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    MEMOIRES

    DE

    CHARLES GOZZI

    IETVNITIENDUXVIIIeSICLE

    TRADUCTIONXICftE

    l'Ali

    PAUL, DE MUSSET

    PARISCHARPEHTIER, DITEUH

    17,rue de Lille

    1848

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    MEMOIRES

    DE CHARLES GOZZL

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    MMOIRES

    DE

    CHARLES GOZZI

    CRITS PAR LUI-MME

    TRADUCTIONLIBRE

    PARISCHARPENTIER, LiBRIRE-DTEUR

    17, HUEDELILLE

    4848

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    NOTICE SUR CHARLES GOZZI.

    Lorsqu'un pote aim de son vivant tombe aprs sa mortdans un oubli profond, il est rare que cet oubli soit injuste.On a d'ailleurs tant de plaisir redresser les torts du public,qu'il se trouve toujours des critiques disposs s'en charger;on pousse mme souvent le zle jusqu' vouloir rhabiliter devieux noms sur lesquels l'oubli s'tait lgitimement assis, et

    quela

    poussireue tarde

    pas recouvrir en

    dpitdes efforts

    qu'on a faits pour la secouer. Charles Gozzi a le malheur defigurer parmi ces flambeaux teints, et c'est assurment unefcheuse prsomption contre son mrite; cependant touthomme clair qui jettera les yeux sur une page de cet cri-vain original, le reconnatra pour un des esprits les plus dis-tingus de l'Italie, et mme pour l'une des sources inconnueso la littrature actuelle a puis tout un monde d'ides. Ilsuffira de dire, pour justifier cette opinion , qu'Hoffmann,

    qui nous avons tant emprunt, devait l'tude de Gozzi une. partie de son talent. Lorsqu'on a cru que Charles Nodier s'in-spirait d'Hoffmann, c'tait dans Gozzi qu'il prenait son bien,car Nodier savait trop u se cachaient les bonnes sources pour s'arrter aux ruisseaux qui en sortaient. N'est-il pas curieuxde voir aujourd'hui les Italiens nous emprunter souvent lesmmes choses que nous tenons des Allemands, et que ceux-ciavaient drobes aux Italiens il y a moins de cent ans; rie pas reconnatre leur proprit cause des changements op-rs par le travail d'assimilation , et revenir ainsi eux-mmes aprs trois mtamorphoses successives? Le genre fan-tastique, parti de Venise en 1750 , avec le train d'un fils de bonne famille, y rentrera quelque jour en haillons, commel'enfant prodigue, et si dfigur que ses compatriotes ne le

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    2 NOTICE SUR CHARLESGOZZI.

    reconnatront plus. Gozzi ost mort au moment o Venises'teignait; il n'est pas tonnant que dans le naufrage d'unerpublique un po'te se trouve submerg. Entran par les cir-constances faire de la satire, Gozzi s'est jet ensuite dans la

    fantaisie avec encore plus de succs; il faut bien que la litt-rature franaise rende au Vnitien ce qu'elle lui doit, en l'a-vouant au moins pour un de ses cranciers.

    Il y a peu de satires mauvaises et qui manquent leur but,soit parce,que les vices, les ridicules et le mauvais got don-nent toujours beau jeu qui veut les attaquer, soit parce qu'onn'crit gure une satire que dans un moment de colre et de passion. Gilbert n'tait qu'un dclamateur ennuyeux dans sesodes ; un jour il jette un regard d'envie et d'amertume sur le

    sicle des madrigaux, des petits soupers et de la philosophie,et aussitt il trouve en lui une veine potique qui ne se serait

    jamais ouverte sans le dpit et la misre.. Rgnier, malade,querelleur et chagrin, fit asseoir la posie sur les bancs descabarets, mais elle ne lui fut jamais si docile que lorsqu'il s'ir-rita contre lui-mme et contre les tristes lieux o il avait ussa sant. De toutes les formes que peut prendre la satire, la plus nergique et la plus agrable est assurment la comdie.Aristophane, bravant Clon en

    pleinthtre, et jouant lui-

    mme lerle du Paphlagonien, qu'aucun acteur n'oseaccepter,devient une puissance capable de faire trembler le chef de larpublique; il fallait toute la libert d'Athnes pour qu'un telspectacle ft permis, et que Fauteur mourt dans son lit. Mo--lire, avec l'appui de Louis XIV f se retrouve dans les heu-reuses conditions d'Aristophane; la cour, les faux dvots, lesmdecins et les prcreuses s'en sont aperus. Certes, il y a loind'Aristophane et de Molire au Vnitien Gozzi ; mais la listedes

    comiquessatiristes est tellement borne

    quele nom de

    Gozzi arrive bientt aprs ces deux grands noms, ce qui prouve que la -comdien'a pas eu souvent son franc parler.Avec son esprit ironique, ses locutions vigoureuses, cet em- porte-pice que la nature lui avait mis au bout de la langue,

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    NOTICE SUR CHARLES GOZZI. O

    son coeur naf et bon, son caractre taciturne^ signe distinctif -du gnie comique, peut-tre Gozzi n'et-i pas demandmieux-que d jouer sur le thtre de San-Samuel les doges-, le con-seilles Dix, l'inquisition politique ^ et tous les trafiquantsorgueilleux du livre d'or; une petite difficultl'a retenu, c'estqu'au premier mot un peu hasard, on l'et trangl soixante pieds au-dessous du sols ou donnen pture aux zun-zans ds plombs du palais ducal. On ne lui abandonnait quedeux ennemis, l mauvais got de l littrature et le dbor-dement des moeurs. Il abattt le premier; quant -au second,c'tait un mai chronique dont Venise ne pouvait plus gurir.

    On ne doit pas s'tonner si l portrait du comte Gozzi n'est pas flatt,

    puisqu'ila t trac

    par ses ennemis dans les

    pro-logues de leurs comdies : Voyez-vous -i-basun homme quise chauffe au soleil sur la place de Saint-Mose? Il est grand,maigre, ple, et un peu vot. Il marche lentement ^ les mainsderrire le dos, en comptant les dalles d'un air sombre. Par^-tout on babille Venise , lui seul ne dit rien ; c'est un signor comte encore plus triste du plaisir des autres que de ses pro-cs. Ohl que cela est gnreux de languir parce que nous sa^vohs divertir la foule qui honore tousl'essoirs notre thtre!---

    - Oui, rpondit Gzzi, je me promne dans les coins soli'taires. Je tie-coiirs.pas, comme vous autres, dans tous les ca-fs del place -Saint-Marc pour mendier des applaudissementset dmontrer aux garons limonadiers l'excellence de mes sys-tmes. Il faut bien aller au spectacle le soir, et comme vousavez empoisonn la scne de vos drames larmoyants, il estvrai que je languis, car vous donnez de l'ennui aux colonnesmme du thtre...

    Au ton qui rgne dans l'attaque et la riposte, on voit que les

    potes vnitiens se disaient assez crment leurs vrits. Au- jourd'hui que la guerre est finie et oublie, il nous importe peu que les lois de la politesse n'aient pas t observes; cettefaon hardie et personnelle de s'exprimer en prsence d'un pu- blie intelligent, comme l'tait -celui de Venise au milieu du

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    4 S0T1CESUR CHARLESGOZZI.sicledernier a prcisment quelquechosed'antiqueet d'a^ristophanien.Lesallusionsensontplusfaciles saisir, lecom-mentaireplussimpleet moinsarbitraire,cequi dispenseheu-reusement lebiographeet lecritiquede faire effortd'imagi-nation.

    La famillede Gozzitait noble etoriginairedu Frioul. Ilya eu desGozziPordenone, Udine, Padoue,et mmeenDalmatie.Si on voulait absolumentexpliquer pourquoicetcrivainavaitdans laplaisanterieune tournured'esprit gau-loise, avecl'humour duNord dansles moments d'motion etuneimaginationtout faitorientale,on pourraitdirequecesqualitsopposeslui venaient dusang dalmate souventml celuides croiss detous pays quiallaienten Palestine.On

    ferait ainsi augniede Gozziunegnalogiehtrogne,oDervisModesse trouverait alli Rabelaiset Shakspeare,maisonrisquerait.detomber dans desaperus plus ingnieuxque vrais; et commela vrit mritequelquesgards, jelaisselesparallles d'autresplushardis ouplusexercs.

    En 1750,Venisen'taitplusla reine desmers. Legouver-nement affaiblin'avaitconserv de son anciennerf politiquequ'une humeur ombrageuseet perfide.Des vieilles institu-tions, il ne.restaitqueles inconvnients :l'inquisitiond'tat,les dlationset lesystme dplorablede fermer lesyeuxau peupleen l'avilissant. Le commerce tait ruindepuislong-tempspar la dcouverte ducap de Bonne-Esprance,et lesmoeurs taient tombes dansun relchementextrme.La po-liceregardaitde travers les jeunesgenssrieux;.Pour se faire bienvoir, il fallaitdguiser legotinnocentdel'tude sous lesformes de labouffonnerie,du plaisir ou de la licence.Onde-vait paratre.nesonger qu'rire et fairel'amour. Lepeuple,

    poussdans cettevoie, adoptaitvolontiers cettemaniredevivre enpaixavec songouvernement.Onemployaitles nuitsen fteset endbauches,l moitidu jour dormir, le reste courir aprsdesintriguesgalantes,et on nemanquaitpasle soir d'aller auspectaclepour causer etprendredes sorbets.

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    NOTICE:SUR CHARLESGOZZI. S

    Ce public vapor, intelligent et civilis, ne demandait qu'se divertir, applaudir, juger les diffrendsentre les potes, etdonner le prix qui trouvait le meilleur moyen de lui plaire.

    Il y avait alors Veniseune acadmie nouvellement fonde,

    qui, sous les apparences d'une runion consacre la folie etau burlesque, cachait un but littraire utile et sage, le per-fectionnement de la langue et le culte du toscan. Le gouverne-ment lui passait ses travaux srieux cause de l'extravagancede son nom et de sesstatuts. Elle s'appelait acadmie des gra-nelleschi. Les membres de cette acadmie taient des savants,des bibliophiles, des potes et des crivains distingus. Ontait en rapports avec l'acadmie del Crusca, on introduisait Venise les bons livres florentins, et on y rpandait le gotdu style pur et naturel, que le ribombo et le galimatias avaientdtrn depuis longtemps.

    Tout le bien que les granelleschi avaient fait se trouvadtruit, un beau jour par Goldoni, crivain barbare, qui n'a-

    . vait d'esprit qu'en parlant patois. Goldoni, pntr de la lec-ture de Molire, avait adopt ce pole pour son modle ; maiscomme il traduisait aussi les continuateurs de Molire, il secroyait sur les traces du plus grand comique du monde, tan-dis qu'il suivait la

    pisteDestouches et tous les auteurs de

    troisime ordre. Jusqu'alors la comdie italienne n'avait pasobserv de rgles. Les acteurs italiens ayant au plus hautdegr le don prcieux de l'improvisation, la moiti de la picetait crite, l'autre moiti abandonne l'inspiration des ac-teurs. La portion crite tait en toscan, l'autre en dialecte.Ce genre existe encore Naples, o il jouit d'une faveur m-rite. A Venise, quatre masques bouffons et improvisateursrevenaient dans toutes les pices : le Tartaglia, bredouilleur ;

    le Truffaldin, caricature bergamasque ; le Brighella , repr-sentant les orateurs de places publiques et d'autres types po- pulaires; et enfin le clbre Pantalon, le bourgeois vnitien personnifi avec tous ses ridicules, et dont le nom a une ty-mologie digne d'un commentaire. Ce mot vient de pianta-

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    O NOTICESUR CHARLESGOZZI.leone (plante-lion); les anciens marchands de Venise, dansleur fureur d'acqurir des terres au nom de la rpublique , plantaient tout propos le lion de Saint-Mare sur les les dela Mditerrane; et comme ils venaient se vanter de leur con-

    qute jle

    peuplese

    moquaitd'eux en les

    baptisant .plante-lions. Ce dmocratique sobriquet rappelle l'aventurc.de Ci-cron, poursuivi par les enfants de Rome, qui criaient derrirelui : Reperit, invenit! parce queCicron n'arrivait jamaisau snat saus assurer qu'il avait trouv et dcouvert une con-spiration nouvelle. Le titre de piantaleoni du xix sicle pourrait tre justement dcern aujourd'hui une autre nationqui plante le lion sur les les de toutes les mers avec encore plus de constance que les anciens marchands de Venise.

    Les quatre rles caractre taient jous en 1750 par desacteurs d'un grand talent, si on en croit Gozzi -,qui les aimait passionnment. Ce genre prtait singulirement la satire, puisque les quatre masques jouissaient du privilge de fairerire le parterre aux dpens de qui ils voulaient. C'est cet artdrgl, mais piquant, anim et original, que Goldoni rso-lut d'anantir au nom de Molire, qui avait emprunt l'Ita-lie les Sbrigani et les Scapins, dont le thtre franais s'taitfort bien accommod. Goldoni voulut remplacer la comdie

    italienne par un genre froid et dgnr auqueliGozzi donnaitle nom de flebile, ce qui veut dire volont plaintif oudplorable. De peur de heurter trop brusquement le got du-moment, Goldoni donna d'abord sa petite pice de l'Enfantd'Arlequin-, qui eut du succs., mme.en.France.. C'tait une-manire de s'introduire en tratre dans le camp ennemi. A peine eut^il assur son crdit sur le public de Venise, qu'ilabandonna la troupe deSan-Samuel pour celledu thtre Sant'--Angelo,oronjouaitdestraductions. Il passa du genre bouffon la comdie prtentieuse de Destouches, puis au drame lar-moyant, qui devenait la mode Paris, et il crut avoir sauv et rgnr le thtre. L'abb Chiari, crivain am- poul , traduisait aussi de son ct les pices franaises eh

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    NOTICE SUR CHARLESGOZZI. i

    phbus ultramontain , si bien qu'en peu de temps la comdienationale disparut, et que la troupe de Sacchi sortit de Venise pour aller chercher fortune en Portugal.

    Peu d temps aprs ; Gozzi composa son premier pome sa-

    tirique : L'a Tartane. Il en donne lecture aux granelleschi, etl'acadmie clat en applaudissements ce passage qui dfinit-la comdie -larmoyante : Ces spectacles sont, une omelette battue... On mlange ensemble des morceaux incomplets, descaractres que ia nature ne pourrait pas seulement rver, desfigures mconnaissables, des homlies, ds mtaphores et du patois d gondoliers; il pleut des arguments de pices ladouzaine, et puis oii -se redresse, les joues enfles, le pied endehors i et on dit : nous avons rform le thtre... Autrefoison faisait tout -simplement de la posie; aujourd'hui il fautdes vers martelliens ', si -longs, si durs fabriquer-, d'unematire si coriace, qu'on y va des dents, des pieds et desmains, comme les cordonniers cousent leurs souliers. On sedonn beaucoup de peine, mais on a russi faire parler h- breu aux muses.

    Regardez le pauvre public de Venise : en quel tat il esttomb ! N'ayant plus d'endroit o il puisse se divertir honn-tement, il va dans les tavernes, et

    perdce

    quilui restait encore,

    de respect pour-les bonnes moeurs. Cependant reprenons un peu d'esprance, car le pote nous prdit pour la fin de l'an-ne le retour de Sacchi et de Zanoni. ces acteurs inimitables .qui ramneront avec eux les plaisirs, la gat italienne, et la pantalonnade plus profonde qu'on ne le croit voir son air innocent. Goldoni, enfl par tin succs phmre, proclamediis ses prfacs son dessein a d'arracher la comdie natio-nale ses masques de cuir, expression choquante et cruelle

    dont il se repentira. Continuez donc, potes nouveaux, sonner vos cloches de bois qui appellent les papillons au con-sistoire. Tout cela aura une fin , et alors que ferez-vous?Vous

    1 LeYc'rsmarlellicnrcpoh l'alexandrinfranais

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    vendrez de l'onguent, vous direz la bonne aventure en.pleinair, et vous dbiterez de ces marchandises qu'on ne donnequ'au comptant.

    L'acadmie des granelleschi demandait l'impression de la-

    Tartane. Gozzi refuse de la donner au libraire; mais il enaccorde une copie son ami Daniel Farselti, qui l'envoieimprimer en France et en rpand dans Venise un millier d'exemplaires sans la permission de Fauteur. Les Vnitiens,rieurs et inconstants, ne se faisaient aucun scrupule de berner le pote qu'ils avaient accabl hier. de caresses et de sr-nades. Goldoni en appelait encore l'auditoire qui venaitchaque soir San-Salvalore. Les amis de Gozzi lui reprsen-trent que le silence n'tait plus possible, que la satire ne

    suffisait pas, et que le public avait le droit d'exiger une picemeilleure que celle du genre critiqu : Csar, rpondit Gozzi,a pris son temps pour passer le Rubicon, et vous autres vousm'y poussez la tte la premire en rpandant ma satire dansles cafs; il faut prsent que je nage ou que je me noie. Sur ces entrefaites, le tremblement de terre de Lisbonne ayantchass Sacchi du Portugal, Gozzi n'eut plus aucun prtextede retard. Un malin, le petit thtre de San-Samuel, fermdepuis cinq ans, est nettoy avec soin , et sur la porte on voitune grande affiche qui annonce : VAmour des trois oranges,fable en cinq actes, imagine exprs pour ramener les quatremasques nationaux, et soumettre au public quelques allgories peu dguises.

    Le signor Prologue est un:petit-enfant qui-se.glisse entre latoile et la rampe pour faire trois saints et dire d'un air naf que l'auteur, par grand extraordinaire, va faire reprsenter une pice nouvelle qui n'a t joue nulle part. La troupedemande pardon aux spectateurs de ne pas leur donner un ouvrage vieux, traduit, us, par des plumes du paon,embelli par de grosses sentences. L-dessus l'enfant se relire,et la pice commence.

    C'tait un vritable conle de nourrice que le public coula

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    NOTICE SUR CHARLESGOZZI. 9

    en palpitant de plaisir, mais dont le lecteur ne se soucieraitgure aujourd'hui, et que Gozzi appelait, une baliverne magique

    propre ressusciter la comdie dell' arte.Tout en riant d'un succs populaire gagn peu de frais,

    Gozzi n'entend pas prcisment raillerie sur l'article desferiesorientales. L'Amour des trois oranges le captive lui-mme la reprsentation ; il s'meut devant sa propre invention.Cette premire pice n'tait qu'un canevas, il faut aller plusloin, restaurer ce quo Goldoni a dtruit, tracer des rgles la comdie dell' arte , et crer en mme temps un genre nou-veau , le genrefiabesque. Cette rsolution pouvanta la coali-tion Chiari et Goldoni. Les pirologues de San-Salvatore et de

    SantAngelomirent leurs bonnets de

    travers,et

    attaqurentouvertement Gozzi; mais il tait trop tard, la foule dsertait,on courait aux fables de nourrice.

    Voil donc l'difice pniblement lev par Goldoni etChiari renvers en trois jours. Goldoni, voyant son thtredsert, partit brusquement pour la cour de France, quilui faisait des offres brillantes. En employant un termeconsacr dans les arts, on peut dire qu' cette poque finit la premire manire de Charles Gozzi. Il y aurait tout un paral-

    lle faire entre la guerre des deux colesvnitiennes et celle laquelle notre gnration a pris part-en 1829. Comme enFrance, on reprochait l'une des coles de Venise l'ennui etla froideur, l'autre le mpris des rgles. Gozzi a eu gain decause, mais plus lard on le ngligea compltement. T^esouvrages dits classiques furent repris, ce qui a amen ladcadence irrmdiable de la comdie italienne en lui tantson gnie national.

    La victoire de Gozzi aurait pu tre dfinitive, s'il n'avait

    pas eu lui-mme quelques-uns des dfauts de ses antagonistes.Son style n'tait pas exempt de reproches. Par haine desalexandrins et de l'emphase, il crivait avec un abandonfcheux. La rime est si facile, en italien, que ce n'est gure la peine d'adopter un rhythme pour ne faire que des vers

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    10 NOTICE SUR CHARLESGOZZI.

    blancs; et Gozzi ne voulait dcidment pas rimer, exceptdans les occasions o son sujet devenait tout fait potique.Ces irrgularits, qui se supporteraient en anglais, pro-duisent un effet dplorable dans l'idiome coulant et mlo-dieux de la

    Toscane;aussi

    les classiques vnitiens s indignsde leur dconfiture, s'criaienUls douloureusement : Aumoins, nos barbarismes rimaient ensemble!

    Charles Gozzi fut un peu tonnde n'avoir plus personne.combattre. Les sonnets admiratifs pleuvaient chez sonconcierge. On l'appelait l'Aristophane de l'Adriatique ; le public demandait encore des fables, sans songer que, lesallgories n'tant plus de saison , la moiti de l'intrt s'taitvanoui. Plus de genre flebile, plus de- phbus, ni de vers

    soporifiques, ni de dialectes barbares: plus de contre-rvolu-tion faire, et parlant plus de satire possible. Gozzi se tournaun peu inquiet vers le svre et judicieux Gaspard, sonfrre an.

    Carlio mio . lui dit Gaspard, prends garde toi. Avecla colre s'en va l'inspiration satirique. C'est quand on n'a plus de rivaux qu'on tombe. Iras-tu sans passion te crer desmotifs de guerre? Si tu t'avises de toucher aux grands ou la politique, on t fera jouer le premier rle dans une tragdiedont la dernire scne sera un monologue dans une prison.Prends garde toi ; redeviens simple granellesco, ou bien brise les flches et les armes pointues ; puise dans ta seulefantaisie, et si tu russis, tu sauras que le ciel t'a fait vrita- blement po'te.

    Le conseil de Gaspard tait bon. Charles Gozzi s'enferma pendant deux mois dans son cabinet. Il oublia les querelles potiques et se jeta dans la fantaisie. C'est de l que sortit lacharmante et purile Turandot, qui a eu l'honneur d'tretraduite par Schiller, reprsente dans toutes les:graudes villesd'Allemagne, et commente srieusement par Hoffmann, quiavait de bonnes raisons pour admirer Gozzi, comme on leverra tout l'heure.

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    NOTICESUR CHARLESGOZZI. 11 Si Peau d'Ane m'taitconte, j'y prendraisun plaisir

    extrme,disaitle bonhomme la Fontaine.Jelecroisbien, car Peau d'Aneest un fort joli conte;mais l'histoire deTurandotest bienplus belle encore.Onpeut la lire dans le recueildeDervisModes

    ,traduit

    par M. Ptis dela

    Croix. Gozzi,en

    l'ornant des charmes dudialogueet desmasques comiques,en a fait son oeuvrecapitale. Calaf,filsde Timur, roi d'As-tracan, battu par ses ennemis etdpouillde sestals, arriveerrant et inconnu auxportes de Pkin. Ilremarqueun grandmouvement dans lepeuple, et demandes'il se prpare unefte;maison lui apprend quela foule s'assemblepour voir une excutionsanglante.Turandot, uniqueenfant del'empe-reur de laChine,jeune fille d'une beautincomparable,d'un

    esprit-profondet ingnieux, a l'me noire etsauvage.Son prevoudrait lamarier avant delui laisser l'empire; maiselledteste tousles hommes.L'empereur Altoun-Kan a vaine-ment employles menaces et lsprires pour la flchir ; il estfaibleet adore sa fille. Tout cequ'il a pu obtenir d'elle, c'estde conclureaveclui un trait bizarre dontil a jur sur l'auteld'observer les conditions. Lesprinces qui aspirent la mainde Turandot doiventparatre au divan, en prsencedesdoc-teurs. Laprincesseleur proposeratrois nigmes.Celuiquiles devineratoutes,trois,pouseraTurandot ethritera del'empire, mais ceux qui ne russiront pas auront la ttetranche. Tels sont les termes dutrait; on est libre de n'en point courir lesrisques. L'orgueilleusejeune filleespre quecesconditionseffrayantescarteront les amoureux.Cependant plusieurs princesont dj pri, et ce matin mme on va dca-- piter le fils du roi deSamarcande, quin'a pas pudeviner lesnigmes.

    En effet,une marche funbre rsonneau loin. Le bourreaudposesur laportede la ville la ttedu malheureuxprince : Si j'tais le prede cette fillebarbare, s'crieCalaf indi-gn, je.Jaferais mourir dans les flammes! Aussitt arrive legouverneur du jeune homme dcapit; il jette terre le

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    12 NOTICESUR CHARLESGOZZI.

    fatal portrait de Turandot, le foule aux pieds, et sort en pleu-rant. Calaf ramasse le portrait. Les bonnes gens chez qui illoge le supplient dene pas regarder cette peinture dangereuse ;mais il se moque de leur frayeur. Il regarde le portrait, ettombe dans une rverie

    profonde, frappau coeur subitement.

    11 parle l'image de Turandot, il lui demande s'il est vraiqu'un visage si beau cache une me si cruelle; puis il s'criequ'il veut tenter la fortune, et rpond aux larmes de sonhtesse par ce raisonnement d'amoureux : Si je ne russis pas, je trouverai un terme ma vie misrable, et j'aurai dumoins contempl avant de mourir la beaut la plus rare quisoit au monde. Calaf n'coule plus rien, et marche toutdroit au palais imprial.

    Altoun-Kan est le plus bnin des empereurs. Il pleure detout son coeur en faisant couper la tte une foule de char-mants princes auxquels il aimerait bien mieux donner sa fille ;il se lamente avec son secrtaire Pantalon. Calaf est introduit,et on tche de le faire renoncer son projet; mais l'amoureuxinbranlable rpond :

    Moite pretendo,o Turandottein sposa.

    Je prtends mourir ou pouser Turandot. On assembledonc le divan. La princesse parat au milieu de ses femmes etvoile : Voici la premire fois, dit-elle ses confidentes, que je sens de la piti pour un homme. La suivante Adelmaprouve plus que dela piti, car elle s'enflamme tout coup pour Calaf. L'orgueilleuse Turandot commande au prtendantde s'apprter mourir; puis elle prend le tuono academico pour dbiter sa premire nigme, que Calaf devine tout desuite, la grande stupfaction du divan. La seconde nigme,celle de l'arbre dont les feuilles sont noires d'un ct et blanches de Vautre, n'tait pas encore connue du tempsd'Altoun-Kan ; cependant Calaf devine que cet arbre est l'an-ne avec ses jours et ses nuits. Il a louch le but, dit Pan-

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    NOTICE SUR CHARLES GOZZI. 15

    talon, qui ne comprend rien aux nigmes, Du premier coup et dans le milieu , ajoute Tartaglia, qui n'y voit que dufeu. Princesse, dit Adelma , cet homme est votre matre ;il sera votre poux. Tais-loi, rpond Turandot indigne,

    que le monde s'croule plutt. Je dteste cet homme, et jemourrai avant d'tre lui. >-Cette exclamation fournit Calafl'occasion de montrer son

    amour et sa grandeur d'me en assurant qu'il n'pousera jamais la princesse par force; mais le bon Altoun-Kan d-clare qu'il faudra bien qu'on se marie, et il engage mme safille prendre ce parti sans aller plus loin. Sposa sua fia lamorte ! rpond Turandot : que son pouse soit la mort ! Elle se lve et, d'une voix plus forte qu'auparavant, dbite la

    troisime et dernire nigme : Dis-moi quelle est la terrible bte froce, quatre piedset aile, bonne pour qui l'aime, et altire avec ses ennemis;qui a fait trembler le monde, et qui vit encore orgueilleuse ettriomphante? Ses flancs robustes reposent solidement sur lamer insconslante ; de l, elle embrasse avec sa poitrine et sesserres cruelles un immense espace. Les ailes de ce nouveau phnix ne se lassent jamais de couvrir de leur ombre heureusela terre et les mers.

    Aprs avoir prononc le dernier vers, Turandot soulve levoile qui cachait son visage et fixe ses yeux sur Calaf.Cecoup de thtre russit. Le pauvre prince, tourdi par la beaut, de l'artificieuse jeune fille, reste confonduet sans voix.Profitons du moment de trouble de Calaf pour remarquer laflatterie que l'nigme adresse la seigneurie de Venise. Tu-randot aurait d retourner toute la dernire moiti de sondiscours, et dire : Elle a fait jadis trembler le monde; mais,hlas! aujourd'hui elle n'est plus ni orgueilleuse , ni triom- phante, et les ailes de l'ancien phnix, fatigues et repliestristement, ne couvrent plus de leur ombre la ferre ni lesmers. Calaf se remet enfin de son lourdissement, et, mal-gr l'inexactitude de la proposition, il devine que la bte f-

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    14 NOTICESUR CHARLESGOZZI.roceestlelion justeet terrible del'Adriatique.Tout ledivan bat desmains; l'empereur embrasse songendre,et la prin-cesse tombe en faiblesse au milieu deses femmes.EnvainTurandot demande une nouvellepreuve; ledbonnaire Al-toun se met en fureur et lamenace de samaldiction.AlorsCalaf s'interpose;il suppliel'empereur d'avoir pitidu cha-grinde sa fille; il nepeut supporter l'ide d'avoir fait couler les larmes deTurandot,et renoncera plutt elle, etmmela vie, quede lui dplaire.On sedcide un accommode-ment. A sontour, Calaf proposeraune nigme laprincesse,et lui donnerajusqu'aulendemainpour la deviner;mais sielle netrouvepas la rponse laprochainesancedu divan,ellesersoudraau mariage.Turandotaccepteces conditions.Voicil'nigmede Calaf : Quelest le prince quia t rduit mendiersonpain, porter de vilsfardeauxpour soutenir savie, et qui, parvenutout l'heure au comblede laflicit,retombe,en cemoment, plusmalheureuxqu'il n'a jamaist? Calaf,inconnu detout le monde Pkin, loigndesestatsperdus,pensequeTurandot nepourra jamaissavoir son nom; mais il a affaire la plusruse des femmes.La nuitvient. Calaf,retir dansun appartement que l'empereur luidonne,s'endort sur une ottomane.L'eunuqueTruffaldin,d-vou Turandot,arrive pas deloup, lenant la main une branchedemandragorequ'il posesous l'oreiller du dormeur afindelefaireparler en rvant. Calaf s'agite, changesouventde posture.Truffaldin attribue cesmouvements la vertu dela mandragore.Il imagine d'interprler chaque geste par unelettre del'alphabet,et composeainsi un nom ridiculequ'ilcourt bien vite porter samatresse.

    Aprsla sortiedeTruffaldin,Adelmaparat. Elle rveille

    Calaf et lui dclareson amour avec une dlicatessemlede

    passionqueGozzi pouvaitmieuxexprimer qu'unautre, tant pins habitu recevoir des dclarations d'amour qu' enfaire,commeon le verrapar sesmmoires.La dfiancedeCalaf s'endort;ij compatit la faiblessed'Adelma: Vous

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    NOTICESUR CHARLESGOZZI. 18tesperdu, lui dit laperfidecrature, Turandota ordonnvotremort,et-demain,au pointdu jour, vousserezassassin.A cesmots, le prince,au-dsespoir d'avoir inspir tant dehaine samatresse,s'crie: 0 malheureux Calaf! Timur,mon pre! voil le dernier coup de la fortune!.En vainAdelma engage le pauvre amoureux fuir avec elle. Il n'a plusla force devouloir sauver sa vie.

    Sold'amoreedimortesoncapace.

    . Je ne suis pluscapable qued'aimer et demourir. Adelma.possdele grandart familier auxfemmes demler le faux etle vrai. Sesmensongessontaccompagnsde larmesbrlantes

    et sincres.Cependantelle choue,et nesongeplus qu' per-. dre Calaf en dvoilant Turandotle secretqu'ellevient desurprendre.

    Le jour parat. Dans sou impatienced'avoir un gendre,l'empereur a dj peign sa barbe. On assemble ledivan.Turandotarriveenvironne de sesremmes.EIleesteniarmes,et se cache levisagede sonmouchoir,ce qui remplitde joielevieilAltoun : Lemariage,dit-il, la distraira.On apportel'autel sur lequel brlent lesrestes d'un sacrifice. Aussittque Turandot auraavou sa dfaite, on l'unira auvain-queur. li n'estpas encoretemps",dit'l'orgueilleuseprin-cesse avecun air de triomphe, vous pouvez teindre le feusacr.Si j'ai laiss cettranger son esprance,c'tait pour mieuxmevenger en lefaisantpasser pluscruellement du plai-sir la peine. coutez-moi tous.:Calf, fils deTimur, jeteconnais,Sors decepalais; cherche ailleurs une autrefemme,et apprendsjusqu'o,va la pntration.deTurandot, A cesmots,,la dsolationest gnrale.Calaf restesansmouvement.L'empereur pleure,Pantalon s'arracheles cheveux,et Tarta-glia bgaye.troisfoisplus qu'auparavant.EnfinCalaf.dans letransportde sa douleur, tire sonpoignardet s'avancejusquesaux marches dutrne : Tiranna, dit-il samatresse,tontriompheest encoreincomplet;mais je vais te satisfaire. Ce

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    Calaf que tu connais, et que tu dlestes, va mourir tes pieds. Le coeur de la superbe. Turandot s'amollit enfin, elles'lance au bas du trne, et retient le bras du jeune prince prta se frapper, en lui disant avec tendresse :

    Virer dcti per me; luni'liaivinta.

    Tu dois vivre pour moi ; je suis vaincue. L'empereur et le divan se remettent bien vite pleurer de plaisir; Adelma,seule, voyant que le prince est perdu pour elle, saisit le poi-gnard tomb des mains de Calaf et veut se tuer ; heureuse-ment elle prononce auparavant un petit discours qui donne letemps Turandot de s'opposer son dessein. Ou se prpare

    marier les amants , et la jeune premire qui est une Chi-noise du xvnie sicle, s'approche de la rampe, regardant le parterre avec des yeux en coulisse pour assurer qu'elle est re-venue de ses prventions injustes contre les hommes; elle d-clare qu'elle voit l-bas une runion de garons pour qui ellese sent de l'amiti : Donnez mon repentir, leur dit-elle,quelque signe bnvole de votre pardon; et le parterre ap- plaudit.

    On ne peut se le dissimuler, Turandot aurait pour nous le

    dfaut d'tre un ouvrage puril. Un de ces spectateurs prosa-ques et raisonnables dont Hoffmann avait une si grande hor-reur, serait en droit de trouver que l'empereur est trop faiblede cder aux caprices de cette princesse extravagante, et queles grands airs d'une petite fille orgueilleuse mriteraient une bonne correction, et non pas l'honneur de fournir matire une comdie hroque. Le reproche ne manquerait pas absolu-ment de vrit; mais combien y a-t-ii dans les vieux sujetstirs de l'antiquit d fables, invraisemblables et un peu pu-riles! Elles sont consacres et. viennent de la Grce, au lieude venir des Arabes. Euripide et Sophocle leur ont fait desvtements divins ; mais ajoutez la froide, raison et au pro-sasme impassible du spectateur ha d'Hoffmann une igno-rance complte des traditions antiques, supprimez ce que l'-

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    ducation a enfonc grands coups de marteau dans cette ttedure, et soumettez Racine et Corneille son rare jugement.Vous verrez Mithridate, amoureux soixante ans d'une jeunefille, devenir un vieux fou ; Bajazet un garon trop lger quicrit des billets compromettants; Brnice une femme impor-tune que le roi est trop bon de ne pas faire mettre la Bas-tille. Quant aux personnages de Corneille, il n'y en aurait pasun qui ne ft un homme chapitrer vivement pour l'em- pcher d'agir sans cesse d'une faon diamtralement op- pose soit aux convenances du monde, soit ses vritablesintrts.

    Sans aucun doute, le parterre franais rirait quand Turan-dot se lverait

    pour rciter ses

    nigmesavec le tuono acade-

    mico, et cependant le mouvement du voile rejet en arrire,et qui dconcerte Calaf, est minemment dramatique; etHoffmann, en parlant de cette scne, dit qu'il ne l'a jamaisvu reprsenter par une jolie actrice sans s'crier avec enthou-siasme, comme le dsespr Calaf : O bellezza ! 6 splen-dorl Je souhaite aux gens qui appelleront Hoffmann unenfant l'intelligence et le got de Fauteur du Pot d'or. Com- bien les auteurs comiques franais devraient envier Gozzila

    libert dont il jouissait et la parfaite latitude que lui laissaientles Vnitiens! Quelle aisance ! "quellevarit d'invention ! quel-laisser aller entre le public et lui ! D'une part, on ne vient que pour s'amuser ; de l'autre, on ne cherche qu' trouver toutessortes de moyens de divertir les gens, Dans la Femme ser-

    pent, pice, il est vrai, fort complique, le pote a besoin de placer une exposition nouvelle entre le troisime et le qua-trime acte, afin de prparer le dnoment. Rien de_plus .simple : le Truffaldin Sacchi, habill en vendeurde relazioni,

    se prsente avec le manleau court et trou, le chapeau rp,la barbe en dsordre : Gentilshommes et gentilles dames,voici la nouvelle, remarquable et authentique relation de lagrande bataille qui a t livre pendant cet etr'acte. Vous yverrez comment le-ganl Morgon, accompagn de deux mil-

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    18 NOTICESUR CHARLESGOZZ.lions deMauresfarouches,a donn l'assaut la villede T-flis; comment,avec le secoursdu ciel; la forteressea rsistauxefforts des infidles... etc. Cela vientde paratre. On nele vendque labagatelled'un soldo.

    MatreSacchi,disait Fauteur dansla coulisse,vous dis-tribuerez cepapier pour rien. Bah! rpond l'imprsario, jeserais doncun plus mau-

    vais vendeur de relasoni que les crieurs desrues, si on neme payait pas?Je prtends qu'onme donneautant de sousqu'il ya despectateurs.

    Et lepublicde rire et depayer. En France, Truffaldin,avec sarelation et son manteautrou, et essuyune bour-rasquedesifflets,et le lendemain l'auteur se serait misen tra-vail de quelque piced'un irrprochableennui.

    Laissonsdectla DonnaSerpente, les Gueux heureux,la Zobide. le MostroTurchino et l'Oiseauvert, quicom- posentle rpertoirefiabesque deGozzi,pour suivre de prf-rencel'hommependantcetteprioderemarquablede song-nie. Aforced'exercer sa fantaisie et de voir reprsenter devantlui ses conceptions originales,notre potevivait entourdemagiciensarabes, de ncromansthessaliens,de dervichesetde

    faqirs dangereux par leurs ruses. A forcede fairele m-

    tier deprovidenceet de fatalit avec toutesces crationsbi-zarres, Gozzi entrajusqu'auc u dansle mondefantastique;lespuissancesoccultes dontil s'tait servi se tournrentun beau jour contrelui, et se mirent le tourmenter.Cepen-dant, au reboursd'Hoffmamvquis'est cruplustardaffligdummemalheur, CharlesGozzi ne tremblaitpoint devantsesennemis invisibles. Il s'irritait avecl'exagrationitalienne,etgardaitson srieuxpour faire rire les autres.

    Si onen croyait Gozzi, la pluie tomberaitpour lui seul,aussittqu'ilmetle nezdehors,et rienneluiarriverait comme tout le monde.Cependanttout le mondeestendroit d'en direautantquelui. Chacun a sonchapitredesContraiempi, ornde mprises effrayantes,de personnagesbizarres etde fala-

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    lils imprvues donton a le droit de faire des monstres. Qui neconnat pas cette disposition d'esprit dans laquelle tout changed'aspect et s'claire d'une lumire fantastique? Alors la queuedu diable passe entre les basques de tous les habits, et si quel-qu'un vous appelle d'un autre nom que le vtre., vous tes au

    pouvoir de l'enfer. Dans les mains de Gozzi, le fantastique,soutenu par la pantalonnade vnitienne, prend desproportionsnormes. L'auteur a bien l'air de croire la vertu des paroles..cabalistiques par lesquelles l'me de Tartaglia passe dans lecorps du roi, son matre, tandis que l'imprudent monarques'amuse entrer dans le corps d'un cerf; mais il exagre assezles choses pour vous faire entendre que cela n'est pas parfai-tement croyable! Hoffmann, au contraire, est effray relle-ment, et veut vous forcer partager son pouvante.

    Transportez la scne des Contratempi en Allemagne : n'a-vez-vos pas l'colier Anselmus, qui ne peut jamais saluer un grand personnage sans renverser une chaise; le petit Za-charie, avec ses transformations., et le conseiller Tussmann,qui voit une tte de renard sur les paules de son voisin l'hor-

    loger, et tout ce monde de gens qui se fantasmatisent dansles cabarets de Berlin ou de Nuremberg? Assurment, il est

    impossible de nier l'originalit d'Hoffmann.; mais jusqu' quel point s'est-ii-appropri celle de Gozzi? Combien le pote v-nitien Fa-t-jl aid s'exalter, se mettre en dehors de lui-mme j pour sevoir agir, penser et sefaire manoeuvrer commeles masques de la comdie dell' arte ? Combien Charles No-dier a-t-il emprunt Gozzi, qu'il a suivi de prs dans ses

    voyages en Dalmatfe? A quel degr la Fe aux miettes,Trilbijj et tant d'autres ouvrages, sont-ils parents des com-:dies fiabesques et du chapitre des Contratempi^ Turandot

    et l'Amour des trois oranges ont engendr les Tribulationsd'un directeur de spectacle et les articles sur les marionnet-tes. Nophobus est le neveu de Burchiello, et ses diatribessont venues Paris avec un bon vent sur la Tartane des in-fluences, longtemps aprs l'anne bissextile 1756.

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    Tandis que d'autres ont pass leur vie entire dans le fan*tastique, Gozzi, trop fort pour s'y arrter, n'y demeure qu'uninstant; il prend la chose comme unbadinage, dont son air fch fait tout le charme, et en conscience le fantastique nedevrait jamais tre pris autrement. Le reste est de la folie oude l'affectation. N'oublions pas surtout que le chapitre des Con-tratempi est une production du xvnic sicle.

    C'est une existence heureuse et varie que celle de Gozzi,surtout dans son poque fiabesque. Qui n'a envi le sort du po'te comique jel dans le tourbillon del vie d'artiste, aumilieu d'une troupe d'acteurs intelligents, et d'actrices jolies,qui doivent ses travaux et ses conseils leur gloire et leur

    pain quotidien? Quin'a dsir connatre la vie aventureuse

    dcrite par Goethe dans JVilhelm Meister? Charles Gozzifaisait mieux que de jouir du pittoresque et de la libert dumonde des coulisses; il exerait le rle de gnie du bien dansce conflit perptuel de passions : il refusait de voir le mal, etsouvent, de peur d'tre blm par lui, on n'osait pas com-mettre une mauvaise action.

    Le temps, qui dtruit tout, laissa Charles Gozzi vivre heu-reux et tranquille pendant quatorze ans, au milieu de ces ac-

    teurs qu'il aimait et qu'il avait perfectionns. Celte belle po-que ne fut qu'une suite de succs, de relations gaies et cordiales, de bonne harmonie et de receltes copieuses. On se runis-sait deux fois par semaine chez le compre Sacchi; le vin de

    Chypre chauffait les conversations; la jeunesse et la beaut"ds actrices, leur coquetterie, leurs folles esprances de ma-

    riage, mettaient Gozzi dans la plus douce position dont puisse jouir un auteur. Tout alla le mieux du monde tant que le pa-tron de la troupe n'eut de prfrence marque pour personne;mais un beau jour, une oeillade plus meurtrire que lesautreset mieux ajuste pntra jusqu' son coeur : ce fut le signal de!a discorde, de la dsorganisation, et mme de la dcadence du pole comique.

    Une actrice, la signora Teodora Ricci, captiva tout coup

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    Charles Gozzi, tel point qu'il ngligea ses anciennes amitiset ses intrts pour tre plus entirement son amiti nouvelle.

    Gozzi, qui avait tant profess l'horreur des compilations,emprunta et compila pour plaire la Ricci. Il traduisit le Gus-tave Wasade Piron, la Chute de dona Flvira, pice espa-gnole, la Femme vindicative, etc. Le public applaudissait par complaisance, mais il ne reconnaissait plus le pre origi-nal, hardi et volontaire de Turandot et des Trois oranges.Gozzi, mcontent, bouda contre les Vnitiens pendant quel-ques annes. Il laissa l Bicci jouer son antique rpertoired'ouvrages classiques et uss. Ce temps de repos ne fut pasinutile cet esprit droul. Le pote se retrempa dans lesilence. On le revit comme autrefois se

    promener dans

    les coins et les petites rues, le menton inclin, comptantles dalles,, et justifiant son sobriquet de solitaire. Il recom-menait parler tout seul et murmurer des vers d'un air sombre et distrait. L't de la Saint-Martin ranima encore unefois sa verve. Il eut un retour vers la satire, non pas commedans sa jeunesse, contre de fausses locutions, des drames tra-duits, le patois chioggiote, ou d'autres bagatelles indignes

    .d'chauffer la bile d'un homme mr. Les ridicules ne lui arra-

    chaient plus que des sourires, cefut sur les vices qu'il fixa sonregard pntrant. Le dbordement des moeurs tait parvenu un degr d'effronterie tout fait.rvoltant. Le gnie satiri-que de Gozzine pouvait voir de tels excs sans leur dire unmot, et comme le sujet en valait la peine, l'motion se m-lant la plaisanterie, il trouva une quatrime manire, non plus gauloise comme dans la Tartane, ni orientale commedans les fables et les allgories, ni italienne comme dans les pantalonnades ; l'indignation et le chagrin lui inspirrent cette

    ironie amre et touchante que Shakspeare avait mise dans la bouchedu prince Hamlet. Trois satires seulement, et trs-cour-tes, sortirent de ce dernier jet, mais ce furent les meilleursfruits qu'ait ports cet arbre si fcond. Prenons celle de ces pices de vers qui termine le recueil.

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    22 NOTICESUR CHARLESGOZZI.Une pauvrefemmedupeuple, jeuneet jolie, appeleBetta,

    tait devenue follede douleur dece qu'on avait tu son maridans unequerellede taverne. Commeelle ne faisait de mal personne, et que sa folie tait aucontraire tendre et bienveil-lante, on la laissait courir les rueset-demander l'aumne. Sonnom tait devenu proverbe: faire comme Bettala folle signi-fiait aller trop loin danssesaffectionset tredupe deson coeur.Gozzis'emparadece personnage intressant,et c'estBettaqui parle ainsi auxfemmesvnitiennes, en stances de huit vers :

    Bellesdames, si je vous demandaisqui je suis, vous merpondriez: Passeton chemin; nous savonsque tu es Betta lafolle.J'en conviens:je m'appelleBetta;maispour que vous

    jugiezde l'tat de monesprit, je vous dirai quelques parolesun jieu brusques.Je vous prouveraiquenoussommestoutessoeurs,et quenousnousressemblonscommeLouiset Ludovic. Etqu'arriverait-ilsi, notre procsune fois jug,nous allionschanger de nom? Parceque je cours seule au milieu desrues,vousvous accordez pour dire : Elleest folle! Vous tes doncsages, parcequevous courezdans laville, accompagnesde tousles mlesdeVenise, exceptde vosmaris?

    Mes promenadessont innocentes;les saluts etles souriresque j'adresseaux passantsn'offensent pas les moeurs;mais quedit-on de vouspar derrire, de. vos circuits dansles ruellesdtournes;devosminauderies,de vosclignementsd'yeuxet devotre dmarchelascive? Quand je suismaussadeet que je gardele silence,c'est que je n'ai rien rpondre qui me parle; et vous autresvoustour-nez le dosaux gens, et vousfaitesles revc-hes pour tcher devendrefouquivous aime.

    11est vraique,si quelquepolisson porte lesmains sur moi, je -luidonneune rebuffade.Aussittvousdites : Lemal est danssa cervelle. Maisvous, vous acceptezl'insolentecaresse,etapparemmentvousavezraison, puisquevous tes sageset moifolle.. . Quandil me plat d'avoir un amoureux, jelui fais les yeuxdoux au milieu dela place publique.Aussittvouscriez: Bettala folle vacommettre,quelqueinconvenance! Si j'tais sagecommevous, je saurais que, dans un coinobscur,ou quandles rideauxde la gondolesont ferms, on peut sans crainte.... pargnez-moile reste.

    J'aimehien mettre de belles plumesde coqsur ma tte.Mes

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    NOTICE SUR CHARLESGOZZI. 23 brasseletsde gousses d'ail sont jolis. Sur mon pauvre sein, voyezce riche morceau d'un vieux mouchoir dchir. Tantt je mleet je noue mes cheveux, tantt je les parpille. Quelquefoisje mecoiff avecsoind'une corbeille, signes certains d monincurabledmence.

    Mais celui qui a le temps d'examiner vos crinires y verra passer en un mois trente guirlandes. Vos cheveux changent

    tous moments: prsent ,la franaise, tout l'heure l'an-glaise. Vite .des fleurs de tous les pays! Oies.tranges formesdette que vousvous,donnez!. On voit bien qu'il y a dans cesttes-lun grand jugement.

    Sotte que je suis! je loge pour rien chez le jardinier ou la pauvre fruitire. A ceux qui m'abordent je.ne cote jamais plusd'un denier. Ce n'est pas savoir se conduire. On ruine son mari,on raine ses enfants.Eh quoi! point de viande dner! le rtireste chezle boucher? Voil Jemoment de ruiner un amant.

    Le dsespoir de voirmon mari mort, c'est l ce qui m'a ren-due folle : honteuse faiblesse! Si j'avais t forte comme vous

    autres, je me serais rconforteen apprenant mon veuvage..Unefolle pleure son mari parcequ'elle l'aime. Heureusement cela estrare ; la sage rit, et tt s'amourache d'un autre quand ce n'est pasfait d'avance.

    Oh! qu'il est beau de comprendre, hien ce que dit lemonde!Lesbrebis qui sortent de l'lable ne savent pas distinguer l fauxdu vrai ; le vrai descend dans les abmes, lefaux est l qui leur crveles yeux; la renomme tourne autour du troupeau avec sa.trompette, choisit une brebis sans cervelle-, et crie : Je te salue, Salomon!

    JSnfin,-il faut que je vous le dise, et faites-attention,: car jesens en moi le souffle de la sibylle : les grimaces de mon corpssont le miroir de vos mes; je vous enseigne ainsi modrer le

    bouillonnement de vos cervelles. Voulez-voustre sres de votreraison? faites avec votre coeur et votre esprit le contraire de ceque fait ma personne. Alors vous serez sages.Adieu, femmes!

    L'anne 1797tait arrive. Les armes rpublicaines et lesgraves vnements qu'elles apportrent leur suite teignirent

    tous les petitsintrts. On ferma

    tous les thtres, et la poli-tique rgna seule Venise. Gozzi assista la chute de son pays, aux trahisons, aux folies de la magnifique seigneurie, l'abandon mprisant du gnral franais, l'entre des

    baonnettes allemandes, l'lection drisoire du doge Manino,

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    24 NOTICESUR CHARLESGOZZI.son ami. Dieu sait ce qu'taient devenus dans ce conflit lesPantalons et les Truffaldins ! On n'en entendit plus jamais parler, et l'anne de la mort de Charles Gozzi n'est pas mmeconnue. Ce gnie bizarre passa comme une de ces comtesdont on n'a

    paseu le

    tempsd'tudier la

    marche. Aussittqu'on ne le vit plus , on l'oublia.A quel point cet injuste oubli a t pouss en Italie, et

    particulirement Venise, c'est ce que j'aurais refus decroire si je ne l'avais vu par moi-mme. Au mois d'octobre1S43, lant Venise, je cherchais sur lesaffiches de thtreune pice qui ne ft pas traduite du franais. On joua un soir,au thtre Apollo, une comdie de Goldoni, et je pris un billet. Au premier mot, je reconnus le Dpit amoureux,

    grossirement transform.Dans mon dsappointement, je sortisen disant qu'il n'y avait pas moyen de voir en Italie une piceitalienne, et que Gozzi avait eu bien raison de se moquer des plagiaires. Mesvoisins se mirent en fureur contre moi, et mesoutinrent en face que leur Goldoni tait trop riche pour voler les autres, et que les Amants querelleurs ne devaient rien personne, ce qui ne me persuada point. Le lendemain, jedemandai chez plusieurs libraires les comdies de Gozzi;

    peine si onsavaitce queje voulais dire. Enfin, dans une petite boutique, on me lira de la poussire un vieil exemplaireoubli sur un rayon depuis quarante ans, et on me donna lesdix volumes pour le prix du papier.

    Lorsque Gozzi, jetant un regard inquiet sur ses oeuvres,s'tait effray de leur originalit, le pressentiment qui luireprsentait ses fables oublies et les oripeaux de Goldonisortant de l'eau n'tait pas un effetdu hasard. Il sentait quele mot de rgulire attach l'oeuvre de Goldoni serait un jour le morceau de lige qui devait l'arracher du fond des

    lagunes. Les vritables potes, les hommes de fantaisie, qui ne vivent pas d'emprunt et ne se parent point des

    plumes du paon , n'auront jamais pour eux que la minoritdes gens intelligents et clairs. Cette minorit leur fait rare-

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    ment dfaut; mais une immense majorit se prononcera tou- jours pour ceux qui suivent leschemins battus; ellereviendra lo est l'ornire, et laissera ceux qui ne marchent sur les tracesde personne se perdre dans l'oubli. Le sort du pole de fan-

    taisiesera donc, non-seulement d'tre oubli, mais encore dereparatre, au bout d'un certain temps, comme une nou-veaut sous le nom d'un autre. Certes , lorsque Hoffmann semit imaginer ses personnages bizarres, on ne douta pasqu'il n'et puis ces excellentes foliesdans sa cervelle : cepen-dant on ne peut nier qu'il se soit inspir de Gozzi. Qui etos souponner la Vie d'artiste de ne pas tre un souvenir de jeunesse racont par Hoffmann avec tous ses dtails les

    plus exacts? Cependant on ne sait plus qu'en penser en

    voyant que Gozzi, trente ans auparavant, crivait un chapitresemblable dans sa peinture de la compagnie Sacchi. La chan-teuse Teresa aurait-elle l aussi capricieuse dans ses amoursavec le matre de chapelle, si la Todora Ricci n'et pasfait damner le pote comique vnitien? Le chagrin et lesdceptions d'Hoffmann se sont bien augments de ceux deGozzi. Quant aux mprises de Venchanement des choses,du Pot d'or et de Zacharie, ce sont absolument des amplifi-cations du chapitre des Contratempi. Hoffmann a beaucouplou Gozzi et vant-ses pices fiabesques, sa posie, lescaractres comiques de son thtre, et tout ce qui n'avaitaucun rapport avec les contes fantastiques ; mais il s'est biengard dparier du reste. Ajoutons que, si la Tartane n'et pas coul fond les faiseurs de galimatias et les novateursvnitiens, nos fabricateurs de mots n'eussent pas essuy souscelte forme la fineet terrible borde que Nodier leur envoyaitil n'y a que cinq ans. Gozzi a encore sur ses imitateurs

    l'avantaged'avoir crit en vers. Il n'est ni

    justeni dcent

    queses inventions soient introduites en France de seconde main ,tandis que le crateur d'un genre original et applaudi n'estqu' peine connu de nous.

    Si je n'ai-pas russi donner de ce pole aimable l'opinion

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    2G NOTICE SUR CHARLESGOZZI.

    qu'il mrite, ses ouvrages sont l, le lecteur peut les ouvrir sans avoir craindre d'y trouver de l'ennui, car Gozzi cri-vait pour un public bien plus lger et plus impatient que nous.On ne s'inquitait gure Venise des lois du bon got, ni desleons sur la dpravation des moeurs, ni des colres del'acadmicien solitaire contre les patois barbares; il fallaitd'abord amuser son monde. Une minute d'ennui et tout perdu, et renvoy les spectateurs immdiatement d'un thtre l'autre. Charles Gozzi savait cacher son but moral ou litt-raire sous l'apparence du plaisir et de la rcration; derrirela nourrice racontant des histoires aux petits enfants, onreconnat sans peine le philosophe. Cet alliage del force sati-rique, du bon sens critique, du merveilleux oriental, dufantastique et de la pantalonnade italienne, a quelque chosed'trange et de surprenant, comme l'existence de Venise elle-mme. C'est bien de la ville ferique des lagunes que ce gniecomplexe devait sortir, et le public franais, qui a le privilgede distinguer et d'aimer ce qui se fait de bon en tous pays,ne refusera pas Charles Gozzi une place dans son estime.

    Si Gozzi et prvu qu'on s'emparerait en Allemagne deses ides, il et donn plus de dveloppements la partie fan-

    tastiquedes?)iiO!?'es

    qu'onva

    lire;afin dmettre ce ctde

    l'ouvrage plus en relief, j'ai cru devoir faire quelques chan-gements dans l'ordre des matires. L'auteur n'a pas observla marche chronologique des vnements de sa vie, dans le but de runir ensemble les faits elles rflexions qui se ratta-chent" un mme sujet. Son portrait physique et moral, etquelques anecdotes de nature faire connatre son caractreforment un chapitre particulier: Ses amours sont racontes la suite l'une, de l'autre; ses querelles littraires et sa guerre

    contre l'cole de Goldoni occupent tout un livre. Ses procset discordes de famille remplissent un autre livre ; ses visionset aventures surnaturelles un troisime livre. Il rsulte decette faon de procder une monotonie fcheuse. Le chapitredes amours, celui des querelles, celui des procs, semblent

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    NOTICESUR CHARLESGOZZI. 27

    trop longs, tandis qu'au contraire, en racontant les choses par ordre de date, elles auraient eu assezde varit pour para-tre plutt trop, abrges. Une tude approfondie de ces M-moires et quelques recherches d'autres sources m'ont permisde rtablir dans la traduction l'ordre chronologique des faits.C'est peut-tre un manque de respect envers Fauteur, maiscela tait ncessairedans l'intrt de l'ouvrage. Charles Gozzia le mrite, fort rare parmi les crivains de son pays, dechercher la concision du style et de har l'emphase ; cepen-dant, malgr sa bonne-envie d'tre sobre, il ne serait pas unvritable Italien si, en traduisant sa prose en franais, onn'taitpas encore obligd'abrger certains passages trop diffus.Quant l'originalit du personnage, elle est si frappante,exprime par lui-mme si gaiment et de si bonne grce,qu'elle ne pourrait manquer de se faire sentir dans toutes leslangues du monde.

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    PRFACE DE-L'AUTEUR.

    Si je croyaistre un homme d'importance, comme ungrand saint,un grand jurisconsulte,un grand philosophe,ou mmeungrandlittrateur, jene m'aviseraispasd'crirel'histoire demavie;jelaisserais ce soin auxromanciers,dontlemtier est d'merveiller leslecteurs, ou aux zlsqui s'im- posentle devoir d'difier la postrit par de beauxexemples.J'ai vutropd'hommes dous dequelquetalent se couvrir deridiculeet attirer sur leur dos quantitde disgrces, par lafolle estimequ'ils avaient d'eux-mmes. Cesgens-l, dansl'aveuglementdelavanil, s'habillent d'un certain nolimetangereq\ lesrendombrageuxcomme des poulains indomp-ts. Si, par aventure,ils daignent"faireleur apologie,ils sedonnent des brevetsdedemi-dieux;les deux tiersdu mondesontcompossd'envieuxdeleur gloirerve.Leurparleamreaccable leprochain, quine tombepas prosterndevant ce burlesqueMoZ metangere.Leslogesque,dansleur clmence,ils accordent un petit nombrede personnes,brillentpar lamodration, et cespersonnesdignesde leur, bienveillancesont toujoursles solsqui les admirent ou lescoquins quilesflattent.

    Maprincipalelude t de me faire moi-mme mon procset de rebattre laptulancede monamour-propre,depuis quej'ai remarquautour demoi, sur touslesvisages,danstoutes les dmarches, les physionomieset lesregards,cettearrire-pense gnrale: Regardez-moi,contemplez,respeclezet craignez-moi. J'ai trouvquelqueprofit celletude, c'est pourquoi,bien que je parle beaucoupde moidansces mmoires sur mavie, ma famille,mesvoyagesetmesoeuvreslittraires, jeles publieavec un vritablesenti-mentd'humilil. Je n'ai mrilni les encens de ceuxquim'aiment ni les libellsinjurieuxdont mes ennemism'onthonor. Je remercie les-premiersde leur bont, sans har

    3"

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    30 PRFACEDE L'AUTEUR.les autres de la soif qu'ilsont eue de me dchirer. C'estvivreque d'avoir desamiset desennemis;on excite lasympathieoul'antipathie par sonaspect, son visage, par un parler oulent ourapide,ou prolixeou laconique,et mmepar son tem- prament

    ,sans

    queles moeursni la conduite

    ysoient

    pour rien. J'ai excit desaversionsbases sur cesmotifsindpen-dantsde mavolont;enconsquence, j'criraimonportrait,afin qu'on puisse, si l'on veut, se divertir crayonner macaricature,et j'essayeraila peinture fidle de moncoeur, demes pensesetde mesgots, afin quelesespritsenvenims etingnieuxmepuissent reprsenter avecmalignitsans s'car-ter duvrai et sans craindre un dmenti.

    Nousavons tous dansl'intelligenceune lentilleoptique, qui par sesreflets nous prsenteles objetsde ce monde sous uncertain

    jour.Si

    j'ai quelquebrin de

    philosophie,ma lentille

    optiqueincline plus vers l'humeur de Dmocriteque verscelle d'Heraclite.Quandj'ai puisdans macervelle,clair par les refletsde la susditelentille,c'a t ordinairementpour faire rirepar descapriceset desbadinages.Comme;parmi lesobjetsquej'ai choisis pour but de mes traits et de messatires,l'impostureet l'hypocrisieont t ceuxque jeprfrais,j'aiacquisun nombreimposantd'ennemis.Je me suisrappelsouvent au milieu de mesguerressatiriquescette belle sen-tenced'unsage: Avec les traits et le selvous amusez,mais

    vousne gagnezpointles coeurs. Sans me flatter d'avoir ds-armmes ennemisenmemoquantde moi-mmeaprsm'tremoqu d'eux, jene m'embarrassepas de leur colre, et jedonne le rcit sincredema vie afinqu'ils puissentrire mesdpenstout leur aise;

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    MMOIRES

    DE

    CHARLES GOZZI,

    CHAPITRE PREMIER.

    MESANCTRES,MANAISSANCEET MONEDUCATION.

    L'origine de ma famille remonte au xivesicle, etcommence a un certain Pezolo dei Gozzi. Un arbregnalogiqueconvenablementenveloppde toiles d'arai-gne, saupoudr de poussire, dgust par les vers,

    non encadr, mais sans contradiction, affirme cettevrit. N'tant pas Espagnol, je ne me suis jamaisrecommand aucun gnalogiste pour me procurer une origine plusancienne. Il y a, je ne sais o, des mo-numents historiques qui veulent absolument que mafamille drive des Gozzede Raguse,fondateurs de cetteantique rpublique.Dans l'histoire deBergame, on litque Pezolo dei Gozzi fut flicit

    par le snat de Venise

    d'avoir expos ses biens et sa vie contre lesMilanais, pour maintenir saprovince dans le domaine de cet invin-cible ettrs-clmentgouvernement.

    Les Gozzi, devenus citoyens de Venise, levrent

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    52 MMOIRESDE CHARLESGOZZI.des habitations dans cetteville pour leurs vivants et pour leurs morts, comme on lepeut voir dans la rue et l'-glise de Saint-Cassiano. Une des branchesde notre

    maison eut l'honneur des'allier, au xvne sicle, avecune famillepatricienne; aprs quoielle s'teignit imm-diatement. L'autre branche, d'o je descends, demeuradans sa bourgeoisie originaire laquelle jamais elle nefit honte. Aucun de mes anctresn'occupa de ces hautsemplois lucratifs auxquels peutprtendre la ciltadi-nance vnitienne, d'o je conclus que les Gozzi furentde bonnes gens,

    pacifiqueset point intrigants.

    Il y a-deux centsans, le bisaeul demon pre achetasix cents arpents de terre avecdes btiments dans leFrioul, "acinq milles de Pordenone. La plupart de ces biens taient des fiefs; or, a chaque succession, l'hritier devait renouveler l'investiture en payant quelquesdu-cats a l'tat. Lesministres de la chambre desfeudataires Udine, sont des gens d'une vigilance admirable. Si

    quelque hritier nglige d'apporter les ducats, et de jurer fidlit augouvernement, ils mettent le squestresursoit patrimoine le plus fidlement du monde. C'estcequi arriva lors dela mort demon grand-pre, par unoubli "de ma famille : "il"nous fallut"payer /une grossesomme d'argent pour obtenir cette trs-respectableinvestiture.

    Mon titre de comtedoit m'tre accordassurment

    par quelqueparchemin. Ceux qui me refuseraient cetitre nem'offenseraientpoint; j'aimerais mieux celaquesi l'on m'et.contest srieusement le peu.de biens quemou pre m'a laisss. Je suis fils deJacques-Antoine

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    ok- MEMOIRES DE CHARLESGOZZI.

    annes, et ne jugeons personne par l'ge. A tout geon peut mourir. J'ai vu des hommes qui ressemblaientfort a des enfants, des jeunes gens remarquables par

    leur maturit, des vieillards pleins de feu, d'autres qu'onaurait d mettre au maillot.

    Nous n'tions pas moins de onze frres et soeurs,quatre garons et sept filles, tous d'un bon naturel etsans reproche, tous atteints de l'pidmie littraire, etmes soeurs elles-mmes seraient capables d'crire leursmmoires si la dmangeaison leur en venait. Les soinsde notre ducation furent confis successivement

    plu-sieurs abbs, qui par leurs sottises et leurs amourettesavec les servantes de la maison , se firent chasser l'un

    aprs l'autre. Ds mon enfance mes penchants se rv-

    lrent; j'tais un petit drle taciturne, observateur,imperturbable, d'humeur douce et fort appliqu mestudes. Mes frres, profitant de mon caractre pacifiqueet muet, m'accusaient de toutes les fautes qu'ils com-

    mettaient, et sans daigner m'excuser, je souffrais des punitions injustes avec une constance hroque. Chose

    incroyable pour un enfant, je supportai avec indiffrence

    l'effroyable punition du pain sec. Il est donc vident

    "que j'tais un colier stupide ou un philosophe prcoce.Mes deux frres ans, Franois et Gaspard, eurent

    le bonheur d'entrer au collge et d'y achever rgulire-

    ment leurs tudes; mais, hlas! le dsordre de notremaison, le dfaut d'conomie de mon pre, et l'augmen-tation rapide de la famille, vinrent entraver les progrsde mon ducation. Je fus mis eutreles mains d'un curde campagne, et puis ensuite d'un prtre vnitien de

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    CHAPITRE I. 55

    bonnes moeurs et passablement instruit. Dans un lycetenu par deux ecclsiastiques gnois, je poursuivis mestudes avec un amour extrme des livres et un granddsir d'apprendre. Nous tions vingt-cinq coliers dansce lyce; j'ai bien vu, depuis ce temps-la, les deuxtiers de mes condisciples a qui la grammaire, les huma-nits et la rhtorique avaient enseign s'enivrer dansles cabarets, porter la besace, et a crier dans les rues : Pommes cuites, prunes, ou chtaignes, s avec un

    panier sur la tte et une balance pendue a la ceinture.

    Aprs de grands efforts, ayant franchi les cueils o

    les revers de fortune avaient jet mon enfance, je com- pltai tant bien que mal mon ducation moi-mme, al'aide du peu que j'avais acquis dans mes classes, et jerussis a sortir de l'ignorance. L'exemple de mon frre

    Gaspard, dont la passion pour l'tude tait gnralementloue, stimula encore mon zle. Je demeurais clou sur mes livres. La posie, le pur langage italien et l'lo-

    quence enflammaient alors l'mulation de la jeunesse deVenise. De~e.s trois belles choses, on ne trouve plus detrace aujourd'hui dans notre cit, pour des raisons que

    je dirai plus tard. Je ne sais ce qu'ont fait mes contem-

    porains du fruit de leurs classes, mais je n'en connais

    pas un qui soit capable d'crire trois lignes ni d'exprimer le sentiment le plus simple sans commettre des fautes de

    grammaire et d'orthographe a donner des nauses. Ilssont comme ce personnage d'un drame franais de Mer-

    cier, qui ne"pouvait crire un billet d'urgence, parceque son secrtaire tait sorti. Mon application l'tudedp ces trois objets frivoles, la posie, la langue toscane

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    56 MMOIRESDECHARLESGOZZI.et l'loquence, fut si assidue et siopinitre, que j'ygagnai par fatigue des hmorragies a demeurer sur leflanc etpasser pour mort commeSnque. On m'enlevalivres, critoire et papier; mais, a peine relev, je mecachais dans lesgreniers de la maison pour y travailler.L'abb Verdani, bibliothcaire de la familleSoranzo,homme de grande rudition, eut piti de ma faiblesse etd'une passion qu'il partageait. Il me prit en amiti etvint amon secoursen guidant mon jugement et mepr-tant des ouvrages rares et prcieux, en m'enseignant adiscerner les bonnes choses et a aimer surtout le naturel

    et la simplicit. Jelui dois d'avoir connu lecheminde lavrit; mais je lui dois aussi le malheur de ne pouvoir plus souffrir le faux got et l'emphase qui empoisonnentactuellement les lettresitaliennes,. de ne trouver qu'en-nui , antipathie et dgot a la lecture de cesproductionsincohrentes, sophistiques, d'un style monotone, d'un

    jargon ampoul,grossier, obscur, priodes tortueuses,et d'une

    phrasologieridicule.

    J'appris le franais, non pour me donner les airsala mode de mal parler cette langue, mais pour tudier et comprendre la quantit prodigieusede livres bons etmauvais quLsortent de cettegrande, nation .si.active, si.favorise et si vaillante.C'est dans cettelittrature tran-gre que je trouvai la sobrit dustyle. Quant l'amour du vrai, il me fut inspir ds mon enfancepar feu mon pre,, qui ne m'entendit jamais faire un mensonge nifausser mes sentiments sansm'administrer unepaire desoufflets, dont je lui ai aujourd'hui une profonde recon-naissance. .

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    CHAPITRE II.

    INSTINCTSCOMIQUES,DrARTPOUR LA DALMATIE,.LIMONADEPOTIQUE.

    L'instinct dela comdie clata singulirement dansma famille, et nous vint a tous en mmetemps que la

    parole.Outre les

    pices quenous

    apprenionspar coeur

    avec une extrmefacilit, nous reprsentions avec suc-cs des farcesimprovises. Ma soeur Marinaet moi,nous tions surtout d'habilessingesa reproduire les cari-catures qui nous frappaient parmiles gens de notre vil-lage. Nous ajoutions nos comdies des intermdes burlesques o nous imitions lesmaris et femmes avecleurs costumes; et la copie tait si fidle, que nos

    spectateurs paysans, reconnaissant l'original, nousaccueillaient avec leursgros rires et nous couvraientd'applaudissements.Monpre et mamre eurentun jour la fantaisie de vouloir trereprsents sur notre thtre par ma soeur etpar moi. Ilsfurent servisa souhait etreprsents avec exactitude dans leurshabillements,attitudes etlangage, et j'osai mme leur mettre sous

    les yeux leurs querelles de mnage. Cette tmritneleur dplut paset excita leur bonne humeur. Telle futl'origine d'une vocationqui porta quelquesfruits par lasuite.

    Je jouais passablement de la guitare , et, tout en

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    58 MMOIRESDE CHARLESGOZZI.

    grattant les cordes, je tentai audacieusement d'impro-viser desvers, ce qui me fit passer pour un petit pro-dige auprs de ceux qui n'entendaient riena la posie.L'improvisation est le plus souvent une misrable faonde blesser les muses. Ellerjouit la foule, qui demeurela bouche ouverte a entendre des platitudes, et elleagit sur les cervellesvulgaires par une fausseapparencede talent dontla langue et la posie s'indignent. Encoutant les plus fameux improvisateurs de ce sicle, je me suis assurde cette vrit, que, parmile dlugede vers que ces gens-la expectorent avec des gestes

    emphatiques et une faceenflamme, au grand bahisse-ment des assistants, il n'y a pas de quoi faire une pagedigne d'tre imprime, ni qui trouvt pour lecteurs lavingtime partie de ceux qui en admirent le dbit. Cesont toujours des sons, des murmures vides desens,qui tchent desurprendre l'admiration par subterfuge.Les pauvres humains ressemblenta des chiensbassets-

    suivantle merveilleux a la

    piste.Si un

    peintrevoulait

    reprsenter sur la toile l'imposture se cachant sous lemasque de la posie, il la devrait personnifier dansl'improvisateur, les bras en l'air et l'oeil effar.Je de-

    .-mande doncpar-donau-'dieu-des versdes sottises que jercitais devantmes parents enchants, au son de maguitare.

    ' . -

    J'avais quatorze ans lorsque les affaires de ma familledevinrent tout fait embarrasses. Le dsordre, l'ac-croissement desdpenses, l diminution desrecettes etun procs onreux, introduisirent l'inquitude et la tris-tesse notrefoyer. Mon frre. Gaspard se maria folle-

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    CHAPITRE H. 59

    ment par une abstraction potique. Indiffrent a tout ce

    qui n'est point littraire, il puisa dans Ptrarque unemanire de devenir amoureux. Sa Laure fut une jeunefille

    appeleLouise

    DeKalli, plus ge quelui de deux

    ans; et comme, par malheur, Gaspard n'tait pointarrt par une soutane, il pousa sa matresse lgale-ment. Mon frre, pour chapper aux soucis d'un mnage peu fortun, se plongea dans ses livres avec une aisancetoute particulire, et ce fut une vritable submersion.

    Notre nombreuse famille tait pleine de courage etde patience, et offrait jusqu'alors le modle de l'union

    la plus douce; cependant, toutes les adversits fondaientsur elle a la fois. Quelle raison en donner? celle des

    gens qui ne savent que dire : une toile maligne. La

    plus cruelle de nos blessures fut une attaque d'apoplexiequi frappa notre pre, et le laissa pendant sept ans lan-

    guir muet et paralytique, sans lui enlever ses facultsmorales , comme pour lui faire mieux sentir toute l'hor-

    reur de sa position. Ce spectacle douloureux, les pleursde mes soeurs, l'arrive en ce monde d'une quantit de

    petits-neveux qui emplissaient la maison de cris, firentrsoudre mon frre Franois a partir pour Corfou avecle provditeur gnral de mer, Antoine Lordan. Cette

    courageuse rsolution m'inspira celle de voyager aussiavec Son Excellence Jrme Querini, lu provditeur dela Dalmatie. Recommand cet illustre gouverneur par mon oncle Tiepolo , je me chargeai d'un lger bagage, o taient mes livres et ma guitare ; j'embrassaien pleurant ma mre, et m'embarquai, a l'ge de seize

    ans, comme volontaire, pour aller dans des provinces

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    40 MEMOIRES DE CHARLESGOZZI.

    barbares tudier les moeurs militaires et celles des popu-lations dalmates.

    La galre Generalizia nous attendait, au petit port deMalamocco. Je

    m'yrendis dans une

    barque,et

    jefus

    accueilli avec politesse et curiosit par les officiers, quim'examinrent des pieds a la tte, me sondrent diplo-matiquement, m'accablrent de questions, et, finale-ment , m'offrirent avec cordialit leur amiti militaire.Les passions du jeu, de l'intemprance et du libertinagetenaient un bivouac dans leurs coeurs sans faire tort al'ambition. C'tait une gangrne incurable. Mon duca-

    tion patriarcale, mon dsir excusable de conserver masant, la lgret de ma bourse, ne me permettaient pasde prendre les habitudes de ces messieurs; mais je nem'avisai point de leur faire de morale autrement que par ma conduite, et, avec le temps, je parvins a gagner l'affection de tout le monde. Lorsqu'il m'arriva d'accep-ter quelque invitation a des parties de dbauche, je ne

    fus pas le moins gai des convives, et l'on m'en sut beau-coup de gr. Uue pidmie rgnait sur la galre parmiles matelots, et nous vidions les bouteilles au milieu desclats de voix du frre franciscain, qui exhortait lesmoribonds a bien mourir.

    Au bout de deux jours le provditeur gnral arrivasur le navire aux sons des fanfares et du canon. Ce sei-

    gneur , que j'avais t voir dix fois son palais, et quim'avait toujours accueilli avec une affabilit charmante,une fois vtu de rouge et en fonctions, prit un visagemuet, superbe et terrible, ne reconnaissant plus per-sonne et jetant aux fers les officiers les mieux recomman-

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    CHAPITRE II. 41

    ds qui manquaient a quelque minutie dans leur service.Ce masque svre du commandement est une tradition

    classique de notre antique gouvernement. Comme j'ai

    toujours eu pour agrable de remplir mes devoirs, je nem'alannai point, et je m'appliquai ne donner aucun

    prtexte aux rigueurs de Son Excellence. Le provditeur,retir dans sa cabine, au fond de l'infernal navire,

    envoya le lieutenant Michieli, major de Province, de-mander aux officiers et volontaires leurs noms et qualits,comme s'il et ignor qui nous tions. Chacun rappelases recommandations et cita ses protecteurs. Lorsquemon tour vint d'tre interrog, je ne donnai que monnom. Cet oubli discret fut de bonne politique, et le pro-vditeur devint moiDs austre mon gard. Aprs douze

    jours et autant de nuits de malaise, d'ennui et d'insom-

    nies, nous dbarqumes enfin a Zara, capitale de laDalmatie.

    A peine install dans un petit appartement assez

    malsain, je fus pris d'une fivre pernicieuse qui me mit deux doigts du tombeau. Grce au mdecin de Sou

    Excellence, j'allais de mal en pis, et je partais pour l'autre monde, si, par un bonheur inou, ce damnmdecin ne m'et abandonn, en dclarant que j'taisun homme mort. La nature attendait sa retraite; aussi-tt qu'elle ne vit plus cet ignorant, elle me sauva bni-

    gnementau

    moyend'une

    hmorragienasale. Un

    capitaine de hallebardiers, nomm Massimo, me servitde garde-malade ; et depuis ce moment une amiti inal-trable s'tablit entre nous.

    Lorsque ma sant fut rtablie, le provditeur, qui

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    42 MMOIRESDE CHARLESGOZZI.s'intressait a moi et voulait me fournir lesmoyens defaire mon chemin, m'envoya des matres d'armes etl'ingnieur Marchiore, en me priant d'tudier l'exer-

    cice, les mathmatiques et l'art des fortifications. Jeme livrai ces travaux avecmon assiduit habituelle.Je dressai desplans, jedevins expert dans la thorie dessiges ; je fis de l'escrime avec monamiMassimo, passmatre danscet art diaboliquement noble, et je mouil-lais une chemise tousles matins manier le fusil, la pique ou l'pe. Sur un chiquier stratgique, nousformions des escadrons de soldatsde bois, et nous nousfaisions un simulacre de guerre; j'appris ainsi saisir les meilleures positions pour tre tu avecparcimonie,tuer les autres avecprodigalit, et mriter de la gloireen enrichissant les cimetires. J'taisdj, plus qu'demi guerrier, mais rsolu au fond de monme quitter cette brillanteprofession a l'expiration de mestrois annes d'engagement. Le ver rongeur de l'ambi-

    tion ne trouvait rien manger dans mon coeur.Aumilieu de mes travauxmilitaires, certains prceptes de paix et d'amour duprochain me revenaient a la m-moire. Sur ces entrefaites, l'ingnieur Marchioremourutsubitement d'une"maladie" aigu." Cet officier, des-tin a de hautsemplois, et dont la carrire tait assu-re, s'envola regrett de tous, et je me demandais

    part moi, en voyant passer son cercueil, pourquoi lshommes se donnaient tant de peine pour s'entre-d-truire, quand ils n'avaient qu'a laisser faireles enginsnaturels demort, la maladie, le climat, les flaux etle temps. Je me sentisrefroidir devant mes dessinsgo-

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    CHAPITRE II. 4o

    mtriques et mes plans de stratgie. Afin de mieuxtudier les fortifications, je m'tais log avec Massimodans une petite maison situe prs des remparts de

    Zara, et je:voyais par l'une de mes fentres le soleilse coucher dans le sein de la mer. Je quittais mes livresarides et mes quations d'algbre pour suivre des yeuxle pre de la lumire dans son immense voyage. La

    rverie, la philosophie, le sens potique, se rveillaientdans ma tte de dix-sept ans, et ma pense peu mar-tiale s'en allait au galop fort au del du chemin de la

    contrescarpe;a son retour au

    logis, quandl'astre du

    jour s'tait plong dans son bain, elle ne manquait jamais de me dire : Change de vie, reviens tes incli-nations et a tes gots ; tu n'es point n pour tuer les

    hommes, mais pour les divertir et les aider passer le temps sans mlancolie.

    Dans notre rpublique aristocratique, o l'on plitd'horreur a la seule ide d'un roi absolu, d'un tyranou d'un doge tout-puissant, chaque provditeur, gou-verneur, commandant quelconque, est dans le cerclede sa province, de son gouvernement ou commande-

    ment, un souverain despote, avec toute la faiblesse, la

    vanit, la toute-puissance, l'amour des flatteries, quiaccompagnent la couronne. La ville de Zara voulut un

    jour donner une preuve de son respect au provditeur

    gnral. On leva, a grands frais, dans le pr dela

    forteresse, un cirque de bois magnifiquement orn de

    draperies; on distribua des billets, et on provoqua uneassemble prparatoire des potes et prosateurs de la

    contre, en manire d'acadmie. Tout acadm'cien, par

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    44 MEMOIRESDE CHARLESGOZZI.

    invitation, devait rciter deux compositions, soit en prose, soit en vers, sur ces deux thmes : Lequelmrite leplus d'loges d'un prince pacifique quicon-

    serve ses tals et rend ses sujets heureux, ou d'un prince guerrier qui ajoutea son domaine despays con-quis? i La secondecomposition devait tre un morceaua la louange de S. Exe. leprovditeur gnral Querini.Je ne fuspoint invit a la runionacadmique, le pr-sident, avocat fiscal dela ville, vtu de velours noir etcoiff d'uneimmense perruque blonde, nem'ayantpas

    jugd'ge a ranger des vers en bataille. Cet oubli

    ap- prit a ma modestie combienj'tais encore un culti-vateur obscur des belles-lettres. Cependant j'crivis, pour m'amuser, deux sonnets sur les deux thmespro- poss, et dans lepremier jechantai lalouange du prince pacifique. Mon ami Massimo seul eut connaissance demes compositions, queje cachai secrtement au fond dema poche.

    Le jour de la fte, le provditeur monta sur un trne plac au sommet d'un escalier. Les acadmicienss'as-sirent en demi-cercle sur lepremier gradin, et la fouleoccupa le reste ducirque. La chaleur tait grande et jefus" saisi d'une" soif ardente. Ily avait dans uncoin un buffet o desdomestiques prparaient les rafrachis-sements. J'allai demander un verre de limonade; mais

    on me refusa, sous leprtexte que ces rafrachisse-ments taient destins aux lecteurset acadmiciensseu-lement. Cet affrontm'irrita; je tirai mes sonnetsde ma poche et me dclarai de ma propre autorit acadmi-cien et lecteur. Ceux qui considrent la posie comme

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    CHAPITRE II.. 46

    un art inutile lui doivent rparation, car en mon lieuet place, ils seraient morts de soif, tandis que les musesitaliennes me favorisrent, au moins une fois en ma vie,d'une

    rcompensedouce et sucre. Ma

    premirehar-

    diesse en entrana mie autre : je pris rang sur l'aca-

    dmique gradin de bois, au grand tonnemenl de l'as-semble. Dieu sait quelles, phrases ampoules rson-nrent dans le cirque durant trois heures ! Les oreillesm'en tintent encore, en y songeant. Un certain petitabb, plus flagorneur que les autres, est, depuis lors,devenu vque, et la posie lui aura sans doute valu

    sa mitre, comme moi une limonade. Mon tour vint de parler. Je tonnai comme Jupiter mes deux sonnets. Le:dernier, lalouange de Son Excellence, eut l'incroyable bonheur de plaire extrmement au provditeur, et par consquent il enchanta le public. L'opinion zaratine medonna le brevet de grand pote.

    Le lendemain, Son Excellence sortit cheval sur le

    soir, accompagne d'une foule d'officiers, parmi les-quels je me trouvais. Tout en -chevauchant, le provdi-teur m'appela prs de lui, et me pria de lui rciter encore, mon sonnet . sa louange. Nous courions au

    galop.. Sans ralentir notre marche, je beuglai le son-net, avec quantit de cadences, trilles, demi-tons et

    aspirations dont mon cheval tait la cause, et jamaismorceau de posie ne fut dclam sur un rhythme pareil. Je croyais que mes camarades riraient mes

    dpens ; mais point ; ils enviaient mon bonheur, etauraient pay cher la faveur de jouer ma place cette

    arlequinade : Charles, me dis-je en rentrant chez

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    46 MEMOIRES DE CHARLESGOZZI.

    moi, tu peux donner carrire a ton orgueil, tu as t

    aussi plat courtisan que pas un de ces ambitieux. Sois

    joueur, ivrogne, paresseux; abandonne tes dessins et

    tes fortifications-,

    tu n'as plus

    besoin d'autre recomman-

    dation que tes fades compliments rimes. Ce ne fut ni

    le jeu, ni le vin , ni la paresse qui me dtournrent, d

    la gomtrie et des chiffres ; ce fut un sentiment nou-

    veau que mon coeur ne connaissait pas encore, un sen-

    timent plein de douceur, et source de mille maux.

    Mais arrtons-nous, et remettons un chapitre parti-culier le lamentable rcit de mes premires amours.

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    CHAPITRE III.

    AMOURS DALMATIQUES.

    Je devrais rougir, mon ge, de raconter mesamourettes de dix-sept ans ; aussi je les raconterai en

    rougissant. Je me sentis toujours beaucoup de penchant pour les femmes. A peine capable de comprendre la

    diffrence des sexes, il me sembla que toutes les robesenveloppaient autant de divinits terrestres, et jerecherchais avec empressement leur compagnie ; maismon ducation et mes principes religieux taient desfreins puissants qui, pendant mes fraches annes, merendaient trs-modeste dans le propos et retenu dansla conduite ; cette modestie et cette sagesse ne plurent

    pas

    toutesles belles

    que je connus.A

    mon dpart pour la Dalmatie, je poussais l'innocence jusqu' laniaiserie. La ville de Zara est un terrible cueil pour les coeurs nafs. A l'endroit de l'amour, j'tais tendre,dlicat, romanesque, mais fort mtaphysicien. J'avaisune si haute ide de la vertu des femmes, qu'une personne abandonne la seule ardeur des sens mesemblait un monstre. Je ne pouvais attribuer la chuted'une belle qu'au trouble et l'aveuglement involon-taire d'une passion galement partage, la violencede l'amour qui ne se connat plus. J'aurais voulu aimer dans ces conditions, et avec une ternelle constance;

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    48 MEMOIRES DE CHARLESGOZZI.

    c'est pourquoi je n'eus jamais le bonheur de plairequ' des dmons, comme il arrive toujours auxhommes de mon caractre. L'histoire de mes premires

    amours ne fait pas beaucoup d'honneur au beau sexe ;mais je veux croire qu'il existe de ces phnix que moncoeur avait rvs, et dont le ciel ne m'a point jug dignede faire la rencontre.' Mon appartement, sur les remparts de Zara, se

    composait d'une grande chambre et d'une espce de

    cuisine. D'un ct je voyais la mer , et de l'autre la

    rue. En face de ma maison demeuraient trois soeurs de bonne famille, mais d'une pauvret dont leur noblessese serait bien passe. L'ane de ces trois grces et t-

    jolie si la fatigue et les travaux du mnage n'eussentfltri son visage et creus ses yeux. La seconde taitun diable follet, ne pour plaire, vive, bien faite, brunede carnation, avec des cheveux dmesurs et des yeuxcomme des diamants. Dans son maintien modeste, on

    remarquait une force et un feu contenus par l'ducation.La troisime, encore enfant, paraissait prcoce, et sa

    physionomie annonait, autant de bons que de mauvaisinstincts. Je voyais ces trois nymphes de ma cuisine,o -j'allais me laver les mains -, et lorsqu'elles ouvraientleurs fentres, qui, la vrit, n'taient pas souventfermes. Elles ne manquaient point de me saluer par une inclination de tte fort

    dcente,et

    jeleur rendais le

    salut avec le plus grand srieux.La seconde des trois soeurs imagina un mange de

    coquetterie sur lequel je ne pouvais me mprendre :

    aussitt que j'arrivais dans ma cuisine pour me laver

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    CHAPITREIII. 49

    les mains, elle ouvrait la fentre de sa chambrelle,

    prenait son savon et se lavait aussi les mains, aprsquoi elle me saluait et fixait sur le jeune voisin des

    regards pntrants, mls d'un peu de langueur. Cesgrands yeux noirs exeraient une puissance d'attrac-tion qui me remuait le coeur. Il me fallait un quartd'heure de rflexions austres pour en teindre l'in-fluence ; et, sans manquer de politesse, je dissimulaismon agitation sous le masque d'une gravit froide et

    philosophique. Une femme de Gnes, qui blanchissaitmon linge, m'apporta un matin une corbeille rempliede chemises, et sur laquelle tait dpos un oeillet magni-fique frachement cueilli.

    D'o vient cette fleur ? demandai-je la Gnoise. Cet oeillet, rpondit-elle, a pass par les doigts

    d'une jolie personne du voisinage, et laquelle votre

    seigneurie a la cruaut de ne faire aucune attention.L'ambassade et le cadeau augmentrent mon agita-

    tion ; mais j'ordonnai l'ambassadrice de remercier la belle voisine, en lui disant que je ne savais pasapprcier le charme des fleurs. Tout en parlant aveccette rudesse, ma tte commenait tourner et moncoeur s'amollir. Retir dans ma chambre, je me mis rflchir profondment l'aventure : impossible de

    penser un mariage ; loin de moi l'ide de ruiner la

    rputationd'une fille aimable. Je

    pesaid'ailleurs dans

    Hecreux de ma main la bourse lgre qui enfermait toutmon pauvre avoir, et voyant avec horreur que je ne

    pouvais pas mme secourir l'indigence de ma jolievoisine, j'touffai impitoyablement la sympathie qui

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    50 MMOIRESDE CHARLESGOZZI.m'attirait vers elle. Je cessai de me laver les mains.ala fentre pour viter leregard des larrons d'yeux noirs..Inutile prcaution !

    Un officier de mesamis, nomm pergi, me fitappeler un jour. Il tait au litpour une indispo-sition qu'il avait bien mrite par ses excs, et me priait de lui venir tenir compagnie. Cet officier demeuraitchez une vieilledame, pouse d'un notaire. La vieilledame commena par me morigner au sujet de marusticit, disant qu'un bambin dedix-sept ans qui sedonnait lesairs srieux d'un homme decinquante nefaisait, en somme, qu'une caricature ridicule. Elleajouta qu'en rduisant,aux larmeset au dpit une char-mante fille amoureusede lui jusqu' la passion, le phi-losophe sans barbe n'taitplus un sage, mais un malappris et un mauvais coeur. Pendant ce sermon di-fiant , l'officier gmissait, se retournait, dans sonlit.

    Hlas !disait-il, que n'ai-je vos dix-sept ans,votre sant, votre bonnemine, et que ne suis-je en pareille circonstance! Je saurais bien en profiter.

    Comme je m'apprtais donner les raisons demaconduite, on frappe la porte, et je vois paratre ladangereuse beaut elle-mme, qui venait chercher desnouvelles du malade. A sa vue lesparoles me rentr-rent dansla gorge, et le sang me montaviolemment,ala

    poitrine.On

    parlade choses

    gnrales.La

    jeunefille

    s'exprimait avec grce et intelligence , en peu de paroles, mais senseset fort modestement. Sesyeuxloquents me dirent clairement et sans colreque j'taisun ingrat.

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    52 MEMOIRESDE CHARLES GOZZI.

    ballon, et mon coeur tomba dans une faiblesse plusgrande.

    En vrit, rpondis-je en souriant, les causes devotre estime et de votre faiblesse sont bien flatteuses

    pour mon caractre et mes qualits.La jeune fille se tut, justement blesse de cette

    rponse insolente ; puis elle reprit avec une simplicitmle de finesse :

    Il est donc tonnant, dit-ell