lucile bitan - le concert interactif - memoire m2 …
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UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA
Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication
MASTER 2ème année
Mention : Information et Communication Spécialité : Médias et Communication
Parcours : Médias informatisés et stratégies de communication
« LE CONCERT INTERACTIF : UNE OPPORTUNITÉ DE RENOUVELLEMENT DU SPECTACLE VIVANT A L’ÈRE NUMERIQUE ? »
Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Nom, Prénom : BITAN, Lucile Promotion : 2013-2014 Option : Médias et Communication Soutenu le : 14.08.2014 Note du mémoire : 16/20 Mention : Très Bien
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Remerciements
Je souhaite tout d’abord remercier Monsieur Étienne Candel, responsable du
Master 2 Médias Informatisés et Stratégies de Communication du Celsa. Son
précieux travail d’aiguillage en début de formation pour orienter les questionnements
qui ont conduit à la réalisation de ce mémoire a permis, je l’espère, de faire les bons
choix.
Je souhaite ensuite formuler de vifs remerciements envers mes deux
directeurs de mémoire, Madame Pergia Gkouskou-Giannakou et Monsieur Bertrand
Hellio. Pour leur grande patience vis-à-vis de mes questionnements, pour la grande
écoute qu’ils m’ont volontiers accordée tout au long de ce travail, pour la pertinence
dont ils ont chaque fois fait preuve dans leurs recommandations.
Je voudrais aussi remercier Raphaël Roth, Maître de conférences à
l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, pour les quelques orientations qu’il
m’a apportées et pour l’envoi bien utile de sa thèse.
J’ai une pensée pour ma famille et mes amis qui m’ont supportée. Merci.
Une dernière pensée spéciale pour chaque MISC et pour le précieux soutien
que nous nous sommes apportés dans nos travaux mutuels. Je n’ai aucun doute sur
leurs qualités respectives, qui m’intimide un peu d’ailleurs…
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Table des matières
Introduction ................................................................................................................ 6 I. Des opportunités technologiques et sociales impulsant la création des « concerts interactifs » ............................................................................................ 14
A. Le smartphone : une technologie de soi utilisée en tout contexte ........... 15 1. Spécificités de la mobilité ............................................................................. 15 2. De la trivialité : des êtres culturels qui circulent et se transforment au travers du mobile ............................................................................................................ 17 3. Des sociabilités particulières : le mobile comme technologie de soi ............ 18
B. Les smartphones au concert : capter et partager son expérience de spectateur ............................................................................................................. 21
1. Capter son expérience de concert ............................................................... 22 2. Partager son expérience de concert ............................................................ 25
C. Traitement et analyse des réponses à l’enquête par questionnaire réalisée : « les usages des téléphones mobiles au concert » ......................... 28
1. Le profil des répondants au questionnaire ................................................... 29 2. Les usages du mobile au concert ................................................................. 30 3. Les appréhensions expérientielles des spectateurs : appauvrissement versus enrichissement et perceptions des offres de « concerts interactifs » ...... 32
II. Les promesses expérientielles du « concert interactif » ................................ 37
A. Le concert : un objet expérientiel ................................................................ 38 1. Particularités de l’expérience de concert ...................................................... 38 2. Des mutations de l’expérience de concert ................................................... 42
B. Ingénierie de l’enchantement au concert .................................................... 45 1. Le dispositif festivalier comme art de la prise des amateurs ........................ 45 2. Écrans et installations d’arts numériques au concert : de l’esthétisation du réel à l’offre servicielle ........................................................................................ 49
C. Le « concert interactif » : la promesse d’une expérience de concert enrichie « à l'ère numérique » ............................................................................. 55
1. Les « concerts interactifs » : des objets indéfinis ......................................... 55 2. Le « concert interactif » : une formulation instable ...................................... 59 3. De la trivialité des « concerts interactifs » .................................................... 65 4. Une promesse d’expérience de concert enrichie : analyse discursive du communiqué de presse d'Orange RockCorps pour l’organisation du « concert interactif » de The Ting Ting en avril 2012 ......................................................... 66
III. Le « concert interactif » : une conquête de territoires promotionnels pour le spectacle vivant ....................................................................................................... 75
A. Le « concert interactif » : une opération de marketing expérientiel ......... 76 B. De la mise en scène des marques au concert : des stratégies de communication appliquées à l’événement ........................................................ 79
1. Les « concerts interactifs » comme phénomène de dépublicitarisation des marques .............................................................................................................. 80 2. La scène du concert investie par les marques comme embrayeur de dispositifs de communication globaux ................................................................ 81
4
C. Un objet vide ? ............................................................................................... 84 1. La musique fait tâche ................................................................................... 85 2. Un territoire stratégique pour les artistes ..................................................... 88
Conclusion ............................................................................................................... 90 Corpus ...................................................................................................................... 95 Bibliographie ............................................................................................................ 97 Annexes…………………………………………..………………………………….……100
5
« Les Utopiens n'oublient jamais cette règle pratique : fuir la volupté qui empêche de
jouir d'une volupté plus grande, ou qui est suivie de quelque douleur. »
L'Utopie de Thomas More, 1518
6
Introduction
Présentation du sujet
Ce mémoire interroge l’apparition des « concerts interactifs » dans le paysage
du spectacle vivant. Ces objets se posent comme des propositions de ce que
pourrait être le concert « à l’ère numérique ». La tentation d’opérer cette rencontre -
celle du concert et du « monde numérique » - recouvre de plusieurs orientations que
nous voulons expliquer ici. Il nous semble d’abord incontournable de souligner
qu’elle s’applique au concert au même titre qu’à d’autres objets, à l’heure où l’on
entend circuler dans les discours des formulations telles que « programmes
télévisuels interactifs », « jeux vidéos interactifs » ou « clips interactifs ». Le
concert n’échappe pas à cette tentation et voit « le numérique » s’infiltrer dans sa
sphère.
La notion « d’expérience » nous animera tout au long de ce mémoire. Au
concert, d’une part, ainsi que l’explique Antony Pecqueux et Olivier Roueff,
« l’expérience musicale apparaît comme une mise à l’épreuve des dispositions
engagées par l’action sous forme d’attentes et de ressources1 ». Tel un foyer de
convoitises, voir un enjeu vécu comme une épreuve, elle suscite des attentes
importantes de la part des participants et devient un argument de vente 1 PECQUEUX, Anthony, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale. Éditions EHESS, Paris, 2009, p.19
7
incontournable des offres de concerts aujourd’hui. Du côté du numérique, d’autre
part, nous ne saurions occulter la place faite aux spécialistes de « l’expérience
utilisateur » dans les entreprises, discipline peu lisible qui se formule pourtant
comme une grande tendance de ce domaine. La prégnance de cette notion dans les
imaginaires liés aux environnements discursifs, idéologiques et pratiques du concert
et du numérique est alors éminente. Nous voulons comprendre, ici, le passage de
« l’expérience » d’un cadre symbolique à un cadre promotionnel dans le concert, qui
pourrait expliquer, selon nous, une volonté d’intrusion du numérique en son sein.
La mobilité des médias informatisés se pose comme deuxième grande entrée
que nous voulons aborder dans ce mémoire. Il nous semble que ces potentialités
conduisent à l’apparition des « concerts interactifs » ; plus précisément, non pas les
potentiels effectifs de ces supports mais l’idée de ces potentiels. En 2003, à l’aube
de l’apparition du smartphone dans nos quotidiens, Francis Jauréguiberry publiait un
ouvrage, « Les branchés du portable », décrivant l’arrivée de ces outils de
communication de poche dans les espaces publics. Il nous rappelle alors que le
chemin vers une admission sociale de ce « don d’ubiquité » en tout temps et tout lieu
n’était à l’époque pas si évidente.
Il y a seulement quelques années ([…] jusqu’au printemps 1996), l’usage du portable en public restait une quasi-curiosité dont l’originalité était tolérée sans trop de questionnement […]. Le seuil de tolérance a cependant très vite été franchi, provoquant de vives réactions. […] Aussi a-t-on vu des curés demander à leurs paroissiens d’éteindre leur portable durant les offices religieux, des présidents de parlement rappeler à l’ordre des députés trop assidûment ouvertement branchés, des professeurs s'étonner de l'apparition des portables en plein amphithéâtre, et l'on ne compte plus les lieux publics (musées, cinémas, salles de spectacle, restaurants, galeries, cafés, etc.) où l'emploi du portable est désormais formellement interdit.2
La place faite aux portables puis aux smartphones dans nos quotidiens se fait
alors au travers d’appréhensions sociales. Cet objet s’immisce dans une variété de
contextes, puis s’installe et occupe une place plutôt qu’une autre, en fonction des
habitus, des évolutions et des usages. Le portable a pénétré l’enceinte du concert
pour s’y faire une place, au point que sa présence soit aujourd’hui soulevée. Tel que
le souligne Alexandre Sap, « les téléphones portables ont remplacé les briquets dans 2 JAUREGUIBERRY, Francis, Les branchés du portable, Édition Broché, 2003, p.94.
8
les salles de concert. Le public est un ensemble de “friends” sur Facebook qui
publient, “like” et partagent ce moment d’émotion3 ». Nous souhaitons dors et déjà
préciser que les dispositifs nommés « concerts interactifs » n’intègrent pas
nécessairement les téléphones mobiles, bien que très souvent. Mais nous
présumons que, dès lors que l’idée – aussi indéfinie soit-elle – d’une utilisation
possible des médias informatisés dans les concerts soit apparue, la formation de
fantasmes se soit produite. Elle a laissé le loisir d’imaginer le concert « interactif ».
L’apparition de ces dispositifs semble d’ailleurs concorder avec la démocratisation
des smartphones entre les mains des utilisateurs puisque les premières propositions
de « concert interactif » remontent, d’après nos recherches, aux années 2010/2011
et voient le jour principalement aux États-Unis. Aborder la mobilité, de manière
générale puis dans l’enceinte du concert, nous paraît alors incontournable pour saisir
notre objet. L’éloquente citation d’Alexandre Sap s’ajoute à une récente étude de
l’ITEMS International consacrée à cette question du « numérique dans l’écosystème
du spectacle vivant » qui annonce que les trois quarts des français utilisent leurs
téléphones mobiles pendant les concerts4. Il semble qu’il s’agisse d’un terrain d’une
grande importance dont on imagine qu’il n’aura pas échappé aux promoteurs de
spectacle vivant.
Nous pouvons enfin dire qu’entre le monde de la musique et celui des médias
informatisés s’opère un jeu sensible. Le numérique a profondément bouleversé le
secteur de l’édition musicale qui s’est effondré au rythme de la montée en puissance
du web. Quand d’un côté, la recherche de nouveaux modèles économiques est
laborieuse, de l’autre, certains tirent véritablement leur épingle du jeu et font du web
un outil de communication majeur. Des stratégies puissantes sont à l’œuvre, de la
fédération de communautés gigantesques sur les réseaux sociaux des musiciens à
la conception de contenus hybrides recouvrant des médias informatisés que sont par
exemple les « clips interactifs », dans la ligné de l’objet que nous voulons étudier. Il
3 SAP, Alexandre, Du rock et des marques, Edition Maxima, Paris, 2012, p.24 4 ITEMS International, Innovations numériques au sein de l’écosystème du spectacle vivant, Etude publiée en janvier 2014, [disponible en ligne : http://www.prodiss-etudes.org/etude_janvier.pdf]
9
ne manquait alors qu’au spectacle vivant d’opérer cette « fusion », faisant la
promotion de nouvelles sources de financement pour les artistes, de nouvelles offres
pour les publics, d’opportunités stratégiques pour les producteurs, voir pour les
marques. Les médias informatisés au concert recouvrent de plusieurs champs, d’une
offre d’applications servicielles, telles que des applications dédiées à un événement
en particulier, à l’apparition des objets « concerts interactifs » qui nous intéressent.
Ces derniers ne recouvrent pas une offre de service mais plutôt une offre
« expérientielle », comme nous allons le voir, reposant sur « l’esthétisme », sur
l’impact « émotionnel » et/ou sur le « vécu ».
Nous supposons donc que la naissance des « concerts interactifs » s’opère au
travers des orientations précédemment énoncées. Ils font l’objet de propositions de
la part de différents acteurs dont on compte principalement les marques et les
promoteurs de spectacles vivants. Ils semblent convoquer quelque chose qui se veut
précis tout en recouvrant une définition hasardeuse. Ils se placent, au travers du
terme interactif que nous nous attacherons à déconstruire, dans les isotopies des
discours associés à « l’univers du numérique ». Les projets appelés ainsi sont très
diversifiés, puisqu’ils peuvent recouvrir de la « participation » : on propose un
hashtag pour commenter un événement via les réseaux sociaux, comme le concert
de Skip The Use organisé par HP5. Ils peuvent aussi recouvrir du « choix » des
spectateurs, où les commentaires permettront de mettre en place tel ou tel jeu
scénique en fonction de leurs demandes, comme le concert SXSW de Dorito6. Ils
peuvent enfin s’éloigner de l’utilisation des médias informatisés mobiles et proposer
d’autres dispositifs, principalement basés sur l’idée de construire un ensemble
5 HP, FOUCAUD, Xavier, HP organise le concert interactif de Skip The Use, e-marketing [disponible en ligne : http://www.e-marketing.fr/Thematique/Medias-1006/Reseaux-sociaux-10032/Breves/organise-concert-interactif-Skip-The-Use-234083.htm] publié le 27 février 2014, consulté le 15 juin 2014. 6 DORITO, La plus interactive des expérience, Brandastic4 [disponible en ligne : http://brandastic4.com/2013/03/27/la-plus-interactive-des-experiences-lors-dun-concert-sxsw/#more-1139] publié le, consulté le 12 juillet 2014
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« esthétique » grâce au « collectif », comme l’utilisation des bracelets lumineux
pendant le concert de ColdPlay7.
Nous dégageons ici « un nuage de mots » flou, ne laissant alors qu’une vague
idée vague de ce que recouvrent les « concerts interactifs ». « L’électronique »,
« l’informatique », « le numérique », « l’internet », « le collectif » ou « le participatif »
dans le concert sont autant de notions qui amèneraient à qualifier le concert
« d’interactif ». Pourtant, il semble que l’on puisse considérer que le concert est, par
essence, interactif, que la présence de divers médias au concert est ancestrale et
que l’électronique - de la place faite à « la musique électronique » jusqu’à l’usage
d’éclairages sophistiqués - est prégnant au concert. Mais cet objet fait néanmoins
son apparition, souvent présenté par les médias et les acteurs du spectacle vivant
comme « une grande innovation au concert », parfois perçu comme « une
révolution ». Le blog Brandcastic4, dédié au branding culturel, abordait par exemple
le concert SXSW en titrant son article « La plus interactive des expérience @
SXSW », décrivant un concert où « c’était au tour des fans de contrôler le concert
organisé par Doritos ! À quel point le concert serait audacieux ? Seuls les fans aurait
le contrôle sur cette variable : l’audace ! 8». L’article s’achève notamment sur le
lancement d’un débat éloquent : « Que pensez-vous d’un concert interactif via
Twitter ? Est-ce une bonne idée de laisser le contrôle du concert aux fans ? Est-ce
une façon intéressante de faire interagir les fans ?9 ».
Il semble ainsi que nous soyons confrontés à des objets aux contours
indéterminés, sujets à des attentes extravagantes, dont la visée recouvre de
différents champs et dont l’apport pour les acteurs du concert reste flou. Nous
voulons alors comprendre précisément l’émergence de cette expression, de sa
7 COLD PLAY, MORRIS, Johnatan, Coldplay Xylobands light up Devon company’s profits, [disponible en ligne : http://www.bbc.com/news/uk-england-devon-19322214] publié le 25 aout 2012, consulté le 14 juillet 2014. 8 DORITO, La plus interactive des expérience, Brandastic4 [disponible en ligne : http://brandastic4.com/2013/03/27/la-plus-interactive-des-experiences-lors-dun-concert-sxsw/#more-1139] publié le, consulté le 12 juillet 2014 9 Idem.
11
fabrication par ses concepteurs, aux attentes qu’elle soulève jusqu’à sa mise en
pratique.
Problématique Ces questionnements nous amènent à formuler la problématique suivante :
Au travers de l’expression « concert interactif », en quoi le spectacle vivant
saisit-il l’opportunité des engouements liés à l’univers des nouvelles technologies
pour renouveler son offre expérientielle ?
Hypothèses Trois hypothèses viennent soutenir cette interrogation.
Notre première hypothèse est que le développement de la mobilité des
médias informatisés, notamment des smartphones, impulse leur usage spontané
dans la situation du concert et motive l’apparition des « concerts interactifs ».
Notre seconde hypothèse est que l’expression « concert interactif » convoque
des imaginaires à la croisée des attentes que suscitent le concert et les médias
informatisés.
Comme beaucoup de secteur, notre troisième hypothèse est que les acteurs
du spectacle vivant se saisissent de l’apparition des médias informatisés comme
opportunité marketing pour concevoir de nouvelles offres.
12
Présentation du corpus
Pour répondre à cette problématique et à nos hypothèses, nous avons
sélectionné un corpus hétérogène composé de documents de communication,
d’articles de presse et de vidéos promotionnelles autour de ces projets. Nous avons
d’une part entrepris une analyse de discours d’un communiqué de presse émis par
Orange RockCorps dans le cadre de la réalisation du « concert interactif » de The
Ting Ting10. Il nous intéressera de saisir, au travers de ce document, les différentes
promesses et attentes formulées autour du « concert interactif ». Cela initiera
également notre constat d’un phénomène de « dépublicitarisation11 » des marques,
d’après l’expression employée par Caroline de Montety, comme volonté de leur
« mise en culture ». L’exploration d’un ensemble de documents variés, comme nous
l’avons dit, nous permettra ensuite de saisir la teneur de ces dispositifs et d’en
déterminer des typologies pour établir des points de convergence et de divergence.
Démarche méthodologique
Nous avons, d’une part, réalisé un questionnaire, partant de l’intuition mais
aussi de l’étude précédemment citée de l’ITEMS Internationale, d’une utilisation
importante des téléphones mobiles au concert12. Nous avons voulu appréhender les
motivations des spectateurs dans leurs usages du mobile au concert et évaluer la
portée de ce terrain pour le spectacle vivant. Nous avons ainsi voulu réinsérer cette
enquête dans notre objet afin d’analyser le croisement entre cette tendance et les
objectifs qui sont donnés aux « concerts interactifs ». Nous avons procédé d’autre
part à l’analyse de discours du communiqué de presse précédemment cité du
10 Voir le communiqué de presse en Annexe 2 11 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée, ESKA | Communication & management, 2013/2 - Vol. 10 12 Voir le questionnaire en Annexe 1.
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Orange RockCorps, pour évaluer les promesses formulées autour des dispositifs de
« concerts interactifs ».
Présentation du plan Nous choisissons d’explorer ce travail en trois mouvements.
Un premier mouvement s’attachera à saisir les opportunités technologiques et
sociales impulsant la création de ces dispositifs. Nous étudierons le phénomène de
mobilité des médias informatisés puis ce qu’il recouvre dans le contexte du concert.
Nous procéderons ensuite à l’analyse des réponses à notre questionnaire.
Un deuxième mouvement parcourra les promesses expérientielles du concert
interactif. Nous verrons que le concert se présente, en lui-même, comme un objet
expérientiel puis que le « concert interactif » vient proposer un enrichissement de
cette expérience.
Un troisième mouvement mettra en lumière les opportunités promotionnelles
que présentent ces dispositifs pour le spectacle vivant. Nous verrons qu’elles
recouvrent de l’emploi de stratégies de marketing et de communication spécifique,
recouvrant le champ de l’événement et du digital.
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I. Des opportunités technologiques et sociales impulsant la création des « concerts interactifs »
Cette première partie tentera de saisir les opportunités technologiques et
sociales engendrant, selon nous, l’apparition des « concert interactifs ». Nous
appréhendons deux phénomènes, dont l’un découle de l’autre.
Le premier phénomène est le développement de la mobilité des médias
informatisés, soit la possibilité d’utiliser ces outils en tous contextes, entre autre dans
la situation du concert. Nous voulons avoir une appréhension généraliste de ce que
recouvre cette mobilité des médias informatisés.
Le deuxième phénomène est effectivement le constat d’un usage notoire des
médias informatisés mobiles aux concerts, particulièrement des smartphones,
comme nous allons le voir. Nous nous appuierons sur les chiffres donnés par l’étude
de l’ITEMS International13 et parcourrons les modalités d’usages de ces outils dans
l’enceinte du concert. La réalisation d’un questionnaire portant sur la motivation des
spectateurs à utiliser leur téléphone mobile au concert et l’appréhension qu’ils ont de
13 ITEMS International, Innovations numériques au sein de l’écosystème du spectacle vivant, Etude publiée en janvier 2014, [disponible en ligne : http://www.prodiss-etudes.org/etude_janvier.pdf]
15
ces usages, viendra soutenir l’analyse de cette tendance. Il nous permettra de
mesurer la pertinence de ce terrain pour les acteurs du spectacle vivant. Il nous
permettra également de mesurer l’appréhension des publics vis-à-vis de ces
dispositifs.
A. Le smartphone : une technologie « de soi » utilisée en tout contexte
Dans un premier temps, nous voulons cerner ce qu’implique le développement
de la mobilité des médias informatisés, particulièrement du smartphone, de manière
généraliste. Nous voulons comprendre, d’une part, quelles spécificités recouvrent
ces supports, nous verrons d’autres parts qu’ils impliquent que les formes qui y
circulent sont triviales, nous verrons enfin, que les téléphones mobiles peuvent être
appréhendés comme des technologies de soi sujets au développement des
individualités de leurs usagers. Il nous semble essentiel de saisir ces aspects pour
appréhender ce qu’implique l’usage des téléphones mobiles dans le contexte du
concert.
1. Spécificités de la mobilité
Selon Ghislaine Azémard, la mobilité correspond à « la possibilité pour les
usagers de transporter des terminaux, pour communiquer et s’informer malgré le
déplacement14 ». Elle distingue quatre caractéristiques principales de la mobilité : la
miniaturisation, l’autonomie, l’accès aux réseaux et les fonctionnalités. Elle en
propose éventuellement une cinquième : la tactilité, supprimant la dépendance au
clavier et proposant des ergonomies adaptées aux usages. Elle distingue également
différents supports de télécommunication mobiles : les téléphones mobiles, les
ordinateurs portables, les Personal Digital Assistants (PDA) et les tablettes tactiles. 14 AZEMARD Ghislaine, 100 notions pour le crossmédia et le transmédia, Paris, Éditions de L’immatériel, 2013
16
Les smartphone nous intéressent particulièrement pour cette recherche, étant
massivement utilisés pendant le concert, ce que nous étudierons. Ces objets
recouvrent plusieurs spécificités, donnant lieu à des appropriations particulières de la
part des usagers. Ils allient un éventail de médias variés – textes, images fixes,
images animées, sons, etc. Ces contenus peuvent se combiner en fonction du
besoin des interfaces et sont utilisables en tout contexte de part la mobilité de ces
appareils. L’accès au réseau est une faculté essentielle de ces objets, la connexion à
internet permettant aux utilisateurs d’accéder à leurs espaces en ligne, de partager
leurs contenus, d’utiliser des applications spécifiques, en tout temps et en tout lieu.
Le smartphone regroupe ainsi la connexion au réseau, diverses capacités
d’usages de différents médias et diverses possibilités de contextes d’usages de part
sa mobilité. Cela donne lieu à des croisements spécifiques : le téléphone, l’appareil
photo, le carnet de note, le réseau social, etc. De ces rencontres émanent des
glissements d’usages comme le « selfie15 », à l’instar de l’autoportrait, laissant
émerger des facultés d’instantanéité, de contextes diversifiés ou de partage sur
l’internet. Des applications reposent sur ces croisements comme « Snapchat », qui
se saisi des variétés contextuelles qu’offre la mobilité tout en utilisant le réseau pour
partager ces instants capturés. Ainsi, ces spécificités des médias informatisés
mobiles impulsent des glissements et des hybridations d’usages tendant à
transformer les formes de ces médias. Il nous semble alors que nous pouvons
considérer ces glissements comme un phénomène de trivialité, tel que le définit Yves
Jeanneret.
15 Autoportrait photographique particulièrement effectué avec un smartphone
17
2. De la trivialité : des êtres culturels qui circulent et se transforment au travers du mobile
Dans son ouvrage Penser la trivialité, Yves Jeanneret propose la notion de
« trivialité » pour décrire la circulation des êtres culturels :
« Les hommes créent, pérennisent et partagent les êtres culturels, qu’ils élaborent en travaillant les formes que ces derniers peuvent prendre et en définissant la façon dont ces formes font sens : il en est ainsi de nos savoir, de nos valeurs morales, de nos catégories politiques, de nos expériences esthétiques. C’est cette idée que je résume par la notion de trivialité […]16»
Cette notion implique de prendre « la culture par un certain côté : par le fait que
les objets et les représentations ne restent pas fermés sur eux-mêmes mais circulent
et passent entre les mains et les esprits des hommes17 ». Si nous considérons cette
perspective, il nous semble que le mobile entraîne la trivialité des formes qui y
circulent. Nous pouvons cibler notre réflexion sur l’exemple de la « photographie
mobile18 ». L’émission Place de la toile, proposée par France Culture et dédiée à la
thématique de l’internet, proposait comme thème du 28 septembre 2013 celui de la
photographie à l’ère du numérique19. Les invités Laurence Allard, André Gunther et
Jean-Christophe Béchet, tous trois spécialistes des questions autour de ce média sur
internet, mettaient en lumière les formes photographiques qui se sont dévoilées avec
internet puis le téléphone : les photos de chats, de pieds, le « selfie », la
« dédipix20 », etc. Les orateurs de l’émission évoquent un « tourisme du quotidien »
comme prétexte permanent à la prise de photo. Le passage de l’appareil argentique
à l’appareil numérique puis au smartphone impulse de plus grandes facilités pour la 16 JEANNERET, Yves, Penser la trivialité, volume 1, la vie triviale des êtres culturels, Hermes Science Publications, Coll. « Communication, médiation, construits sociaux », 2008, p.13 17 Ibid. p.14 18 Usage pour désigner la photographie prise avec un téléphone mobile, la prise de photographie étant par définition un usage en mobilité depuis longtemps. 19 DE LA PORTE, Xavier, La photo à l’ère du numérique, Émission place de la toile sur France Culture [disponible en ligne : http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-la-photo-a-l-ere-du-numerique-2013-09-28] publié le 28 septembre 2013, consulté le 13 mai 2014 20 Dédicace attribuée à quelqu’un sur une partie de son corps
18
prise de photo, permettant un usage régulier et non plus dans des contextes
exceptionnels (le tourisme, l’art,…). La photographie s’infiltre dans des sphères plus
étendues de la vie des usagers, voir plus intimes. De ce fait, « elle circule et se
transforme ». En cela, elle apparaît comme triviale. Soulignons que d’autres formes
infiltrées dans les médias informatisés mobiles peuvent être considérées comme
triviales : le texte, la vidéo, etc. Cet aspect nous paraît inhérent pour appréhender le
téléphone mobile « intelligent » et les formes qui en émanent dans le paysage des
médias informatisés. Il nous permet de saisir en premier lieu ce que cela peut
impliquer dans le contexte du concert.
Un autre aspect semble particulier au « téléphone intelligent » qu’est l’espace
d’intimité qui s’y développe, de part les spécificités précédemment énoncées de ce
support.
3. Des sociabilités particulières : le mobile comme technologie de soi
Ghislaine Azémard, en définissant le terme de « mobilité » des médias
informatisés, soulève cette tendance à l’individualisation de ces objets opérant une
rupture avec leurs ancêtres plus dépersonnalisés, de l’ordinateur familial à la cabine
téléphonique. Le smartphone a cette caractéristique de n’appartenir - à priori - qu’à
une seule personne, induisant le développement d’un espace individualisé. Elle parle
de l’attribution d’un rôle « d’extension communicationnelle personnelle
embarquée21 ».
Plusieurs orientations nous permettent d’expliquer cette tendance. L’internet,
tout d’abord, comme espace sujet au dévoilement des individualités voir des
intimités. Cet aspect semble présent sur plusieurs types d’espaces en
21 AZEMARD Ghislaine, 100 notions pour le crossmédia et le transmédia, Éditions de L’immatériel, 2013
19
réseau comme les blogs et les réseaux sociaux. Les expressions intimes voir
exhibitionnistes de certains usagers s’y déversent, ce média inhibant la présence
d’autrui et allant jusqu’à entraîner une forme de banalisation de ces pratiques. Ainsi
que l’écrit Emmanuel Souchier dans son texte L’écrit d’écran, pratiques d’écritures et
informatique :
« Il n'y a paradoxalement pas de pratique plus discrète et silencieuse que celle de l'écrit qui s'oppose aux arts d'exposition et à ceux du spectacle, mais il n'y a sans doute pas plus intimement exhibitionniste que celui qui se donne ainsi à lire.22 »
L’intimité dévoilée sur l’internet rencontre ainsi le smartphone comme espace
d’émergence de l’individualité des usagers. « Le téléphone (…), est devenu un lieu
d’inscription de notre intimité, un support privilégié de notre vie intérieure, (…)
devenu ce que Michel Foucault appelait une “technologie de soi” (au même titre que
le calepin, le journal intime ou le carnet de voyage)23 » écrit Hubert Guillaud dans
sont article Quelle est la dernière photo prise avec votre téléphone sur le site Internet
Actu.
Laurence Allard propose aussi d’appréhender le mobile comme une
« technologie de soi 24 », récupérant l’expression de Foucault. Elle aborde les
différents aspects qui font aujourd’hui du portable un objet connectant l’individu à son
entourage autant qu’à lui-même, mettant en lumière la médiation qui s’y opère de
« soi à soi-même ».
« Aujourd’hui, il nous semble que le mobile peut être considéré comme médium et support d’une individuation réflexive, qui trouve avec par exemple l’écriture ou la
22 SOUCHIER, Emmanuel, « L’écrit d’écran, pratiques d’écritures & informatique », Communication et langages. N°107, 1er trimestre, p.105-119, 1996 23 DE LA PORTE, Xavier, « Quelle est la dernière photo prise avec votre téléphone », Internet Actu [disponible en ligne : http://www.internetactu.net/2013/09/09/quelle-est-la-derniere-photo-prise-avec-votre-telephone/] publié le 09 septembre 2013, consulté le 13 février 2014 24 ALLARD, Laurence, Chapitre Express Yourself 3.0 ! : Le mobile comme technologie pour soi et quelques autres entre double agir communicationnel et continuum disjonctif soma-technologique in ALLARD, Laurence ; CRETON, Laurent et ODIN, Roger,Téléphone mobile et création, Paris, Armand Colin/Recherches, 2014
20
photographie mobiles de multiples matières pour se formuler, d’extérioriser son intériorité toujours dans ce geste du rapport réflexif de soi à soi […]. Le réseau internet va architecturer un espace de réflexivité, le mobile va accueillir des explorations identitaires, le digital constitue un milieu favorable à une stylistique de l’existence25 ».
Pour illustrer cet éventail relationnel qui s’opère de l’individu aux autres à
l’individu à lui-même, Hubert Guillaud ajoute que « Nokia n’a pas compris que son
slogan « Connecting people » était réducteur, qu’il ne s’agit plus seulement
aujourd’hui de connecter les gens entre eux, mais de les connecter à eux-
mêmes26 ».
Revenant à l’exemple de la photographie, il ajoute :
« Ce qui frappe, c’est que chaque photo a une histoire (ce n’est donc pas parce qu’on prend des photos facilement qu’elles n’ont pas de sens) ; ce qui frappe aussi, c’est l’émotion en général à l’évocation de cette histoire, mais c’est surtout le caractère très souvent réflexif de ces photos. Bien souvent, elles ont été prises pour soi27 ».
Ainsi, nous venons de voir que les spécificités matérielles du smartphone
impliquent, d’une part, un phénomène de trivialité des formes qui y circulent et,
d’autre part, des sociabilités particulières qui s’y développent, au travers de
l’émergence d’un espace individualisé en regard d’autres médias informatisés. Ces
appréhensions nous permettent de considérer un usage particulier de cet objet dans
ses divers contextes d’usages. Il nous intéresse maintenant de cibler notre analyse
sur l’utilisation du smartphone au concert.
25 Ibid. p.141 26 DE LA PORTE, Xavier, « Quelle est la dernière photo prise avec votre téléphone », Art. Cit. 27 Idem.
21
B. Les smartphones au concert : capter et partager son expérience de spectateur
Selon une étude réalisée par l’ITEMS International28 , les trois quarts des
français utilisent leur téléphone pendant les concerts pour filmer ou prendre des
photos tandis que 34% publient ces clichés sur les réseaux sociaux. 64%
considèrent comme important le fait d’emporter son smartphone à un concert, un
spectacle ou un événement sportif et 33% l’utilisent pour rechercher des informations
en temps réel sur l’événement. Par ailleurs, 40% des spectateurs envoient des
messages sur Facebook et sur Twitter pendants un concert, 47% y envoient des
SMS ou des emails et 66% prennent des photos avec leur smartphone29.
Ces chiffres éminents nous permettent d’estimer le concert comme un terrain
où l’utilisation des médias informatisés mobiles est considérable. Notre visée est
d’essayer de comprendre la teneur de cette tendance. Il nous semble que deux
étapes sont à l’œuvre dans le processus d’utilisation du mobile au concert : d’une
part, l’utilisateur capte son expérience avec son smartphone, d’autre part, il la
partage. Nous dégageons ces deux étapes en regard des textes de Laurence Allard
et d’Hubert Guillaud cités précédemment, considérant d’un côté le smartphone
comme une technologie de soi où l’utilisateur crée des contenus dans un espace qui
lui est individuel et de l’autre le smartphone comme un objet en réseau qui offre des
possibilité d’échange avec ses communautés au travers des différents contenus
partagés.
Il nous paraît alors important de bien discerner ces deux étapes de captation et
de partage car il semble qu’elles convoquent respectivement des choses différentes
chez les utilisateurs. En effet, un utilisateur pourra tout aussi bien filmer,
photographier, prendre des notes ou faire des enregistrements sonores avec son
28’ ITEMS International, Innovations numériques au sein de l’écosystème du spectacle vivant, Étude publiée en janvier 2014, [disponible en ligne : http://www.prodiss-etudes.org/etude_janvier.pdf] 29 Idem.
22
smartphone au cours d’un concert, sans systématiquement partager ces contenus.
L’étape de partage a aussi en elle-même toute sa singularité puisqu’elle recouvre les
contenus de l’utilisateur ou d’autres contenus. Elle implique des choix d’orientation
qui visent à « montrer quelque chose de soi ». Au travers de cette étape, s’opère une
éditorialisation des contenus, convoquant des stratégies des utilisateurs en fonction
du réseau social utilisé, du type de contenus partagés et de la posture éditoriale que
chaque individu souhaite donner à « son profil ».
1. Capter son expérience de concert
Ainsi, la captation du concert constitue une étape en elle-même, émanant de
l’utilisation du smartphone comme technologie de soi. Nous nous appuierons de
nouveau sur le texte de Laurence Allard, « Le mobile comme technologie pour soi »,
pour soutenir notre argumentation. Bien qu’il se concentre principalement sur la
« photographie mobile », il nous semble que ce raisonnement puisse s’appliquer à
d’autres médias. De plus, la photographie est un média très utilisé dans le contexte
du concert ; il nous intéresse donc de l’appréhender.
Ainsi, selon Laurence Allard, « photographier avec son mobile est aussi une
activité éprouvée comme permettant de matérialiser une émotion sous une forme
communicable30 ». Au delà de cette matérialisation de l’émotion, nous pouvons aussi
nous diriger vers l’hypothèse de l’appropriation des œuvres, en l’occurrence, ici,
l’appropriation du concert au travers de la prise de photo. La question de la
photographie des œuvres est d’ailleurs classique dans les problématiques de
médiation culturelle et de réglementation au musée. Lors des Rencontres
Crossmédia 2012 ayant eu lieu à la Gaîté Lyrique, le community manager du Centre
Pompidou Gonzague Gaultier présentait la nouvelle application du Centre
« Blinkster » consistant en la capture photographique des œuvres avec son
30 ALLARD, Laurence, Chapitre Express Yourself 3.0 ! : Le mobile comme technologie pour soi et quelques autres entre double agir communicationnel et continuum disjonctif soma-technologique, Op. Cit.
23
smartphone afin d’obtenir des contenus de médiation culturelle. Le choix de la prise
de photo, à la fois simple et éloquent, partait du postulat d’une appropriation plus
évidente de l’œuvre par les visiteurs, parfois complexe dans le milieu de l’art
contemporain selon le community manager31.
Ce processus semble similaire au concert, alors que ce contexte implique tout
un ensemble de spécificités, s’éloignant de l’espace muséal. Le concert implique la
présence de l’artiste et la production d’une œuvre sonore, à priori32. La photographie
apparaît comme un média sujet à l’immortalisation du moment où l’on a vu « en
vrai » un artiste tant écouté. La vidéo permet, quant à elle, de franchir une étape car
au delà d’une immortalisation immersive du moment passé, elle permet d’enregistrer
le son, comme centre d’attention convoqué au concert. « Saisir le son » peut arborer
quelques orientations symboliques, de la simple satisfaction d’entendre une musique
que l’on aime « en vrai » jusqu’à l’immortalisation d’un moment de performance
particulier, ne se matérialisant que dans le seul concert et n’ayant jamais été entendu
auparavant. Alors, on voudra figer le moment, s’emparer de la performance et la
conserver dans son téléphone, un peu comme un trésor.
Ainsi que le dit Laurence Allard, « avec leur généralisation, elles [les pratiques
photographiques] semblent devenir un medium utilisé pour créer, améliorer ou
reproduire des émotions, des états d’affectes, des manière d’être dans une situation
donnée. Elles permettent, comme la danse qui place la musique au cœur même de
nos vies physique – en prenant en compte d’autres modes d’appréciation que
l’écoute contemplative - de créer un continum entre action et émotion33 ».
31 GAULTIER, Gonzague, Intervention de Gonzague Gaultier, community manager du Centre Pompidou pour présenter l’application Blinkster, Rencontre Crossmédia 2012 à la Gaîté Lyrique, [disponible en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xr0gqz_gonzague-gauthier-centre-pompidou-la-reconnaissance-d-images-sur-smartphones-usages-et-perspectives_tech] publié le 23 mai 2012, consulté le 1er aout 2014] publié le 23 mai 2012, consulté le 1 juillet 2014 32 Nous verrons que cela tend à évoluer. 33 ALLARD, Laurence, Chapitre Express Yourself 3.0 ! : Le mobile comme technologie pour soi et quelques autres entre double agir communicationnel et continuum disjonctif soma-technologique, Op. Cit.
24
Figure 1 : poste d’un utilisateur Facebook ayant immortalisé une performance de concert
L’analyse de Raphaël Roth, dans sa thèse sur l’emblème musicale, va dans la
continuité de ces observations. Il consacre un passage à l’utilisation des « minis
écrans » dans le contexte du festival et y voit le surgissement de l’univers intime du
spectateur, un peu comme une pause à l’intérieur du festival :
« Les minis écrans sont ici pour faire ressurgir des univers de l’intime qui permettent de rompre temporairement avec les interactions du festival, une parenthèse comme une autre.34 »
34 ROTH Raphael, Bande originale de film, bande originale de vie. Pour une sémiologie tripartite de l’emblème musical : le cas de l’univers Disney. Thèse préparé sous la direction d’Emmanuel Ethis, Université d’Avignon, 2013, p 341
25
2. Partager son expérience de concert
Le partage du concert dépasse ces phénomènes d’appropriation intime pour
venir se confronter à autrui. Les contenus capturés quittent la sphère individuelle
« du soi » pour s’évaporer dans les sphères collectives des utilisateurs, convoquant
la monstration des consommations culturelles comme vectrices de fabrication
identitaire. Plus que le simple fait de publier leurs morceaux favoris en live, les
utilisateurs, via ces contenus partagés avec leurs mobiles, tendent à immerger leurs
communautés au cœur de leur consommation voir de leur « vécu culturel ». Nous
pouvons imaginer que plusieurs aspects tendent à être saisis : de la mise en avant
de l’artiste, du concert ou du festival dont il est question à la captation de l’ambiance,
d’un moment de performance particulier, d’une symbiose avec les participants de
l’événement jusqu’au temps de concert les plus insolites voir extrêmes... Partager un
certains types de contenus constitue un choix des utilisateurs, recouvrant la mise en
place de leurs stratégies éditoriales personnelles. Ainsi, dans le cas de la
photographie, elle peut-être considérée comme la sélection par l’image d’un certain
type de situation :
« En associant la dimension visuelle aux données échangées, l'image permet de fournir des indications de situation (…) que la photographie permet d’enregistrer ou de transmettre plus rapidement qu’un message écrit.35 »
André Gunther souligne ainsi l’aspect « documentaire » des images, visant à
immerger les communautés en temps réel dans la vie des utilisateurs :
« Comme l’avait noté Pierre Bourdieu, les usages de la photographie amateur restent pour l’essentiel des usages sociaux. Sur Facebook, la discussion porte sur tous les aspects de l’existence. Les images n’y sont pas mobilisées d’abord pour leurs qualités esthétiques, mais parce qu’elles documentent la vie, participent au jeu de l’auto-présentation, et servent à des fins référentielles 36 ».
35 GUNTHER André, L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique, blog d’André Gunther. 2014 [disponible en ligne : http://culturevisuelle.org/icones/2966], publié le 8 avril 2014, consulté le 10 mai 2014 36 Ibid.
26
Dans l’émission Place de la toile citée plus haut « La photo à l’ère du
numérique 37 », les invités décrivent une ère de la publitude où l’image adopte une
fonction dialogique, utilisée comme un langage pour communiquer quelque chose de
soi dans un contexte particulier. Laurence Allard va même jusqu’à convoquer
l’expression de textualité mobile consistant en l’indifférenciation entre l’icononique et
le scriptural, soit la prise de texte en photo, faisant du portable une « photocopieuse
de poche ». Photographier sa place de concert et la partager sur les réseaux sociaux
relève de ces fonctions dialogiques et iconiques scripturales de l’image.
Figure 2 : partage d’une place de concert par une utilisatrice Facebook
« Les images envoyées permettent de verbaliser un sentiment ressenti “en soi-
même“, que l’on va partager avec quelqu’un ce qui se rapproche d’une carte
37 DE LA PORTE, Xavier, La photo à l’ère du numérique, Émission place de la toile sur France Culture [disponible en ligne : http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-la-photo-a-l-ere-du-numerique-2013-09-28] publié le 28 septembre 2013, consulté le 13 mai 2014
27
postale 38 » poursuit Laurence Allard. « “Je vois, j’envoie” devient ainsi le leitmotiv de
la photographie mobile. La photographie mobile suppose alors de penser un agir
pluriel couplant le fait de voir, de s’émouvoir, de s’exprimer par une photographie
mobile et de communiquer en l’envoyant à un proche (ou pas)39 ».
Nous soulignons de nouveau que ces réflexions peuvent s’appliquer à tout
média et ne concernent pas uniquement la photographie, bien que celle-ci soit un
objet de partage important au concert. Aussi, dans ce contexte, la vidéo semble avoir
une place plus grande que dans d’autres situations, (le restaurant par exemple où
l’on photographie ce que l’on mange plus qu’on ne le filme), notamment en raison de
l’importance de la capture du son mais peut-être aussi d’une volonté d’immerger
davantage ses communautés dans l’ambiance du concert comme moment de vécu
important.
Raphaël Roth souligne cette possibilité que les mobiles offrent de produire des
contenus variés en permettant au spectateur de s’émanciper dans son activité de
concert, dans ce jeu entre espace individualisé et possibilité de partage avec autrui :
« Les minis écrans sont les écrans d’une pratique largement individuelle même s’ils peuvent être partagés. Ils sont les premiers écrans dans cette fonction de témoignage. Écrans d’appareil photo, écrans de téléphone intelligent ou de tablette numérique ils sont le plus souvent les écrans des appareils de production de contenus photographiques ou textuels. Prothèses post-modernes du promeneur solitaire, les téléphones intelligents, Ipods, Ipads complètent la panoplie du baroudeur des villes par la convergence de leurs fonctionnalités. Ils permettent d’avoir le festival dans sa poche. Comme l'a fait le livre de poche en son temps en démocratisant l'accès à la lecture, les écrans de poche participent à une démocratisation de l’expertise du spectateur. Patrice Flichy qualifie sur le mode de la “communication intime“ le rapport entretenu avec les appareils nomades. Le festivalier ressemble parfois au flâneur de Baudelaire.40 »
38 ALLARD, Laurence, Chapitre Express Yourself 3.0 ! : Le mobile comme technologie pour soi et quelques autres entre double agir communicationnel et continuum disjonctif soma-technologique, Op. Cit. 39 Ibid. p.147 40 ROTH Raphael, Bande originale de film, bande originale de vie. Pour une sémiologie tripartite de l’emblème musical : le cas de l’univers Disney. Op. Cit. p.341
28
Ainsi, pour clôturer notre première partie, la réalisation d’un questionnaire
interrogeant les pratiques d’utilisation des téléphones mobiles au concert nous a
paru pertinente pour pleinement cerner notre objet. Il s’agit là du traitement des
réponses données par les personnes ayant répondu à ce questionnaire.
C. Traitement et analyse des réponses à l’enquête par questionnaire réalisée : « les usages des téléphones mobiles au concert »
Nous venons d’étudier les glissements opérés par l’apparition de la mobilité
dans le paysage des médias informatisés puis ce qu’il peuvent impliquer dans le
contexte du concert. Il nous a enfin paru pertinent, afin d’approfondir et de conclure
cette première partie, de réaliser une enquête par questionnaire pour interroger les
publics sur leurs pratiques d’utilisation des smartphones au concert. La visée de
cette démarche s’inscrit dans la volonté de cerner au mieux la motivation de cette
utilisation. Nous avons ainsi construit notre questionnaire autour de la problématique
suivante :
Quelles sont les motivations des spectateurs à utiliser leur téléphone mobile
pendant les concerts ?
Nous avons construit ce questionnaire autour de quatre axes :
Dans un premier temps, nous avons essayé de déterminer les profils des
spectateurs : âge, sexe, raison sociale, styles de musique favori, fréquence de
concerts par an, utilisation des réseaux sociaux et fréquence d’utilisation. Nous
avons ciblé un public jeune de 15/30 ans, utilisateur massif des médias informatisés
et par ailleurs cible majoritaire de notre objet d’étude que sont les « concerts
interactifs ».
Dans un second temps, nous avons voulu savoir s’ils utilisent leurs mobiles au
concert et pour quelles raisons ils l’utilisent, notamment s’il s’agit des fonctions de
29
communication basiques (appels et SMS) ou si l’usage s’étend aux spécificités du
smartphone : photographie, film et enregistrement, accès à internet et aux réseaux
sociaux, utilisation d’applications spécifiques dont nous avons demandé de préciser
la nature.
Dans un troisième temps, nous sommes entrés dans le détail de ces pratiques
au travers d’une approche plus qualitative. Nous avons tenté de séparer les deux
phases d’utilisations du mobile perçues pendant le concert à savoir les motivations
des spectateurs à capter et partager le concert avec leur téléphone. Pour la
captation, nous avons organisé un focus sur la photographie et le film comme médias
à priori favoris du partage avec les mobiles au concert.
Enfin, afin de faire le lien entre l’objet de ce questionnaire et notre objet central
qu’est le « concert interactif », nous avons voulu appréhender le sentiment des
usagers vis à vis de ces propositions expérientielles et de la notion
« d’enrichissement » du concert qu’elles pourraient apporter. Nous tenterons ainsi de
savoir si cet usage leur procure la sensation d’un appauvrissement de l’expérience
ou d’un enrichissement ; si l’ère du smartphone leur paraît propice pour vivre plus
intensément un concert ou si, au contraire, cela leur procure un sentiment de
déconnexion vis à vis de ce moment, au profit de leurs appareils41.
1. Le profil des répondants au questionnaire
Le questionnaire a été diffusé sur Facebook et sur Twitter et a obtenu un total
de 76 réponses. 72% des personnes interrogées ont entre 18 et 25 ans, 21% ont
entre 25 et 30 ans. 52% de ces personnes sont encore étudiantes, 11% sont
professionnelles du numérique, 7% sont professionnelles de la musique et 4%
travaillent dans le secteur de la culture. 62% sont des femmes contre 38%
d’hommes. 41 Voir annexe 1 pour consulter le questionnaire
30
47% des personnes interrogées vont entre 1 et 5 fois par an à un concert
tandis que 26% s’y rendent 5 à 10 fois. 13% y vont entre 10 et 20 fois, 12% plus de
20 fois et seul 1% ne va jamais voir un concert.
Le style de musique favori des répondants au questionnaire se présente
massivement être la musique électronique (61,8%) suivi du rock (50%) et de la pop
(42,1%). Le jazz et la musique classique arrivent plus timidement derrière (26%).
Leurs réseaux sociaux favoris sont Facebook (85% l’utilisent plusieurs fois par
jour), Twitter (40% l’utilisent plusieurs fois par jour) et Youtube (41% l’utilisent
plusieurs fois par jour). Une utilisation plus timide est faite d’Instagram, Souncloud et
Snapchat (entre 12 et 24% les utilisent plusieurs fois par jour). Google + et Vine ne
sont pratiquement pas utilisés.
2. Les usages du mobile au concert
A la question « Utilisez-vous votre téléphone portable lorsque vous êtes à un
concert ? » la réponse est « oui » à 86%.
Les usages de captation sont diversifiés : 67,1% l’utilisent pour des usages
basiques (téléphoner et envoyer des SMS), 75% l’utilisent pour prendre des photos,
50% pour prendre des vidéos et 6,6% pour faire des enregistrement sonores. 9,2%
l’utilisent pour prendre des notes.
Les usages de partage sont aussi assez ciblés : tandis que 42% partagent ces
contenus sur les réseaux sociaux, 13% utilisent l’application proposée par le concert
et 6,6% utilisent d’autres applications (on pourra supposer Shazam, sans trop
s’avancer).
Les éléments partagés pendant le concert, au travers de la photographie ou du
film, sont aussi très ciblés. 75% partagent sur les réseaux sociaux la performance de
31
l’artiste sur scène. Le reste des partages chute ensuite lisiblement : 35,5% captent
les personnes qui les accompagnent, 30,2% filment la foule. Les objets autour du
concert, comme les places ou autre goodies, sont finalement assez peu partagés
(15,8%), de même que la réalisation de selfies (13,2%) ou la consommation d’alcool
(1,3%).
La réutilisation des contenus captés est éparse : 62% réalisent ces captations
pour un usage personnel des contenus, 43% utilisent ces contenus pour les
revisionner avec les personnes les ayant accompagnées lors du concert. Tandis que
29% échangent ces contenus uniquement avec les personnes les ayant
accompagnées au concert, 58% les partagent directement sur les réseaux sociaux.
14% les éditorialisent (retouche, publication sur des blogs, montage vidéo…).
La question du partage sur les réseaux sociaux est assez équitablement
répartie entre les personnes ayant répondu au questionnaire. Si 7% partagent
systématiquement leur expérience de concert sur les réseaux sociaux, 24% le font
très souvent, 29% le font de temps en temps, 18% très rarement et 22% ne
partagent jamais leur expérience de concert sur les réseaux sociaux.
Lorsque l’on demande aux spectateurs interrogés ce qu’ils partagent
spontanément, des tendances diversifiées ressortent de ces réponses qualitatives.
Dans la forme, beaucoup partagent une photo associée à un commentaire écrit. Les
spectateurs parlent principalement de mettre en avant l’artiste qu’ils sont allés voir en
mentionnant son nom ou sa performance, parfois un morceau particulier qu’ils
apprécient, voir même son style vestimentaire. Certains soulignent l’importance de
citer le lieu dans lequel ils se trouvent en se géolocalisant certaines fois. Le fait de
partager uniquement avant ou après le concert apparaît aussi comme une donnée
importante pour les répondants : « En général, j'informe ma newsfeed que je vais à
un concert pour voir qui y sera aussi, puis je partage mon expérience après le
32
concert42 ». Enfin, la mise en avant des personnes qui les accompagnent paraît
aussi importante.
Lorsque l’on demande aux répondants pourquoi ils partagent ces contenus,
trois grandes tendances se dessinent. Certains confessent la valorisation que cela
leur procure, notamment au travers des « likes » et des « retweets ». D’autres
évoquent beaucoup la valeur du partage de leur moment avec les autres, l’envie de
transmettre sa valeur exclusive et de souligner son côté exceptionnel : « partager
avec les autres et mettre l'emphase sur le fait qu'on vit un moment qui nous semble
unique. Je ne partagerai jamais une expérience moyenne43 ». La troisième grande
tendance est la volonté de faire découvrir l’artiste que l’on est allé écouter, voir de
pouvoir échanger et débattre autour de cet artiste et de sa performance. D’autres
tendances plus discrètes se dessinent : garder un souvenir du moment vécu, prendre
plaisir à photographier l’événement, partager pour « faire vivre et perdurer
l’événement ». Certains parlent aussi de « témoignage », le partage sur les réseaux
sociaux se matérialisant comme « la preuve que l’on y était ».
3. Les appréhensions expérientielles des spectateurs : appauvrissement versus enrichissement et perceptions des offres de « concerts interactifs »
Lorsque l’on oriente les publics sur leur appréhension du mobile comme
enrichissement ou appauvrissement du concert, il s’avère que les réponses sont
quasiment parfaitement réparties entre les deux tendances. Certains considèrent
donc que le mobile est un appauvrissement de l’expérience de concert dénonçant
une perte de concentration sur le moment du spectacle (parfois, ils disent même
qu’ils ont le sentiment de passer plus de temps sur leur téléphone qu’à regarder le
concert). D’autres ont le sentiment de moins profiter de « l’instant présent » et de
rater une partie de l’événement. Certains soulignent que le portable met « une 42 Etudiante âgée de 18 à 25 ans 43 Etudiante âgée de 18 à 25 ans
33
distance » et qu’il est gênant d’avoir un écran « entre soi et le concert ». Enfin,
certains soulignent la gêne que cela leur procure quand d’autres spectateurs utilisent
leur téléphone. Les spectateurs qui considèrent que le mobile au concert comme un
enrichissement de l’expérience évoquent une « mise en perspective critique de
l’expérience », le fait de pouvoir prolonger l’instant ou de « l’exporter » sur le web
afin de pouvoir revivre ces moments par la suite et les pérenniser, le fait de pouvoir
noter ses idées. Certains soulignent même que « ce n’est pas 30 secondes sur mon
smartphone qui m’empêchent de profiter de l’événement44 ».
La question qui portait sur « le concert interactif » et l’appréhension des publics
à l’évocation de ces dispositifs les divisent aussi très équitablement. Une moitié
d’entre eux est donc très enthousiaste à l’idée de ces dispositifs, laissant
transparaître tous les imaginaires que ceux-ci peuvent évoquer :
« Je trouve ça génial ! Le spectateur devient acteur et ça devient donc super interactif. Au concert de Coldplay, ils avaient distribué au public des bracelets qui s'illuminaient. Le rythme changeait en fonction de la musique. C'était juste énorme et magnifique dans tout le stade de France. On a vraiment fait parti du concert. Très bon souvenir. Bien joué pour le concept. Je pense que nous sommes une génération où nous avons besoin de ce genre d'animation.45 »
L’autre moitié des spectateurs rejette complétement ce genre d’initiative :
« Jamais vécu ce genre d'expérience, mais je pense que les réseaux sociaux ne devraient pas intervenir à ce point dans les concerts. Inciter à twitter pour avoir une visibilité et ainsi prolonger la durée du concert a un côté très commercial ; si le musicien veut prolonger son concert je pense qu'il devrait le faire par conviction ou amour de la musique et non pas pour avoir de la visibilité sur les réseaux sociaux.46 » Ce que cette citation nous permet de relever comme phénomène récurent dans
les propos recueillis, c’est dans l’ensemble la grande lucidité des personnes
interrogées vis-à-vis de ces dispositifs. Certains relèvent que l’« on peut déjà parler
44 Réponse d’un homme âgé de 18 à 25 ans 45 Réponse d’une étudiante âgée de 18 à 25 ans. 46 Homme âgé de 18 à 25 ans
34
d'interaction quand les chanteurs échangent avec le public47 », d’autres en ont une
appréhension positive, à condition que l’expérience soit « tournée vers l’art et non
vers la communication ». Certains parlent d’un dispositif discriminant pour ceux qui
n’ont pas de smartphone. Enfin, certains rejettent la place supplémentaire qui serait
accordée au public d’après les promoteurs de ces dispositifs, signifiant que « le
format d'un concert ne devrait pas dépendre du spectateur, mais de ce que l'artiste a
décidé de transmettre à cette occasion48 ». Beaucoup de personnes faisaient part de
leur simple curiosité vis-à-vis de ces dispositifs, sans grand emballement, « pourquoi
pas » si le dispositif est bien pensé. Seules deux personnes de notre échantillon ont
déjà participé à ce type d’expérience : l’une pour le concert de ColdPlay et l’utilisation
de bracelets lumineux comme décrit dans la citation ci-dessus et l’autre lors d’un
concert de Radiohead qui nous livrent une remarque concernant les risques
techniques tout à fait intéressante : « Je pense que c'est amusant et à tester. :) EN REVANCHE, petit point expérience. J'ai été à un concert de Radiohead en 2012 où entre chaque morceau la scène était recouverte de QR codes → http://i.imgur.com/9pEvm.jpg Or, impossible de les flasher directement car, étant faits de lumière, les caméras des téléphones ne pouvaient pas focaliser dessus. C'est pas grand chose mais je pense que c'est assez drôle ce type d'expérience ratées.49 »
Plusieurs conclusions se dégagent de cette enquête. En premier lieu, une
écrasante majorité des personnes interrogées utilise son téléphone mobile dans les
concerts (86%) ce qui permet de déduire, d’après ce petit échantillon constitué
majoritairement d’étudiants utilisateurs des réseaux sociaux, que les médias
informatisés mobiles ont aujourd’hui une place qui paraît indiscutable pour ce type de
public dans l’enceinte du concert. Outre des usages de communication basiques, la
photographie est une pratique qui domine largement (75%) et la vidéo est aussi
assez présente, recouvrant la moitié des personnes interrogées (50%). Le partage
sur les réseaux sociaux est assez graduel, pour notre échantillon qui les utilise
majoritairement. Nous en déduisons que dans l’ensemble, les personnes partagent
47 Réponse d’une professionnelle du numérique âgée de 18 à 25 ans 48 Réponse d’une professionnelle du numérique âgée de 18 à 25 ans 49 Réponse d’une étudiante âgée de 18 à 25 ans
35
leur expérience de temps en temps, quand le moment paraît propice, outre les
quelques personnes pour qui cette action est incontournable ou les quelques
personnes qui ne partagent pas du tout sur les réseaux sociaux. L’artiste reste le
centre d’attention des captations et des partagent tandis que les autres aspects du
concert sont plutôt secondaires (les accompagnateurs, la consommation, etc.).
Beaucoup expriment en tout cas l’utilisation du réseau social comme outil pour
« ouvrir le débat » autour de l’artiste ou le faire découvrir à leurs communautés,
tandis que pour d’autres, cela fait figure d’une valorisation personnelle aux yeux des
communautés. L’utilisation du portable au concert est vécu comme quelque chose de
mitigé, qui peut apporter des choses bénéfiques comme néfastes, qui peut
« enrichir » comme « appauvrir » l’expérience.
Concernant l’appréhension de l’objet « concert interactif », on peut dire dans
l’ensemble que les personnes sont relativement lucides vis-à-vis de ce que ce type
d’offres peut proposer. Elles ont parfaitement conscience des enjeux marketings
qu’elles peuvent recouvrir, auquel cas elles les rejettent, tout en ayant une certaine
mesure de ce que cela peut apporter de plus ou pas pendant le concert. On sent
dans l’ensemble une forme de curiosité, un « pourquoi pas » général pour voir et se
faire son opinion. Beaucoup d’avis sont tout de même sceptiques, exprimant une
forme de frayeur vis-à-vis du rôle du musicien qu’ils ne veulent surtout pas voir
s’effacer avec ce genre de dispositif. Ce qui est à noter dans ce dernier cas, c’est
que notre échantillon écoute à 61,8% de la musique électronique, genre qui est,
d’une part, propice à un effacement du rôle du musicien devenu DJ et, d’autre part,
familier de l’utilisation de grands écrans pour compléter le set (comme nous le
détaillerons dans notre deuxième partie). Cela nous conduit à penser que la
légitimation de ces dispositifs de « concerts interactifs », quelque soit leur forme, ne
semble pas encore acquise ; ce qui est normal puisque seulement deux personnes
ont déjà vécu ce type d’expérience, bien que le mobile ait aujourd’hui une place
immense dans l’enceinte du concert pour les personnes interrogées. Alors, le
passage d’un usage « spontané » du mobile à un usage « encadré » dans l’enceinte
du concert paraît encore peu répendu car une certaine confiance du public est a
gagner, c’est ce qu’il ressort des réponses de ces publics.
36
Nous pouvons ainsi conclure notre première partie en validant le fait que le
concert est un terrain où l’utilisation des médias informatisés mobiles est importante.
Plusieurs raisons amènent les usagers à ces utilisations comme l’immortalisation,
l’appropriation ou le partage de leur moment de concert. Cette infiltration du mobile
dans l’enceinte du concert nous permet de déduire de sa légitimation en ce lieu qui
peut néanmoins être nuancée en fonction du type de concert et du type de public :
dans une salle ou en extérieur, dans un concert de musique classique ou dans un
concert de musique électronique, il va de soi que la place du mobile se fera plus ou
moins aisément selon les contextes.
Ainsi, il nous paraît important maintenant de replacer l’analyse de la portée de
ce terrain dans le contexte de notre objet d’étude qu’est le « concert interactif ».
Comme nous allons le voir, le « concert interactif » se situe dans le champ d’une
idée de l’infiltration de numérique au sein du concert. Ainsi, sans que les dispositifs
nommés comme tel usent nécessairement des téléphones mobiles, ils apparaissent
dans la mesure où l’idée du numérique au concert devient tolérable, où l’idée du
numérique comme vecteur d’un enrichissement du concert, comme pour tout
secteur, se forme. Il nous intéresse donc maintenant de mieux cerner comment un
objet tel que le « concert interactif » est apparût et d’évaluer la teneur de cet objet et
les soubassements idéologiques, symboliques et pratiques de cette appellation.
37
II. Les promesses expérientielles du « concert interactif »
Dans cette seconde partie, nous voulons saisir les promesses expérientielles sur
lesquelles repose le « concert interactif ».
Nous voulons comprendre la notion « d’expérience », les imaginaires et les
attentes qu’elle suscite de la part des publics au concert. Nous voulons comprendre
la teneur de cette notion et les évolutions qu’elle a pu connaître dans ce contexte.
La notion « d’enchantement », telle que proposée par Yves Winkin dans
Anthropologie de la communication50, suscitera ensuite notre intérêt. Notre visée est
de comprendre comment les dispositifs de concert et de festival sont orchestrés pour
entretenir « les enchantements » de l’expérience des publics. Nous nous
intéresserons particulièrement à l’arrivée des écrans au concert, de l’écran géant
aux minis écrans de poche comme dispositifs d’enchantements. Cela nous permettra
de comprendre le contexte d’insertion de notre objet.
50 WINKIN Yves, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Éditions du Seuil, 2001
38
Enfin, nous tenterons de comprendre ce que recouvrent les « concerts
interactifs », en tant qu’objets et en tant qu’expression. Nous verrons qu’il s’agit là de
dispositifs majoritairement idéologiques et symboliques qui tendent à vouloir
transformer le concert, ceux en quoi nous verrons qu’ils sont triviaux, d’après la
notion proposée par Yves Jeanneret51. Pour soutenir ces appréhensions, nous
procéderons à l’analyse du discours d’un communiqué de presse d’Orange
RockCorps du « concert interactif » de The Ting Ting en juin 2012. De cette analyse,
nous voulons saisir les promesses communicationnelles et expérientielles formulées
par des concepteurs de « concert interactif ».
A. Le concert : un objet expérientiel
Nous voulons, dans un premier temps, comprendre la teneur de la
notion d’expérience dans le contexte du concert. Le « concert interactif » se
formulant comme une proposition d’innovation expérientielle du secteur du spectacle
vivant, nous voulons saisir ce qu’est l’expérience au concert et ce qu’elle recouvre.
Nous allons tout d’abord tenter de cerner des aspects particuliers de l’expérience de
concert. Nous voulons ensuite en cerner des formes de mutation pour appréhender
ce qui a conduit à la proposition expérientielle du « concert interactif ».
1. Particularités de l’expérience de concert « “La musique“ est […] un monde d’expériences, et non nécessairement et ni
seulement un monde d’objets tels que des corpus de partition ou de disque, qui n’en
sont que des supports 52 ». L’enquête dirigée par Anthony Pecqueux et Olivier Roueff
et reportée dans l’ouvrage Écologie sociale de l’oreille s’intéresse à l’expérience
51 JEANNERET, Yves, Penser la trivialité, volume 1, la vie triviale des êtres culturels, Op. Cit.p.13 52 PECQUEUX Anthony, ROUEFF Olivier, Ecologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale. Editions EHESS, Paris, 2009, p.15
39
musicale sous toutes ses formes. Ils définissent l’expérience comme « la rencontre
entre un organisme et un environnement, dans la continuité de la voie initié par John
Dewey - plus précisément selon lui : l’ensemble des interactions entre un organisme
et l’environnement dans lequel il s’engage et le résultat objectif occasionné par celle-
ci. (Dewey, [1934])53 ».
Ils proposent une grille d’analyse de trois entrées appliquée à l’expérience
musicale. D’une part, les jeux d’échelle, soit l’incertitude de l’action et l’instabilité de
ses composantes comme variable d’analyse. D’autre part, l’événement par
opposition à la structure : tandis que la structure reproduit, l’événement innove.
« Les concerts, par exemple, propose des dispositifs d’action particulièrement stabilisés, ne serait-ce que du fait de la pérennité de leurs architectures et de la prévisibilité que nécessite leurs ressources techniques et leur mise en place ; ils sont dans le même temps tournés vers la fabrication de moments singuliers, dont le succès se mesure, tout au moins pour certains participants, au caractère exceptionnel des expériences qu’ils produisent. Ils suscitent ainsi des attentes étranges : l’attente de quelque chose qui déborde en partie les anticipations des uns et des autres, si ce n’est celle qui vise cet inattendu. […] Il est aussi une définition plus étroite de l'événement, comme rupture dans l'ordre des choses : un événements, de ce point de vue, n’est pas seulement inédit, mais reconfigure la carte des possibles en en faisant émerger de nouveaux. Qu’est-ce par exemple qu’un disque ou un concert “historique“, sinon précisément un renouvellement de l’espace des possibles esthétiques ? […] Avec de tels faits, une coupure est produite, qui instaure un avant et un après.54 » La troisième entrée est enfin celle de l’épreuve comme action déterminée par la
réussite ou l’échec d’un projet ou d’une stratégie. Ainsi, les participants investissent
des ressources dans l’action musicale et ont des attentes vis-à-vis de cette dernière,
ce en quoi elle peut être perçue comme une épreuve. Dans sa thèse sur l’emblème
musicale, Raphaël Roth nous apporte d’ailleurs cette précision :
« La part symbolique de l’expérience est soulignée […] par le fait que les expériences sont vécues par les individus comme des faits marquants. C’est
53 Ibid. p.15 54 Ibid. p.18
40
ainsi qu’ils se cristallisent en expérience. C’est ainsi qu’un événement ordinaire s’ancre dans la mémoire.55 » Ainsi, si l’expérience de concert est l’objet de tant d’attentes, cela s’explique en
partie, comme le souligne Antoine Hennion dans son ouvrage Figure de l’amateur,
par la perception du concert par les amateurs de musique comme « un foyer
idéal 56 » vis-à-vis des autres dispositifs d’écoute (le disque et la radio à l’époque de
l’écriture de ce texte en 2001 mais l’on peut considérer que c’est toujours le cas avec
les formats d’écoute actuels comme le mp3) alors qu’il est finalement le moins
fréquent, le plus « exceptionnel ». Le concert, comme forme « vivante » d’écoute de
la musique, est une « mise en présence hautement médiate57 » et un processus qui
demande de passer par plusieurs étapes, telles que « le choix » comme pari sur les
envies futures de l’amateur puis « la performance » et tous les processus qu’elle
implique : le fait d’y résister puis de s’y plonger en sortant d’une posture critique pour
s’éprendre du numéro de l’artiste. A certains moments, nous aimons entendre une
œuvre particulière tandis qu’à d’autres, c’est la singularité du moment qui se
passe qui nous importe. Enfin, parfois, « nous décrochons » et avons des absences,
nous pensons à autre chose puis nous revenons à l’écoute58.
La dimension sociale du concert recouvre également une importance
essentielle :
« Le concert est un lieu et un moment ou nous nous testons en testant les autres ; tantôt par exemple nous nous opposons à l’enthousiasme de nos voisins, tantôt, au contraire, nous nous laissons délicieusement emporter par un enthousiasme accepté ; moment de remise en cause, où ce qui compte c’est qu’il peut arriver de l’imprévu, que l’on aime ce que l’on croyait ne pas aimer, etc.59 »
55 ROTH Raphael, Bande originale de film, bande originale de vie. Op. Cit. p.269 56 HENNION, Antoine, Figure de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La documentation française, 2001 p.221 57 Ibid. p.222 58 Ibid. p.223-225 59 Ibid, p.224
41
Wenceslas Lizé dans son chapitre dans Écologie sociale de l’oreille sur la
réception de la musique comme activité collective explore également cette question
de l’importance du groupe dans la sortie culturelle. Il souligne que si le caractère
relationnel a son importance, le collectif est aussi essentiel dans la formation du goût
et la propension à fréquenter certains types de biens culturels plutôt que d’autres.
Pour décrire la sortie au concert des jazzophiles, il reprend le concept de Cardon et
Granjon (2003) en parlant de dynamique de spécialisation : les relations des
amateurs se nouent davantage autour de leur passion et habitudes de fréquentation
que de leurs relations interpersonnelles. Elles permettent d’appréhender leur
sensibilité esthétique et offrent la possibilité d'observer comment le goût « se dit en
se faisant et se fait en se disant60 ».
« Le groupe est un élément central du contexte social d’écoute des prestations musicales : médiation fondamentale en ce sens qu’elle produit à la fois des contraintes et des ressources pour l’appréciation, le collectif contribue à façonner l’expérience esthétique sur le plan comportemental, cognitive, émotionnel.[…] En cela, les résultats de l'enquête incite à concevoir la sociabilité culturelle comme une instance médiatrice entre les propriétés sociales des amateurs, leur goût et leurs expériences d’écoute 61. »
Antoine Hennion souligne aussi ce qui fait la particularité de l’écoute de
musique au concert : « assurément autre chose qu’en passant un disque – mais pas
forcément quelque chose de plus musical. Plutôt quelque chose de plus actuel, en
bien et en mal : de plus tributaire de “ce qui se passe“, et d’abord des autres –
innocent plaisir de participer à un événement collectif, jeux de valorisation croisée,
jouissance de l’appartenance à un clan 62 ». Il différencie la performance de
60 HENNION, Antoine, Ce que ne disent pas les chiffrent… Vers une pragmatique du goût, in Olivier DONNAT, Paul Tolila (eds.), Les public(s) de la culture, II, Paris, Presses de Science Po, p 287-304 61 LIZÉ, Wenceslas, La réception de la musique comme activité collective. Enquête ethnographique auprès des jazzophiles de premier rang in PECQUEUX Anthony, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale. Chapitre 2 :. Editions EHESS, Paris, 2009, p.79 62 HENNION, Antoine, Figure de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Op. Cit. p.223-224
42
l’enregistrement comme moment où « la séduction s’opère » : quelque chose doit
réussir, ce qui diffère de l’écoute hors événement.
Il conclue ce passage sur le concert en le comparant à un mythe :
« Le concert est à la limite du mythe, il met en scène le sublime. Même si cela n’arrive que de temps en temps et qu’il s’agit là plus de son image et de son attrait que de sa fréquentation réelle, le dispositif du concert est entièrement construit autour du surgissement possible de ces moments d’exception.63 »
2. Des mutations de l’expérience de concert
Les formes de l’expérience de concert évoluent également au rythme des
mutations technologiques et sociales. Dans Digital Magma, Jean Yves Leloup
aborde la manière dont l’apparition des technologies numériques a constitué un
tournant important pour le monde musical, à la fois dans l’évolution de la musique
elle-même, mais aussi dans les cultures qui lui sont associées, les supports
d’écoutes et la redéfinition des espaces de musique live.
Il consacre un chapitre au phénomène des rave-parties, apparues avec la
musique techno dans les années 1980/1990 comme exemple de redéfinition des
espaces d’écoute de musique. Parallèlement à cette musique produite avec de
nouvelles techniques, se constitue des glissements d’ordre spatial, atmosphérique et
temporel de même que le rôle des artistes et du public évolue. Il nous paraît
intéressant de soulever ces glissements car ils nous semblent constituer un pivot de
ce qui fait la constitution des offres de concert aujourd’hui, dont découle notre objet
d’étude, le « concert interactif ».
Ainsi, nous parlons « d’espace d’écoute » et non de salle de concert car ceux-ci
sont, par essence, indéterminés, insolites voir déviants (lieux désaffectés, cinémas 63 Ibid, p.226
43
abandonnés…). Cette spécificité s’insère pleinement dans la recherche expérientielle
de la rave-party. L’espace de la fête lui-même est modifié. Jean Yves Leloup parle
d’un choc pour les habitués des concerts traditionnels, qui trouvent d’un côté, la
scène et la performance de l’artiste et de l’autre, le public. La rave-party donne
naissance à un artiste plus en retrait, le DJ, tandis que la salle se transforme en
« espace décloisonné dénué de la traditionnelle séparation entre l’artiste et son
public64 », organisé autour des mouvements du public, où les danseurs deviennent
des participants actifs. Le « jeu des corps », « l’immersion », la « déambulation »,
« l’errance », « les jeux de lumière », la sensation « d’une géographique mouvante »,
d’une « déterritorialisation »… « En d’autres termes, le spectacle est plutôt dans la
salle65 » résume Jean Yves Leloup.
Dans son texte La musique et la machine, Umberto Eco résume bien l’impact
des musiques électroniques sur l’organisation de la salle de concert, de part les
nouvelles contraintes techniques qu’elles imposent :
« La musique électronique change également les conditions de consommation. La situation typique du concert meurt avec elle, et en tout cas, l'exécution “frontale“. Étant donné que beaucoup d'œuvres emploient des effets stéréophoniques (bandes magnétiques que diffusent des hauts parleurs situés à différents endroits de la salle), l'architecture de la salle de concert elle-même se trouve remise en question. On peut se demander, et les musiciens le font, si l'on doit encore penser en termes de salle de concert ou si cette musique ne doit pas trouver de nouvelles formes d'exécution selon d'autres conceptions de l'audition, dans le cadre peut-être d'un nouveau type de société.66 » De la même manière, Jean Yves Leloup cite aussi des exemples de courants
musicaux expressément conçus dans le but d’une recherche expérientielle. La vague
des musiques zen, réalisées dans le but de favoriser la détente et les moments de
64 LELOUP Jean-Yves, Digital magma : de l’utopie des raves-parties à la génération ipod, Paris, Scali, 2006, p.23 65 Ibid. 66 ECO, Umberto, La musique et la machine, in communications, 6, 1965
44
méditations des auditeurs par exemple, « impose chez celui qui l’écoute l’idée d’un
double espace. Celui, réel et architectural du lieu de la relaxation (…), et celui, virtuel
et mental, dans lequel il se projette67 ». De même, la vague de la musique lounge du
début des années 2000, reprend le concept des ambiances chill-out du début des
années 1990 comme espace de détente et de décompression, associé aux
ambiances extasiantes de plages et de soleil (on peut notamment citer les
compilations Buddah Bar, Hôtel Coste et Café del Mar). Tel que le souligne Jean
Yves Leloup, ces musiques ont véhiculé un « idéal » de confort domestique, axé sur
la détente, le design, « le fun » en somme.
Si l’on peut s’accorder sur le fait que de chaque musique découle une
ambiance, voir une expérience, on peut aussi dire que certaines musiques, comme
les derniers exemples cités, sont directement conçues dans le but de proposer une
expérience ciblée, avant même d’être tournées vers une simple écoute. Elles dictent
au corps et à l’esprit une orientation expérientielle, une manière d’agir - à priori –
lorsque nous les consommons.
Ce que l’on peut ainsi retenir est que, tel que le décrit notamment Antoine
Hennion dans La passion musicale68, la musique s’insère dans un contexte sociétal
et ne peut être prise indépendamment de celui-ci. De fait, la musique en situation de
concert ne peut être prise pour elle-même et s’inscrit dans une expérience qui est
fonction de divers facteurs comme le style de musique, la culture qui lui est associée
ou les moyens techniques mis en œuvre pour la produire et la diffuser. Aussi, tel que
le souligne Umberto Eco, « ce ne sont pas tellement des problèmes d'ordre
philosophique ou esthétique que pose l'avènement d'une musique “faite à la
machine“ mais plutôt des problèmes d'ordre sociologique, psychologique et
critique69 ». 67 LELOUP Jean-Yves, Digital magma : de l’utopie des raves-parties à la génération ipod, Paris, Scali, 2006, p.73 68 HENNION, Antoine, La passion musicale : une sociologie de la médiation, Paris, Édition Broché, 2007 69 ECO, Umberto, La musique et la machine, in communications, 6, 1965
45
Ainsi, au travers de ces exemples nous pouvons déduire que les éléments
périphériques à la seule musique dans le concert, qu’ils soient suggérés par la
musique (comme le fait de méditer avec de la musique zen) ou organisés dans le
dispositif (comme le fait de faire une rave party dans un cinéma désaffecté) ont une
importance majeure dans l’expérience musicale.
De même, les évolutions expérientielles ayant émergées avec ces courants
musicaux nous incitent à supposer que notre objet d’étude, le « concert interactif »,
s’inscrit dans leur continuité : recherche d’une place importante donnée au public,
artiste comme centre d’attention moins majeur, « spectacle dans la salle »…
Maintenant que nous avons appréhendé la teneur de la notion d’expérience
dans le concert et les mutations qu’elle a pu connaître au travers de certains
courants, il nous intéresse désormais d’étudier plus volontiers le dispositif du concert
au travers de l’exemple des festivals et la manière dont ils sont orchestrés par « des
ingénieurs de l’enchantement » afin de construire cette expérience.
B. Ingénierie de l’enchantement au concert
Nous voulons ici rendre compte de la notion « d’enchantement » et de ce
qu’elle recouvre au concert. Une étude exhaustive des dispositifs festivaliers nous
permettra de comprendre comment « la prise » des amateurs s’opère. Puis l’arrivée
des écrans comme dispositifs à visée d’enchantement nous intéressera, d’autant
plus que notre objet « concert interactif » se place dans la continuité de ces
dispositifs.
1. Le dispositif festivalier comme art de la prise des amateurs
La thèse de Raphaël Roth, consacrée à l’emblème musicale, aborde la
question de l’expérience musicale dans le contexte du festival de musique. Il étudie
46
ce terrain au travers du prisme de « l’utopie », vue à la manière de Thomas More,
soit non pas la vision contemporaine de l’utopie vue comme un fait irréalisable mais
plutôt comme quelque chose qui ouvre vers l’inconnu et l’imaginaire, pour
transformer l’irréel en réel70. À la manière dont le voyait Thomas More au XVIème
siècle, le festival peut être pris comme « un procédé permettant de prendre ses
distances par rapport au présent pour mieux le relativiser et décrire, d’une manière
aussi concrète que possible, ce qu’il pourrait être 71 ». Il aborde la notion
« d’enchantement » explorée par Yves Winkin dans son livre Anthropologie de la
communication qui consacre un passage sur « l’enchantement » dans le contexte
touristique et la manière dont les participants vont adhérer et se laisser porter par ce
qui est mis en place pour entretenir cet effet d’enchantement. « Dans cette
perspective, on peut comprendre comme peut se produire un véritable
“enchantement du monde“ parce que le monde est donné à voir d’un point de vue
touristique72 ». L’auteur veut montrer la manière dont les touristes occultent la réalité
commerciale de leur expérience. « C’est qu’on veut s’y laisser prendre73 », poursuit-
il. « Les rapports entre les “clients“ et les “prestataires de service“ reposent sur un déni permanent de la base économique qui les font : tout se passe comme si ce voyage n’était pas un “produit“ mais une partie de plaisir entre copains – aussi longtemps que tout se passe bien, que le voile ne se déchire pas74. »
Tel que le souligne Raphaël Roth, il semble qu’il s’agisse-là des mêmes
mécanismes dans le contexte festivalier :
« La dimension enchantée se situe dans le travail des “ingénieurs de l’enchantement“ et la disposition des festivaliers à se laisser suspendre à cette incrédulité qui les pousse à y croire. Ambiance, dimension utopique de l’événement propice à l’enchantement sont les conditions de l’expression des festivaliers sur le Festival des Vieilles Charrues autour de
70 MORE, Thomas, L’utopie, Flammarion, Paris 1987 71 ROTH Raphael, Bande originale de film, bande originale de vie. Op. Cit. p.274 72 WINKIN Yves, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Éditions du Seuil, 2001, p.216 73 Ibid, p.217 74 Ibid, p.217-218
47
l’expérience musicale […]75. »
Dans Écologie sociale de l’oreille, le chapitre de Sophie Maisonneuve consacré
à l’expérience festivalière décompose précisément le dispositif festivalier et les
ressors actionnés par les organisateurs pour « casser le moule du concert
traditionnel pour renforcer ce caractère exceptionnel du festival76 ». Elle parle ainsi
notamment de l’agencement des espaces comme élément important pour créer une
ambiance « enveloppante » : « de fait, le terme d’ “ambiance“ est omniprésent dans
la bouche des festivaliers, et la spécificité du plaisir qu’ils éprouvent au cours de ce
festival réside largement dans cette qualité77 ».
Pour analyser le festival, elle décline la notion de dispositif en trois dimensions :
dispositifs matériels, dispositifs pratiques et dispositifs discursifs.
Les dispositifs matériels, d’une part, peuvent comprendre les stands, le
programme ou les guides associés au festival. Ils sont des objets médiateurs pour
construire l’univers d’amateur du festivalier. Le stand, par exemple, est un point
d’ancrage dans le festival. Il est l’endroit où l’on flâne entre deux concerts mais aussi
celui où l’on projette l’après festival en achetant les disques des artistes de la
programmation, en saisissant l’opportunité du festival pour exporter les découvertes
que l’on y a faite. Le programme, quant à lui, permet de situer l’expérience en
accompagnant les festivaliers pendant l’événement tout en devenant un souvenir
une fois l’événement terminé.
Les dispositifs pratiques consistent notamment en « la production d’une
« communauté d’attachement 78 » soit la constitution d’une atmosphère de
75 ROTH, Raphaël, Bande originale de film, bande originale de vie. Op. Cit. p.275 76 MAISONNEUVE, Sophie, L’expérience festivalière. Dispositif esthétique et art de faire advenir le goût in PECQUEUX Anthony, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale. Chapitre 2 :. Editions EHESS, Paris, 2009 77 Ibid. p.93 78 Ibid. p.97
48
communion et d’une ambiance particulière entre les participants. De même, la mise
en transparence de ce dispositif vis-à-vis de celui du concert (possibilité de parler
aux artistes ou aux techniciens, etc.) installe un « régime de proximité » (Heinich,
1991) renforçant le sentiment d’appartenance à la communauté des festivaliers,
soudée autour de la musique.
Enfin, les dispositifs discursifs comprennent les conférences de tout
type (biographique-monographique, table ronde, etc.) comme objets idéals pour les
amateurs pour construire et partager leurs goûts.
Ainsi, à partir de ces dispositifs délimitant le cadre du festival, les amateurs sont
« pris » dans l’événement - ce que Sophie Maisonneuve appelle l’« art de la prise79 »
- de différentes manières : ils sont « immergés » dans cette expérience intense et
condensée sur plusieurs jours, ils vivent « une occasion » au travers d’un événement
insolite qui leur permettra d’enrichir leur culture et leurs goûts, de faire de nouvelles
rencontres, etc. Ils sont lancés dans « une dynamique » de renouvellement, de
découverte, de surprise, voir d’aventure.
« Or, la découverte transforme, et le festival est un lieu d'active production de ces occasions de transformation : non seulement par la découverte de nouveaux compositeurs ou de nouvelles musiques (le désir d'apprendre et de “mieux connaître“ est très présent dans les entretiens) mais aussi, avec eux, par la découverte de nouvelles ressources esthétiques et de nouveaux points d’appui pour relancer son intérêt ou son amour musical80. »
Ainsi, maintenant que nous appréhendons plus lisiblement la constitution des
dispositifs de concerts et de festivals, il nous intéresse d’aborder les tendances de
ces dispositifs qui conduisent selon nous, aujourd’hui, à l’arrivée des offres de
« concerts interactifs ». Il nous semble que l’apparition - voir l’imposition - des
écrans dans l’enceinte du concert se présente comme des dispositifs matériels
d’enchantement influençant fortement cette intrusion d’une idée de « la sphère 79 Elle décrit « l’art de la prise » comme « un art de faire advenir l’émotion » et « un art de se laisser émouvoir ». 80 Ibid. p.110
49
numérique » dans l’enceinte du concert pour le « transformer » et « l’enrichir ». Nous
voulons donc appréhender ce qu’implique la présence des écrans dans ces espaces
pour mieux cerner notre objet.
2. Écrans et installations d’arts numériques au concert : de l’esthétisation du réel à l’offre servicielle
Selon Gilles Lipovetsky, les écrans sont aujourd’hui omniprésents en tout
contexte. Il propose le concept « d’écranosphère » ou « d’état écranique » pour
illustrer ce phénomène :
« L’écran, en tout lieu et à tout moment, dans les magasins et les aéroports, les restaurants et les bars, dans le métro, les voitures et les avions, l’écrans de toutes les dimensions ; écran plats, plein écran et mini écran mobile ; l’écran sur soi, l’écran avec soi, l’écran à tout faire et à tout voir. Écran vidéo, écran miniature, écrans graphiques, écran nomade, écran tactile : le siècle qui s’annonce est celui de l’écran omniprésent et multiforme, planétaire et multimédiatique.81 »
L’écran a plus que jamais trouvé sa place dans le concert, la musique étant un
média propice à la convergence de part son caractère immatériel. Jacques
Cheyronnaud parle d’un « idéal immatériel » de la musique qui nous semble être le
fruit d’une combinaison aisée avec d’autres médias, comme l’insertion de ces écrans
dans le concert.
« “La musique avec un grand M“ dit-on communément – compromis ou tension entre un idéal d’ “immatérialité“ ([…] exempt de toute loi de la gravité, dégagé de tout paramètre d’encombrement physique), et la corporéité qui la fait émerger en tangibilité […] dans l’univers de la dimensionnalité et de l’orientation, de l’étendue et du mouvement82 ».
L’écran s’impose dans le concert, il s’allie avec différents univers et devient un
argument de vente majeur des sets des musiciens. Dans le cas des musiques
électroniques, il est particulièrement présent ce qui nous amène à soulever un
81 LIPOVETSKY, Gilles et SERROY, Jean, L’écran global, Paris, Éditions du Seuil, 2007 82 CHEYRONNAUD, Jacques, Pour une ethnographie de la « forme » musique in PECQUEUX Anthony, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale. Chapitre 2 : Editions EHESS, Paris, 2009
50
caractère paradoxal de ce phénomène, quand l’esprit initial de ce genre esquivait
jadis toute forme de spectacularisation.
L’écran, inséré dans l’espace du concert, a une portée des plus symboliques.
Alors que se déroule une performance sonore, il vient « ouvrir une fenêtre sur le
monde » de part le « cadre » qui le délimite. Tel que le souligne Emmanuel Souchier,
le « cadre » est essentiel dans la manière d’appréhender l’écran. Il propose une
« pensée de l’encadrement » : « s’il n’est pas d’écriture possible à l’écran sans limite,
la pensée de l’écran suppose une pensée de l’encadrement, le cadre jouant un rôle
aussi essentiel que la surface qu’il délimite83 ». Ce cadre délimite un espace de
représentation tout en suggérant le hors champ. En cela, dans le contexte du
concert, les écrans « fixent une représentation esthétisée du monde dans un
contexte donné par l’imposition de leurs technologies, des ergonomies, des
interfaces qu’ils dévoilent ou de l’arborescence de leurs contenus84 ». Dans cette
dynamique « d’enchantement » du concert, l’écran se pose alors comme objet
« d’esthétisation du réel » opérant « une médiation entre l’individu et le contenu,
entre le réel et une certaine forme de fiction85 ».
Les innovations recouvrant de cette « esthétisation du réel » au concert se
déploient pour compter aussi dans le champ des arts plastiques et des arts
numériques. Des installations complexes voient le jour, s’insérant, au même titre que
la musique, dans le spectacle des artistes. Le live ISAM du DJ Amon Tobin compte
parmi les projets repérables, alors même que ce spectacle ne saurait se soustraire
de la structure plastique élaborée spécialement pour la performance. ISAM, titre de
l’album éponyme, sonne comme une marque pour ce live, à se demander si cette
structure, composée d’un assemblage de cubes, porte la musique ou si c’est la
83 SOUCHIER, Emmanuël, « Rapports de pouvoirs et poétique de l’écrit à l’écran. A propos des moteurs de recherche sur Internet », Médiations sociales, systèmes d’information et réseaux de communication, Actes du Onzième Congrès national des Sciences de l’information et de la communication, Université de Metz, 3-5 décembre 1998, p.402 84 ROTH, Raphaël, Bande originale de film, bande originale de vie. Op. Cit. p.340 85 Ibid. p.339
51
musique qui porte la structure sur laquelle sont projetées des images ouvrant un
univers opulent et immersif, donnant lieu à de véritables effets spéciaux86.
Figure 2 : Le live ISAM d’Amon Tobin
Figure 3 : la structure du live d’Amon Tobin…en action.
86 Voir le site d’Amon Tobin : http://www.amontobin.com/home
52
Ce live forme une œuvre complète et qualitative tandis que cette tendance
s’exporte aussi vers de nombreuses couches du domaine de la musique, se
transformant en business pour habiller les lives des plus grandes stars. La société
Moment Factory87, basée à Montréal, a fait de ces installations en concert un objet
de spécialisation et propose des œuvres monumentales pour des artistes à gros
budgets : Myley Cyrus, Arcade Fire, Madonna, Justin Timberlake, Jay-Z… Le
caractère spectaculaire et commercial de ces projets dépasse largement la seule
musique, le concert se vendant au travers de la grande intensité de ces expériences
visuelles. Ces projets riment bien sûr avec d’importants budgets, leur envergure ne
pouvant corréler qu’avec des artistes à fort potentiel commercial. Cette insertion des
arts numériques au concert nous laisse présager d’une volonté d’inviter « l’univers du
numérique » dans cet espace. Moment Factory, outre ces installations
monumentales d’arts numériques a également exploré la question de l’insertion des
médias informatisés au concert, regroupant ces dispositifs sous l’appellation qui nous
intéresse de « concert interactif ».
Figure 4 : l’installation proposée par Moment Factory pour le concert de Miley Cirus
87 Voir le site de Moment Factory : http://www.momentfactory.com/fr
53
Enfin, ainsi que nous l’avons exploré dans notre première partie, les écrans de
poche ont aussi largement investi l’espace du concert. La portée de ce terrain n’a
pas échappé aux acteurs du spectacle vivant et un très grand nombre de service et
d’applications liées au festival existent aujourd’hui. Il semble que le mobile s’impose
avant tout comme un outil service dans le contexte du concert, contrairement à son
aïeul, le grand écran, plutôt tourné vers l’esthétisation de l’expérience de concert.
Avant le spectacle, certaines applications proposent des services de billetterie en
ligne et de recommandation, pendant le spectacle, les applications accompagnent
l’événement en permettant de gérer simultanément les différents concerts proposés,
de découvrir de nouveaux artistes, de géolocaliser sa position dans le festival et
même d’interagir avec les autres festivaliers. Cet accompagnement du spectateur
avant, pendant et après le concert se pose comme facilitateur de son expérience.
L’application Live Nation, téléchargée plus de 5 millions de fois, proposent par
exemple une importante palette d’outils pour les amateurs de concerts : recherche et
réservation de spectacles, fiches d’information sur les artistes, suggestions de
spectacles, billetterie en ligne, alertes… Des applications sont également tournées
vers les besoins des organisateurs de concert comme l’application Ticketfly qui leur
permet d’avoir accès à des données sur les acheteurs afin d’envoyer des
notifications Facebook à ces clients potentiels. L’application Coachella propose enfin
un accompagnement complet des spectateurs pendant l’événement, en leur
permettant de composer leur programme, d’accéder à une carte de l’événement, de
poster leur contenu sur les réseaux sociaux et de les customiser. En résumé, elle
synthétise les potentialités du smartphone en une interface adaptée à l’expérience
du concert.
On ne saurait, enfin, occulter le succès de Shazam comme application
largement popularisée, trouvant toute sa place dans les DJ sets pour palier à la
frustration des spectateurs lorsque le titre d’un morceau leur échappe.
54
Figure 5 : les servies de l’application Live Nation88
Ainsi, comme nous allons le voir, l’offre de « concert interactif » ne désigne pas
vraiment l’utilisation de ces applications servicielles, mais s’inscrit plutôt dans la
continuité de la recherche d’une « esthétisation du réel » au concert, adoptant une
posture « d’enchantement » de l’expérience. Le « concert interactif » poursuit la
quêtes des écrans et des installations d’œuvres d’art numérique comme recherche
d’une insertion de « la sphère numérique » afin d’amener des nouvelles propositions
d’esthétisation et d’enchantement dans l’espace du concert.
Nous voulons maintenant comprendre ce que recouvre cette appellation de
« concert interactif ». Nos recherches nous permettent d’avoir plusieurs intuitions à
propos de la teneur de ces objets. Nous avons d’abord constaté un usage massif des
médias informatisés mobiles au concert, se posant comme une opportunité pour les
acteurs du spectacle vivant. Nous avons aussi vu que la notion « d’expérience » a,
au concert, une place incontournable et qu’elle influence grandement les dispositifs
mis en place dans ces espaces. Nous avons enfin vu que les tendances
88’ ITEMS International, Innovations numériques au sein de l’écosystème du spectacle vivant, Etude publiée en janvier 2014, [disponible en ligne : http://www.prodiss-etudes.org/etude_janvier.pdf]
55
expérientielles du concert évoluent vers la conception de dispositifs insérant
« l’univers du numérique » comme procédé d’innovation et de renforcement de
l’expérience. Ces analyses nous permettent de considérer que les objets appelés
« concerts interactifs » se situent à la croisée de ces phénomènes. Il nous intéresse
alors d’explorer avec précision la teneur de ces « objets ».
C. Le « concert interactif » : la promesse d’une expérience de concert enrichie « à l’ère numérique »
Cette partie a enfin pour visée de comprendre ce que recouvre notre objet,
maintenant que nous avons les différentes clés pour saisir « sa raison d’être ».
Pourtant, ce « qu’est » le « concert interactif » ne nous apparaît pas lisible. Nous
voulons donc le déconstruire en différents temps. Dans un premier temps, nous
tenterons de cerner ce que désigne cet objet et le cadre dans lequel il s’insère - du
moins tel que les médias et ses concepteurs essayent de le définir. A travers de cela,
nous essayerons de mesurer en quoi l’expression qui le désigne nous paraît tangible
et ce qu’elle prétend convoquer. Nous verrons ensuite qu’il s’agit là d’une forme de
trivialité du concert, tel que nous l’avons précédemment définit dans notre première
partie. Nous procèderons enfin à l’analyse discursive du communiqué de presse du
Orange Rock Corps dans le cadre du concert de The Ting Ting en 2012. Cette
analyse discursive nous permettra de saisir les promesses faites autour du « concert
interactif ».
1. Les « concerts interactifs » : des objets indéfinis
Nos recherches ont montré que les projets réunis sous le nom de « concerts
interactifs » sont aujourd’hui nombreux et majoritairement basés aux États-Unis. Ils
recouvrent un éventail étendu de dispositifs. Ils peuvent simplement consister en la
création d’un hashtag autour d’un événement et l’incitation au partage de celui-ci sur
les réseaux sociaux via ce hashtag. Généralement, plus le nombre de partages
augmente, plus les « surprises » s’enchaînent dans le spectacle. D’autres projets
56
prennent effet en dehors du concert, avant ou pendant celui-ci, laissant la possibilité
de regarder le concert en live via diverses applications ou de créer des avatars qui
sont ensuite sélectionnés et montrés à la vue de tous pendant le concert. Des
réalisations plus poétiques n’utilisent pas les smartphones mais s’alignent toujours
dans l’idée que ce sont les nouvelles technologies qui font l’expérience, trouvant
également l’appellation de « concert interactif ». Ces dernières recouvrent
généralement le domaine du design, dans la continuité d’une recherche
« d’esthétisation du réel », au travers de l’utilisation d’objets lumineux, par exemple,
actionnés par le collectif pour créer un ensemble esthétique et donner un effet de
cohésion.
Nous allons ainsi rendre compte de la variété des projets qui trouvent
l’appellation de « concert interactif ».
Le concert de Skip The Use, organisé en février dernier par les marques HP
et Universal était une forme de « concert interactif » simple : l’utilisation des hashtags
#STUliveHP et #hpconnectedmusic incitait au partage maximum de l’événement sur
les réseaux sociaux par les spectateurs qui aboutissait à chaque étape, calculée à
l’aide d’une jauge de tweets, à l’interprétation d’une chanson supplémentaire du
nouvel album du groupe. D’après le magazine emarketing.fr, « HP et Universal ont
permis aux fans du groupe de prendre le contrôle du concert via les réseaux
sociaux89 ». Cette citation, comme on en trouve bien d’autres dans les blogs et les
médias, nous permet d’évaluer l’ampleur des attentes que ce simple dispositif met en
lumière. L’événement a généré 2 300 tweets pour 100 000 spectateurs online
récoltés, assurément grâce au nombre de partages90.
89 FOUCAUD, Xavier, HP organise le concert interactif de Skip The Use, e-marketing [disponible en ligne : http://www.e-marketing.fr/Thematique/Medias-1006/Reseaux-sociaux-10032/Breves/organise-concert-interactif-Skip-The-Use-234083.htm] publié le 27 février 2014, consulté le 15 juin 2014. 90 Nous aborderons dans notre troisième partie les stratégies digitales mises en place par les concepteurs de « concerts interactifs ».
57
Le concert d’Arcade Fire, de son côté, s’est associé aux talents du metteur en
scène Chris Milk, davantage spécialisé dans les installations monumentales en art
numérique que nous avons précédemment abordé, pour créer une expérience
d’ordre plus poétique : des LEDs, placées à l’intérieur de ballons géants et
contrôlables à distance par les techniciens sont jetées dans le public, donnant un
effet de masse lumineuse qui varie en fonction du bon vouloir des personnes qui
contrôlent les lumières. Le public peut également emporter la balle chez soit grâce à
laquelle l’expérience peut se prolonger sur internet91. À noter que les projets de ce
type, pourtant toujours présentés comme des concepts uniques en leur genre, sont
en fait assez nombreux : le concert de Cold Play92 qui utilisait des bracelets lumineux
ou les bouteilles lumineuses Heineken Ignite93, imaginées par l’agence de publicité
DDB s’alignent précisément sur la même recherche expérientielle.
Figure 6 : le « concert interactif » d’Arcade Fire
91 ARCADE FIRE, Arcade Fire and Chris Milk, Creators Project [disponible en ligne : http://thecreatorsproject.vice.com/chris-milk/arcade-fire-and-chris-milk] pas de date de publication, consulté le 14 juillet 2014 92 MORRIS, Johnatan, Coldplay Xylobands light up Devon company’s profits, [disponible en ligne : http://www.bbc.com/news/uk-england-devon-19322214] publié le 25 aout 2012, consulté le 14 juillet 2014. 93 CRUZ, Xath, Heineken creates smart beer bottle, Creative Guerrilla Marketing [disponible en ligne : http://www.creativeguerrillamarketing.com/guerrilla-marketing/heineken-creates-smart-beer-bottle/] publié le 22 juillet 2013, consulté le 14 juillet 2014
58
La marque Dorito, au travers du hashtag #blodstage, proposait aux
participants de l’expérience de « prendre le contrôle » de tout un ensemble
d’éléments du concert : le choix de la première partie du concert, le choix de la
chanson de rappel, l’intervention sur des effets spéciaux (lumière, fumée, confettis,
ballons…), etc94.
Figure 7 : L’événement Bold Stage SXSW organisé par Dorito
Enfin, l’expression « concert interactif » peut aussi s’appliquer à des
expériences différées. La marque SFR incitait par exemple à « shazamer » le spot
publicitaire de l’artiste Mai Lan ce qui permettait aux utilisateurs d’avoir une
retransmission du concert en direct sur leur mobile95. Il semble que ce soit l’idée d’un
visionnage du concert en dehors des frontières de celui-ci en étendant ainsi son
audience – à l’image des forts imaginaires associés aux premiers directs télévisuels
– combiné au croisement de plusieurs médias à grande portée symbolique – la
94 DORITO, La plus interactive des expérience, Brandastic4 [disponible en ligne : http://brandastic4.com/2013/03/27/la-plus-interactive-des-experiences-lors-dun-concert-sxsw/#more-1139] publié le, consulté le 12 juillet 2014 95 SFR, Mai Lan en concert interactif au studio SFR : une première en France, site de SFR Live [disponiblé en ligne : http://sfrlive.sfr.fr/actualites/mai-lan-en-concert-interactif-au-studio-sfr-un-704231] publié le 1er octobre 2012, consulté le 15 avril 2014
59
télévision et le mobile – qui amène à considérer cette expérience comme
« interactive ».
Aux vues des expériences décrites qui présentent un éventail exhaustif des
projets recouverts par l’appellation « concert interactif », il nous semble qu’il s’agisse
à la fois d’une grande variété de proposition et à la fois de points de réunions
éminents entre chacune d’elle. Ce que nous relevons, d’une part, c’est que ces
projets se placent respectivement dans une idéologie de « l’univers du numérique »
en y faisant référence par des éléments variés : l’utilisation du mobile très souvent,
des réseaux sociaux, de LEDs, de jeux de lumière, de prouesses techniques, de
hashtags, de QRs code, etc, le tout résumé dans l’expression « interactif » accolée
au mot concert. D’autre part, le point de réunion remarquable nous paraît être
l’importance accordée au « collectif » et à son action, à ce qu’il va arriver à réaliser
au travers de ces différents médiums, référents de l’univers du numériques. Le
« concert interactif » se résumerait alors plutôt en une idée qu’en une typologie de
projet au concert. Si nous venons en effet de voir qu’il est impossible de définir
clairement la composition d’un « concert interactif », nous pouvons cependant en
résumer l’idée : « le numérique » - une masse indéfinie de choses renvoyant à
« l’univers informatique » - s’insère dans le concert et y apporte de « l’interaction »,
grâce et pour le collectif. Le « concert interactif » se présente donc comme une
idéologie du concert et de ce qu’il pourrait être « à l’ère du numérique ». Cette
formulation semble faire figure d’innovation et de création d’un concept qui viendrait
renouveler le concert, tandis qu’elle ne désigne en fait qu’une idée du concert. Il
nous semble alors que nous pouvons la considérer comme instable.
2. Le « concert interactif » : une formulation instable
Nous pouvons ainsi souligner plusieurs choses de ces observations.
D’une part, il semble ici que le mot « interactif » s’insère dans l’idéologie
contemporaine selon laquelle ce sont les technologies numériques qui apportent de
l’interaction. Ainsi, ce que la formulation « concert interactif » sous entend est que ce
60
sont les technologies numériques qui apportent de l’interaction au concert, elle sous
entend de surcroit qu’avant l’intervention de ces technologies numériques, le concert
n’était pas interactif.
D’autre part, l’apparition d’une telle expression nous paraît davantage illustrer
la manifestation d’un fantasme que l’apparition d’un objet définit. Nous venons en
effet de constater que ce que l’on désigne comme « concert interactif » recouvre un
ensemble d’objets éparses mais traduit cependant des attentes lisibles : l’attente de
nouvelles technologies qui transformeraient le concert en le rendant « interactif »,
l’attente d’« interaction » au concert soit d’une communion maximale du collectif,
c’est du moins ce que l’on peut supposer puisque nous venons de voir que ces
éléments constituent des points d’ancrage du « concert interactif ».
En cela, il nous semble qu’il s’agisse là d’une formulation instable pour
plusieurs raisons.
On peut tout d’abord considérer absurde le fait de mentionner comme
particularité d’un concert qu’il soit « interactif » et de prétendre, de plus, que l’on est
à l’origine de la création d’un concept nouveau (ce que l’analyse du discours qui suit
nous laissera considérer). Il nous paraît incontournable de le rappeler : le concert est
un objet éminemment interactif, qu’il s’agisse des innombrables interactions dont il
est question dans le public, avec les agents d’encadrement de l’événement ou même
des interactions entre les artistes et le public qui constituent un phénomène datant
de l’antiquité dans le domaine du spectacle vivant, Friedrich Nietzsche est là pour
nous le rappeler :
« Il faut se souvenir toujours que le public de la tragédie attique se retrouvait dans le chœur évoluant à l’orchestre et qu’il n’y avait pas de différence foncière entre le public et le chœur96. »
96 NIETZSCHE F., La naissance de la tragédie, Gallimard, 1949, p. 59
61
Alors, on suppose que cette quête d’interaction se pose en opposition à
l’habitus du spectacle vivant tel qu’il est normé aujourd’hui, laissant, il est vrai, dans
un grand nombre de dispositif, une séparation nette entre les artistes et le public.
Mais ce mur invisible n’a de cesse d’être brisé : les applaudissements au rythme de
la musique pour accompagner les musiciens, les slams des artistes, les paroles de
chanson à répéter et à chanter en chœur, les personnes du public qui vont sur scène
pour danser ou pour échanger davantage encore avec l’artiste…
« À la naissance de la tragédie, la différence entre acteurs et spectateurs n’a encore aucun sens. […] Le théâtre grec est conçu à l’origine comme un espace d’interaction. Il n’y a pas encore de rampe pour matérialiser la division entre le public et la scène. Le terme même de public, en tant qu’il évoque actuellement pour nous une masse de spectateurs, prête à confusion et frôle l’anachronisme97. »
Il nous semble qu’aujourd’hui, nous ne soyons toujours pas si loin de l’époque
de la tragédie à laquelle Isabelle Rieusset-Lemarié fait référence et que l’interaction
ne manque pas au concert, bien au contraire, elle apparaît comme un pilier
structurant de cet objet – nos précédentes parties en témoignent aisément. Nous
pouvons même nous avancer en disant que le spectateur se rend au concert pour
trouver cette interaction particulière et intense.
Alors, pourquoi l’arrivée des médias informatisés au concert nous donne ainsi
l’illusion qu’ils y apportent de l’interactivité ? Yves Jeanneret, dans Y a-t-il vraiment
des technologie de l’information et de la communication, rappelle qu’il s’agit là d’une
confusion entre le machinique et l’humaine :
« Avec cette thématique [de l’interactivité], qui attribue à la machine la capacité d’agir comme nous, c’est à la confusion du machinique et de l’humain que nous sommes confrontés […]. On peut entendre, en effet, la notion d’interactivité de deux façons principales : ou bien on prétend que la machine agit, et qu’une interaction s’établit entre elle et son utilisateur, ou bien on fait référence à l’interaction qui unit, de façon différée,
97 RIEUSSET-LEMARIÉ, Isabelle, Esthétique de l’interactivité, (approche historique), Séminaire Écrit, Image et Nouvelles technologies, 1994-1995, p.2
62
le concepteur d’un document informatisé avec son utilisateur. Aucune de ces deux définitions n’est acceptable : la première pèche par excès, et la seconde par défaut.98 » Si Goffman avait une vision rigide, considérant que l’interaction impliquait
nécessairement la présence physique immédiate des interlocuteurs, Yves Jeanneret
souligne que la notion d’interaction se justifie si l’on désigne le lien qui lie le
concepteur et l’utilisateur d’un document informatisé. Mais ce qui est frappant dans la
construction de ce concept de « concert interactif », c’est qu’il semble que l’on offre
une vision allant à contre-courant de la définition de Goffman : alors que le concert
est déjà un espace très riche en interactions de part la coprésence de multiples
participants, on prétend que c’est en fait grâce aux médias informatisés que l’on y
trouvera de l’interaction.
On se demande alors où vient se nicher cette notion d’interactivité. Catherine
Gréneau dans son texte « L’interactivité : une définition introuvable 99» rappelle qu’il
s’agit-là d’une notion ayant émergé dans les années 1980 pour promouvoir les
nouveaux réseaux de télécommunication aux usagers. Cette notion fait alors figure
de « référent imaginaire global100 » et occupe la scène des discours promotionnels
en finissant par « représenter un argument déterminant en faveur des “nouvelles
technologies“, tout en maintenant une certaine ambiguïté autour de sa définition101 ».
Serge Proulx et Michel Sénécal soulignent aussi l’ambiguïté autour de ce terme :
« Dans le langage courant, l'adjectif interactif peut qualifier indistinctement aussi bien un dispositif relevant d'une problématique de l'interactivité technique qu'un aspect d'une interaction sociale entre individus engagés dans une conversation. Cette polysémie indique déjà un premier niveau de difficulté du travail de clarification conceptuelle.102
98 JEANNERET, Yves, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information et de la communication, Septentrion, Lille, 2007, p 166, 168 99 GRENEAU, Catherine, L’interactivité, une définition introuvable, Communication et langage N°145, 2005, p123-125 100 Idem. 101 Idem. 102 PROULX, Serge et SÉNÉCAL, Michel, L’interactivité technique, simulacre d’interaction sociale et démocratie ?, Technologie de l’information et société (TIS), vol. 7, n°2, 1995
63
Yves Jeanneret nous met aussi sur une piste intéressante pour étudier notre
objet, en abordant la notion d’interactivité comme « révélatrice d'une sorte de
politique spontanée de la culture, qui s'inscrit bien dans les nombreuses études
menées sur la création de dispositif interactif et les attentes des publics à leur
égard103 ». Ainsi, cette notion se serait frayé un chemin dans le langage courant pour
donner de l’importance à « l’activité du “récepteur“ et de la place que les objets font à
cette activité104 ». Il ajoute :
« Il ne serait pas absurde de supposer ici quelque chose comme un déplacement ou une projection sur le média du désir des sujets “ordinaires“ d’être acteurs de la culture, tout en restant un public – ou encore du désir des médiateurs culturels que ce désir existe dans le public…105 »
Il semble alors que la raison d’être de notre objet s’inscrivent précisément
dans ces lignées : à la fois, le mot « interactif » est ici posé en argument de vente
faisant la promotion du concert comme objet « renouvelé » avec les « nouvelles
technologies », à la fois il s’inscrit dans ce désir des sujets d’être « acteurs de la
culture ». Comme nous l’avons pressenti, cette dernière dimension est en effet
omniprésente dans tous les objets étudiés : si leurs formes sont assez variables, il y
réside en revanche toujours l’idée d’une place du public grandissante puisque le
concert serait devenu « interactif ». Ce public pourrait alors, d’une quelconque
manière, davantage participer, s’engager, échanger et prendre part au processus
créatif, le tout au travers d’objets recouvrant des « nouvelles technologies ». Ces
objets – qu’il s’agisse du smartphone ou de gadgets lumineux de diverses natures –
sont alors appréhendés comme des outils par lesquels transite un sentiment fort de
co-construction ou de participation à un ensemble qui dépasse l’individu. Si,
paradoxalement, comme nous l’avons vu dans notre première partie, les
smartphones sont des objets individualisés voir isolant, ils n’empêchent pas d’éveiller
103 JEANNERET, Yves, Y a-t-il vraiment des technologies de l’information et de la communication, Op. Cit. p.168 104 Idem. 105 Idem.
64
des imaginaires d’expériences ressoudant la communauté dans des contextes on ne
peut plus collectif que le concert. Nous vacillons ici dans ce que soulèvent Yves
Jeanneret dans Y a-t-il vraiment des technologies de l’information et de la
communication106 : l’apparition de nouveaux médias donne lieu à la fois à un fort
scepticisme voir à de la « technophobie » (idée des médias qui isolent, etc.) à la fois
à des discours prophétiques qui vont dans le sens des textes médiatiques autour de
notre objet d’étude, en déléguant aux médias informatisés l’interactivité présente
dans les concerts. Ce sentiment, il nous semble, vient peut-être des sociabilités
particulières qui se développent dans l’espace des médias informatisés, que l’on
aurait pour fantasme de voir fusionner avec les sociabilités du concert ? Il s’opère ici
un jeu entre « la scène informatique » et « la scène du concert » puisque, d’un côté,
l’espace des médias informatisés est propice aux expressions exubérantes des
sujets et que de l’autre, le public cherche à avoir une place plus visible dans un
dispositif de spectacle vivant :
« Dans la scène informatique, tout est exhibé, médiatisé, spectacularisé. Le secret et l'intime ont été repoussés vers la machine ; à l'heure de la ”transparence”, l'individu social — et a fortiori l'individu d'entreprise - n'a ni secret ni intimité, il doit être transparent.107 »
Cette idée se pose en tout cas dans la continuité du désir des sujets de devenir
« acteurs de la culture ».
La formulation de « concert interactif » apparaît donc comme une figure
instable, s’imposant, de fait, comme un pléonasme puisqu’il y a toujours de
l’interaction au concert. Elle fait pourtant directement référence à l’univers des
médias informatisés, étant donnée la prégnance de ces référents dans le mot
« interactif » que nous venons de développer. Au delà de cela, il nous semble alors
que l’apparition de ces dispositifs, quelque soit leur forme, nous permette de
considérer le concert comme un objet tendant à se renouveler. En cela, il nous
106 Ibid. 107SOUCHIER, Emmanuel, « L’écrit d’écran, pratiques d’écritures & informatique », Art. Cit.
65
semble qu’il soit à nouveau question d’évoquer la notion de trivialité décrite par Yves
Jeanneret.
3. De la trivialité des « concerts interactifs »
L’ensemble de nos dernières observations nous permet d’observer des
transformations de l’objet concert, de la rave party (et aux formes de concerts bien
antérieures) à l’arrivée des « concert interactif » que nous étudions. Ainsi, la
redéfinition de l’organisation des espaces avec l’arrivée des « musiques faites à la
machine », l’esthétisation de ces espaces avec les écrans et installations d’art
numérique et enfin l’arrivée du mobile dans le concert et l’apparition des formes
variées de « concerts interactifs » nous permettent de considérer qu’il s’agit là d’un
être culturel qui circule dans le social et se transforme. Nous voulons ainsi à nouveau
souligner ce qu’Yves Jeanneret entend par trivialité :
« Les hommes créent, pérennisent et partagent les êtres culturels, qu’ils élaborent en travaillant les formes que ces derniers peuvent prendre et en définissant la façon dont ces formes font sens : il en est ainsi de nos savoir, de nos valeurs morales, de nos catégories politiques, de nos expériences esthétiques. C’est cette idée que je résume par la notion de trivialité […]108 »
Le « concert interactif » peut donc être considéré comme trivial au sens où il est
la manifestation des transformations et des circulations de l’objet concert. Comme le
souligne Yves Jeanneret, « tout se transforme, parce que la culture est faite de la
reprise et de la reconstruction constante des objets et de leurs formes109 ». Le
« concert interactif » est le résultat des manipulations de l’objet concert par les
hommes, il est une « reprise » et une tentative éminente de reconstruction du
concert et de ses formes. Aussi, la notion d’interactivité dont nous venons de détailler
les transformations sémantiques peut être considérée à son tour comme triviale
puisque, comme le dit Catherine Gréneau, « la notion d’interactivité se construit en
108 JEANNERET, Yves, Penser la trivialité, volume 1 la vie triviale des êtres culturels, Hermes Science Publications, Coll. « Communication, médiation, construits sociaux », 2008, p.13 109 Ibid. p.17
66
grande partie par le discours110 » et que la circulation de cette notion au travers de
ces discours a concouru à la transformer.
4. Une promesse d’expérience de concert enrichie : analyse discursive du communiqué de presse d’Orange RockCorps pour l’organisation du « concert interactif » de The Ting Ting en avril 2012
Orange RockCorps est le partenariat entre l’entreprise de télécommunication
Orange et la société RockCorps qui crée depuis 2005 des expériences de bénévolat
à destination des jeunes en échange d’une place de concert. Le 25 avril 2012, les
partenaires organisaient le concert de The Ting Ting d’une durée de 30 minutes
Place du Palais-Royal à Paris où le public spontanément présent était invité à
partager leurs captations de l’événement sur les réseaux sociaux. Plus le nombre de
captations et de partage augmentait, plus le spectacle était riche en surprises. Cet
événement était une opération à visée communicationnelle, préliminaire aux concerts
de Orange RockCorps organisés à Paris et à Marseille au mois de Mai et d’Août
2012. L’objectif de ces partages était de favoriser le bouche à oreille autour des
événements qui suivaient sur les réseaux sociaux.
Le document que nous avons sélectionné est le communiqué de presse de
l’événement diffusé le 17 avril 2012, une semaine avant l’événement111. Il a été émis
par le service de presse représenté par Charlotte Robic, Héloïse Rothenbülher et
Flavie Bitan, en signature du document. Ce communiqué de presse, comme son
nom l’indique, s’adresse à des journalistes dont on suppose que la diffusion est
étendue même si l’on pense qu’il a été en premier lieu destiné aux médias
spécialisés dans la musique, le digital et les loisirs de la ville de Paris. Ainsi, il nous
semble que le contrat de lecture s’axe sur la capacité du communiqué de presse à
susciter la curiosité des journalistes vis-à-vis de cet événement de « concert
interactif » pour favoriser l’engouement sur les manifestations à venir.
110 GRENEAU, Catherine, L’interactivité, une définition introuvable, Op. Cit., p.124 111 Voir annexe 2 : communiqué de presse du Orange Rock Corps
67
La structure du document est la suivante :
Le logo de Orange RockCorps placé en haut à gauche, le titre du document
« Orange RockCorps crée le premier concert interactif avec The Ting Tings : live et
digital le 25 avril prochain », le chapeau puis la séparation en 2 parties : « Un concert
interactif avec The Ting Tings », « Une vidéo artistique relayée sur les réseaux
sociaux pour recruter des volontaires » suivit d’un encadré gris traitant de la stratégie
digitale d’Orange. Une dernière partie « A propos » consacre un paragraphe
d’information sur chaque entité, Orange RockCorps, RockCorps et Orange
accompagné de leur logo. Le document se termine par la mention des trois contacts
presse que nous avons précédemment cité.
Notre analyse du discours de ce document se divisera en trois axes. Dans un
premier temps, nous verrons qu’Orange RockCorps tente de se positionner comme
un agent d’innovation, dans un second temps, nous verrons qu’il se positionne
également comme agent d’accompagnement et dans un dernier temps, nous verrons
que ce document formule une promesse expérientielle tout en tentant de dissimuler
la stratégie digitale de l’opération qui est décrite.
a. Orange RockCorps comme agent d’innovation : la création du « premier concert interactif »
Dès le titre du document, Orange RockCorps marque une position de créateur
d’innovation en soulignant l’organisation du « premier concert interactif ». La société
« innove » en réalisant une « nouvelle expérience » où « le public prend le
contrôle ». Pour porter le discours, la parole est donnée à différentes instances
d’énonciation : le groupe de musique The Ting Ting, la directrice de la
communication d’Orange France et le CEO de RockCorps. Ces instances
d’énonciation viennent légitimer le projet en incarnant leur rôle vis-à-vis de celui-ci.
La directrice de communication et le CEO sont là pour souligner leur posture de
68
dirigeants aux commandes des opérations et d’une stratégie bien ficelée. The Ting
Ting prend la parole comme complice de l’opération prêt à relever le défi.
Ainsi, la prise de parole du groupe The Ting Ting, incarnés par « Jules &
Katie », est présentée sous l’angle de l’opportunité et du défi. La citation débute par
« Lorsqu’Orange RockCorps nous a parlé de cet événement » mettant en lumière
une réflexion stratégique antérieur poussée de la part d’Orange avant d’engager le
projet avec The Ting Ting. Le groupe adopte une posture « d’élu », laissant
transparaître une certaine excitation et beaucoup d’enthousiaste à l’idée de participer
au projet. Tout est là pour donner au projet sa légitimité : on le présente d’une part
comme un « défi » et « une nouvelle expérience » afin de communiquer avec
honnêteté l’aspect « expérimental » de cette idée. Orange est en effet en train de
tester sa stratégie et assure quelque part ses arrières en diffusant une impression
d’acteurs confiants vis-à-vis du projet, qui sont là pour réaliser « un défi » tous
ensembles, un peu comme un exploit sportif qui peut réussir ou échouer. D’autre
part, on met tout de même en avant les bénéfices de ce projet : un public qui « prend
le contrôle ». Le groupe est là pour légitimer cette idée : le fait de déléguer son set
au public et aux médias informatisés pour chasser tout scepticisme. On diffuse de
plus cette imaginaire séduisant voir fantasmagorique d’une situation de concert
inversée : le public qui prend le contrôle que les musiciens auraient alors délégué en
toute sérénité ; c’est ce qui transparait dans cette citation.
La citation d’Odile Roujol la directrice de communication d’Orange met en
avant la co-construction du projet avec le groupe de musique. Elle s’inscrit
pleinement dans l’isotopie des imaginaires propre à l’univers des nouvelles
technologies : la création d’un événement « participatif » et « interactif », le partage
de l’instant « en réel sur le digital ». La citation de Stephan Greene, CEO de
RockCorps dans la continuité de la citation précédente recouvre une forte isotopie
liée à l’imaginaire des nouvelles technologies : « un dispositif aussi innovant et
interactif ». Cette citation vient aussi légitimer l’expérience en soulignant le succès
des éditions précédentes : « nous souhaitons que beaucoup de jeunes cette année
encore participent à Orange RockCorps ».
69
Enfin, l’encadré gris en bas traite de la stratégie digitale d’Orange et de son
envergure sur les réseaux sociaux. Cet encadré est un espace de légitimation
supplémentaire pour soutenir le projet. Il est là pour dire qu’Orange maîtrise très bien
ces outils et que, d’une certaine manière, en proposant un tel dispositif, l’entreprise
sait ce qu’elle fait puisqu’elle a une grande communauté sur le web et de bons
résultats : « + de 20 millions de vues sur ses chaînes Youtube et Dailymotion ».
Orange marque sa position de « grand » du digital pour rappeler sa place d’institution
sur laquelle on peut compter.
Au travers de ces interventions, la visée de ce document est donc de légitimer
le concept proposé par Orange RockCorps en mettant en lumière l’enthousiasme de
tous les partis représentés par les postes à responsabilité des entreprises
respectives. Orange RockCorps jongle sur un discours à cheval entre
l’expérimentation et l’esprit d’innovation de l’entreprise, à appréhender comme
quelque chose de positif et d’entreprenant. L’innovation est incarnée par une isotopie
très marquée des concepts gravitant autour de l’imaginaire du numérique et de ses
bénéfices pour la communauté.
Il semble en tout cas que les « concerts interactifs » désignent davantage une
« idée » qu’un objet réellement définit. En effet, ils s’insèrent dans une offre de
marketing expérientiel112 et trouvent de ce fait leur essence dans ce qu’ils pourront
proposer de plus singulier au public. L’intérêt est donc de proposer un dispositif
chaque fois innovant – en apparence du moins – plutôt que de figer un objet
applicable à chaque concert car l’argument de vente réside justement dans l’aspect
« unique » de l’expérience proposée.
112 Ce que nous détaillerons dans notre troisième partie.
70
b. Orange RockCorps comme agent d’accompagnement : « sensibiliser les jeunes »
Le discours de l’ensemble du document est aussi tourné vers des valeurs
d’engagement et de responsabilisation, comme nous avons pu le voir. Cela a pour
but de porter le projet global du Orange RockCorps : valoriser les actions de
bénévolats pour gagner une place de concert. L’échange de bon procédé est mis en
avant, au travers de ce slogan fort : « Tu donnes, tu reçois ». Ce dernier est d’ailleurs
un peu ambigu. Alors qu’il est tourné vers un état d’esprit associatif avec l’idée de
« donner » et de « recevoir », la phrase s’éloigne pourtant de cet esprit en soulignant
plus une idée de « donner pour recevoir » que de « donner tout simplement » ce que
l’on imaginerait pas dans le cas d’une véritable association ou d’une ONG comme le
Secours Populaire ou Médecins du Monde. Le slogan joue sur les deux tableaux : il
instaure une logique d’intéressées puisque l’opération est intéressée de même que
le partenariat entre Orange et RockCorps est intéressé – cela certainement dans une
logique de transparence vis-à-vis de l’ethos d’Orange. Pourtant, il s’installe dans un
vocabulaire associatif, dissimulant à moitié cette logique intéressée, Orange n’étant
pas une association mais cherchant, dans ce contexte, à faire passer des valeurs
associatives. Le ton du slogan, en utilisant le « tu » et cette formulation un peu
ferme, est directement catapulté en direction des jeunes comme manière simple et
efficace de leur faire passer le message sans trop poser de questions. Le ton
général du document repose sur ces valeurs d’engagement et cette idée
d’expérimenter « tous ensemble » cette nouvelle expérience.
Orange RockCorps met en lumière ses valeurs de porteur d’engagement dès le
paragraphe introductif : « sensibiliser les jeunes au volontariat et les encourager en
leur donnant les moyens de s’impliquer auprès d’associations ». La mise en avant
des valeurs sociales est dès lors très marquée : on parle de « volontariat »,
d’« association », de « sensibiliser », d’« encourager », de « donner les moyens de
s’impliquer »… Cette phrase pose les bases des bonnes intentions des
organisateurs qui se présentent comme une structure qui veut le bien des autres et
qui les aide - et pas n’importe quels autres, « les jeunes » qui font un peu figure de
boucs émissaires dans le contexte sociétal actuel.
71
La citation d’Odile Poujol engage la responsabilisation des participants en citant
le fameux slogan du Orange RockCorps « Tu donnes, tu reçois » et en parlant d’un
« show live [qui] va se dérouler avec l’aide et l’implication du public présent ». La
citation de Stephen Greene vient relayer ces propos en mettant en avant cette
responsabilisation et la participation du public, arborant un vocabulaire quasiment
associatif : « cet événement montre de manière spectaculaire qu’en témoignant tous
ensemble, on peut rendre une expérience plus riche et plus forte », on parle aussi de
« valeurs d’engagement et de partage ».
L’encadré gris relai un peu ces propos en recontextualisant dans sa phrase
introductive, la position d’Orange dans ce projet : une entreprise qui met le client au
cœur de sa stratégie pour lui proposer ce qu’il aime comme la musique ou le sport.
Orange fait toujours figure d’entité qui agit dans l’intérêt des autres, dissimulant ici
ses propres intérêts. Ainsi, le public qui partagera l’expérience n’est à l’évidence pas
du tout présenté comme un canal stratégique qui servira à la communication
d’Orange RockCorps mais plutôt comme une entité à responsabiliser et à sensibiliser
pour qu’elle accomplisse une bonne action, pour qu’elle soutienne Orange
RockCorps dans sa démarche de créer des événements basés sur le bénévolat.
Les passages « A propos » du document viennent légitimer l’ensemble des
énonciateurs du communiqué de presse en mettant en avant l’envergure et le savoir
faire de chaque entité – Orange RockCorps, Orange et RockCorps. Ils sont aussi
pour rappeler qui parle afin de faire preuve de la plus grande clarté. Les contacts
presse sont aussi là pour humaniser cette énonciation et montrer que des
interlocuteurs joignables facilement sont à la disposition des journalistes ce qui est
essentiel dans un travail de relation presse.
72
c. « + de share + de show » ou l’orchestration d’une stratégie digitale déguisée en promesse expérientielle
Ainsi, il semble que ce document puisse se lire en plusieurs couches. En
premier lieu, il est question d’un événement innovant : « un concert interactif ». Nous
avons des informations sur le jour, l’heure, le groupe de musique qui est à l’honneur
et le concept expliqué recouvre d’une fusion entre le concert et le digital. Cette
première couche est la formulation d’une promesse : la promesse de vivre « le
premier concert interactif », soit une expérience innovante et expérimentale qui
propose l’idée séduisante d’un concert qui utilise les outils digitaux pour devenir
« interactif ». Orange RockCorps promet donc une expérience de concert enrichie
grâce au médias informatisés tout en communicant des valeurs d’engagements de la
communauté dans l’expérience, afin d’adhérer à l’esprit du mouvement. Cette
première couche met bien en lumière nos appréhensions concernant les
redondances autour de l’idée du « concert interactif » : d’un côté, le mot « interactif »
qui recouvre l’idée que les outils numériques viennent enrichir le concert et de l’autre,
l’importance donnée au collectif qui vivra quelque chose de plus « interactif » grâce
au numérique.
En second lieu, on constate qu’il s’agit là d’une opération de communication
événementielle visant à promouvoir les concerts à venir de Orange RockCorps par la
réalisation d’un clip qui sera relayé sur les réseaux sociaux. Il est ainsi question de la
légitimation de la stratégie digitale d’Orange (encadré gris) tout dissimulant cet
objectif intéressé par de bonnes intentions : « recruter des volontaires » tel que c’est
écrit dans le deuxième sous-titre. On peut alors dire que si l’on reste transparent sur
les objectifs stratégiques de l’opération, on essaye au maximum de camoufler la
logique intéressée sur laquelle elle repose derrière un appel à la bonne action.
En troisième lieu, on déduit alors que le « concert interactif » n’est qu’un
prétexte sur lequel repose cette stratégie digitale : « + de share, + de show » tel que
le clame le slogan de l’opération, s’alignant lisiblement avec la cadence du slogan de
Orange RockCorps « Tu donnes, tu reçois », persistant dans cette logique intéressée
mais alléchante.
73
Ainsi, le partage de l’événement sur les réseaux sociaux fait l’objet d’une
stratégie digitale déguisée tantôt en concept expérientiel « novateur », tantôt en
bonne action aux logiques bénévoles et associatives. Or, le but de ces partages n’est
que sous-entendu bien qu’évident : créer un bouche à oreille sur la toile afin de faire
connaître les événements à venir de Orange RockCorps.
On peut dire que la stratégie d’Orange RockCorps valse entre une certaine
finesse et une extrême lourdeur. Elle peut paraître assez fine, en effet, du fait de cet
habile déguisement : alors que cette stratégie est avant tout là pour servir les intérêts
communicationnels des opérations d’Orange RockCorps, elle arrive pourtant à se
nicher dans un concept prétendument novateur et, comme nous l’avons vu, plutôt
séduisant : « le concert interactif ». Au lieu de servir les intérêts des partenaires, on a
alors le sentiment, en surface, que l’on va vivre une expérience nouvelle. Mais cette
stratégie peut vite glisser vers une extrême lourdeur car les individus ne sont pas
dupes, ce que nous montre notamment notre questionnaire, et sentirons assurément
la logique de marque d’Orange qui se cache derrière cette opération. Les signes que
nous avons soulevé dans ce communiqué de presse ne passent pas inaperçus et la
logique intéressée se fait sentir, tout comme les démarches tournées vers le
« social » et l’« expérientiel » pourront laisser dubitatif.
Au final le résultat de l’opération n’est pas mauvais, l’événement ayant été
partagé 2276 fois113. Cependant, le projet n’a apparemment pas plus pris que cela.
En effet, la tentative de créer un buzz avec la fameuse vidéo teaser réalisée semble
avoir échouée puisqu’un article du blog d’Orange RockCorps incite à atteindre les
1.000.000 de vues mais la vidéo intégrée dans l’article a été supprimée, ce qui laisse
supposer que l’objectif n’a pas été atteint114. Heureusement, un utilisateur privé a
113 ORANGE ROCKCORPS, Du partage et du show avec vous et the ting tings !,Blog de Orange RockCorps [disponible en ligne : http://www.orangerockcorps.fr/blog/2012-04-26/du-partage-et-du-show-avec-vous-et-ting-tings] publié le 26 avril 2012, consulté le 5 août 2014 114 ORANGE ROCKCORPS, Du share et du show, avec the ting tings, en vidéo ! , Blog du Orange RockCorps [disponible en ligne : http://www.orangerockcorps.fr/blog/2012-05-24/du-share-et-du-show-avec-ting-tings-en-vid%C3%A9o] publié le 24 mai 2012, consulté le 5 août 2014
74
sauvegardé le clip sur son compte Youtube pour nous laisser appréhender la
stratégie dans ses moindres détails115.
Ainsi au travers de notre deuxième partie, nous avons vu d’une part, ce qui fait
que le concert est un objet expérientiel et que cette expérience suscite des attentes
de la part des publics. Nous avons ensuite étudié le dispositif du concert pour
appréhender l’instrumentation de cette expérience. Enfin, nous avons étudié la
teneur de l’offre de « concert interactif » comme renouvellement de l’expérience de
concert. Notre troisième et dernière partie s’attachera à traiter des ressorts
marketings et communicationnels sur lesquels repose cette offre expérientielle de
« concert interactif ».
115 ORANGE ROCKCORPS, vidéo promotionnelle [disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=6T61gXLNVfg] publié le 8 août 2012
75
III. Le « concert interactif » : une conquête de territoires promotionnels pour le spectacle vivant
Dans cette troisième partie, nous voulons saisir les soubassements marketing et
communicationnels des offres de « concert interactif ». Il nous semble que, derrière
ces réalisations, résident des stratégies de la part de divers protagonistes dont nous
comptons principalement les marques, comme grands acteurs munis des ressources
nécessaires pour mener à bien ces stratégies. Nous nous intéresserons donc
d’abord au marketing expérientiel comme discipline sur laquelle repose les offres de
« concerts interactifs ». Nous ciblerons ensuite notre analyse sur la communication,
du phénomène de « dépublicitarisation116 » des marques, telle que le définit Caroline
de Montety, aux stratégies digitales qui s’opèrent. Enfin, nous voulons questionner la
pertinence de ces dispositifs dans la mesure ou nous les appréhendons pleinement à
présent. Nous voulons aussi souligner qu’il s’agit là, dans une certaine mesure, d’un
terrain pour les acteurs plus modestes de la musique comme les artistes en
autogestion.
116 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée, ESKA | Communication & management, 2013/2 - Vol. 10
76
A. Des opérations de marketing expérientiel
Le Secrétariat Général des Affaires Européennes publiait un texte en décembre
2013 suite à la consultation publique de la Commission Européenne au sujet de
« l’économie d’expérience » comme industrie émergente, incitant les entreprises à
« s’appuyer sur des compétences dans les domaines de la culture et de la création,
dans la mesure où les gains de productivité obtenus durant la phase de production
ne parviennent plus à maintenir un avantage concurrentiel117 ». Elle incite de ce fait à
« faire évoluer les secteurs d’activité traditionnellement pourvoyeurs d’expérience
réelle118 » tel que les secteurs de la restauration, du luxe, ou de la culture et à
« accompagner le développement de l’interaction entre expérience virtuelle et
expérience réelle, à travers les TIC119 ». Le numérique se pose ici comme levier de
croissance économique et comme opportunité pour développer ce secteur :
« L'économie de l'expérience trouve une traduction dans l’industrie des services et des contenus numériques, notamment par l'ajout d'une dimension sociale et participative (c’est-à-dire interactive) aux médias traditionnels, l'introduction de la notion de trace et d'historique personnel, la contextualisation de l’expérience (position géographique ou profil de l’utilisateur) et un renouveau des interfaces homme-machines et des mécanismes de distribution.120 »
Ce texte de la commission européenne nous permet de mesurer une fois
encore les attentes projetées sur l’essor du numérique mais aussi de voir comment
la tentation de fusionner ce secteur avec celui de la culture s’inscrit dans cette
recherche de génération d’expérience dont découle, ici, la mise en œuvre d’une
117 Consultation publique de la Commission européenne sur l’ « économie de l’expérience » comme industrie émergente, 2013 118 Ibid. p.2 119 Ibid. p.3 120 Idem
77
économie d’expérience. Elle est définit comme suit dans ce texte, d’après une
définition originale de Joseph Pine et James Gilmore :
« L’économie de l’expérience121 y est décrite comme la prochaine étape après l’économie agraire, l’économie industrielle et celle des services. Elle se caractérise par le fait que les clients payent une expérience, un évènement mémorable, de manière autonome ou associée, et non plus seulement un produit ou un service. Par ce biais, les entreprises peuvent se différencier des marques ou produits concurrents.122 »
Il nous semble que le « concert interactif » soit une offre inscrite dans cette
démarche de recherche d’une économie d’expérience, fusionnant le spectacle vivant
avec le numérique et l’intervention des marques à des fins de dynamisation de ces
secteurs respectifs. Le marketing expérientiel se pose comme discipline de
fabrication d’offres expérientielles adaptées aux envies des consommateurs, telles
que le « concert interactif ». Plus que de consommer le produit, c’est la
consommation du « sens » du produit qui est sollicitée.
« Les tenants du marketing expérientiel ont conclu à la nécessité, pour de nombreux consommateurs, de vivre des expériences intenses et positives cristallisant la conscience de soi, donnant un sens et une perspective à la vie, conférant une conscience de sa propre mortalité, réduisant l’anxiété et améliorant la capacité à affronter la peur (Schmitt, 1999)123. » Dans le texte de Antonella Carù et Bernard Cova Expérience de
consommation et marketing expérientiel, quatre phases de l’expérience de
consommation sont établies : l’anticipation, l’achat, l’expérience « proprement dite »
(sensation, satisfaction…) et le souvenir. Ce texte aborde plusieurs aspects du
marketing expérientiel que semble recouvrir le « concert interactif ». D’une part il est
question de la notion de « simulation » proposée par Baudrillard :
121 Dans le livre de J. PINE et J. GILMORE : PINE Joseph & GILMORE James, The Experience of Economie : Wok is Theater and every business is a stage, Op. Cit. 122 Consultation publique de la Commission européenne sur l’ « économie de l’expérience » comme industrie émergente, Art. Cit. 123 CARÙ, Antonella et COVA, Bernard, Expérience de consommation et marketing expérientiel, Lavoisier | Revue française de gestion n° 162, 2006
78
« Comme le souligne Baudrillard (1992, p. 30) : “La simulation, c’est ce déroulement irrésistible, cet enchaînement des choses comme si elles avaient un sens, alors qu’elles ne sont régies que par le montage artificiel et le non-sens“. La mise aux enchères de l’événement 124».
Le « concert interactif » semble également s’inscrire dans des processus
d’hyperéalité comme phénomène qui favoriserait, du côté des consommateurs, les
expériences extravagantes, spectaculaires et simulées plutôt que les expériences
plus ancrée dans des réalités brutes, comme une ballade dans un parc naturel. Dans
une conférence TED, Joseph Pine souligne cependant que les espaces naturels
préservés tels que ceux de la Hollande, s’inscrivent au même titre que les
expériences extravagantes comme Disneyland, dans la recherche d’une offre
expérientielle, bien qu’elle soit différente125. De même, cela rejoint le passage sur le
tourisme dans Anthropologie de la communication d’Yves Winkin que nous avons
précédemment cité où les individus se fabriquent leur enchantement.
Le texte de Carù et Cova souligne que cette recherche d’extraordinaire s’inscrit
dans « un devoir de bonheur » contemporain, une peur de l’ennuie et une
assignation à l’euphorie. Il reprenne l’idée de Pascal Bruckner dans son livre
L’euphorie perpétuelle selon laquelle le « temps contemplatif » serait amené à
disparaître. Ainsi que le dit Bruckner : « Il faut des journées nulles dans la vie, il faut préserver à toute force les densités inégales de l’existence, ne serait-ce que pour bénéficier de l’agrément du contraste… La vraie vie n’est pas absente, elle est intermittente, un éclair dans la grisaille dont on garde ensuite la nostalgie émue126 ».
Enfin, d’après le texte de Carù et Cova, l’expérience est également sujette à
une appropriation des consommateurs qui passent par des processus de « faire soi »
en lui imputant un usage, un sens ou une exploration qui leurs sont propres. Cette
124 Ibid. 125 PINE, Joseph, Conférence TED, [disponible en ligne : http://fortune.fdesouche.com/296165-les-4-e-du-marketing-et-leconomie-de-lexperience] publié le 6 mars 2013, consulté le 15 mai 2014 126 BRUCKNER, Pascal, L’euphorie perpétuelle : essai sur le devoir de bonheur, Grasset, Paris, 2000.
79
tendance du « participatif » comme argument de vente d’une expérience semble être
un des piliers des offres de « concerts interactifs » :
« Il y a, en effet, appropriation de l’expérience quand le consommateur se perçoit en tant qu’acteur à part entière de sa consommation, quand il sent du possible dans ses manières de faire et de penser, quand il les découvre sans diktats ni autre mode d’emploi exclusif, quand il réalise que l’expérience qu’il vit est unique car elle est le résultat de la capitalisation de ses émotions liées à son appropriation (Ladwein, 2002).127 »
Cette description des principes du marketing expérientiel nous permet de
considérer que le concert interactif s’inscrit bien dans ce type d’offre marketing.
Comme nous l’avons précédemment abordé, les expériences de « concerts
interactifs » proposées vacillent entre, d’un côté, la volonté des pôles artistiques de
diversifier leur offre de concert en allant plus loin qu’une simple interprétation
musicale et, de l’autre, l’intervention de grandes marques qui bâtissent des stratégies
au travers de ces événements. Si ces deux orientations couvrent le champ du
marketing expérientiel, elle tendrait plutôt, dans un cas, vers des intérêts artistiques
et dans l’autre cas, vers les intérêts de la marque et de sa communication. Il nous
importe donc d’appréhender ce phénomène de l’intervention des marques voir de
l’orchestration des marques pour aboutir à ce type d’offre.
B. De la mise en scène des marques au concert : des stratégies de communication appliquées à l’événement
Les marques se posent ainsi comme grands acteurs munis des ressources
nécessaires pour développer des stratégies « déguisées » en « concerts
interactifs ». Il s’agit alors, d’une part, d’étudier leur mise en culture, puisque leur
volonté de proposer une offre de concert nous semble questionnable. D’autre part,
nous verrons de quoi recouvrent ces stratégies qui utilisent principalement le digital
comme levier vers des dispositifs de communication globaux.
127 CARÙ, Antonella et COVA, Bernard, Expérience de consommation et marketing expérientiel, Op. Cit.
80
1. Les « concerts interactifs » comme phénomène de dépublicitarisation des marques
Nos observations ont ainsi montré que les marques recouvrent, pour une très
grande partie, les offres de « concerts interactifs ». Nos précédents projets
sélectionnés en font l’illustration : Heineken, Dorito, Orange, SFR ou encore HP qui
ne sont que de minces exemples du grand nombre de ces dispositifs proposés par
des marques. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. D’une part, nous pouvons
citer l’important regain du « brand content » avec l’arrivée du numérique et la
tendance de la « mise en culture128 » des marques, tel que le décrit Caroline de
Montety. D’autre part, au cœur de cette tendance, se niche une grande synergie
entre le secteur musical et les marques qui cherchent, d’un côté, de nouveau foyers
pour assurer son financement et, de l’autre, une capacité à s’inscrire dans une
dynamique de contenus toujours plus sensibles. Enfin, la démarche de concevoir des
offres de « concerts interactifs » fait écho au lexique des nouvelles technologies et
donc à un esprit d’innovation et d’expérimentation des marques.
Ainsi, tel que nous l’avons d’abord cité, les offres de « concerts interactifs »
proposées par les marques s’inscrivent dans une tendance générale du brand
content que l’on trouve immanquablement dans la communication des marques
aujourd’hui. Si cette pratique n’est pas nouvelle et remonte à l’apparition du Guide
Michelin en 1900129, « l’ambition culturelle » des marques tend à se généraliser, tel
que le souligne Caroline de Montety. Elle parle de dépublicitarisation des marques
pour décrire leur éloignement du format publicitaire et assurer leur communication en
élaborant des « “contenus“ dont la gratuité est aussi généralisée que le statut de
leurs énonciateurs est souvent flou130 ». Elle poursuit :
128 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée, ESKA | Communication & management, 2013/2 - Vol. 10 129 BO Daniel, Comment les marques traquent les médias ? in CB NEWS N°21, Le brand content revient sur terre , mai 2013, p.48 – 49 130 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée. Art. Cit. p.26
81
« Ce concept permet d’analyser les tactiques des annonceurs et agences de communication qui visent à démarquer les discours publicitaires des formes les plus reconnaissables de la publicité pour lui substituer des formes de communication plus discrètes. Ces formes sont médiatiques […].Cela consiste aussi à produire des formes culturelles (livre de marque, jeu vidéo, musée, exposition, etc.) en étant réalisateur de l’opération sans que l’intention marchande apparaisse au premier plan. Ce sont des opérations destinées à installer et valoriser les marques dans l’espace public sans que leur genre publicitaire prenne le pas sur l’affichage culturel 131».
La conception de ces contenus de marque se pose comme un échange de
bons procédés entre ces dernières et les agents culturels. Le secteur de l’édition
musicale, ayant connu une importante crise avec l’arrivée du numérique, s’est plus
volontiers tourné vers les marques pour trouver de nouvelles sources du
financement. Alexandre Sap dans Du rock et des marques parle de la trinité
« Passion, Émotion, Relation » comme agents révélateurs des actifs émotionnels
des marques132 . Il décrit dans cet ouvrage comment les professionnels de la
musique ont dû peu à peu s’adapter aux contraintes imposées par le numérique en
développant autour des artistes de forts univers et communautés digitales et en
associant leur nom à de grandes marques dans le but de pallier à leur déficit.
L’alliance entre la musique et les marques s’inscrit dans la majorité des secteurs de
la musique à laquelle le spectacle vivant ne coupe pas.
Les « concerts interactifs » se posent dans une démarche bien particulière de
conception de contenus de marque, reposant sur des stratégies spécifiques à
l’investissement de l’espace du concert et l’utilisation des médias informatisés.
2. La scène du concert investie par les marques comme embrayeur de dispositifs de communication globaux
Dans son texte traitant de la « dépublicitarisation » des marques, Caroline de
131 Idem. 132 SAP Alexandre, Du rock et des marques. Edition Maxima, Paris, 2012
82
Montety aborde aussi ce phénomène dans le contexte de conquête des espaces
urbains. De la même manière que le concert, « la création d’événements dans
l’espace public, susceptible et d’une audience de passage et d’une audience
indirecte : celle des publics qui verront dans les médias, notamment dans la presse
ou sur le web, les traces de ces événements, à venir ou passés133 ». Ainsi, comme la
ville, le concert est marqué par « une énonciation originale susceptible d’attirer
l’attention, de créer l’événement et de divertir un public » que l’on peut considérer
comme la présence des médias informatisés ou de tout autre élément faisant
référence aux technologies numériques et « justifiant » l’appellation de « concert
interactif ». Caroline de Montety assimile ainsi l’événement comme un embrayeur
vers une communication plus globale :
« La portée communicationnelle dépend de la médiatisation de ces “événements“ qui servent d’embrayeurs, dans un dispositif médiatique global (diffusions internes, relations presse, mise en ligne de la vidéo, publicités, etc.), leur déploiement étant favorisé par la dimension spectaculaire des productions originales. L’espace urbain investi comme scène devient ainsi l’objet d’une médiatisation sur le web.134 »
De la même manière que l’espace urbain « la métaphore est double » dans
l’espace du concert « mobilisé comme indice de la performativité du récit on passe à
l’espace métaphorique du web comme lieu de sociabilité et de partage, spatialement
“désancré“135 ».
Ainsi, dans les dispositifs énoncés, plusieurs jeux communicationnels sont
repérables, dans l’embrayage qui s’opère entre l’espace de la scène et l’espace du
web. La stratégie digitale du Orange RockCorps paraît ostensible, invitant les
spectateurs à partager au maximum l’événement (« + de share ») en échange de « +
de show » alternant ainsi entre les deux espaces pour créer un effet d’engouement.
Le « show » supplémentaire suscité par les « shares » se pose comme objet sujet à
la médiatisation de l’événement, opérant la communication du Orange RockCorps.
133 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée, Art. Cit. p.29 134 Ibid. p.30 135 Idem
83
Le concert de Dorito fonctionne sur le même principe, invitant le spectateur à
partager l’événement au travers du hashtag #boldstage en échange de diverses
manifestations sur scène, comme le changement des décors ou des lumières. Ici
encore, la constitution d’un contexte spectaculaire justifie une médiatisation de
l’événement soit, indirectement, de la marque Dorito.
Les bouteilles lumineuses Heineken Ignite imaginées par DDB font l’objet d’un
procédé différent, n’utilisant pas directement les médias informatisés mobiles pour
porter leur communication. La bouteille, dont la lumière varie avec l’intervention des
spectateurs, se pose comme objet sujet à l’intrigue. La médiatisation s’opère donc de
toute part (presse, téléphones mobiles, etc.) et n’est plus principalement réfléchie
pour les médias informatisés mobiles et des réseaux sociaux. Cet objet, devenu
lumineux évoque, de part ses attributs, l’univers digital tout en offrant une expérience
esthétique qui met la bouteille au centre des attentions. En cela, cette opération est
aussi le résultat d’une communication centrée sur la marque Heineken. Dans ce
contexte, le concert est lui-même un média pour la marque. Les artistes, eux, servent
cette médiatisation d’Heineken tout en en bénéficiant de manière secondaire.
Le cas SFR nous intéresse enfin, proposant un dispositif à demi insolent,
mettant en scène le spot publicitaire de la marque dans l’expérience dite de
« concert interactif ». Les utilisateurs sont invités à regarder le spot en le
« shazamant » pour pouvoir avoir accès à la vidéo du concert en direct. Les résultats
de l’opération ne sont pas connus (si ce n’est les 315 930 vues Youtube du spot ce
qui ne paraît pas excessif étant donnée l’envergure de la marque) mais elle se
présente comme une limite des contenus de marque, se reposant sur le passage du
mobile à la vidéo du concert via un Shazam. Si le fait de pouvoir regarder le concert
en live via son ordinateur paraît être une valeur ajoutée pour les utilisateurs – le
succès de la plateforme Boiler Room136 en témoigne – le passage par le visionnage
du spot publicitaire peut être considéré comme une forme d’insistance abusive de la
136 Site internet dédié à la diffusion de concerts : https://boilerroom.tv/
84
part de la marque, là où un contenu de marque plus ludique aurait été certainement
davantage adapté.
Ainsi que le résume Caroline de Montety, « les gestionnaires de la marque et
les publicitaires jouent sur une certaine performativité inversée : si “dire c’est faire“, là
le geste urbain inverse la formule et permet de donner véracité à un certain “faire
c’est dire“. Ce processus crédibilise grandement le discours de marque en
authentifiant le geste comme l’expression naturelle des valeurs affirmées 137 ». Ainsi,
dans le contexte du concert, les marques se reposent grandement sur la spontanéité
des spectateurs ainsi que sur la « sincérité artistique » de l’objet concert pour insérer
leurs dispositifs de communication.
Pour conclure, si les marques usent d’une certaine créativité dans les
dispositifs qu’elles proposent, il s’agit toujours d’opérer ce jeu métaphorique entre la
scène du concert et la scène informatique. De la teneur de cette métaphore semble
découler la teneur de l’événement proposé, duquel découle ensuite la médiatisation
des marques qui constituent leur communication. Cependant, l’instabilité de la notion
de « concert interactif » que nous avons précédemment appréhendé, d’une part et, la
conception de ces dispositifs comme prétexte pour la communication des marques
d’autre part, nous invite à interroger la raison d’être de notre objet.
C. Un objet vide ?
Notre recherche a montré que les composantes de notre objet recouvrent la
dimension expérientielle du concert ainsi que l’imaginaire des médias informatisés
comme opportunité marketing pour justifier leur existence. Les dispositifs proposés
semblent cependant mettre en retrait l’artiste et la musique, les utilisant
manifestement plutôt comme prétexte que comme éléments structurants. Cette
137 MARTY DE MONTETY, Caroline, Les marques, acteurs culturels – dépublicitasation et valeur sociale ajoutée, Art. Cit. p.30
85
intuition nous invite à interroger la raison d’être de ces expériences de « concerts
interactifs ».
1. La musique fait tache
Aujourd’hui, les publics viennent-ils au concert pour la musique ou pour
l’expérience qu’ils vont y vivre ? Les enseignements de cette recherche nous
permettent de considérer que la musique ne se soustrait pas de l’expérience. Un
public qui vient voir des musiciens et leur musique vient donc vivre une expérience.
Mais, peut-on aujourd’hui considérer qu’étant donnée l’évolution des offres de
concerts, le public puisse venir pour l’expérience proposée, considérant alors l’objet
musical comme secondaire?
Plusieurs observations nous invitent à soulever ces questionnements. Le
phénomène le plus repérable est la grande mise en retrait des artistes dans la
communication de ces dispositifs. En effet, beaucoup d’exemples démontrent qu’ils
font plutôt office de « média » pour le dispositif, et pas nécessairement l’inverse. Les
concepteurs de « concerts interactifs » semblent les utiliser comme objets de
légitimation et de visibilité, notamment parce que ces dispositifs sont souvent conçus
autour de têtes d’affiches. Les communications se concentrent sur la constitution du
dispositif et l’expérience que celui-ci va apporter, elles n’abordent pas la teneur du
show artistique qui se tiendra, utilisant simplement le nom du groupe pour
« brander » le concept. Cela est très flagrant dans le reportage de Creators Project
réalisé pour les ballons lumineux du concert d’Arcade Fire138 où le concepteur aborde
plutôt le groupe comme « un challenge » pour valoriser son idée. L’expérience est
ensuite montrée sous toutes les coutures mais très peu d’images du show des
artistes sont diffusées, comme si le concert n’était même plus le centre d’intérêt dès
138 ARCADE FIRE, Arcade Fire and Chris Milk, Creators Project [disponible en ligne : http://thecreatorsproject.vice.com/chris-milk/arcade-fire-and-chris-milk] pas de date de publication, consulté le 14 juillet 2014
86
que ce type d’expériences s’y insère. Les artistes et la musique y font donc figure de
média pour le concept. Cela est tout aussi flagrant pour le concert de The Ting Ting
dans le contexte du Orange RockCorps que nous avons étudié où les artistes sont
utilisés pour légitimer le dispositif dans la communication. Le « + de show » annoncé
comprend d’ailleurs des éléments additionnels au spectacle comme de la danse ou
des interventions théâtrales, éloignant une fois encore de l’objet musical qui devient
un prétexte. Cette observation vaut pour les autres dispositifs étudiés : le concert
d’Usher organisé par Dorito, le concert de Mai Lan organisé par SFR,…
La musique, alors même qu’il soit bien question de « concerts interactifs »,
serait-elle la grande laissée pour compte de cette nouvelle offre événementielle ? « Il
faut donc croire que cette notion d'œuvre de musique fait tache dans le paysage
médiatisé qu'on s'efforce de décrire, voire de créer139 » souligne Michel Chion. Il
déplore la place trop importante accordée à ces dispositifs au détriment de la
musique :
« On fabrique des circonstances extraordinaires, des festivals, on met en valeur le concert en le transportant dans des lieux insolites. Un tel culte de l'événementiel finit par effacer l'œuvre profit des circonstances particulières de sa communication, notamment dans le cas des créations contemporaines. […] C’est aux initiatives de ce type que s’intéresse en priorité la télévision ou les journaux, plutôt qu'à l'exécution d'un nouveau quatuor à cordes ou d'une nouvelle œuvre sur bande magnétique, considérée, elle, comme de la routine puisqu'elle ne bouleversera pas le “rituel“ du concert. On voit que les contradictions ne manquent pas dans cette situation où l’événementiel tient la vedette…140 »
Au delà de cela, il semblerait de plus que si ces dispositifs « tiennent la
vedette », ils ne semble même pas venir systématiquement comme outil de
promotion des artistes. Ce que nous pouvons dire de cela est que le spectacle vivant
est un marché qui, bien que fructueux, nécessite de proposer des innovations pour
se démarquer d’une offre considérable. C’est là une des raisons principale de
l’existence de ces dispositifs : proposer une nouvelle offre de spectacle vivant 139 CHION, Michel, Musiques, Médias et technologies, Paris, Flammarion 1994, p.102
140 Ibid. p.98-100
87
insérée dans une mouvance marketing – celle des médias informatisés – pour
susciter la curiosité des publics. Cette tendance semble traduire la difficulté des
artistes à « s’auto-suffire » pour assurer leur promotion. Mais cela est tout de même
à nuancer car ces dispositifs ne concernent que des têtes d’affiches. Ils sont donc
plus là pour « spectaculariser » davantage une offre de concert déjà spectaculaire,
face à de petits artistes dont le souci essentiel est de promouvoir leur musique avant
de promouvoir l’expérience qu’ils peuvent offrir à leurs publics pendant leurs
concerts.
Par ailleurs, la question de l’utilité de ces dispositifs se pose. Qu’apportent-ils
réellement à l’expérience musicale ? La réponse est bien sûr à nuancer si, d’un côté,
l’on a affaire à une offre intéressée à des fins promotionnelles qui se justifient par
quelques jeux de lumière et, de l’autre, le travail d’un acteur artistique qui vient
réellement apporter un « enrichissement » du moment du concert : le public reste
seul juge de ce que cela lui apporte. Au reste, notre questionnaire nous a déjà donné
un aperçu de l’engouement suscité : de la sympathie, du « pourquoi pas », de la
suspicion aussi et un sentiment de ridiculisation du dispositif si les problèmes
techniques surviennent… Il semble que, comme pour tout objet, il s’agisse là
d’opérer une réflexion intelligente qui soit une vraie valeur ajoutée pour le public, ce
dernier n’étant pas dupe sur ce qu’on lui propose. Alors, tel que le disent Carù et
Cova :
« L’expérience est un vécu subjectif et intime du consommateur qui ne se laisse pas facilement enfermer dans les prescriptions opératoires des démarches habituelles de marketing management (Arnould et Thompson, 2005). […] L’expérience du consommateur n’est pas programmable ; l’entreprise peut l’aider à accéder à l’expérience, mais il garde le libre arbitre de s’approprier ou non ce qui est présenté par l’entreprise141 ».
Ainsi, l’engouement opéré par les médias informatisés atteint toutes les
strates de la société, le concert ne s’en soustrayant pas. Comme tout objet, il nous
semble qu’il ne soit pas question pas de dire s’il s’agit-là de quelque chose « d’utile »
141 CARÙ, Antonella et COVA, Bernard, Expérience de consommation et marketing expérientiel, Art. Cit.
88
ou « d’inutile », mais de cerner les éléments que nous avons étudié dans ce mémoire
qui peuvent s’avérer pertinents dans l’enceinte du concert pour l’ensemble de ses
acteurs – qu’il s’agisse des musiciens, des publics ou même des marques. Il nous
semble en tout cas que, bien que notre terrain démontre que ces offres se
concentrent du côté des marques et de leur promotion, elles auraient une raison
d’être du côté des artistes et du public.
2. Un territoire stratégique pour les artistes
Nous avons vu que les « concerts interactifs » tendent vers des propositions
d’expériences « spectacularisées » a visée majoritairement promotionnelles pour les
marques. Mais les outils convoqués sont pourtant rudimentaires, puisqu’il s’agit
parfois simplement, pour la plupart des dispositifs, de compter sur l’utilisation des
téléphones mobiles et des réseaux sociaux des publics qui constituent un large
terrain, comme nous l’avons étudié. L’intervention de grands moyens techniques
n’est donc pas indispensable. En cela, ces outils n’ont pas vocation à rester
nécessairement entre les mains des marques ou des grandes têtes d’affiche. Par
ailleurs, il nous semble important de souligner la grande synergie qui s’opère entre le
monde de l’internet et celui des musiciens. En effet, les communautés digitales
réunies autour des artistes de la musique comptent parmi les plus importantes au
monde, de Justin Bieber en passant par Rihanna, tandis que des artistes très
modestes parviennent à assurer indépendamment et à moindre frais leur
communication grâce aux possibilités offertes par le numérique.
Il n’est donc pas inimaginable qu’il devienne bientôt naturel pour les artistes et
leurs managers d’exporter les stratégies développées sur internet dans l’espace du
concert, en proposant des expériences ludiques et esthétiques pour favoriser la
médiation avec leurs publics et alimenter leur communication. Des propositions très
simples peuvent être imaginées, telles que d’autres secteurs l’ont déjà largement fait
comme celui des musées qui insère de plus en plus naturellement l’usage des
téléphones dans leurs enceintes comme outils de médiation culturelle. La prise de
photo avec le mobile comme usage spontané massivement répandu au concert
semble être atout et il paraît incontournable aujourd’hui de le récupérer
89
intelligemment pour proposer une alternative dans le moment du concert. Ici, il ne
s’agirait donc pas de promouvoir une offre de « concert interactif » telle que nous
nous sommes efforcés de la décrire tout au long de ce mémoire, mais d’imaginer
davantage des propositions de médiation et de médiatisation simples, utilisant les
médias informatisés mobiles pour valoriser les artistes et leur musique tout en
dynamisant leurs liens avec leur public dont la créativité peut être grandement
sollicitée. Carù et Cova résume notre idée en ce que les offres de marketing
expérientiel ne nécessitent pas simplement d’être spectaculaires pour fonctionner :
« Le marketing expérientiel devrait approfondir la voie de l’accompagnement du consommateur dans l’accès à son expérience personnelle par la mobilisation des ressources sociales existant autour du consommateur (les amis, la famille, les voisins, la tribu, etc.) plutôt que de chercher à engloutir ce consommateur dans des décors et des événements extravagants et à l’impliquer dans des schémas participatifs préétablis.142 »
Les acteurs plus modestes de la musique auraient donc grand intérêt à
explorer ce terrain, de même qu’ils ont su faire bon usage de l’internet, toutes les
ressources étant déjà en place dans le concert par la grande utilisation spontanée
des téléphones mobiles qui s’y fait.
142 Idem.
90
Conclusion
L’ensemble de ce mémoire semble donc s’intéresser davantage à une idéologie
du concert qu’à la description d’une innovation survenue en son sein. Ce que traduit
l’apparition des « concerts interactifs » recouvre bien plus la volonté que les sujets
ont de voir le concert se renouveler que d’une remise en question profonde de ses
structures. Cependant, le concert, comme objet trivial, trouve dans les dispositifs de
« concerts interactifs » des manifestations de ses transformations, dans l’évolution
des recherches expérientielles qui y sont présentées. De même, ces dispositifs
traduisent des attentes projetées sur le numérique comme univers dont on attend
qu’il « révolutionne » l’espace du concert.
Notre première hypothèse était donc que le développement de la mobilité des
médias informatisés, notamment des smartphones, impulse leur usage spontané
dans la situation du concert et motive l’apparition des « concerts interactifs ». Cette
hypothèse nous paraît partiellement vérifiée car, si l’usage du smartphone est
effectivement important aujourd’hui au concert, les offres de « concerts interactifs »,
comme nous l’avons vu, se construisent plutôt autour d’une idée de ce que les
91
nouvelles technologies, au sens large, peuvent apporter au concert et à son collectif.
Alors, il nous semble qu’il s’agisse-là, d’un côté, de saisir ce que tend à être la place
du smartphone aujourd’hui au concert. Cet objet recouvre d’un fort espace
individualisé pour les sujets où ils concentrent leurs univers duquel ne se soustrait
pas leurs consommations culturelles. Dans le cas du concert, le smartphone fait
office d’un objet d’immortalisation et de partage du moment vécu mais aussi
d’accompagnateur, si nous abordons la thématique peu explorée dans ce mémoire
des applications services développées spécifiquement pour le concert. Alors, si le
smartphone ne détrônera bien sûr jamais l’artiste puisque, nous l’avons bien ressenti
dans notre questionnaire, lorsque les personnes vont à un concert, elles y vont avant
tout pour l’artiste et sa musique, cet objet peut être appréhendé comme un outil
accompagnant dont la place tendra certainement à se faire de plus en plus
naturellement au concert. À l’image des hashtags qui colonisent chaque émission de
télévision, on peut supposer que le téléphone servira bientôt systématiquement à un
moment ou à un autre du concert : du simple billet électronique aux dispositifs
utilisant le numérique qui tendent à se mettre en place dans les stratégies
d’organisation d’événement. Nous supposons qu’il s’agit donc d’un fait qui sera
amené à se stabiliser. Sans évincer le spectacle, le mobile accompagnera plus ou
moins discrètement ses utilisateurs de même que l’on puisse supposer que
l’apparition de services incontournables, comme Shazam, verront encore le jour pour
s’implanter avec sureté au concert. Le téléphone mobile se manifeste donc comme
un grand potentiel sur le terrain du concert dont ses divers acteurs ont parfaitement
conscience mais dont les mécanismes ne paraissent pas encore pleinement
maîtrisés ni exploités.
De l’autre côté, il semble que l’on puisse dire que les médias informatisés
devenus mobiles ont permis de laisser admettre leur présence au concert, d’où
l’arrivée des propositions expérientielles de « concerts interactifs ». Ces dernières
recouvrent pourtant plus d’un champ idéologique et symbolique, ce que nous
voulons davantage développer en réponse à notre deuxième hypothèse.
Notre seconde hypothèse était donc que l’expression « concert interactif »
convoque des imaginaires à la croisée des attentes que suscitent le concert et les
92
nouvelles technologies. Il semble qu’elle soit vérifiée au travers de nos analyses. Le
« concert interactif » paraît être le point de rencontre idéologique entre « l’idée du
concert » et « l’idée des nouvelles technologies ». Ces points de rencontres sont
diversifiés. Alors que nous avons beaucoup détaillé ce que recouvre la notion
« d’expérience » au concert, il nous paraît essentiel de souligner qu’elle est
immanquablement présente aujourd’hui dans le champ du numérique. L’expression
« d’expérience utilisateur », comme nous l’avons évoqué dans notre introduction, est
présente dans tous les discours liés aux nouvelles technologies, au point qu’il
s’agisse-là d’un domaine de spécialisation professionnel, « l’UX », comme discipline
au cœur des tendances de ce domaine. Le « concert interactif » se matérialise donc
comme le fantasme de voir ces « expériences » fusionner.
Le « collectif » est l’autre grand point de réunion idéologique entre le concert et
le numériques où, d’un côté, le concert se matérialise comme un espace de
socialisation et de recherche de cohésion certain – il n’a pas lieu d’être sans le
collectif – tandis que de l’autre, il y a une forte prégnance des discours prophétiques
voyant les outils numériques comme des objets fédérateurs. Les discours de
l’internet gravitant autour de l’idée de « démocratie », du « participatif » et du
« collaboratif ». On entend beaucoup, aussi, la notion de « spectacteurs » qui
« prendraient le pouvoir », l’internet figurant comme un outil amenant à une
« suprématie des masses ». Alors, nous pouvons saisir la tentation d’avoir voulu faire
se rencontrer ces deux univers, discursivement, idéologiquement et symboliquement.
Il nous semble que, comme le dit Yves Jeanneret, la volonté des sujets de devenir
« acteurs de la culture » soit prégnante et que le numérique, recouvrant ce champ
idéologique, se pose comme un élément salvateur. Le « concert interactif » traduit
tout de même d’une recherche « d’interaction » au concert qui mérite d’être
profondément interrogée. Alors que d’un côté, on reproche aux médias informatisés
de renfermer les individus sur eux-mêmes, on leur délègue, de l’autre, le soin
d’apporter de l’interaction au concert. De même, cette recherche d’interaction serait-
elle le résultat d’un trop plein d’individualisme ? Les publics n’arriveraient-il plus,
aujourd’hui, à assouvir leur soif d’interaction au concert ? Il semble qu’il se cache,
derrière l’apparition de ces dispositifs, des tendances sociétales profondes et la
manifestation de désirs communs révélateurs des motivations contemporaines.
93
Notre troisième hypothèse était que les acteurs du spectacle vivant se
saisissent de l’apparition des médias informatisés comme opportunité marketing pour
concevoir de nouvelles offres expérientielles. Il nous semble que cette hypothèse se
vérifie également, considérant le secteur du spectacle vivant comme un marché qui
tend à proposer des innovations pour perdurer. Ce que nous avons saisi est que ces
outils recouvrent pour la majorité des motivations promotionnelles, notamment
tournées vers les marques comme grands partenaires du spectacle vivant
aujourd’hui. Les expérimentations esthétiques ou de médiation culturelle sont plus
rares ou en tout cas toujours intéressées. Par la proposition d’expériences
spectaculaires, il s’agit-là de stratégies de démarcation, particulièrement pour les
têtes d’affiche dont le budget permet ce genre d’expérimentations. Ces offres
s’insèrent donc bien dans des logiques de marché du spectacle vivant. Le centre
national de la chanson des variétés et du jazz établissait comme bilan 2012 un total
de 55608 spectacles de variétés en France captant 656 millions d’euros de recettes.
Alors que le nombre de spectacles est à la hausse, ces recettes n’augmentent pas et
les représentations peinent de plus en plus à capter les spectateurs143. Il semble que
l’apparition du numérique dans l’enceinte du spectacle vivant se pose comme une
évidence en matière de proposition marketing pour doper ce marché, lorsque l’on
mesure les attentes projetés sur ce secteur comme stimulateur économique de tout
autre domaine - le texte de la Commission Européenne que nous avons
précédemment cité n’en est qu’une illustration.
L’avenir du « concert interactif » nous paraît alors incertain. S’il s’agit là d’une
idéologie du concert, en tant qu’objet trivial il est fort à penser que cette idéologie
n’aura de cesse de se transformer encore pour peut-être conduire à la suppression
de cette expression, le numérique tendant à se disséminer puis s’installer
définitivement dans la sphère du concert à des fins pratiques, esthétiques,
médiatrices et promotionnelles. Si le « concert interactif » se présente aujourd’hui
143 http://www.cnv.fr/sites/cnv.fr/files/documents/PDF/Ressource/stats_diffusion/CHIFFRES_DIFF_2012_WEB_Optimise.pdf
94
comme la manifestation des attentes projetées sur l’univers du numérique au
concert, son installation franche évincera progressivement ces attentes et, par la
même occasion, cette expression. Pourtant, les dispositifs proposés aujourd’hui nous
paraissent encore bancals, de la maîtrise des moyens techniques à la valeur ajoutée
pour les publics et acteurs du spectacle vivant, il semble que les propositions qui
soient faites n’aient pas encore révolutionnées l’enceinte du concert. Les publics sont
en tout cas lucides sur ces dispositifs, tel que le montre notre enquête. Alors qu’ils
viennent avant tout pour voir les artistes et leur musique, « l’enrichissement » de leur
expérience, par tout moyen, est bienvenu, à condition que cela se présente comme
une valeur ajoutée pour le moment qu’ils vivent. Les artistes, quant à eux, quelque
soit leur envergure, se saisiront probablement des potentiels offerts par le numérique
au concert, à mesure que celui-ci se démocratisera dans son enceinte.
95
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Annexes Annexes 1 : le questionnaire VOS USAGES DU TELEPHONE MOBILE AU CONCERT 1) Quel sont vos genres de musique favoris (3 réponses possibles)
-‐ Musique classique -‐ Chanson française -‐ Jazz -‐ Musiques du monde -‐ Reggae -‐ Zouk -‐ Hip hop -‐ Rock -‐ Musiques électroniques -‐ Rap -‐ RN’B
2) Combien de fois par an allez-vous à un concert ? -‐ 1 à 5 fois -‐ 5 à 10 fois -‐ 10 à 20 fois -‐ Plus de 20 fois -‐ Jamais
3) Quels réseaux sociaux utilisez-vous ?
-‐ Facebook -‐ Twitter -‐ Google +
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-‐ Soundcloud -‐ Youtube -‐ Instagram -‐ Snapchat -‐ Vine -‐ Autre (préciser) -‐ Vous n’utilisez aucun réseau social
4) À quelle fréquence utilisez-vous ces réseaux sociaux ?
-‐ Plusieurs fois par jour -‐ Une fois par jour -‐ Une fois par semaine -‐ Une fois par mois -‐ Très rarement -‐ Jamais
5) Utilisez-vous votre téléphone portable lorsque vous êtes à un concert ?
-‐ Oui -‐ Non
6) Si oui, pour quels usages ?
-‐ Des usages basiques : téléphoner et envoyer des SMS -‐ Prendre des photos -‐ Faire des vidéos -‐ Faire des enregistrements sonores -‐ Prendre des notes -‐ Partager votre expérience sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…) -‐ Utiliser l’application proposée par le concert dans lequel vous vous trouvez -‐ Utiliser d’autres applications (préciser) : -‐ Autre :
7) Qu’aimez-vous photographier ou filmer avec votre mobile pendant un concert ?
-‐ La performance de l’artiste sur scène -‐ Vos amis -‐ Vous (selfie) -‐ La foule -‐ Certaines personnes dans le public -‐ Les situations atypiques (slam, personnes déguisées…) -‐ Les moments entre les concerts (restauration, activités parallèles mises en
place…) -‐ Votre consommation d’alcool -‐ Les objets autour du concert : places, goodies, plan (dans le cas d’un festival),
objets lumineux… -‐ Autre, précisez :
8) Quelle est l’utilité de ces contenus, une fois le concert terminé ?
-‐ Le visionnage personnel de ces moments sur votre téléphone
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-‐ Le visionnage de ces moments sur votre téléphone avec les personnes qui vous ont accompagné
-‐ Le partage de ces contenus avec les personnes qui vous ont accompagné -‐ Le partage de ces contenus sur les réseaux sociaux -‐ L’éditorialisation de ces contenus (retouche d’image, montage vidéo,
publication dans un blog…) -‐ Ces contenus ne sont pas réutilisés -‐ Autre, précisez :
9) Lorsque vous êtes à un concert, vous partagez votre expérience sur les réseaux sociaux :
-‐ Systématiquement -‐ Très souvent -‐ De temps en temps -‐ Très rarement -‐ Jamais
10) La plupart du temps, à quoi ressemble vos « posts » sur les réseaux sociaux et que disent-ils (même littéralement) lorsque vous êtes à un concert ? 11) Quels sont les bienfaits ou les méfaits de ces « posts » pour vous, sur vos réseaux sociaux (beaucoup de likes ou de retweets, commentaires, image positive véhiculée…) ? 12) Cette utilisation du portable au concert contribue-t-elle selon vous à un enrichissement ou à un appauvrissement du moment du concert ? (développer) 13) Certains concerts et festivals mettent en place des concerts dits « interactifs », qui consistent en l’utilisation des outils numériques (notamment les téléphones mobiles) pendant le spectacle pour « enrichir l’expérience ». Par exemple, plus vous twittez sur le concert, plus la durée de celui-ci s’allonge. A première vue, que pensez-vous de ce genre de dispositifs et cela vous intéresserait-il d’y participer ? (précisez si vous avez déjà vécu ce type d’expérience) 14) Quel âge avez-vous ? 15) Votre raison sociale ?
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17) Votre sexe ?
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Annexes 2 : le communiqué de presse du Orange RockCorps pour le « concert interactif » de The Ting Tings
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