majoritairement tournée vers l’autoconsommation. Il note que « le trait fondamental est ici
l’enchaînement de la vie à elle-même : la nécessité physique d’exister de telle manière que la
vie est consacrée au service de la vie, à pourvoir aux besoins de la vie. C’est bien là une des
guises en lesquelles la finitude de ma vie humaine, en débordement sur le néant et la mort, est
toujours présente» (EH 40). C’est à cette mission, en somme à l’entretien de la vie, que
l’humanité « naturelle » de la pré-histoire «s’affaire» quotidiennement au point de s’y
dissoudre entièrement.
D’après Patočka, l’homme qui appartient au monde naturel est celui qui consomme la vie et
qui travaille à cette tâche. C’est un indicateur supplémentaire de ce qu’est le quotidien de
l’homme qui est préoccupé par la «vie nue», qui nous permet aussi de découvrir le sens du
travail. Étant donné qu’il ne vit que pour consommer, il consacre une part importante de son
activité à produire ce qu’il va consommer, ce qui octroie au travail une dimension singulière,
en raison de la pénibilité que cette mission d’entretien de la vie végétative implique.
L’activité humaine, note l’auteur, « soulève des questions qui forment alors un domaine
spécial: le travail propre et celui d’autrui, les problèmes de l’exploitation du travail et de la
libération du joug du travail » (EH 40). Avec la pression démographique et la sédentarisation
de la population, le travail va nécessiter une organisation complexe à la fois des ressources et
des travailleurs, c’est l’un des domaines dans lequel l’homme aura la possibilité de faire
l’expérience de la liberté, qu’il n’a pas, en vivant la contrainte de la charge du travail41
. Ce qui
41
D’après Patočka, « les premiers empires donnent à l’existence humaine le même sens que ce que connait déjà
l’homme naturel : celui de pourvoir à la subsistance commune. Ils ne se distinguent que dans la mesure où ils
poursuivent de manière organisée ce but auquel l’homme parfaitement naturel tend instinctivement et sans
système » (EH, 71). L’émergence des grands empires tient davantage aux ressources cumulées, et préparées par
la sédentarité humaine, il insiste ici pour montrer qu’il y a des sociétés qui se sont constituées naturellement et
d’autres qui se sont construite « rationnellement » ce qui dans le vocabulaire patočkien revient à dire
34
indique que la vie de l’homme dans ce monde d’avant la problématicité est déjà singulière, il
faut au moins lui reconnaitre de ne plus se confondre à la «vie nue», dont l’entretien répond à
un besoin organique. Avec le travail il connait à son niveau le souci de la charge qui consiste
à assurer la subsistance.
À travers le travail, l’homme prend soin de son corps qu’il maintient en vie, mais aussi il se
consacre aux autres quand il les nourrit. Certes les animaux le font également pour leur
progéniture, mais dans les sociétés humaines primitives le but est d’autant plus élevé, qu’il est
parfois question de trouver les moyens de produire et d’administrer des quantités importantes
de biens à consommer, les hommes naturels ne se contentent pas de ramasser ou de cueillir.
Le travail, même s’il n’est destiné qu’à prévenir la faim, donne à lire, un début dans cette vie
anhistorique.
Pour notre auteur, « le travail conçu en ce sens apparait comme un facteur qui s’oppose à
l’histoire, c’est le travail qui a maintenu l’homme dans le cadre du projet de la vie pré-
historique, de la vie pour la vie» (EH 42). Autrement dit, il limite la vie de l’homme à l’effort
pour rester en vie, en réalité il vit dans la proximité avec la mort, sans questionner
radicalement sa vie. Le travail l’aide seulement à se maintenir en vie, mais d’une manière plus
élaborée que l’animal, il est donc bien loin de l’homme de l’histoire. Seulement comme nous
l’évoquions, cette vie dans laquelle l’homme travaille pour le pain quotidien va dans une de
ses sections se rapprocher de la problématicité sans y entrer résolument. Cela par le fait que le
mode de vie sédentaire relève d’une certaine complexité, qui exige d’entreprendre des travaux
pour l’avenir.
Ici encore, il y a des exemples similaires42
chez les animaux, qui construisent par exemple un
terrier pour se protéger des intempéries. Mais le nid est la plupart du temps un abri autonome,
et même les réunions en colonie n’égalent pas la perte d’autonomie qui résultent par exemple
de l’édification des villes, de leur durée et de la volonté de pérenniser ces installations en
rapportant dans un travail historiographique l’origine d’un groupe, ou les raisons de la
fondation d’une cité en un lieu précis. C’est dans cette dynamique écrit Patočka, que, «
naissent les premières hautes civilisations, impliquant aussi une mémoire collective qui survit
politiquement. La communauté est donc déjà constituée seulement note E Tassin « l’ébranlement hisse la
communauté des habitants à la hauteur du plus haut en modifiant l’orientation générale du mouvement vital qui
les séparait » (E Tassin, Richir, op. cit, p173), en d’autre terme il faut que la communauté soi capable de réunir
les conditions du polemos, au point d’en faire son principe. 42
Précisons qu’il ne considère pas les autres peuples comme relevant du règne animal, il reprend le caractère
biologique de tous les hommes, pour montrer que ceux qui s’en contente n’ont pas encore connu l’étonnement.
Patočka est préoccuper de montrer qu’il y a un rapport entre la vie authentiquement humaine et l’action
historique qui fait partie de « ses potentialités profondes[il n’empêche] il peut se borner comme les autres
animalia au cycle de la vie biologique ou construire, à l’instar des grands groupements des peuples
préhistoriques, un système de dépendance délibérée où la vie s’enfermerait comme un cocon » (EAE,15).
Patočka laisse penser qu’il ne se laisse pas impressionner par la taille des communautés organisées, ni par les
pyramides ou la grande muraille, à ses yeux ce qui compte, et nous y reviendrons, c’est la communauté politique
dont les membres sont les auteurs de leur histoire.
35
aux individus. L’homme confère à ses dits la durée de la brique ou de la pierre, et ses œuvres,
les mythes par lesquels bon gré malgré il explique le monde, prennent validité en cheminant
d’un peuple à l’autre et deviennent la propriété de tous » (EH, 38). Mais surtout, il manifeste
le désir de partager ce récit, la communauté est donc de ce point de vue un lieu possible
d’ouverture à la problématicité.
Nonobstant l’apport qualitatif du travail dans les sociétés antiques rayonnantes, Patočka est
toujours d’avis que « le projet fondamental des possibilités d’un tel être-au-monde naturel,
c’est l’existence en ce sens non problématique. Ce trait de la vie naturelle a toujours été
frappant: ceux qui y vivent acceptent, là où nous demeurons incertains » (EH, 37). Ils ne se
posent pas de questions se satisfont des réponses contenues dans les annales de la collectivité.
Cette façon de vivre communautairement n’est qu’une amélioration qui s’avère insuffisante
pour figurer dans le domaine de l’historicité, en d’autres termes le degré de sophistication de
l’organisation sociale n’est pas un gage de problématicité.
La figure de la grande maisonnée que Patočka utilise, se rapporte à la transmission et à la
consolidation de la vie, en tant que projet communautaire, qui est même assuré par l’écriture.
Ce moyen de conservation est une production du monde naturel, un moyen élaboré pour
immortaliser la vie de la communauté. Avec la communauté, l’humanité non problématique a
une « possibilité cachée de la problématicité qui peut éclater à tout instant, mais que ces
peuples ne réalisent pas, qu’ils n’ont pas l’intention de réaliser. La problématicité est donc là
en retrait dans une sorte de refoulement » (EH, 38). Mais c’est exactement cela qui est le
signe de la vie dans la problématicité, qui est présence comme possibilité, autrement dit en
germe, et qui a besoin de connaitre l’expérience du « passage » pour éclore. Elle peut à, tout
instant, déployer son regard en ce sens et s’ouvrir à la vie libre, ou préférer le confort de la vie
dans les réponses données.
En effet, l’homme qui vit dans l’évidence du monde naturel, fréquente la question essentielle
du but final de sa production comme un souci, ce qui ne veut pas dire qu’il s’y intéresse
radicalement. Dès lors que ses besoins sont assurés, il adopte l’attitude de l’animal qui a
trouvé une proie, alors même qu’il peut observer un retrait par rapport à l’étant, et se
permettre de se questionner sur ce qui est, mais il n’en n’éprouve pas le besoin ou alors il
dirait qu’il n’a pas d’une certaine manière le temps de le faire. Il faut qu’il se remette à la
tâche, confiné dans ce cycle d’acceptation et de reproduction de la vie, il a tout de même saisi
le caractère de la «charge» (EH, 41) que constitue le travail.
L’homme, à cet effet, doit aménager son temps par exemple, et organiser son espace en
fonction de son travail. Il n’attend pas d’avoir faim pour aller à la chasse, il lui arrive de
constituer des réserves. Ce qui n’a rien à voir avec le garde-manger d’un animal, le grenier est
la matérialisation de cette capacité de se projeter dans le futur, une forme de cet attrait de
36
l’humain pour l’éternité qui est inscrite en lui. Il peut alors ressentir dans le projet de le
remplir au niveau du stock de sécurité, ce que Patočka nomme dans le travail « sa pesanteur »,
c’est l’urgence pour l’homme naturel d’assurer la vie pro futuro.
Ainsi dit-il « paradoxalement le travail nous fait éprouver notre liberté; sa pesanteur dérive de
sa charge comme trait plus fondamental encore, lié à la vie humaine en général, elle tient au
fait que nous ne pouvons-pas prendre la vie simplement comme quelque chose d’indifférent,
mais il nous faut toujours la porter, la mener_ nous en porter garants et en répondre. Le
travail, qui (selon l’analyse de Arendt) est toujours un travail pour la consommation, n’est
possible que sur le fondement d’une existence libre (EH, 41) ». À la différence donc de
l’animal, l’homme quand il cherche à se nourrir; travaille. C’est l’occasion pour lui de faire
l’expérience particulière de la contrainte, étant donné qu’il ne fait pas seulement face à
l’insatisfaction, qui consiste pour le chasseur à rentrer bredouille.
C’est le moment de la discussion où notre auteur revient sur une des possibilités, du
lebenswelt; dans le deuxième mouvement, l’être humain est toujours aux prises avec
l’angoisse, quand bien même il se mettrait face au monde en tant que seul être capable de le
faire, c’est pour constater aussitôt qu’il est comme programmé pour la chute, il voit à nouveau
sa finitude. Cette lucidité sur sa fin il la réalise effectivement quand il « peut se tenir ainsi à
l’extrême limite de tout ce qui existe » (MNPP, 177) de sorte que note Arendt les œuvres vont
lui permettre de survivre à la mort, à la différence du travail qui retarde seulement son
échéance43
.
En montrant la vie de l’homme préhistorique, comme nous l’envisagions au début de ce
paragraphe, c’est le rapport de dépendance, mais également le paradoxe entre le monde
naturel et la vie selon la problématicité qui sont exposés L’introduction dans cette
problématicité ne se fait pas une fois pour toute. Nous devons pour l’expliquer recourir au
germe tel que Patočka l’a suggéré au début de sa recherche, c’est-à-dire que cela requiert une
attention constante. Une communauté constitue son corpus de réponses ; ce sont ces
croyances, ses opinions, et même s’il ne s’agit là encore que d’un sommeil dogmatique, c’est
la matière dont il se sert pour réorganiser sa vie afin qu’elle devienne authentiquement
humaine.
Cette quête vers l’authenticité a bien un commencement, qui comme il sera fait mention dans
la suite jette un regard nouveau sur le mythe, en montrant spécialement que malgré son
appartenance au monde de l’évidence et des réponses, le mythe ne constitue pas moins le pont
43
Ilja Srubard précise que dans le mouvement de « l’auto-prolongation et de l’auto-reproduction, Patočka
subsume l’affrontement de l’homme avec la nature et avec les autres hommes caractérisé par le travail, le combat
et la concurrence dont le but est de garantir la satisfaction des besoins vitaux […] ce mouvement attire l’homme
vers les choses, il comprend la manipulation de la nature et des hommes par l’homme »(92). En d’autres termes
c’est quand il se met face au monde, comme un épochè, que celui-ci devient un objet à découvrir, à connaitre
puis à dominer.
37
vers la problématicité. Le fait d’être familiers des réponses sécurisantes, ne signifie nullement
que les hommes « naturels » ne connaissent pas des choses sacrées ou mystérieuses, parce
qu’ils sont très occupés par la vie concrète. À travers le mythe qu’ils possèdent, notre auteur
voit un «comportement humain qui vit le développement de l’ouverture et de son
district[…]chacun de ces comportements contient un mode particulier de dévoilement de
l’étant ou, le cas échéant, de l’être. Dans le culte et le mythe, les choses sont [justement]
dépouillées de leur signifiance quotidienne au service de la vie, dotées du caractère d’étants
libres et autonomes originaires » (EH, 32). Il y a donc dans le mythe une expérience de
l’esprit qui s’écarte de l’urgence d’assurer la vie, pour s’autoriser à faire de l’étant non plus
seulement un lieu de production de la nourriture, mais un champ d’investigation du motif de
sa présence, de son existence.
2 Le mythe comme passerelle vers la problématicité
C’est en faisant apparaitre le monde en tant que monde dans l’histoire, que le récit mythique
qui élabore une réponse sur le monde, constitue un acte de liberté. Dans la mesure où
l’homme s’octroie le droit de soumettre l’étant à l’examen du regard dans ce qui est. Mais
cette liberté comme nous l’avons rapporté trouve sa justification dans cet état de non liberté.
Aussi devons-nous voir, comme Patočka le relève, au fond de la manière naïve, dont le monde
se présente à nous, dont il « parait », un phénomène pur qui, dans l’attitude courante orientée
vers la réalité des choses, demeure cependant occulté.
Patočka utilise le mythe pour définir un lieu commun à toutes les civilisations. voici ce qu’il
dit: « Bien que les grandes civilisations archaïques se caractérisent de même que la Grèce
d’avant la période classique, par une existence sans faille dans un monde de la vie qui livre
l’étant de la manière immédiate, on note dans ces mondes de la vie, la monté d’une rationalité
qui, ne posant pas de questions, demeure épisodique et non explicite »(EAE,68) ce n’est pas
encore un dialogue entre l’homme et le monde, celui-ci n’est pas questionné mais seulement
interprété. Et le langage, notamment dans sa codification la plus efficace permet de conserver
puis de transmettre cette première « réflexion » (EAE, 68) sur le monde.
Car en considérant le mythe comme un lieu de partage entre le monde à couvert et le monde à
découvert, entre l’évidence et la problématicité, ceci nous suggère en analysant Patočka,
qu’entre la philosophie Occidentale et les autres humanités pensantes il y existe une
communauté de vue dans les positions originaires de chaque groupe humain. Lorsqu’il opère
un retrait vis-à-vis de ce qui l’entoure, ce n’est pas encore un rapport de suspension mais le
mythe est le « premier pas » (EAE, 69) qui y conduit. C’est-à-dire pour la première fois il a
vis-à-vis du monde dans lequel il a toujours vécu un intérêt différent que celui de prélever ses
moyens de subsistance. Mais nous n’en oublions pour autant ce rapport nostalgique avec
l’hellénisme qui s’avère toutefois très utile, dans la mesure où il nous donne des informations
38
sur la manière dont les Grecs sont, avec Socrate parvenus à la problématisation du mythe, à
éclairer d’une lecture nouvelle le rôle du mythe dans l’aventure humaine44
.
Le mythe offre, chez notre auteur, un socle commun à toutes les humanités, il traduit, le
premier, le besoin humain du sens. Leur présence dans les grandes civilisations s’explique par
le fait qu’ils font partie, nous dit Patočka, « des œuvres langagières qui sont comme un second
monde se rapportant au monde originel. Et ces œuvres, les mythes par lesquels bon gré mal
gré il explicite le monde » (EH, 38). Le mythe est donc au même titre que l’historiographie, la
mémoire d’une communauté, mais pas seulement il peut aussi être pédagogique.
Son principal défaut est de se décliner sous le mode de l’acceptation, pour réguler les rapports
sociaux, légitimer le travail, en somme pour affermir la vie concrète chez les hommes qui
vivent en dehors de la problématicité, et inférioriser définitivement l’homme en plaçant les
dieux et le sacré au-dessus de lui comme dans l’épopée babylonienne d’Atrahasis. Selon
Patočka, il ne faut pas s’étonner que « toute la forme de vie des premières hautes civilisations,
telles qu’elles se reflètent dans le miroir de leurs mythes et de leurs créations poétiques, offre
un témoignage plus écrasant de la servilité qui caractérise initialement l’autocompréhension
de l’humanité esclave de la vie » (EH, 43). Le mythe est de ce fait une construction
spirituelle destinée à pérenniser les attentes, parmi les plus élevées d’une société.
Mais ce n’est pas pour le contenu du mythe, plutôt pour sa fonction que le mythe est
intéressant, en tant qu’il constitue un signe de la proximité des peuples primitifs avec la mise
à découvert. En ce sens J-C Gens nous révèle que « Patočka considère que le mythe est vrai».
Il ne va pas jusqu’à revendiquer pour lui le même statut que la philosophie, toutefois,
« comme l’est le songe par rapport à la veille et au sommeil, la parole mythique est donc
intermédiaire entre celle qui est dénuée de tout questionnement et celle qui déploierait
explicitement une question45». Il n’en demeure pas moins une réponse qui sans être vraie est
pertinente, qui va susciter des questions qu’il ne peut pas soulever
En effet, en accommodant des mythes comme récits fondateurs, ils ont en quelque sorte
ouvert, comme le montre Patočka, la voie à la démarche rationnelle qui situe la pensée au-
dessus de la vie concrète. Ceci pourrait faire l’objet d’autres développements puisque nous
pourrions éventuellement nous en servir pour alléger les charges qui pèsent sur le
44
Malgré son mode de donation qui le situe dans la catégorie de la vie accepter, il faut noter avec Henri Declève
« que philosophes et poètes partagent un même intérêt pour le lot de l’homme [cela] ne signifie pas que la
tragédie serait une illustration allégorique de thèmes et de thèses proprement rationnels. « la vérité du mythe
dans les trames de Sophocle sur les Labdacides » met précisément en garde contre la tendance à considérer la vie
spirituelle qui a précédé la naissance de la philosophie comme un état sauvage de la raison[…] le mythe
appartient lui aussi au domaine de l’alithéa » il note que selon Patočka ce mode particulier d’exister structuré par
les rites et par les récits qui le reprennent réflexivement, l’homme »se rapporte à la totalité des possibilités au
sein desquelles le monde l’interpelle » (Jan Patočka, l’écrivain et son objet, Paris, 1990, p32) 45
Jean Claude Gens, « la vérité du mythe », in, N Frogneux (dir), Liberté, existence et mode commun, C H ,
2012, p 225
39
cartésianisme quant à sa responsabilité dans l’institution du schisme entre la vie concrète et la
vue intellectuelle. Toutefois ce ne sera pas le lieu ici.
Notre priorité demeure d’examiner comment le mythe peut nous permettre d’identifier dans la
vie pour la vie, les prémices de la mise à découvert. Et aussi de tenter de comprendre la
manière avec laquelle le récit mythique assure une fonction d’affermissement de la vie
concrète, en mobilisant des moyens spirituels, pour donner à celle-ci un sens qui sera
accepté. Et la philosophie n’intervient que pour inviter le sujet à se mettre en quête de son
propre sens, et préciser de quelle manière ce sens doit être manifesté pour donner à la vie
humaine la dignité qui est intrinsèquement la sienne.
L’explication mythique n’atteint pas le degré de systématicité suffisante46
, pour revendiquer
une place dans les projets de l’homme qui vit selon la liberté. Le mythe fait l’objet d’une
disqualification chez les philosophes qui l’opposent souvent à la réflexion. Patočka ne fait pas
exception, seulement, il insistera sur le rôle du mythe, comme un préliminaire, une étape
intermédiaire nécessaire avant la problématicité. Le rapport au mythe est religieux, par le fait
qu’il s’impose comme une vérité établie. Il n’est pas interrogé, et n’est pas produit pour être
contesté, ne se soumet pas à l’enquête réflexive. Malgré cela il n’est pas question pour notre
auteur de l’invalider définitivement.
Bien qu’étant situé avant ce que Patočka considère comme «l’éveil», le mythe est ce par quoi
l’étant homme parvient au seuil de la vie problématique. Il constitue une réponse qui a été
formalisée au début de la vie des communautés primitives, pour donner un sens au monde.
Notre auteur précise que « l’homme d’avant l’histoire comprend la vie dans une sorte de
métaphore ontologique. Il ne distingue pas entre la nuit qui est un fait d’expérience et la nuit
comme obscurité dont jaillit l’éclair de l’être, entre la terre qui nourrit et donne des fruits, et
l’arrière-plan de l’univers, la toile du monde qui n’est pas une réalité singulière, mais ce dans
quoi toutes les réalités peuvent se présenter… il ne distingue pas entre figure et figuré,
signification et objet, discours et chose dite » (EH, 64). Cela est possible, parce que le monde
d’avant la problématicité, tel que décrit par les mythes, est constitué d’un seul plan dans
lequel l’homme se distingue à peine des autres étants, et vis-à-vis desquels il est incapable de
46
Avec le mythe la question du sens se pose aussi c’est dans une « communauté organisée en vue de situer
l’existence dans la lumière du bien[que] Œdipe –Roi rappelle à l’homme que été clarté pour laquelle il serait créé
et dont il serait le dépositaire est en réalité un mythe dont le rite n’est autre que son destin »(131) revenant sur la
lecture patočkienne de la Genèse, H Declève relève que la vie au jardin d’Eden avant la chute, donnerait « une
« image exacte » du mouvement d’enracinement. L’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance
évoquerait le second mouvement, celui d’exposition, du travail de l’activité organisée. Mais la rupture de
l’interdit ne signifierait pas seulement le passage du premier au second stade ; l’interprétation qu’en donne le
mythe dit Patočka « saisit la vie humaine non comme un fait mais comme un évènement qui trouble la paix de
l’indifférence envers l’être propre, et s’écarte de l’ordre antérieur du monde.[…] la condition humaine est ici
comprise comme responsabilité pour cet évènement[…] l’existence n’est plus simplement présentée-donnée,
mais elle est prise en charge et c’est là ce qui déclôt l’être propre ».
40
se mettre en retrait. Autrement dit ce monde naturel est accepté comme une évidence, et le
besoin de la preuve n’est pas exprimé. Il n’y a pas encore sa place.
Le choix de la problématicité comme critère objectif pour décrire, par son absence, les
structures du monde naturel, revient finalement à considérer le regard mythique de l’homme
préhistorique. À travers la problématicité, nous pouvons constater avec Patočka que ce n’est
pas le monde qui est soudain différent dans l’existence réflexive, c’est le regard qui y est porté
qui est différent. C’est celui qui est prêt à affronter le péril, et qui part de l’étonnement comme
Platon et Aristote le formuleront à leur époque. Cette attitude nouvelle n’offre pas l’assurance
du mythe, et elle empêche au demeurant de se lancer à l’assaut de l’inconnu.
Malgré ses manquements, force est de reconnaitre que c’est un premier moment qui écarte
définitivement l’homme de la vie seulement biologique. Certes il se dote d’une réponse qui
clos tous les débats futurs, en cela le mythe ne questionne pas comme le permet la
problématicité. Cependant de sa réponse transparait la préoccupation du mythe de désigner,
de nommer les choses et les évènements qui meublent le quotidien des hommes naturels. Bien
entendu, il n’est nullement question de prétendre à une quelconque scientificité du mythe, ce
qui serait un contresens aberrant, toutefois force est de reconnaitre selon Patočka, que le
mythe « n’est pas une simple fiction, une fable. Qu’il soit au contraire très proche de la vie
pratique, la preuve en est fournie par l’origine mythique d’une chose telle que le calendrier »
(PE, 81). Et c’est en cela qu’il est d’une grande utilité pratique, il ne s’intéresse pas
simplement à la question des origines, il est élaboré à partir d’observations47
.
Dans la perspective patočkienne, il y des étapes qui précèdent l’éveil. Ce qui ne signifie pas
pour autant que l’entrée dans la vie problématique va de soi, ni même qu’elle est inscrite dans
la nature de l’homme. C’est une possibilité à laquelle l’homme peut décider de s’ouvrir si il
en exprime le besoin. Il faut un effort de sa part pour que cet éveil puisse avoir lieu. Tel que
Patočka l’expose, l’éveil à la problématicité n’est pas une aventure linéaire et automatique,
même si tout homme en est fondamentalement capable. Mais cela ne signifie pas pour autant
qu’il s’y ouvre et accepte de s’y engager.
Le mythe par la communauté importante qu’il permet de réunir le montre efficacement.
Patočka affirme à ce propos que, «de tout ce que nous connaissons dans l’expérience, seule la
vie de l’homme est dotée de sens en ce sens. Sa moindre impulsion ne peut être expliquée
qu’à partir d’un rapport intéressé à soi sur le fondement de l’ouverture à ce qui est » (EH, 58).
Les mythes ont de ce fait retenu l’attention de notre auteur, pas pour eux-mêmes, ou pour leur
contenu, mais parce que la fonction qu’ils remplissent en font les prémisses de la pensée
philosophique. En ce sens que l’auteur rappelle, que « la philosophie ne prend pas son départ
47
Le mythe patočkien a carrément un rapport avec la vérité, d’après H Declève, « le thème de l’unité
inséparable est tout proche des relations entre mythe et vérité comme mouvement de l’existence » (133)
41
ex abrupto, elle n’entre pas dans un monde spirituel où elle ne ferait que remplir un vide. Au
contraire il y a dans le monde spirituel où elle fait son apparition quelque chose» (PP, 61).
Elle vient à juste te titre améliorer le regard de l’homme sur le monde, qui lui est toujours le
même. Il faut donc lui reconnaitre cette capacité à concrétiser par une réponse qu’elle veut
définitive, comme un sens donné, le moment qui précède le premier questionnement de
l’homme.
Le mythe rend parfaitement compte de l’expérience de l’enracinement, en présentant une
partition bipolaire, entre un monde dans lequel l’homme est chez soi, et ce que notre auteur
considère comme l’inhabituel, l’étranger. Dans le mythe japonais, ce clivage est repris à
travers la figure du familier, qui est sécurisant, clairement distinct nous dit Patočka « de ce qui
sort du quotidien, de ce qui recèle en soi le fascionosum, le mystérium tremendum, ce devant
quoi l’homme tremble, ce qui est innommable, ce dont on ne parle pas, ce qui est tabou » (pp,
65). Ce qui explique la posture de l’homme qui subit, sa vie, son entrée dans le monde et qui
reçoit sa détermination de la volonté des dieux. C’est ainsi que le sort d’Œdipe est lié avant sa
naissance. Sa vie lui échappe complètement, et il ne fait que parcourir le schéma que l’oracle
avait annoncé.
Conclusion
Il faut selon Patočka renoncer à déterminer un « fondement » de l’Europe, de la même
manière qu’il est vain de tenter de trouver un invariant au monde pré-historique. Car chaque
monde naturel dépend de l’explication que les hommes à une époque donnée vont lui fournir.
Nous devons en raison de cela renoncer à cet invariant, ce fondement, étant donné écrit notre
auteur, qu’« il n’y a pas de composant invariable, il n’y a pas d’autre constance que la
synthèse ontico-ontologique dans l’être-à-découvert de l’étant. Tous les mondes historiques
sont « naturels », il n’y a d’artificiel que certaines activités (comme la technique) » (EH 36).
Autrement dit, l’étant a besoin de la structure de l’histoire pour apparaitre, pour se mettre-à-
découvert. L’Europe s’inscrit dans un processus d’autonomisation permanent, ce qui est
incompatible avec les directives contraignantes qu’un fondement lui imposerait en exerçant
sur elle une certaine tutelle. En effet le fondement possède un statut définitif, et tout ce qui
s’appuie sur lui, lui est en quelque sorte soumis.
C’est sur cela que Patočka s’appuie pour penser que L’Europe n’a pas de « commencement »
en tant que tel puisqu’elle est précédée par ce quelque chose, qu’il appellera la vie nue, la vie
avant la problématicité ou le monde naturel. Il n’est plus dès lors question de chercher un
élément fondateur, un point initial à partir duquel le thème Europe commence. Il vaut mieux
parler de germe car, comme nous le verrons dans la suite, c’est un principe qui gouverne
42
l’Europe, une idée pérenne potentiellement présente et qui cherche à chaque fois qu’elle se
déploie à se renouveler.
L’historicité tire sa substance de l’antériorité que lui procure le monde non problématique, de
la sorte même si dans une comparaison le monde anhistorique est situé à un degré moindre
que le monde de l’historicité, il entretient cependant avec lui un rapport étroit de
dépendance48
. Car la transformation qualitative du monde de la vie libre ne reçoit sa
pertinence, qu’à partir du monde de la vie nue. Aussi ne pouvons-nous pas à proprement
parler établir un fondement de l’Europe, il est préférable de parler du germe de l’Europe.
Son mode de déploiement n’est pas essentiellement problématique, puisqu’il consiste surtout
à confirmer des réponses et non à poser des questions. Le mythe procède donc à ce titre du
mode de l’acceptation. Mais il n’est pas seulement étiologique. Il peut servir à justifier un
principe moral, ou à inscrire dans la mémoire, des moments importants de l’histoire
commune.
Le récit mythique se veut donc fondateur, il impose un contenu qui ne se contente pas alors de
prescrire des règles à respecter des règle, car il a aussi parfois comme la mentionné H Declève
puiser dans la quotidienneté. Par exemple « le réalisme politique d’un Créon et l’unique
considération de la raison d’Etat ruinent la cité proprement dite 49
». M Crépon renchérit en
quelque sorte quand il invite à prendre en compte l’intervention du mythe dans notre monde
problématique ; « la mythologie de la nation ou de l’esprit national replié sur lui-même, fermé
à tout échange et à toute traduction constitue donc la première menace qui pèse sur le principe
européen »50, c’est cela qui rentre dans. À côté de ces récits il y a des mythes anciens qui sont
problématique
Chapitre 2 : Que s’est-il passé de nouveau en Grèce?
48
L’homme ne surgit pas brutalement au questionnement, il passe d’abord par une errance, en ce sens, indique J-
C Gens, qu’il faut considérer que « la pré-historicité est alors un existential qui dit quelque chose du fond actuel
et quasi intemporel de l’historicité humaine. Et c’est aussi en ce sens qu’il faut entendre la suggestion de
patočkienne de distinguer les trois stades qu’il qualifie d’anhistorique, pré-historique et historique à proprement
parler(voir EH, 58) Op, cit, p 238)». Le philosophe tchèque parvient de la sorte à réhabiliter le mythe
paradoxalement grâce à la philosophie qui se pose comme son contraire. 49
Op, cit, p 130 50
Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Galilée, Paris, 2006, p 128
43
L’Europe que Patočka étudie, ne pouvait pas être suscitée dans une société dans laquelle
l’homme est en situation de minorité, soumis à la nécessité physique, se complaisant dans
l’évidence du sens accepté que les mythes lui donnent pour lui indiquer comment il doit
mener sa vie. Nous sommes partis du monde préhistorique parce qu’il nous semblait qu’une
réflexion sur la vie nue qui n’avait d’autre prise que le souci du pain quotidien et dans laquelle
le travail est toujours et d’abord pour la consommation pouvait nous aider à comprendre la
problématicité et l’historicité. Autrement dit la non-liberté, comme corollaire de la vie
subordonnée à la quotidienneté, montre avec acuité les exigences auxquelles se confrontent
les hommes qui ont fait l’expérience de la problématicité.
Parmi ces exigences, il y a le souci pour assurer la survie individuelle, mais aussi celui de la
communauté qui va trouver sa justification dans les récits mythiques. Les premières hautes
civilisations ont institué le mythe fondateur notamment comme la réponse sur le sens de la vie
sédentaire, du travail. En apportant un début d’explication au fait que dans un groupe humain
le travail qui portait habituellement la charge du maintien de la vie, n’était plus désormais
uniquement destiné à nourrir, mais pouvait aussi produire c’est-à-dire pour créer des œuvres
qui leur survivront, et à travers lesquelles ils pourront assurer la reproduction et la pérennité
de leur mode de vie. Le mythe pouvait ainsi tenir lieu de passerelle selon Patočka entre la vie
dans l’évidence et la vie dans l’historicité. Dans la mesure où il affermit la vie concrète, et
parvient à se rapprocher de la frontière où l’humanité opère le retrait vis-à-vis de l’étant qui
lui ouvre la voie à la vie problématique.
Ces réflexions sur le monde naturel ou la vie non problématique se rejoignent dans la mesure
où elles fournissent à Patočka les matériaux qui lui permettent de reconstituer le cadre de
l’éclosion qui rend l’idée de l’Europe effective. C’est en s’y attelant que notre auteur va
s’intéresser aux plus anciennes grandes formes de communautés humaines historiquement
d’organisées, pour tenter de les situer par rapport à la problématicité. Très vite il s’aperçoit
que, « les empires du monde antique, les premières hautes civilisations et cultures étaient en
ce sens des maisonnées monumentales. La vie y était consacrée avant tout à la reproduction
de la vie, à l’entretien du feu vital. Rien n’indique que l’homme y ait élevé de plus hautes
prétentions » (EH, 42). Ces premiers empires se distinguent seulement du stade anhistorique
qui est le moment de la vie naturelle, quasiment végétative, et grâce à leur organisation ils
peuvent prévaloir d’avoir constitué une mémoire collective et consigné dans des annales leurs
intérêts pour la vie.
Néanmoins, ce n’est pas encore un nouveau moment de la vie humaine, même si ces sociétés
sont parvenues à la mise en œuvre organisée et concertée de moyens pour assurer la
reproduction de la vie. Cela implique pour notre auteur que le prestige d’une civilisation ne
tient ni à la richesse, ni à la puissance militaire qu’elle est capable de mobiliser. Ce qui
compte c’est qu’elle comporte des femmes et des hommes libres, c’est-à-dire qui ne se
44
dérobent pas face au péril de la vie dont ils connaissent la précarité, et qui consentent à
consacrer une partie de leur temps à connaitre ou à revendiquer pour eux-mêmes un autre but
à la vie, que la survie.
Cette autre façon de vivre, qui est la vie pour la vie, est ce qui tient les grandes maisonnées à
distance de la vie historique, c’est-à-dire la vie pour autre chose que le retardement de
l’échéance de la mort. C’est à ce propos que notre auteur qui s’intéresse à l’Europe, entrevoit
dans une communauté humaine particulière, qui, comme toutes celles de son temps, se
rapporte aux mythes, et aux dieux, mais qui cependant, va à un moment donné faire
l’expérience de la problématicité. En portant son choix sur la Grèce, il est sur les traces de
Husserl qui revendique une filiation historiographique, politique et culturelle avec l’Europe.
Mais il est important pour nous de tenter de mettre à jour la structure particulière qui a permis
à la Grèce de l’analyse patočkienne d’être propice à l’ouverture à la problématicité, afin de
déterminer en quoi elle consiste concrètement.
I Quelle Grèce a vu naitre l’Europe ?
1 La situation de la polis grecque
Pour pouvoir saisir l’Europe il nous faut commencer par comprendre la Grèce qui a été le lieu
de son apparition, ce qui va nous intéresser ici c’est la communauté grecque à travers sa
structure politique et la contribution particulière qu’elle a apporté au développement de la
philosophie. La démarche de Patočka s’organise autour de trois éléments, la Grèce, la
philosophie et l’Europe. C’est la philosophie qui sous-tend la dimension de l’Europe qui
l’intéresse à savoir l’Europe spirituelle, or la philosophie, notamment européenne a fait ses
premiers pas en Grèce au sein d’une communauté qui offrait un cadre politique propice à la
liberté de pensée.
L’époque au cours de laquelle quelques hommes vont commencer à s’interroger sur le sens de
la vie est contemporaine d’une complexification particulière de la vie communautaire en
Grèce, même si Patočka est d’avis que la grande maisonnée n’est pas un lieu qui génère
automatiquement la vie authentique. Parce que ceux qui y vivent se consacrent à l’entretien de
la vie nue, et n’ont pas à proprement parler accès à l’historicité. Évoquant le cas des grandes
civilisations d’Asie mineure, d’Egypte et de Chine, Patočka rappelle que nous sommes en
présence, à l’époque antique, de peuples qui ont élaboré une « science historique sans
histoire.»
45
Quant à leurs attentes, Patočka affirme que «le but, le sens de ces ouvrages est le maintien du
style de vie de l’homme pré-historique, de l’homme dont la vie a un sens donné et prescrit,
qui se borne au fond à l’acceptation et à la transmission de la vie, à sa conservation et à sa
consolidation. Une telle vie peut se dérouler au sein de formations sociales complexes et
puissantes, dans de grands empires pourvus d’une hiérarchie et d’une bureaucratie ramifiées
et pourtant n’être au fond qu’une grande maisonnée ou un ensemble de maisonnées
raccrochées à la cellule centrale de la maison royale » (EH, 59), et c’est la situation de la
Grèce avant la problématicité.
Or, c’est précisément de cette posture de reproduction et de conservation que les premiers
penseurs Grecs vont se démarquer autrement dit, prendre une distance, ce qui suppose que ce
mode de vie qui se comprend selon la vie nue et l’étant a donc été aussi le leur à un moment.
Les grecs s’en distinguent au moment où ils opèrent une césure, et s’écartent de cette vie
reçue et préparée pour répondre à l’exigence d’une vie organisée à une autre échelle. Ce
niveau exige de la communauté pour se rendre pérenne non plus seulement d’assurer son
approvisionnement en gibier, mais surtout pour répondre aux exigences que pose la vie dans
la polis.
Ce que Patočka montre ici c’est qu’il s’agit de l’étape suivante, qui succède nécessairement à
l’oikos familial. La vie dans le domaine public, que l’auteur définit comme « cette vie qui
n’est plus vécue uniquement pour elle-même, à laquelle s’ouvre la possibilité de vivre autre
chose, marque une césure qui n’est pas seulement quantitative[…] à l’opposé de la clôture
générative de ce domaine privé, elle se caractérise par la volonté d’un domaine public, d’une
continuité engendrée et entretenue par la libre activité des hommes. Cette possibilité nouvelle
consiste en la reconnaissance mutuelle d’hommes libres et égaux, reconnaissance qui doit être
continuellement accomplie, dans laquelle l’activité a le caractère […] d’une manifestation
d’excellence, où elle montre ce que l’homme peut être en concurrence avec des égaux par
principe » (EH, 73). La présence des autres à ses côtés l’interpelle, par ses actions, il veut se
distinguer du groupe, briller.
Mais les premiers penseurs grecs ne sont pas motivés par la gloire, ils vont cependant
s’illustrer en prenant l’initiative d’aller aussi loin que leur regard et leur réflexion les
conduiraient. Ils se distinguent parce qu’ils ont, par le repli qu’ils ont effectué, accepté de
rompre avec les liens dans lesquels la tradition les enserre. Et nous revenons encore sur le
rapport entre les deux mondes, l’attitude de la donation de sens et du sens accepté pour
souligner, que l’expérience de l’autonomie de la pensée n’a pu être concluante que parce
qu’elle se situait en rupture avec la façon d’agir habituellement. Cette autonomie par rapport
au mode de vie traditionnel de l’époque a son pendant dans la vie politique avec la
démocratie.
46
Les premiers penseurs ont eu accès à une démarche plus prolifique que celle à laquelle Kant
conviera plus tard par son sapere aude! L’hellénisme a mis en branle la liberté de l’esprit
humain qui, jusque là, avait été bridé. C’est à cette condition seulement que le chorismos peut
être réalisé. L’ébranlement est l’acte de la liberté qui prend l’initiative d’aller au-devant du
mystère, et duquel nait la philosophie. La liberté est ainsi entièrement consacrée à la quête de
la vérité, qui est le projet de la philosophie métaphysique. La communauté a contribué en cela
dans la mesure où, ce n’est qu’au milieu d’autres égaux qu’il nous est permis de distinguer la
liberté de la non-liberté.
Et le premier acte de cette liberté que procure la communauté consiste à se mettre en retrait
face à elle. Il s’agit des normes, des traditions qui consolident la communauté, et c’est cela
que Platon réalise lorsqu’il structure sa réflexion, il met parfaitement en exergue dans
l’allégorie de la caverne, les conséquences de la vie à découvert et du péril qu’elle fait courir.
Socrate inaugure officiellement ce courant qui manifeste « une immense défiance [qui]
s’élève contre tout ce qui semblait auparavant aller de soi et être hors de question, le monde se
métamorphose et devient universellement problématique » (EF, al, 48). Autrement dit, l’objet
de la philosophie grecque est dans la nature de l’étant comme tel.
Et ce qui est en premier devant des citoyens comme Platon ou Aristote, mais avant, Socrate,
c’est bien l’Etat. Si bien que comme Patočka nous devrions comprendre qu’il est logique que
« la doctrine platonicienne confirme le rapport étroit entre philosophie métaphysique et la
politique en se posant comme tâche principale l’édification d’une cité telle que les
philosophes, les hommes qui se proposent de fonder leur vie dans la vérité, puissent vivre
dans son cadre sans se confronter à elle dans un conflit mortel pour les deux partie » (EH,
111). C’est une inquiétude légitime puisque la philosophie telle que les Grecs vont la définir
fait fi des interdits, ou des institutions inviolables. Cela vaut aux philosophes d’être mis au
ban de la communauté, d’où les différentes solutions qu’ils imaginent dont l’une est que l’Etat
relève du «monde vrai».
C’est aussi dans cette nécessité que se trouvent les philosophes grecs lorsqu’ils commencent à
réfléchir sur l’organisation de l’État. C’est en procédant de cette manière qu’ils vont permettre
à la philosophie de sortir de la structure des écoles, comme l’Académie ou le Lycée, pour
trouver un champ d’application de plus en plus vaste. Si le regard sur l’étant n’est pas une
exclusivité grecque, nous pouvons cependant souscrire à la position de Patočka que ce qui fait
de la Grèce le pilier de l’Europe, c’est cette ouverture de son champ à l’universalité que les
penseurs hellènes pensent trouver dans le bien en général. Nous allons donc ici voir comment
selon Patočka, les Grecs à travers leur pensée ont réalisé le geste inaugural par lequel
l’homme devait se destiner à la quête de la vérité.
47
La Grèce comme nous allons à présent le voir, n’est pas l’Europe, dans le sens qu’elle n’a pas
toujours été au contact de la problématicité.
Comme d’autres grandes maisonnées la société grecque a connu cette vie dans l’évidence qui
parvient jusqu’au seuil de la vie historique, cependant la Grèce va connaitre dans son
déploiement le moment particulier du retrait vis-à-vis du monde préhistorique qui est une
étape indispensable pour pouvoir entrer dans l’historicité. Ce qui revient à être dans
l’ébranlement qui distingue l’humanité préhistorique, de celle qui est problématique. Il ne faut
pas chercher la cause de l’ébranlement cette « entreprise est aussi vaine que celle qui
prétendrait cerner la cause qui amène l’homme à quitter l’abri de l’enfance pour entrer dans
l’âge adulte où il a à répondre de lui-même » (EH, 106). Ce moment que Patočka décrit
comme le chôrismos que nous allons analyser à présent, en insistant sur le fait qu’il s’agit
d’une possibilité qui aurait pu ne pas se déployer, et qui en tant que possible est tout à fait
capable de s’accomplir ailleurs.
2 la communauté des mortels et l’immortalité
La Grèce est aussi tributaire d’un monde préhistorique, avec ses mystères ses dieux, dont elle
va s’extraire pour découvrir la problématicité. La proximité supposée des êtres mythiques qui
ne connaissent pas la mort avec les hommes qui sont dans la quotidienneté, met à jour le
besoin pour l’homme de satisfaire à autre chose qu’à la conservation de sa vie. Le sacré et la
mort, et les puissances surhumaines qui peuplent le monde naturels en appellent à la
dimension spirituelle des êtres naturels. Cette «faim» particulière du mystérieux, du sacré,
n’est pas réductible à la crainte de la mort ; ce besoin restitue aussi la soif de l’immortalité.
Patočka ici est à nouveau conforté dans son idée développée précédemment, et d’après
laquelle le monde pré-historique est utile au monde de l’historicité. Ce n’est pas seulement en
terme de justification logique, comme le haut présuppose le bas, mais par la connexion que le
sacré et le mystérieux réalisent, en provoquant cette tension qui conduit les hommes aux
limites de la vie-à-découvert, qu’il s’agit encore, et ce n’est pas le plus naturel, de franchir
pour parvenir au questionnement.
Notre auteur n’a de cesse de rappeler qu’ «il n y a donc pas de frontière nette entre le monde
et la «grande maisonnée» de l’empire. Certes, les remparts de la ville sont une œuvre faite de
main d’homme, mais ils appartiennent, comme tout ce que font les hommes, à une même
maison, reposant sur la communauté inégale des dieux et des mortels. Il n’y pas au principe
de démarcation entre le monde et l’empire, car l’empire lui-même est à comprendre sur le
fondement de quelque chose qui n’est pas l’œuvre des hommes, à savoir la vie non-libre»
(EH, 49). Cette proximité entre le monde naturel et la communauté historique indique que la
vie libre est traversée par cette incertitude qui plane sur elle, et qui la rend susceptible de
48
pouvoir basculer à nouveau dans la vie non libre. C’est cet équilibre que les hommes qui sont
dans l’histoire s’emploient à chaque instant à maintenir.
Et le contexte idoine pour faire l’expérience de la liberté, où la présence au monde et à l’autre
est incontournable; c’est la communauté. Et le cas de la Grèce le confirme entièrement. Elle
qui est habitée par des dieux, et des mythes soigneusement répertoriés, va recourir à la
communauté pour s’engager dans l’ère du questionnement. Quand nous disons que être-au-
monde-avec, donne à l’entretien de la vie une autre tâche, c’est en raison du rôle de la
communauté dans la mise à découvert. Avec la communauté, il n’est plus seulement question
d’assurer la survie, mais désormais de donner à la vie une valeur ajoutée.
Cette quête d’immortalité est sublimée pour devenir dans le monde de l’au-delà, une qualité
ordinaire du sacré, du sur-humain contraint à œuvrer pour ne pas mourir, ce qui ne signifie
rien d’autre que de ne pas être oublié. Lorsque les hommes découvrent que leur «image»
notamment peut survivre, dans la mémoire collective, à leur fin physique, ils découvrent en
même temps que la gloire est un gage d’immortalité, un moyen humain d’espérer tutoyer les
immortels, les dieux. À cet exercice d’entretien de la mémoire collective, les Grecs avaient
depuis longtemps apporté un soin particulier à raconter les exploits des plus illustres d’entre
eux.
Les mythes ne présentent pas l’imminence de la rencontre avec ceux qui ont quitté la
communauté vivante. La figure des ancêtres, des héros de la vie parmi les vivants, invite à
s’élever à cette dignité qui consiste à demeurer dans le souvenir, présent parmi les vivants. Il
s’agit d’une vie qui est, semble-t-il, capable de surpasser la chute, la finitude, et les place ainsi
dans la proximité des dieux avec lesquels ils « partagent » l’immortalité. Il y a nous dit
Patočka dans ce rapport avec l’homme du royaume ténébreux, « une manière d’immortalité,
une immortalité qui affecte, non pas l’individu mais toutes les personnes unies par un lien
génératif de filiation. Les vivants sont destinés à ce comportement parce qu’ils sont unis aux
morts au-delà de l’individuation... la manière dont les vivants se comportent à l’égard des
morts et des vivants »(EH,50). C’est de cette manière que la mort va modifier l’activité de
l’homme, au moment où il s’aperçoit, que dans la mort il peut s’assurer une présence parmi
les vivants. Il devient ainsi important de figurer dans la mémoire de la communauté. C’est
alors que le guerrier ne se destine plus uniquement à la seule protection de son foyer, mais tire
davantage sa gloire dans l’engagement qu’il prend et qu’il réalise lorsqu’il se sacrifie pour
sauver la communauté du péril.
Forts de cela, les hommes commencent à consacrer du temps, allant jusqu’à imaginer des
rituels pour marquer le «départ» d’un membre de la communauté, en préparation de la « vie »
au-dessus des vivants. Il se produit alors, comme une perversion de la mort, la vie pour la
mort ne se réduit plus à retarder la corruption du corps, celle-ci est quasiment acceptée.
49
Exception faite des techniques de conservation que certains peuples développent, la vie pour
la mort devient le soin de la vie pour demeurer même après la mort, présent pour les vivants.
Précisons qu’il ne s’agit pas seulement du privilège de jouir de la félicité auprès des
immortels, mais de vivre en vue de préparer son absence pour survivre à la mort.
Ce qui désormais est admis, écrit Patočka, c’est que « la propre vie de l’individu dépend des
ancêtres sous sa forme réelle, de même que son image dérivée, forme actuelle du rapport des
vivants au substrat supra-individuel survivant de la race dont le vivant singulier ne procède
que pour y rentrer de nouveau, mais il se rapporte aussi à lui-même comme mortel dépendant
de sa postérité dans la précarité de la vie personnelle d’outre-tombe » (EH, 51), vue sous cet
aspect, la communauté est d’abord un lieu d’émulation de la vie.
La position que notre auteur adopte invite à une relecture du contractualisme dans l’institution
de la société. Car si nous convenons que la communauté est la structure d’actualisation de
l’immortalité des mortels, la raison d’être de la société cesse d’être seulement comme
l’entrevoyaient Hobbes ou Rousseau la nécessité de se protéger du danger ou d’organiser
ensemble les stratégies de collecte des ressources. La communauté permet de surmonter la
mort, ce qu’elle ne pourrait pas faire si elle n’était pas elle-même constituée d’une dimension
spirituelle.
En dépit de cet aménagement de la dimension spirituelle, la communauté des Grecs n’en n’est
pas moins « ancrée dans la vie surpuissante, toujours présence et supra-individuelle, du
substrat que les romains appelleront par la suite le Lar familiaris » (EH, 51). La figure du
père, dans la famille patricienne grecque qui relève le nouveau-né déposé à ses pieds en
accomplissant le rite d’acceptation, permet à Patočka de rendre compte de tous les horizons
temporels.
Parmi ces horizons il y les mythes, les dieux comme autant de paradigmes de la vie nue, on
constate alors, écrit l’auteur, «que les premiers empires sont des théocraties dont les
souverains se présentent comme divins ou comme intendants de maisonnées divines : chargés
en tout cas du rôle d’intermédiaire entre le divin et l’humain» (EH, 67), cette communauté
constituée par les hommes et les immortels, s’organise et se maintient autour d’autre chose
que la survie. C’est un pallier qui est franchi, à travers le désir de gloire et d’immortalité
spirituelle, la continuité qui est recherchée n’est plus seulement celle qui est générée dans le
cadre de la famille de la maisonnée.
Le mode d’acceptation n’est plus suffisant, avec la concentration de la population et
l’organisation de plus en plus précise de la grande maisonnée, le guerrier par exemple ne
justifie sa présence que dans la polis. C’est la communauté, la communication, les rapports
nouveaux, «la vie dans la polis est cette possibilité nouvelle [qui] consiste en la
reconnaissance mutuelle d’hommes libres et égaux, reconnaissance qui doit être
50
continuellement accomplie, dans laquelle l’activité a le caractère, non plus, comme dans le
travail, d’une contrainte et d’une corvée, mais d’un manifestation d’excellence, où elle montre
ce que l’homme peut être en concurrence avec d’autres égaux de principe»(EH, 72). C’est
dans la compétition avec ses semblables que l’homme peut agir pour sortir du groupe,
acquérir la gloire, inventer, créer. Il devient à cette occasion auteur de son action elle n’est
plus calquée sur le sens proposé, il peut se donner ses propre buts.
Et les buts n’apparaissent qu’en tant que tentative de se distinguer au sein de la communauté.
Au fil du temps, note Patočka, «la communauté [est devenue] une puissance supérieure aux
parties en cause, une puissance dont dépendent la signification et la gloire de la communauté :
la renommée durable auprès des mortels » (EH, 79). La gloire, l’immortalité ne prennent sens
que dans l’histoire, c’est-à-dire dans son apparaitre dans le monde qui chez Patočka traduit
cette grande force de l’être humain. C’est le propre d’une vie libérée, à la recherche de
nouveaux défis, qui n’a plus peur de l’inconnu et renonce volontiers au confort du sens donné
pour se maintenir dans l’essor même s’il comporte des périls. Mais à quoi va servir cette vie
libre ? À entrer dans l’histoire.
II la mutation philosophique et ses conséquences
1 le chôrismos comme ébranlement du sens accepté
C’est ici une nouvelle opportunité d’explorer le lien entre la préhistoire et l’histoire, la
première étant qualitativement outillée pour soulever de nouvelles questions, la démarche de
l’historicité la dote d’un pouvoir sur l’étant qui frappe de caducité les réponses traditionnelles.
Le monde de l’historicité est celui qui est capable de se renouveler. Comme nous le montrions
précédemment, il était important pour notre auteur de ne pas rompre méthodologiquement le
contact entre le monde anhistorique et celui de la problématicité. Pour cela il fallait extraire de
la vie nue des formulations, certes insuffisantes, de questionnement radical sur la dignité à
laquelle l’humanité pensante pouvait légitimement prétendre.
Ce que nous avons pu constater chez Patočka, c’est que les peuples naturels vont, pour venir à
bout de l’oubli dans lequel la mort physique les condamne, aller chercher dans l’au-delà la
promesse d’une possibilité d’accéder à la dignité divine qui n’est autre qu’un «vaccin» contre
la mort. Le culte des dieux, le sacré ou les mythes relèvent d’une perspective fort éloignée de
son quotidien. Mais les peuples de la pré-histoire trouvent un moyen de l’améliorer dès lors
qu’ils s’aperçoivent, qu’il est possible de vivre qualitativement la perspective de la mort, c’est
la communauté. Précisément dans la mémoire collective.
51
C’est dans cet éclair que Patočka situe le seuil de la problématicité, en tant qu’il donne à voir
un moment de l’éclosion du germe, mais l’homme de la préhistoire n’est pas encore dans
l’essor pourtant en mettant ce qu’il appelle « la gloire du guerrier» dans son programme ou
«la postérité » il s’en approche. Il y encore une distance entre les deux mondes, qui est de
même nature que celle qui dans la polis grecque instaure un clivage, au sein d’une même
communauté, séparant artificiellement les hommes et les immortels-dieux. Il faut trouver le
moyen de guérir cette scission en surmontant cette volonté morbide de résister à la fin
physique.
Le principe de cette différence qualitative, n’est possible qu’à la condition de s’exposer à ce
que notre auteur considère comme un changement du rythme de la vie. C’est de cette manière
que les penseurs grecs innovent, lorsque «la philosophie propose un nouveau visage de
l’impérissable non plus seulement la permanence, l’immortalité, la continuité propre aux
dieux mais l’éternité qui se présente tout d’abord à elle sous la forme de la phusis dont
procèdent l’éclosion et l’éclipse de tout étant, son émergence, sa croissance et son déclin, son
engloutissement dans les ténèbres. À la nuit de la phusis appartient l’aube du cosmos, l’aube
de l’ordre des choses comme ce qui loin d’atténuer le mystère de l’étant l’accentue»(EH,
109). Ainsi les premiers penseurs ont-ils voulu élever l’homme au-dessus de la vie physique,
considérée comme de la fange comparée à l’univers infini qu’ils lui proposent d’explorer. En
d’autres termes les Grecs ne nient pas l’importance de la sustentation pour vivre ; mais ils
refusent que l’existence humaine soit réduite à une tâche si ordinaire, que les humains
auraient en partage avec l’ensemble du règne animal.
L’engagement dans ce nouveau projet exige de refuser les solutions donnée et toutes prêtes,
les réponses acceptées. Elles ne parviendraient pas à satisfaire ces questions nouvelles qui
n’appartiennent plus à la catégorie du sens donné. Ce d’autant plus qu’elles ne sont plus
contenues dans les limites de l’étant, mais portent sur l’épais mystère de l’être. La phusis
contient déjà en elle-même les motifs de sa fin, la philosophie adopte une posture singulière
quand elle ose questionner l’être. Et elle est, en raison de cela, libre de questionner la plus
infime partie du réel, fondée en cela par la présence de l’immortalité déjà au sein même de la
vie mortelle.
La vie humaine authentique est exigeante, elle doit être prroblématique, en l’absence
d’alternative, il n’y a qu’une façon pour l’homme d’exister, un seul moyen d’entrer dans
l’historicité. Cette vision totalisante rentre dans le projet philosophique des Grecs qui en
offrant à l’homme le spectacle de l’univers, endosse le rôle d’une theoria prescriptive, qui
autorise à voir l’étant et à le questionner pour le penser librement, selon ses intentions du
moment. Mais non sans curieusement proclamer « la réalité vraie comme quelque chose dont
le sens commun, qui rappelle les peuples naturels, ne sait rien, que la très vaste majorité des
hommes ignorent totalement » (EH, 110). Si la plume ici est de Patočka, il y a, à s’y
52
méprendre, des raisons de penser que la main qui la tient appartient à Husserl, qui avait cru
voir avec la problématicité, l’attitude théorique qui avait négativement légitimé une séparation
dans la communauté entre les érudits, les savants c’est-à-dire ceux que la tradition n’aveugle
pas, et le reste de la communauté, qui sont les plus nombreux, englués et « habitués à la vérité
quotidienne prise dans les liens de la tradition»51
. Il est difficile de concevoir, même en
cherchant dans les racines de la Grèce, comment l’humanité pensante aurait pu se prémunir de
la vision duelle de la vie concrète dans le quotidien de la communauté, et la vie dans la vérité.
La dignité de la vie humaine tient à son rapport avec l’histoire. L’introduction dans l’histoire
qui, chez Patočka, est synonyme de la vie dans la problématicité est le projet de l’homme
authentique. Non pas qu’il puisse être achevé, au contraire l’homme historique, comme nous
venons de le voir est l’homme politique, c’est-à-dire qui vit dans la communauté, doit
observer une attitude qui lui permet de se maintenir dans l’essor.
Patočka ajoute donc au chapitre de l’historicité, la liberté, celle de «l’absence de toute
fondation [qui] ne s’appuie plus désormais sur la base solide du continuum génératif elle ne
s’adosse plus à la terre obscure. L’obscurité, c’est-à-dire la finitude, le péril auquel elle est
constamment exposée, est toujours devant elle, à affronter» (EH, 74) ce n’est plus ce qui est
derrière elle qui oriente son chemin, la liberté ne se retourne pas continuellement pour aller en
arrière, elle est certes tributaire d’un passé mais, son mouvement la porte essentiellement à
aller vers l’avenir, à explorer des chemins nouveaux. Elle se risque pour cela à chaque fois
qu’elle se lance ainsi vers l’inconnu, elle se met toujours à découvert.
Précisons toutefois que cette mise à découvert qui survient en même temps que l’historicité,
désigne le processus particulier à travers lequel une communauté, notamment grecque décide
d’interroger sa tradition. Selon la description que fait Patočka, « l’histoire ne signifie pas
érudition, qui se prend elle-même pour but, mais effort de la pensée pour reposer les questions
philosophiques figées par la tradition 52». La liberté et donc indispensable dans cette
entreprise, pour se défaire des pesanteurs du sens donné, il faut pouvoir effectuer ce
mouvement qui «ébranle le sens modeste du petit rythme de la vie » (EH, 109). C’est un acte
radical, et tout semble indiquer que c’est uniquement de cette manière qu’il faut procéder pour
faire vaciller les évidences, et faire l’expérience de la problématicité.
Il y a dans l’invitation à l’expérience de la problématicité que nous fait Patočka, comme un
appel à la révolte. Car s’engager résolument à vivre selon la vie libre n’est pas une démarche
innocente, et exige de consentir certains sacrifices, dont celui de s’aliéner, et d’être capable de
briser le carcan de la tradition. Mais il n’est pas question concrètement de quitter le monde
51
Husserl, La crise des sciences européennes, Op, cit, p 366 52
Patočka, Phénoménologie et politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Bruxelles, Ousia, 1989
53
préhistorique pour aller dans le monde historique. Souvenons-nous que tout cela relève d’un
même monde.
Et rien ne porte à penser que physiologiquement les yeux et les autres sens de l’homme, peut-
être autrefois altérés sont à présent plus à même de fonctionner. Ce n’est pas le monde qui a
changé mais la manière de le regarder. Avec un regard librement porté, volontaire, guidé par
sa propre initiative qui donne à l’homme historique le droit d’aller au fond des choses autant
qu’il le peut, dans le but de satisfaire sa curiosité, sans avoir à craindre de bousculer les dieux
ou autres choses sacrées sur son passage.
La liberté ainsi peinte renvoie, a une perspective séduisante, mais tout aussi risquée, de
laisser libre cours à l’ivresse de l’humanité qui agit à sa guise. Cette façon différente de saisir
le réel, qu’apparemment rien n’arrête, c’est la philosophie, qui sans y tenir, va aussi
définitivement séparer le sens commun et la métaphysique, le sensible et l’idée. C’est ce
«chôrismos c’est à dire l’abîme qui sépare le monde vrai accessible à la visée précise et
rigoureuse de la raison du monde imprécis et à proprement parler insaisissable des
phénomènes sensibles et des impressions, de ce que l’expérience quotidienne tient pour seul
réel notre monde ambiant»(EH, 110) que la philosophie porte en germe va engendrer dans la
science moderne à son corps défendant.
Cette opposition entre les deux mondes est inévitable et la tentative de Patočka de la
surmonter rappelle que l’expérience de la problématicité de changer d’attitude vis à vis de
l’étant. Ainsi tout part du monde, rien ne fait brusquement irruption dans l’univers de la non-
historicité.
Pour cela, il faut assure R Barbaras, lire chez Patočka « un sens neuf de la métaphysique
comme arrachement à l’étant donné, chôrismos, cet arrachement n’étant autre que
l’expérience de la liberté interne que nous sommes53», l’ébranlement auquel la philosophie
doit sa naissance n’a pas été une volonté de lever au sein de la communauté les uns contre les
autres, mais une justification de l’autonomie, c’est l’auto réflexion qui met en lumière la
subjectivité du champ phénoménal.
III la mutation de la société grecque
La Grèce, celle de Socrate, a développé une tradition fondant « le cours de la vie sur la vue
intellectuelle » (EAE, 67). En tant que projet, elle est le lieu de naissance de l’Europe du
savoir problématique. Nous voulons à présent revenir sur la destination de cette Europe, et
53
R Barbaras, L’ouverture du monde, Op. Cit., p75
54
tenter de comprendre pourquoi elle n’est pas demeurée le vœu d’un groupe restreint, et
examiner les moyens auxquels elle a eu recours pour s’étendre au reste du monde au point de
se définir comme le principe autour duquel toute communauté historique se crée. Rappelons
que la tâche des premiers penseurs Grecs ne s’est pas limitée à découvrir le monde, la nature
et ses principes uniquement dans le but de satisfaire le besoin de connaitre, une curiosité. Ces
philosophes appartenaient à un milieu à une communauté, et étaient en quelque sorte le
produit d’une histoire dont il n’est pas tout à fait possible, même à cette époque de se départir
complètement.
Aussi n’avons-nous pas besoin de revenir sur les 3000 ans de la riche antiquité grecque. Son
âge classique, est auréolé de tout l’enseignement que les premiers penseurs ont élaboré. Nous
sommes ici en quelque sorte suivant le modèle qu‘ils ont proposé à la recherche du principe
de l’Europe, comme eux-mêmes étaient en quête de ce qui est premier. Comme nous le
relevions précédemment l’idée de l’Europe est le fruit de l’initiative de la pensée grecque.
Elle est une réponse qui a la forme d’un questionnement rationnel autour de problèmes
politiques et philosophiques.
« Depuis quand parle-t-on de l’Europe? Dans l’Antiquité, l’Europe est un simple concept
géographique. C’est au Moyen Age seulement qu’elle devient un concept historico-politique
que nous pouvons employer pour désigner une réalité unitaire » (PE,18). Ainsi il n’est pas
possible de confondre l’Europe du XVIIe siècle, que Descartes inaugure avec la modernité,
avec Rome fondée en l’an -753, et encore moins à l’Empire Romain qui, à son apogée à la fin
du premier siècle de l’ère chrétienne sous Trajan54
, atteint son extension maximale avec la
conquête de la Dacie et de nouveaux territoires en Orient. Par exemple, cet Empire Romain
dont Rome est le centre, et qui s’organise autour du bassin méditerranéen, n’est pas l’Europe,
puisqu’à l’intérieur de celui-ci se trouvent l’Afrique et une partie de l’Asie.
En se référant à l’historiographie, l’auteur souligne ainsi l’importance de situer l’Europe dans
le monde et dans un moment particulier de l’histoire. Sans aucun doute, il n’ignore pas le
débat récurrent qui porte sur les frontières physiques de l’espace européen. Au demeurant, il
est fait état d’une «Simple péninsule de l'Asie, dont les limites orientales restent arbitraires55».
De ce fait, parler de ses frontières, ne peut se faire indépendamment de la sphère d’influence
de l’«idée» de l’Europe et de l’histoire de cette idée qui correspond à une conception de
l’espace en général, et de l’espace européen en particulier.
54
http://www.herodote.net/almanach-ID-143.php 55Jean-Baptiste Duroselle , Alfred Grosser, «Europe ; histoire de l’idée européenne », Encyclopedie universelalis
55
Conclusion
La Grèce qui a offert un contexte favorable à l’éclosion de l’esprit européen, était à un
moment de son histoire où elle devait répondre aux questions nouvelles que la communauté
naturelle jusque-là paisible ne parvenait pas à résoudre efficacement. La polis grecque doit
faire face à la concentration de la population, en tant que suite logique de la sédentarisation,
mais l’élément qui, à notre sens, sera déterminant est cette volonté que les hommes
manifestent alors à vouloir réaliser une unité alors même que la diversité des vues est
évidente.
Cette entreprise contre nature est le propre de la polis qui ne prend forme qu’avec la
constitution artificielle56
d’une communauté, le ciment n’est pas la famille, mais juste
l’association des différences, qui ne s’expriment que lorsque les acteurs qui l’animent,
jouissent d’une autonomie, et ont l’initiative d’agir sur les autres qui sont leurs égaux. Loin
d’engendrer le chaos destructeur, elle est féconde et salutaire pour la communauté. Patočka
rejoint en cela le polemos d’Héraclite, en le désignant comme le commun, pour notre auteur,
«l’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte, être citoyen n’est
possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette discorde crée la tension, le
tonus de la vie de la cité, donne un visage à l’espace de liberté que les citoyens s’offrent et se
refusent mutuellement » (EH, 78), c’est ici une autre manière de lire la nécessité du
mouvement pour l’entretien de la vie. Autant le mouvement ne peut s’effectuer que s’il existe
deux temps entre lesquels il s’intercale, autant il faut la discorde pour libérer la puissance de
la vie.
Ce principe de la discorde productive, Merleau-Ponty l’a également visité à la manière des
contraires lorsqu’il traite de la passivité en insister sur le fait que ce n’est pas un temps
d’indolence, un temps mort, au contraire il pose la passivité comme un «amincissement
nécessaire» où la conscience doit lâcher prise, dans le rêve par exemple, pour que le présent
s’installe et se distingue du passé. «Pour qu’il y ait conscience de quelque chose, il faut qu’il
n’y ait pas conscience de tout57» c’est ce conflit qui génère la conscience, de même que les
56
C’est en référence à la communauté politisée, qui se constitue à partie de la communauté simple qui selon Tassin acquiert son domaine politique « là où la vie devient libre et entière, là où elle bâtit consciemment un espace pour une vie également libre dont le sens n’est pas épuisé par la simple acceptation, espace à l’intérieur duquel elle se résout, avec l’ébranlement du sens[…] à de nouvelles tentatives pour se douer elle-même de sens »(EH,54)il affirme que c’est cet ébranlement qui donne son sens aux communautés politiques sous la forme d’un espace public voué à la mise en question du sens » (EH, 174). C’est une forme d’éthique de la discussion que Tassin identifie dans la communauté politique patočkienne, qui ne peut prendre forme qu’entre citoyens, ou la contradiction est mise en valeur. 57
Merleau-Ponty, La perception, , Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 2001, p 158
56
battements du muscle cardiaque sont le produit d’une coordination de deux mouvements
contraires.
Cet exemple nous permet de justifier la simultanéité, difficile à définir, entre l’éveil à la
problématicité et la naissance de la polis. La solution que Patočka nous propose, c’est de
considérer que le polémos lui-même ne peut se réaliser qu’à travers l’action combinée de
l’exercice de la liberté qui dans la rencontre d’autres libertés, commence à faire l’expérience
de la mise à découvert ? C’est dans la cité, assure Patočka, qui nous «dit ce qu’elle voit se
dévoiler en l’homme libre, intrépide, que rien ne met à couvert (la philosophie)» (EH, 81).
C’est sur cette liberté au sein de la communauté, c’est-à-dire avec des contradicteurs que se
développe cette attitude du questionnement, qui permettra aux Grecs de se démarquer,
réalisant ainsi une césure entre la vie dans l’évidence, et l’existence qui est soumise à
l’exigence de se justifier.
L’historiographie est le prisme à travers lequel il convient d’appréhender l’Europe, pour
comprendre les modifications et l’expansion de cet espace. Ce dernier se construit à partir
d’un centre historique qui n’est même pas dans la partie la plus Occidentale de l’Europe ; en
Grèce. Le commencement de l’Europe est situé dans cette région pour deux raisons; c’est en
Grèce que surgit la thématique du souci de l’âme comme idée centrale «autour [de laquelle] se
cristallise le projet de vie de l’Europe» (PE, 23). Quant à la «communauté» de l’Europe va
s’organiser pour se distinguer des « barbares » (EAE,59)58
c’est-à-dire que c’est la conscience
de l’Européen de soi-même comme une humanité, qui le porte à identifier l’Europe à
l’humanité. C’est de la problématisation de l’altérité jadis et aujourd’hui de l’étranger qu’elle
a forgé ce terme «barbare»(Idem). C’est de ce lieu, de cette posture d’être l’humanité que
partiront, les ramifications de cette manière singulière d’être en rapport au monde, pour
s’étendre au reste du monde.
Toutefois, gardons-nous ici de conclure rapidement à une Europe «naturellement» tournée
vers la recherche de l’Idée. Patočka reconnait davantage la polis grecque, que la Grèce en tant
que nation. Chez Patočka, le sort de la Grèce peut se confondre avec celui des autres cités de
l’Antiquité, qui tirent leur prestige, de leur capacité à être parvenues à opérer le déplacement
du stade anhistorique vers celui de la pré-histoire, puis de l’histoire, il faut distinguer de cela
l’esprit de la polis grecque. Cet esprit-là va devenir l’esprit européen à travers un parcours qui
58
Remarquons que quand l’Europe de Patočka pose des actions historique ou politique c’est en tant qu’entité singulière, qu’il prend la peine de désigner différemment les autres peuples. Il s’agit alors de pro-européens ou d’extra-européens. Si sans conteste il prône l’ouverture de la vue intellectuelle, il donne aussi la nette impression de vouloir à tout prix préserver l’exception grecque européenne. Et l’admission à la qualification d’Europe est plutôt une rude épreuve qu’il allège arbitrairement pour admettre de nouveaux élus.il dira par exemple que « dans ce sens les cités grecques furent les premières formations historiques[c’est sans doute en considérant cela que son choix se porte sur la Grèce comme lieu de naissance de l’Europe], mais on peut demander si Israël aussi n’est pas à considérer au même titre, comme une cellule souche de l’historicité »(EAE,17) c‘est nous qui soulignons
57
commence par la découverte du monde, qui s’articule en différentes tentatives d’explication
de la structure des choses. Voilà comment les Grecs sont parvenus après les balbutiements des
épisodes mythiques, à trouver que c’est dans la réflexion que la raison libérée pouvait trouver
son accomplissement. Mais aussi plus important encore, que l’homme pouvait légitimement
prétendre à une dignité, en donnant à son existence un autre but que la vie nue.
Conclusion de la première partie
Chôrismos, réduction, retrait ou épochè vont dans la même direction, celle de l’homme qui est
dans l’essor de la vie libre. Mais pourquoi y a-t-il ce besoin de comprendre chez l’homme?
« En quoi cela l’intéresse-t-il? Quel en est pour lui l’attrait? Que l’esprit humain a soif d’une
explication, c’est là un fait certain. Mais cette soif d’où provient-elle?» (PE, 77) Patočka
reprend ainsi les questions directrices du travail des premiers philosophes. Et aussi quelques-
unes des réponses qu’ils ont apportées à l’instar de Démocrite, qui verra dans la composition
particulière de l’âme humaine, son origine divine l’intérêt «naturel» de l’homme pour ces
choses. Lorsqu’il dit par exemple: «celui qui se soucie de la compréhension, des affaires de
l’âme, celui-là se soucie du divin ; et celui qui se soucie d’autres choses, des choses pratiques,
surtout corporelles, celui-là ne se soucie que de l’humain» 59
il considère l’âme comme le
siège de l’humanité pensante, qui est consciente de sa fin. Et les philosophes grecs s’attaquant
à ces questions, ne peuvent plus se contenter du sol ferme que le mythe offre. C’est alors que
s’effectue le passage du mythe et de son sens donné, à la réflexion.
Et c’est parce qu’il porte une âme, autrement dit une matière immuable, que l’homme recèle
en lui une part d’éternité. Et c’est à travers elle qu’il peut accéder effectivement aux choses
éternelles. Quoi de plus légitime alors, pour Démocrite comme pour Platon, de lui accorder
une attention particulière. C’est ainsi comme nous aurons l’occasion de le voir, que le soin de
l’âme est la condition à laquelle les structures de l’univers peuvent être en définitive saisies.
Et c’est précisément cette philosophie du soin de l’âme qui va faire la spécificité de la vie
européenne. Mais Patočka précise, que sans être la force motrice du monde, la philosophie
« émerge en tant que possibilité, elle entre dans le cercle de toutes les autres possibilités
humaines…elle oblige toutes les autres possibilités humaine à réfléchir. Par-là elle conduit la
non philosophie elle-même à un degré et à un état différent de ceux où elle se trouvait avant la
réflexion. La tâche de la philosophie n’est pas autre chose. La philosophie est une idée qui
comme telle, dépend de la capacité des individus et des époques à comprendre ce dont il y va
59
Eschyle, Sept contre Thèbes, 592, in PE, p 78
58
dans la philosophie depuis ses débuts, à renouer avec une tradition, et éventuellement, à la
continuer, à la répéter. C’est en cela que réside non seulement la spécificité, l’autonomie,
mais aussi la continuité de la vie européenne, en cette possibilité née sur le sol de l’Europe»
(PE, 79 ). En effet dans l’organisation de la cité apparait déjà cette collectivisation des destins,
certes vouée à l’entretien de la vie et à son autoconsommation, mais elle est partagée par
toutes les grandes cités. C’est aussi le stade de la « vie nue », au-delà la subsistance de la vie,
il est aussi question d’assurer celle du passé qui institue la tradition.
À ce propos l’écriture est un moyen élaboré dont se dotent toutes les grandes civilisations,
pour assurer efficacement la transmission de leur mode de vie. Ainsi l’Egypte, la Chine, ou
d’autres grandes cités à l’intérieur de l’Asie n’ont rien à envier à l’Antiquité grecque. Ces
grandes cités possèdent en commun d’entretenir d’importantes communautés. « Seulement
une telle vie peut se dérouler au sein de formations sociales complexes et puissantes, dans de
grands empires pourvus d’une hiérarchie et d’une bureaucratie ramifiée, et pourtant n’être au
fond qu’une grande maisonnée ou un ensemble de maisonnées raccrochées à la cellule
centrale de la maison royale » (EH, 59). D’où cette légitimité de la démarche de Patočka de
distinguer l’Europe de la Grèce antique, puisque cette dernière à proprement parler n’est pas
encore l’Europe. Parce que l’Europe dont Patočka parle est celle qui est née du thème du soin
de l’âme chez les penseurs grecs, seulement il tient à rappeler qu’«elle a péri pour l’avoir
laissé de nouveau se voiler dans l’oubli» (PE, 79). Autrement dit le renoncement au soin de
l’âme qui est synonyme de perdition pour l’Europe.
Partie II Le projet de la vie authentique ; le soin de l’âme
Nous avons établi précédemment un rapport génétique entre la Grèce et une attitude nouvelle,
qui situe à un niveau plus élevé que les besoins corporels, les critères d’une existence
humaine digne, c’est-à-dire d’une vie problématique. Le disciple de Husserl a beaucoup
insisté sur la différence de la vie de l’humanité pré-historique, pour laisser éclater la
pertinence de l’existence problématique, non sans préciser que le propre de la vie libre ne
consiste pas essentiellement à se démarquer de la vie dans l’immédiateté. D’où l’indice
précieux qu’il fournit sur les conditions d’épanouissement de cette vie qui ne connait ni répit,
ni allègement dans la communauté. Mais la vie en commun peut aussi s’organiser autour de la
mise à couvert du danger, elle n’est alors différente de la vie naturelle individuelle qu’au
niveau de son l’échelle.
Et pourtant, la vie de l’essor, qui va conduire à l’esprit européen, telle qu’elle est élaborée
chez les Grecs, a cette prétention ;
59
« Sans s’élever jusqu’au surhumain, elle devient librement humaine. Or cela
signifie vivre à la frontière qui fait de la vie une rencontre avec l’étant sans
se délivrer de sa contingence, une telle vie ne s’y soumet plus passivement »
(EH, 75).
Autrement dit, tout ne va plus de soi, les faits observés ne trouvent plus leur explication dans
l’interprétation que la tradition jadis prescrivait. Au nombre des possibilités de la vie libre, il y
a le fait qu’elle s’autorise à interroger l’étrangeté des choses, sans passer par la médiation des
conventions qui sont entretenues par la mémoire collective. A partir de son nouveau regard
porté sur le monde, elle soulève des questions. Avec Patočka nous découvrirons qu’il y a dans
ces questions un ordre de priorité qui décide de l’authenticité d’une vie humaine.
Mais revenons d’abord à la communauté qui est celle de l’accueil, et aussi celle maintien de la
vie. Même si cette vie dans l’immédiateté n’est pas encore la vie problématique, Patočka
assure qu’ « elle participe elle aussi au mouvement de vérité, troisième mouvement
fondamental de la vie humaine » (EH, 60). Mais de quelle manière ? l’auteur répond que c’est
par «le fait même que l’homme ici vit simplement pour vivre, et non pas pour chercher des
former de vie plus profondes, plus authentique, le fait qu’il se concentre sur le mouvement
d’acceptation et de conservation de la vie, fait de cette vie dans son ensemble une sorte de
métaphore ontologique » (EH,61). C’est une politique vitale qui n’en est pas moins
déterminante pour la vie problématique, comme lieu privilégié de l’expérience de la liberté,
qui n’est effective que lorsque les échanges se déroulent entre des égaux libres60
.
La communauté est aussi paradoxalement l’occasion de se désintéresser des choses, devenues
à présent résiduelles comme la nutrition, pour se soucier de son prestige parmi ses semblables.
Cette expérience, le guerrier qui cherche la gloire au combat peut la faire, son but n’est plus
seulement de s’occuper de sa famille, mais de mériter les honneurs qui doivent échoir aux
«gardiens », parce qu’ils se sacrifient pour la communauté. Selon notre auteur ce « renouveau
du sens de la vie que comporte l’émergence de la vie politique contient également le germe de
la vie philosophique » (EH, 76), dans la mesure où les hommes se mesurent concrètement à la
mort, et, dans la perspective de leur finitude imaginent un moyen de la surmonter, en faisant
l’expérience de la liberté spirituelle.
Présenté ainsi, il est moins difficile de comprendre l’intérêt que nous portons ici à cette
question du soin de l’âme. Toutefois, il nous incombe à présent de déterminer sa pertinence et
60
La communauté chez Patočka existe dans les trois modes de séjour de l’être dans le monde, seulement E
Tassin remarque que « seule la vie politique, qui est une « vie dans un temps urgent, dans un temps vers […] est
en même temps un non enracinement permanent, une non fondation »(EH,59), [tandis que] être ouvert à ce qui
ébranle, c’est récuser en même temps une politique du sol, de la terre nourricière (E Tassin, « La question du
sol », in E Tassin ,Marc Richer (dir) Jan Patočka, philosophie, phénoménologie, politique, J Million, 1992, p
173). Aussi faut-il d’après Tassin considérer que la politique est le lieu de la concurrence, du règne concret du
polémos autrement dit, exposition au péril et la communauté politique la paradoxale unité des ébranlés.
60
son incidence réelle sur le thème général qui nous occupe, à savoir la vision que Patočka porte
sur l’Europe. Mais avant tout approfondissement, commençons par admettre que l’âme est
communément associée à une conception idyllique, celle de la vie désintéressée. Le
désintéressement dans la langue que nous utilisons ici a une connotation positive, par sa
référence aux intérêts nobles, c’est-à-dire par ce qui est mu par un idéal, et l’idéal semble à lui
seul forcer l’admiration : celui qui est désintéressé est détaché des choses matérielles et se
destine pleinement, ou du moins en grande partie, aux choses plus subtiles comme le
dévouement, la solidarité, l’amitié, autrement dit le désintéressement en appelle à la noblesse
d’esprit.
Nous reprenons dans cette description de la vie de la belle âme noble, le geste pour lequel
Platon est toujours associé à un «dualisme» qui est, d’après notre auteur, celui «des
possibilités à l’intérieur desquelles l’homme existe toujours de manière soit à être
véritablement, au sens plein ce qu’il est en son essence, soit à ne réaliser cette essence que de
façon affaiblie et purement formelle sous une forme qui relève du déclin » (PE, 281). C’est
l’âme ou du moins l’attention qui lui est réservée qui sert d’étalon pour déterminer
l’authenticité d’une vie humaine. Il ne suffit plus d’être un être problématique, moins effrayé
par sa chute, encore faut-il vivre en l’affrontant. La conséquence est l’élaboration de deux
camps dont l’un relève de la perfection de l’âme, et l’autre dans lequel évolue des choses
dont l’incomplétude tient à ce qu’elles ne sont que des reflets des objets purs qui se trouvent
appartenir à l’autre univers.
Pourquoi Patočka se demande-t-il : «le soin de l’âme qui est à la base de l’héritage européen
n’est-il pas aujourd’hui encore à même de nous interpeller… ?» (PE, 21). Nous souscrivons
par anticipation que, c’est la modalité du souci de l’âme qui est l’idée directrice de l’Europe
spirituelle.
Si cet intérêt de la philosophie pour l’âme était si évident, précisément pour les citoyens
athéniens, il aurait normalement dû être en faveur de Socrate face à ses accusateurs qui le
tançaient pour son impiété, car comme le remarque Patočka, la référence grecque à l’âme
s’inscrit dans la problématique de l’origine du monde, précisément au sujet de son éternité.
« L’éternel pour l’homme grec est le divin. L’âme vit de façon divine, bien que sa vie dure
peu » (PE,90). Cela confère une qualité divine aux biens que l’âme procure elle est donc la
meilleure part de l’homme.
Patočka ne perd pas de vue, que «la découverte philosophique de l’éternité est chose insolite,
incompréhensible dans l’optique des sciences modernes de la nature. Qu’implique-t-elle ? Au
fond, elle est une résistance, une lutte contre la finitude, contre le temps, contre la tendance du
monde et de la vie vers le déclin. En un sens cette lutte est perdue d’avance » (PE, 20),
puisque l’âme permet de partager l’éternité des dieux. Or, c’est pour s’aménager les
61
conditions d’une victoire sur la mort et se prémunir de la disparition dans cet abîme sans fin
que les dieux et les mythes font leur apparition. Vue sous cet angle, cette exhortation de
Socrate à se préoccuper davantage de la santé de son âme et de celle de sa communauté, que
de sa fortune, de sa réputation ou de sa gloire devient moins curieuse
Ce qui ne signifie pas que parler de l’Europe et du soin de l’âme s’apparente à un examen du
fait religieux, l’âme est une référence voulue qui nous rappelle, si besoin est, qu’entre Platon
et l’Europe il y a comme un air de famille. L’âme qui est dotée des qualités de l’immortalité et
de l’incorruptibilité, nous rend semblables aux dieux en nous libérant de la crainte de la mort,
en nous libérant tout simplement. En déclarant que «l’histoire de l’Europe est en grande
partie,[…] l’histoire des tentatives faites pour réaliser le souci de l’âme» (PE, 45), Patočka
veut dire l’attachement de la spiritualité de l’Europe à la liberté et à la philosophie qui est
l’outil qui permet de traduire la contrainte de la mort en grandeur de la vie. Il nous indique
ainsi que l’essence de l’Europe réside dans cette dimension spirituelle. Et nous aurons
l’occasion de revenir sur cette visée émancipatrice qui va, selon une certaine interprétation,
légitimer la domination d’un particularisme sur le monde.
Dans cette partie, nous nous apercevrons ici que le texte de Patočka sur Platon et l’Europe
parfait l’exposé historique auquel nous avons dû nous soumettre durant notre exploration
succincte des Essais hérétiques. Il aborde ici de front une thématique socratique que Platon a
voulu poursuivre, en attribuant un projet de vie particulier à la Grèce, dont l’Europe
s’appropriera plus tard les fruits comme étant son héritage. Le projet de l’Europe consiste
donc à soigner l’âme. Mais gardons-nous de nous précipiter pour voir comment il sera réalisé,
avant, saisissons-nous de ce qu’est cette âme pour mieux nous imprégner des modalités de sa
réalisation dans la science, la communauté, et l’élévation de soi.
62
Chapitre 3 : Le soin de l’âme
La rencontre du thème de l’âme peut surprendre quiconque est résolu à pénétrer le texte d’un
penseur de l’Europe, sans doute le plus digne héritier de Husserl dans le questionnement
philosophique de l’Europe. Pour une raison qui puise ses racines dans notre actualité, à savoir
celle d’un monde dans lequel l’Europe a entrepris d’occuper les compartiments précis de
l’économie, de la science et de la technologie, elle n’est pas tellement encline à se préoccuper
de l’âme. Bien entendu l’historiographie qui situe un tel intérêt au moment des conquêtes
entreprises pour le compte du Saint empire, peut servir à justifier ce choix. Mais la question
philosophique de l’âme ne se réduit pas à un projet, aussi vaste soit-il, comme les croisades ;
l’âme est privée et ses besoins le sont aussi. Mais alors pourquoi persister à traiter cette
thématique qui forme une association presque antinomique avec l’Europe ?
La raison de cette cohabitation antithétique suffirait à le justifier. Pour comprendre ce que
Patočka expose, nous avons choisi de nous laisser guider par le regard qu’il porte sur l’Europe
et qui semble à première vue en totale contradiction avec ce qui nous «apparait» de l’Europe,
et que nous avons brièvement évoqué en relevant quelques traits de la civilisation industrielle
qui, nous le comprendrons avec Patočka n’est pas l’Europe. Notre démarche s’inscrit dans les
pas de ce philosophe tchèque qui, voulant poser un diagnostic de l’Europe, se voit contraint
pour mieux identifier le problème, de reconstituer théoriquement cette figure qui s’est auto-
mutilée, pour espérer ainsi fournir de précieuses indications à ceux qui devront la restaurer.
Dans cet ordre le thème de l’âme, précisément du soin de l’âme revêt toute sa pertinence dans
l’analyse de l’Europe, et sur cette question la position de Patočka est sans équivoque; «c’est
l’âme qui vit au contact de l’éternel…aussi cette âme est-elle en un sens éternelle…cette
philosophie du soin de l’âme, c’est ce qui va faire la spécificité de la vie européenne. Je ne
prétends pas que la philosophie soit la force motrice du monde, ni qu’elle ait jamais de chance
de le devenir…dès lors qu’elle émerge en tant que possibilité, elle oblige toutes les autres
possibilités de l’homme à réfléchir… c’est en cela que résident non seulement la spécificité,
l’autonomie, mais aussi la continuité de la vie européenne, en cette possibilité née sur le sol
de l’Europe. L’Europe en tant qu’Europe est née du thème du soin de l’âme. Elle a péri pour
l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli» (PE, 79). Patočka affirme que l’âme est la clé
de lecture de l’Europe spirituelle, dans sa quête de ce qui subsiste au-delà du changement.
Retrouver le thème de l’éternité avec l’âme nous introduit dans la question du sens qu’elle
peut revêtir pour l’Europe. Souvenons-nous de cette quête ancienne de l’immortalité, chez ces
êtres retenus aux limites de la problématique, seulement conscients qu’ils pouvaient se donner
un autre but en se battant pour figurer au panthéon de la mémoire collective.
63
Proposer l’âme comme solution à un problème contemporain est un acte risqué, même pour
cet éminent penseur de la crise de l’Europe. Patočka trouve un intérêt à ce retour à Platon,
dans la mesure où « Platon était un philosophe de la crise 61», K Środa précise que c’était une
crise d’un autre genre « il s’agissait de la crise de l’ordre traditionnel et l’ordre traditionnel
c’est d’après Patočka, l’ordre fondé sur le mythe. L’effort de Platon avait pour but un
remplacement du mythe par la philosophie, de la tradition par la raison »62
. Le danger de
cette proposition, Platon n’a pas été en mesure de le prévenir selon Patočka ; il nous dit qu’il y
a eu une omission, et c’est à cause de cela que Platon a contribué, malgré lui, à ce que la
raison devienne excessive, vers l’extrémité de la métaphysique objectiviste. Cette maladie est
à l’origine de la crise contemporaine. C’est le soin de l’âme oublié, qui est pourtant le
principe de l’Europe
Avec l’âme, cette éternité est accessible à l’homme comme l’auteur la présente ici, parce
qu’elle est restituée parmi les possibilités humaines. C’est elle qui rend possible le contact
avec la problématicité. Par sa permanence, c’est-à-dire son éternité, l’âme nous assure une
vue sur les choses éternelles. Et le commerce avec les choses constantes, qui sont aussi les
choses vraies, exige une attention de tous les instants pour que l’âme soit toujours à même de
le faire.
Il est besoin de rappeler brièvement l’importance du « germe » de l’Europe. En effet il est
impossible du point de vue de Patoèka d’expliquer ce qu’est le soin de l’âme pour l’Europe,
en s’y prenant autrement. S’occuper au soin de son âme est ce qui occupe l’homme qui veut
vivre, et tirer de l’univers ce qu’il faut pour son confort. Pour cela il doit aller à sa rencontre,
cette rencontre d’après Démocrite est pour l’âme un moyen de se réaliser. Quant à l’auteur de
la République, il va recourir à la médiation de la polis pour que ceux qui se soucient, de l’âme
disposent d’un cadre approprié, ce qui n’exclut pas le caractère privé de ce souci de l’âme, car
elle n’a pas besoin d’une tribune extérieure dans le face à face avec elle-même qui demeure sa
destination la plus élevée.
Le souci de l’âme comme forme pratique de la découverte de l’univers
De cet éclat du divin que l’homme porte en lui, l’âme, lui vient le privilège de pouvoir
accéder par une méthode de reconnaissance à la vérité, à l’identification de ce qui est
constant. C’est donc à la recherche de l’éternité que les observations de la mathématique
grecque vont permettre de définir le caractère des étants réels à travers leur permanence. Dans
sa quête de la continuité, Démocrite conceptualise l’éternité en se servant d’objets, certes
61
Krystof Środa, « Patočka, Platon et l’immortalité de l’âme », in E Tassin, Marc Richir, Op, Cit, p 40. 62
Idem
64
abstraits mais dont le comportement est constant. Son recours aux mathématiques et à la
géométrie s’explique aussi par le fait que le nombre est un objet bien réel, capable de se
conserver en dépit des contingences. Le nombre 2 est immuable, parce qu’en dépit de
transformations arithmétiques il conserve sa qualité intrinsèque d’être au-dessus de 1 et en
dessous de 363
.
C’est à cette exigence de la quête de la constance, c’est-à-dire de la vérité telle que Démocrite
l’envisage, que l’âme comme lien avec les choses premières permet de souscrire. Pour
Démocrite constate Patočka, « le sens de la philosophie est la structure des étants dans le
monde. Et naturellement il s’intéresse à ce qu’ils ont d’éternel (PE, 76) », c’est en identifiant
cette éternité qu’il pense pouvoir naturellement accéder à la vérité d’un étant, déduire de
l’ensemble de ses qualités sa substance. Ce que nous avons fait avec le nombre 2 est ce que la
géométrie permet à Démocrite de faire avec la figure du triangle. Avec la géométrie, il est
possible en vérifiant uniquement les propriétés d’une figure, pour le cas cité les théorèmes, de
reconnaitre et d’attester de la nature triangulaire d’une figure. Qu’il s’agisse d’une pyramide,
d’un panneau de signalisation, la qualité du triangle nous le constatons traverse les lieux et les
époques, ce qui montre qu’il s’agit d’un étant qui est constant, et donc vrai. Il suffit alors de
lui reconnaitre ces qualités. Autrement dit de dire ce qu’il est.
Cette façon de dire les étants sous la forme de l’identification des prédicats et de leur
énumération est d’après Patočka « la première tentative étonnante de l’homme pour effectuer
une explicitation réellement systématique de la structure de toute chose » (PE, 77) le fait
remarquable ici est le recours aux opérations de vérification et de comparaison auquel aucun
mythe ne peut se soumettre avec autant de succès. Sa nature statique l’empêche d’intégrer la
dynamique du mouvement. Cette méthode d’identification des choses n’est rien d’autre que la
science. Rappelons-nous qu’au début de cette section, il nous était apparu que chez les Grecs
la vérité n’était accessible à l’homme que par les qualités naturelles que son âme lui conférait.
Avec l’assimilation de la quête de la vérité à la science, il n’est pas excessif de considérer que
la science est le fait de l’âme qui se met en quête de ce qui est éternel dans les choses. Et cette
63
En restant dans l’ensemble des entiers naturels, 2 possède une somme de qualités qui nous permettent de le
définir, il existe nous assurerait Castoriadis « en tant que » (C Castoriadis, L’institution imaginaire de la société,
Seuil, Paris, 1975, p 332) Notre 2 tient toutes ces qualités jusqu’ici de deux certitudes; la première, il est à
l’intérieur de N et la deuxième il n’est qu’un élément de N. or nous ne sommes sans ignorer que 2 est en
« relation » avec deux autres nombres qui se situe dans le voisinage de son apparition phénoménale, autrement
dit il existe en tant que supérieur à 1 et inférieur à 3. Nous venons de le décomposer en le définissant par rapport
ce qui nous donne cette représentation ; 1 < 2 >3. En le décrivant ainsi nous avons pu saisir la structure de 2
«quant à …» ou «en tant que…» (OP, Cit, 75) Autrement dit c’est sa situation par rapport aux autres choses, sa
proximité, son étendue, sa profondeur, sa température etc… qui font apparaitre sa singularité. Un étant est par
rapport à sa différence vis-à-vis des autres. Et la détermination d’une chose n’est que la démonstration de sa
différence malgré sa parenté avec d’autres choses. Il est question de distinguer, choisir, poser, rassembler,
compter, pour enfin être capable de dire une chose dans sa totalité, mais surtout dans ce qu’elle comporte de
permanant et de vrai. En somme ce qui rend 2 éternel.
65
éternité dans les choses l’âme n’y parvient qu’en se projetant à partir de l’éternité de sa propre
âme.
Tout ceci rattache le soin de l’âme chez Démocrite à la quête de la vérité, qui elle-même
s’impose comme une exigence, comme une inclination naturelle de l’âme vers ce qui est
éternel, à laquelle il s’agit de répondre, c’est un appel du divin. Il n’est donc pas question de
se soustraire à ce que ce philosophe tchèque décrit, comme étant cet « élan vers l’éternel [qui]
conduit chez Démocrite à la découverte de l’âme propre, au soin de l’âme propre. Le soin de
l’âme propre est, chez lui, la porte qui ouvre la voie à la progression victorieuse de
l’explication à travers l’univers en totalité et ses structures » (PE, 78) La science comme
explication des structures du monde est l’activité par laquelle l’homme désigne non seulement
les choses pour ce qu’elles sont réellement, en faisant apparaitre leur structure vraie, se faisant
elle lui octroie les prérogatives d’un dieu.
Une nouvelle forme de vie au sein de de l’Etat
La rigueur à laquelle le soin de l’âme contraint dans la recherche de la qualité des objets, est
la même que nous retrouvons quand il faut la mettre à contribution dans l’organisation des
affaires de la cité. Ce regard sans complaisance porté sur les étants est une possibilité que
l’âme permet de réaliser. Patočka note que « c’est en considération de cela qu’il faut prendre
soin de l’âme qui est capable d’une telle chose. L’âme qui est capable de cela, est capable
aussi de vivre de la meilleure manière possible dans un tel monde » (PE, 90). C’est donc pour
promouvoir la réflexion sur l’étant, sa saisie rationnelle que l’âme doit être soignée. Elle est
ce par quoi nous pouvons tutoyer la divinité.
Mais à la différence de Démocrite, Platon n’a pas voulu que l’âme soit destinée à la
connaissance, c’est plutôt pour son propre bien, entendons ici son accomplissement. Notre
auteur tient à préciser que l’enseignement de l’Académie préconise une démarche inverse,
fondée en cela sur le fait que « le soin de l’âme n’a pas pour but la connaissance, mais la
connaissance est un moyen pour l’âme de devenir ce qu’elle peut être, ce qu’elle n’est pas
encore tout à fait » (PE, 91) autrement dit l’âme n’est pas au service de la connaissance,
auquel cas c’est la connaissance qu’il faudrait soigner.
Il faut plutôt pour cette raison considérer l’âme comme une partie de l’homme qui doit se
parfaire, et cette perfection ne peut être approchée qu’au sein de la communauté. Cette
position, notre auteur la partage aussi, lui qui considère que «la communauté et très
importante, l’homme ne peut pas vivre sans elle, le soin de l’âme n’est possible qu’au sein
d’une communauté bien ordonnée» (PE, 91) il s’inspire de ce besoin de l’âme de se
66
distinguer, posture qu’elle ne peut adopter que si elle est en présence d’autres hommes
autonomes et libres, en somme semblables à elle. Elle ne se déploie donc pleinement, que
lorsqu’elle se met en concurrence avec d’autres.
Cette posture ouverte à l’égard de la communauté tranche avec celle de Démocrite qui selon
Patočka est « l’apôtre d’une sorte d’égoïsme et d’isolationnisme intellectuel. Il met en garde
celui qui veut préserver la pureté de son âme, lui conseille de ne pas se tourner vers les
affaires pratiques, de ne pas fonder une famille, de ne pas se soucier de sa descendance » (PE,
91). L’immortalité comme tendance de l’être humain n’est pas une préoccupation pour
l’atomiste. L’âme de Démocrite se suffit à elle-même. Ce qui est premier pour l’âme de
Démocrite, c’est qu’elle puisse parvenir à saisir la totalité de l’univers pour elle-même. L’âme
dans la communauté de Platon nous renvoie à la situation de polis grecque, au principe qui la
gouverne en tant que lieu de réalisation de la liberté. Certes ici est reprise une modalité des
grandes maisonnées dans leur forme la plus élaborée, toujours est-il que la liberté reconnue à
chacun et l’égalité sont le moyen de réguler les rapports au sein d’une population de plus en
plus nombreuse.
Mais encore, Platon est un témoin privilégié des tumultes politiques de la Grèce. Lui sont
parvenus les échos du prestige de la Grèce et de la cité athénienne à son apogée. Les faits
historiques que Patočka relate ici nous rappellent, s’il en était encore besoin sa remarquable
connaissance des textes anciens. Notre auteur nous introduit dans le contexte historique
particulier, qui a vu naitre et grandir Platon pour comprendre pourquoi ce descendant de
Solon attache tant d’intérêt à l’entretien de la communauté.
Au préalable, il nous faut rappeler les conditions de l’expérience de la liberté dans la polis
grecque. À partir du principe de la grande maisonnée les citoyens grecs, les citoyens se sont
les maitres des maisons, et seuls ces hommes peuvent se mouvoir dans l’espace public, les
hommes libres. La nature particulière de cette liberté est parfaitement décrite par H Arendt à
qui Patočka emprunte cette formule: «le monde grec est un monde de maîtres libres,
d’hommes qui sont_ pour employer la très jolie formule de Hannah Arendt _ des despotes
dans leur propre maison afin de pouvoir être égaux dans la cité. Ils sont les maîtres absolus
dans la maisonnée, mais dans la communauté ils sont des pairs » (PE, 92) cela signifie que la
principale difficulté consiste à éviter la discorde. Et l’une des solutions pour canaliser ces
libertés sera de confier à un seul le pouvoir de les garantir toutes.
C’est cela qu’Athènes en tant que centre du monde grec tente de réaliser. Elle a voulu être une
démocratie, en voulant surmonter les conflits par le consensus rationnel, et en donnant une
nouvelle destination à la discussion qui valorise les opinions particulières, le polemos, qui fait
singulièrement de la discussion un instrument de l’unité. De ce fait Athènes, la Grèce en
général va connaitre sous Périclès un rayonnement culturel et militaire, mais elle va surtout se
67
distinguer parce qu’elle est gouvernée par « l’olympien » qui a fait de sa patrie une
démocratie modèle64. En ce sens la démocratie qui est née à Athènes, et qui promeut une
certaine égalité de traitement entre les égaux libres, c’est-à-dire à ceux qui appartiennent à la
même classe est le terreau de la pensée libre c’est l’opinion de F Châtelet qui est persuadé que
le choix dans la méthode péricléenne de choisir l’intelligence pour dépasser les contradictions
entre les citoyens, permet de considérer que « l’action politique de Périclès apparait comme le
révélateur grâce auquel les travaux culturels de Sophocle, Phidias, d’Anaxagore[…] prennent
directement leur sens. Et c’est la référence à l’ampleur, et à la situation qu’elle a créé que des
réflexions comme celle de Platon et d’Isocrate, acquièrent leur pleine portée »65
. Mais alors
est-ce la pensée libre qui a prescrit cette façon pour l’homme de mener son existence ?
« Le principe de la liberté, le principe de la vie des communautés de maîtres libres » (PE, 92)
est selon Patočka ce qui a distingué Athènes des autres cités. La liberté est certes réservée à
une minorité, mais il apparait en filigrane que la liberté est la reconnaissance imminente dont
puisse jouir un être humain. L’amorce par la liberté sur le mode politique est inséparable de la
préoccupation de la justice, et par conséquent de la quête de la vérité. C’est d’après A
Fouchard ce qui suscitera l’intérêt du précepteur d’Alexandre le grand, qui revenant sur
l’annulation de dette décidée et imposée par Solon, rend compte trois siècles plus tard de
l’opposition qu’il essuya, lorsqu’il dû « résoudre une lutte à la fois sociale (pauvre contre
riches), à la fois politique (majorité contre minorité, Assemblée du démos contre
magistrats »66
. Aristote a qualifié cette mesure comme une ruse, pour lui permettre à lui et à
ses amis d’en profiter.
Pour Patočka « cette apogée de l’humanité atteinte en Grèce au Ve siècle, dans les années
490-480, aboutira cinquante ans plus tard à une terrible guerre fratricide » (PE, 92), et de
manière paradoxale c’est cette puissance mondiale qui causera sa perte. Il n’empêche que
c’est du principe d’organisation pacifique de la vie au sein de la cité, c’est de cette nécessité
que naît la polis, à travers l’effectivité de la liberté politique, la quête de solutions discutées.
L’histoire, ou du moins l’historiographie de la Grèce, semble être le lieu de la liberté
humaine. Il s’agit non seulement de la participation de cette autonomie de l’être vis-à-vis de
l’étant, de l’ouverture à la possibilité du domaine politique public.
64
F châtelet rappelle que « la tradition nous a légué, l’image d’un Périclès génial ayant su, pour reprendre
l’expression d’A Thibaudet, « construire une démocratie en confiance avec intelligence ». L’Alcméonide réalise
une synthèse harmonieuse et originale d’éléments contradictoires ; à ce titre il semble légitime qu’elle ait été le
symbole même d’Athènes et de la Grèce classique. (François Châtelet, Péricles et son siècle, Editions
complexes,1990, p 18) 65
F Châtelet, Op. Cit, p 21 66La liberté des paysans était liée à la propriété de la terre car ils avaient des obligations envers les propriétaires,
l’action de Solon en faveur des paysans, fut émancipatrice, en ce sens que n’étant plus redevable ils devenaient
des citoyens.( Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie, idéologie et sociétés en Grèce ancienne, Paris, 1997, p
49 et p 87)
68
Revenant sur les évènements qui se sont déroulés à Athènes, Patočka affirme, que « la libre
action humaine ne se heurte pas uniquement à des obstacles extérieurs, mais avant tout à cette
sorte d’entraves qui ayant leur source dans l’action même, ne prennent forme que dans les
situations concrètes de l’histoire (EAE, p 15) ». C’est une allusion de l’auteur sans doute aux
guerres qui ponctuent l’histoire de la Grèce, après la démocratisation d’Athènes. De nature
exogène comme les guerres médiques (de 490 à 479 avant Jésus-Christ), ou endogènes
comme celle du Péloponnèse (431 à 405 avant Jésus-Christ), les conflits militaires et
politiques mettent à jour une problématique; celle de groupes humains qui veulent se donner
par la force, la liberté de disposer d’autres peuples et de leur territoire.
À l’origine, il y a la liberté, ce principe, qui exige tout de même qu’un seul garantisse la
liberté de tous, et commande aussi les velléités expansionnistes du monde grec. Il va se
retrouver en opposition frontale, son principe de la liberté de la communauté, avec le monde
perse au grand pouvoir centralisé. Dans cette opposition des méthodes politiques, il aura le
dessus nous rapporte Patočka « car le royaume Perse a échoué devant la résolution et
l’ingéniosité des Athéniens » (PE, 92) au Ve siècle, la Grèce est alors au faîte de sa gloire.
Cependant elle ne parviendra pas à faire l’unité entre les différentes cités qui la constituent et
c’est ce qui va conduire à sa perte.
Cette attitude de revendication d’autonomie est mise en exergue durant la guerre du
Péloponnèse qui va rythmer, pendant les trente ans qu’elles durent, une partie de la jeunesse
de Platon (il est né en 430). La vie dans la polis interpelle Platon parce que, comme nous
l’apprend l’auteur ici, « Platon vit à partir de la tradition d’Athènes »(PE,92). Il connait les
contraintes des relations entre cités concurrentes, et est tout à fait capable de mesurer l’enjeu
de la guerre, lui dont la cité vécut une humiliation à la suite de la victoire des Perses. Platon
vit donc la catastrophe de la polis grecque. Il est d’abord un citoyen. D’où l’intérêt qu’il
consacrera dans ses réflexions au fait politique.
Ce n’est donc pas en vain que Platon essaye de réfléchir sur la communauté, mais il va
délibérément choisir de s’en éloigner pour évoluer hors de la cité, à cause d’un homme
Socrate, qui inaugure une méthode qui invite tout homme à examiner lui-même, selon son
libre arbitre les certitudes communes pour se faire sa propre opinion. Patočka note ; « il
ébranle la certitude à partir de laquelle la communauté vivait jusqu’alors, sans pour autant dire
lui-même ce qu’est le bien, mais en invitant seulement les hommes à réfléchir, à examiner
toutes leurs pensées de façon responsable » (PE,95) Socrate va révéler par ses questions les
non-vérités qui étaient jusque-là acceptées, il met à nu les pseudo savants, et révèle par
exemple que la démocratie prétendument restaurée d’Athènes est en réalité aux mains de
tyrans. Mais son but n’est pas uniquement de confondre ceux qui ignorent qu’ils sont dans
l’erreur. Il fait la promotion d’une nouvelle manière de vivre.
69
En cela « Socrate est encore le représentant du monde divin, mais d’une manière nouvelle.
Qu’est-ce que cette œuvre d’investigation? Qu’est-ce que cet appel à la réflexion ? Platon le
nomme à l’instar de Socrate, le souci de l’âme, le soin de l’âme, ce par quoi l’âme devient ce
qu’elle peut être: une, sans contradiction, excluant toute possibilité d’éclatement en des
couples contraires et, de ce fait séjournant au contact de quelque chose qui dure, qui est
stable» (PE, 96). Cet attachement à la divinité est ce qui préfigure cette invitation socratique à
soigner son âme, c’est le moyen pour atteindre ce qui est, et quelle qualité autre que la
stabilité peut renseigner sur ce qui est. Disons le autrement, avec Socrate, s’occuper de l’âme,
c’est rester dans la proximité des choses qui sont toujours des choses vraies.
Mais il ne s’agit pas d’un choix de vie à vocation individuelle, certes la posture de départ c’est
l’homme qui la réalise lui-même au moment où il décide de ne plus se contenter d’accepter ce
qui lui est proposé comme étant la tradition, constituée de vérités qu’il n’ose pas réfuter, mais
cette nouvelle manière doit être vulgarisée. Elle va d’abord transparaitre sur sa manière d’être,
ce qui ne va pas lui valoir toujours la sympathie de son entourage. Il en fera les frais à force
de montrer du doigt les opinions fausses. Il n’empêche que c’est à lui que revient la lourde
tâche, « d’incarner l’éternel dans le temps et dans l’être propre, une aspiration à tenir ferme
dans l’ouragan du temps à tenir ferme dans tous les dangers que cela comporte » (PE, 96). À
ce titre il doit défendre la vérité et les incohérences de sa société et en subir les conséquences.
C’est en prévision de cela que vient à Platon l’idée de soigner l’âme à une échelle plus
importante. Puisque ce sont les lois qui mettent en danger l’homme qui est orienté au sens
plein du terme à la quête de la vérité, pourquoi ne pas lui aménager un espace où son activité
et sa vie ne courent aucun péril ?
Là, se situe l’origine selon Patočka du « projet d’une communauté où le philosophe pourra
vivre, où pourra vivre l’homme qui est à même de pratiquer le soin de l’âme, de mettre en
œuvre l’idée philosophique suivant laquelle il faut vivre et penser uniquement à partir du
regard dans ce qui est.» (PE, 98) C’est donc dans une cité avec des lois qui non seulement
défendent la vérité, la garantissent aussi. En cela, l’Europe se distingue, dans la manière dont
elle est parvenue à transformer ce projet privé du soin de l’âme en projet communautaire.
C’est le point de départ de la réflexion de Platon sur l’Etat qui est l’examen des conditions de
l’Etat qui doit accueillir la quête de la vérité.
La cité, l’Etat des philosophes rois n’est pas celle qui les adule, mais celle où la foule accepte
et reconnait la nécessité de vivre, de penser à partir du regard dans ce qui est, car c’est elle et
non les dirigeants, qui est capable de traduire dans la quotidienneté cette ouverture à la
problématicité. Nous avons grâce à Patočka une lecture originale de la République de Platon
dont la destination est spécifiquement de mettre à l’œuvre la communauté de ceux qui
jouissent de la liberté dans la pensée, dans le cadre précis de la démocratie athénienne.
70
Le projet politique de la cité de Platon commence à se réaliser dans la Grèce avant la
catastrophe de la polis grecque. Il subsistera tout de même de la ruine d’Athènes des vestiges,
à savoir ce que les Grecs avaient entrepris dans cette communauté organisée dans le
questionnement des traditions pour parvenir à des lois justes. Rome qui est coutumière du fait,
reprend cet héritage.
Il convient, mais cette fois-ci à partir de la généralisation du soin de l’âme, de considérer la
Grèce comme le lieu à partir duquel a germé l’Europe. « C’est là ce qui fait la spécificité de
l’Europe: c’est uniquement en Europe que la philosophie a pris naissance au sens de cet éveil
par lequel l’homme se dégage de la tradition pour entrer dans le présent de l’univers,
uniquement en Europe ou, plus précisément, en ce qui fut le germe de l’Europe_ en Grèce. La
polis grecque laisse un héritage, l’héritage de la réflexion sur un Etat où les philosophes
pourront vivre, sur un Etat de la justice fondée non pas sur la simple tradition mais sur
l’intuition au sens du regard dans ce qui est » (PE, 98). À travers ces propos l’auteur ne dit
pas que la philosophie est une invention grecque, mais insiste sur l’intérêt qu’une
communauté, celle des Grecs, va dorénavant accorder à l’interprétation critique de l’étant
pour organiser sa vie.
Le soin de l’âme : une nécessité pour un rapport intérieur de l’homme à lui-même
Nous devons nous demander s’il était seulement envisageable que l’homme ne puisse pas se
soucier de son âme. À la lecture de Patočka, il faudrait y répondre par la négative. L’homme
n’est pas et n’a jamais été un étant tout à fait comme les autres, c’est à lui seul que le monde
se dévoile. C’est « l’apparaitre, cette clarté dans le monde, n’est-il pas quelque chose qui
distingue l’homme, qui le met à part du reste de l’étant ? » (PE, 35). C’est même un privilège
car il est ainsi le seul à avoir conscience du monde puisqu’il ne fait pas seulement partie du
monde mais il a la capacité de faire le repli nécessaire, cette épochè par laquelle il se met face
au monde et se questionne sur sa situation dans le monde. Ce privilège qui le fait arbitre du
phénomène (PE, 42) n’est pas sans conséquence. Il s’accompagne aussi d’une prise de
conscience, que ce monde qu’il prend comme étant un domaine réservé pour lui seul, car il est
le seul à pouvoir le penser, comporte des limites.
La conception que les Grecs ont de la finitude de l’homme tient au fait que l’homme est doté
d’une âme qu’il peut faire l’expérience, même brève, de la contingence du monde et de la
permanence. Pour Patočka, « l’âme, dans la conception de la philosophie depuis ses débuts
grecs est précisément capable de vérité » (PE, 35). Ce qui est presqu’une malédiction puisque
71
cet atout67
lui apprend, en même tant qu’il constate la fin de ses semblables, qu’il n’est pas
éternel. Si la précarité est commune à tous les étants dans le monde, il n’y a que l’homme qui
soit capable d’en faire un objet de pensée, de réfléchir à sa fin et aux subterfuges pour la
conjurer.
Ainsi la philosophie grecque comme l’a remarqué Patočka transforme la malédiction en
grandeur. D’après Środa de la pensée Patočka semble tirer cette conclusion : l’homme « doit
chercher l’immortalité ailleurs, à l’intérieur de son âme. Il doit apprendre à vivre la crise en
lui-même »68. C’est sans doute ainsi que Platon a imaginé autre chose que la fuite pour donner
un nouveau sens à la vie, non sans changer celui de la mort. Et, commente Środa, c’est « peut-
être là que nous trouvons ce qui, aux yeux de Patočka, donnait toute sa valeur à la civilisation
européenne qui, la première, a eu le courage de reconnaitre la finitude de l’homme et d’en
faire sa grandeur »69
. Cette façon de se saisir de la mort pour organiser la vie n’est pas une
originalité grecque, cette affirmation est de notre point de vue discutable.
C’est dans ces circonstances, c’est-à-dire juste après l’éclosion de sa conscience, que « la
réflexion explicite s’amorce dans cette prise de conscience de la situation de l’homme qui, en
tant que gérant du phénomène, est en même temps le seul être qui sache que son domaine
phénoménal a une fin » (PE, 43), ce qui signifie que c’est de là que nait cet intérêt pour l’âme
qui est la seule à même d’introduire à la pensée. La pensée aux yeux de Platon est essentielle
à l’être, car elle lui permet de se soucier de l’âme. Son importance est telle pour l’existence
humaine que, priver l’homme de pensée, c’est aussi le priver de son âme. C’est le rapport
conscient, ou l’activité que l’homme entreprend autour d’elle qui la valorise.
Mais l’intention d’entreprendre cette démarche qui conduit à la rencontre avec soi, à laquelle
Platon destine l’homme, fait dire à Patočka que « la pensée en tant qu’organe positif,
déterminant et enrichissant, organe de la bonté et du perfectionnement de l’âme, est
importante dans le souci de l’âme» (PE, 101). Or l’entretien physique, la constitution de
provisions, en somme les attitudes de la vie nue, ne donnent pas à se soucier de l’âme qui ne
relève pas des tâches quotidiennes à accomplir. C’est une préoccupation qui habite l’être, de
façon permanente, au même titre que la durée de l’âme, c’est-à-dire l’éternité.
Pour prendre soin de l’âme, ce qui est préférable c’est d’en faire l’expérience, et cette
expérience consiste à faire la connaissance de l’âme. En cela « le souci de l’âme se déploie à
travers un penser questionnant. Celui-ci a la forme d’un dialogue où l’un des interlocuteurs se
laisse interroger ; ce dialogue auquel d’ordinaire participe deux personnes, peut aussi avoir
lieu dans l’intériorité de l’âme, entre moi et moi-même» (PE, 101) en cela Platon selon
Patočka, dispose de l’outil nécessaire pour parvenir à la meilleure connaissance de soi
67
C’est nous qui soulignons 68
Krystof Środa, Op, Cit, p 44 69
Op, cit. p 44
72
possible. Et c’est une exigence pour celui qui se souci de son âme, de faire de soi-même
l’objet d’un questionnement. Le questionnement de l’âme sur elle-même est en ce sens un
besoin élémentaire.
Le philosophe praguois semble trouver une proximité, sans parvenir à un accord entre
Démocrite et Platon. Il suffit de nous remémorer que Démocrite assignait à l’âme la tâche
d’ « atteindre et d’intuitionner les raisons dernières, les causes premières » (PE, 101) : il fait
de l’âme un outil de la connaissance alors pour Platon l’activité de la connaissance est une
manière de se soucier de l’âme, de s’accomplir, en prenant soin de préciser que le but de
l’âme ne résidait pas dans la possession de la totalité de l’univers. Elle recourrait à la
découverte systématique des choses pour se parfaire elle-même.
Tandis qu’au nombre des recommandations de l’atomiste, nous confie Patočka, cet auto-
accomplissement de l’âme nécessite un renoncement à la communauté, que c’est une quête
qu’il doit réaliser dans la solitude, selon la doctrine étudiée dans les jardins d’Académos, la
communauté permet à l’âme de se parfaire, en s’exerçant. Nous pouvons réduire l’écart avec
Platon, sans le supprimer, en constatant que l’âme est centrale pour les deux ; de plus quand
elle s’emploie à la connaissance, elle a au préalable pris acte dans son rapport direct avec les
choses, ou avec les autres hommes et qu’il y a des choses qu’elle ne parvient pas à saisir
complètement.
Elle part toutefois d’une certitude : elle-même. C’est le geste primitif de la constitution de sa
propre opinion, qui conduit à ramener à soi tout ce avec quoi nous sommes en contact pour
attester de leur réalité, qui est aussi celui de l’enfant qui tend la main vers l’objet qu’il voit et
qui croit présent à lui, et qui ne renonce à le « saisir » que lorsqu’il constate qu’il n’a pas de
relief, et que c’est juste une photographie. Dans son jugement lorsque l’âme réfléchit, elle est
donc isolée, seulement elle est redevable de ce commerce qu’elle doit entretenir avec ce qui
l’entoure. Car c’est à partir de là que nous sommes introduits dans la perspective du
dédoublement du réel, qui fonde le schisme auquel le souci de l’âme va conduire par
exagération.
Dans cette recherche qui participe de la formation de l’âme par elle-même, « le souci de l’âme
découvre cette dualité: de la δόξα d’une part et de l’autre, l’idéal unitaire, il découvre et le
dédoublement et l’immuable_ les deux découvertes étant également fondamentales. Le souci
de l’âme est donc la découverte des deux possibilités fondamentales de l’âme, la découverte
de la double contrée dans laquelle l’âme se meut » (PE, 103). Ce regard porté sur elle-même
doit lui permettre de parvenir plus rapidement aux choses en ce qu’elles sont vraiment et de
ne pas s’en tenir seulement à ce qu’elles paraissent. Par ailleurs l’extraversion de l’âme n’est
pas à éluder complètement, il lui faut ce miroir, qui n’est pas proprement la gloire qu’une
73
lecture erronée du guerrier-héros montrerait, mais un contexte d’émulation et de valorisation
de l’excellence, cette interaction avec les autres pour pouvoir revenir à elle-même.
Il faut constater néanmoins que c’est l’aspect pratique du soin de l’âme qui, à notre époque,
est le plus rayonnant, en raison de son efficacité ou de son caractère probant il suscite
davantage d’intérêt que le travail intime avec soi-même en vient à être négligé. C’est le retour
à soi, ce dialogue intérieur qui est le courant intime du rapport à l’âme n’est pas le plus
plébiscité par les héritiers de la métaphysique grecque. Seulement l’invitation à se soucier de
l’âme rapportée à la vie intérieure est perçue comme étant de peu d’utilité. Et pourtant, c’est
elle qui intègre un élément essentiel en définissant, pensons-nous, des directives aux deux
autres courants du souci de l’âme. Il ne suffit d’avoir un regard vrai sur les choses comme la
découverte de la véritable nature des étants permet de le faire, cette praxis vivante ne peut pas
non plus se limiter à organiser l’équilibre des libertés dans l’espace politique. Il est tout aussi
urgent de se donner pour but quelque chose qui soit en mesure de réunir et de surpasser les
objectifs partisans.
En cela, la directive platonicienne de définir « l’idéal philosophique comme vie dans la vérité
dans une vérité qui se veut intelligible et qui nous oblige, en conséquence de ce caractère
absolument contraignant, nous enseigne l’obligation absolue » (PE,107). Cet avis de Patočka
peut surprendre, de vouloir à nouveau mettre des chaînes à l’esprit humain qui vient à peine
de s’apercevoir qu’il dispose d’un vaste champ en friche. N’oublions pas que l’auteur, est au
moment où il mène ses réflexions, le témoin de la dévastation de ce champ, il peut donc
attester que la connaissance onto-cosmologique ou la rationalisation de la vie de la
communauté n’ont pas suffi à prévenir une autre catastrophe après celle de la polis. La
contrainte dont il s’agit est la recherche du Bien, seul projet capable de protéger l’âme de ses
débordements, car nous devons garder à l’esprit que le soin de l’âme n’a jamais été un moyen,
c’est la formation de soi qui est le but essentiel de la vie dans la problématicité.
Conclusion
Surprise, nous l’étions à l’entame de ce chapitre, alors que nous voulions examiner une
question de prime abord aussi étrange que puisse l’être aujourd’hui, celle de l’Europe et du
soin de l’âme. Et au long de nos développements, nous avons pu mesurer l’incidence de cette
question sur le projet patočkien de la critique de notre ère. À la recherche des causes de cette
situation de l’Europe aujourd’hui, qui d’après M. Crépon résulte de ce que « l’Europe serait
entrée dans une phase de son histoire qui ne se laisse pas penser autrement qu’en terme de
74
déclin »70
. Patočka a dû consacrer une partie de sa recherche à déterminer l’identité même de
l’Europe, convaincu que la catastrophe de l’Europe relève d’un oubli de son principe, du soin
de l’âme, qui par un retour à soi, transforme l’objet de la chute, en opportunité de faire
l’expérience de la grandeur, en adoptant une nouvelle attitude. Sur cette voie, il nous a assuré
que l’Europe était issue du soin de l’âme, mais pour être exacte du projet de la formation de
l’âme. Mais ce projet quel est-il ?
Prendre soin de l’âme, ce n’est pas se mettre à la recherche de moyens pour laisser une
empreinte glorieuse dans la mémoire collective. Même si par la pensée l’homme demeure
conscient de la finitude de sa vie, et que les attentions portées sur l’âme s’inscrivent dans ce
rapport avec la mort, il n’empêche que l’accomplissement de l’âme s’effectue dans cette
formation à soi, qui passe par la fréquentation des choses éternelles, dans la quête de la vérité.
C’est ce qui distingue l’âme en quête seulement d’immortalité, et dont celui qui vit dans
l’évidence a tout à fait une certaine représentation, des circonstances nouvelles de « l’âme
[qui] est au centre de la philosophie. La philosophie est le souci de l’âme en son essence
propre et l’élément qui lui appartient » (PE, 101). L’activité pensante lui est à ce titre destinée,
et la conduit à aller rencontrer les choses évidentes pour vérifier et s’enquérir de leur être réel.
La philosophie commence par se « poser la question face au prodigieux fait originaire de la
manifesteté du monde » (EH, 76). Et si dans les Essais hérétiques, l’auteur rappelle que
Platon et Aristote s’accordent volontiers sur le fait que l’étonnement est le commencement de
la sagesse, c’est pour marquer la différence entre le mythe et la philosophie. Position qu’il
justifie dans un autre texte en affirmant que, « dans le mythe il n’y a pas d’étonnement, le
mythe ne s’émerveille devant rien. L’émerveillement est caractéristique de la philosophie,
l’émerveillement non pas devant les réalités individuelles, mais devant cette réalité originaire
» (PP, 69). C’est la posture même de la vie dans l’évidence qui s’assimile à une paralyse, à la
dérobade de celui qui ne veut même pas se dresser pour regarder ce qu’il y a au-delà de
l’horizon, il préfère se contenter des choses avec lesquelles il a un rapport de proximité. Et le
langage ordinaire réserve pour lui ces mots qui ne sont pas flatteurs ; il n’a pas d’âme.
Or, cette capacité à se laisser surprendre tient au fait que, les choses que l’homme libre
constate ne sont pas attendues. Mais encore, il va à leur rencontre, il a l’initiative de s’ouvrir à
elles. Nous revenons ainsi à la liberté d’action, à travers la liberté qui détermine l’étonnement
philosophique. Le « souci » de l’âme évoque cette préoccupation, cette quête d’équilibre entre
l’éveil et la vie naturelle, ce péril qui plane sur lui toujours n’a d’effectivité que lorsqu’elle est
en acte. C’est pour cela que notre auteur rappelle que « l’âme qui a souci d’elle-même est
donc en mouvement, s’éloignant de l’indétermination immédiate pour se rapprocher de la
réflexion qui délimite et définit » (PE, 104). Nous sommes encore devant un autre paradoxe
70
Marc. Crépon, Altérité de l’Europe, Galilée, Paris, 2006, p 154
75
dont Patočka a seul le secret, celui d’exprimer un mouvement incessant dans une limite, car sa
position n’est pas un acquis définitif. Autrement dit, cette âme qui cherche la gloire, à
découvrir l’univers ou seulement à se connaitre elle-même, fondamentalement se meut.
La recommandation de Socrate pour aller au principe des choses, n’est pas étrangère à
l’actualité politique de son époque, faite d’une grande instabilité. C’est dans la quête de ce qui
est pérenne, au-delà de la conjoncture, que la philosophie et la politique vont se rencontrer.
Mais pour autant ce discours n’a-t-il de validité que dans le monde grec? Nous sommes
assurés du contraire, si cela avait été le cas, il n’y aurait plus eu de philosophie avec la fin de
la polis grecque. Le philosopher se développe selon un principe, ce qui implique qu’il
nécessite un sol ferme sur lequel s’appuyer, mais aussi qu’il s’inscrit dans un mouvement de
justification de l’étant, de régulation de la communauté. Mais c’est essentiellement le
mouvement de l’âme qui prend soin d’elle-même et s’intensifie en allant à la découverte des
principes originels.
Il a certes eu un environnement favorable dans le monde hellénique, comme nous l’avons
évoqué plus haut, pour susciter le soin de l’âme. Cependant, parlant de la philosophie,
Patočka confie que « son affaire ne peut être ni édifiée sur ni raccrochée à rien au ciel ou sur
la terre ; elle se constitue à la manière d’une étincelle qui, pour prendre la comparaison de
Platon, jaillit soudainement pour ne plus s’alimenter que d’elle-même » (PE, 104). En
d’autres termes, la vie dans la vérité se nourrit d’elle-même, est capable de puiser en elle-
même pour autant il ne faut pas oublier que le privilège que confère cette capacité
d’intuitionner le réel s’accompagne de l’obligation aussi de s’expliquer avec lui. Le fait de ne
point être limitée autorise la philosophie à tout questionner, son langage se veut donc
universel, c’est celui des mathématiques qui saisissent et démontrent par le fait concret pas
uniquement avéré, mais par la preuve, la vérification. À la différence que la quête de la vérité
ne se traduit pas par une vue purement objective, elle doit aussi satisfaire à une exigence de
responsabilité.
Nous venons de répondre à la question conclusive de ce chapitre en rappelant succinctement
ce qu’est le soin de l’âme. Mais comment l’Europe, car nous restons toujours dans notre
thématique générale, a-t-elle réalisé le soin de l’âme ? Y est-elle seulement parvenue? Plutôt
que de nous contenter de recourir à la formule laconique du « oui et non » efforçons nous
d’être précis en ces termes. Certes le souci de l’âme constitue l’héritage européen, il est issu
de la Grèce, et l’Europe s’est appropriée les vestiges de la polis grecque que Platon avait
entrepris de théoriser, en préconisant une vie selon le regard dans ce qui est, qui ne pouvait
être réalisée que par le soin de l’âme. Le souci de l’âme est l’exigence, la priorité des hommes
qui veulent vivre dans la vérité, et s’inscrivent en faux contre la tradition et les apparences qui
sont le propre de l’homme qui vit sans problématicité. Il est donc juste de dire que le soin de
l’âme est le germe de l’Europe.
76
De même que Patočka attire notre attention sur le développement de ce germe, en montrant
que le soin de l’âme a des exigences, dont une responsabilité qui tient à ce que l’âme se forme
selon les trois directions qui lui sont dévolues. Mais s’il n’y a point de doute que l’Europe s’y
est engagée, « ce n’est pas dire que ces idées aient été réalisées en Europe, mais simplement
qu’elles ont été un ferment sans lequel la réalité européenne serait impensable, en ce sens que
ce qui était non-philosophique et, plus particulièrement platonicien, a été obligé, dans son
dialogue avec ces idées, à des réflexions d’un caractère différent » (PE, 118). Notre auteur
nous donne à penser que l’Europe s’est détournée de sa voie, qu’elle aurait oublié le souci de
l’âme et surtout la responsabilité qui lui échoit. En fin de compte, pour emprunter un
aphorisme, la plante n’a pas tout à fait tenu les promesses, qui sont ici les exigences du soin
de l’âme, du germe.
Nous avons pu voir l’importance de l’âme pour l’Europe, qui est issue d’une crise celle entre
le mythe et la raison, la tradition et la philosophie que Platon a pensé résoudre en invitant
l’homme à se tourner vers son âme. Mais il a aussi rompu avec toute instance métaphysique,
perdant ainsi le motif, le sens qui devait guider ses actions. Il est question dans le
développement qui suit de voir quelles ont été les conséquences du dévoiement de l’Europe
dont parle Patočka.
77
Chapitre 4 L’oubli
Nous nous sommes longuement employée à invalider la théorie du fondement de l’Europe,
arguant principalement que cette approche lui attribuait une nature figée qui ne rendait pas
compte de façon juste de l’idée dynamique d’Europe. Ce choix du germe par Patočka n’est
pas inattaquable. En considérant le rapport entre la puissance et l’acte de la chose, Aristote
nous dirait que dans le germe l’Etre est déjà présent. Mais le geste de Patočka est sauf, et il se
sort rapidement de cette difficulté quand il insiste sur la possibilité qui est présentifiée dans le
germe de réaliser ou non la promesse qu’il porterait éventuellement. C’est la non-réalisation
de cette possibilité, qui nous permet de lire la situation de l’Europe.
Seulement Patočka ne nous facilite pas la tâche en liant le destin de l’Europe à celui du soin
de l’âme, particulièrement avec le courant politique de cette formation de l’âme, il nous est
difficile à cet instant d’établir un rapport de causalité, ou un ordre de préséance entre la cité
politique et la cité des philosophes. Notre unique certitude est que nous ne devons pas les
dissocier, car ils ont une communauté de vue avec le soin de l’âme, qui reste un moyen
efficace de lier l’Europe et la philosophie. E. Tassin fait remarquer que « l’originalité de la
réflexion patočkienne est d’avoir lié, de façon très subtile l’idée d’Europe à celle de la
philosophie par la médiation d’une compréhension de ce que signifient la culture, la politique
et l’histoire. C’est ce nœud entre politique, culture et histoire, que recouvre la signification
philosophique de l’Europe »71
. Quant à nous, nous voulons insister sur la nécessité de lier ces
trois dimensions de l’humanité européenne qui procèdent de la vie dans la problématicité ;
Bien qu’elle se soit donnée pour but de vivre selon le soin de l’âme, il lui revenait encore de
persister dans cette voie ou de s’en éloigner ; c’est ce qu’elle aurait fait manifestement. Nous
allons tenter de voir ici comment cela est concrètement advenu.
Le soin de la domination du monde
La difficulté apparait dans le projet de l’Europe au moment où elle commence à négliger l’un
des trois courants du soin de l’âme, il s’agit selon les dires de Patočka du plus important à
savoir celui qui procède du mouvement intérieur du soin d’elle-même. Il nous faut reconnaitre
que nous sommes, nous-mêmes à l’origine de ce manque de clarté, puisque notre regard est
embrigadé dans cette vision matérialiste de ce que l’Europe sous un certain attirail techniciste,
belliciste et impérialiste est devenue.
71
E Tassin, « Europe et culture », (conférence sur Jan Patočka) 24 janvier 2008, Paris, p 1
78
Et pourtant, s’il est certain que « le souci de l’âme a subi une singulière transformation, qu’il
s’est pour ainsi dire estompé sous les alluvions de quelque chose qu’on pourrait appeler le
souci le soin de « la domination du monde » (PE ,99), que l’Europe s’est concentrée, au moins
selon ses visages les plus « flamboyants » à conquérir les terres inconnues de l’univers tout en
perfectionnant les techniques qui pouvaient permettre au plus performant d’en disposer. Nous
ne devrions pas pour cela prendre acte de la disparition de l’Europe, toutefois force est de
reconnaitre ici que la précision que Démocrite apportait, lorsqu’il spécifiait la subordination
de la connaissance de l’étant à la perfection de l’âme, n’était pas surfaite.
Dans le projet du soin de l’âme les modalités onto-cosmologique ou politique n’étaient
destinées qu’à servir d’adjuvantes pour l’élévation de l’âme, via la choséité, vers « le
royaume des raisons dernières et des principes originels [qui] est en même temps celui des
causes et de leur ordonnance» (PE, 134). La place culminante des choses avec lesquelles
l’âme doit pouvoir partager une même sphère, indique aussi là où le soin de l’âme pour elle–
même se situe : c’est-à-dire au niveau le plus élevé. Cette répartition reprend fidèlement la
structure pyramidale de la polis qui définit l’ordre prioritaire des besoins de l’homme
authentique. Ainsi comme nous le voyions précédemment la conservation physique se situe à
un stade primaire, en dépit de sa subsidiarité, elle n’est pas inutile. Elle pourvoit à l’entretien
de la structure qui va soutenir l’ensemble, et pour la préserver des dangers extérieurs, le corps
des « gardiens » est fourni par la communauté rationnelle, et au-dessus de ceux-ci se situent
ceux qui commandent.
Nous identifions dans le germe même de l’Europe, un rapport de domination entre les
différents courants du soin de l’âme fondé sur l’interdépendance de ces trois tendances, et qui
va concrètement se traduire par un dévoiement de l’Europe de son projet. Pour le porte-parole
de la Charte 77, il ne s’agit pas d’un fait extraordinaire, puisqu’il considère que « le
dévoiement est un trait fondamental propre à l’homme en tant que tel. notre manière d’être
dans la clarté est précisément cette errance dans le cadre d’une clarté en totalité qui n’est pas
la nôtre mais à laquelle nous ne pouvons-nous soustraire et qui détermine le sens et le chemin
de notre errance » (PE, 67). Le fait notable ici c’est que du seul fait de l’existence d’une
possibilité, aussi infime soit-elle, elle donne une lisibilité à la déroute d’une certaine Europe.
Le choix du concept de germe, est aussi une réponse opposée au télos de Husserl qui
s’accorde mal avec la possibilité d’un autre parcours puisque la vue intellectuelle serait
intrinsèquement et naturellement dans l’Europe. Il apparait donc dans ce raisonnement simple
que s’il en a été autrement, c’est d’abord parce qu’il était possible qu’il en fut autrement. Pour
M. Crépon « la perte de sens n’est pas un accident ni un état psychologique provisoire, elle est
une conséquence inéluctable de ce qui se trouvait inscrit dès l’origine dans cet héritage »72
. Il
72Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Op. cit, p159
79
n’y pas de doute quant à considérer que cette pensée de l’âme ouverte sur l’éternité comprise
comme un moyen de conjurer la finitude, était vouée à l’épuisement.
Cependant il ne nous viendrait pas à l’idée de légitimer ce dévoiement, car le soin de l’âme
n’est pas un choix, c’est la seule manière pour l’homme de vivre authentiquement. En se
contentant de l’un des aspects qui sont en fait inscrits dans un seul et même ensemble,
l’Europe s’est fourvoyée au moment où elle s’est contentée d’effectuer seulement une partie
du chemin. En effet, à mi-parcours il ne s’agit que de tâches destinées à l’entretien de la vie,
qui ne se distinguent pas fondamentalement de la quotidienneté des hommes naturels. C’est
donc un manque de vigilance qui concourt à cette situation.
Ainsi, le soin de l’âme ne préserve-t-il pas de la chute, car il fait miroiter à celui qui s’y
engage un large éventail de possibilités dont celle, et pas des moindres, de se servir de ses
découvertes sur l’univers. «L’utilité» de l’exploration du réel à laquelle nous faisons allusion
ici, n’est pas sans rappeler la routine des hommes naturels de Patočka qui sont enchaînés dans
chacune de leurs intentions à trouver des solutions pour améliorer leur condition physique.
Peut-on alors leur reprocher d’avoir privilégié les moyens, oubliant de ce fait la destination
finale de cette émancipation de l’homme des croyances traditionnelles en vue de lui permettre
d’accéder par ses propres moyens aux choses éternelles ? Pas selon ce qui précède.
Par ailleurs l’ouverture au monde s’accompagne aussi de la promesse d’acquérir un pouvoir
illimité sur le réel saisi. Ajouté à cela le courage que l’on reconnait aux « gardiens », et qui est
une marque de l’excellence à laquelle la polis offre un champ de déploiement, il n’y a qu’un
pas à franchir pour entreprendre l’ouverture au monde comme une conquête. Et le contexte de
libre concurrence que la polis inaugure, crée des conditions favorables, à l’émulation, c’est à
dire aussi, à l’expression des velléités individuelles, à une échelle plus importante, c’est-à-dire
dans la mesure des possibilités que chacun aura gagné de ses capacités. Ceci laisse
l’impression que l’éveil à la problématicité, l’émancipation de l’homme de la vie nue a aussi
introduit ce dernier dans un cycle destructeur compte tenue des « forces immenses de la
science et de la technique, ainsi que tout ce qui avait été acquis grâce à elles ont été investies
dans cette entreprise de destruction mutuelle » (PE, 17).
Cette attitude qui consiste à privilégier les moyens d’action, a conduit l’Europe à s’éloigner de
son principe, pour se confiner à la praxis, à telle enseigne qu’elle s’est identifiée à la science
et à la technique. Ce faisant c’est une partie de l’âme qu’elle a négligée, elle a donc une vue
partielle sur l’éternité ce qui l’empêche de la considérer comme une vue sur la totalité. Et
pourtant Patočka n’a eu de cesse de rappeler que « l’Europe en tant qu’Europe est née du soin
de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli » (PE, 79) elle s’est
perdue dans la praxis et ses particularités alors même que ce qui donne à la philosophie une
portée universelle, c’est justement parce que, rappelle E. Tassin, « elle ne procède d’aucun
80
intérêt pratique, elle ne procède d’aucun intérêt lié au sol d’une tradition nationale »73
parce
qu’elle s’appuie sur les idées et que les idées sont plus fortes que les expériences empiriques
particulières.
C’est en substance le raisonnement de Husserl que nous pouvons, à la lecture de Patočka,
revisiter en justifiant la dimension universelle de la philosophie, par le caractère universel de
son projet qui est le soin de l’âme, c’est à dire en réalité celui de la métaphysique
platonicienne, qui a inspiré l’hellénisme et que l’Europe s’est appropriée.
Mais Patočka s’empare du constat que le projet du soin de l’âme est premier et philosophique,
et celui du souci de la domination est accessoire et politique. Dans le sens que c’est
l’ouverture partielle à la problématicité qui conduit à la catastrophe. Les conditions de
possibilité de la politique sont, rappelle E. Tassin : « la liberté publique. Mais elle donne en
même temps naissance au concept d’humanité tel qu’il trouve à s’exprimer politiquement
sous la forme de l’Etat universel »74
. Pour le dire autrement, l’Etat dans sa version grecque est
né après Platon, pour satisfaire aux critères d’une communauté qui se constitue unitairement à
travers l’équilibre des positions contradictoires, dans le polemos.
Philosophiquement, le germe de l’Europe admet l’universalité, c’est l’hégémonie politique
qui va pervertir ce principe, et pour parvenir à l’intelligence de l’Europe patočkienne, il faut
disjoindre l’Europe spirituelle, de l’Europe façonnée par la réalisation historique de ses visées
politiques. Pour E. Tassin, « la philosophie est la connaissance de la totalité ; elle ne peut
déployer cette connaissance que depuis un hors monde, par où elle entre en conflit avec la
science, la vie, la société »75, mais il rappelle aussi que c’est la vie qui est le principe de la
politique que la philosophie se donne pour tâche de penser.
L’universalisation d’un particulier : l’oubli de l’idéal philosophique
L’explication du changement de cap de l’Europe se laisse trouver dans l’histoire, qui reprend
les interprétations politiques d’une partie seulement du soin de l’âme et l’intègre dans les
possibilités politiques. L’Europe politiquement identifiée à l’époque médiévale est constituée
de nations qui commencent dans les points de rencontre à manifester cette hégémonie,
reconnue chez ceux qui prétendent parler pour tous, alors même qu’ils sont une voix isolée.
De l’empire romain, ne subsistent que des nations désunies convoitant les possessions des
unes et des autres sur le principe que celui qui peut, a le droit d’acquérir. C’est la malheureuse
appropriation de la saisie onto-cosmique du soin de l’âme. Nous avons essayé d’exposer les
73
E. Tassin, Op, Cit, p 5 74
Idem 75
Ibid, p 175
81
raisons de cet esprit hégémonique. À présent, nous voulons examiner la structure de ce
déséquilibre.
D’après Patočka deux facteurs ont détourné les continuateurs de la pensé platonicienne du
soin de l’âme. Le premier c’est l’éveil de l’homme, son entrée dans la problématicité par
laquelle il constate qu’il peut élargir son horizon. Ceci se traduit aussi par le premier droit
qu’il conquiert à savoir la vie libre, qui a besoin de l’espace politique pour s’exprimer. Le
deuxième élément est le pouvoir qui accompagne cette liberté et qui se concrétise dans les
capacités que la science, c’est à-dire la découverte de l’étant, lui octroie. Le hiatus ici est
qu’entre ces deux éléments la rencontre n’est pas planifiée, elle doit être gouvernée par une
instance supérieure, afin de la mettre à l’abri des particularismes s’inscrire dans un projet;
celui de Platon c’est la formation de l’âme, le souci de l’âme qui parvient à mettre la vie libre
et les capacités qu’elle confère au service de l’existence authentiquement humaine.
Mais la nécessité de ce gouvernail ne s’est pas faite sentir tout de suite, tant les applications
qu’offraient la découverte du réel étaient immenses, tout le reste tenait pour quantité
négligeable. C’est avec ces moyens que « l’Europe a été réellement maîtresse du monde.
Maitresse économique : c’est elle qui a développé le capitalisme, le réseau commercial de
l’économie planétaire. Maîtresse politique en vertu de son monopole d’une puissance dérivant
de la science et de la technique, car tout cela était lié aussi à son degré de réflexion et à la
civilisation rationnelle qu’elle était la seule à pouvoir posséder» (PE, 16). Ainsi l’Europe est
devenue grâce au déploiement de force dont elle était capable synonyme de puissance, mais
pour avoir négligé le but général qu’elle s’était octroyée au départ, la vue intellectuelle chez
Husserl, le souci de l’âme chez Patočka, elle va s’épuiser dans cette quête de puissance sans
borne. En l’absence de ce ciment spirituel ou politique, elle s’avère incapable de sortir de la
routine, qui s’apparente à de l’ennui, autrement que par la guerre et la violence. Une chose fut
de pouvoir constituer un magasin de forces, encore aurait-il fallu se souvenir de sa
destination.
À travers les différents Etats qui la composent désormais, et qui rivalisent, il règne en Europe
un climat de tension, qui va aboutir aux grandes catastrophes que l’Europe moderne va
connaitre. Deux raisons d’après ce philosophe tchèque ont conduit à cette situation de
déséquilibre. Les rivalités entre les nations européennes issues de l’éclatement de l’empire
romain, et surtout la possibilité pour ces oppositions latentes d’entrer en confrontation réelle
par l’escalade de la violence, avec l’aide des moyens de destruction puissants qui ont pu être
accumulés par la science et la technique. Ce qui signifie que les difficultés que la polis
grecque a rencontrées lorsqu’elle a voulu pacifier la communauté sont similaires à celles de
ces nations particulières de l’Europe moderne, à la différence qu’elles sont exacerbées par la
certitude de chacune d’avoir la capacité d’atteindre l’autre.
82
La conflictualité n’est pas le fait nouveau ; ce qui réorganise les échanges au sein de la
communauté des ébranlés, est un effet de la reconfiguration du rapport entre l’homme et sa
place dans le monde. C’est-à-dire les nouveaux moyens dont les uns et les autres peuvent
désormais disposer, et qui rendent presque légitime la convoitise de ce qui se trouve au-delà
de ses propres limites. Les grecs ont fondé cette nouvelle attitude sur l’idéal et le droit
universel de la compréhension rationnelle des choses. C’est l’autonomie conquise qui a
provoqué l’ouverture au monde et permet d’envisager de le posséder, fondée en cela sur le
droit universel de savoir.
Ce qui a été oublié c’est l’idéal philosophique du savoir fondé sur la raison et non sur le
pouvoir, mais le piège n’était pas facile à éviter, compte tenue de la structure même de la vie
dans la raison qui doit pour être opératoire, être désintéressée, la vue intellectuelle des choses
n’appartient pas à un groupe comme une conquête, ou à une nation, sa portée est universelle.
Et l’Europe a une vocation universelle parce qu‘elle est porteuse de cet idéal, ce qui veut dire
qu’elle ne saurait être limitée dans le cadre stricte du continent européen. Paradoxalement
nous devons considérer que l’Europe spirituelle n’est pas seulement une partie du continent
eurasiatique, c’est une forme de vie.
Mais notre époque est allée trop loin, au point de désincarner la vue intellectuelle. En
consacrant la rupture avec la métaphysique, elle a généré de pures sciences positives qui ont
formé le regard d’hommes purement positifs. Grace au langage abstrait de l’algèbre ces
hommes positifs, les savants sont désormais incapables de voir leur propre subjectivité à
l’œuvre dans leur expérience. C’est de cette manière selon Husserl que « le positivisme
décapite la philosophie »76
et se détourne de ses fins premières qui étaient de mettre le savoir
acquis sur l’univers, pour permettre à l’homme de se consacrer pleinement à ce que Patočka
nomme l’élévation spirituelle et l’accommodement avec la situation naturelle de l’homme sur
la planète.
Le déséquilibre dont Patočka nous fait l’économie, s’est installé dès lors que nous avons
oublié que la vue intellectuelle des choses n’est pas une identité culturelle, une propriété
nationale, une marque déposée. C’est une forme de vie, qui ne souffre de la subordination à
aucune chapelle, et qui dé-substantialise les prédicats qui lui seraient associés. Autrement dit,
nous ne pouvons pas parler de la forme de vie européenne, c’est en apportant cette précision
que Patočka nous aide à sortir du discours qu’avec précaution nous qualifions de réducteur de
Husserl, de faire de l’Europe une identité. Nous devons ici être prudents, puisque comme le
signale N. Depraz, l’Europe de Husserl non plus n’est pas naïvement celle des frontières
terrestres, c’est «l’Europe transcendantale, c’est donc tout aussi bien le continent européen
que le continent américain…ou océanien (Nouvelle-Zélande), les dominions anglais, les
76
Husserl, la Krisis, Op., Cit, p14
83
États-Unis etc. Il s’agit d’un sens spirituel (geistig) toute nation est susceptible d’advenir
comme transcendentalement européenne»77
Husserl aurait-il dû se contenter de dire que
l’éveil à la problématicité est un appel que tous les hommes reçoivent pour prendre soin de
leur âme ?
Mais nous voulons éviter de revenir sur ces postures particulières qui se transforment, à s’y
méprendre à un procès en sorcellerie contre l’Europe, mais qui est en réalité dirigé contre son
appendice, l’Occident. Ce qui n’est d’aucune utilité pour notre recherche, qui s’intéresse à
l’intelligence de l’Europe universelle que le soin de l’âme, idée née en Grèce, comme idéal
philosophique du savoir, donne à voir. A cet effet nous acceptons de souscrire à l’universalité
fondamentale de l’Europe spirituelle. Par conséquent, l’Europe, porte cette idée est elle-même
universelle. Et qui va au-delà de l’héritage voyant de la Grèce, des Lumières, et peut
s’appliquer à tous les peuples, cette idée de la vue intellectuelle est éminemment recevable.
L’Europe est porteuse d’une idée qu’elle a hérité de la Grèce antique soit, de la vie dans la
raison, une vie habitée par l’idéal d’un savoir fondé en raison. C’est le fait pour l’Europe
politique et historique, d’avoir voulu s’en approprier qui la met en crise. C’est à cause de cela
que l’Europe et la métaphysique objective a oublié que l’universel possède une structure qui
la destine à l’élévation, autrement dit qui l’ouvre fondamentalement au monde, et ne l’appelle
pas à le soumettre.
Et la preuve de l’universalité de cette idée, est la palette multicolore, composée de tous ces
peuples qui aujourd’hui s’inscrivent dans cette démarche et qui paradoxalement se servent des
valeurs dites particulières, mais en réalité universelles, qu’elle a porté comme son identité ;
droits de l’homme démocratie, progrès techniques, capitalisme, pour la pourfendre.
Convaincue d’une certaine mission rectrice, l’Europe a entrepris d’étendre son « influence »,
« le résultat a été qu’il s’est présenté des héritiers qui n’admettront plus jamais que l’Europe
redevienne ce qu’elle fut autrefois » (PE, 17), Patočka nous montre encore ici sa parfaite
maîtrise des paradoxes, en démontrant que c’est dans l’épuisement de cette hégémonie
européenne que l’Europe a le mieux porté l’idée d’Europe.
Conclusion
« L’Europe et le soin de l’âme », cet intitulé exige un effort de projection pour s’extraire
d’une certaine actualité : Car il est difficile de faire croire au premier degré que le temple du
modèle économique industriel est, ou a seulement été, à un moment de son histoire préoccupé
par le soin de l’âme. Que le souci pour la santé spirituelle de la communauté ait été à un
77
Op., Cit, p 56)
84
moment, privilégié par rapport à l’intérêt économique. Mais avec Patočka il faut y revenir,
retrouver l’Europe spirituelle, que l’Europe politique a occultée.
La thématique du soin de l’âme apparait dans la fin de son œuvre, elle s’appuie sur la
philosophie de l’histoire et sur le platonisme. Son intérêt pour l’Europe lui a sans doute été
inspiré par Husserl. L’Europe est porteuse d’une Idée qu’elle ne s’est pas donnée, mais
qu’elle a hérité de la Grèce antique, dans la période particulièrement productive d’Athènes.
Patočka reprend Husserl qui affirmait que « l’Europe c’est la vie habitée par l’idéal d’un
savoir fondé en raison, un savoir désintéressé, un savoir qui tente de déboucher sur la vue
intellectuelle des choses. Cette idée née en Grèce », d’après D. Maes « c’est l’idée conjointe,
indissociable de la philosophie et de la science qui à l’origine ne faisaient qu’une seule et
même chose par vue intellectuelle des choses, il faut comprendre l’exigence d’une
compréhension rationnelle de toute chose, cet idéal est un droit universel, c’est-à-dire qu’il
n’est pas l’apanage d’un groupe, d’une culture, n’est pas limité par les frontières ou les
barrières nationales »78
c’est ce qui va conforter Patočka dans sa conception d’une universalité
de l’Europe. Cette Europe-là est intrinsèquement universelle.
Cet idéal philosophique étant universel, cela implique, puisque l’Europe en est porteuse que
l’Europe par cette vocation ne correspond pas à un espace, à une géographie, avec son histoire
particulière, elle est au-delà de l’identité européenne grecque-romaine, chrétienne et les
Lumières. En portant cette idée de rationalité, cette définition de l’Europe comme figure
spirituelle est une forme de vie qui ne lui appartient pas, ce n’est la propriété d’aucune
culture, d’aucune tradition, tout peuple peut s’en approprier. Cependant l’Europe a oublié
cette vocation d’elle-même, par un repli sur ce que les européens considèrent comme leur
identité, leur sol et leur race. Et qui s’est traduit par un repli sur soi comme si l’Europe était
une identité qui appartienne à une communauté particulière. Ce n’est pas un motif de privilège
ou de droits sur le reste du monde.
En agissant de la sorte l’Europe a trahi cette universalité, en en faisant un motif qui légitime
son expansion massive sur le reste du monde. « Elle s’est détruite elle-même par ses propres
forces. Naturellement elle a impliqué le monde entier dans ce processus » (PE, 17). Elle a
pour elle la force et elle estime que la maitrise de celle-ci l’autorise à dominer le reste du
monde. Et avec elle a entrainé le reste du monde dans des grandes crises. Comme si elle
forçait une descendance.
Mais justement ses héritiers se retourneront contre elle avec ses propres armes et ses propres
valeurs, guerre de libération, droit, de l’homme ce qui amène Didier Maes à penser que de
manière paradoxale, « elle a justement réussi là où elle a échoué, par une sorte ruse de
l’histoire ses héritiers se sont retournés contre elle avec ses propres armes et au nom de ses
78
D Maes, « Europe et culture », (conférence sur Jan Patočka), Op., Cit
85
propres valeurs »79. Patočka écrit que « la fin de l’Europe comme puissance historique….va
de pair avec la généralisation de l’héritage européen »80
illustrés par ces héritiers à l’esprit
particulièrement revanchards.
Conclusion de la IIeme partie
«On peut dire qu’Œdipe est un être qui est là bien qu’il n’ait pas à être là. L’oracle c’est la
clarté sur ce qui est…le se montrer des choses est le domaine, non de l’homme, mais des
dieux. L’homme participe au monde où les dieux savent, où ils possèdent la clarté concernant
les choses, mais il y participe en tant qu’errant, en tant que dévoyé» (pp, 65). Et c’est ce qui
semble être le sort d’une Europe historique et politique qui avait pourtant saisie la
problématicité, celle d’errer, parce que ne se souvenant plus de sa dimension spirituelle. Mais
ce n’est pas la fin de la philosophie, car le principe qui la conduit est comme l’âme, c’est-à-
dire éternel parce qu’il est capable de se renouveler. C’est ce que Patočka parvient à faire en
préservant le geste philosophique de l’Europe, malgré les catastrophes politiques.
C’est une preuve que l’héritage de la vue intellectuelle est capable de survivre aux tempêtes,
Husserl avait peut-être raison de penser que les idées sont capables de résister au champ de
force que lui impose les éléments empiriques et la quotidienneté. Il faut encore faire confiance
à la raison et aux idées.
Toutefois la pensée de Patočka vient infléchir le discours de Husserl, « ce qui n’est plus
supporté c’est le raisonnement: comme l’idée de la raison est innée dans l’humanité comme
telle alors l’esprit européen est en même temps universellement humain, ou encore la
civilisation européennes est universellement valable » souligne D. Maes. Il est naïf, que de
croire que toutes les autres humanités ont objectivement de bonnes raisons de chercher à
s’européaniser, mais non l’Europe de chercher à s’indianiser. Ce qui caractérise cette Europe-
là c’est un renoncement à la vérité, au profit d’une crispation générale du vouloir vivre, du
projet politique égal à son pouvoir technique.
L’attachement à la vie fait oublier la question du sens, et remet à l’ordre du jour l’urgence
d’un réarmement moral de l’Europe, par une redécouverte du Bien. La raison qui a cours dans
l’Europe à l’époque de la conférence de Vienne de 1935, est semble-t-il celle qui a renoncé au
sens et à la vérité. L’heure est à l’organisation du confort et à la capitalisation des moyens
pour assurer le confort de la vie. Et c’est paradoxalement à cela que la science et la technique
ont conduit, à rendre la question du sens de la vie futile. Et de manière paradoxale de
79
D Maes « Europe et culture », Op., Cit 80
idem
86
retourner à la vie nue, puisqu’il s’agit avec cette raison-là d’améliorer la vie pratique, de
faciliter les déplacements, de perfectionner les moyens de se nourrir et d’entretenir du corps.
Notre auteur rappelait alors que pour se consacrer au soin de l’âme, certes le minimum devait
être acquis, c’est à dire que les moyens qui entretiennent la vie nue doivent être assurés. Mais
ce qui survient, et c’est là que cet auteur n’a pas son pareil pour mettre à nu les paradoxes,
c’est qu’en s’appliquant à libérer l’homme de la contrainte du corps, de la quotidienneté pour
se consacrer au soin de l’âme, l’homme oublie la destination première de son action. Le
dévoiement a lieu lorsque le moyen d’y parvenir est détourné, pour être perverti en but.
La référence à l’âme nous a mis sur la voie de l’Europe spirituelle patočkienne, qui, est
tournée vers le soin de l’âme, c’est-à-dire vers un projet privé qui se réalise au sein de la
communauté. L’âme est considérée ainsi au sens premier, et pourtant c’est au sein de la
communauté, dans la polis qu’elle peut faire l’objet des meilleures attentons. Il est encore
déroutant de vouloir réaliser une telle entreprise à l’échelle d’une entité aussi vaste que celle
de l’Europe. S’il ne s’agissait que d’une partie du continent eurasiatique, le projet serait par sa
similitude avec un chantier pharaonique voué à l’échec. Mais comme nous le disions c’est une
preuve que l’Europe est sans frontières. Nous sommes ici obligés de nous répéter pour dire
que ce recentrement sur l’âme légitime l’universelle Europe.
Nous pouvons éventuellement supputer sur les humanités, européennes ou autre, mais l’âme
dans sa singularité, instance vitale chez les Grecs, éclat du divin dans la chrétienté ou lien
avec les esprits dans certaines cultures nubiennes, elle fait l’objet d’une égalité de traitement.
Et cette exigence de la soigner devrait par le fait même nous indiquer que ce que l’Europe
préconise et véhicule comme idée est un discours qui a une portée universelle, mais non
universalisant c’est ce reproche que Patočka fait à Husserl.
Le droit de la compréhension rationnelle des choses est donc un idéal universel, la vue
intellectuelle des choses dont Husserl parlait est cette posture philosophique que la science va
déployer dans un champ plus concret. Et cet idéal rentre avec Démocrite dans les prérogatives
de l’âme, ce qui oblige à lui accorder une attention particulière. Ce projet n’est pas le fait
d’une culture, il est universellement recevable.
L’usage ici, de notre part, de la catégorie de la possibilité, trahit notre gêne quant à la
détermination de l’origine de cette idée, nous ne sommes pas imperméables au débat sur
l’européanité de la vue intellectuelle, mais nous pensons que Patočka peut nous en sortir. Il
pourra nous délivrer de cette authenticité qui est dévoyée par nous, lorsque nous nous vouons
à la promotion d’un particularisme.
Au début de notre analyse, nous avions noté lorsque nous évoquions le parcours intellectuel
de notre auteur, qu’il avait été impressionné par les conférences de Husserl. Et la lecture de
87
ses textes le confirme, dans sa définition de l’authenticité humaine, il y a une volonté affirmée
de se départir du particularisme jadis universalisé de l’Europe, au profit de l’universalité de
l’âme qu’il faut poser pour justifier l’universelle nécessité de la soigner.
L’âme est, à notre sens, la clé sans laquelle il est impossible lire la post-Europe, car c’est elle
qui nous permet de comprendre l’Europe spirituelle, qui se définit comme une attitude, une
manière de vivre en questionnant sans cesse dans l’ébranlement. Mais cela ne suffit pas il faut
s’assurer que ses héritiers, qui se revendiquent du soin de l’âme, considèrent que tout sens
donné, sans examen du Bien est problématique c’est-à-dire que dans leurs actions et dans leur
choix que l’intérêt qui prime soit celui de la vérité et c’est par le soin de l’âme qu’ils peuvent
y parvenir.
88
Partie III : L’Europe après l’Europe
Le soin de l’âme, particulièrement le retour à soi comme condition de l’authenticité de
l’existence humaine, est une manière de convoquer les anciens, en reposant la question du
sens. Et c’est un pari audacieux que celui d’«oser restaurer le sens de la notion d’âme et
mettre hors circuit le subjectivisme moderne par une théorie phénoménologique de
l’asubjectivité, afin de retrouver la psychè comme condition de l’apparition de l’étant »81
ce
philosophe l’a fait, non sans insister sur la nécessité aujourd’hui de poser dans toute existence
problématique, et particulièrement dans le domaine politique, la question du sens.
Patočka reprend Husserl en ceci ; il faut faire confiance à la raison, même si certains épisodes
de notre histoire commune ont catastrophiquement démontré le contraire. Ce n’était pas lié à
l’absence de la raison ou à son échec; c’était une raison insuffisamment mise en œuvre. Le
dévoiement de l’Europe dans le système totalitaire ou dans la colonisation, n’indique pas la
fin de l’Europe spirituelle, de la vue intellectuelle, de la vie dans la raison. C’est la
conséquence d’une saisie partielle, sans responsabilité et sans vigilance de l’étant aux dépends
du soin de l’âme.
Pourquoi devrions-nous être surpris de la corruption d’un corps privé de son élément vital ?
En l’occurrence ici c’est avec l’oubli du soin de l’âme, la plus éminente tendance de la
problématicité qui a été négligée, asphyxiée? Revenir à une unité fonctionnelle sacrée n’est
pas automatiquement synonyme de restauration de la vie authentique, pour ce disciple de
Husserl, dénoncer la dérive des sciences positives est un chantier important mais encore faut-
il que cela s’accompagne d’un certain nombre d’aménagements. P. Merlier précise que c’est
en fréquentant les enseignements de Husserl à Paris «qu’il prend conscience que dépasser le
positivisme ne suffit pas, il faut aussi « renouer avec les grands thèmes de la philosophie
classique »82
C’est cette proximité avec la critique husserlienne qui conduit Patočka à ce
constat, justifiant une œuvre de restauration, qui nécessite d’identifier clairement le problème
avant d’envisager des solutions. Notre auteur a fait l’économie de l’oubli du soin de l’âme par
l’Europe, il lui revient à présent de dire comment y remédier efficacement.
C’est en s’installant dans cette dynamique du « il faut faire quelque chose » que son intérêt
pour la pensée antique prend corps. Et quel autre moyen de se plonger au cœur de l’action que
de s’engager politiquement pour trouver un champ d’application à son socratisme ethico-
politique, dans la ferme intention de prendre soin de la psychè ?
81
Philipe. Merlier, Patočka et le soin de l’âme, ( 4e de couverture)
82 Philippe Merlier, Autour de Jan Patočka, l’harmattan, Paris, 2010, p 12
89
Chapitre 5 : L’Europe après l’Europe
La philosophie de l’histoire de Patočka comporte un risque, celui de réhabiliter une Europe au
centre du monde, à partir du lieu de naissance de l’hellénisme. Mais le lecteur de Patočka sera
surpris lorsqu’il réalisera que son retour à la Grèce lui a permis de dépouiller l’Europe de ses
idéologies particulière, pour laisser apparaitre le soin de l’âme, l’invitation à prendre le
chemin de la réflexion, qui est celui par lequel l’âme retrouve sa vraie destination, celle de
parvenir à la vie véridique.
Pour qu’un regard particulier ne se pose plus comme universel, il faut s’attacher au soin de
l’âme qui est le canal vers la vérité et l’éternité comme nous l’avons vu dans Platon et
l’Europe, en donnant à l’Europe une dimension qui l’ouvre vers l’extérieur. Le soin de l’âme
est le principe de cette Europe qui n’appartient ni à une aire géographique ni à une histoire
politique particulière. C’est un principe spirituel, dont l’exercice privé, reçoit toute sa
pertinence au sein de la communauté, au milieu de ceux auxquels le soi donne le statut de
autres soi, pour s’améliorer. Le soin de l’âme est un projet qui ouvre au péril et réuni autour
de lui les hommes qui y adhèrent, ce ne sont pas les européens mais ceux qui constituent la
communauté ouverte à l’ébranlement.
Cette communauté est essentiellement constituée par les posteuropéens et leur présence est-
elle un retentissant démenti à la fin de l’Europe ? Cela n’est pas certain et quel que soit la
réponse elle sera lourde de conséquences. La chute est consommée, pour C. Rea « Patočka
défini la condition post-européenne comme celle qui, étant passée par l’expérience du déclin,
apparait la plus apte à incarner le défi de son universalisation possible. »83
.
I La fin de la vieille Europe
Faisons délibérément fi ici de l’exhortation socratique à se méfier des évidences, et nous
rejoindrons en cela Jan Patočka et M. Crépon qui ne font pas mystère de leur intime
conviction sur la fin de l’Europe en souscrivant à ceci que « l’Europe a été réellement
maîtresse du monde. Maitresse économique: c’est elle qui a développé le capitalisme, le
réseau commercial de l’économie planétaire. Maîtresse politique en vertu de son monopole
d’une puissance dérivant de la science et de la technique. Tout cela l’Europe l’a été » (PE,16)
elle s’est effectivement constituée un « réseau » dont les membres sont ceux qu’elle est
parvenue à connaitre et à maitriser.
83
C. Rea, « Défis et limites du modèle patočkien de la post-Europe », Op. Cit., 251
90
Dans son entreprise, elle est convaincue, et ses succès la confortent en cela, que le potentiel
dont elle jouit, à travers la quantité de force qu’elle a pu rassembler, est lié aussi à son degré
de réflexion et à la civilisation qu’elle était, pense-t-elle alors la seule à posséder, elle se sent
alors investie d’une mission légitime, de transmettre ce qu’elle possède. Elle va tenter de se
faire des héritiers manu militari pour reprendre l’expression de Didier Maes, mais en agissant
de la sorte elle est en train de se pourfendre. Aussi notre préoccupation est-elle ici d’apporter
des précisions sur le contenu de la fin. Ce n’est pas pour conjurer la fin de l’Europe spirituelle
que ce philosophe pragois s’active, celle-ci n’a même pas besoin d’emprunter au phénix le
secret de sa renaissance, puisqu’en fait elle ne meurt pas. Le germe est là, c’est seulement
l’attention qu’on lui apporte qui ne correspond plus désormais à sa destination réelle, qui est
aussi la plus élevée.
Et pour cause l’Europe a gagné de haute lutte plusieurs titres de maîtresse excepté celui qui,
aux yeux de Platon, aurait été le plus important ; maîtresse spirituelle, du soin de l’âme, de
l’élévation vers la nature profonde des choses. Aussi est-il permis de considérer qu’il n’y a
pas lieu de l’enterrer, elle est en cour de revenir à ses objectifs. Mais cela est en train de se
faire d’une manière ingénieuse, par des acteurs inattendus, à savoir ses héritiers. C’est à eux
en effet que revient la tâche non pas de redéfinir le sens, il n’a jamais changé c’est la
problématique du bien commun qui est toujours en perspective, seulement les atermoiements,
les catastrophes de l’Europe étaient des contretemps dans l’engagement d’un plus grand
nombre vers la vue intellectuelle.
Pourquoi s’évertuer à penser alors la fin de l’Europe si elle est déjà consommée. Patočka
rappelle qu’« elle a contraint le monde entier à s’engager dans ses entreprises de destruction »
(PE, 17), elle a entrainé d’autres acteurs dans sa propre catastrophe. Et cela n’a été possible
qu’en raison de la portée de l’Europe, son influence peut amener à penser que de son
relèvement peut-être aussi dépend celui des autres. Mais ce n’est pas le cas, et au risque de
nous égarer ce n’est pas ainsi que « l’Europe spirituelle» est. Si l’Europe est entrée dans une
phase déclinante, c’est parce qu’elle a oublié ce qu’elle visait; le soin de l’âme. Comme elle
était parvenue à étendre ses sarments sur une grande partie du monde, elle a ainsi pu
disséminer avec elle le handicap qu’elle portait.
Faut-il encore douter de la raison de sa chute? Cette question n’est même plus à l’ordre du
jour dans Platon et l’Europe. Mais c’est dans l’Europe après l’Europe que notre auteur en
prend acte et s’attelle à questionner cette Europe qui est finie. Nous allons donc sur ses traces
et constatons avec K. Novotny que « l’histoire continue, l’Europe n’y a pas mis le point final
en perdant en tant que puissance politique, la lutte pour le monde ou, du moins, pour
l’hégémonie mondiale » 84. C’est le sens de l’histoire qu’il faut peut-être revisiter. Si l’histoire
84
K. Novotny, Op. Cit., p 140
91
est considérée comme Husserl l’a suggéré comme l’histoire de l’humanité européenne, la fin
de l’Europe devrait donc être la fin de l’histoire. Ce n’est pas manifestement le cas ici alors
nous devons nous demander si Patočka n’a pas vu juste lorsqu’il va considérer que l’histoire
n’est rien d’autre qu’une vie dans « l’ébranlement de ce sens accepté […] plus risquée, car
elle entraine toute la vie individuelle et collective dans le domaine d’une transformation du
sens, dans un domaine où la vie se voit obligée de changer entièrement de structure en
changeant de sens » (EH,106-109). La fin de l’Europe est concrètement le moment où
l’Europe historico-politique est invitée à vivre elle-même cet ébranlement85
. Elle doit se
remettre en question revoir le sens qu’elle c’était donné et dans lequel la science et la
technique n’étaient destinés qu’à apporter le confort matériel et la sécurité, en procurant les
moyens de conquête sur l’univers, oubliant même les hommes qu’elle avait réduit à des étants
ordinaires.
Cependant il ne s’agit pas de se donner un nouveau sens mais de redécouvrir celui dont elle
s’était détournée. Une situation qui va conduire l’Europe à dépasser le conflit entre la
philosophie et le monde, qui est, rappelle E. Tassin, « un conflit de la philosophie et de la
science, conflit entre une attitude problématisante et une attitude objectivante […] c’est aussi
un conflit entre la philosophie et la vie »86
. Ce conflit apparait quand la tendance de la
métaphysique objective s’impose et que les hommes veulent se détourner du péril, de la vie
dans l’ébranlement. Or la science apporte ce confort, cette sécurité rassurante qui permet de se
dérober aux questions du sens, de se mettre à l’abri de se questionner sur l’univers qu’on
découvre avec les facilités que la science moderne met à la disposition de l’homme.
II Une fin problématique
Le cheminement qui conduit à réfléchir sur la véritable nature des choses, répond à un besoin
pratique, qui part du constat de la fragilité et de l’inconsistance des étants. Bien entendu
85
« Il faut se demander [écrit K Novotny] ce que l’Europe, dans la situation nouvelle a encore spirituellement à
offrir. La post-Europe est-elle historique au sens de cette définition [l’enjeu] est de penser la continuité et la
discontinuité entre l’ancien et le nouveau en conservant le point de départ qui, quand bien même il ne serait plus
central, ne nous en détermine pas moins inéluctablement comme héritiers de l’Europe, de son esprit et de son
histoire(Ibid, p 140 )
L’image qu’elle donne à voir amène à penser que c’est elle qui a aujourd’hui besoin de s’ouvrir à l’ébranlement,
d’entrer dans l’historicité dans ce cas ce serait la vieille Europe qui se retrouverait dans la situation de la
préhistoire et la post-Europe serait l’historicité ? 86
Comme le rappelle Patočka Platon avait rappelé que la philosophie n’est pas « un savoir qui, à l’exemple des
autres, puisse aucunement se formuler en propositions » la projection mondaine de la philosophie apparait
comme une décadence, et la philosophie dans sa quête apparente de certitude sécurisante apparait alors écrit
Patočka, comme un obstacle à la vie » (Lettre VII, 341c) E. Tassin, Op. Cit., p 168. C’est qui explique alors que
la science lui soit préférée, qu’elle ait voulu s’affranchir du carcan de la métaphysique.
92
l’expérience la plus déterminante est celle de la chute et le besoin d’un sol ferme est une
parade contre celle-ci.
En guise de rappel « la pensée philosophico-scientifique, en tant que son encrage est
originairement d’ordre pratique n’est pas une vue pure simple, mais un cheminement, et elle
s’égare toujours à nouveau en visant à nouveau un définitif métaphysique » (EAE, 39)
pourquoi s’étonner alors de l’égarement de la vue intellectuelle, qui pour le cas de l’histoire
récente de l’Europe c’est avérée tumultueuse ?
Fondamentalement il est question pour la philosophie, malgré sa tension vers les idées de
résoudre un problème pratique. Démocrite voulait s’assurer de l’étant vrai en s’appuyant sur
l’éternité présumée de tout ce qui est véridique, tandis que Platon a cherché les conditions
réelles avec les aménagements nécessaires pour une vie dans la vérité. Et l’Europe spirituelle
y est effectivement parvenue, et c’est même en raison de ces deux acquis qu’elle s’est
attribuée la mission de rallier les autres à ce projet.
Mais d’où vient la difficulté que notre auteur identifie ici, comme étant un dévoiement, ou
alors est-il faussement surpris de la constitution d’un grand magasin de force qui était bien
prévus dans les objectifs de départ ?
C’est à ce niveau justement qu’il ne faut pas se perdre, le « délit » du positivisme n’est pas de
s’être réalisé, plutôt de refuser de prendre en considération ceci: d’après Patočka « il y a
précisément dans la praxis, pour autant qu’elle engage la vue intellectuelle, une justification
du dépassement, par la réflexion » (EAE,40). Comprenons bien ici que la réflexion rend
nécessaire la formation d’une visée d’unité et d’universalité. Il ne s’agit pas pour l’être
pensant de réfléchir tout seul dans son coin pour lui-même. La réflexion à elle seule ne mène
pas à la connaissance de la vérité, auquel cas nous n’aurions que des vérités particulières, il
faut que l’objet intuitionné soit dans la visée de l’universel qui, pour Patočka, correspond au
Bien.
Et c’est ce qui a manqué aux hommes positifs de l’ère européenne, ils ont parfaitement
satisfait aux conditions de l’intelligibilité du donné, mais le savant derrière le microscope
s’est ignoré, ne se rendant pas compte que l’objet de la connaissance est celui qui sait. La
science ne se sait pas toute seule, c’est l’être qui va à la rencontre de l’étant, qui est acteur du
savoir.
C’est le diagnostic de Husserl que le penseur tchèque a embrassé, à savoir que le tandem de
l’épistémè et de la doxa n’a pas été entièrement mis en branle, s’il y a eu «ruine» de l’Europe
cela est imputable au fait que le particulier87
, qui a eu entre les mains les forces de la nature,
8787
Pour Husserl « une rationalité unilatérale peut sans contredit devenir un mal […] en soi il n’y a aucune
aberration, aucune erreur, mais comme nous venons de le dire le simple fait que le chemin qui s’offre
93
n’a pas voulu s’encombrer, de cette métaphysique qui contraignant à la responsabilité vis-à-
vis des idéaux éthiques et des grandes institutions universelles de l’Europe.
Effectivement à cause de cela il y a eu des évènements catastrophique, que nous pourrons
rappeler le cas échéant, mais pour autant est-ce que l’Europe n’est plus? Sans ce précipiter
Patočka a patiemment rappelé en quoi consistait l’Europe, c’est-à-dire la structure de son
apparaissant. Cela afin de rendre la réponse à cette question plus prégnante; il suffit de
constater que les structures de son apparaissant ont «disparu» pour légitimement dire que
l’Europe n’est plus.
Et pourtant ce n’est pas le cas en suivant les indications que les métaphysiques démocritéenne
et platonicienne nous fournissent nous constatons que les deux sont encore présents. Il nous
astreint surtout à voir, pour Patočka, que même «les catastrophes externes les plus
dévastatrices ont été impuissantes à entamer le noyau spirituel, la volonté de fonder une vue
intellectuelle dans l’unité et l’universalité, ayant au contraire pour effet de purifier cette vue
de ce qu’elle avait de borné et de contingent…» (EAE, 41). C’est ce qui rend notre démarche
ici opératoire. À partir du moment où nous sommes à même de regarder avec un retrait, la
dérive dans laquelle une certaine Europe a été entrainée, au moment même où ne le faisons
nous reprenons un geste, le cheminement qui est celui régi par le principe husserlien de la vue
intellectuelle, (einsicht).
Arriver à «voir» ce prétendu déclin est la meilleure preuve en soi qu’il n’en est rien, ce serait
la posture absurde du malentendant-muet (n’ayant fait l’apprentissage d’aucune technique de
communication) qui pour justifier son silence dirait, « je ne peux ni entendre, ni parler ». En
le faisant déjà il y a eu un travail de réflexion en avant. Par ailleurs, cette argumentation
comporte des limites dont celle d’adopter par exemple une posture européenne. Avec
insistance, il faut rappeler que la vue intellectuelle, le procédé qui consiste à aller de l’opinion
aux idées mêmes, à distinguer ce qui est su de ce qui est vu, selon ce penseur dissident, « en
tant qu’aspiration à un maximum de clarté […] annonce les possibilités, trace la voie d’une
vie pour la vérité et dans la vérité » (EAE, 38). Nous insistons ici pour dire que c’est un
procédé, une méthode, une démarche qui partage les qualités des formules mathématiques, en
ceci qu’il peut être repris et appliqué de manière indifférenciée quel que soit le lieu où
l’époque.
En revanche, ce qui va distinguer la procédure de la posture, c’est-à-dire de la forme de vie
dans la raison, c’est que cette démarche dans le contexte particulier de l’hellénisme va être
non pas simplement hypostasiée comme le fera la science moderne, mais «vulgarisée» au sein
de la société de manière à devenir un mode de vie. Cet attrait pour les produits de la raison ne immédiatement et nécessairement à eux ne leur laisse saisi d’abord qu’un seul côté de la tâche, sans qu’il
remarque aussitôt que la tâche est infinie » (Op. Cit., p 373), c’est une saisie partielle de la totalité qui a entrainé
l’Europe dans le déploiement de cette violence aveugle.
94
reste pas l’apanage d’un groupe d’érudits, ce qui permet de réhabiliter toutes les autres formes
d’humanités pensantes, qui ont en différents lieux effectué ce mouvement de l’intelligence
humaine, de la curiosité désintéressée, du regard gratuit qui veut aller au-delà de ce qui lui est
donné-là immédiatement.
L’historicité de l’invitation de Socrate à réfléchir n’est point remise en cause, mais elle
procède aussi d’une réception particulière dans le monde grec, puis dans le Saint Empire et
enfin dans l’Europe. Et E. Tassin considère qu’il y a grâce à Patočka la mise à jour d’une
tridimensionnalité de l’Europe, avec un principe philosophique, une réalité historico-
politique; la communauté, mais encore un héritage culturel. C’est avec cette grille de lecture
que proposée lors de sa conférence sur « Europe et culture » que E Tassin déclare, que «
l’Europe est alors le nom de la philosophie conçue comme conversion de l’existence humaine
»88
c’est-à-dire il s’agit juste d’un terme pour désigner cette fonction rectrice de la philosophie
qui règle l’humanité sur les principes d’universalité absolue, de l’infinité de la tâche, et du
tout de la vérité.
L’invitation est demeurée intacte, preuve qu’il existe bien un «noyau» qu’il ne faut jamais
confondre avec un fondement, il est toujours question du germe examiné dans des
paragraphes antérieurs. Il est donc vain le reproche qui serait fait à Patočka, de porter une
certaine idéologie. Au contraire il a supplanté l’universelle validité de l’Europe en
introduisant une distinction entre l’Europe historique, politique et l’Europe spirituelle. C’est à
celles-là que sied la figure du déclin. Que subsiste-t-il alors ?
III Et l’Europe après
La perspective de l’Europe dont la destination réelle est l’universelle quête de la vérité ne
suffit pas à occulter un fait: la situation de l’«après-Europe». Après le paradoxe des mondes
avant la problématicité et l’historicité qui étaient liés intimement par ce qui les distinguait, le
paradoxe du souci de l’âme qui est cette quête d’équilibre entre l’éveil et la vie naturelle, le
paradoxe de l’après-Europe est davantage édifiant.
Par ce terme de « post-Europe », Patočka désigne une entité qui est née de la fin de l’Europe.
Il est dans la posture de Husserl, celle de penser après la catastrophe. Au lieu que la
catastrophe fasse tout disparaitre, ne laisse la place à rien, elle est synonyme chez le
philosophe tchèque de la naissance d’une autre entité, du début d‘une autre ère. Définir la
post-Europe ne rendrai pas suffisamment compte de l’originalité de Patočka, sans une
restitution de ses caractéristiques les plus remarquables.
88
Op, Cit, p 4
95
La post-Europe est: une ère qui advient après la fin de l’Europe, c’est l’époque post-
catastrophe de l’Europe en tant que réalité politique, sociale et spirituelle unitaire qui est
différente du principe européen, de la réflexion rationnelle, de la vue intellectuelle qui
subsiste aux différentes catastrophes. Ce principe constitue une part non négligeable d’un
héritage de l’Europe, qui est constitué par ce que lui reprennent ses héritiers et revendiquent
comme bien commun: la science, la technique, l’organisation rationnelle de l’économie (EAE,
42).
La post-Europe est aussi une idée que Patočka présente comme «la fin de l’Europe comme
puissance historique…s’élevant au-dessus du reste du monde…va de pair avec la
généralisation de l’héritage européen » (EAE, 42). Il s’agit bien d’une époque nouvelle, d’une
ère nouvelle qui cependant ne peut se lire qu’a posteriori de l’Europe. Car pour le penseur
praguois «"l’après Europe" présuppose, en outre une idée de ce que fut l’Europe, qu’on ne
puisse mesurer la profondeur de la rupture qu’en tentant d’abord de circonscrire l’Europe»
(EAE, 61). Et c’est à cet exercice de libération du principe de l’Europe, d’isolement de sa
singularité que nous nous sommes astreints tout au long de cette analyse.
Pour s’enquérir de la nature profonde de la post-Europe, il semble opportun de questionner
l’universalité du discours qui a survécu à la catastrophe, alors même que l’Europe s’est auto
mutilée, dans le parcours même de notre auteur. En entreprenant cela, nous nous retrouvons à
contempler le même spectacle qui s’offre à ceux qui ont dans un premier temps argué que
l’Europe avait été définitivement liquidée.
Une telle attitude n’est pas totalement injustifiée, si l’on se réfère aux deux conflits
particulièrement dévastateurs, durant lesquels les nations européennes ont, grâce à leur
maîtrise d’une rationalité pratique, pu rivaliser dans le déploiement de leur puissance
destructrice.
Par ailleurs, ce qui passe pour un démenti formel à la survivance de l’intérêt pour les choses
élevées, c’est l’application rigoureusement soignée avec laquelle cette puissance a été utilisée,
dans des circonstances extraordinaires, et à plusieurs reprises, pour nier « rationnellement »
l’identité entre soi et l’autre étant, pour refuser sa dignité humaine, et pour pervertir le sens du
polémos en supprimant la parole à ceux qui osaient dire non à la barbarie. Nous pouvons
comprendre, même sans y adhérer, que l’échec des idées devant les forces empiriques
d’Auschwitz par exemple, pousse Adorno à reprendre le personnage de Sartre dans Morts
sans sépulture « qui s’y demande si l’on peut ou à quoi bon vivre dans un monde où des
hommes […] vous tapent dessus jusqu’à, vous casser les os ? »89, pour décrire quelque uns de
89
T. W. Adorno, « Auschwitz, rime difficile… », in Métaphysique concept et problèmes, Payot, coll. Critique de
la politique, trad. Christophe David, Paris, 2006 , pp 164-166
96
ce que Patočka considère comme les «produits négatifs » (EAE, 57) de la désintégration du
rationalisme européen.
Quant à Patočka, son statut de témoin de la ruine, peut expliquer que dans le feu des
évènements il ait, à un moment, hésité et semblé oublier un bref instant, ce qu’il a par ailleurs
lui-même affirmé à savoir que toute « lutte contre la chute, contre le déclin est perdue
d’avance mais, d’un autre côté, elle ne l’est pas car la situation de l’homme diffère selon
l’attitude qu’il adopte à son égard » (PE,20). En d’autres termes si les évènements
dramatiques qui nous traversent sont au-dessus de nos forces individuelles, c’est dans la
manière de les approcher que nous pourrons toujours exercer une action sur elles. En
l’occurrence ici, devant l’enlisement de l’Europe, Patočka s’est souvenu qu’il ne fallait pas
céder, que l’humanité n’était pas un fait mais un problème qu’il faudrait toujours tenter de
résoudre quelque soient les circonstances.
Quel autre mot que le déclin, la fin peut advenir à l’esprit de celui qui a vu son maître, qui
avait montré une confiance, presqu’une dévotion totale aux idées, à la part d’éternité dans
l’homme, à l’accomplissement de l’être dans la vue intellectuelle, et qui de surcroît avait aussi
servi la polis en comptant parmi les victimes d’une guerre un des siens. Que dire en voyant
celui-ci mis au banc et ostracisé par cet Etat qui décidément était aux antipodes de la cité que
Platon avait envisagée pour les amis de la sagesse.
Et comme si cela n’était pas suffisant, il a fallu affronter une autre menace, l’aveuglement
déconcertant dans lequel les deux « vainqueurs » de la dernière guerre se complairont en
faisant planer sur une grande partie du monde, l’imminence d’une troisième explication. Et
qui au-delà du cadre prestigieux des salons feutrés des sommets de Yalta ou de Postdam,
étaient en train de se livrer à une joute à distance dont l’enjeu contrastait avec la faible
quantité, pas de matière grise ici, de temps réservée à la recherche du sens, du bien.
Pour ne rien arranger notre auteur regarde tout cela depuis l’Est, de l’autre côté du rideau de
fer. C’est à dire là où la chasse aux sorcières, à la pensée libre, se déroule à visage découvert,
à une époque où la recherche du sens est une activité clandestine. C’est l’occasion pour nous
de rappeler que ses travaux, qu’il menait clandestinement, aux nombre desquels figuraient les
notes qui ont servi à constituer le texte de L’Europe après l’Europe, ne nous sont parvenus
qu’en passant sous le manteau, grâce au courage d’Ivan Chvatík son ami.
Essayons de nous mettre à sa place et à celle des autres qui croyaient devenir fous au vu de
toute la folie qui les entourait. Considérant cela, nous pouvons pénétrer la pensée de cet auteur
praguois, qui croyait avoir assisté à la fin de l’Europe. La décomposition de l’Europe
cependant est à lire singulièrement, dit Patočka, comme: « la fin de l’Europe comme
puissance historique, la fin de l’entité qui, s’élevant au-dessus du reste du monde, avait tenté
en vain d’asseoir sa domination sur toute la surface de la planète » (EAP, 42) cette Europe
97
dominatrice et puissance rationnelle est effectivement en perte de vitesse. Il faut donc
commencer par prendre acte de l’Europe qui a cessé d’être prépondérante.
Toute approche de la post-Europe, n’est en réalité qu’une prise en compte de l’actualité, à cet
effet M. Crépon écrit que « réfléchir sur l’Europe, aujourd’hui, c’est forcément prendre la
mesure de la naissance dans la seconde moitié du xxe siècle, d’un monde posteuropéen de
l’entrée du monde en totalité dans une époque posteuropéenne. Pour autant, la conscience
d’un tel état de fait n’implique pas qu’on souscrive ipso facto à la thèse récurrente depuis la
fin de la Première Guerre mondiale, du déclin ou de la décadence de l’Europe, ni à la
nostalgie de la « grandeur » et des « valeurs »… et pas davantage à la désignation apeurée et
tant de fois fantasmée de ses « ennemis » potentiels » (EAE,278). Parce que l’Europe a des
héritiers, elle ne doit pas regarder son passé avec mélancolie étant donné que son présent est
dans chacune de ces nouvelles « Europe », à travers ces posteuropéens. Néanmoins il est à
craindre que ces nouveaux arrivants n’aient pas pris la mesure suffisante de son dévoiement,
et ne s’engouffrent dans une spirale identique. Le résultat serait alors fort dommageable.
98
Chapitre 6 L’Europe après et ses « gardiens »
Il faut rester ouvert à ce qui ébranle, à ce qui fait vaciller les dogmes, les traditions et les
certitudes. Il faut demeurer dans ce péril, dans cette recherche d’équilibre, pour se préserver
de la surcivilisation rationnelle.il n’y a rien qui indique que ceux qu’on considère comme les
héritiers de l’Europe soient prêts à emprunter ce chemin.
L’Europe s’est singularisée comme nous l’avons dit parce que les Grecs sont parvenus à
transformer le soin de l’âme, la vue intellectuelle en un projet commun. C’est-à-dire en un
mode de vie, soucieux de l’âme, qui n’a pas peur des questions et ne cherche, et pas à se
rassurer, de cette assurance de même nature que celle que les nations rationnelles crurent
recouvrer dans leur armement militaire, dans l’accumulation de leur richesse. Elles
cherchaient précisément à se mettre à couvert.
D’un certain point de vue on a assisté à l’inverse, tandis que les richesses à l’extérieur
augmentaient, à l’intérieur l’homme était en train de s’appauvrir au point de devenir « un
spectateur désintéressé, un regard jeté sur le monde »90
, oubliant son projet initial qui prévoit
qu’il n’est pas seulement un acteur , mais aussi que les hommes en étaient aussi les sujets.
Ce qu’il convient encore de faire, c’est de toujours questionner, toujours viser les idéaux pour
en faire les principes de l’action. Autrement dit, se mettre à découvert. Pour vivre et s’éteindre
comme ce penseur tchèque, il fallait effectivement être soucieux de l’idéal, vouloir s’élever
vers les cimes qui transcendent les particularités. En ce sens, les héritiers ont une mission
particulière qui consiste non pas à restaurer l’Europe, ce n’est plus possible en dépit de la
distinction faite par notre auteur entre les héritiers, mais à réactiver l’esprit européen. Ou
alors, si c’est le terme qui n’obtient pas l’assentiment, c’est le moment de remettre à l’ordre
jour comme Patočka l’a préconisé, le soin de l’âme comme un approfondissement à soi-même
qui doit permettre de mieux s’ouvrir vers l’extérieur.
Le passé des humanités a été disparate, mais, il n’y a pas fondamentalement de différences
entre elles. Ce qui les distingue, c’est la capacité des unes et des autres à s’ouvrir aux autres,
ce qui n’est pas, et nous n’aurons de cesse de le dire ici, synonyme d’assimilation. Chaque
configuration symbolique trouve sa justification au sein d’une culture, ou d’une langue. Il y a
un énoncé nouveau qui rend la pensée de Patočka définitivement universellement recevable ;
c’est le fait de considérer qu’il y a des humanités, et c’est à partir d’elles qu’il est possible de
penser l’humanité non pas européenne mais, plurielle. De même comme nous le voyions dans
90
Husserl, Op. Cit., p 365
99
la première partie de notre texte, il n’y a pas un monde naturel sans les mondes naturels. La
présence des autres est indispensable pour la cohérence de soi.
Et si la post –Europe était un mirage ?
On ne peut pas à proprement parler concevoir la fin, c’est-à-dire la disparition de l’Europe,
c’est un contresens historique, politique mais surtout une idée fausse. Nous allons nous
expliquer ici.
Sur le plan historique, nous sommes aujourd’hui encore partie prenante de l’Einsicht, en effet
c’est toujours à l’aune de l’Europe en tant que principe, que les autres nations ont tendance,
de manière délibérée ou inconsciente, à situer leurs objectifs de croissance, par rapport à ce
que l’Europe a été ou a pu inventer, y compris même ses créations les plus catastrophiques.
Ceci est la preuve que le contenu de la science, de la technique, l’organisation économique
peuvent être transportés, qu’un autre peuple peut en faire l’expérience. C’est la situation qui
conviendrait à Démocrite, il suffirait de se servir de cet outil que tous possèdent pour aller à la
rencontre de l’étant. Dans le langage moderne, nous dirions alors que tout est bon pour notre
usage, à condition seulement que «ça marche».
Ce qui marche effectivement c’est qu’à New Delhi, les hommes se réjouissent et se félicitent,
car leur nation vient de montrer aux yeux du monde, qu’elle est tout à fait capable de lancer
un missile balistique91
. Mais alors comment comprendre qu’au sens de cette polis particulière
qui comporte suffisamment d’intelligence individuelle, au point d’être capable d’une prouesse
technique comme de construire, rien de moins qu’une bombe nucléaire, que dans cette cité
disions-nous, il soit aujourd’hui encore question de prévoir par sécurité pour ces dames deux
rames de métro, une pour les femmes et une autre pour les hommes. Alors que dans ce qui est
considéré comme l’Europe politique cette question, même si la sécurité des femmes n’est pas
exempte de tout reproche, parait discriminatoire.
Ces situations nous confortent dans l’idée que le soin de l’âme, ferment de l’Europe, comme
Patočka l’a identifié, a été insuffisamment repris et qu’il faut peut-être sérieusement prendre
91
« Jeudi, l’Inde a annoncé triomphalement le premier tir d’essai de l’Agni-v » (« feu » en sanscrit) (« le missile
Agni-v symptôme d’une course à l’armement en Asie », in Le monde.fr, 2avril 2012) », cette information nous
interpelle parce qu’elle semble conforter à la fois Husserl et Patočka. Le premier avait pratiquement prévu que
l’inde s’européaniserai, tandis que l’analyse du penseur tchèque, éclair ces fait d’actualité d’une manière
particulière. Il s’est manifestement produit ici le transfert d’un savoir européen. Mais qu’il soit dit que l’inde est
un pays non sur pour les femmes et les enfants parce que les violences sexuelles y sont un fléau par leur
occurrence et l’impuissance des autorités (Frédéric Robin, « une nouvelle affaire de viol plonge l’inde dans
l’émotion et dans la colère », Le monde.fr, 2avril 20012) nous conforte dans l’idée patočkienne que le savoir
n’est pas synonyme de la vie dans le sens du bien. Cependant qu’il y ait une mobilisation au sein de ce pays
pour condamner de tels actes montre qu’il revient à chaque communautés humaine de s’ouvrir à l’ébranlement et
d’interroger sa propre tradition. Pour ce cas c’est une société qui s’interroge.
100
en compte la recommandation de Démocrite, Patočka à ce sujet écrit qu’« il met en garde
celui qui eut préserver la pureté de son âme, lui conseille de ne pas se tourner vers les affaires
pratiques, de ne pas fonder de famille, de ne pas se soucier de sa descendance[…] de ne pas
essayer de se distinguer au sein de sa communauté » (EH, 91) 92
. Peut-être l’atomiste était-il
conscient que l’accumulation de forces ne permettrait pas aux hommes par leur égoïsme de
partager les mêmes espaces sans entrer en conflit.
Nous ne devons pas éluder la difficulté de la vue intellectuelle husserlienne, que Patočka a
traduite par l’ébranlement. C’est l’équivalent écrit Tassin d’un véritable séisme car
« s’inscrire dans la problématicité, c’est adopter une "attitude qui ne ferme plus les yeux sur
les expériences négatives, mais élit domicile à l’intérieur d’elles", et envisager de "vivre dans
le déracinement ". Penser agir depuis le déracinement depuis l’ébranlement du sens du monde
et non sur le sol ferme »93. Comme Patočka l’a déjà évoqué c’est une posture qui n’est pas
facile, et devant la difficulté (EH, 108) certains peuvent choisir de se dérober. Mais encore le
déracinement n’est pas une formalité, un geste isolé il engage tout l’être et pour le cas des
communautés se sont les traditions qui sont bouleversées de la même manière que jadis les
Grecs durent apprendre à questionner. Or si les sociétés qui s’européanisent dans la vision de
Husserl, se contentent de prélever un savoir-faire pour eux-mêmes oubliant de questionner
certaines coutumes anciennes, nous pouvons interpréter cela de deux manières ;
Premièrement, c’est seulement l’Europe des sciences, celle de la connaissance de l’étant qui
est capable d’être reprise par d’autres, ce qui signifie que c’est la métaphysique objectiviste,
c’est-à-dire une vue partielle de l’Europe qui importée par les héritiers de l’Europe, il est alors
erroné de parler de la post-Europe. Cela implique que le principe spirituel n’est pas
exportable, et dans ce cas souligne C Rea et « l’universalisme de l’Europe ne serait que le
visage pâle de l’homogénéisation et le caractère impersonnel de la force. Le risque est donc
inscrit dans le geste d’extension du principe européen, risque de vouloir sauter dans la
condition post-historique »94, ce qui signifie que l’européanisation des autres humanités est
déjà amorcé et correspond au transfert technologique, et nous serions donc contraints de
revenir sur notre point de départ en admettant qu’il n’y a pas d’esprit européenne mais plutôt
un ensemble de techniques scientifiques
Deuxièmement, la terminologie « Europe », porte un handicap, car il n’est pas facile de faire
entrer dans les habitudes des héritiers l’invitation socratique à s’approprier la réflexion, que
l’ébranlement est vécu par le sujet qui emprunte le chemin du questionnement de son monde 92
Comment faut-il considérer le soin de l’âme pour un savant qui n’a pas de famille, ne recherche pas le
prestige, est-ce un gage de vertu ou alors le danger est plus grands si ceux qui sont capables de produire des
effets sur la matière n’ont rien à perdre. Sans doute il y aura des avancées significatives, mais les prises de
risques aussi importantes valent-elle les dangers que le reste de l’humanité encours. Cette posture demande peut-
être de reconsidérer le principe de précaution. 93
E. Tassin, Op. Cit., p 171 94
Op. Cit., p 252
101
avec son sens donné pour pouvoir, se faire sa propre idée. C. Réa pour expliquer cela
souligne « la proximité, sous cet aspect, [un auteur], avec les réflexions de Patočka. Il s’agit
de C. Castoriadis qui revendique à son tour la spécificité du principe européen. " Il y a une
singularité qualitative de l’Europe, du monde gréco-occidental, qui compte pour nous, c’est la
création de l’universalité, l’ouverture, la mise en question critique de soi-même et de sa
propre tradition" »95. Ici ce n’est pas le principe de l’Europe qui est en cause, c’est la
radicalité de sa démarche qui est difficile à accomplir. L’Europe patočkienne n’est pas
hégémonique.
En réalité, ce que les héritiers revendiquent comme bien commun allant de soi: la science, la
technique, l’organisation rationnelle de l’économie et de la société. Or, dit Patočka « la
civilisation rationnelle n’étant elle-même que le fruit d’une explication du monde orientée
vers le déploiement de la puissance et de la force vitale […] les humanités extra européennes
ne sont-elles pas dès lors légitimées en droit, à la fin de l’histoire européenne de remplacer par
une rationalité post historique la préhistoricité mythique » (EAE,34)? 96
En somme la science qui se passe volontiers du regard dans ce qui est, c’est le projet inachevé
de l’Europe. Cependant il n’est pas possible de saisir même ces parties considérées comme les
moins nobles du soin de l’âme, à savoir la découverte de l’étant et le projet d’une nouvelle
forme de vie dans l’état plus rationnelle, en dehors du projet d’élévation de l’être. L’intérêt
pour le soin de l’âme chez ces héritiers se fonde sur cet intérêt manifesté pour l’Einsicht, mais
comme l’Europe dont ils s’inspirent, ils opèrent une démarche identique qui risque de
privilégier presque naturellement la praxis au lieu soin de l’âme.
C’est en raison de cela que Patočka a aussitôt vu les problèmes qui se posent à cette post-
Europe. Celui de voir ces peuples à leur tour rééditer les mêmes méfaits. Car alors il est à
craindre pour l’avenir puisque le magasin de forces, même s’il a été momentanément vidé
pendant la dernière guerre, s’est depuis à nouveau rempli avec des moyens plus puissants et
plus destructeurs. Parce qu’ils ont surtout hérité de la surcivilisation. L’époque de ce penseur
tchèque est aussi celle d’un monde, dit Patočka, dans lequel «l’équilibre nucléaire pétrifie
alors les positions des superpuissances et des idéologies» (EAE, 46). Ce qui n’est là qu’un des
faits significatifs de l’aveuglement dans lequel la surcivilisation s’emploie à se maintenir si
elle n’y prend garde.
En s’appuyant sur cela, il est possible que les nouveaux peuples de la vue intellectuelle
provoquent à leur tour une nouvelle catastrophe. À ce sujet, Patočka pense que «les conflits
95
Idem, 96
Il faut alors reformuler le concept de rationalité qui n’est pas à imposer aux autres, qui n’est pas un principe de
croissances et de performance illimitée, mais recherché incessante de liberté écrit C Rea, celle-ci est la capacité
humaine de faire sa propre histoire, de gérer l’activité politique. (Ibid., 253). L’Europe authentique n’est de ce
fait pas imposable, elle nécessite un effort, une participation des héritiers à l’entretien du principe.
102
mondiaux, avec la guerre froide qui s’installa au lendemain du second et se poursuit de nos
jours par d’autre moyens, permettent d’acheminer la planète vers l’épuisement de ses
ressources économiques et une mise à sac des possibilités de vie de l’humanité, mettant en
péril non seulement les européens, mais aussi les nouveaux dans le fondement même de leur
existence » (EAE, 62). Patočka relai ici les inquiétudes du Cercle de Rome en ce sens que la
mesure quantitative utilisée pour définir les rapports entre les nations, fait l’objet d’une course
aux ressources, motivée par la reproduction et la généralisation d’un mode de vie, qui était
celui de l’Europe au moment où elle était en situation de monopole.
Ce mode de vie, particulièrement demandeur en ressources accélère l’épuisement des réserves
de la planète alors même que tous les pays n’ont même pas encore connu leur ère industrielle.
Que se passerait-il si les Indiens ont envie de posséder des piscines dans les mêmes
proportions?
L’argument invoqué par les héritiers est celui de «l’aussi», dans le sens qu’ils revendiquent
légitimement pour eux «aussi» une révolution industrielle, la mise en valeur aussi et intensive
des vastes espace naturel, la production «aussi» de leur propre énergie fossile, même si les
conséquences sont, comme pour le gaz de schiste, encore à évaluer.
La seule certitude est que cette fois-ci la catastrophe sera effectivement mondiale, il ne s’agit
plus seulement des zones du globe où l’Europe aurait acquis de nouveaux territoires et dont
elle aurait à défendre de contrôle. L’enjeu de la catastrophe est à la mesure de cette ère
planétaire. Et les projets que ses héritiers promettent en perspective d’exécuter, comme
relevant de leur droit le plus absolu au progrès technique, auront des conséquences qui sont de
l’ordre de la catastrophe mondiale de a dégradation de notre environnement. Et cette fois-ci
même les Inuits ne seront pas épargnés.
La question du legs ou des altérités
Si l’envie vient aujourd’hui aux héritiers de l’Europe de lui contester la moindre prééminence,
ils n’hésitent pas à se réapproprier ses gestes. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas résumer
la réponse à la question que nous nous posions au début de notre analyse par un oui ou un
non. À propos de l’héritage celui qui est mis en exergue qui est même revendiqué, c’est-à-dire
la technique et la science contre lesquels Husserl et Heidegger ont mis en garde, sont la fierté
de la pensée européenne. Mais pour en avoir subi les affres, l’Europe elle-même devrait
inviter aujourd’hui çà la plus grande prudence.
Mais en a-t-elle encore les moyens ? Il lui est difficile aujourd’hui d’exercer sa directive sur
quelque chose qu’elle ne possède plus, entendons bien ici dont elle n’a plus l’exclusivité.
103
D’abord parce qu’elle est sortie ruinées des deux grandes Guerres mondiales. Patočka rappelle
que « la nouvelle constellation produite par ces tristes manouvres [c’est celle dans laquelle]
l’Europe s’est désistée en faveur de son continuateur les États-Unis, représentant la réalisation
de ce à quoi elle aspirait depuis toujours mais qu’elle n’a jamais atteint : la liberté » (EH,
204). Bien avant ses héritiers le vieux continent avait perdu une partie des avantages qu’elle
avait acquis sur le reste du monde. Le fait qu’il s’agisse de son continuateur peut laisser
penser que l’Europe est toujours. Mais ce n’est pas le cas avec ce continuateur qui est bien
ravi de sa place mais qui semble tout aussi décider à engager une explication du monde
orientée par le déploiement de la puissance.
Pour en revenir à notre préoccupation à savoir la question de l’héritage européen, ce n’est pas
celui de Platon que Patočka a identifié en isolant le principe du soin de l’âme qui semble le
plus plébiscité. L’Europe paradoxalement comme le monde C. Réa s’est retrouvée en
renonçant à ses rêves de grandeurs en prenant conscience que « l’héritage et l’identité même
de l’Europe consistent dans une sorte de coupure de son histoire hégémoniques, dans la fion
de son histoire hégémonique, dans la fin de sa puissance s’affirmant sur le reste du monde,
dans la chute de sa domination »97
Son héritage spirituel nul n’a à en rougir, ni ne peut se l’arroger, ni même encore le lui
revendiquer ayant saisi avec Patočka qu’il réside dans un principe d’ouverture d’ébranlement,
en cette capacité à se remettre en question, cela l’Europe s’y emploi souvent mais pas
toujours. Au sujet de cet héritage là il n’y a de notre point de vue point d’ombre, tous sont
capable de s’e saisir.
Mais pouvons-nous nier que les siècles d’accumulation de forces ont durablement établi un
certain équilibre entre européens-politiques-historiques et non européen-politiques-
historique. À notre avis c’est là que se trame une autre histoire, celle des second qui courent
après ce que les premiers ont abandonné des biens, des gestes, des valeurs. N’ayant pas
suffisamment saisit que l’Europe est une invention, est sa propre invention, est un
questionnement, est son propre questionnement. Et qu’il revient à ceux des héritiers qui ne
l’ont pas encore amorcé faire l’expérience de l’ébranlement patočkien de la vie en péril. C’est
pour cette raison précisément écrit Patočka, parce que l’histoire signifie tout d’abord ce
devenir intérieur, la genèse d’un homme qui arrive à trancher le dilemme originel des
possibilités humaines grâce à la découverte du moi authentique et unique, que l’histoire est en
premier lieu histoire de l’âme » (EH, 134). Nul besoin pour les héritiers de prétendre s’arroger
un quelconque héritage, puisque décrit de cette manière Patočka réussi à le faire disparaitre,
mais aussi comme tous ses paradoxes, en le mettant en exergue par contraste, pour l’amplifier
et montrer que ce principe appartient à ceux qui veulent bien l’activer.
97
C . R
104
Est-il encore légitime aujourd’hui de parler d’un héritage européen, quand ses héritiers
n’admettent plus que l’Europe redevienne ce qu’elle a autrefois été?
Conclusion de la partie
La post-Europe donne de l’histoire une image qui n’est pas essentiellement cauchemardesque,
malgré qu’elle soit souvent jonchée de catastrophes, C. Bouton remarque que Patočka n’a
cessé de s’interroger sur son époque, pour lui l’histoire est un véritable travail philosophique »
elle a toujours été également pour lui la dimension même du réveil dogmatique, de
l’ébranlement des certitudes naïves et dogmatiques, donc celle de la liberté et de la vérité de
l’existence »98
il faut oser, sans une once de mièvrerie, reprendre les gestes intellectuels qui
nous ouvrent au monde et permettent de nous élever. La visée de l’universel est la condition
de survie d’une culture, relève E. Tassin, se retourner sur elle-même l’atrophie, et limite son
champs d’action l’entrainant à se consumer elle-même parce qu’elle serait en panne,
incapable de se servir d’outils nouveaux pour se réinventer.
Cela Patočka l’a compris, raison pour laquelle il a tenu à insister sur le traitement qu’une
culture réserve à celles qui sont dans son voisinage. Car si l’Europe s’est fourvoyée, s’est
aussi parce qu’elle a oublié son principe, et n’a pas saisi l’occasion de s’écouter elle-même, ce
qui lui aurait permis de se reconnaitre en bien des points en d’autres, et de les rencontrer
autrement que dans la violence. L’universel ce n’est pas ce qui est plus grand, ou plus utile
mais ce que les héritiers de l’Europe verront qu’ils sont à même de partager. Telle est la tâche
qui leur incombe : privilégier l’ouverture au monde au lieu de la conquête du monde.
La levée de boucliers que provoque ce discours de l’universel est néanmoins intelligible, à la
condition de reconnaitre qu’il ne s’agissait que d’un faut universel paravent dont se drapait
une figure particulière. Mais précisons aussi que l’universel n’a aucune accointance, loin s’en
faut avec l’uniformisation, c’est la diversité nous dit Claude Hagège qui est naturelle et
l’uniformité contre nature, artificielle.
Affirmer l’unicité du parcours historique peut troubler certains regards, si et seulement si les
concepts et leurs contenus ne sont pas convenus. Lorsque Husserl, que Patočka reprend assure
qu’il n’y a qu’une humanité en l’occurrence l’Europe qui soit universellement valable, il est
possible d’en tirer des motifs d’invalidation. Cependant le point de vue de F. Dastur ouvre la
voie à une lecture plus incisive de la pensée de Husserl, lorsqu’elle nous rappelle qu’il y a
dans l’histoire de Husserl, non pas le simple déroulement des évènements dans le temps, mais
le processus de rétention et de transmission du sens à travers une humanité qui est seulement
98
C Bouton, Op. Cit., p 267
105
l’index anthropologique factuel de la subjectivité et de l’intersubjectivité en général » (PSAE,
117)99
. Il faut questionner cet index pour comprendre qu’il n’est pas l’exclusivité d’une
culture.
Trop souvent est occulté le fait que, dans la critique que Husserl fait du positivisme, il met en
lumière un environnement; l’Europe, dans lequel le rapport entre l’épistèmê s’est formé et
s’est intégré dans le monde de la vie au point de faire partie de la culture dans un premier
temps. Et ensuite de devenir une culture. Celle-ci est née à partir de la zone d’indistinction
entre l’ouverture et la quête universaliste de la philosophie et le projet politique de la
domination du monde.
Aussi faut-il avoir l’honnêteté de reconnaitre à l’Europe un certain privilège qui ne doit faire
l’objet d’aucun soupçon idéologique, comme l’affirme Patočka, «d’avoir tracé deux chemins
vers l’ouverture de la planète: le chemin extérieur de la conquête et de l’hégémonie
universelle, qui a été sa ruine en tant qu’entité historique; et le chemin intérieur de l’ouverture
de la planète en tant qu’ouverture du monde, devenir monde du monde de la vie » (EAE, 43).
C’est le chemin vers le monde de la vie qui permet de rendre artificielle la distance entre
l’homme et le monde, pour qu’il ne le considère pas comme un simple objet de convoitise,
pour ses projets individuels, et renonce à le posséder simplement. Il est difficile de lui nier, ce
privilège celui d’après E. Tardivel « d’avoir eu une compréhension pour son être propre ce
qui signifie conjointement pour l’être en général, pour l’être en totalité »100
. En effet il n’y a
toujours eu que l’Europe pour pouvoir se saisir de son propre être, ce qu’elle a réalisé était
son projet que nul ne pouvait mettre en œuvre à sa place. Et il revient aux autres humanité
d’opérer un geste qu’elles sont les seules à pouvoir accomplir pour elles-mêmes.
99
Philippe Merlier, Op. cit, P 117 100
E. Tardivel, « L’Europe ou le privilège de l’invisible, Op. Cit., p 258
106
Conclusion Générale
Dans Platon et l’Europe, Patočka montre que le fondateur de l’académie « est à l’origine des
idéaux européens, fondateurs de la théorie politique de l’Etat [c’est lui qui inaugure] le règne
de la raison, le règne de l’esprit et des hommes spirituels, l’autorité spirituelle, ces mots-clefs
de l’Europe, forgés par lui sous-tendent toute la construction subséquente, dont les lignes
sont, pour une part si extraordinairement enchevêtrés » (EAE,41). C’est la doctrine du soin de
l’âme, l’Europe spirituelle qui est au cœur de la quêtes de moyens de force dans la nature et
de la compétition dans la polis d’abord, puis entre les nations ensuite. À cause de cela
l’Europe s’est elle-même ruinée, toutefois elle n’a pas « disparu ».
Il n’était pas question au départ de produire des armes de destruction massive, mais c’est sur
la voie de la vérité, celle de l’étant, que la science s’est muée en instrument de domination et
que la philosophie lui a apporté une justification, au service des idéologies. Et la vie
théorétique qui est attachée à l’Europe culturelle n’est autre que ce regard dans ce qui est
appliqué à tous les domaines de la vie. D’où l’urgence de distinguer, sans toutefois séparer, et
ce n’est même pas possible, l’Europe spirituelle et philosophique de son champ d’application
qui est l’Europe culturelle, historico-politique.
Pour s’ouvrir une culture a besoin nous écrit E. Tassin, d’une dimension d’universalité. Et
c’est cela que l’Europe quand elle s’est lancée à la conquête du monde a oublié quelque peu,
de sorte qu’elle s’est retrouvée, à défaut d’avoir ouvert le dialogue avec elle-même, contrainte
à affronter ses propres avatars, à travers les autres nations européennes d’abord et ses héritiers
ensuite.
La post-Europe est un néologisme que Patočka utilise pour parler de la situation de l’Europe
après qu’elle se soit effondrée dans la catastrophe et la guerre notamment, et qu’elle ait d’une
certaine manière oublié Platon. Parvenus à ce moment de notre parcours analyse, nous
sommes déjà familiers du contenu et des intentions de notre auteur lorsqu’il parle du soin de
l’âme.
Que la post-Europe soit un fait, il n’y à ce propos aucun doute, mais la distinction que Patočka
introduit entre les héritiers est de nature à semer le trouble. Il y aurait des héritiers « légitimes
descendants de l’Europe, la chair de sa chair, issus d’elle pour s’en affranchir [...] et qui
exerce sur elle une [...] les autres en revanche, sont au fond des pré-européens […] le
contrôle » (EAE, 43). Cependant pour Patočka, il n’est pas question, à la différence de
107
Husserl par exemple, de se laisser conduire par un regard particulier dont la prééminence
accorderait une nature universelle.
Le reproche que Patočka fait par exemple à l’historien G Barraclough, c’est dit-il, qu’ «il
présuppose simplement sans vérifier cette thèse qu’il n’y a qu’une histoire de l’humanité une,
se déroulant selon un cours linéaire et d’un seul tenant. Or Antiquité, Moyen-âge et Temps
modernes sont des découpages typiquement européens» (EAE, 60) en réalité le séquençage de
l’histoire d’une communauté vu de l’extérieur ne saurait être le même que celui que sa propre
expérience interne retient. La Grèce contemporaine vit une expérience particulière de
restriction budgétaire qui va nécessairement figurer dans son histoire et dont l’importance ne
peut pas être vécue de la même manière par des nations étrangères.
Et quant à l’humanité elle-même, l’européen, note Patočka, « croit à une humanité une parce
qu’il identifie l’Europe à l’humanité; il oublie facilement qu’il n’existe pas d’humanité
unitaire mais des humanités. L’Europe elle-même a longtemps connu, à titre de composante
essentielle de son propre destin, le phénomène abyssal des humanités étrangères, la mise en
question de et par l’altérité pour laquelle elle a forgé le terme de « barbare » (EAE 60). Cette
attitude qui consiste à identifier ce qui n’est pas pareil à soi comme un phénomène certes réel,
mais de moindre importance se retrouve même dans les humanités non européennes
Pour cela il n’est guère besoin de lui en tenir rigueur, seulement de noter au passage que
certaines idées, comme certaines habitudes ont la peau dure, et résistent même aux plumes les
plus rigoureuses. Il ne tient selon nous qu’ « aux autres non européens » terme qui agace
particulièrement M. Crépon, d’y remédier.
Cette quête d’unification est à différencier d’un projet d’assimilation ou d’inféodation. Pour
preuve si les deux Grandes Guerres dites mondiales étaient surtout européennes, néanmoins
les leçons qu’il faut en tirer et les résolutions qui ont été prises, reprennent et garantissent la
défense d’idéaux qui dépassent largement le cadre de l’Europe continentale et historique. Et
ce sont ces armes qui lui sont opposées aujourd’hui. De sorte que les pays qui n’ont pas abrité
de camps, ni vu leur sol être éventré par des impacts d’obus, sont à même de souscrire à la
condamnation de la torture, à la préservation de la paix.
Par ailleurs, les questions environnementales et écologiques obligent à considérer tous les
acteurs, également. Et si les tords ne sont pas partagés, l’avenir de toutes les humanités
industrielle, non industrielle, surcivilisée ou même naturelle, est de la responsabilité de tous.
108
Bibliographie
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Platon et l’Europe
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2006, 646 p
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Lettres (Guillaume Budé), Paris (1950
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Gallimard, Paris 1976, p
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques: Philosophie de l'esprit, Paris,Vrin, 2006
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Articles
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par les partenaires du projet Europe, Éducation, École, et diffusée en direct sur Internet le 24 janvier 2008
au lycée Jean-Pierre Vernant, à Sèvres :http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/projet-eee.eu08patocka.php
T W Adorno, Métaphysique_concept et problème, Payot, Paris, 2006
Jean Claude Gens, « la vérité du mythe », in, N Frogneux (dir), Liberté, existence et mode
commun, C H , 2012
E. Tardivel, « L’Europe ou le privilège de l’invisible,
110
Table des matières Introduction générale .............................................................................................................................. 2
Première partie : L’Europe et la Grèce .................................................................................................. 19
Chapitre 1 : l’Europe, plutôt le germe que le fondement ................................................................. 22
I Au sujet de la préférence pour le «germe» de l’Europe ............................................................. 25
II- De la préhistoire au commencement de l’Histoire ................................................................... 31
Conclusion ..................................................................................................................................... 41
Chapitre 2 : Que s’est-il passé de nouveau en Grèce? ...................................................................... 42
I Quelle Grèce a vu naitre l’Europe ? ............................................................................................. 44
II la mutation philosophique et ses conséquences ....................................................................... 50
III la mutation de la société grecque ............................................................................................. 53
Conclusion ..................................................................................................................................... 55
Conclusion de la première partie .................................................................................................. 57
Partie II Le projet de la vie authentique ; le soin de l’âme ........................................................... 58
Chapitre 3 : Le soin de l’âme ............................................................................................................. 62
Le souci de l’âme comme forme pratique de la découverte de l’univers ..................................... 63
Une nouvelle forme de vie au sein de de l’Etat ............................................................................ 65
Le soin de l’âme : une nécessité pour un rapport intérieur de l’homme à lui-même .................. 70
Conclusion ..................................................................................................................................... 73
Chapitre 4 L’oubli .............................................................................................................................. 77
Le soin de la domination du monde .............................................................................................. 77
L’universalisation d’un particulier : l’oubli de l’idéal philosophique ............................................. 80
Conclusion ..................................................................................................................................... 83
Conclusion de la IIeme partie .............................................................................................................. 85
Partie III : L’Europe après l’Europe ........................................................................................................ 88
Chapitre 5 : L’Europe après l’Europe ................................................................................................. 89
I La fin de la vieille Europe ............................................................................................................. 89
II Une fin problématique ............................................................................................................... 91
III Et l’Europe après ....................................................................................................................... 94
Chapitre 6 L’Europe après et ses « gardiens » ..................................................................................... 98
Et si la post –Europe était un mirage ? .......................................................................................... 99
La question du legs ou des altérités ............................................................................................ 102
Conclusion de la partie ................................................................................................................ 104
Conclusion Générale............................................................................................................................ 106
111
Bibliographie........................................................................................................................................ 108