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Marianne Desroziers
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Franck Frame
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Romain Giordan
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Un livre, consacré aux écrivains oubliés, est à
l’origine de cette aventure. Nous l’avions découvert
parmi les volumes défraichis de ce qu’il serait
abusif de nommer la « librairie » d’un village où
nous passions un été d’un ennui mortel. Ce livre
n’avait pas eu droit au même sort que les romans
de gare, les policiers et les fascicules offerts avec
certains magazines qui peuplaient les étagères,
froissés, brûlés par le soleil de la plage ou délavés
par les averses des nuits à la belle étoile. Notre
choix c’était évidemment porté sur le lui de façon
immédiate. Nous vivions, cet été-là, avec un projet
de revue qui n’aboutissait pas et dont nous
craignions (comme des enfants croiraient à un
maléfice) qu’il ne soit le dernier mené par les
éditions La clé sous la porte. Nous avons eu le
sentiment que ce livre nous attendait et le fait
qu’un lecteur ait pu abandonner ce texte qui
parlait d’écrivains méconnus – les condamnant
donc une seconde fois à l’oubli –, nous a sidérés. De
ce lecteur, il ne restait aucune trace, si ce n’est une
page cornée témoignant d’un arrêt brutal de la
lecture. Nous avons décidé de la poursuivre à notre
tour et, sous la forme d’un court feuillet à parution
aléatoire, de revenir sur d’autres écrivains oubliés :
ceux qui n’ont publié qu’un seul livre (parce qu’ils
n’ont pas trouvé d’éditeur pour les suivants ou
parce que ce premier ouvrage est passé inaperçu),
ceux dont les œuvres n’ont pas survécu à leur
époque ou qui sont brutalement tombées en
désuétude après une période de grâce. Des
marginaux, souvent, dont les œuvres s’apparentent
à une succession d’expériences qui dévoient le
prisme littéraire habituel. Ecrivains psychotiques,
censurés, avant-gardistes ou inexistants, c’est le
sommaire de ce premier numéro.
La clé sous la porte
A la fin des années 1960, Marie-Anne Le Rozick
fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique.
Dans les couloirs de Sainte-Anne, elle déclare à qui
veut bien l’écouter qu’elle ne cherche qu’une seule
chose : « toujours raconter sa minable petite
histoire, n’importe où, à n’importe qui. »
Une anti-héroïne
Née en 1943 à Paris dans un milieu pauvre, Marie-
Anne Le Rozick ne garde de son enfance que de
ternes souvenirs. Un père alcoolique, une « mère-
ventre » qui ne cesse d’enfanter, et un accident de
voiture, à l’âge de douze ans, dans lequel sa gorge
est tranchée, et dont elle se sort avec un goitre et
une maladie de la thyroïde. A seize ans, la jeune
femme fuit en compagnie d’un peintre, préférant la
vie de bohème au foyer familial. Pour vivre, elle
effectue des suppléances en tant qu’institutrice.
Mais la trajectoire du couple est chaotique : à de
nombreuses reprises, la jeune fille avorte et, après
dix ans de vie commune, le peintre la quitte. A ce
départ, dont la jeune femme ne se remettra jamais,
s’ajoute un diagnostic : elle est déclarée
psychotique.
Entre l’asile et l’écrit
Pendant dix ans, entre les années 1970 et 80,
Marie-Anne Le Rozick fait des allers-retours en
unité de soin. En parallèle, elle s’est mise à écrire.
Après un premier ouvrage refusé par une vingtaine
d’éditeur, elle publie son premier livre,
L’Illulogicienne, en 1971, chez Flammarion, sous le
pseudonyme d’Emma Santos. L’ouvrage passe
totalement inaperçu. C’est avec son deuxième
texte, La Malcastrée (éd. Maspero, 1973 ; éd. des
femmes, 1976) dont elle a entamé l’écriture sous la
demande d’un psychiatre, que la critique
s’intéresse à elle. Ce texte, qui « a été écrit moitié
dehors, moitié dedans, entre deux opérations,
entre les rues de Paris et les hôpitaux, dans le
silence », met en scène un suicide littéraire :
« Ecrire comme on meurt ou écrire quand on ne
meurt pas. Ecrire comme on se suicide. Le suicide
est préparé, la cérémonie va se dérouler en ordre
sans faute. Tout est prêt. J'ai envie de mourir. J'ai
envie d'écrire. Des petits bouts de papier, des
petits textes courts de trois ou quatre phrases, des
mots arrachés. Ecrire mon suicide. Je me dédouble.
J'ai envie d'écrire, de décrire ma mort. Et écrire
aussi pour ne pas mourir. » Texte en lambeau qui
cherche dans sa destruction un souffle pour se
reconstruire, la prose d’Emma Santos devient celle
d’une femme qui tente, à travers la folie, de
s’affranchir des systèmes psychiques et artistiques
: « Délire. Délire. Délire. Détruire. Délirer vers
quelqu'un. Délirer jusqu'à quelqu’un qui dit oui. »
Une performance sans fin
Emma Santos l’ignore, mais ce livre, La Malcastrée,
est le premier maillon d’une Œuvre qu’elle ne
cessera de reprendre comme une performance
sans fin, un retour incessant, une relecture. En
décidant de se jeter dans la pratique de l’écriture
cathartique, elle espère trouver un lieu pour dire
sans enfermement sans désirs et ses fantasmes, ses
doutes et ses crises. D’une écriture qui se contredit,
rebondit, redit, s’efface au sein de textes qui
s’incorporent les uns aux autres et finissent par
s’auto-dévorer, elle tente de dessiner « un
puzzle (…) une tentative de me reconstruire avec
mes mots rangés dans des paniers de paille et des
boîtes en carton. Construire une machine vie.
Moi. »
En huit livres, courts, percutants, d’une poésie
amère et sans pudeur, Emma Santos décide dès
lors d’éparpiller les fragments sans cesse remaniés
d’un seul et même documentaire autobiographique
à peine voilé.
Notes pour un scénario imaginaire
La lecture des œuvres d’Emma Santos donne
l’impression d’une autofiction avant l’heure. De
livre en livre, Santos se réécrit, laissant libre court à
la dilatation de la mémoire et cherchant – parfois
par l’entremise de l’auto-analyse – les causes de sa
maladie : « Après, c'est la douce folie. Folle douce,
névrotique travail de Pénélope. Je fais, je défais, je
refais pareil. Taper, retaper le manuscrit. Faire le
même travail. Changer un mot, reprendre ce mot,
le rechercher, le retrouver, le rejeter jusqu'à
l'angoisse. La musique de la machine, le tape-tape,
moi folle douce je souris. »
Dans chaque livre une Emma différente, qui trace
le portrait d’une seule et même personne : une
femme hanté par les avortements du passé et la
peur d’enfanter à nouveau, la maladie de Basedow
et le goitre qui l’accompagne, l’homme aimé qui la
délaissa après l’avoir soumise, les hôpitaux, les
psychiatres…
Le ressassement se fait par pointillés, apportant
des nuances à l’histoire d’Emma. Dans La
Loméchuse, c’est au tour d’une amante, partenaire
de jeux lesbiens, de faire son entrée dans la vie
sentimentale et psychique de la narratrice. Dans
les couloirs blancs des hôpitaux une brèche se
forme : « J’ai été internée, droguée, piquée,
humiliée, censurée, déshabillée, violée pendant six
ans. En regardant la loméchuse aujourd’hui, je n’ai
pas d’amertume pour le monde de la médecine,
mais une tête d’oiseau avec un drôle de sourire de
chat. »
De courte durée, l’éclaircie du bonheur est vite
chassée par le retour des délires. Emma n’existe
pas et Anne-Marie Le Rozick le sait bien : « J'ai tué
Emma S., femme littéraire et psychiatrique, femme
de papier sur les livres et sur les dossiers
médicaux, femme inventée par jeu et j'y croyais.
J'ai tué Emma S. pour rechercher une femme
nouvelle, une femme pas encore née, prendre mon
nom de renaissance. » Pour elle, ce personnage
littéraire serait presque resté à l’état de graine,
collée quelque part dans ses sécrétions : dans ses
délires, Anne-Marie est convaincue de porter dans
sa gorge un œuf, un enfant à naître dont le nom est
Emma.
Mourir sur scène
L’impudeur des écrits d’Emma Santos trouva
également un écho théâtral. Emma devait écrire
mais aussi dire, déclamer en public sa condition de
folle. Le texte qui accompagne une de ses
premières représentations témoigne d’ailleurs de
cette mise en scène de l’univers psychiatrique :
« Elle est, comme on dit, en psychiatrie, quand on
hésite à dire, folle : hôpital, sortie, hôpital à
nouveau, tentative de suicide, hôpital, dedans,
dehors. Et puis des livres. » Sur une scène épurée
au possible, Emma (ou une actrice) parlent de ce
que vivent les fous dans l’univers aseptisé de la
répression médicale qui nivelle tout sursaut de
création, toute déviance, qui broie les âmes et les
corps pour leur faire réintégrer le moule social :
travail, argent, conformisme, bonheur à la carte.
Femme-enfant, femme traquée, femme lucide, le
jeu exprime par les gestes, les soupirs, les silences,
les cris, les larmes, les rires, cet univers fascinant
de l'inconscient, cette recherche au plus profond
de soi de sa vérité.
Rester vivante
Toujours raconter la même histoire mena Emma
Santos à vivre dans un temps qui n’avance pas, qui
tente de ne pas laisser de place à la prolifération
des instants de folies et à rester lucide : toujours
plus violente, plus forte, son écriture revient sans
cesse vers elle comme une interrogation morcelée.
Essayer de comprendre, de disséquer.
Chaque livre est comme une analyse qui tente de
détricoter le vécu traumatique de l’enfance et
l’itinéraire dans la folie : « J'ai marché depuis mon
premier psychiatre. J'ai marché dans la psychiatrie
en essayant de comprendre, en dévorant tous les
livres. Le système de la folie, on sait à peu près
comment ça commence. Bêtement par hasard, on
s'approche, on entre et puis, ils font le reste. Ils se
chargent de vous enfoncer. Comment ça finit, là je
ne sais pas... Le médecin des corps a peur des mots
et me rejette. Le médecin des mots néglige le corps
et me rejette. Je suis seule... J'écris au lit avec une
machine. J'ai définitivement perdu le corps.
J'espère le retrouver par les mots... »
Emma Santos est morte en 1983. Une œuvre
posthume, Effraction au réel, qui met en scène
Hermine, un personnage surréaliste qui ressemble
à la Nadja d’André Breton, et qui raconte son
histoire d’amour tumultueuse avec un homme plus
âgé qu’elle, est parue en 2006 aux éditions des
femmes. Franck Frame
Bibliographie
Emma Santos, La Malcastrée, éd. des femmes, 1976.
-, J’ai tué Emma S, éd. des femmes, 1976.
-, Le Théâtre d’Emma Santos, éd. des femmes, 1976.
-, L’Itinéraire psychiatrique, éd. des femmes, 1977.
-, La Loméchuse, éd. des femmes, 1978.
-, Effraction au réel, éd. des femmes, 2006.
Sarah-Anaïs Crevier Goulet, « Malcastrée et médiquée.
Emma Santos, entre folie et dépression », Frontières,
volume 21, numéro 2, printemps 2009.
Elsa Polverel, « Le prolongement d’un symptôme :
Emma Santos au mot à mot », Sens public, 3 mars 2011.
Françoise Tilkin, Quand la folie se racontait. Récit et
antipsychiatrie, Rodopi, coll. « Faux titre », 1990.
De Nicolas Genka (1937-2009), il semble rester
peu de choses, si ce n’est cette honte qui brisa, à
l’âge de 24 ans, sa carrière d’écrivain.
En décembre 1961, Genka publia chez Julliard un
premier roman au titre programmatique, L’Epi
monstre, dans lequel amour incestueux et triolisme
familial se nouent dans une campagne glauque, sur
fond de beuveries et d’injures. De ce texte
gravement poétique, la violence semble sourdre de
toutes parts. Le lecteur y assiste à la dérive d’un
homme et d’une jeune fille désignés comme
« couple originel » : le père, Morfay, communiste
ancien maquisard, et sa fille, Marceline, dont la
beauté est égale à celle des « blés pubères ». Elle a
seize ans et sa sœur, Maudette, un peu moins.
Toutes deux semblent former un binôme
archétypal tel que l’ont incarné Antigone et sa
sœur. Marceline connait une adolescence
rayonnante, comestible aux yeux du père, elle est
de retour de la ville où elle a fait des études, alors
que Maudette dépareille, elle est « une haute »
coincée dans ce monde campagnard, une
intellectuelle rabaissée au rang de paillasson par le
patriarche.
Au cours du récit, Marceline couche avec le père,
humilie sa sœur, participe à la débauche ambiante,
mais découvre que d’autres corps peuvent exercer
sur elle un pouvoir magnétique. Albert, qui
travaille à la ferme, sera son premier homme, hors
du cercle familial. Un jour, Morfay surprend sa fille
en plein acte et tue Albert, qui meurt en elle.
Genka justifia cette âpre thématique par son désir
d’écrire « comme un morceau de jazz », en
nourrissant « chaque mot d’une immense colère »,
dans un univers où le vocabulaire est parasité par
la paysannerie. La boue campagnarde se devait de
prophétiser un nouvel ordre moral renversé.
Panthéiste, l’obscénité parquait le modèle familial
dans une dialectique sexuelle, la brutalité et la
sensualité de la nature environnante n’étant que
des miroirs déformants de l’amour cloacal et
malsain qui unit le père à ses deux filles. Ils sont les
porteurs d’un « faux message dans une cathédrale
éclatée, dans le silence atomique où vont des
milliers de chevelures. »
Dès sa parution, l’ouvrage fut parrainé par de
nombreux écrivains : Jouhandeau, Pasolini,
Nabokov, et Aragan, certains s’appliquant même à
le traduire. Plus qu’admiratif, Cocteau fonda
spécialement pour Genka le prix littéraire des
Enfants terribles.
Mais le succès fut de courte durée. En juillet 1962,
au nom de la protection des mineurs et suivant la
loi du 16 juillet 1949 relative aux publications
destinées à la jeunesse, le ministère de l’intérieur,
qui juge l’œuvre pornographique, interdit par
arrêté sa vente aux mineurs ainsi que tout
affichage, publicité et traduction. Ce qui revint, en
la privant de toute visibilité, à la faire disparaître :
« Les officiers de police judiciaire pourront, avant
toute poursuite, saisir les publications exposées, ils
pourront également saisir, arracher, lacérer,
recouvrir ou détruire tout matériel de publicité en
faveur de ces publication. » Malraux, alors ministre
de la Culture, ne broncha pas. Nicolas Genka
traversa un premier opprobre, celui d’être désigné
par l’Etat comme pornographe et de voir sa
première œuvre mise au pilon. Et cette entrée dans
la honte ne se limita pas aux arcanes de la
République. Quelques semaines après la censure
officielle, une censure officieuse percuta
intimement l’auteur. Sa maison, en Bretagne, fut
saccagée par les villageois. Genka quitta les
colonnes littéraires pour la rubrique faits-
divers. France soir titra : « Il est la honte de son
village. »
Comme si la honte dut survivre à ce premier livre,
deux ans plus tard, en 1964, c’est le déshonneur
familial qui s’abat sur son auteur. Son beau-frère
l’accuse d’avoir rédigé non pas une œuvre fictive
mais un récit autobiographique, travestissant tout
juste les protagonistes de l’inceste. A cette époque,
la sœur de Genka, Renée, est en instance de
divorce, et son mari soutient que leur deuxième
enfant est le fruit d’un amour défendu entre frère
et sœur. « La rumeur publique vous attribue la
paternité du second enfant de votre sœur. Vos
romans sont-ils autobiographiques ? » lui
demandèrent les tribunaux. Et à Genka de
répondre, ironiquement : « Toute œuvre est
autobiographique. »
Le procès ne s’acheva que cinq ans plus tard. Entre
temps, Genka a publié un second livre, Jeanne la
pudeur, tout aussi remarqué que le premier et qui
obtient le prix Fénéon. Son écriture semble creuser
plus encore un sillon poétique, qui narre ici le
retour de Jeanne dans son village. Jeanne est une
putain de Pigalle trahie par les hommes et qui
retrouve l’enfer de la cellule familiale en
retournant vivre chez son père. Elle a connu le viol,
l’inceste, elle « a de quoi mourir. Elle a de la forme
dans la mort ; et sa musique : celle des poux
assassinés aux fond des fleurs. » Sa thématique ne
fera d’ailleurs qu’alimenter les rumeurs, lors du
procès.
Ce roman sera suivi par un court texte, en
1968, L’Abominable boum des entrepôts Léon
Arthur, aujourd’hui introuvable. Après ça, Genka se
retira en Beauce, continua d’écrire, mais cessa de
publier. Il déclara refuser de se « vendre au
système », vivant grâce à des réécritures de
scénarios et des petits boulots qu’il qualifia lui-
même « de pisse-copie ».
En 1982, il rédigea un mémoire concernant la
censure dont il faisait l’objet à l’intention de Robert
Badinter, ministre de la Justice. Ce dernier
l’autorisa à déposer plainte contre la commission
des livres qui censura ses romans, au motif
qu’aucun de ses ouvrages n’était destiné à la
jeunesse. Genka écrivit au procureur de la
République. Il n’obtint jamais de réponse.
Le silence dura 30 ans avant qu’il ne fasse son
retour sur la scène littéraire, à l’occasion de la
réédition, par une petite maison, Exils, de L’Epi
monstre. En 1999, le livre sortit en librairie alors
que l’interdiction n’avait jamais été abrogée.
Régine Desforges avait pourtant formulé une
demande auprès du ministère de l’Intérieur. Elle
était restée vaine : « c’est la mort d’un livre, ça
aurait pu être la mort d’un écrivain. »
Toutefois, l’œuvre ne semblait plus sentir le
souffre. L’éditeur ne fut pas inquiété et Genka put
assurer une promotion à grande échelle, jusqu’à
l’ultime graal : le plateau de Bernard Pivot. Durant
ce dernier passage télévisé, dans Bouillon de
culture, Genka apparut comme un écrivain confiant
et donna presque l’impression qu’il pouvait
rattraper les années passées dans la solitude : « je
vais publier un livre par an ».
Les premières maisons de la ville, son quatrième
ouvrage, fut publié en 2001, chez Flammarion. Il
s’agit du premier tome d’une fresque romanesque
intitulée Sous l’arbre idiot, rédigée durant ses 30
années d’isolement. On supposa alors que Genka
allait s’affairer à faire publier les neufs tomes qui
constituent cette fresque. Il n’en fut rien. Durant
les huit ans qui lui restaient à vivre, aucun livre ne
parut. Un texte fut publié en 2002 par L’Humanité,
une « Lettre à la cour » dans laquelle Genka déclara
qu’il allait « porter son plaidoyer devant la Cour
européenne des droits de l’homme […] ma sœur et
mes deux nièces ont trinqué pour ce bouquin, on a
utilisé des personnes humaines comme matériel de
publicité », en se défendant de toute
« médiatisation du martyre ». En 2005,
l’interdiction de L’Epi monstre fut officiellement
levée… après 43 ans de censure.
Ironie du sort, ou évidente démonstration que tout
concourait à l’empêcher d’écrire, Genka signa, avec
cette tribune, sa dernière publication. Il disparut
en 2009, laissant derrière lui une œuvre qui
n’attendait qu’à être enfin lue. Mais la suite de
cette fameuse fresque rédigée dans l’isolement, dix
ans après la parution du premier tome, se fait
aujourd’hui toujours attendre… les éditeurs en
auraient-ils honte ? Romain Giordan
A lire
Nicolas Genka, L’Epi monstre, éd. Exils, 1999.
-, Jeanne la pudeur, J’ai lu, 2001.
-, Les Premières maisons de la ville, Flammarion, 2001.
Françoise d’Eaubonne, La Plume et le bâillon. Violette
Leduc, Nicolas Genka, Jean Sénac : trois écrivains victime
de la censure, L’Esprit frappeur, 2000.
Adaptations
En 2002, Yves Lenoir a mis en scène La Jeune fille et la
mort ou Narimasu, adapté d’un poème de Nicolas Genka
– initialement paru en 1968 dans le catalogue de
l’exposition consacrée à Max Wechsler (éditions du
Musée d’art moderne de la ville de Paris) – et de textes
de chansons inédits de l’auteur. En 2006, Jeanne la
pudeur a été adaptée dans une mise en scène de
Bertrand Sinapi.
Lors de la publication de son premier livre chez
Gallimard en 1953, cette écrivain, née en 1918, est
institutrice dans une école maternelle à Roubaix,
divorcée d’un pasteur et avec des enfants à charge.
Publier un premier livre chez Gallimard est certes
une consécration, mais en demi-teinte car elle a
envoyé son premier manuscrit à cette maison
ayant pignon sur rue ― et déjà un beau catalogue,
doublé d’une réputation d’éditeur de « littérature
littéraire » ― onze ans plus tôt, en 1942. Il est vrai
qu’à l’époque son manuscrit retient l’intérêt, mais
le contexte économique et politique n’est guère
favorable à la publication de manière générale.
Il est possible de distinguer trois périodes dans la
carrière de romancière et de dramaturge d’Hélène
Bessette.
19531973 : Une gloire toute relative
La petite institutrice roubaisienne parvient à
publier treize romans et une pièce de théâtre aux
éditions Gallimard, ce dont elle est très fière,
signant parfois ses courriers « Hélène Bessette de
chez Gallimard ». Parmi ses défenseurs acharnés,
on peut citer des personnalités de la trempe de
Jean Paulhan, Marguerite Duras ou Raymond
Queneau. Cependant, elle ne fait pas l’unanimité
chez les critiques littéraires et les libraires ne sont
pas séduits par ses livres.
19732000 : L’oubli de son vivant
De 1973 à 2000, date de sa mort, elle est sous
contrat avec Gallimard et leur envoie
régulièrement des manuscrits qui ne trouvent pas
grâce à leurs yeux. Avec la mort de Queneau en
1976, elle perd son dernier allié au sein de la
maison. Elle meurt en 2000, dans la misère et
oubliée de tous.
20002006 : Le purgatoire après sa mort
L’indifférence persistante dont Bessette a été
victime prend heureusement fin en 2006, avec la
réédition par Léo Scheer du roman Le Bonheur de
la nuit, sous la houlette de Laure Limongi dans «
Laureli », la collection qu’elle dirige au sein de
cette maison créée en 2000.
Les raisons de l’absence de réussite de Bessette
de son vivant
Si Bessette n’a jamais percé alors qu’elle était un
écrivain prometteur, à qui la faute ? Aux lecteurs
qui n’ont pas adhéré à ses livres. Aux libraires qui
ne l’ont pas suivie, ne commandant pas ses livres,
empêchant Bessette de trouver son public. Aux
journalistes auxquels Bessette reproche beaucoup
de choses, affirmant que « le journal est la
glorification et l’apothéose du mensonge ». À
l’école et au système universitaire qui ne
produisent que des lecteurs paresseux et des
écrivains médiocres. Enfin et surtout à son éditeur,
Gallimard, qu’elle accuse de ne pas assez la
défendre, au sens commercial et au sens propre
quand elle doit se payer un avocat pour son procès,
Gallimard refusant d’engager l’avocat de la maison
dans cette histoire rocambolesque (une
bibliothécaire, ayant fait ses études avec Bessette
et ayant pour nom de jeune fille Lecoq, comme
l’héroïne de son roman, l’accuse de s’être inspirée
de sa vie et la traîne devant les tribunaux pour
diffamation).
Une personnalité complexe qui l’a desservie
Finalement, il s’avère que la pire ennemie de
Bessette n’est autre qu’ellemême : susceptible,
orgueilleuse, avec une forte tendance à la paranoïa,
elle sollicite l’aide de diverses personnalités puis
se vexe quand on lui propose une vente aux
enchères d’œuvres de peintres liés à Gallimard,
s’en prend à ceux qui la défendent comme Alain
Bosquet, qui parle de Bessette dans ses
conférences à l’étranger et met son œuvre au
programme de ses cours. Au fil de la
correspondance dont son biographe nous donne
un aperçu, Bessette apparaît souvent désabusée
vis-à-vis du monde littéraire parisien et
désespérée face au manque de reconnaissance
dont elle souffre. Consciente aussi de sa déchéance,
forcée de faire des ménages pour subvenir à ses
besoins, elle se sent humiliée et injustement
rejetée par les critiques, les lecteurs et même sa
maison d’édition. Elle se révèle aussi révoltée et
porteuse d’une autre vision de la littérature, plus
expérimentale, moins commerciale. Cette défense
du « roman poétique », elle l’exprime dans « Le
Résumé », un texte qu’elle fait paraître à ses frais
en 1969, édité à cent exemplaires : cela aurait dû
être le premier numéro d’une revue mais, suite à
des problèmes financiers et malgré l’aide dont elle
a bénéficié, cela restera le premier et le dernier.
Le Résumé : une certaine vision de la littérature
Le livre se compose de vingt-sept paragraphes
visant à faire du roman poétique un genre
littéraire à part entière, en rupture avec la
production littéraire du moment. Hélène Bessette
part du principe que la littérature a cinquante ans
de retard sur la peinture, l’architecture et la
musique, lesquels n’hésitent pas à employer des
matériaux nouveaux. Il est urgent, pour renouveler
l’art romanesque et le dégager de l’immobilisme
dans lequel la tradition littéraire l’a contraint,
d’emprunter aux arts anciens ainsi qu’aux plus
récents : la littérature doit par exemple se servir
des techniques utilisées par le cinéma et la
photographie pour se défaire de tous les
archaïsmes qui empêchent son évolution.
Quelle littérature pour quel public ?
Du côté des lecteurs de Bessette, si la communauté
qu’ils forment s’est agrandie ces dernières années
avec l’amorce de réédition de son œuvre, elle est
loin d’avoir touché ce qu’on nomme le « grand
public ». Hélène Bessette refusait de se laisser
enfermer dans la littérature laboratoire ou la
littérature expérimentale ; elle disait que n’importe
quel bachelier pouvait lire ses livres et que ceux
qui prétendaient le contraire ne l’avaient pas lue.
Comme le dit Doussinault à propos de Vingt
minutes de silence, son troisième livre publié en
1955, le lecteur d’Hélène Bessette est un « lecteur
sismographe ».
Il serait injuste de parler d’échec littéraire de
Bessette à tous les niveaux : les choses sont plus
complexes. Une pièce de théâtre comme Le divorce
interrompu est par exemple un grave échec
commercial, puisque sur un tirage de 2750
exemplaires seuls 218 sont vendus. Cependant, on
ne peut passer sous silence le fait que la pièce a été
jouée à Milan mais aussi diffusée à la radio en
GrandeBretagne et sur France Culture.
Dans le même ordre d’idée, il est difficile de
trancher sur sa reconnaissance à l’étranger : Alain
Bosquet analyse l’œuvre de Bessette et en lit des
extraits lors de ses conférences en Belgique, au
Portugal, en Hollande, en Angleterre, au Canada,
aux EtatsUnis et au Maroc, mais cela ne signifie
pas pour autant que l’on puisse se procurer ses
livres dans ces pays.
Bessette, une lectrice qui écrit
On a beaucoup rapproché Bessette de Duras ou de
Sarraute, comme s’il fallait comparer une femme
écrivain à une autre femme écrivain ; or, elle est
aussi proche de la poésie surréaliste d’un Breton et
est imprégnée de littérature américaine, anglaise,
etc. Dans sa bibliothèque, on trouve aussi bien
Joyce que Pound, Cummings, les philosophes
allemands, les Russes ou les romans de Virginia
Woolf dont elle partageait l’amour des livres, et la
volonté de les lire si possible dans leur langue
originale. Obligée par sa mère de travailler
rapidement, elle devient institutrice, un métier
qu’elle n’aime pas, et ne va pas au bout des études
universitaires qu’elle aurait voulu faire. Sa mère
intervient pour qu’elle ne soit pas mutée à Paris
ainsi qu’elle le demande pour être au cœur du
monde littéraire. Sans être réellement autodidacte
au sens strict, elle a fait une grande partie de sa
culture littéraire sur le tard, alors qu’elle surveillait
une bibliothèque pour gagner sa vie.
L’écriture d’Hélène Bessette
Bessette cherche à se démarquer du Nouveau
Roman auquel des critiques paresseux et sans
imagination l’ont trop souvent associée. Elle
entend
promouvoir un roman nouveau, le roman poétique,
dans la lignée de Valéry, Proust, Radiguet puis
Alain Fournier, CharlesLouis Philippe et
Giraudoux. Elle précise « un tel livre n’est pas,
naturellement, attaché à l’ordre chronologique
artificiel. Il est plutôt présenté à partir d’un jeu de
l’esprit auquel le lecteur doit s’adapter ». Son style
est très percutant et théâtral (à signaler,
l’adaptation d’Ida ou le délire par Anaïs de Courson
à la Maison de la poésie à Paris), le lecteur est
malmené, bousculé par la langue râpeuse de
l’écrivain, sommé de combler les trous du discours
qui se fait souvent monologue. Les jeux
typographiques, mais aussi sur les mots et les
noms des personnages, sont très présents dans ses
romans qu’on lit le plus souvent d’une traite. Le
lecteur entre en apnée quand il ouvre un roman de
Bessette et le referme quelques heures plus tard,
groggy et chancelant.
Il faut être bien assis pour se plonger dans un
roman de Bessette, écrivain toujours sur la ligne de
faille, en déséquilibre au-dessus du vide ― vide
social, psychique, sentimental. À mille lieux des
livresdoudous pour lecteurs cherchant à se
remonter le moral, les romans de Bessette sont
pleins de noirceur et de solitude. Il ne faut pas
oublier qu’ils sont écrits par une femme divorcée,
seule, sans argent, ostracisée, contre laquelle tous
les parents d’élèves de sa classe d’école maternelle
ont signé une pétition…
Quelques extraits de ces romans
- Suite Suisse :
« Voici la chose la plus désolante du Monde.
Cette indifférence. Le masque de l’indifférence
blanche.
Ce silence.
La cruauté blême des visages rigides.
Les bouches glacées.
Pendant tout le mois (le mois de renvoi) qui
précède le départ, le mois où l’esclave essaie
d’échapper à la mort par inanition. Où l’esclave du
XXe siècle est moins qu’un affranchi.
Ignorant la moindre bienveillance
Personne n’a jamais dit
Je connais quelqu’un qui
Avez-vous été voir
Vous devriez aller
Connaissez-vous
Parce que je suis la romancière Fi Bess ? »
- MaternA :
« Quant aux mères elles s’en retournent vers leurs
petits ménages et leurs visages délabrés par la
misère la maladie les émotions érotiques précoces
et obsédantes, la mauvaise nourriture, les
privations et le reste. Pas plus tard qu’hier elles
étaient de jolies jeunes filles et aujourd’hui elles
ressemblent à Dunkerque. »
- Le Bonheur de la nuit :
« Histoire d’un grand Monsieur qui épouse sa
prostituée.
Très bien portée. Un tantinet snob. Plus fréquent
qu’on ne le pense.
Monsieur sauve une âme. (Grand genre) Joue les
Pygmalion. Ce que se rapportent les vieilles filles
desséchées.
À l’heure du thé. »
Les femmes bessettiennes
Les femmes sont au cœur de l’œuvre de Bessette,
essentiellement à travers trois archétypes. La
figure de la femme mariée : elle est condamnée à
l’ennui, à la soumission et paie le confort matériel
que lui confère le mariage au prix fort (par
l’effacement de soi et parfois la folie). La figure de
la prostituée : un rôle toujours possible pour une
femme seule qui est dans la gêne financière.
Bessette écrit qu’on soupçonne Fifi Bess, l’écrivain
qui est son double dans Suite suisse, d’être une
femme de petite vertu, voire une prostituée,
n’hésitant pas à vendre son corps pour être publiée
ou gagner un prix littéraire (elle obtint le prix
Cazes en 1954). La figure de la lesbienne : seul
modèle positif pour une femme. Elle
développe cet archétype surtout dans MaternA.
Souvent, c'est aussi une relation de pouvoir
puisqu’une femme est plus âgée que l’autre ou en
position de supériorité hiérarchique. Dans Les
petites Lecoq, il est même question d’inceste
mère/fille, sujet tabou que l’on rencontre peu dans
la littérature des années 1950.
La folie des héroïnes bessettiennes
La figure du fou est également très présente dans
les romans de Bessette, dans une vision proche de
celle développée par Foucault. Le fou est souvent
une femme, torturée par sa libido, légèrement
délirante (ainsi que Bessette l’était elle-même) et
rejetée par la société à laquelle elle ne parvient pas
à s’intégrer. La douleur est tellement éprouvante
dans les livres de Bessette qu’on peut parler de «
névralgie du roman » (titre d’un chapitre de sa
biographie).
Bessette, critique de la société contemporaine
Les romans de Bessette sont autant de critiques
féroces de la société de son époque, en particulier
la société de consommation. C’est le cas de son
livre La Tour, parfois comparé au roman de Perec
Les Choses. Elle dénonce dans tous ses romans la
bonne société bourgeoise et bienpensante,
hypocrite jusqu’à l’écœurement.
En conclusion
Plus que les termes de gloire et d’oubli, on
préfèrera parler d’« indifférence persistante » à
propos de la réception de l’œuvre, pourtant
importante quantitativement et qualitativement,
d’Hélène Bessette. Aujourd’hui, on peut célébrer
son retour en grâce avec l’adaptation théâtrale
d’un de ses romans, des articles dans la presse, des
émissions à la radio qui lui sont consacrées, etc.
Pourra-t-elle conquérir un large public ? Rien n’est
moins sûr tant l’air du
temps est au roman divertissant, reposant, facile à
lire.
Parmi les lecteurs assidus de Bessette, on peut
quand même citer des écrivains comme Claro,
Maylis de Kerangal, Céline Minard, Nathalie
Quintane ou Michèle Lesbre. Preuve que si elle n’a
pas beaucoup de lecteurs, elle en a de bons… Alors
faites comme eux et lisez Bessette. Marianne
desroziers
A lire
Hélène Bessette, Le Bonheur de la nuit, Léo Scheer,
2006.
-, Suite Suisse, Léo Scheer, 2008.
-, Ida ou le délire suivi de Le Résumé, Léo Scheer, 2009.
-, La Tour, Léo Scheer, 2010.
-, N’avez-vous pas froid, Léo Scheer, 2011.
-, Si, Léo Scheer, 2012.
Julien Doussinault, Hélène Bessette. Biographie, Léo
Scheer, 2008.
Jean-Jacque Viton (dir.), revue IF, n° 30 consacré à
Hélène Bessette, 2007.
Marianne Desroziers a consacré plusieurs articles
critiques à Hélène Bessette, notamment sur son blog,
« Le Pandémonium littéraire » et dans la revue Vents
contraires.
Yann Andréa n’a pas eu besoin de construire son
œuvre : Marguerite Duras s’en est chargée pour lui.
Claquemuré dans l’alcool, tour à tour secrétaire,
amant, souffre-douleur d’un écrivain en prise avec
son génie, il a pourtant tenté de prendre son
autonomie littéraire. Quatre livres plus tard, le
constat de l’échec et de l’oubli s’impose pourtant :
Yann Andréa n’est pas un écrivain mais un lecteur
subjugué, devenu le desservant du culte de
Marguerite Duras.
Le lecteur premier
L’histoire est restée célèbre. En 1980, Yann Lemée,
jeune étudiant en philosophie, fait son entrée dans
la vie de Marguerite Duras après une longue
relation épistolière. Le processus de possession
d’un personnage réel par l’écrivain s’est enclenché
dès l’arrivée du jeune homme à Trouville. Venu
retrouver Duras qui rédige durant l’été une série
de chroniques pour le journal Libération, Yann
devient le « lecteur absolu et premier » de l’œuvre
durassienne. Marguerite formate, renomme
l’étudiant, le faisant ainsi entrer dans sa propre
mythologie. Symboliquement, comme elle l’a fait
pour elle-même, Duras oblige Yann à se
débarrasser du nom paternel : « le nom du père,
elle le supprime. Elle garde le nom, Yann. Et elle
ajoute le prénom de ma mère : Andréa. Elle dit :
avec ce nom, vous pouvez être tranquille, tout le
monde va le retenir, on ne peut pas l’oublier. »
Une esthétique du contraste
De cette « histoire entre le très jeune Yann Andréa
et cette femme qui faisait des livres et qui, elle,
était vieille et seule comme lui », Duras tissera tout
un réseau d’œuvres semi-autobiographiques,
relevant tantôt d’une mise en scène frontale de
leur intimité (La Pute de la côte normande, Yann
Andréa Steiner), tantôt d’une perspective dévoyée
– déplaçant le couple vers des identités
fictionnalisées (Emily L., La Jeune fille et l’enfant).
Toutes sont régies par un enjeu commun : elles
participent à l’entreprise de mythification du
binôme « auteur-lecteur » que forment Duras et
Andréa. Couple de l’impossible, disons, confrontés
aux « frontières de l’amour », leur relation épouse
une esthétique du contraste qui renvoie à des
positions archétypales. Quarante ans séparent
Yann et Duras : lui à la trentaine, elle soixante-dix
ans. Dialectique de la mère et de l’enfant, du maître
et de l’élève (voire de l’esclave) Duras est celle qui
permet à Yann de faire son entrée en littérature.
En 1982, Duras écrit à Yann un billet qui résume
bien leur relation : « La passion qui nous lie dure le
temps de la vie qui me reste et durant le temps de
celle qui se présente à vous comme longue. Rien
n’y fera. Nous n’avons rien à attendre l’un de
l’autre, ni enfant ni avenir… Pédé c’est ce que vous
êtes et nous nous aimons… Rien n’y fera. Vous
m’aimerez toute votre vie. Parce que je vais mourir
beaucoup plus tôt que vous dans très peu d’années
et que la très grande différence entre nos âges
vous rassure et pallie votre pure panique
d’affronter une femme. » L’homosexualité de Yann
apparaît dès lors comme un contraste
supplémentaire dans leur relation. Tout semble les
opposer : leur âge, leur sexualité et leur rôle
respectif.
Un livre sur et avec elle
En 1983, Yann Andréa publie M.D. aux éditions de
Minuit (qui comptent également Duras à leur
catalogue). Récit amoureux, l’ouvrage revient sur
l’hospitalisation de Duras suite à ses problèmes
d’alcool. Yann a opté pour une écriture blanche,
sèche, mimant le style de sa compagne : phrase
sténographique, accumulation des « vous dites »,
destruction des phrases et de la prosodie
narrative. Cette ressemblance alla même jusqu’à
faire douter certains critiques. Duras n’aurait-elle
pas été capable de demander à Yann de signer une
œuvre qu’elle aurait elle-même écrite ?
L’hypothèse fut vite écartée et M.D. resta ce qu’il
est : une sorte de journal impudique (Yann faisant
la toilettes intimes de Duras, Yann passant des
heures à la regarder, l’habiller, à supporter ses
crises et ses colères) qui met en scène la
fascination que peut exercer un auteur sur un
lecteur.
L’écriture dévoyée
Après la parution de ce premier ouvrage, Yann
disparaît des rayons des librairies. Son nom
n’apparaît qu’accolé à celui de Duras. Il adapte
certains de ces récits (L’Eté 80 devenu La Jeune fille
et l’enfant) et participe à l’édition d’Outside, un
recueil d’articles. Toute son écriture est dévoyée
vers Duras. Il faudra attendre 1993, soit dix ans
après la publication de M.D. pour qu’il signe un
texte, paru dans le magazine Vogue et consacré à…
Marguerite Duras.
Après sa mort, en 1996, Yann continue de servir le
culte durassien : recueil de photos, publications du
dernier ouvrage de Marguerite, il multiplie les
collaborations. Son deuxième livre, Cet amour-là,
paraît chez Pauvert en 1999. Il s’agit du récit de ses
années de vie en compagnie de Duras : « je
voudrais parler de ça : ses seize années entre l’été
80 et le 3 mars 1996. » L’ouvrage bénéficie d’un
large accueil médiatique et Yann fait son
apparition devant le grand public. Sur les plateaux
de télévisions, de Bernard Pivot à Thierry
Ardisson, il apparaît maladroit, s’excusant presque
d’avoir mêlé des faits autobiographiques (qui
affaiblissent un peu son livre) avec de sublimes
pages consacrées aux heures passées dans
l’écriture, aux côtés de Duras. Il doit se justifier,
aussi, de si peu exister. Ou alors de n’exister
seulement qu’à travers elle : « je lisais, je relisais, je
recopiais des phrases entières sur des feuilles, je
voulais être ce nom, recopier ce qui était écrit par
elle, me confondre, être une main qui copie ses
mots à elle. »
Vendre ce que l’on a vécu puis oublier
Les livres de Yann Andréa doivent-ils être pris
comme de simples témoignages ou comme des
récits à part entière (au sens le plus littéraire du
terme) ? Il est amusant de constater que les deux
textes précédemment évoqués (M.D. et Cet amour-
là) ont été respectivement traduits, en Chine, sous
les titres racoleurs Mon amante Duras et Moi,
esclave et amant : l’aveu du dernier amant de Duras.
Il y a chez Yann André le ressassement d’une
même matière, celle de la vie vécue avec un grand
écrivain.
Dans Ainsi, son troisième ouvrage paru en 2000
chez Pauvert, Yann continue d’écrire à une femme
qu’il aime. Le nom de Duras n’est jamais cité, il
s’est effacé au profit d’un « vous » anonyme mais
qui ne laisse pas de doute sur sa véritable identité :
« je crois pouvoir continuer à vous parler, plus
simplement, d’une manière ordinaire, à écrire des
mots décomposés. » Contrairement au précédent,
cet ouvrage, sans doute à cause de son
hermétisme, se heurta à un silence médiatique.
Technikart publia toutefois une critique assassine
du livre. Celui-ci y est qualifié de « lettre d’amour
qu’aucun intéressé ne lirait jusqu’au bout », une
« catastrophe mimétique » dans laquelle, une fois
de plus, Yann Andréa tente de reproduire « un
style qu’il parvient parfois à maîtriser mais qui ne
lui appartient pas. » L’article se termine par un
conseil : « ne plus écrire. » Yann sembla ne pas
l’écouter. Il publia, l’année suivante, Dieu
commence chaque matin chez Bayard, un court
ouvrage mystique qui passa totalement inaperçu.
Depuis, le nom de Yann Andréa n’apparaît qu’au
dos de certains livres de Marguerite Duras, dans la
liste des remerciements. Devenu son exécuteur
littéraire, il vit désormais loin des médias et, à
l’heure actuelle, ne publie plus. Il est peut-être,
comme lui disait Duras, définitivement perdu ou
devenu fou. Romain Giordan
Bibliographie
Yann Andréa, M.D., Minuit, 1983.
–, Cet amour-là, Pauvert, 1999.
–, Ainsi, Pauvert, 2000.
–, Dieu commence chaque matin, Bayard, 2001.
Marguerite Duras, La Jeune fille et l’enfant, éditions des
femmes, 1981.
–, Yann Andréa Steiner, P.O.L, 1992.
–, C’est tout, édition définitive, P.O.L, 1999.
Laure Adler, « Le parc des amants », Marguerite Duras,
Gallimard, 1998.
Huang Hong, « Le mythe Duras en Chine », Le Magazine
littéraire, n° 452, avril 2006.