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Mohammed Hachemaoui compare les systèmes politiques algérien et marocain
«Ils profitent à une minorité au détriment de la majorité»
Les régimes politiques marocain et algérien sont-ils identiques, usent-ils
des mêmes procédés de corruption ?
Mohammed Hachemaoui, docteur en sciences politiques, tente une réponse à ces questions à
travers une analyse publiée dans la dernière livraison de la Revue internationale de politique
comparée. Intitulée «Institutions autoritaires et corruption politique : l’Algérie et le Maroc en
perspective comparée», l’analyse de Hachemaoui arrive à cerner les caractéristiques des deux
régimes ainsi que leur mode de fonctionnement et mainmise sur leurs économies. «Tout n’est pas
identique dans les systèmes de corruption prévalant en Algérie et au Maroc. Tandis que le premier,
marqué – notamment depuis le coup d’Etat de janvier 1992 – par la fragmentation, la dé-
légitimation et la privatisation de la violence, est plus instable, le second, tirant profit de la stabilité
relative du régime et du leadership, s’avère plus ordonné.
Là où le premier se caractérise par la prolifération des «bandits sédentaires», des «bandits
vagabonds» et des transactions extraordinaires, le second se distingue par un nombre réduit
d’offreurs, des transactions routinières et des prix relativement stables.
Aussi, est-ce pourquoi le Maroc – soutenu par l’ancienne puissance coloniale et les pétromonarchies
arabes – s’avère plus attractif, en termes d’investissements directs étrangers, que l’Algérie. Les
deux systèmes, profitant à une minorité au détriment de la majorité, n’en génèrent pas moins la
désintégration et les inégalités sociales, lesquelles sont une source d’instabilité», note Hachemaoui
dans son article. Il précise que malgré les contrastes qui distinguent les deux communautés
politiques, «les arrangements institutionnels qui sous-tendent la corruption dans les deux pays sont
proches. En Algérie comme au Maroc, la corruption, institutionnalisée dès les fondations des
régimes, participe d’un système politique informel. Dans les deux cas, la corruption est tirée par
l’abus de pouvoir et l’impunité. Les systèmes prétorien et monarchique, en diffusant une corruption
endémique au bas de l’échelle et une grande corruption au sommet de la pyramide, permettent
aux gouvernants de fragmenter l’élite stratégique, d’adoucir l’ordre autoritaire, de neutraliser le
conflit de classe et d’assurer la survie de leurs régimes».
Les prétoriens en Algérie et la monarchie néo-patrimoniale au Maroc
Le système de corruption, qui est derrière de soi-disant plans de développement, a pour
conséquences désastreuses «le maldéveloppement, aggrave la désintégration et creuse les
inégalités, lesquelles font voler en éclats le «pacte social»…», indique Hachemaoui. Régime
prétorien dans le cas de l’Algérie, monarchie néo-patrimoniale dans le cas du Maroc, les deux
systèmes «se révèlent, tant du point de vue historique, politique qu’économique, nettement
dissemblables», dit Hachemaoui, mais nuance la différence en précisant que «les deux systèmes
n’en divergent pas moins par leurs formules politiques : alors que le roi, qui exerce au Maroc un
pouvoir monopolistique et non imputable, s’est doté dès l’indépendance d’un pluralisme de façade;
en Algérie l’état-major de l’armée, qui détient les rênes du système, n’a expérimenté le
multipartisme qu’après l’usure, au sortir de la décennie 1980, de la formule du parti unique.
L’économie politique est un autre révélateur de contrastes : si l’économie de marché marocaine
paraît plutôt diversifiée, le système économique algérien, libéralisé au début des années 1990,
demeure, lui, mono-exportateur d’hydrocarbures et rentier».
L’analyse soutient que les règles du jeu dans le système de corruption dans ces deux pays, mais
aussi dans tous les pays machrek, se basent sur «concentration et exercice non imputable du
pouvoir ; institutionnalisation des monopoles ; affaiblissement institutionnel de l’Etat et de la
société civile. Ces logiques de gouvernement achèvent de façonner les symptômes d’un système
de corruption dominé par des ‘‘official moguls’’, c’est-à-dire des magnats étroitement liés aux
gouvernants. Siger, ONA et Anas Sefrioui au Maroc, Khalifa, Tonic et Cevital en Algérie, Trabelsi,
Materi et Mabrouk en Tunisie, Osman Ahmad Osman, Ahmed Ezz et Bahgat Group en Egypte, Ramy
Makhlouf en Syrie, en sont des illustrations». Dans les trajectoires empruntées par les deux régimes
pour asseoir leur pouvoir, la corruption est un fondement de base. «La mainmise des prétoriens sur
le régime constitue la première règle normative du jeu politique algérien.
Le collège des prétoriens – qui peut soit rester informel, soit revêtir une forme organisationnelle en
épousant les contours de l’état-major de l’Armée – demeure l’institution qui détient les rênes du
pouvoir en Algérie», analyse Hachemaoui en ajoutant que «le pouvoir prétorien, dépassant les
limites du domaine militaire stricto sensu, couvre l’ensemble des activités civiles, à commencer par
la politique et l’économie. Le dispositif du pouvoir prétorien pénètre tous les pores du corps
étatique. Il comprend, par-delà la cooptation des chefs d’Etat et de gouvernement, la conduite des
grandes opérations commerciales et financières extérieures. La police politique contrôle ce
domaine réservé, en permanence».
Institutionnaliser la corruption pour survivre
La pérennisation de ce système passe par l’institutionnalisation de la corruption et ce depuis
l’indépendance. «L’allocation corrompue des ressources de l’Etat permet aux prétoriens d’atteindre
un objectif politique impérieux : obtenir le silence sinon la complicité des anciens acteurs de la
guerre d’indépendance dont la réaction à leur mise à l’écart pouvait, à l’heure des rébellions
armées, menacer la stabilité du régime naissant», indique Mohammed Hachemaoui en soulignant
que «la concurrence sur le partage des prébendes se pose, face à la répression politique, comme le
seul jeu admis par le système».
La répartition des butins se fait entre cercles fermés : «La répartition des prébendes, qui dure
jusqu’au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la Sécurité militaire. Les
clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d’acquisition et concessions, forment le premier
noyau du secteur privé. Celui-ci est constitué pour l’essentiel d’anciens chefs maquisards,
seigneurs de guerre, marchands d’armes et/ou leurs parentèles respectives. La corruption politique
concerne, aussi, l’élite militaire en place. Le groupe dirigeant, craignant les tentatives de putsch,
est contraint de céder aux chefs des régions militaires des fiefs et des circuits l’enrichissement en
compensation de la monopolisation grandissante du pouvoir réel par lui exercé.»
Evoquant en parallèle, le début de l’institutionnalisation de la corruption au Maroc, l’analyste tient à
préciser d’abord la différence de Constitution des deux régimes. «Le Maroc, sous protectorat
français de 1912 à 1956, n’a pas subi, comme l’Algérie, les effets destructeurs de la colonisation de
conquête et de peuplement sur la communauté traditionnelle. Sous l’impulsion du maréchal
Lyautey, le protectorat français y a même «préservé» le sultan et le makhzen – en veillant à les
déposséder toutefois de leurs fonctions de gouvernement et de patronage. Fort de cet héritage
historique, le sultan Mohammed V est parvenu, depuis son retour héroïque d’exil en 1955, à
s’imposer très vite au centre du jeu politique : en divisant les factions nationalistes d’un côté, en
s’alliant aux notables ruraux – ci-devant alliés du protectorat français – de l’autre. Alors que
l’indépendance contribue à accroître l’autorité et le pouvoir du monarque, la décolonisation,
progressive et non brutale comme en Algérie, permet à celui-ci de prendre possession des plus
belles terres et de devenir «le plus grand propriétaire foncier du royaume».
Et donc : «La domination sultanienne concourt à la restauration du makhzen comme source
principale de distribution des bénéfices aux clientèles du Palais. Hassan II, qui succède à
Mohammed V en 1961, poursuit l’entreprise entamée par son défunt père. Un système de
corruption s’impose, comme dans l’Algérie des prétoriens, à titre de marché de substitution à la
participation et à la contestation». Et d’ajouter : «La corruption politique a, pour reprendre
l’excellente analyse de John Waterbury, permis au roi de lier les intérêts des officiers supérieurs de
l’armée (berbères pour la plupart), des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des
notables ruraux à la survie du régime.» La bourgeoisie de Fès est mise à contribution dans cette
mise en alliance de la clientèle du souverain. Du côté de l’Algérie, la prébende est distribuée par la
mise sous monopole du cercle du pouvoir de tout l’appareil économique. «Les gouvernants
algériens, exerçant les pouvoirs d’Etat sans contrôle ni reddition des comptes (‘‘accountability’’),
érigent ou prennent possession de multiples monopoles logés dans différents lieux de l’économie.»
Le contrôle, selon Hachemaoui, s’exerce «par le truchement des fameux ‘‘intermédiaires
institutionnels’’ – marchands d’armes, anciens maquisards, ambassadeurs et affairistes liés aux
dirigeants – qui tirent de colossaux bénéfices à travers le jeu des pots-de-vin et des commissions
auquel donnent lieu la conclusion, par l’Etat mono-exportateur d’hydrocarbures, des gros contrats
relatifs à l’achat d’armement, d’équipement, d’usines et d’infrastructures clés en main».
Hachemaoui rappelle que le gouvernement des réformateurs sous la coupe de Mouloud Hamrouche
avait tenté de mettre fin à cette structure du-tout-corruption. «Les mesures prises à l’époque, en
s’attaquant aux leviers de la corruption politique, suscitent l’hostilité des maîtres du système. Ces
derniers parviennent, par le truchement de la dirty tricks politics et l’intervention de l’armée en juin
1991, à faire échec à l’entreprise de sortie du régime d’autoritarisme et de corruption». Après
1992, les oligopoles privés, directement liés aux chefs prétoriens, viennent à la rescousse et
héritent du monopole commercial.
«Les gouvernants érigent, à l’ombre de l’extraversion de l’économie et de la privatisation de la
violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus –
l’insécurité favorisant la prédation rapace 71 – de puissants (protecteurs de) magnats dans
l’importation des produits alimentaires de première nécessité, des médicaments, des matériaux de
construction, etc.», note Hachemaoui. Prenant exemple sur le Maroc, «les prétoriens algériens, qui
suivent de très près le modèle du Maroc, cherchent à réussir la greffe capitaliste».
Au Maroc, les banques commerciales, qui forment au Maroc un oligopole restreint, s’avèrent le
«principal instrument de contrôle du makhzen… Hassan II, parvenu à exercer une influence
considérable sur le secteur privé, peut – contrairement aux prétoriens algériens qui misent sur la
rente pétrolière et l’import – approfondir l’insertion de son pays dans le mouvement de la
mondialisation, sans avoir à craindre la défection des «grandes familles».
Mohammed VI est sur la même voie, puisque depuis son intronisation «la tendance est à la
concentration capitalistique et à l’accroissement du patronage du makhzen – la fortune personnelle
du roi estimée par Forbes étant passée, à l’heure où le taux de pauvreté au Maroc a atteint, selon
le PNUD, plus de 18%, de 500 millions en 2000 à 2,5 milliards de dollars en 2009». La justice étant
dans les deux cas entre les mains des régimes, les affaires et scandales financiers qui se font jour
jouissent d’une impunité totale. «Les processus révolutionnaires enclenchés en Tunisie et en
Egypte dévoilent au grand jour deux dimensions saillantes : les liens structurels entre corruption et
régime politique ; la centralité qu’occupe la question de la corruption dans la dé-légitimation
éthique des régimes.» Les systèmes prétorien et monarchique en vigueur dans cette région
pourront-ils à présent fonctionner sans ce mode de gouvernement ? L’attitude des clans Ben Ali,
Moubarak, El Gueddafi et Al Assad face aux mobilisations protestataires le montre bien : les
groupes dominants ne renoncent pas facilement aux intérêts acquis. «Les trajets institutionnels
façonnés depuis les fondations étant robustes et difficiles à changer, les agendas de ‘‘réformes’’
proposés par les dirigeants sous la pression des soulèvements populaires seront évalués à l’aune
d’une donne fondamentale : le démantèlement des arrangements liant institutions politiques et
corruption systémique», conclut Mohammed Hachemaoui.
R. P.
Quand le pouvoir récupère le tribalisme à son profit
Pourquoi après plus d’un siècle chargé de ruptures allant de l’écroulement
du makhzen turc à la colonisation de peuplement, de la désagrégation de la
tribu à la dépossession foncière, de la domination coloniale au triomphe du
nationalisme, de la «révolution socialiste» à la umma, le fait tribal s’avère-
t-il aussi prévalent dans l’Algérie de Bouteflika ?
Le politologue Mohamed Hachemaoui a publié en mars dernier dans les Cahiers d’études africaines
«Y a-t-il des tribus dans l’urne ? Sociologie d’une énigme électorale», une étude qui entend
démontrer, d’abord, la prégnance du tribalisme sans tribu. Et qui s’emploie à montrer, ensuite, la
prévalence du clientélisme politique et de la corruption électorale ; l’hybridation des trois
répertoires présidant à la fabrique du politique en situation autoritaire. En voici un extrait.
Dans son étude (voir papier ci-contre), Mohammed Hachemaoui a appréhendé le puzzle
tribu/politique à Tébessa. Quatre raisons ont motivé ce choix. «La première est
inhérente au fait tribal : Tébessa est un bled anciennement tribal, explique-t-il. La
deuxième est immanente au pouvoir d’État : Tébessa est l’angle droit du fameux
triangle du «BTS» (Batna-Tébessa-Souk Ahras) dans lequel se recrutait une bonne partie
de l’élite dirigeante des années 1980 et 1990. La troisième est liée à l’intensité du jeu
social : aucun parti politique, pas même la machine électorale du régime qui s’octroie
ailleurs la majorité des bulletins, n’est parvenu, depuis le retour aux élections
législatives en 1997, à obtenir, dans la circonscription de Tébessa qui comprend 350 000
électeurs, plus de deux sièges sur les sept dont elle dispose ; la quatrième
considération est afférente à l’économie de l’arène locale : Tébessa est devenue une
place forte du blanchiment de l’argent des circuits de la contrebande en Algérie.
L’enquête s’est déroulée sur plusieurs séjours de recherche, d’une durée de deux à trois
semaines, entrepris entre 2002, 2003 et 2004. Le matériau constitué comprend des
sources de première main et des documents inédits (des entretiens qualitatifs avec
candidats, élus, notables, fonctionnaires, militants, financiers et cadres de partis ;
l’observation directe de meetings, réunions partisanes à huis clos et autres festins ;
sources écrites (documents de travail des appareils partisans locaux, rapports
confidentiels d’institutions de l’État, publications d’acteurs locaux, tracts).»
Mohammed Hachemaoui passe au crible ses effets dévastateurs
Corruption politique, le nerf de l’ordre autoritaire
La voix ponctuée de trémolos, le dernier intervenant au panel 5 consacré à
l’analyse du régime politique algérien, le politologue Mohammed
Hachemaoui, contient difficilement son émotion.
Et pour cause : c’est la première fois qu’il partage le fruit de ses travaux devant un public algérien,
des travaux qui portent sur la corruption politique. Un gros morceau. Autant dire une bombe. En
s’attelant à une si lourde tâche, Hachemaoui – qui a par ailleurs le mérite d’être le concepteur de
ce colloque et son commissaire scientifique – s’impose comme un pionnier. Son sujet de thèse –
«Clientélisme et corruption dans le système politique algérien» – annonçait déjà la couleur.
«La corruption politique en Algérie, dernière ligne de défense du régime autoritaire ?» C’est sous ce
titre que se déclinera son exposé. Un exposé extrêmement dense, bien fouillé, qui livre les
conclusions de plusieurs années d’investigations vouées à cerner un phénomène tentaculaire qui
gangrène toutes les sphères du pouvoir et les strates de la société algérienne.
«Travailler sur la corruption politique n’est pas la manière la plus intelligente de se faire des amis
en Algérie. C’est même la manière la plus sûre de se faire des ennemis», lance le sémillant
chercheur en guise de prologue, pour dire la témérité de sa démarche. «Je ne veux pas adopter la
posture d’un imam révulsé par la corruption morale des croyants. Pas davantage celle d’un militant
qui brave les interdits et dénonce la corruption au quotidien. Je respecte ces deux postures, qui
sont nécessaires dans une cité. Mais ce n’est pas la démarche que j’ai choisie. J’ai choisi d’être un
sociologue du politique parce que je crois que la science sociale se doit d’opérer le dévoilement des
logiques de domination.» Et de poursuivre : «Ce sujet est un casse-pipe, mais il faut savoir le
contourner d’un point de vue épistémologique. Il est difficile parce qu’il y a énormément de
confusion autour de ce sujet, qui nous concerne tous et qui conditionne le destin de notre nation.»
La «chkara» institutionnalisée
Mohammed Hachemaoui nous apprend que très peu d’études sont consacrées, dans le champ des
sciences sociales, à ce nouvel objet : «Il a fallu attendre l’affaire Watergate pour que l’on assiste,
d’abord aux Etats-Unis, à un boom dans les études sur la corruption. Mais ce boom est resté
cantonné dans la science politique anglo-saxonne et américaine. En France, il y a très peu de
travaux sur la corruption. En Algérie, c’était tabou. Après, à partir des années 2000, on en parlait
occasionnellement pour écarter un concurrent, Messaoud Zeggar, tel général, l’affaire Khalifa…
Moi, j’ai commencé à travailler sur la corruption à partir de 2002. Je constate une évolution. On en
parle énormément, mais dans la confusion la plus totale.»
Détaillant quelques éléments de méthode, Hachemaoui confie : «Ce matériau est le fruit d’une
enquête de terrain que je mène depuis 2002 dans différents sites, dans des municipalités de la
wilaya d’Alger dont je ne dévoilerai pas le nom, également dans l’est et le sud du pays. Je me suis
focalisé sur une sociologie de la corruption locale. Au départ, je travaillais sur le clientélisme
politique et, au cours de mes enquêtes, j’ai rencontré ce qu’on appelle la ‘chkara’. Et je l’ai vue à
l’œuvre dans les mécanismes électoraux. Alors, je me suis dit : c’est là qu’il faut chercher. Ensuite,
je suis monté micro, mezzo, au niveau départemental, dans le gouvernorat du Grand-Alger dont
personne ne parle. Après, je me suis intéressé aux affaires de grande corruption : Khalifa, BRC,
etc.»
Pour Hachemaoui, on aurait tort de réduire la corruption aux seuls pots-de-vin : «Les pots-de-vin
sont une forme dominante de la corruption, mais ce n’est pas la seule. Se focaliser sur les pots-de-
vin, c’est oublier les conflits d’intérêt, l’extorsion, le népotisme…» Le conférencier l’admet : «Il est
difficile de quantifier la corruption.» Le plus important dans une telle étude, insiste-t-il, est
d’analyser le système politique qui préside à l’instauration de la corruption comme mécanisme de
régulation du jeu politique : «La corruption n’est pas un phénomène isolé. Elle a besoin d’un
environnement institutionnel pour exister.» Il apporte dans la foulée une précision de taille en
postulant que «la corruption existe même dans des régimes démocratiques».
Il déconstruit au passage ce qu’il appelle «un paradigme dominant selon lequel la corruption
prospère dans les Etats rentiers». «On parle beaucoup de la malédiction du pétrole et moi-même,
j’ai été le propagandiste de la rente. Après, j’ai constaté que la corruption existe même dans les
Etats non rentiers. Il faut donc opérer un renversement de perspective en mettant les institutions
au centre de la réflexion.»
Mohammed Hachemaoui avancera dès lors deux thèses qui vont étayer son étude. Première thèse :
«La corruption politique est posée dans les fondations institutionnelles mêmes du régime comme le
pendant de l’ordre autoritaire.» Deuxième thèse : «Les arrangements institutionnels sous-jacents à
l’autoritarisme et à la corruption structurent l’organisation de l’Etat et de l’économie politique, par-
delà les métamorphoses formelles et discursives du système politique.»
«On a un régime fort et un état faible»
Mohammed Hachemaoui souligne au passage que son intérêt va se porter fondamentalement sur
«la corruption systémique qui est enchâssée dans les processus politiques et économiques». Il
s’intéresse de près à la corrélation entre «régime prétorien» et richesses. «Les questions qui ont
guidé ma réflexion étaient : comment les institutions confèrent à certains groupes et intérêts un
accès disproportionné au processus de prise de décision ? Comment s’opère le transfert entre
pouvoir et richesses ? Qui met en place ces opportunités, qui y accède et qui n’y accède pas ?»
Le politologue assure que les changements «de façade» survenus après les émeutes d’Octobre
1988 ne changeront rien au cœur de l’équation : «Après 1988, tout a changé sauf l’essentiel : les
règles du jeu politique. C’est cela, la force de ce régime. C’est qu’il a su reproduire les règles du jeu
politique sous des formes institutionnelles changeantes.» Quelles sont ces règles ? «1-
Concentration et exercice non imputable du pouvoir. Il n’y a pas de reddition des comptes. 2-
Institutionnalisation de monopoles et d’oligopoles. 3-Affaiblissement institutionnel de l’Etat et de la
société civile. On a un régime fort et un Etat faible. 4- La dirty tricks politic. La politique des sales
coups. Et nous avons là tout un répertoire qui comprend les intimidations, le harcèlement,
l’homicide politique, les complots. Il y a un organe qui a le monopole de ce répertoire : la police
politique. Tout a changé en Algérie, sauf la police politique.» Hachemaoui observe que «le régime
est construit selon deux logiques structurantes qui ont des affinités électives entre elles :
autoritarisme prétorien-corruption politique.»
A partir de l’ossature théorique et méthodologique adoptée, le chercheur en vient à identifier cinq
séquences dans l’évolution de la corruption politique en Algérie. 1962-1965 : la corruption des
factions. 1965-1988 : la corruption de patronage. 1989-1991 : l’ère des réformateurs confrontés à
la «garde prétorienne». 1992-2000 : la corruption dans sa corrélation à la violence politique. 2000-
2012 : la fabrique des tycoons dont la figure emblématique s’appelle Abdelmoumen Khalifa.
De ce magma nauséabond, Hachemoui retient la séquence 1989-1991, la fameuse «parenthèse
enchantée». Il estime que le couple Hamrouche-Ghazi Hidouci a été la chance manquée de
l’Algérie. «Personne, avant eux, n’avait eu les leviers du gouvernement et personne ne les a plus
jamais repris après eux. Plus jamais on ne donnera les leviers du pouvoir, la réalité du pouvoir, à un
civil», martèle-t-il. «Après 1992, on a assisté à un véritable démantèlement institutionnel.»
Hachemaoui termine en sériant ce qu’il appelle «les effets dévastateurs» de la corruption : «Elle
démultiplie les procédures bureaucratiques, gangrène les marchés publics, récompense
l’incompétence. Elle enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. D’où toutes ces disparités
sociales, alors qu’il y a tant de ressources.»
Mustapha Benfodil
Mohammed Hachemaoui, concepteur du colloque d'El Watan
«Ce cinquantenaire est une halte qui exige un bilan critique»
34 intervenants de différentes nationalités et de diverses disciplines
répartis en 8 groupes s’attacheront à disséquer la trame historique depuis
la colonisation en 1830 jusqu’à l’indépendance en 1962. Les participants
s’attelleront à dresser un bilan critique et suffisamment exhaustif des 50
années passées depuis le recouvrement de la souveraineté algérienne et
cela dans tous les domaines.
Pour M. Hachemaoui, «rompre avec l’historiographie coloniale, c’est aussi se dire que l’histoire de
l’Algérie n’a pas commencé en 1954 ni en 1830 et qu’avant la période coloniale, ce n’étaient pas
‘les siècles obscurs du Maghreb‘.»
Cinquante ans après l’indépendance, quel destin pour quelle Algérie ?», telle est la problématique
centrale du colloque d’El Watan dédié au cinquantenaire de l’indépendance. Trois jours durant, du 5
au 7 juillet, une trentaine d’experts répartis en huit panels vont se succéder à la tribune de la salle
Cosmos de Riadh El Feth pour disséquer le projet indépendantiste, sa généalogie et son bilan (voir
programme en page 5). Le politologue Mohammed Hachemaoui, concepteur de ce colloque, qui a
consacré cinq mois entiers à sa préparation, nous livre quelques éléments-clés sur l’architecture
conceptuelle de ce forum. «Nous avons consacré 4 panels au volet historique et 4 panels pour
dresser le bilan de ces 50 ans d’indépendance tant il est vrai que cette halte nous interpelle pour
entreprendre un retour critique sur l’expérience post-coloniale en se disant : qu’a-t-on fait de cette
indépendance ?» explique l’initiateur des Débats d’El Watan.
«La première idée directrice qui m’a guidé était de sortir du face-à-face franco-algérien. D’où la
forte participation d’universitaires américains à ce colloque. Il était important pour nous de
convoquer de nouveaux paradigmes. Et ces chercheurs développent justement un nouveau regard
sur la colonisation. Ils apportent une vraie fraîcheur. C’est le cas par exemple de Matthew Connelly
qui analyse la Révolution algérienne sous le prisme de l’histoire de la diplomatie à l’aune des
relations internationales. C’est proprement novateur. C’est pour dire que l’histoire de la Révolution
algérienne s’inscrivait dans une trame historique mondiale. D’ailleurs, c’est la première guerre de
libération de l’âge moderne. Elle a inspiré l’ANC, l’OLP et tous les mouvements de libération qui se
sont nourris de l’action diplomatique du GPRA. Il faut souligner à ce propos que le GPRA est le seul
à avoir arraché la reconnaissance diplomatique des Etats sans être en mesure de contrôler son
territoire. Donc, à travers ce regard, on marque une rupture avec l’historiographie officielle qui
escamote le rôle de l’action diplomatique, préférant mettre en avant la geste militaire, alors que la
victoire de l’indépendance a été acquise surtout sur le terrain politique et diplomatique», développe
Hachemaoui. L’éminent universitaire plaide dès lors pour une «rupture radicale avec
l’historiographie officielle qui a plombé l’écriture de l’histoire et qui restreint l’accès aux archives en
brodant un chimérique roman national».
Attaché à réhabiliter le rôle du politique dans la lutte anticoloniale, Mohammed Hachemaoui estime
qu’«il est impératif de valoriser le pluralisme politique, idéologique, syndical, culturel qui faisait la
richesse du Mouvement national. Il faut sortir du récit ‘islahiste’. C’est pour cela que l’un des
panels, nous l’avons intitulé ‘Naissances d’une nation’ au pluriel». Poursuivant son argumentaire, il
dira : «L’autre idée maîtresse qui a présidé à la construction de ce colloque était de rompre avec
les poncifs de l’historiographie coloniale et ses relents de révisionnisme qui s’emploie avec zèle à
réhabiliter la prétendue œuvre civilisatrice du colonialisme français, et qui a eu comme
aboutissement la loi du 23 février 2005. Il fallait donc déconstruire ce discours et son arsenal
théorique. Le premier objectif de ce colloque est de tordre le cou à ce révisionnisme néocolonial en
convoquant les travaux des historiens.»
Pour Mohammed Hachemaoui, «rompre avec l’historiographie coloniale, c’est aussi se dire que
l’histoire de l’Algérie n’a pas commencé en 1954 ni en 1830 et qu’avant la période coloniale, ce
n’étaient pas ‘les siècles obscurs du Maghreb’ comme l’écrivait Emile-Félix Gautier. Il y a un trou
dans l’historiographie coloniale entre 1830 et 1954». Une manie que l’on retrouve curieusement
dans les récits sofficiels, relève M. Hachemaoui, en ce sens que l’on assiste à une focalisation sur la
séquence 1954-1962 aux dépens des périodes antérieures à la colonisation française. «Il était donc
nécessaire, reprend le politologue, de restituer la profondeur historique de l’Algérie.» Et c’est l’objet
du premier panel placé sous le titre : «De quoi la conquête coloniale est-elle le nom ?». «Il convient
de rappeler à ce propos que la conquête coloniale n’a pas du tout été pacifique, elle a été au
contraire d’une redoutable violence. A noter aussi que cette conquête a buté à une résistance
farouche de la part des tribus, des zaouïas, sous la bannière du djihad».
Le poids de la corruption politique
Tout cela pour dire que le Mouvement national s’inscrit dans un continuum de résistances
populaires et ne relève pas de la génération spontanée. L’autre dimension de ce colloque, disions-
nous, est donc l’esquisse d’un bilan d’un demi-siècle de souveraineté nationale et la manière dont a
été géré ce capital symbolique. «En élaborant ce colloque, on ne pouvait faire l’impasse sur le bilan
de ces 50 ans d’indépendance. Ce cinquantenaire est une halte qui exige un bilan critique et un
retour critique sur soi-même».
Un faisceau de questions sous-tend ce deuxième volet : «Sur quoi repose l’endurance du régime
autoritaire algérien ? Comment expliquer les contre-performances structurelles de l’économie
algérienne ? Comment expliquer le paradoxe des ressources pétrolières abondantes et le mal-
développement, la faiblesse de la croissance, les inégalités sociales ? Pourquoi la redistribution de
la rente a-t-elle échoué à acheter l’assentiment populaire du moment que l’action émeutière ne
s’arrête pas ?», interroge M. Hachemaoui.
Ce bilan s’articule, en outre, sur des thèmes précis : le marasme de l’université, les
dysfonctionnements du système de santé publique ou encore la condition féminine. Sans oublier
bien sûr la structure du système politique algérien et sa corrélation avec la corruption.
Un sujet dont Mohammed Hachemaoui se chargera personnellement dans son intervention, lui qui a
consacré sa thèse de doctorat précisément à cette problématique monstrueuse (thèse soutenue à
l’Institut d’études politiques de Paris en 2004 sous le titre «Clientélisme et corruption dans le
système politique algérien»). «Il est impossible d’analyser le régime algérien en faisant abstraction
de la corruption et inversement», argue-t-il. «Il nous a paru utile de poser les jalons de ce bilan car
c’est aussi à la société civile de le faire, et c’est un peu la responsabilité d’un journal que
d’organiser la réflexion autour de ces questions centrales», conclut Mohammed Hachemaoui.
Mustapha Benfodil
Mohamed Hachemaoui : «La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ?»
Le déni démocratique et l’autoritarisme seraient-ils consubstantiels à l’Etat
rentier ? En d’autres termes, existerait-il une sorte de «malédiction des
ressources» qui, grâce au monopole exercé par des minorités sur les rentes
générées par l’exportation des matières premières, permettrait
l’instauration et le maintien de régimes autoritaires et/ou autocratiques.
Cet angle d’analyse par lequel est souvent abordée la situation politique, économique et sociale du
monde arabe, depuis deux décennies environ, est rejeté par le politologue algérien, Mohammed
Hachemaoui qui exerce actuellement en France. Il vient de publier une étude d’un peu plus de 20
pages dans la Revue française de science politique (2012/2, vol. 62, pages 207 à 230). L’écrit est
intitulé La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ? et en sous-titre : Réexamen critique des
théories de ‘‘l’Etat rentier’’ et de la malédiction des ressources. S’appuyant sur les événements qui
secouent la région depuis janvier 2011, Hachemaoui commence d’abord, dans une première
section, par exposer l’argumentaire qui est à la base des théories en question. Il s’agira, dit-il, de
«présenter les axiomes, les hypothèses et les mécanismes de causalité qui fondent ces deux
théories». Dans la deuxième section, le politologue développe des contre- arguments et ses
propres théories de la situation qui prévaut dans le monde arabe. Dans cette partie, dit-il, «nous
exposerons les biais, les limites et les apories que recèle le mainstream théorique qui relie les
paradigmes dominant de ‘‘l’Etat rentier’’ et de la malédiction des ressources».
A. A.