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NEVERSKY

VéronicaRossiTraduitdel’anglais(États-Unis)

parJean-NoëlChatain

Illustrationdecouverture:MélanieDelon/photo©Shutterstock

L’éditionoriginaledecelivreaétépubliéepourlapremièrefoisen2012,enanglais,parHarperCollinsChildren’sBooks,NewYork,sousletitreUndertheneversky.

©2012,VeronicaRossi

Tousdroitsréservés

Traductionfrançaise©ÉditionsNathan(Paris,France),2012

Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse.

«Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretoute

atteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»

ISBN978-2-09-254027-5

PourLucaetRocky

Sommaire

Couverture

Copyright

Sommaire

1-ARIA

2-ARIA

3-PEREGRINE

4-PEREGRINE

5-ARIA

6-PEREGRINE

7-ARIA

8-PEREGRINE

9-ARIA

10-PEREGRINE

11-ARIA

12-PEREGRINE

13-ARIA

14-PEREGRINE

15-ARIA

16-PEREGRINE

17-ARIA

18-PEREGRINE

19-ARIA

20-PEREGRINE

21-ARIA

22-PEREGRINE

23-ARIA

24-ARIA

25-PEREGRINE

26-ARIA

27-ARIA

28-PEREGRINE

29-ARIA

30-PEREGRINE

31-PEREGRINE

32-ARIA

33-PEREGRINE

34-ARIA

35-PEREGRINE

36-PEREGRINE

37-ARIA

38-PEREGRINE

39-ARIA

40-PEREGRINE

41-ARIA

42-PEREGRINE

43-ARIA

44-PEREGRINE

45-ARIA

REMERCIEMENTS

VERONICAROSSI

1ARIA

Ils appelaient le monde qui se trouvait au-delà de l’enceinte de la Capsule l’« Usine de laMort».Onpouvaitymourirdemilleetunefaçons.Arian’aurait jamaiscrus’enapprocherunjourd’aussiprès.

Ellesemorditleslèvresencontemplantlalourdeportemétalliquequisedressaitdevantelle.Un écran numérique affichait en lettres rouge fluo : AGRICULTURE 6 – DÉFENSED’ENTRER.

«AG 6 n’est qu’un dôme demaintenance, rien de plus », se dit Aria.Des dizaines d’autresdômesalimentaientRêverieennourriture,eneau,enoxygène…toutcedontunecitésousclocheavaitbesoin.UnerécentetempêteavaitendommagéAG6mais,apparemment,lesdégâtsn’étaientpasimportants.Apparemment.

–Ondevraitpeut-êtrefairedemi-tour,ditPaisley.Deboutprèsd’Ariadanslesasdedécompression,elletripotaitnerveusementunemèchedeses

longscheveuxroux.Accroupisprèsdelaporte,devantlepanneaudecontrôle,lestroisgarçonsbrouillaientlesignal,

afindepouvoirsortirsansdéclencherl’alarme.Ilsn’arrêtaientpasdesechamailler.–Calme-toi,Paisley,réponditAria.Qu’est-cequ’onrisquedesiterrible?

Ellevoulaitavoirl’airdétachée,maissavoixétaitunpeutrophautperchée,aussiconclut-ellesa

phraseparunpetitrire.–Qu’est-cequ’on risque sousundôme abîmé ? répliquaPaisley en comptant sur ses doigts.

D’avoirlapeauquipourrit.Deseretrouverenfermésàl’extérieur.D’êtretransformésenviandegrilléeparunetempêted’Éther.Etd’êtremangésparlescannibalesenguisedepetitdéjeuner.

–C’estjusteunautresecteurdeRêverie,insistaAria.–Unsecteurinterdit.–Tun’espasobligéed’yaller.–Toinonplus,rétorquaPaisley.Elle avait tort. Depuis cinq jours, Aria s’inquiétait beaucoup au sujet de samère. Pourquoi

Lumina avait-elle rompu le contact ? Elle ne manquait jamais leur rencontre quotidienned’habitude,mêmequandsesrecherchesmédicalesoccupaienttoutsontemps.SiAriavoulaitdesinformations,illuifallaitpénétrersouscedôme.

–Pourlacentième…attends,lamillièmefois,jevousrépètequ’AG6neprésenteaucundanger,déclaraSorensanssedétournerdupanneaudecontrôle.Vouscroyezquej’aienviedemourircesoir?

Ilmarquaitunpoint.Sorens’aimaittroppourrisquersavie.Leregardd’Arias’attardasurledosmusclédugarçon.SorenétaitlefilsduDirecteurdelaSécuritédeRêverie.Ilavaitunepeaudontseulspouvaientsevanter lesprivilégiés. Ilétaitmêmebronzé,unavantageridiculedans lamesureoùaucund’entreeuxn’avaitjamaisvulesoleil.Enoutre,c’étaitungéniedudécryptage.

À ses côtés, Bane et Echo le regardaient faire. Les deux frères le suivaient partout.Dans lesDomaines,Sorenavaitdescentainesd’admirateurs,maiscesoir,ilsn’étaientquecinqàpartagerl’espaceconfinédusasdedécompressionaveclui.Cinqàtransgresserlaloi.

Sorenseredressaetaffichaunpetitsourireinsolent.–Ilvafalloirquejeparleàmonpèredesesprotocolesdesécurité.–Tuasréussi?demandaAria.Sorenhaussalesépaules.– Tu doutais de mes capacités ? Et maintenant, le meilleur ! C’est le moment de se

déconnecter…–Attends,intervintPaisley.JecroyaisquetuvoulaisjustebloquernosSmartEyes?– C’est ce que j’ai fait, mais ça ne nous laissera pas suffisamment de temps. On doit se

déconnecter.Aria effleura son SmartEye. Elle le portait toujours sur l’œil gauche, et il était allumé en

permanence.IlluidonnaitaccèsauxDomaines,lesespacesvirtuelsoùellepassaitleplusclairdesontemps.

–Calebvanousmassacrersionrentretroptard,insistaPaisley.Arialevalesyeuxauciel.–Tonfrèreetsessoiréesàthème!Elleavaitl’habitudedesurferdanslesDomainesencompagniedePaisleyetdesonfrèreaîné,

Caleb, depuis leur coin préféré du Salon des 2e Génération. Cela faisait un mois que Calebprogrammait leurs soiréesautourdedifférents thèmes.Celuidecesoir,«Banquetsdélirants»,avaitdébutédansunDomaineromain,où ilsavaientparticipéàunfestindesanglierrôtietderagoût de homard. Puis ils étaient passés aux agapes du Minotaure dans un Domainemythologique.

«Heureusementqu’onestpartiesavantlespiranhas!»pensaAria.GrâceàsonSmartEye,Ariagardaituncontactjournalieravecsamère,quiavaitdûpoursuivre

sesrecherchesàEuphorie,uneautreCapsulesituéeàdescentainesdekilomètresdeRêverie.Ladistancen’avait jamais posé de problème, jusqu’à ce que la liaison avecEuphorie s’interrompe,cinqjoursplustôt.

–Combiendetempsonaprévuderesterlà-dedans?s’enquitAria.Elleavaitseulementbesoindepasserquelquesminutesentête-à-têteavecSoren, le tempsde

l’interrogerausujetd’Euphorie.Banesouritjusqu’auxoreilles.–Assezlongtempspourfairelafêteenréel!Echoécartalamèchequiluibarraitlesyeux.–Assezlongtempspourfairelafêteenchairetenos!renchérit-il.SonvraiprénométaitThéo,maispeudegenss’ensouvenaient.Sonsurnomluicollaittropàla

peau.

–Onpeutsedéconnecterpendantuneheure,ditSorenenfaisantunclind’œilàAria.Maisnet’inquiètepas,jeterebrancheraiplustard.

Arias’efforçaderire,ambiguëetcharmeuse.–T’asintérêt.Paisleyluidécochaunregardméfiant.Elleignoraitleplandesonamie.Elleignoraitqu’Aria

était làpour convaincreSorend’obtenirdes informations auprèsde sonpère sur l’incidentquis’étaitproduitàEuphorie.

Sorenfitroulersesépaules,telunboxeurmontantsurlering.–C’estparti!Onsedébranchedanstrois…deux…Ariasursauta.Unsifflementstridentavaitenvahisesoreilles.Unécranrougesaturasonchamp

visuel. Des picotements atroces lui brûlèrent l’œil gauche, puis se propagèrent sur son cuirchevelu. Ils se rassemblèrent à la base de son crâne, avant de descendre le long de sa colonnevertébralepourexploserdans tous sesmembres.Elleentendit l’undesgarçons lâcherun juron.L’écranrougesevolatilisaaussirapidementqu’ilétaitapparu.

Ariabattitdespaupières,désorientée.LesicônesdesesDomainesfavorisavaientdisparu,ainsiquelesmessagesenattenteetlesinfosdubandeaudéroulantenbasdesonSmartScreen.Ellenevoyaitplusque laportedu sasdedécompression,qui luiparaissait floue,commevoiléeparunlégerfiltre.Ellecontemplasesbottesgrisâtres.Grismoyen.Unenuancequirecouvraitlaquasi-totalitédeRêverie.Commentdugrispouvait-illuisemblerencoreplusterne?

Unsentimentdesolitudelagagnasoudain,alorsqu’ilsétaiententassésdanscettesalleexiguë.Elle ne pouvait croire qu’autrefois les gens vivaient de cette manière, avec le réel pour seuleréférence.Etquedel’autrecôté,lesSauvagesvivaienttoujoursainsi.

–Çamarche!s’écriaSoren.Onestdébranchés!Onn’estplusquedelaviande!Banebondissaitsurplace.–OnestcommelesSauvages!–OnestdesSauvages!braillaEcho.OnestdesÉtrangers!Paisleyn’arrêtaitpasdeclignerdesyeux.Ariaauraitvoulularassurer,maisellen’arrivaitpasà

seconcentreràcausedescrisdeBaneetEcho.Soren fit tourner le volant mécanique qui commandait l’ouverture de la porte. La pièce se

dépressurisadansunbrefsifflementetuneboufféed’airfraiss’engouffraàl’intérieur.Ariabaissalesyeux,stupéfaitedevoirlesmainsdePaisleyagripperlessiennes.Elleserenditcomptequ’ellen’avaittouchépersonnedepuisdesmois,depuisledépartdesamère…PuisSorenfitcoulisserlaporte.

–Enfinlaliberté,déclara-t-ilens’avançantdanslenoir.Grâceauraidelumièrequis’échappaitdelachambrededécompression,Ariavitlesmêmessols

lissesqu’ilyavaitpartoutàRêverie.Saufqueceux-ciétaientrecouvertsd’uneépaissecouchedepoussière.LespasdeSorenlaissaientunetracedanslapénombre.

Etsiledômen’étaitpassûr?Etsilesdangersdel’extérieurgrouillaientdansAG6?L’UsinedelaMortavaitcausédesmilliersdemorts.Etelledevaitcontenirautantdemaladiessusceptiblesdecontaminerl’air.Respirerluisemblaitsoudainsuicidaire.

Ariaentenditlesbipsd’unclaviervirtuelquivenaientdelàoùsetrouvaitSoren.Desfaisceauxde lumière jaillirentencrépitant.Unesorted’immensecaverneapparut.Desrangéesdeplantess’alignaient en sillons réguliers. Au-dessus de leurs têtes, tuyaux et poutres s’entrecroisaient auplafond.Arianevitaucuntroubéantouautresignededégradation.Avecsessolspoussiéreuxetsonimposantequiétude,ledômesemblaitsimplementmalentretenu.

Sorensautahorsdusas.–Ceserademafautesivouspassezlasoiréelaplusgénialedevotrevie!

Lesplantespoussaientsurdesmonticulesdeplastiquearrivantàhauteurdetaille.Rangéeaprès

rangée,desfruitsetdeslégumess’étendaientàl’infini.CommetouteslesculturesdelaCapsule,lesplantesétaientgénétiquementprogramméesenvued’unrendementmaximum.Dépourvuesdefeuilles,ellessedéveloppaientsansterreauetpresquesanseau.

Ariacueillitunepêchefripéeettressaillitenvoyantavecquellefacilitéelleavaitabîmésapeaudouce.DanslesDomaines,lesalimentspoussaient,virtuellementdumoins,dansdesfermes,avecdesgrangesrougesetdeschampsàpertedevue,sousuncielensoleillé.EllesesouvintduderniersloganpourleSmartEye:«Mieuxquelaréalité».Enl’occurrence,c’étaitvrai.DansAG6,lesvraisalimentsressemblaientàdesvieillardsavantleurstraitementsderajeunissement.

Lesgarçonspassèrentlesdixpremièresminutesàsepourchasserdanslesalléesetàbondirpar-dessus les rangées de plantes. Bientôt, la course-poursuite se transforma en un jeu que Sorennomma«Fruit-Ball»,quiconsistaitàseviserlesunslesautresavecdesfruitsoudeslégumes.Ariayparticipaunpeu,maisSorenn’arrêtaitpasdeluitirerdessusetiltiraittropfort.

Elle alla se cacher avecPaisleyderrièreune rangéede citronniers, alorsqueSoren changeaitdéjàde jeu. Il alignaBaneetEchocontreunmur, commepouruneexécution,puis il semit àlancerdespamplemoussessurlesdeuxfrères,quirigolaientcommedesfous.

–Pitié!imploraBane.Onvatoutavouer!Echolevalesmainsàsontour.–Onserend!Onpasseauxaveux!Engénéral,lesgenssepliaienttoujoursauxdésirsdeSoren.Celui-cipassaitavanttoutlemonde

danslesmeilleursDomaines.Ilenpossédaitmêmeunàsonnom:Soren18.Sonpèreleluiavaitcréé pour son dix-huitième anniversaire, unmois plus tôt. LesTiltedGreen Bottles y avaientdonnéunconcertspécialementpourlui.Pendantlederniermorceau,lameravaitenvahilestadeet le public s’était transformé en sirènes ou en tritons.Même si dans les Domaines tout étaitpossible,cettesoirée-làresteraitgravéedanslesmémoires.Elleavaitlancélamodedesconcertssous-marins.Sousl’influencedeSoren,lesnageoirescaudalesétaientdevenuessexy.

Ariatraînaitrarementavecluiaprèslescours.SorenfréquentaitlesDomainesspécialisésdanslessportsetlecombat.Autantd’endroitsoùlesgenspouvaientconcouriretêtreclassés.Aria,elle,s’entenaitd’ordinaireauxDomainesréservésauxartsetàlamusique,avecPaisleyetCaleb.

– Regarde comme c’estmoche, dit Paisley en frottant son pantalon maculé d’orange. Ça nepartirajamais.

–Ças’appelleunetache,précisaAria.–Àquoiçasert?–Àrien.C’estpourçaqu’onn’enapasdanslesDomaines.Ariadévisageasameilleureamie.Paisleyplissaitlenezd’unairdégoûté;sonsourcilrecouvrait

leborddesonSmartEye.«Çava?»luidemanda-t-ellefinalement.PaisleyagitalesdoigtsdevantsonSmartEye.– Je déteste ça. Il nousmanque tout, tu vois ?Où sont les gens ?Et pourquoi j’ai cette voix

bizarre?–Onatousunevoixbizarre.Commesionavaitavaléunmégaphone.Paisleyarquaunsourcil.–Unquoi?

–Unmégaphone,lecônequelesgensutilisaientdansletempspouramplifierleurvoix.Avantlesmicros.

–Çam’al’airméga-rétro,observaPaisley.Ettuvasmedirecequisepasse,àlafin?Pourquoiest-cequ’onestlàavecSoren?

Maintenantqu’ilsétaientdéconnectés,AriapouvaitconfieràsonamiecequilapoussaitàflirteravecSoren.

–Ilfautquej’ensacheplusausujetdeLumina.Sorenpeutavoirdesinfosparsonpère.Siçasetrouve,ilsaitdéjàquelquechose.

L’expressiondePaisleyseradoucit.–Laliaisonestsansdouteenpanne.Tuaurasbientôtdesesnouvelles.–Avant,lespannesduraientseulementquelquesheures.Jamaisaussilongtemps.Paisleysoupiraets’adossaàunmonticuledeplastique.–Jen’enrevenaispasquetuchantespourlui,l’autresoir.EttuauraisdûvoirCaleb…Ilacru

quetuavaispiquédesmédicamentsàtamère!Ariasourit.D’ordinaire,ellenechantaitqu’enprivé,uniquementpoursamère.Mais,quelques

soirs plus tôt, elle s’était forcée à chanter une ballade sensuelle pour Soren, dans unDomaineCabaret.Enquelquesminutes,celui-ciavaitatteintsacapacitémaximum,descentainesdegensl’ayantrejointdansl’espoird’entendreAriachanterunautremorceau.Maiselleétaitpartie.Et,commeprévu,Sorenluicouraitaprèsdepuis.Quandilluiavaitproposédel’accompagnercesoir,elleavaitsautésurl’occasion.

–Ilfallaitquej’attiresonattention,expliqua-t-elleenchassantd’unepichenetteunegrainesursongenou.Jeluiparleraidèsqu’ilseseralassédescombatsdefruitspourris.Ensuite,onpourras’enaller.

–Onn’aqu’àluidemanderd’arrêtermaintenant.Ilsuffitdeluidirequeçanoussaoule…cequiestvrai.

–Non,Pais.Soren,c’estpaslegenredemecquiaimequ’onlebrusque.Jem’enoccupe.Sorensurgitsoudaindelarangéedecitronniersetlesfitsursauter.Iltenaitunavocatàlamain,

lebrasenarrière,enpositiondetir.Satenuegriseétaitmaculéedejusetdepulpedefruits.–Qu’est-cequicloche?Pourquoivousrestezassiseslà,touteslesdeux?–Ras-le-bolduFruit-Ball,réponditPaisley.Ariagrimaça,sepréparantàlaréactiondeSoren.Ilcroisalesbrasetlescontempla,lamâchoire

crispée.–Peut-êtrequevousdevriezpartir,alors.Ahnon,j’oubliais…Vousnepouvezpas.Ilfautcroire

quevousn’avezpasfinid’enavoirras-le-bol.Arialorgnaverslesasdedécompression.QuandSorenl’avait-ilfermé?Elleréalisaqu’ilétaitle

seulàconnaîtrelescodespourouvrirlaporteetreconnecterleursSmartEyes.–Tunepeuxpasnousretenirici,Soren.–Mieuxvautagirqueréagir.–Qu’est-cequ’ilraconte?demandaPaisley.–Soren!Viensparlà!s’écriaBane.Ilfautquetuvoiesça!–Navré,mesdames,ledevoirm’appelle.Sorenlançal’avocatenl’air,avantdes’enallerentrottinant.Ariarattrapalefruitsansréfléchir.

Iléclatadanssamainetsetransformaenmassevertevisqueuse.–Ilveutdirequ’onréagittroptard,Pais.Ilnousadéjàenferméesdehors.

Ariaallaquandmêmeinspecterlaportedusas.Lepanneaunefonctionnaitpas.Elleremarquale bouton de secours rouge. Il était connecté au serveur central. Si elle appuyait dessus, lesGardiensdeRêverieviendraientaussitôtàleurrescousse.MaisleurpetitgroupeseraitpunipourviolationdelasécuritéetonrestreindraitsansdouteleuraccèsauxDomaines.Parailleurs,ellenepourraitplusespérerparlerdesamèreàSoren.

–Onvaencoreresterunpeu.Ilsserontbientôtobligésderevenir.Paisleybalançasescheveuxpar-dessussonépaule.–OK.Maisjepeuxtetenirlamain?Çamedonnel’impressiond’êtredanslesDomaines.Ariaregardalamaintenduedesonamie.LesdoigtsdePaisleytremblaientunpeu.Elleluiprit

lamain,etdutrésisteràl’enviedelalâcheralorsqu’elless’approchaientdel’extrémitédudôme.Là-bas, les trois garçons franchirent une porte qu’Aria remarquait pour la première fois. Uneautresériedelampess’alluma.L’espaced’uninstant,AriasedemandasisonSmartEyenes’étaitpas réactivé et si elle ne se trouvait pas dans un Domaine. Une forêt se dressait devant eux,splendideetverdoyante.PuisAria leva lesyeuxetdécouvrit,au-dessusde lacimedesarbres, lavoûteblancheetfamilière,parcourued’undédaledelumièresetdetuyaux.Ellecompritqu’ilssetrouvaientdansungigantesqueterrarium.

–Jel’aitrouvée,ditBane.Alors,c’estquilemeilleur,hein?Echotournabrusquementlatête,secouantsatignassehirsute.–T’esunchampion,monpote.C’estirréel.Enfinnon,c’esttellementréel.Bref,tuvoisceque

jeveuxdire.LesdeuxfrèrescontemplèrentSoren.–Parfait,dit-il,lesyeuxétincelants.Il retira sontee-shirt, le jetadecôté,puis s’élançaencourantdans la forêt.L’instantd’après,

BaneetEcholesuivirent.–Onn’yvapas,hein?demandaPaisley.–Pastorsenu,non.–Aria,jenerigolepas.–Pais,regardecetendroit,murmurasonamieens’avançantverslesarbres.Lesfruitspourris,cen’étaitpasgénial.Maisuneforêt,c’étaittentant.–Fautqu’onvoieça,déclara-t-elle.Il faisaitplus fraisetplus sombre sous les feuillages.De samain libre,Ariacaressa les troncs

d’arbreet sentit leur texture rugueuse.L’écorcevirtuellen’accrochaitpas lapeauainsi, commepour l’entailler.Dans sa paume,Aria froissa une feuillemorte, qu’elle réduisit enmiettes.Elleobservalesfeuillagesetlesramuresau-dessusd’elle,ensongeantquesilesgarçonsfaisaientmoinsdebruit,elleentendraitpeut-êtrelesarbresrespirer.

Toutens’enfonçantdanslaforêt,AriagardaitunœilsurSoren,guettantuneoccasiondeluiparler.Elles’efforçaitaussid’ignorer lamoiteurde lamaindePaisleydans lasienne.Paisleyetelle s’étaient déjà tenu lamain dans lesDomaines,mais ce contact était alors programmé parordinateur,etc’étaitplusagréable.Ellen’avaitpasl’impressiond’avoirlesdoigtsdansunétau.

Lesgarçonssepourchassaientànouveau.Ilsavaienttrouvédesboutsdeboisqu’ilsbrandissaientcommedesjavelots,ets’étaientbarbouillélevisageetletorseavecdelaterre.IlsseprenaientpourdesSauvages,commeceuxquivivaientdansleMondeExtérieur.

–Soren!criaAriaalorsqu’ilpassaitdevantelleencourant.Il s’arrêta, lance enmain, et feula commeun tigre.Elle recula. Il lui rit aunez et repartit à

toutesjambes.

PaisleytiraAriaparlamain,l’obligeantàs’arrêter.–Ilsmefontpeur.–Jesais.Ilssonthyper-effrayants.–Paslesgarçons.Lesarbres.J’ail’impressionqu’ilsvontnoustomberdessus.Aria leva la tête. Si différents que puissent être ces arbres de ceux qui poussaient dans les

Domaines,ellen’avaitpasenvisagécetteéventualité.–OK.Onvaattendreprèsdusas,décida-t-elleenrebroussantchemin.Quelquesminutesplustard,Ariaserenditcomptequ’ellestraversaientpourladeuxièmefoisla

mêmeclairière.Ellesétaientperdues.Ariafaillitenrire,tellementçaluisemblaitincroyable.Ellelâchalamaindesonamieetfrottasapaumecontresonpantalon.

–Ontourneenrond.Attendons icique lesgarçonsrepassent.Net’inquiètepas,Pais.OnesttoujoursàRêverie.Tuvois?dit-elleendésignantleplafond,avantderegrettersongeste.

Au-dessusd’elles,lalumièrebaissa,clignotaunpeu,puisrevint.–Dis-moiquej’hallucine,lasuppliaPaisley.–Ons’enva.C’étaitnulcommeidée.Setrouvaient-ellessouslapartieendommagéed’AG6?–Bane!Viensparici!hurlaSoren.Ariapivotaetentrevitrapidementletorsedugarçon.Sorengambadaitentrelesarbres.C’était

maintenantoujamais.Siellesedépêchait,ellepourraitlerattraperetluiparler.ÀconditiondelaisserPaisleytouteseule.

Sonamieluiadressaunpetitsourirecraintif.–Vas-y.Maisreviensvite.–Promis.

Sorentransportaitunebrasséedebranchesquandellelecroisa.–Onvafaireunfeu,annonça-t-il.Ariasefigea.–Turigoles?Tunevaspasvraiment…?–OnestdesÉtrangers.LesÉtrangersfontdesfeux.–Maisonesttoujoursàl’intérieur.Tunepeuxpas,Soren.Onn’estpasdansunDomaine.–Exact!C’estl’occasiondevoircommentçasepassedanslaréalité.–Soren,c’estinterdit.Dans les Domaines, le feu était une lumière orange et jaune ondoyante qui produisait une

chaleurdouce.Mais,aprèsdesannéesd’exercicesd’alerteincendiesouslaCapsule,Ariasavaitquelevéritablefeun’avaitrienàvoiraveclefeuvirtuel.

–Turisqueraisdecontaminernotreair.DeréduireRêverieencendres…Elles’interrompitenvoyantSorens’approcherd’elle.Desgouttelettesd’eauperlaientsurson

front.Elles traçaient des sillons bien nets sur la boue qui recouvrait son visage et son torse. Iltranspirait.C’étaitlapremièrefoisqu’Ariavoyaitdelatranspiration.

Ilsepenchaverselle.–Jepeuxfairetoutcequejeveuxici.Tout.–Jesais,maisc’estvalablepournoustous,non?Sorenmarquaunepause.–Si.Lemomentétaitvenu.L’occasionqu’elleattendait.Ellechoisitsesmotsavecsoin.

–Tues au courantdepleinde choses.Tuas les codesquinousontpermisd’entrer ici, parexemple…

–Oui.Ariasouritets’approchaunpeuplusdelui,l’invitantàlaconfidence.–Alorsdis-moiunsecret,chuchota-t-elle.Quelquechosequetun’espascensésavoir.–Commequoi?Leslumièresclignotèrentànouveau.Lecœurd’Ariaseserra.–CequisepasseàEuphorie,répondit-elled’untonfaussementdésinvolte.Sorenrecula.Ilsecoualentementlatêteenplissantlesyeux.–Tuveuxdesnouvellesdetamère,pasvrai?C’estpourçaquetuesvenueici,tut’esserviede

moi.Arianepouvaitpasmentirdavantage.–Dis-moijustepourquoilaliaisonestcoupée.Jeveuxsavoirsimamèrevabien.LeregarddeSorens’attardasurleslèvresd’Aria.–Plustard,jetelaisseraipeut-êtremepersuaderdetedonnerdesinformations,dit-il.Ilbombaletorseetrajustasontasdebranches.–Maispourlemoment,jedécouvrelefeu.

AriasehâtaderejoindrePaisleydanslaclairière.ElleytrouvaBaneetEchoquientassaientdu

petitbois.Paisleyseprécipitaverssonamie.–Voilàcequ’ilsfontdepuisquetuespartie.Ilsessaientdefairedufeu.–Jesais.Ons’enva.SixmillepersonnesvivaientàRêverie.ArianepouvaitpaslaisserSorenleurfairecouriruntel

risque.Elleentenditdesboutsdeboisdégringolerparterre,avantdesentirunetapesursonépaule.

EllepoussauncrilorsqueSorenl’obligeaàsetournerverslui.–Personnenes’enva.Jepensaisavoirétéclairsurcepoint.Ariaregardalamainposéesursonépaule;sesjambesflageolaient.–Lâche-moi,Soren.Pasquestionqu’onsoitdanslecoup.–Troptard.Ariasentit lesdoigtsdeSorens’enfonçerdanssachair.Ladouleurquiparcourutsonbraslui

coupa le souffle. Bane lâcha la grosse branche qu’il traînait et se tourna vers eux. Echos’immobilisa, lesyeuxécarquillés, l’air fou.Lapeaudesdeuxgarçons luisait sous la lumière. Ilstranspiraientaussi.

–Situt’envas,repritSoren,jediraiàmonpèrequec’étaittoiquivoulaisfairedufeu.AvecnosSmartEyesdéconnectés,ceserataparolecontrelamienne.Etilcroiraqui,d’aprèstoi?

–T’esmalade.Sorenlalâcha.–Boucle-laetassieds-toi,luiordonna-t-ilensouriantdetoutessesdents.Profiteduspectacle.Arias’assitavecPaisleyprèsdesarbreset luttacontrel’enviedefrictionnersonépaule,qui la

faisait souffrir. Dans les Domaines, une chute de cheval était douloureuse. Une entorse à lachevilleaussi.Maisladouleurn’étaitqu’uneffetprogrammédeplus,distilléàpetitesdosespouraugmenter le plaisir. En vérité, on ne pouvait pas se faire mal dans les Domaines. Ici, c’étaitdifférent.Ladouleursemblaitnepasavoirdelimite.

Bane et Echo firent plusieurs voyages et rapportèrent branches et feuilles par brassées.Dégoulinant de sueur, Soren leur ordonna d’en disposer un peu plus ici ou là. Aria lorgna leslumièressouslavoûte.Ellesneclignotaientplus;c’étaitdéjàça.

Elles’envoulaitdes’êtrelaisséembarquer,avecPaisley,danscettesituation.Ellesavaitqu’enallantdansAG6,ellecouraitunrisque,maisellen’avaitpasimaginéqueçairaitjusque-là.Ellen’avait jamaisvoulu fairepartiede labandedeSoren,mêmes’il l’avait toujours intéressée.Elleaimait repérer ses failles. Sa manière de regarder les gens quand ils riaient, comme s’il necomprenait pas l’humour. Ou la moue qu’il faisait après avoir dit quelque chose qu’il jugeaitparticulièrement subtil.Ouencore, le regarden coinqu’il lui lançaitparfois, comme s’il savaitqu’ellen’étaitpasdupe.

Ariacomprenaitàprésentcequi l’intriguaitchezSoren.Àtraverssesfailles,elleavaitaperçuune autre personnalité.Et ici, sans la surveillance desGardiens deRêverie, il pouvait être lui-même.

–Jevaisnousfairesortird’ici,murmura-t-elle.–Chuuut…Ilvanousentendre,luiréponditPaisleydansunsouffle.Ariaremarqualecrissementdesfeuillesmortessoussespiedsetsedemandadepuiscombiende

tempslesarbresn’avaientpasétéarrosés.Elleobservalapiledeboisquigrossissait.Finalement,lorsqu’elleatteignitprèsd’unmètre,Sorendécrétaquecelasuffisait.

Ilsortitalorsdesabotteunbloc-pilesetdufilélectrique,qu’iltenditàBane.Arian’encroyaitpassesyeux.–Tuavaisprévulecoup?Tuesvenuicipourfairedufeu?Sorenlagratifiad’unsouriremauvais.–Etj’aid’autresidéesentête.Ariamanquas’étrangler.Ilblaguait.Forcément.Ilcherchaitjusteàl’effrayer.Lesgarçons se rassemblèrent.Sorendistribuadesordres à voixbasse : «Essaie commeça»,

puis:«Del’autrecôté,imbécile!»etenfin:«Laisse-moifaire!»jusqu’àcequ’ilsreculenttousd’unbondpours’éloignerdesfeuillesquivenaientdes’enflammer.

–Waouh!s’écrièrent-ilsàl’unisson.Dufeu!

2ARIA

Delamagie.Cefut lemotquivintà l’espritd’Aria.Unmotancien,d’uneépoquerévolueoù les illusions

déconcertaientencorelesgens.AvantquelesDomainesbanalisentlamagie.Elle s’approcha, attirée par les nuances or et ambre des flammes, par leur forme qui se

métamorphosaitenpermanence.Lafuméedégageaituneodeurforte,bienplusentêtantequetoutce qu’elle avait senti jusque-là. Les feuilles se recroquevillaient et noircissaient, avant de sevolatiliser.C’étaitfascinant.

Maisc’étaitmal.Arialevalesyeux.Sorens’étaitfigé,lesyeuxexorbités.Ilsemblaitensorcelé,commePaisleyet

les deux frères.Comme Ils donnaient tous les trois l’impression de regarder le feu sans le voirvraiment.

–Çasuffit,dit-elle.Ilfautl’éteindremaintenant…Allezchercherdel’eauoujenesaisquoi!Personnenebougea.–Soren,ilcommenceàs’étendre!–Laisse-les’éleverencoreunpeu.–Encoreunpeu?Lesarbressontenbois.Ilsvontprendrefeu!Elleavaitàpeinefinisaphrasequ’EchoetBanes’enfuyaientdéjà.Paisleyl’attrapaparlamanchepourl’éloignerdutasdeboisquibrûlait.–Aria,arrête,ilvaencoretefairemal.–Toutelaforêtvapartirenfuméesionnefaitrien.Ellelançaunregardpar-dessussonépaule.Sorensetenaittropprèsdufeu,quiétaitpresque

aussihautqueluiàprésent,etproduisaitdessons.Ilcrépitait,grésillait,commeunrugissementétouffé.

–Allezchercherdesbranches!hurlaSorenauxdeuxfrères.Elleslerendentpluspuissant.Arianesavaitquefaire.Lorsqu’elleenvisageades’interposer,sadouleurà l’épauleseréveilla,

commepourlaprévenirdecequirisquaitdesereproduire.EchoetBanedéboulèrentbientôt,lesbras chargés de branches. Ils les lancèrent sur le feu, où elles retombèrent en projetant desétincellesdanslesarbres.Ariasentitunsouffled’airchaudsursesjoues.

–Onfile,Paisley,chuchota-t-elle.Tuesprête…Go!Pourlatroisièmefoisdelasoirée,Ariasaisitlamaindesonamie.Ellenepouvaitpaslalaisserà

latraîne.Elles’élançaentrelesarbres.Elleignoraitàquelmomentlesgarçonslesavaientprisesen

chasse,maiselleentenditSorendanssondos.–Trouvez-les!braillait-il.Séparez-vous!Soudain,Ariaperçutunesortedecristridentquilafits’arrêternet.Sorenhurlaitcommeun

loup.Paisley plaqua unemain sur sa bouche et retint un sanglot.Bane etEcho imitèrent leurcopain enpoussant des cris deSauvages.Qu’est-cequi leur prenait ?Aria se remit à courir entirantPaisleysifortquecelle-citrébucha.

–Allez,Paisley!Onyestpresque!Ellesdevaientabsolumentrejoindrelaportequidonnaitaccèsaudômeagricole.Unefoislà-

bas,Ariapourraitdéclencherl’alarme.PuisellesecacheraitavecPaisleyenattendantl’arrivéedesGardiens.

Au-dessusdeleurstêtes,leslumièresclignotèrentànouveau.Maissanssestabiliser,cettefois.L’obscurités’abattitsurellestelleunechapedeplomb.Arias’arrêtanet.Paisleylapercutadansledosetfonditenlarmes.Elless’écroulèrentl’unesurl’autre.Ariaseredressatantbienquemaletbattit des paupières avec frénésie, essayant en vain de discerner quelque chose.Mais paupièresouvertesoucloses,celanechangeaitrien.

–Aria!C’esttoi?chuchotaPaisley.–Oui,c’estmoi.Necriepas,ilsrisquentdenousentendre!–Apportezlefeu!vociféraitSoren.Apportezdufeupourqu’onpuissevoir!–Qu’est-cequ’ilsvontnousfaire?gémitPaisley.–Jen’ensaisrien.Maispasquestiondeleslaissers’approcherdenouspourledécouvrir.Paisleysecrispa.–Regarde!Ariavitunetorchevenirdansleurdirection.EllereconnutlalourdedémarchedeSoren.Ilétait

plusloinqu’ellenel’auraitcru,maiscettedistancenereprésentaitqu’unmaigreavantagevuquePaisleyetellenepourraientsedéplacerquelentementetàl’aveuglette.

Unedeuxièmetorcheapparut.Ariatâtonnaenquêted’unepierreoud’unbâton.Lesfeuillessedésagrégeaientsoussesmains.

Elleréfrénauneenviedetousser.Chaquerespirationcomprimaitdavantagesespoumons.Jusque-là,elles’étaitinquiétéeausujetdeSorenetdufeu,maisellecomprenaitmaintenantquelafuméeétaitplusdangereuseencore.

Lestorchess’approchaientendansantdanslenoir.Ariaregrettaitquesamèresoitpartie.Elleregrettait d’avoir chanté pour Soren. Mais les regrets ne la mèneraient nulle part. Il y avaitforcément quelque chose à faire. Elle se concentra. Peut-être qu’elle pourrait réinitialiser sonSmartEye et appeler à l’aide.Elle chercha les commandes commeelle le faisait toujours.Mais,mêmedanssatête,elleavaitl’impressiondetâtonnerdanslenoir.SonSmartEyen’avaitjamaisétééteint,commentsaurait-ellelerallumer?

Lestorchesquiserapprochaientnel’aidaientpasàréfléchir,pasplusquelefeuquibrûlait,pluséclatantetplusfortquejamais,ouencorePaisleyquitremblaitàsescôtés.Maisellen’avaitpasd’autreespoirauquels’accrocher.Finalement,uneidéesurgitdesprofondeursdesoncerveau.EtunmotapparutsursonSmartScreen,enlettresbleuesflottantdevantlesboisembrasés.

REPRISE?Oui!ordonna-t-elle.Ellesecontracta,tandisquedesaiguilleschaufféesàblancparcouraientsoncrâneetsacolonne

vertébrale.Ellepoussaunsoupir,soulagée,envoyantunegrilled’icônesapparaître.Elleétaitdenouveauconnectée,maistoutavaitl’airbizarre.Ledesigndel’interfaceétaitrudimentaireetles

icônesdisposésaumauvaisendroit.Etça,c’étaitquoi?Sursonécran,unicônedemessagelibellé«Petit-Merle»,lesurnomqueluidonnaitsamère.Luminaluiavaitenvoyéunmessage!Maislefichierétaitstockésurlamémoirelocaleetellenepouvaitpasyaccéderpourl’instant.Illuifallaitcontacterquelqu’un.

Elle tentade joindredirectement samère.LACONNEXIONAÉCHOUÉapparut sur sonécran, suiviparuncoded’erreur.Elle tentadecontacterCalebet lesdixpremiersamisqui luivinrentàl’esprit.Sanssuccès.Ellen’étaitpasconnectéeauxDomaines.Elleselivraàuneultimetentative.Peut-êtrequesonSmartEyeenregistraittoujours.

CAPTUREVIDÉO,ordonna-t-elle.LevisagedePaisleyapparutdansunefenêtre,enhautàgauchedesonSmartScreen.Sonamie

étaitfloue,onvoyaituniquementlescontoursdesonvisageeffrayéetlesflammesquisereflétaientsur son SmartEye. Derrière elle, un nuage rougeoyant de fumée s’élevait. « Ils arrivent ! »murmuraPaisley,fébrile,etleclips’arrêta.

AriademandaàsonSmartEyed’enregistrerànouveau.QuoiquefassentSorenetlesdeuxfrères,elleengarderaitunepreuve.

Lalumièrerevint.Ariaplissalesyeux,aveugléeparlaclarté,etaperçutSorenquiscrutait lesenvirons,flanquédeBaneetEcho,telleunemeutedeloups.Leursregardss’illuminèrentquandils repérèrent les filles. Aria se redressa d’un bond et releva une nouvelle fois Paisley. Elles semirentàcourir,cramponnéesl’uneàl’autre,sautantpar-dessuslesracinesetécartantlesbranchesquis’accrochaientàleurscheveux.Leshurlementsdesgarçonsrésonnaientauxoreillesd’Aria.Elleentendaitleurspasdanssondos.

LamaindePaisleysedétachabrusquementdecelled’Aria,quipivotaetvitsonamies’écrouleràterre.LescheveuxdePaisleys’étalèrentsurlesfeuilles.Ellepleurait,lamaintendueversAria.Sorenétaitdéjààmoitiéallongésurelle,lesbrasautourdesesjambes.

Sansmêmeréfléchir,Ariaassénauncoupdepieddanslatêtedugarçon.Ilgémitetbasculaenarrière.Paisleysetortillapours’échapper,maisSorenlaplaquaànouveauausol.

–Lâche-la!criaAria.Elles’avançaverslui,ilsemblaitprêtàl’attaquer,cettefois.Iltenditlamainetluiagrippala

cheville.–Cours,Paisley!hurlaAria.Elle luttapour se libérer,maisSoren tenaitbon. Il se redressa et la saisit à l’avant-bras.Des

feuillesetdelaterremaculaientsonvisageetsapoitrine.Derrièrelui,lafuméedéferlaitenvaguesgrises,tantôtlentes,tantôtrapides,entrelesarbres.Ariabaissalesyeux.LamaindeSorenétaitdeuxfoispluslargequelasienneettrèsmusclée,commelerestedesoncorps.

–Tulesens,Aria?–Quoi?–Ça.Illuiserralebrassifortqu’ellehurla.–Toutça, reprit-ilenbalayant lesalentoursdesesyeux fous, incapablesdeseposerquelque

part.–Arrête,Soren!S’ilteplaît.Banearrivaenpantelant,unetorcheàlamain.–Ausecours,Bane!cria-t-elle.Ilnelaregardamêmepas.–VachercherPaisley,ordonnaSoren.

Banedisparut.–Onn’estplusquetouslesdeux,ditSorenenluipassantunemaindanslescheveux.–Nemetouchepas.J’enregistrelascène.Situmefaisdumal,toutlemondeleverra!Elle se retrouvaà terreavantmêmedecomprendrecequi luiarrivait. Il l’écrasade tout son

poids, lui coupant le souffle. Il lui lançait des regardsnoirs, tandis qu’elle suffoquait.Puis il seconcentrasurl’œilgauched’Aria.Elledevinacequ’ilallaitfaire,maissesbrasétaientprisonniersentrelescuissesdeSoren.Ellefermalesyeuxethurlatandisquedesdoigtss’enfonçaientdanssachairpouragripperlesbordsdesonSmartEye.Elleredressabrusquementlatête,puisretombaenarrière.

Unedouleurintenseexplosaderrièresonœil.Commesionluiavaitdéchiquetélecerveau.Au-dessusd’elle, le visagedeSorenétait rougeet trouble.Unevaguede chaleurenvahit sa joueetcouladanssonoreille.Ladouleurs’atténuaetsemuaenpulsations,aurythmedesesbattementsdecœur.

–T’escinglé,fit-elled’unevoixpâteusequ’elleeutdumalàreconnaître.LesdoigtsdeSorenserefermèrentcommeunétausursoncou.–C’estréel.Dis-moiquetulesens.Aria manquait d’air. Son œil gauche semblait transpercé d’une multitude d’aiguilles. Elle

s’affaiblissait,sevidaitdesonénergiecommesonSmartEye.PuisSorenrelevalatête.Illâchaunjuronetseredressa,libérantsaproie.

Aria s’agenouilla et serra les dents, tandis qu’un cri perçant éclatait dans ses oreilles. Elle seremitdebout,lesjambestremblantes.

Ellevitalorsuninconnutraverserlaclairière;sasilhouettesedécoupaitsurlebrasierrugissant.Ilétaittorsenu,maisonnepouvaitleconfondreavecBaneouEcho.

C’étaitunvéritableSauvage.Le torse de l’Étranger était presque aussi sombre que son pantalon de cuir, et sa chevelure

évoquaitlesserpentsenchevêtrésd’uneGorgoneblondeaumasculin.Destatouagess’enroulaientautourdesesbras.Sesyeuxréfléchissaientlalumière,telsceuxd’unanimal.EtilneportaitpasdeSmartEye.

Quandilavança,lesflammesdel’incendiesereflétèrentsurlalamedesonlongcouteau.

3PEREGRINE

PerryregardalaSédentaire.Dusangcoulaitsursonvisageblême.Ellereculadequelquespaspours’éloignerdelui,maisilsavaitqu’ellenetiendraitpaslongtempssursesjambes.Pasavecdespupillesaussidilatées.Ellefitencoreunpasets’écroula.

Ungarçon se tenaitdeboutderrière le corps inertede la fille. Il dévisageaPerryde ses yeuxétranges,l’unnormal,l’autrecachéparlacoquetransparentequeportaienttouslesSédentaires.Lesautresl’avaientappeléSoren.

–L’Étranger!dit-il.Commenttuasréussiàentrer?Il parlait la langue de Perry, mais d’un ton plus rude. Tranchant. Perry respira lentement.

L’humeurduSédentaire imprégnait fortement laclairièreendépitde la fumée.Lasoifdesangdégageaituneodeurécarlateettorride,communeàl’hommeetàl’animal.

– Tu es arrivé en même temps que nous, reprit Soren en riant. Tu es entré après que j’aidésarmélesystème.

Perryfittournoyersoncouteauetlerepritbienenmain.LeSédentairenevoyait-ildoncpasl’incendies’approcher?

–Va-t’enoutupérirasdanslesflammes,Sédentaire.Soren sursauta en l’entendant parler. Puis il sourit, dévoilant des dents régulières, blanches

commelaneige.–Tuesréel.J’enrevienspas.Ils’avançasanscrainte.Commes’ilétaitarméluiaussi.–Sijepouvaism’enaller,leSauvage,jel’auraisfaitdepuislongtemps,ajoutaSoren.Perry ledépassait d’une tête,maisSorenpesait bienplus lourdque lui. Il avait uneossature

solideetdesmusclespuissants.Perryvoyaitrarementdesgensaussirobustes.Lessiensn’avaientpasassezdenourriturepoursedévelopperautant.

–Tujouesaveclavie,laTaupe,ditPerry.–LaTaupe?Tutetrompes,Sauvage.LamajeurepartiedelaCapsulesesitueensurface.Eton

nemeurtpasjeune.Onneseblessepasnonplus.Onnepeutmêmepassefracturerquoiquecesoit.

Soren avançait toujours à grands pas. Il porta son regard sur la fille. Puis il le redirigea surPerry, et s’arrêta net. Trop rapidement. Emporté par son élan, il vacilla. Perry comprit quequelquechosel’avaitfaitchangerd’avis.

Perry inspiraunegrandeboufféed’air.Ilsentituneodeurdeboisbrûlé.Deplastiqueenfeu.L’incendie s’intensifiait. Il renifla encore et flaira, comme il l’avait craint, l’arrivée d’un autreSédentaire. Il avait vu trois hommes. Soren et deux autres. Étaient-ils deux à vouloir lesurprendre?Perryhumal’atmosphère,maisneputtrancher.Lafuméeétaittropdense.

Sorenfixasamain.–Tusaismanierlecouteau,pasvrai?–Pastropmal.–T’asdéjàtuéquelqu’un?Jepariequeoui.Sorengagnaitdutempspourlaissers’approcherl’hommequiavançaitderrièrePerry.–Jen’aijamaistuédeTaupe.Pasencore.Sorensourit.Puis il seruasurPerry,quicompritque lesautresnetarderaientpasàen faire

autant. Il fit volte-face mais ne vit qu’un Sédentaire, plus loin qu’il ne l’aurait cru. L’hommecourait, une barre enmétal à la main. Perry lança son couteau. La lame atteignit sa cible, seplantantprofondémentdansleventreduSédentaire.

Sorenl’assaillitpar-derrière.Perrysetournapourriposter.Uncoupdepoingpartitàl’obliqueetlecueillitàlajoue.Ilfaillittomber,maisseredressainextremis.IlentouraSorendesesbrasaumomentoùcelui-cisejetaitànouveausurlui.Impossibledelefairebasculeràterre.LaTaupeétaitsolidecommeunroc.

Perryprit un coupdans les reins et grogna.Mais la douleurne fut pas aussi vivequeprévu.Sorenfrappaànouveau.Perryéclataderire.LeSédentairenesavaitpasutilisersaforce!

Perry se dégagea et décocha son premier direct. Son poing s’écrasa sur la coque oculairetransparenteduSédentaire.Sorensefigea;lesveinesdesoncousaillaientcommedeslianes.Sansattendre, Perry mit toute sa puissance dans le coup suivant, qui percuta la mâchoire de sonadversaire dans un craquement d’os. Soren tomba comme une masse. Puis se recroquevillalentement,telleunearaignéeàl’agonie.

Lesangcoulaitdesabouche.Samâchoirependaitdetravers,maisilnequittaitpasPerrydesyeux.

Perrylâchaunjuronets’éloigna.Iln’avaitpasprévuçaens’introduisantdansleslieux.–Jet’avaisprévenu,laTaupe,gronda-t-il.Les lumières s’éteignirentànouveau.La fumée secoulait entre les arbres, reflétant l’éclatdu

feu.Perrys’approchadusecondSédentairepourrécupérersoncouteau.L’hommesemitàcrier.Lesangjaillissaitdesablessuredansungargouillisinfâme.Perryretirasalameendétournantleregard.

Ilrevintvers la fille.Sescheveuxs’étalaientenéventailautourdesa tête, sombresetbrillantscommelesailesd’uncorbeau.Perryrepéralacoqueoculairedelafillesurlesfeuilles,prèsdesonépaule.Ilposaundoigtdessus.C’étaitfroidautoucher.Veloutécommelapeaud’unchampignon.Plus dense qu’il ne l’aurait cru, pour quelque chose qui ressemblait autant à une méduse. Ilramassal’objetetlemitdanssasacoche.Puisilhissalafillesursonépaule,commeungrosgibier,etpassaunbrasautourdesesjambespouréviterqu’elleneglisse.

Il était désorienté. Ses Sens ne lui étaient plus d’aucun secours. La fumée était si épaisse àprésentqu’elleescamotaitlesautresodeursetoccultaitsavision.Leterrainneprésentaitnicreuxnibossepour leguider.Partoutoù ilposait le regard,cen’étaientquemursde flammesoudefumée.

Perryavançaitquandlefeureculait,commeaspiréparsonfoyer,ets’arrêtaitquandlefeu,parbouffées,venaitluirougirlesjambesetlesbras.Sesyeuxlarmoyaient,cequiajoutaitencoreàson

handicap.Ilrepritsonchemin,àlafoisnerveuxetgriséparlafumée.Finalement,ildénichaunetrouéed’airpurets’yengouffraencourant,latêtedelaSédentairedodelinantcontresondos.

Il atteignit la paroi du dôme et la longea. Il trouverait forcément une sortie à un momentdonné.Ildutmarcherpluslongtempsqu’ilnel’auraitcruettombasurlaportequ’ilavaitfranchieplus tôt. Il pénétra dans une pièce aux murs d’acier. Chaque fois qu’il respirait, Perry avaitl’impressiond’attiserdesbraisesdanssespoumons.

Ildéposalafilleparterreetfermalaporte.Puisuneviolentequintedetouxlesaisitetilmarchadelongenlarge,jusqu’àcequeladouleurs’atténue.Ilsefrottalesyeux,laissantunfiletdesangetdesuiesursonavant-bras.Sonarcetsoncarquoisétaientposéscontrelemur,àl’endroitoùillesavaitabandonnés.Lacourbedesonarcsemblaittellementrustique,comparéeauxlignespuresdelapièce!

Perry s’agenouilla, les jambes flageolantes,etexamina laSédentaire.Sonœilne saignaitplus.Elleavaituncorpsjolimentdessiné.Dessourcilsmincesetsombres.Deslèvresroses.Lapeaulisseet laiteuse.D’instinct, il avait l’impressionqu’elle était d’un âgeprochedu sien,mais avec unepeausemblable,ilnepouvaitl’affirmer.Toutàl’heure,ill’avaitobservée,perchédansunarbre.Ellecontemplaitlesfeuillesd’unairémerveillé.Iln’avaitpaseubesoinderecouriràsonodoratpourconnaîtrel’humeurdelafille,dontlevisagetrahissaitlamoindreémotion.

Ilécartalescheveuxnoirsducoudelafilleetsepenchadavantage.Lafuméeayantémoussésonodorat,ilnepouvaits’yprendreautrement.Illarenifla.LachairdelafillenesentaitpasaussifortquecelledesautresSédentaires,maiselledégageaituneodeur.Dusangchaud,mêléàuneautreeffluve, rance et putride. Il renifla encore, intrigué, mais l’esprit de la fille était plongé dansl’inconscient,sibienqu’ellen’exhalaitaucunehumeur.

Il envisageade l’emmener avec lui,mais les Sédentairesmouraient dans leMondeExtérieur.Cettepièceétaitsaseulechancedesurvivreàl’incendie.Ilauraitvouluvoircommentl’autrefilleallaitmaisiln’enavaitplusletemps.

Ilseredressa.–J’espèrequetuvasvivre,petiteTaupe,dit-il.Aprèstoutcequivientdesepasser.Ilpénétradansuneautresalleetfermalaportederrièrelui.Cetendroitavaitvisiblementété

endommagéparunetempêted’Éther.Iltraversa,têtebaissée,unesombregalerieenruine.Puislepassageserétrécit,ildutrampersurlecimentéclatéetlemétaldéformé,enpoussantsonarcetsasacochedevantlui,jusqu’àcequ’ilretrouvesonmonde.

Il se releva et huma la nuit à pleines bouffées. Il accueillit avec bonheur l’air pur dans sespoumonsen feu.Des alarmes troublèrent soudain le silence,d’abord lointainespuisd’une tellevirulencequelesonvibraitdanssapoitrine.Perrymitsasacocheetsoncarquoisenbandoulière,pritsonarc,ets’enallaàpetitesfouléesdanslafraîcheurprécédantl’aurore.

Une heure plus tard, alors que la forteresse des Sédentaires ne formait plus qu’une butteinsignifiantedanslelointain,ilduts’asseoirtantsatêteluifaisaitmal.C’étaitlematinetilfaisaitdéjàdouxdanslaShieldValley,uneétenduedeterrearidequis’étiraitpresquejusqu’àl’endroitoùilvivait,àdeuxjoursdemarcheverslenord.Ilappuyasatêtecontresonavant-bras.

La fumée imprégnait ses cheveux et sa peau. Il la sentait à chaque respiration.La fuméedesSédentaires était différente de celle des siens. Elle empestait l’acier fondu et les produitschimiques.Sajouegauchelefaisaitsouffrir.Lesmusclesdesescuissestressautaient,vibrantencoreausouvenirdelacourse.

Noncontentde s’être introduitpar effractiondans la forteressedesSédentaires – cette seulefaute luivaudraitd’êtrebannipar son frères’il l’apprenait–, ilavaitprobablement tué l’undes

leurs.Contrairementauxautrestribus,lesLittoransn’étaientpasenconflitaveclesTaupes.Perrysedemandas’ilnevenaitpasdechangerlasituation.

Ilprit sa sacocheet farfouillaà l’intérieur.Sesdoigtsrencontrèrentunobjet froidetvelouté.Perryjura.Ilavaitoubliédelaissersurplacelacoqueoculairedelafille.Illasortit,l’examinadanssapaume.Ellecaptaitlalumièrebleuedel’Éthercommeuneénormegoutted’eau.

PerryavaitentendulesTaupesàl’instantoùils’étaitintroduitdanslazoneboisée.Leurséclatsde rire lui étaient parvenus depuis la zone agricole. Il s’était approché en catimini, les avaitobservées. Il avait prévu de s’en aller quelques minutes plus tard, mais la fille avait aiguisé sacuriosité.LorsqueSorenluiavaitarrachélacoqueoculaire,Perryn’avaitpaspurestersansrienfaire,mêmesiellen’étaitqu’uneTaupe.

Ilrangealacoquedanssonsac.Ilpourraittoujourslavendrequandlesmarchandsviendraient,auprintemps.LesgadgetsdesSédentairessenégociaientàprixd’or,etsonpeupleavaitbesoindetantdechoses…sansparlerdesonneveu,Talon.Ilplongealamaintoutaufonddesasacoche,soussachemise,songiletetsonoutre,jusqu’àcequ’iltrouvecequ’ilcherchait.

À la lumièredu jour, l’éclatde cettepommese révélaitmoinsmarquéqueceluide la coqueoculaire.Perrysuivitdupoucelescourbesdufruit.Ill’avaitdérobédansl’espaceagricole.C’étaitlaseulechosequ’ilavaitsongéàprendreentraquantlesTaupes.Ilapprochalapommedesonnezetsonodeursucréelefitsaliver.

C’étaituncadeaustupide.Mêmepaslacausedesoneffraction.Etloind’êtresuffisant.

4PEREGRINE

Juste aprèsminuit, Perry entra à grands pas dans le village desLittorans, quatre jours aprèsl’avoirquitté. Il s’arrêtadans la clairière centrale, respira l’air salédupays.L’océanétait àunebonne demi-heure de marche vers l’ouest, mais les pêcheurs ramenaient avec eux l’odeur desembruns.Perrysepassaunemaindanslescheveux,encorehumidesaprèssonbain.Cesoir,lui-mêmeexhalaituneodeurd’océan.

Perryrajustal’arcetlecarquoissursondos.N’ayantpasdegibier,iln’avaitaucuneraisondeprendre son chemin habituel vers les cuisines. Aussi demeura-t-il là, à contempler ce qu’ilconnaissait par cœur.Des demeures de pierre que le temps avaient érodées.Des portes et desvoletsenbois,patinésparlapluieetl’airmarin.Malgrésonaspectvétuste,levillageétaitrobuste.

C’étaitlemomentidéalpours’imprégnerducalmeambiant,aucœurdelanuit.Avecl’hiverquiapprochait et la nourriture qui se raréfiait, Perry s’était habitué à percevoir des humeursangoisséesdansl’atmosphère,durantlajournée.Maisquandlesoirtombait,lenuagedesémotionshumaines se dissipait pour laisser la place à des effluves plus paisibles ; l’air frais s’épanouissaitcommeunefleurverslecieletl’odeurmusquéedesanimauxnocturnesaidaitPerryàlestraquer.

Mêmesesyeuxappréciaientcemoment.Lescontoursétaientplusnets.Lesmouvementsplusfacilesàsuivre.Avecsonodoratetsavisionexceptionnels,Perrysongeaqu’ilétaitfaitpourlanuit.

Ilinspiraunedernièrebouffée,s’armadecourage,puisentradanslademeuredesonfrère,Vale.Ilbalayaduregardlatableenboisetlesdeuxfauteuilsdecuirélimédisposésdevantl’âtre,puislegrenierniché sous la soupente. Il sedétendit seulementquand sesyeux seposèrent sur laporteclosequidonnaitsurl’uniquechambre.Valen’étaitpasréveillé.IldevaitdormiravecTalon,sonfils.

Perry s’approcha de la table et huma lentement l’air. Le chagrin flottait, dense et pesant,presque indécent dans cette pièce haute en couleurs. Il cernait la vision dePerry d’une brumegrisâtreetsinistre.Ilflairaaussi lafuméedufeumoribond,l’odeurpiquanteduLuisantdanslepichetenterre,surlatable.Unmoiss’étaitécoulédepuisledécèsdeMila,lafemmedesonfrère.Sonparfums’étaitestompéetavaitpresquedisparu.

D’undoigt,Perry tapota leborddupichetbleu.Auprintempsdernier, il avait regardéMiladécorerl’ansedefleursjaunes.Partout,Milaavaitlaissésonempreinte.Surlesassiettesetlesbolsdecéramiquequ’elleavaitfaçonnés.Lestapisqu’elleavaittissésetlesbocauxdeverreremplisdeperlesqu’elleavaitpeintes.C’étaituneVigile.Dotéed’unevisionhorsducommun.Comme laplupart des Vigiles,Mila se souciait des apparences. Sur son lit de mort, quand ses mains ne

pouvaientplus tisser,peindrenimodeler l’argile,elle s’étaitmiseà raconterdeshistoiresen lesparsemantdesescouleurspréférées.

Perry s’appuya lourdement sur la table, soudain affaibli et accablé par l’absence deMila. Iln’avaitpasledroitdebroyerdunoir:sonfrèreavaitperduuneépouse,etsonneveuunemère;ilssouffraientbienplusquelui.Maisellefaisaitaussipartiedesafamille.

Ilsetournaverslaportedelachambre,impatientdevoirTalon.Àenjugerparlacruchevide,Valeavaitbu.Pourl’heure,unerencontreavecsonfrèreaînéétaittroprisquée.

Unbrefinstant,ils’imaginadéfierValepourtenterdeluiprendreletitredeSeigneurdesang.Il assouvirait ainsi un besoin aussi vital pour lui que la soif. Si Perry dirigeait lesLittorans, ilprocéderaitàdeschangements.Ilprendrait lesrisquesquesonfrèreévitait.Latribunepouvaitcontinuer à vivre ainsi, repliée sur elle-même. Le gibier se raréfiait, et les tempêtes d’Éthers’amplifiaientd’unhiveràl’autre.Larumeurdisaitqu’ilexistaitdescontréesplussûres,sousdescieuxpaisiblesetbleus,maisPerrynepouvaitl’affirmer.Cequ’ilsavait,enrevanche,c’estquelesLittorans avaientbesoind’unSeigneurde sangdynamique…alors que son frèrene voulait pasréagir.

Perrycontemplasesbottesdecuirusées.Ilavaitbeausediretoutça,voilàcequ’il faisait : ilrestaitlà.Immobile.IlnevalaitpasmieuxqueVale.Ilétouffaunjuronetsecoualatête,dépité.Illançasasacochedanslescombles.Puisilretirasesbottes,grimpaàl’échelleets’allongeasurledospour contempler les poutres.C’était idiot de rêvasser à quelque chose qu’il ne ferait jamais. Ilpartiraitavantd’enarriverlà.

Il n’avait pas encore fermé les yeux qu’il entendit une porte grincer, puis l’échelle remuer.Talon,petitesilhouetteflouedanslapénombre,enjambaledernierbarreau,puisseglissasouslacouvertureetsefigea,immobilecommelapierre.Perrypassapar-dessusTalonpours’installerducôté de l’échelle. L’espace était exigu et il ne voulait pas que son neveu dégringole dans sonsommeil.

–Pourquoitun’espasaussirapidequandonvaàlachasse?letaquina-t-il.Pas de réponse. Pas lemoindremouvement sous la couverture.Depuis lamort de samère,

Talonsemuraitdansdelonguespériodesdesilence,maisiln’avaitjamaiscessédeparleràPerry.Auvudecequi s’étaitpassé ladernière foisqu’ils étaient ensemble,Perryne s’étonnaitpasdusilencedesonneveu.Ilavaitcommisuneerreur.Ilencommettaittrop,cesdernierstemps.

–Tuneveuxpassavoircequejet’aiapporté?Talonnemordaittoujourspasàl’hameçon.–Dommage,repritPerryauboutd’unmoment.Tuauraisadoré…–Jesais!ditTalon,desavoixdeseptanspleinedefierté.Uncoquillage.–C’estpasuncoquillage,maistuasvujuste.Eneffet,jesuisallénager.Avant de rentrer chez lui, Perry avait passé une heure à faire disparaître les odeurs qui

imprégnaient sapeauet sescheveux,ense frottantàpleinespoignéesdesable. Il le fallaitbien,sinonsonfrèreauraitflairéd’oùilvenait.Valeimposaitdesrèglesstrictes,interdisantnotammentdes’approcherdesSédentaires.

–Pourquoitutecaches,Talon?Sorsdelà.Ilsoulevalacouverture.Uneeffluvenauséabondeenvahitsesnarines.Perryeutunmouvement

de recul et serra lespoings, la gorgenouée.L’odeurdeTalon ressemblait trop à celledeMilaquandlamaladiel’avaitassaillie.

Ilauraitaimécroirequ’ilsetrompait.QueTalonallaitbienetgrandiraitencored’unan.Maislesodeursnementaientjamais.

Les gens pensaient qu’en étant un Olfile, on détenait le pouvoir. Les Marqués – ceux quipossédaientunSensdominant–étaientrares.EtPerryétaitd’autantplusexceptionnelqu’ilavaitdeux Sens hyper-développés. Sa qualité deVigile faisait de lui un archer chevronné.En outre,seuls lesOlfiles dotés d’unodorat aussi sensible que le sienpouvaient flairer le désespoir ou lapeur. C’était un avantage non négligeable face à l’ennemi, mais une malédiction lorsque celas’appliquaitàlafamille.LedéclindeMilaavaitétéuneépreuvedifficile,maisavecTalon,Perryenvenaitàdétestercenezàcausedecequ’illuiindiquait.

Ils’efforçadenerienlaisserparaîtreàsonneveu.Lalumièredufeu,enbas,sereflétaitsurlespoutres.EllesoulignaitlacourbedesjouesdeTalond’unelueurorangée.Ellesoulignaitlapointedesescils.Perrycontemplaitsonneveuetnetrouvaitrienàluidire.Talonsavaitdéjàcequesononcle éprouvait. Il savait que Perry troquerait dans l’instant sa place contre la sienne, s’il lepouvait.

–Jesensqueçaempire,ditl’enfant.Parfois,j’ailesjambestouteslourdes…Parfois,jen’arrivepasbienàsentirleschoses.Maisjen’aipastropmal.

Ilenfouitsonvisagedanslacouverture.–J’étaissûrqueçatemettraitencolère,ajoutaTalondansunmurmure.–Talon,jenesuispas…Cen’estpasàtoiquej’enveux.Perrysentitsapoitrinesecomprimer.Saragesemêlaitàlaculpabilitéqueressentaitsonneveu,

etl’empêchaitdegarderlesidéesclaires.Ilconnaissaitl’amour.IlaimaitsasœurLiv,etMila,etserappelaitqu’iléprouvaitdel’amourpourVale,l’anpassé.MaisavecTalon,l’amourneconstituaitqu’une émotionparmi d’autres. Sa tristesse lui pesait commeun lourd fardeau.Perry vivait aurythmedesémotionsdesonneveu.Sajoieluidonnaitdesailes.Enl’espaced’unerespiration,lesbesoinsdeTalondevenaientceuxdePerry.

LesOlfilesappelaientcephénomènelasymbiose.CelienavaittoujoursfacilitélaviedePerry.Le bien-être deTalon passait en premier.Dans les sept années écoulées, ils n’avaient cessé dechahutertouslesdeux.Perryluiavaitapprisàmarcher,puisànager.Àtraquerlegibier,àtireràl’arc, àpréparer sesproies.Riendeplus simple.Talonadorait tout cequePerry adorait.Maisdepuis queMila était tombéemalade, Perry ne parvenait plus àmaintenirTalon en forme oujoyeux.Toutefois,ilsavaitqu’ill’aidaitparsaprésence.Etilrestaitauprèsdeluileplussouventpossible.

–C’estquoi,cettechose?demandaTalon.–Quellechose?–Cellequetum’asapportée.–Ah…ça!Lapomme.PerryauraitaiméledireàTalon,maislatribucomptaitdesAudiles,desgensdont

l’ouïe était aussi développée que son propre sens olfactif. Sans compter Vale, qui posait unproblèmeencoreplusdélicat.Cedernierrisquaitdeflairerladitepomme.L’hiverserait làdansquelques semaines, et tout le commerce de l’année était fini. Vale questionnerait Perry sur laprovenancedufruit.Perrynepouvaitsepermettred’aggraversesennuisavecsonfrère.

–Tuvasdevoirattendrejusqu’àdemain.Perry avait prévu de lui donner la pomme à l’écart du village. Pour l’heure, elle resterait

emballéedansunvieuxboutdeplastique,toutaufonddesasacoche,aveclacoqueoculairedelaSédentaire.

–C’estbon?Perrycroisalesbrasderrièresatête.

–Allons,Tal!J’enrevienspasquetumeposescettequestion.L’enfantétouffaungloussement.–Tusenslesalguesensueur,onclePerry.–Lesalguesensueur?–Ouais.Lesalguesquisontrestéesplusieursjourssurlesrochers.Perryéclataderireetluidonnauneaffectueusebourradedanslescôtes.–Merci,Couic!Talonluirenditsabourrade.–Àtonservice,leBrailleur!Ilsrestèrentétendusquelquesinstants,respirantensembledanslaquiétude.Àtraversunefissure

danslespoutres,Perryvitunéclatd’Éthertourbillonnerdansleciel.Lesjourscalmes,onvoyaitl’Étherrouler,monteretdescendrecommedesvaguesdansleciel.D’autresfois,ildéferlaitavecfureur, dans une débauche d’éclairs bleutés.Le feu et l’eau, réunis dans le ciel.L’hiver était lasaisondes tempêtes d’Éther,mais depuis quelques années, ces orages commençaient plus tôt etduraientpluslongtemps.Ilsenavaientdéjàessuyéquelques-uns.Ledernieravaitdécimélaquasi-totalitédutroupeaudemoutonsdelatribu,quipassaittroploinduvillagepourqu’onaitpuleramener à l’abri à temps.Valeprétendait que c’était provisoire, que les tempêtes finiraientpars’atténuer.Perryn’étaitpasdecetavis.

Talonremuaàsescôtés.Perrysavaitqu’ilnedormaitpas.L’humeurdesonneveuavaitprisunaspectsombreethumideetfinissaitparenserrersoncœurcommeunétau.Ildéglutitavecpeine,lagorgesèche,douloureuse.

–Qu’est-cequ’ilya,Talon?–J’aicruquetuétaisparti.Jepensaisquetuavaisfui,aprèscequis’estpasséavecmonpère.Perrypoussaunlongsoupir.Quatresoirsplustôt,Valeetluis’étaientassisàlatabled’enbas,

sepassantlabouteilledeLuisantàtourderôle.Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,ilss’étaientparlécommedesfrères.DelamortdeMilaetdeTalon.Mêmelesmeilleursremèdes,queVales’étaitprocurésgrâceautroc,nefaisaientplusd’effet.Lesdeuxhommesnel’avaientpasévoqué,maisilssavaienttouslesdeuxqueTalonauraitdelachances’ilpassaitl’hiver.

QuandVale s’étaitmis à buter sur lesmots, Perry avait songé qu’il était temps pour lui departir.LeLuisantl’adoucissait,maisproduisaitl’effetcontrairesursonfrère.Illerendaitenragé,comme leurpèredans lepassé.CependantPerry était restéparcequeValeparlait, et donc luiaussi.Perryavaitalorssuggéréd’emmenerlatribusuruneterreplussûre.Ilauraitmieuxfaitdesetaire.Cegenredediscussionmenaitimmanquablementàunedispute,etprovoquaitdesparolespleinesdecolère.Maiscettefois,Valen’avaitriendit.Ils’étaitcontentédetendrelebrasetdeflanqueruneclaquesurlamâchoiredesonfrère.Uncoupàlafoisfamilierethumiliant.

Perryavaitriposté,parpurréflexe,enlefrappantaunez.Ettousdeuxs’étaientempoignésau-dessusde la table.L’instantd’après,Talonétait apparuà laportede la chambre, somnolentetabasourdi.PerryavaitdévisagéVale,puissonneveu.Lesmêmesyeuxverts,graves, fixéssur lui.Commentavait-ilpufrapperunjeuneveuf,luimettrelenezensang?Danssapropremaisonetdevantsonfilsmourant?

Honteuxetfurieux,Perryétaitparti.IlavaitfilétoutdroitàlaforteressedesSédentaires.Vanenetrouvaitpeut-êtreplusderemèdespourTalon,maisPerryavaitentendudesrumeursàproposdesTaupes.Aussis’était-ilintroduitchezeux,fouderage,prêtàtoutpourréparersafaute.Maisiln’avaitrapportéqu’unepommeetunecoqueoculairedeSédentairequineservaitàrien.

PerryattiraTaloncontrelui.

–J’aiétéidiot,Tal.Jen’avaispaslesidéesclaires.Cequis’estpassécettenuit-làn’auraitjamaisdûseproduire.Maisilfautquandmêmequejem’enaille.

Ilauraitdéjàdûpartir.Ilavaitmêmeeutortderevenir,cequil’obligeaitàrevoirVale.Maisiln’avaitpassupportéquelecoupdepoingqu’ilavait flanquéàValesoit lederniersouvenirqueTalongardedelui.

–Quandest-cequetuvaspartir?demandaTalon.–J’aipenséqueje…peut-êtrequejepeuxrester…hésita-t-il,lagorgeserrée.Lesmotsnevenaientpasfacilement,mêmeavecTalon.–Bientôt.Tâchededormir,Tal.Jesuislàpourl’instant.Talonenfouitsonvisagecontrelapoitrinedesononcle.Perryfixasonregardsurl’Éther,tandis

que les larmes froides deTalonmouillaient l’étoffe de sa chemise. À travers la fissure dans lespoutres, il vit les volutesbleues virevolter et tourbillonner, comme si ellesne savaientoùaller.Certains prétendaient que les Marqués avaient de l’Éther dans les veines. Il les réchauffait etaiguisait leursSens.Cen’étaientquedesracontars,mais ilsdevaientavoirunfonddevérité.Laplupartdutemps,Perrysesentaitassezprochedel’Éther.

Auboutd’un longmoment seulement, lecorpsdeTaloncommençaàpeserdans lesbrasdePerry.Sonépaules’étaitengourdie,maisilgardalepetitcontreluiets’endormitàsontour.

Perryrêvaqu’ilétaitaumilieudel’incendiedesSédentairesetqu’ilsuivaitlafille.Ellecouraitdevant lui, à travers la fumée et les flammes. Il ne voyait pas son visage,mais reconnaissait sescheveux noir corbeau. Son odeur déconcertante. Il la poursuivait. Il voulait absolument larejoindre,mêmes’ilnesavaitpaspourquoi.Ilenétaitpersuadé,commecelaseproduitsouventdanslesrêves.

Perrys’éveillaensueur,lesjambesperclusesdecrampes.Ilvoulutfrictionnersesmusclespourdissiper la douleur, mais son instinct l’obligea à rester immobile. Des grains de poussièretourbillonnaientdanslapénombredugrenier,àlamanièredesodeurs:sanscesseenmouvementdansl’atmosphère.Enbas,leplanchergémitsouslepoidsdesonfrère.Valeajoutaitduboisdansl’âtreetranimaitlefeu.Perrylorgnalasacocheàsespieds,espérantqueleboutdeplastiqueusécacheraitàsonfrèreleparfumdelapomme.

L’échelle grinça. Vale montait. Talon dormait, pelotonné contre son oncle, un petit poingfermésouslementon,sescheveuxbrunshumidesdesueur.Legrincements’interrompit.

ValerespiraitjustederrièrePerry–unsifflementsonoredanslaquiétudeambiante.PerryétaitincapabledeflairerleshumeursdeVale.Commeilsétaientfrères,leurneznedistinguaitpaslesnuances,necaptantqueleurspropresodeurs.MaisPerryimaginaunrelentdecolèrenoire.

Ilvituncouteaupasserau-dessusdelui.L’espaced’uninstant,Perrypaniquaàl’idéequesonfrèrepuissel’assassinerainsi.LesduelspourletitredeSeigneurdesangétaientcenséssedérouleràl’extérieur,devanttoutelatribu.Ilyavaitdesrèglesàobserver.Cependant,leurconflitavaitprisnaissanceautourdelatabledelacuisine.D’entréedejeu,c’étaitmalengagé.Danstouslescas,quePerrys’enaille,meureoul’emporte,Talonsouffrirait.

L’instant d’après,Perry se rendit compte que ce n’était pas un couteau.C’était seulement lamaindeVale,quiseposasurlatêtedeTalon.Valel’ylaissaquelquetempsetécartalescheveuxhumidesdufrontdesonfils.Puisilredescenditlentementl’échelle.Lalumièreinondalegrenierquandlaported’entrées’ouvrit,avantdeserefermer,laissantlamaisonsilencieuse.

5ARIA

Aria s’éveilla dans unepièce inconnue.Elle tressaillit etmassa ses tempesdouloureuses.Uneétoffelourdeformaitdesplissursesbras.Ellebaissalesyeux.Unecombinaisonblanchel’habillaitducoujusqu’auxpieds.Elleremuasesdoigtsquerecouvraientdesgantstropgrands.Quelleétaitcettetenueétrange?

Elleétouffaunpetitcri,comprenantqu’ils’agissaitd’uneCombiMed.Luminaluiavaitparlédece genre de vêtements thérapeutiques. Mais comment pouvait-elle être souffrante ?L’environnementstériledeRêverieéradiquaittoutemaladie.Lesingénieursgénéticienstelsquesamère veillaient à ce que tout le monde reste en bonne santé. Cela dit, elle ne se sentaiteffectivementpastrèsenforme.Elletournadoucementlatêteàdroiteetàgauche.Leplusinfimemouvementlafaisaitsouffrir.

Elleseredressalentementenpositionassise,etretintsonsoufflequandladouleurl’élançaaucreuxducoude.Untuberemplid’unliquideincoloresortaitdesacombinaison,auniveaudesonbras,etdisparaissaitdansl’épaisseurdelabasedulit.Lesangbattaitdanssestempesetelleavaitlalanguecolléeaupalais.

Elleenvoyaunmessageaffoléà samère.Lumina, il s’est passé quelque chose. Jene sais pas ce quim’arrive.Maman?Oùes-tu?

Un comptoir en acier longeait une partie de la pièce. Un écran rétro était posé dessus, unmoniteur àdeuxdimensions, commeceuxqu’onutilisait dans le temps.Aria y vit une sériedecourbes,sûrementlessignesvitauxtransmisparlacombinaison.

PourquoiLuminamettait-elleautantdetempsàréagir?Heureetsituationgéographique?demanda-t-elleàsonSmartEye.Rienn’apparut.Oùétaitpassé

sonSmartScreen?Paisley?Caleb?Oùêtes-vous?ElletentadesurfersurleDomainePlage.L’undesespréférés.Elleseraiditquanddesimages

parasites défilèrent dans sa tête.Des arbres en flammes.De la fumée qui ondoyait comme desvagues.Paisleyquiouvraitdesyeuxépouvantés.Sorenàchevalsurelle.

Elleportalamainàsonœilgauche,sepalpaettressaillit.Rien.Uniquementunglobeoculaireinutile.Elle plaqua la paume sur sonœil nu, juste aumoment oùunhommemince enblousemédicaleentraitdanslapièce.

–BonjourAria.Tuesréveillée.–DocteurWard,dit-elle,vaguementsoulagée.

Ward était un collègue de samère, un 5e Génération paisible, au visage carré et sérieux. Iln’était pas inhabituel de n’avoir qu’un seul parent mais, quelques années plus tôt, Aria s’étaitdemandés’iln’étaitpassonpère.WardetLuminaétaientsemblables,àlafoisréservésetabsorbésparleurtravail.MaisquandArialuiavaitposélaquestion,Luminaavaitrépondu:«Nousnousavonsl’unel’autre,Aria.C’estbiensuffisant.»

–Soisprudente,ditWard.Tuasunepetitecoupurelelongdel’arcadesourcilièrequin’estpascomplètementguérie,maissinontoutvabien.Tesanalysessontrevenuesdulabo.Tun’asaucuneinfection.Aucundégâtn’aétécauséàtespoumons.Tesrésultatssontremarquables,comptetenudecequetuasenduré.

Arianebougeapassamain.Ellesavaitcombienelledevaitêtreaffreuse.–OùestmonSmartEye?Jen’arrivepasàsurferdanslesDomaines.Jesuiscoincéeici.Toute

seule.Ellesemorditlalèvrepouréviterdedivaguer.–IlsemblequetonSmartEyeaitétéperdudansledômeAG6.Jet’enaicommandéunneuf.Il

devraitêtreprêtd’iciquelquesheures.Enattendant,jepeuxaugmentertadosedesédatifs…–Non,répliqua-t-elleaussitôt.Pasdesédatifs.Ellecomprenaitàprésentpourquoisesidéess’embrouillaient.–Oùestmamère?–LuminaestàEuphorie.Laliaisonestenpannedepuisunesemaine.Aria dévisageaWard. Un bip sur le moniteur indiqua que son pouls s’accélérait. Comment

avait-ellepuoublier?Elles’étaitrendueàAG6àcausedeLumina.MaispourquoiLuminaétait-elle injoignable?Ellesesouvintd’avoirréinitialisé leSmartEyeetd’avoirvu le fichier«Petit-Merle».

–C’estpaspossible,reprit-elle.Mamèrem’aenvoyéunmessage.Wardfronçalessourcils.–Ahbon?Commentsais-tuqu’ilvenaitd’elle?–Lefichierétaitintitulé«Petit-Merle».Luminaestlaseuleàmedonnercenom.–Tuaslulemessage?–Non,jen’aipaseuletemps.OùestPaisley?Wardinspiralentement,avantdeluirépondre:–Aria, je suisdésoléd’avoir à te l’annoncer.Soren et toi êtes les seuls survivants. Je sais que

Paisleyettoiétieztrèsproches.Ariasecramponnaauxbordsdulit.–Commentça?s’entendit-ellerétorquer.VousvoulezdirequePaisleyest…morte?Impossible.Personnenemouraitàdix-septans.Toutlemondevivaitfacilementdeuxsiècles.Lemoniteurbipa.Unbruitplusfortetinsistant,cettefois.Wardluiparlait.–Vous avez quitté la zone de sécurité… avec des SmartEyes déconnectés…Le temps qu’on

réagisse…Puisellen’entenditplusquebip…bip…bip…bip…Ward se tut et il consulta l’écran : des courbes ascendantes et des chiffres croissants

représentaientlasensationdemalaiseviolentquiétreignaitlapoitrined’Aria.–Navré,Aria,dit-il.LaCombiMedseraidit, craquaengonflantautourdesmembresd’Aria.Le froidenvahit son

bras.Ellebaissalesyeux.Unliquidebleuaffluadansletubeetdisparutdanslacombinaison.Dans

soncorps.WardluiavaitadministréunsédatifgrâceàsonSmartEye.Ils’approcha.–Allonge-toisinontuvastomber.Ariaauraitvoululuidiredes’éloigner,maisseslèvress’engourdirentetsalanguesetransforma

enpoidsmortdanssabouche.Lapiècesemblavacillerautourd’elletandisquelebipralentissaitd’uncoup.Ellebasculaenarrièreetheurtalematelasdansunbruitsourd.

LeDrWardapparutau-dessusd’elle,l’airinquiet.–Navré,répéta-t-il.Pourl’instant,c’estmieuxpourtoi.Ilsortitenfermantvigoureusementlaportederrièrelui.Ariaessayadebouger.Sesmembressemblaientlestésetattirésverslebascommeparunaimant.

Auprixd’ungroseffortdeconcentration, elleparvint à leverunemaindevant sonvisage.Unenouvelleboufféedepaniquel’envahitquandellevitlegantsursesdoigtsetconstatal’absencedecoquesursonœilgauche.

Ellelaissasamainretomber,incapabledelacontrôlerdavantage.Sonbrasglissapar-dessusleborddulit.Elles’enaperçut,maisneputleramenersurlematelas.

Aria ferma les paupières. Était-il arrivé quelque chose à Lumina ? À moins que ce soit àPaisley?Unevibrationenvahissaitsonesprit,telundiapasonplantédanssoncrâne.Bientôt,ellen’auraitpluslamoindreidéedecequil’avaitattristée.

Arian’auraitsudirecombiendetempss’étaitécouléquandleDrWardrevint.SansSmartEye,ellesesentaitperdue.

–Désoléd’avoirétéobligédet’administrerunsédatif.Ils’interrompitetattenditqu’elleparle.Ellegardaitlesyeuxrivéssurleslumièresduplafond.–Ilssontprêtsàcommencerl’enquête,finit-ilparajouter.Une enquête.Était-elle une criminelle à présent ?LaCombiMed se ramollit autour de son

corps.Ward s’avançaet s’éclaircit lagorge.Aria tressaillitquand il retira l’aiguillede sonbras.Ellesupportaitladouleur,maispaslecontactdesesmains.Elleseredressadèsqu’ilrecula.Sesidéess’emmêlaientdanssatêteetluidonnaientlevertige.

–Suis-moi,luidit-il.LesConsulst’attendent.–LesConsuls?C’étaientlespersonneslesplusinfluentesdeRêverie,cellesquirégnaientsurtouslesaspectsde

laviedanslaCapsule.–LeconsulHessseralà?LepèredeSoren?LeDrWardhochalatête.–Descinq,c’estluileplusimpliqué.C’estleDirecteurdelaSécurité.–Jeneveuxpaslevoir!ToutestdelafautedeSoren.C’estluiquiamislefeu!–Aria,tais-toi!N’endispasplus,s’ilteplaît.Ilssedévisagèrentuncourtinstant.Ariadéglutitavecpeine.Elleavaitlagorgedesséchée.–Ilnefautpasquejediselavérité,c’estça,hein?–Mentirnet’apporterariendebon,ditWard.Ilsontlesmoyensdeconnaîtrelavérité.Arian’encroyaitpassesoreilles.–Viens.Situtardes,ilstecondamnerontsurcesimplemotif.LeDrWardlaprécédadansunvastecouloirencourbe,sibienqu’Arianepouvaitvoircequi

l’attendaitaubout.LaCombiMedl’obligeaitàmarcherenécartantlesbrasetlesjambes.Avecsesmusclesankylosés,Ariaavaitl’impressiondesetraînerderrièreluicommeunezombie.

Elleremarquadesfissuresetdestracesderouillesurlesmurs.Rêverieexistaitdepuisprèsdetroiscentsans,mais jusqu’ici,Arian’avait jamaisremarquéque lacapsuleaccusait sonâge.Elleavait passé toute sa vie dans le Panoptique, l’immense coupole immaculée située au centre deRêverie.Toutoupresques’ydéroulait,surquaranteniveauxquiabritaientsecteursrésidentiels,centreséducatifs,zonesdereposetsallesàmanger,l’ensemblesedéployantautourd’unatrium.Arian’avaitjamaisrepérédefissuredanslePanop.Celadit,ellenes’étaitpasvraimentdonnélapeined’enchercher.

La décoration du Panoptique était répétitive et banale afin de promouvoir une utilisationmaximumdesDomaines.Dans la réalité, toutétaitneutre, jusqu’aux tenuesgrisesdesgens.EnsuivantleDrWard,Ariasedemandacombiend’autressecteursdelaCapsulesedétérioraient.

Wards’arrêtadevantuneportebanalisée.–Jeteretrouveaprès.Saphraseressemblaitàunequestion.ArianevitpaslescinqConsulsdeRêverieenentrantdanslasalle.Ilsapparaissaientpourtant

toujoursensemblelorsdesallocutionspubliques,s’exprimantdepuisunancienSénatvirtuel.Unseulhommeétaitassisàunetable.

LepèredeSoren.LeconsulHess.–Assieds-toi,Aria,luidit-il.Illuidésignalachaisemétalliquedel’autrecôtédelatable.Elleobtempéraetbaissalatête,laissantsescheveuxrecouvrirsonœilnu.Lapièceressemblaità

unegrosseboîtedemétalauxparoiscribléesdebosses.Elleempestaitledésinfectant.–Uninstant,ditleconsulHessenlaregardantsanslavoir.Aria croisa les bras pour cacher ses mains tremblantes. Hess devait consulter les rapports

concernant l’incendie sur son SmartScreen. À moins qu’il ne discute de la procédure avec unexpert.

LepèredeSorenétaitun12eGénérationquiavaitbienentamésondeuxièmesiècle.Sorenetluiseressemblaient,avecleurscorpstrapusetleurstraitsréguliers.Cependant,leurressemblancen’était pas frappante. Les traitements de rajeunissement donnaient à la peau du consul Hessl’aspect tendre et délicat de celle d’un bébé, alors que le bronzage de Soren le vieillissait.Toutefois,commechezlaplupartdespersonnesdeplusdecentans,l’âgeduConsulselisaitdanssesyeuxcavesetmornes,semblablesàdesnoyauxd’olive.

Leregardd’Arias’attardasurlachaisevoisine.Ellen’auraitpasdûêtrevide.Samèreauraitdûl’occuper,plutôtquedesetrouveràdescentainesdekilomètres.AriaessayaitdepuistoujoursdecomprendreledévouementdeLuminapoursontravail.Cen’étaitpasfacile :ellesavaitpeudechoseàcesujet.«C’estconfidentiel»,disaitLumina,chaquefoisquesafillel’interrogeait.«Tusaistoutcequejepeuxendire.Çaconcernelagénétique.Untravailquicomptebeaucouppourmoi,maispasautantquetoi.»

CommentAriapouvait-elleencorelacroire?OùétaitLuminaquandAriaavaitbesoind’elle?L’attention du consulHess se focalisa sur elle comme la lentille d’un objectif. Il n’avait pas

encoreparlé,maisAriasavaitqu’ill’étudiait.Ilpianotadesesdoigtssurlatableenfer.–Allons-y,dit-ilenfin.–LesautresConsulsnedevraient-ilspasêtreprésents?– Les Consuls Royce, Medlen et Tarquin assistent à une cérémonie. Ils visionneront notre

conversationplustard.LeConsulYoungestànoscôtés.

AriaregardaleSmartEyedesoninterlocuteuretserappelaunenouvellefoisqu’elleavaitperdulesien.

–Jenevoispersonne.– Certes. Tu as traversé une dure épreuve, n’est-ce pas ? Je crains que mon fils ne soit

responsabledecequis’estproduit.Sorenestunhacker-né.Unatoutencombrantàsonâge,maisunjour,ilnousserafortutile.

Ariaattenditquesavoixsoitsuffisammentassurée,avantdereprendre:–Vousluiavezparlé?–UniquementdanslesDomaines,réponditleconsulHess.Ilnepourrapass’exprimeràhaute

et intelligible voix avant quelque temps. On est en train de cultiver de nouveaux os pour samâchoire.Unegrandepartiedelapeaudesonvisagedevraêtrerégénérée.Iln’auraplusjamaislamêmeapparence,maisilsurvivra.Ilaeudelachance…maispasautantquetoi.

Ariacontemplalatable.Unelongueetprofondeéraflurezébrait lemétal.EllenevoulaitpasimaginerlevisagedeSorendéfigurépardescicatrices.Ellenevoulaitpasl’imaginerdutout.

– Voilà plus d’un siècle que Rêverie n’a pas subi de violation de sa sécurité. C’est à la foisabsurde et impressionnant qu’un groupe de 2e Génération puisse réussir ce que les tempêtesd’ÉtheretlesSauvagesn’ontpuaccomplir.

LeConsulmarquaunepauseavantd’enchaîner:–TuréalisesquevousétiezàdeuxdoigtsdedétruiretoutelaCapsule?Ariahochalatêtesanscroisersonregard.Ellesavaitcombienilétaitdangereuxd’allumerun

feu,maiselleavaitlaisséfaire.Elleauraitdûagirplustôt.Peut-êtrequ’elleauraitpusauverlaviedePaisley,sielleavaiteulecouraged’affronterSoren.

Ellesentitsavisionsebrouiller.Paisleyétaitmorte.Commentétait-cepossible?– Les caméras d’AG 6 ne fonctionnaient pas et vos SmartEyes étaient désactivés. Nous ne

disposonsdoncquedevostémoignagespournousexpliquercequis’estproduitcettenuit-là.Ilsepenchaenavantetsachaiseracladoucementlesol.–J’aibesoinquetumeracontesexactementcequis’estpassésouscedôme.Aria leva la tête et scruta son regard froid, en quête d’un indice. Avaient-ils découvert son

SmartEye?Hessétait-ilaucourantdel’enregistrement?–Qu’est-cequeSorenvousadit?LeslèvresduConsuls’étirèrentenunsourire.– C’est confidentiel, tout comme le sera ton témoignage. Rien ne sera divulgué avant que

l’enquêtesoitbouclée.Jet’écoute…Desondoigtganté,Ariasuivitl’érafluresurlatable.Commentpouvait-elledireàHessqueson

fils s’était transformé enmonstre ?Elle avait besoin de ce SmartEye. Sans lui, ils croiraient laversiondeSoren,quellequ’ellesoit.Ill’avaitd’ailleursditlui-mêmesousledômeagricole.

–Plusvitenousauronsrégléça,plusvitetupourrast’enaller,déclaraHess.Tuasbesoindetemps pour faire le deuil de tes amis, commenous tous.C’est pourquoi nous avons annulé lescoursettouslestravauxnonessentielsjusqu’àlafindelasemaine.Onm’aditquetonamiCaleborganisaitunhommagepourPaisley.Etj’imaginecombientudoisavoirhâtedevoirtamère…

Ariasecrispa.–Mamère?LeDrWardm’aditquelaliaisonétaittoujoursenpanne.Hessbalayalaremarqued’ungeste.

–Wardne faitpaspartiedemonpersonnel.Luminaest très inquiète à ton sujet. Jeme suisarrangépourquetupuisseslavoirdèsquenousauronsfini.

Des larmesde soulagementperlèrentdans lesyeuxd’Aria.Luminaallaitbien.Elleavait sansdoute cherché à joindre sa fille quand celle-ci se trouvait dansAG6, et laissé lemessage alorsqu’Arian’étaitpasdisponibleenligne.

– Vous lui avez parlé quand ? Comment se fait-il que la liaison ait été aussi longtempsinterrompue?

–Cen’estpasmoiqu’oninterrogeici,Aria.J’attendstontémoignage.Depuisledébut.AriacommençaparévoquerladéconnexiondeleursSmartEyesd’unevoixhésitante,puisprit

confianceenelleàmesurequ’elledécrivaitlapartiedeFruit-Balletl’incendie.Chaqueparolelarapprochait de Lumina. Lorsqu’elle arriva à l’épisode où les garçons s’étaient mis à lespourchasser,Paisleyetelle,Ariarecommençaàbalbutier;savoixétaitchevrotante.

–Quand…quandSoren…aarrachémonSmartEye,j’aiperduconnaissance,j’imagine.Ensuite,jenemesouviensplusderien.

LeconsulHessplantasescoudessurlatable.–PourquoiSorenaurait-ilfaitcela?–Jen’ensaisrien.Demandez-lui.Le regard morne de Hess la transperça. Les autres Consuls lui communiquaient-ils des

questionsparl’intermédiairedesonSmartEye?– Soren m’a confié que c’est toi qui avais eu l’idée d’aller là-bas. Que tu cherchais des

informationsausujetdetamère.–C’étaitsonidéeàlui!sedéfenditAria.Ellegrimaça:ladouleurdanssatêtes’étaitréveillée.

Lessédatifs.Ladouleurphysique.Lechagrin.Ellenesavaitpascequilafaisaitleplussouffrir.–Sorenvoulait connaîtreunevraieaventure, reprit-elle. Il avaitprévude fairedu feu. Je l’ai

suiviuniquementparcequej’espéraisqu’ilmedonneraitdesinformationssurEuphorie.–Commentsefait-ilqu’ont’aitdécouvertedanslesasextérieur?–Ahbon?Jel’ignorais.Jevousl’aidit.J’aiuntroudemémoire.–Yavait-ilquelqu’und’autrelà-bas,avectoi?–Quelqu’und’autre?Quid’autreauraitpusetrouversousundômeinterdit?Ariasecrispa.Uneimageflouevenait

desurgirdanssonesprit.Celas’était-ilréellementpassé?–Ilyavait…ilyavaitunÉtranger.– Un Étranger, répéta le consul Hess d’une voix posée. Selon toi, comment quelqu’un de

l’Extérieur aurait-il pu se trouver dans AG 6 le même soir que vous, au moment où Soren adésactivélesystème?

–Vousm’accusezd’avoirlaisséentrerunSauvagedansRêverie?–Jeteposedesimplesquestions.Pourquoiétais-tulaseuleensécuritédanslesas?Pourquoi

n’as-tupasétéagressée?–C’estvotrefilsquim’aagressée!–Calme-toi,Aria.Ils’agitdequestionsderoutine.Leurbutn’estpasdetedéstabiliser.Nous

devonsreconstituerlesfaits.AriafixaleSmartEyeduConsulHess,enimaginantqu’elles’adressaitauconsulYoung.–Sivousvoulezdesfaits,retrouvezmonSmartEye.Vousverrezalorscequis’estpassé.LeconsulHessécarquillalesyeuxdesurprise,maisilseressaisitaussitôt.

–Tuasdoncfaitunenregistrement?Unvéritableexploitavecunecoquedésactivée.Tuesunefilleintelligente.Commetamère.

Hesspianotaplusieursfoissurlatable.–NoussommesentrainderecherchertonSmartEye.Nousletrouverons.Qu’as-tuenregistré,

aujuste?–Uniquementcequejevousaidit.Votrefilsquidevenaitcinglé.Hesss’adossaàsonsiègeetcroisalesbras.–Cecimemetdansunesituationdélicate.Maissachequejusticeserarendue.Jesuisavanttout

responsable de la sécurité de la Capsule.Merci, Aria. Tu as été d’une aide précieuse. Peux-tusupporterquelquesheuresdetransport?Tamèreselanguitdetevoir.

–JevaisréellementalleràEuphorie?–Toutà fait.Unvéhiculet’attend.Luminaa insistépourtevoirenchairetenos.Elleveut

s’assurerquetureçoistouslessoinsnécessaires.Ellesaitêtrepersuasive,n’est-cepas?Ariaacquiesçaetsouritenpensée.ElleimaginaitlaconfrontationentresamèreetleConsul.

Luminaavaitlapatienced’unescientifique.Ellenebaissaitpaslesbrastantqu’ellen’obtenaitpascequ’ellevoulait.

–Jevaisbien.Jepeuxpartir.Aria n’était pas dans une forme olympique,mais elle était prête à faire semblant, si cela lui

permettaitdevoirsamère.–Parfait.LeconsulHessseleva.DeuxhommesarborantlatenuebleuedesGardiensdeRêverieentrèrent

danslapièce,quiparutsoudainexiguëenraisondeleurcarrureimposante.Deuxautresgardiensrestèrentàl’extérieur.Ilsfixèrentsonvisage,àl’endroitoùauraitdûsetrouversonSmartEye.Ariadécida que ça ne servait plus à rien de couvrir sonœil nu.Lorsqu’elle se leva, une kyrielle dedouleursassaillitsesmusclesetsesarticulations.

– Prenez soin d’elle, recommanda le consul Hess aux Gardiens. Je te souhaite un promptrétablissement,Aria.

–Merci,ConsulHess.Ilsourit.–Inutiledemeremercier.C’estlemoinsquejepuissefaire,aprèstoutcequetuastraversé.

6PEREGRINE

Enfindematinée,Perrymitsasacocheetsonarcenbandoulière,puissortitavecTalon.Unefouledepêcheursetdefermierssepressaitdanslaclairière,commesilajournéedetravailétaitachevée.Perryposalamainsurl’épauledeTalonetl’obligeaàs’arrêter.

–Est-cequ’ilvayavoiruneattaque?demandalepetit.–Non,réponditPerry.Lesodeursquiflottaientalentourn’étaientpascaractéristiquesdelapaniquequiprécèdeune

attaque.–Çadoitêtrel’Éther.Lestourbillonsbleusparaissaientplusvifsquelaveilleausoir.Perryenvitcertainstournoyer

au-dessusd’épaisnuagesdepluie.–Tonpèreadûconvoquertoutlemonde.–Çan’apasl’airsiterrible.–Pasencore.TouscommelesOlfiles lesplus forts,Perryétaitcapabled’anticiper les tempêtesd’Éther.Si

sonnezledémangeait, ilsavaitquelasituationdanslecielallaits’aggraveretsetransformerenvéritablemenace.MaisValeneprenaitjamaisderisquesaveclasécuritédesLittorans.

Sonestomaccriaitfamine,PerryconduisitdoncTalonauréfectoire.Ilremarquaquesonneveus’appuyaitdavantagesursajambedroite.Unboitementpeumarqué.Àpeineperceptiblemême.Cependant,lorsqu’ilscroisèrentunebandedegaminsbraillardsauxcorpsefflanquésparleseffortset lamalnutrition,etnonpar lamaladie,Talons’arrêtademarcher.Quelquesmoisplus tôt, ilétaitlechefdecettemeute.

Perryhissasonneveusursonépaule,lesuspenditlatêteenbasetfitminedes’amuser.Talonritaux éclats, mais Perry savait qu’il faisait lui aussi contremauvaise fortune bon cœur. Le petitmouraitd’envied’allercouriravecsesamis,derecouvrerlepleinusagedesesjambes.

Uneodeurd’oignonetdefeudeboisflottaitdanslapâleurfroideduréfectoire.C’étaitlaplusgrandebâtisseduvillage.L’endroitoù leshabitants se restauraient,oùVale tenait ses réunionspendantlesmoisd’hiver.Unedizainedegrandestablessurtréteauxoccupaientunepartiedelasalle.Celle deVale se trouvait au fond sur une estrade.De l’autre côté, derrière unmuret debrique,ilyavaitunfouràbois,unerangéedefourneauxenferetplusieursplansdetravail,surlesquelslanourriturenes’entassaitplusdepuisdesannées.

Touslesjours,c’esticiqu’étaitrapportélefruitdelapêcheetdelarécolte,àquois’ajoutaitceque Perry et les autres chasseurs parvenaient à attraper. Tout était ensuite partagé entre lesfamilles du village.Une rivière souterraine coulait dans la vallée desLittorans, ce qui facilitaitl’irrigation des champs. Hélas, toute l’eau du monde ne leur était d’aucun secours quand lestempêtesd’Éthersedéchaînaient,calcinantdevastesétenduesdeterre.Cetteannée, lesrécoltesn’avaientpaspermisdefairedesprovisionspourl’hiver.LatribumangeraituniquementgrâceàlasœurdePerry,Liv.

Quatre vaches. Huit chèvres. Une vingtaine de poulets. Dix sacs de céréales. Cinq sacsd’aromates séchés. C’était ce que le mariage de Liv avec un Seigneur de sang nordiste avaitrapportéauxLittorans.«Jecoûtecher!»avaitplaisantéLivlejourdesondépart,maisniPerryni sonmeilleurami,Roar,n’avaient ri.Lamoitiéde lamarchandiseétaitdéjà arrivée.Le restedevaitleurêtreenvoyéquelquesjoursplustard,quandLivauraitrejointsonfuturépoux.Ilsenauraientbesoinbientôt,avantquel’hivern’arriveenforce.

Perryrepératoutdesuiteungrouped’Audilesassisàunetabledufond.Ilschuchotaiententreeuxlatêtebaissée.LesGrandesOreilleschuchotaienttoujours.Peuaprès,Perryperçutunevagued’énergie d’un vert éclatant, aussi vivifiante que des feuilles de cyprès. Leur excitation. L’und’entreeuxavaitdû surprendre sonempoignadeavecValeetdevaitmaintenant la raconterauxautres.

PerryinstallaTalondevant lecomptoirenbrique, luiébouriffa lescheveuxethélaune jeunefemmequihachaitdesoignons:

–Jet’aiamenéunefouineaujourd’hui,Brooke!C’esttoutcequej’aitrouvé.Legibiersefaitrare,cestemps-ci.

Brooke se tournavers lesnouveauxvenus et sourit.Enguisede collier, elleportait l’unedespointesdeflèchedePerry,suspendueàunlacetdecuir.Elleavaitfièreallureaujourd’hui.Mais,àvraidire,Brookeétaittoujoursresplendissante.Sesyeuxbleusperçantss’attardèrentuninstantsurlajouedePerry,puisellefitunclind’œilàTalon.

–Elleestdrôlementmignonnecettefouine!Etjepariequ’elleestbonneàmanger.Brookeindiquadumentonlagrossemarmitesuspendueau-dessusdufeu.–Jette-ladonclà-dedans.–Eh,jesuispasunefouine!gloussaTalon,alorsquePerryleprenaitdanssesbras.–Attends,Perry.Brookeleurprésentadeuxbolsdegruau.–Autantl’engraisseravantdelecuire!Commed’habitude,Talonet sononcle s’installèrentàune tableprèsde laporte,d’oùPerry

pouvaitcapterleseffluvesprovenantdudehors.Celles-cil’avertiraientdel’arrivéedeVale.IlnotaalorsqueWylanetBear,lesmeilleurshommesdeVale,étaientassisaveclesAudiles.Valeavaitdûallerchasserensolitaire.

Perryengloutitlegruaud’avoineafindenepastropensentirlegoût.ÉtantunOlfile,songoûtaussiétaitexacerbé.Cequin’étaitpastoujoursunavantage.Labouillie,pourtantfade,avaitdestracesd’autresalimentsquelebolenboisavaitprécédemmentcontenus,etlaissaitsursalangueun arrière-goût rance de poisson séché, de lait de chèvre et de navets. Il alla quandmême seresservir,bienqu’étreintparunsentimentdeculpabilitéàl’idéedeseremplirlapanseauprixdubonheurdesasœur.

Talonavaitremuésabouilliependantunmomentsansytoucher.Àprésentilregardaitunpeupartoutsaufdanssonbol.Cemanqued’appétitattristaprofondémentPerry.

–Onvachasser?proposa-t-il.Lachasseluidonneraitunprétextepouremmenersonneveuloinduvillageetluioffrirenfinla

pomme,sonfruitpréféré.Quandlesmarchandsenapportaient,Valeenachetaittoujoursuneensecret,uniquementpourTalon.

–Maisl’Éther…objectal’enfantencessantderemuersabouillie.–Avecmoitunecrainsrien.Lepetitplissalenezetsepenchapourmurmurer:–Jenepeuxplusquitterlevillage.Monpèremel’ainterdit.Perryfronçalessourcils.–Depuisquand?–Euh…Lejouroùtuesparti.Perryréprimaunepousséederage;ilnesouhaitaitpasqueTalonlaperçoive.CommentVale

pouvait-ilrefuseràsonfilsdechasser?Talonadoraitça.–Onpourraityallerencachette!–OnclePerry…Perryregardapar-dessussonépaule,suivantleregarddeTalonjusqu’àlatabledufond.–Quoi?TupensesquelesGrandesOreillesm’ontentendu?s’enquit-il,alorsqu’ilconnaissait

trèsbienlaréponse.PerrymurmuraquelquessuggestionsauxAudiles.Leurconseillant,entreautres,d’allersefaire

voirailleurs.Cequiluivalutplusieursregardsnoirs.–Tuavais raison,Talon. Ilsnousécoutent. J’auraisdûm’endouter. Je sensWyland’ici.Tu

pensesquecettepuanteurprovientdesabouche?Talonsouritjusqu’auxoreilles.Ilavaitperduquelquesdentsdelait.Sonsourireévoquaitunépi

demaïsgrignoté.–Nonjediraisplutôtqueçavientdesapartiesud.Perryéclataderire.–Boucle-la,Peregrine !braillaWylan.Tuas entendu legamin : iln’estpas censéquitter le

village.TutiensvraimentàcequeValesachecequetumijotes?–Àtoidevoir,Wylan.TuledisounonàVale…Çadépendsitupréfèresavoiraffaireàluiouà

moi…Perryconnaissaitlaréponse.LespunitionsdeValeétaientdures.Ildivisaitlesrationspardeux,

distribuaitdescorvéesàl’extérieur,oudestoursdegardenocturnesupplémentairesenhiver.MaispourunecréaturevaniteusecommeWylan,ellesétaienttoujourspréférablesàlacorrectionquePerryrisquaitdelui infliger.Etquandlegrouped’Audilesse levaetfonditsur lui,Perryfaillitrenverserlebancenseredressant.Ilseplantadansl’allée,entrelestables,Talondissimuléderrièrelui.

Wylan,entêtedugroupe,s’arrêtaàquelquespas.–ArrêtePeregrine,espèced’idiot!Ilsepassequelquechosedehors.Perrycompritenfin:lesAudilesneselevaientpaspourluimaisparcequ’ilsavaiententendudu

bruità l’extérieur. Il s’écartapour les laisserpasser, le restedesgensprésentsauréfectoiredansleursillage.

PerryrevintversTalon.Leboldesonneveus’étaitrenversésurlatable.–J’aicruque…commença-t-il,enfin,tulesaisdéjà,pasbesoindet’expliquer.Mieuxquequiconque,TalonconnaissaitlesangquibouillonnaitenPerry.Ilavaittoujoursété

impétueux,maiscelaempirait.Cesdernierstemps,Perryétaitdetouteslesbagarres.L’influence

del’Étherprésentdanssonsangserenforçaitaufildesansetdestempêtes.Ilavaitl’impressionquesoncorpsavaituneviepropre,qu’ilrestaittoujoursenalerte,prêtauseulcombatquisauraitlesatisfaire.

Hélas,Perrynepouvaitdisputercecombat.Lorsd’uneluttepourletitredeSeigneurdesang,soit leperdantmourait, soit ilétaitcontraintà l’exil.Or,Perrynevoulaitni laisserTalonsanspère,ni forcerValeet sonenfantmaladeà fuirdans lanature.Laseule loiquiexistaitdans lescontréesfrontalières,par-delàlesterritoirestribaux,étaitcelledelasurvie.

CequilaissaitunseulchoixàPerry:partir.Ainsi,Talonresteraitjusqu’àlafindesavieàl’abridu village. Mais cette décision était dure parce qu’elle ne permettait pas à Perry d’aider lesLittoranscommeils’ensavaitcapable.

Lesvillageoiss’étaientrassemblésdanslaclairière.L’airdel’après-midiétaitchargéd’humeurssurvoltées. Des odeurs fortes, mais sans la moindre trace de frayeur. Des dizaines de voixbavardaient,bourdonnantconfusémentdanslesoreillesdePerry.Pourtant,lesAudilesavaientdûsurprendreuneinformationparticulièrepourseruerau-dehors.PerryaperçutBearquifendaitlafoule.PuisWylanetquelquesautresluiemboîtèrentlepas,sedirigeantversl’extérieurduvillage.

–Perry!Parici!Brooke,deboutsurletoitentuilesduréfectoire,luifaisaitsigne.Perrygrimpasurlescaissesde

récoltevidesempiléescontrelemurdubâtimentetaidaTalonàsehisserderrièrelui.Depuisletoit,onjouissaitd’unevueimprenablesurlescollinesdélimitantlafrontièreorientale

du territoire desLittorans.Les terres agricoles s’étiraient enmosaïque demarrons et de verts,traverséeparunerangéed’arbreslelongdelarivièresouterraine.Perryapercevaitaussileslopinsquiavaientétécalcinésparl’Étheraudébutduprintemps.

–Là-bas!indiquaBrooke.Perry regarda dans la direction qu’elle lui indiquait. Vigile, comme Brooke, il avait une

meilleurevisionquelaplupartdesgens;cependant,savéritableforce,c’étaitdevoirdanslenoir.Ilneconnaissait aucunautreVigilequi en soit capable, il essayaitdoncde resterdiscret sur cepoint.

Perrysecoualatête,incapablededistinguerquoiquecesoitàunetelledistance.–Tusaisquejesuisplusdouélanuit.Brookeluidécochaunsourireenjôleur.–J’ensuissûre…Illuirenditsonsourire.–Plustard…secontenta-t-ild’ajouter,fautedetrouvermieux.Lajeunefilleéclataderireetlaissasonintenseregardbleuseperdreauloin.Brookeétaitune

Vigilechevronnée, lameilleurede la tribudepuisque sa sœurcadetteClaraavaitdisparu.Plusd’un an s’était écoulé, mais Brooke n’avait pas renoncé à la voir revenir un jour. Perry flairal’espoirquigonflaitdanssapoitrine.Puisillesentitflétrir,semuantendéception.

–C’estVale,dit-elle.Ilrapportequelquechosed’énorme.Ondiraituncerf.Perryauraitdûêtresoulagéd’apprendrequ’ils’agissaitseulementdesonfrèrequirentraitdela

chasse,etnond’uneautretribuquilesattaqueraitpourleurprendreleurnourriture.Maisilnel’étaitpas.

Brookes’avançaverslui;sonregards’attardasursajouecontusionnée.–Ondiraitqueçatefaitmal,dit-elleenpromenantundoigtsursonvisageavecunegrande

douceur.Quandleparfumfleuridelajeunefemmel’atteignit,Perryneputs’empêcherdel’attireràlui.

LaplupartdesfillesdelatribuseméfiaientdePerry,cequ’ilcomprenait,comptetenudesonavenirincertainparmilesLittorans.MaisBrookeréagissaitdifféremment.Plusd’unefois,tandisqu’ils étaient allongés dans la tiédeur de l’herbe estivale, elle lui avait glissé à l’oreille qu’ilspourraient devenir le couple dirigeant.Perry appréciait la jeune femme,mais il savait que celan’arriverait pas, parce qu’il voulait choisir uneOlfile comme partenaire, une fille qui aurait lemême sens dominant que lui. Mais Brooke n’abandonnait jamais, ce qu’il ne trouvait pasdésagréable.

–Alors,c’estvraiqu’ils’estpasséquelquechoseentreValeettoi?demanda-t-elle.Perrysoupiralonguement.LesnouvellesallaienttellementvitequandilyavaitdesAudilesdans

lesparages.–Valen’estpasresponsabledecebleuàlajoue.Brookesouritmaisvisiblement,ellenelecroyaitpas.–Toutlemondeestlà,Perry.C’estlemomentidéalpourledéfier.Perry recula et étouffa un juron. Brooke n’était pas une Olfile. Elle ne savait pas ce qu’on

ressentaitlorsqu’onétaitensymbioseavecquelqu’un.IldésiraitplusquetoutdevenirSeigneurdesang,maisjamaisilnepourraitmettreTalonendifficulté.

–Jelevois!s’écriasoudainsonneveu.Perry le rejoignit. Vale traversait l’étendue de terre battue qui encerclait le village. Il était

grand,commePerry,maisilfaisaitsesseptansdeplusetilparaissaitplusrobuste.Autourdesoncou, sa chaîne de Seigneur de sang étincelait sous la lumière du ciel. Des tatouages d’Olfileornaientsesbiceps.Unebandesurchaquebras,sobreetfière,contrairementauxdeuxbandesquis’entremêlaient sur ceux de Perry. Au niveau du cœur, le torse deVale était barré d’une lignedescendanteetd’unelignemontante–unV,commelapremièrelettredesonprénometlesdeuxversantsdelavallée.Ilavaittirésescheveuxbrunsenarrière,cequipermitàPerrydebienvoirsesyeux. Ils étaient calmes et fixes comme jamais. Derrière Vale, sur une litière de cordes et debranches,gisaitsaproie.

Lecerfdevaitpeserplusdecentkilos.Satêteétaitrepliéecontresonabdomenafind’éviteràsesboisénormesdetraînerparterre.C’étaitundix-cors.Unebêtegigantesque.

En contrebas des cuisines, le tambour donna le rythme. Les autres instruments suivirentbientôt.IlsjouaientleChantduChasseur.UnairquifaisaitvibrerlecœurdePerrychaquefoisqu’ill’entendait.

Unefouled’habitantsseprécipitaientàlarencontredeVale.Ilsledéchargèrentdelalitière,luiapportèrentdel’eauetlefélicitèrent.Uncerfdecettetailleallaitremplirlesestomacs.Unebêtecommecelle-ciconstituaitunheureuxprésagepourl’hiveràvenir.Demêmequepourlasaisondesculturesqui suivrait.C’était la raisonpour laquelleValeavaitdemandéà tout lemondederentrerauvillage.Ilsouhaitaitquelatribuaugrandcompletlevoierentreravecsontrophée.

Perryfixasesmainstremblantes.C’estluiquiauraitdûtuercecerf.C’estluiquiauraitdûtirercettelitière.LachancedeValelesidérait.Commentpouvait-ilrapporteruncerfdecettetaille,alorsque lui-mêmen’enavaitpaspistéunseulde l’année?Perrysesavaitmeilleurchasseur.Ilserra lesdents et s’efforçade refouler lapensée suivante…envain. Ilnepouvait s’empêcherdepenserqu’ilseraitaussimeilleurSeigneurdesang.

–OnclePerry?Talonleregardait,samaigrepoitrineétaitagitéedespasmes,etilavaitlesoufflecourt.Perry

vit sa jalousie rageuse se refléter dans les yeux de sonneveu, semêler à la frayeur deTalon. Ilrespiracemélanged’odeursimprégnédedésespoiretcompritqu’iln’auraitjamaisdûrevenir.

7ARIA

AriasuivitlesGardiensdanslescouloirssinueux.Elleavaitenviedequitterleréel,oùtoutétaitrouillé, fissuré. Où les gensmouraient dans des incendies. Elle aurait aimé avoir son nouveauSmartEye,afindepouvoirsedédoublerets’échapperdansunDomaineloind’ici,dèsmaintenant.

Elle remarqua laprésencedenombreuxGardiensdans lescoursives,ainsiquedans lespiècesqu’elle entrevoyait au passage, semblables à des cafétérias et à des salles de réunion. AriaconnaissaitdevuelaplupartdesGardiens,maisilsnecomptaientpasparmilesgensauxquelsellesemêlaitdanslesDomaines.

Les Gardiens lui firent franchir un sas de décompression appelé DÉFENSE &RÉPARATIONSEXTERNES2.Elle s’arrêtanet sur le seuilducentrede transit leplusvastequ’elleavait jamaisvu.DesAéroflotteurs–véhiculesirisésetarrondisqu’elleavait jusque-làvusuniquementdanslesDomaines–s’alignaientsurplusieursrangées.Cesélégantsvaisseauxétaientvoûtés, tels des insectes prêts à s’envoler. Les pistes aériennes, délimitées par des faisceaux delumièrebleue,flottaientdansl’air.Nonloin,deséclatsderirefusèrentd’ungroupedeGardiens,bientôt étouffés par le bourdonnement des générateurs. Aria songea avec stupeur qu’elle avaitpassésavieàdeuxpasdecehangarsansenavoirjamaisrienvu.

L’undesAéroflotteurssemitenmarcheauboutd’unerangée,dégageantbrusquementunhalodelumièrechatoyante.Ariacompritsoudainqu’elles’enallaitpourdebon.Ellen’auraitjamaiscruquitterunjourRêverie.EllesesentaitchezelledanscetteCapsule.Mêmesielleluisemblaitdifférente depuis qu’elle avait vu des fruits pourris et des murs rouillés, des machines qui luividaient l’esprit et lui paralysaient les membres. Soren était vivant. Et Paisley était morte.Commentpouvait-ellereprendresavied’avantsansPaisley?C’étaitimpossible.Ilfallaitqu’elleparte.Elleavaitplusquejamaisbesoindesamère.Luminasauraitarrangerlasituation.

Lesyeuxembués,AriasuivitlesGardiensjusqu’àunDragonwing.Elleavaitidentifiélevéhiculeaupremiercoupd’œil.C’étaitlemodèleleplusrapidedesAéroflotteurs.Lajeunefillegravitlesmarchesmétalliquesethésitaàl’entréeduvaisseau.Quandreviendrait-elle?

–Avancez,luiditunGardienauxgantsnoirs.Lacabine,étonnammentexiguë,baignaitdansunelumièrebleuediffuse.Dessiègess’alignaient

dechaquecôté.–Parici,repritl’homme.Elle s’installa à la place indiquée, puis batailla avec les épaisses sangles de sécurité. La

CombiMedrendaitsesdoigtsgourds.Elleauraitdûdemanderunetenuegrisestandard,maiselle

n’avaitpasvouluperdredutemps,nicourirlerisquedevoirHesschangerd’avis.L’hommeluipritlessanglesdesmainsetlesfixaàtouteuneséried’attaches.Puisils’assiten

faced’elleaveccinqautresGardiens.Cesdernierséchangèrentquelquesphrasesdansun jargonmilitaire qu’elle comprenait à peine, puis ils se turent et la porte se ferma dans un soupir. Levaisseausemitàvibreretvrombitcommeunmilliond’abeilles.Prèsducockpit,unobjetcliquetadans un boîtier. Le bruitmétallique réveilla lemal de tête d’Aria, et un goût âcre de produitchimiques’insinuadanssabouche.

–Combiendetempsdureletrajet?demanda-t-elle.–Paslongtemps,réponditl’hommequil’avaitattachée.Il ferma les yeux. La plupart des autres Gardiens l’imitèrent. Le faisaient-ils toujours ? Ou

n’était-cequepouréviterdefixersonœilgauchedépourvudeSmartEye?LesoubresautdudécollageplaquaAriasursonsiège,puissurlecôté,alorsqueleDragonwing

prenaitdelavitesse.Fautedehublotpourvoircequ’ellesurvolait,Ariatenditl’oreille.Avaient-ilsquittélehangar?Setrouvaient-ilsdéjààl’extérieur?

Ariadéglutitpour chasser l’amertume sur sa langue.Elle avait soif et les sangles trop serréesl’empêchaientde respirercorrectement.Ellecommençaàavoirdesvertiges.Aria semitalorsàfairedesvocalisesdanssatête, luttantcontre lanotestridentequi luivrillait lecrâne.Fairedesvocaliseslacalmaittoujours.

LeDragonwingralentitplus tôtqu’ellene l’auraitcru.Unedemi-heures’était-elleécoulée?Ariasavaitquesanotiondutempsétaitfaussée,maislevoyageluiavaitsemblétrèscourt.

LesGardiensenfilèrentleurscasques.Leursmouvementsétaientvifs,précis.UnedoucelueurbrillaitdansleurviseuretsereflétaitsurleurSmartEye.

Ariabalayalacabineduregard.Pourquoineluiavait-onpasfournidecasque?L’hommeauxgantsnoirsselevaetlalibéradesessangles.Elleputenfinrespirernormalement,

maisellenesesentitpasbienpourautant.Uneétrangesensationdelégèretés’étaitemparéed’elle.–Onestarrivés?s’enquit-elle.Ellen’avaitpasentendulevaisseauatterrir.L’Aéroflotteurbourdonnaittoujours.LeGardienluiréponditdanslemicroincorporéàsoncasque:–Tuesarrivée.Laportes’ouvritdansunéclatdelumièreaveuglante.Unsouffled’airchaudenvahitlacabine.

Ariabattitfébrilementdespaupières.Ellen’apercevaitaucunhangar.RienquipuisseressembleràEuphorie.Ellenevoyaitqu’uneterrenuequisedéployaitjusqu’àl’horizon.Undésert.Riendeplus.

Unemain se referma sur son poignet. Prise de panique, elle hurla et s’agrippa de toutes sesforcesauxsanglesdusiège.

–Lâchez-moi!Desmainsrobustesseplaquèrentsursesépaulesetl’arrachèrentdessangles.Enunclind’œil,

on la traîna jusqu’à la porte.Aria regarda ses pieds. Ils étaient à quelques centimètres du bordmétallique.Bienplusbas,elleaperçutuneterrerougelézardée.

–Jevousenprie!Jen’airienfait!UnGardiensurgitderrièreelle.Arianefitquel’entrevoirquandilluiflanquauncoupdepied

danslebasdudos.L’instantd’après,ellebasculaitdanslevide.Elleserraleslèvresenheurtantlesol.Ladouleurserépercutadanssesgenouxetsescoudes.Sa

tempecognalesol.Elleréprimauncri,car lamoindrerespirationrisquaitd’entraînersamort.Ellelevalatêteetcontemplasesdoigtsécartéssurlaterrecouleurrouille.

ElletouchaitleMondeExtérieur.Elleétaitdansl’UsinedelaMort.Ariaseretournaaumomentoùlaporteduvaisseauserefermait,etaperçutunedernièrefoisles

Gardiens.UnautreDragonwingflottaitdanslesillagedupremier; lesdeuxvéhiculesbrillaientcomme des perles bleues. Un bourdonnement emplit l’air, tandis que les Aéroflotteurss’éloignaientàtoutevitessedansunnuagedepoussièrerougeâtre.

Ariasentit sespoumonsseconvulser.Ellemanquaitcruellementd’oxygène.Ellesecouvrit labouche et le nez de samanche,mais elle ne pouvait lutter plus longtemps contre le besoin derespirer. Elle inspira et expira en même temps. Elle bataillait pour recouvrer son souffle,suffoquant, les yeux larmoyants.Elle regarda lesAéroflotteurs se fondre à l’horizon.Quand ilseurent complètement disparu, elle s’assit et contempla le désert. De tous côtés, il paraissaitlugubreetaride.Toutétaitsicalmequ’elles’entendaitdéglutir.

LeconsulHessluiavaitmenti.Ilavaitmenti.Elles’étaitattenduàsubirunepunitionunefois l’enquêteterminée,maispasà

celle-là.AriacompritalorsqueleconsulYoungn’avaitpasassistéàsoninterrogatoireparlebiaisduSmartEyedeHess.Elles’étaitretrouvéeseuleavecHess.Danssonrapport,ilavaitsansdouteécritqu’elleétaitmortedansAG6avecPaisley,EchoetBane,quec’étaitellequiavaitorganisélasortieetlaisséentrerunSauvage.Ilavaitainsiréglétoussesproblèmesensedébarrassantd’elle.

Ariaseleva.Sesjambesflageolaientetelleluttaitcontredesaccèsdevertige.LachaleurdelaterretraversaitletissudesaCombiMedetluichauffaitlaplantedespieds.Commeparmiracle,sacombinaison souffla de l’air frais sur son dos et son ventre. Elle faillit en rire. LaCombiMedrégulaitencoresatempérature.

Elle leva lesyeux.D’épaisnuagesgrisobscurcissaient leciel.Dans les interstices,elleaperçutl’Éther.Levrai.Lesfluxondoyaientau-dessusdesnuages.C’étaitmagnifique.Onauraitditdelafoudrepriseaupiègedecourantsliquides.Àcertainsendroits,ilsétaientfinscommedesvoilesdetissu.Àd’autres,ilsserassemblaientpourformerdegrostorrentslumineux.L’Éthernesemblaitpas susceptible de provoquer la fin dumonde.Pourtant, cela avait failli arriver aumoment del’Unification.

Pendant six décennies, suite à son apparition, l’Éther n’avait cessé d’embraser la terre,provoquant d’incessants incendies, mais comme la mère d’Aria le lui avait expliqué, c’était lesmutations qu’il avait engendrées qui avaient porté un coup terrible à l’humanité.Denouvellesmaladies étaient apparues.Des épidémies avaient décimé des populations entières. Ses ancêtrescomptaientparmilesrarespersonnesquiavaienteulachancedeseréfugierdanslesCapsules.

Unrefugedontellenebénéficiaitplus.Ariasavaitqu’ellenepourraitsurvivrelongtempsdanscemondecontaminé.Ellen’avaitpasété

conçuepourça.Elleobservalecieletrepéral’endroitleplusclair,làoùlalumièretraversaitlesnuages,laissant

apparaîtreunlégerhalodoré.Cettelumièreprovenaitdusoleil.Ariaallaitpeut-êtreapercevoirlevraisoleil.Elleeutenviedepleurer.Quilesaurait?Àquipourrait-elleraconterqu’elleavaitvuunechoseaussiincroyable?

ElleavançadansladirectionpriseparlesDragonwingauretour,toutensachantqueçaneluiserviraitàrien.LeconsulHessnerisquaitpasdechangerd’avis.Maisoùpouvait-ellealler?Ellemarcha avec des pieds qui lui semblaient étrangers sur une terre tachetée comme une peau degirafe.

Aria n’avait pas fait dix pas qu’elle recommença à tousser. Bientôt, sa tête tourna trop pourqu’ellepuisseresterdebout.Maiscen’étaientpasseulementsespoumonsquirejetaientleMonde

Extérieur,sesyeuxlarmoyaient,sonnezcoulait,sagorgeétaitenfeuetsaboucheremplied’unesalivebrûlante.

CommetoutlemondeàRêverie,elleavaitentendudestasd’histoiressurl’UsinedelaMort.Ilexistaitunmilliondemanièresdemourir:dévoréepardesmeutesdeloups,aussiintelligentsquedeshommes;déchiquetéevivantepardesnuéesdecorneillesquiattaquaientleshumains;brûléeparunetempêted’Éther.Mais, lapiredes finsdans l’Usinede laMort, songea-t-elle,c’étaitdepourrirsurplace…touteseule.

8PEREGRINE

Perryregardasonfrèreaînéentrerdanslaclairière.Vales’arrêtaetlevalatêtepourhumerlevent.Iltenaitlesboisducerfdanssamain–ungigantesqueentrelacementdecornes,épaiscommeun arbuste. C’était impressionnant. Perry ne pouvait le nier. Vale scruta la foule du regard etrepérasoncadet,puisTalonàsescôtés.

Unedizainedechosestraversèrentl’espritdePerrylorsqu’ilvitsonfrères’avancerverslui.LegadgetdelaSédentaireetlapomme,tousdeuxemballésdansduplastiqueaufonddesagibecière.Lecouteauqu’ilportaitàlahanche.L’arcetlecarquoisdanssondos.Ilremarquaqueleshommessetaisaientenformantuncercleautourdelui.IlsentitTalonremuer,puisreculer.Etilflairaleshumeurs.Desdizainesd’odeursvibrantesquichargeaientl’atmosphèrecommel’Étherau-dessusd’eux.

–Salutfiston,ditValeencontemplantsongarçon.Perryvitladouleurdanslesyeuxdesonfrère.Ilvitaussilaboursouflureautourdesonnezetse

demandasilesautresallaientlaremarquer.Talonlevalamainenguisedesalut,maisrestaenretrait.Ilnevoulaitpasmontrersafaiblesseà

sonpère,luimontreràquelpointilsouffraitdechagrinetdemaladie.Jadis,c’étaitPerryquisecachaitdesonpèrederrièrelesjambesdeVale.Maiscelaneservaitàriendesecacherd’unOlfile.Lesodeursfinissaienttoujoursparvoustrahir.

Valebranditlesboisducerf.–C’estpourtoi,Talon.Choisisunecorne.Nousenferonslemanchedetonnouveaucouteau.

Çateplairait?–D’accord,réponditTalonenhaussantlesépaules.Perryavisalalameàlaceinturedesonneveu.C’étaitsonanciencouteau.Enfant,ilavaitsculpté

desplumessurlemanche,unmotifenharmonieavecsapersonnalitéet,maintenant,aveccelledesonneveu.Selonlui,Talonn’avaitaucuneraisondechangerdecouteau.

Vale finit par croiser le regard de son frère. Une lueur de suspicion s’alluma dans ses yeuxlorsqu’ilvitl’ecchymosesurlajouedePerry.Ilsavaitqu’iln’yétaitpourrien.Iln’avaitpasfrappéfort,cesoir-là.

–Qu’est-cequit’estarrivé,Peregrine?Perry restamuet. Ilnepouvaitdire la vérité à sonaîné, etmentirne l’aideraitpasnonplus.

Quoiqu’ildise, lesgenspenseraientqueValeétaità l’originedecebleu,commeBrooketoutàl’heure.Ets’ilblâmaitquelqu’und’autre,onprendraitçapourunemarquedefaiblesse.

–Mercidet’eninquiéter,Vale.C’estbonderentrerchezsoi.Perrydésignalesboisducerfd’unhochementdetête.–Oùl’as-tutué?–MossLedge.Perrys’étonnaden’avoirpasflairél’odeurducerf.Ils’étaitpourtantrendulà-basrécemment.Valesourit.–Unebellebête,n’est-cepaspetitfrère?Laplusbellequ’onaitprisedepuisdesannées.Perry fusilla son aîné du regard et retint les paroles amères qui lui brûlaient les lèvres.Vale

savaitqu’ildétestaitêtreappeléainsidevantlatribu.Iln’étaitplusunenfant.Etiln’étaitenrien«petit».

–Tupensestoujoursqu’onatropchassé?ajoutaVale.Perryenétaitconvaincu.Lesanimauxavaientfuileurvallée.Ilsavaientsentil’Éthers’amplifier

d’annéeenannée.Perryl’avaitsentiaussi.Maisquepouvait-ildire?Valeapportaitlapreuvequ’ilrestaitdugibier,prêtàêtreabattu.

–Ondevraitquandmêmepartir,dit-ilsansréfléchir.UnsourireilluminalevisagedeVale.–Partir,Perry?Tupensesvraimentça?–Lestempêtesneferontqu’amplifier.–Cecycles’achèvera,commelesautres.–Avecletemps,peut-être.Maisonrisquedenepassurvivreauxorages.Unmurmureparcourutlafoule.Valeetluipouvaientdébattreenprivé,maisnulnecontrariait

Valeenprésenced’autrui.– Alors expose-nous ton idée, Perry. Comment t’y prendrais-tu pour déplacer plus de deux

centspersonnesenpleinenature?Tupensesqu’onseraitplusensécuritésansabri?Àlutterpournotresurviedanslescontréesfrontalières?

Perrysentitsagorgesenouer.Ilsavaitcequ’ilsavait,mêmes’ilneparvenaitjamaisàl’exprimercorrectement.Detoutefaçonilnepouvaitplusreculermaintenant.

–Le villagene supporterapas le choc, si les tempêtes empirent.Onperdranos champs.Onperdratoutsionreste.Ilfauttrouveruneterreplussûre.

– Où veux-tu aller ? s’enquit Vale. Tu crois qu’une autre tribu nous accueillera sur sonterritoire?Noustous?

Perrysecoualatête.Iln’ensavaitrien.ValeetluiétaientdesMarqués.Decefait,ilsavaientdelavaleur.Maispaslesautres,lesnon-Marqués,ceuxquin’étaientniOlfiles,niAudiles,niVigiles.Or,ilsconstituaientlamajeurepartiedelatribu.

Valeplissalesyeux.–Etsilestempêtesfrappaientplusfortencorelesautresterritoires?Perry ne sut quoi répondre. Il ignorait si l’Éther sévissait avec autant de rage sur les autres

territoires.Ilsavaitseulementque,l’hiverprécédent,lestempêtesavaientbrûléprèsd’unquartduleur.Cethiver,ils’attendaitàpire.

–Sionquittecetteterre,onestmorts,repritVale,durcissantsoudainleton.Àl’avenir,tâchederéfléchiravantdeparler,petitfrère.Çapourraitt’êtreutile.

–Tuprendslamauvaisedécision,rétorquaPerry.Suis-jevraimentleseulàlepenser?Plusieurspersonnes étouffèrentunpetit cri.Le jeunehomme flairait presque leurspensées à

traversleurshumeursexacerbées.Bats-toi,Perry.Ceseraunbeauspectacle.

ValetenditlesboisducerfàBear.LesilenceétaittelquePerryentenditcrisserlegiletencuirdeBearquandilsedéplaça.Ilrétrécitsavision,commelorsqu’ilchassait,afindenevoirqueVale,legrand frèrequi l’avaitdéfendusi souventquand ilétaitpetit,maisqui refusaitde l’écouteràprésent. Il regarda ensuite Talon. Il ne pouvait agir ainsi. Qu’arriverait-il s’il tuait Vale là,maintenant?

L’enfantavançad’unbondverssonpère.–Onpeutallerchasser,papa?OnclePerryetmoi,onpeutallerchasser?Valebaissalesyeux;lanoirceurdesonregards’évanouit.–Tuveuxchasser,Talon?Maintenant?L’enfantredressasonpetitmenton.–Jemesensbienaujourd’hui,répliqua-t-il.Onpeutyaller?–Tutienstellementàm’éblouir,fiston?–Oui!LeriredeValesuscitadesgloussementsforcésdanslafoule.–S’ilteplaît,papa.Rienqu’unmoment?ValeragardaPerryenfronçantlessourcils,luifaisantcomprendrequ’ilvenaitd’êtresauvépar

l’interventiondeTalon.CeregardfaillitfairebondirPerry.Vales’agenouillaetécartalesbras.Talonsejetacontrelui.Sesbrasfluetsserefermèrentsurle

coudetaureaudesonpère,masquantlachaînedeSeigneurdesangàlavuedePerry.–Onvafestoyercesoir!ditVale.Ilreculapourprendrelevisagedesonfilsentresesmains.–Jetegarderailesmeilleursmorceaux.IlseredressaetfitsigneàWyland’approcher.–Assure-toiqu’ilsrestentàproximitéduvillage.–Onn’apasbesoindelui,intervintPerry.Lecroyait-ilincapabledeprotégerTalon?Quoiqu’ilensoit,ilnesouhaitaitpasqueWylan

lesaccompagne.SiunAudilelessuivait,Perrynepourraitoffrirlapommeàsonneveu.–Jeveilleraibiensurlui,affirma-t-il.LesyeuxvertsdeVales’arrêtèrentsurlajouetuméfiéedePerry.–Situtevoyais,petitfrère,tusauraispourquoij’endoute.De nouveaux rires fusèrent, spontanés cette fois. Perry se renfrogna. Les Littorans ne le

prenaientpasausérieux.Talonletiraparlebras.–Onyva,onclePerry.Avantqu’ilfassenuit.Perryavaitgrandbesoindesedéfouler,maisilnevoulaitpasdonnerl’impressiondes’incliner.

Talonluilâchalebrasetpartitenclopinant.–Alors,tuviens?PourTalon,Perryfinitpars’éloigneràsontour.

9ARIA

Quandsaquintedetouxsecalma,Arias’allongeasurlecôté.Elleavaitmalpartout.Sagorge,surtout,étaitenfléeetendolorie.Maiselleavaitsurvécu.Sapeaun’avaitpasfondu,etellenesesentaitpas à l’agonie.Peut-êtreque leshistoiresqu’on racontait sur l’Usinede laMort étaientfausses.Oupeut-êtrequelepirerestaitàvenir.

Lajeunefilleselevaetrepritsamarche.Elleavaitacceptél’idéequ’ellen’arriveraitnullepart.Ilfallait juste qu’elle fasse semblant de croire qu’elle finirait par trouver un refuge. Elle étaittellementsûrequecelan’arriveraitpasquelorsqu’elleaperçutdesformesauloin,ellecrutàunmirage.

Aria pressa le pas. Son cœur se mit à battre la chamade quand les formes devinrent plusdistinctes.Lesolétaitaccidenté, jonchédedébris.Desfragmentsd’objetss’incrustaientdans lessemelles de sa CombiMed et lui blessaient les pieds. Elle s’arrêta. Unemer de béton s’étalaitdevantelle.Desmorceauxdefersaillaientparendroits,tordusetrouillés.«Jedoisêtredansunegrande cité d’autrefois », songea-t-elle.Convaincue que ces ruines, perdues aumilieu de nullepart,neluioffriraientpaslemoindreabri,ellepartitdansuneautredirection.

Elle avait beau essayer de les ignorer, des pensées l’assaillaient. Le docteurWard l’avait vuevivante. Hess avait-il fait pression sur lui pour qu’il se taise ? Sa mère la pleurait-elle, en cemoment?QueluidisaitLuminadanslemessageintitulé«Petit-Merle»?

Elle s’assit pour se reposer.Elle se remémora la dernière journéequ’elle avait passée avec samèreàRêverie.Undimanchemusical.

À 11 heures, chaque dimanche depuis sa naissance,Aria retrouvait samère dans leDomaineOpéra de Paris, une réplique du somptueux palais Garnier. Lumina arrivait la première etattendait sa fille, les mains jointes sur les genoux, le dos bien calé dans son fauteuil favori dupremierrang.Elleportaittoujourslamêmetoilette:uneéléganterobenoireetunfincollierdeperlesautourdesoncougracile;etellerelevaitsescheveuxenunchignonparfait.

Pendantuneheure, surune scèneprévuepour accueillir quatre cents artistes,Ariaoffrait unrécitalàsamère.ElledevenaitJuliette,IseultouJeanned’Arc,chantantlesamoursdamnées,lesgrandesdéstinéesetlaluttefaceàlamort.DesavoixdramatiquedesopranoFalcon1,Arialaissaits’élever ces tragédies le long des colonnes dorées, des rideaux écarlates jusqu’aux fresquesangéliques.EllechantaitchaquesemainepourLumina,parcequesamèreluiconsacraitalorsuneheure–bienplusdetempsquecequ’elleluiconsacraitpendantlerestedelasemaine.

Pourtant, Aria détestait l’opéra. Et tout ce qui allait avec. La théâtralité outrancière. Laviolence et la luxure. À Rêverie, personne n’avait jamais succombé à un immense chagrin. Latrahisonnemenaitjamaisaumeurtre.Toutcelan’existaitplus.IlyavaitlesDomainesdésormais.Lesgenspouvaienttoutexpérimentersansprendrederisque.LaviedanslesDomainesétaitplusvraiequenature.

Leur dernier dimanche musical s’était déroulé différemment. Dès l’aube, la main froide deLuminasursonépaulenueavaitréveilléAriaensursaut.SonSmartScreenindiquaitcinqheuresdumatin.

–Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequinevapas?Luminaétaitassiseauborddulit.Elleportaitunecombinaisondevoyagegrise,avecdesbandes

réfléchissantessurlesbras,aulieudesonhabituelleblousedemédecin.Àsamanière,ellerestaitélégante.

–L’équipe chargéedu transport souhaite éviter lemauvais temps. Jedoispartirplus tôtqueprévu.

Aria avait senti sa gorge se serrer.Ellene voulait pasquitter samère.Pasdéjà.Elles avaientprévude se retrouver chaque jourdans lesDomaines,maisLumina serait loindésormais.Ellesn’habiteraientpluslamêmeCapsule.

–Tuveuxbienchanterpourmoimaintenant,machérie?luiavaitdemandésamère–Maintenant?–J’aiattenducemomenttoutelasemaine.Nemefaispaslanguirjusqu’àdimancheprochain.Ariaavaitenfouilatêtedanssonoreiller.L’opéradebonmatin?C’étaitpresqueunetorture.–Pourquoiest-cequetudoispartir?Pourquoinepeux-tupascontinuertesrecherchesdansles

Domaines?–JedoisalleràEuphoriepourunemission.–Pourquoiest-cequejenepeuxpast’accompagner?–Tusaisbienquejen’aipasledroitdeteledire.Aria avait enfonçé davantage son visage dans l’oreiller. Comment sa mère faisait-elle pour

gardersoncalme?Etpourluidissimulerdeschosesaussifacilement?–S’ilteplaît,avaitinsistéLumina.Jen’aipasbeaucoupdetemps.–OK,avaitfinipardireAria.Elles’étaitretournéeetavaitfixéleplafondd’unairrageur.Autantenfinirauplusvite.Elle avait trouvé le Domaine Opéra sur son SmartScreen. L’icône aurait dû représenter la

célèbre façade à colonnade, mais Aria l’avait remplacée par une photo d’elle, où elle faisaitsemblantde s’étrangler.Elle l’avait sélectionnéeet s’étaitdédoublée,ouvrant sansdifficulté sonespritsurunautreunivers.Elleétaitàdeuxendroitsenmêmetemps.Ici,danssapetitechambreexiguë,etlà-bas,danslegigantesqueopéra.

Aria avait choisid’apparaîtrederrière le rideauprincipal.Mais lorsqu’elle l’avait franchi, ellen’avaitpasvusamèreàsonhabituelsiègedupremierrang.Lasalleétaitvide.

Danslachambred’Aria,Luminas’étaitpenchéeverssafilleetavaitposélamainsursonbras.–Petit-Merle,tuveuxbienchantericipourmoi?Arias’étaitdéconnectéeduDomaineOpéraets’étaitredresséedanssonlit,abasourdie.–Ici?Dansmachambre?–JenepourraiplusentendretavéritablevoixquandjeseraiàEuphorie.Ariaavaitsentilapaniqueluinouerl’estomac.Elleavaitbalayéduregardlapièceminuscule,les

tiroirsencastrésdanslemuretlemiroirau-dessusdulavabo.Elleconnaissaitsavoix.Sapuissance

pouvait fairevibrer lesmursd’unespaceaussiconfiné.Ellerisquaitmêmedeporterau-delàdupetitsalonvoisinetd’atteindrelePanop.

Etsitoutlemondel’entendait?Sonpoulss’étaitaccéléré.Ellen’avaitjamaisfaitça.C’étaittropétrange.Celabouleversaittrop

seshabitudes.–TusaisquemavoixestlamêmedanslesDomaines,maman.Luminal’avaitdévisagéeavecinsistance,l’implorantpresquedesesyeuxgris.–Jeveuxentendrecedonquetuasreçu.–Cen’estpasundon!avaitprotestéAria.C’estdelamanipulationgénétique!Lumina,quiadoraitl’opéra,avaitmodifiél’ADNd’Ariaafind’améliorersesfacultésvocales,et

de créer une fille capable de chanter pour elle. SiAria possédait un don, c’était clairement uncadeauqueLuminas’étaitoffertàelle-même.Elleavaitconçusonproprepetitmerle,ainsiqu’ellelasurnommait.Arian’avaitjamaiscomprisl’intérêtdecettemanipulationgénétique.PersonnenechantaitendehorsdesDomaines.Aumoins,lebronzagedeSorenluidonnaitbonnemine…Etc’étaitleseulavantagequeluiavaitprocuréunemèregénéticienne.

–Fais-lepourmoi,s’ilteplaît,l’avaitsuppliéeLumina.Unefoisdeplus,lemotpourquoiavaitbrûléleslèvresd’Aria.Pourquoisamèresemblait-ellene

s’intéresserqu’àsontravail,ouàl’opéra?Pourquoidevait-elle lui faireplaisiralorsqueLuminal’abandonnait?Cependant,aulieudeformulercesquestionsàhautevoix,elleavaitlevélesyeuxaucieletrepoussésescouvertures.

Luminaluiavaittendusatenuegrise.Ariaavaitsecouélatête.Siçadevaitêtredifférent,alors,çaleseraitvraiment.Elleavaitmontrésessimplessous-vêtements.

–Jevaischanterdanscettetenue.Luminaavaitfaitunemouedésabusée.–Tuvaschantermonairfavori?–Non.J’aiquelquechosedemieux,avaitrépliquéAria,réprimantunsourire.Lumina avait croisé les bras. La méfiance se lisait sur son visage. Aria avait pris plusieurs

inspirationsavantd’entonner:

ToncœurestunbonbonaciduléBonbonacidulé,bonbonaciduléToncœurestunbonbonaciduléEtmoij’aimeraisledévorer!

Elleavaitchantélesdernièresparolesenriant.C’étaitl’undesesmorceauxpréférésdesTilted

GreenBottles.Maiselles’étaitsentiemalenvoyant la têtedesamère.Luminan’avaitpas l’airspécialement contrariée, mais Aria savait qu’elle cachait sa déception et, bizarrement, c’étaitencorepire.

Luminas’étaitlevéeetl’avaitenlacéebrièvement.Samainfroides’étaitattardéesursajoue.–Sacréechanson,Petit-Merle,avait-elleditavantdes’enaller.Aprèscefameuxdimanche,quelquechoseavaitchangéentreelles.Ariaavaitlaissétomberses

coursdechantquotidiens,aurisquedecontrariersamère.Elleavaitaussirenoncéauxdimanchesmusicaux. Elle ne voulait plus offrir de concert à sa mère. Comme promis, Lumina prenaittoujours de ses nouvelles chaque soir depuis Euphorie,mais une certaine tension flottait entre

elles.Arias’étaitmontréestupide.Elles’enrendaitcompteàprésent.Elleavaitgâchéleurrelationavec son comportement renfrogné etborné.Alorsque tout cequ’elle souhaitait, c’était de voirLuminarentreràRêverie.

LaCombiMedcrissalorsqu’ellecroisalesbras.Lalumièredéclinaitdansledésert,maisl’Étherluiparaissaitpluséclatant.Ilcoulaitdanslecielcommedescentainesdecoursd’eaubleuvif.Ariasentitsarespirations’accélérer.Unbesoinirrépressibledechantergrandissaitenelle.

ElleentonnalegrandairdeTosca–celuiqu’elleavaitrefusédechanterlematindudépartdeLumina–,maislesparolesquis’échappaientdeseslèvresétaientcommeétranglées,brisées.Cessons ne méritaient pas d’être entendus. Elle s’interrompit rapidement, replia les jambes et lesentouradesesbras.Elleauraittoutdonnépourêtreàl’opéraavecLumina.

–Jesuisdésolée,maman,murmura-t-elle.Jenesavaispasqueceseraitladernièrefois…

1-DunomdelacantatriceCornélieFalcon(1814-1897)quiresteassociéàuntypedesopranodramatiqueaugravepuissantdemezzo-sopranoetàl’aigulimité.

10PEREGRINE

Perrypritladirectiondel’océanetlaissaWylanpartirentête.IlmarchaitlentementafindenepasépuiserTalon.Alorsqu’ilsatteignaientlesommetdeladernièredune,labaiesedéployasousleurs yeux.L’eauétait claire etbleue, comme lorsqu’il s’étaitbaigné, la veille au soir.Lesgensprétendaientqu’elleétaitpureenpermanenceavantl’Unification,qu’ellen’étaitjamaisrecouverted’écumeetn’empestaitpaslepoissoncrevé.Beaucoupdechosesétaientdifférentesàl’époque.

Une fois sur la plage, Wylan enfila sa casquette d’Audile dont il abaissa les cache-oreillesmatelassés.Leventetleressacdevaientl’incommoder,ainsiquePerryl’avaitespéré.

Cedernierplantasoncarquoisdanslesableetpritsonarc.Quelquesoiseauxtournoyaientdanslecield’Éthernuageux.Ilsétaientmalingres,maisconstitueraientdesproiesfacilespourTalon.

L’enfantsedébrouillaitbien,maisilsefatiguaitvite.L’arcdePerryétaittroplourdetlejeunehommeregrettaitdenepasavoirprisceluidesonneveu.Iltiraplusieursfoisaussi,etnemanquapasuneseulecible.Ilnevisaitjamaisaussibienquelorsquesonsangbouillonnait.Auboutd’unmoment,Wylanselassadelesregarderets’éloigna.

–Tuveuxvoircequejet’aiapporté?chuchotaalorsPerryàl’enfant.Talonfronçalessourcils.–Quoi?Ahoui!Ilavaitoubliéquesononcleluiréservaitunesurprise.–Tunedoispasenparler,d’accord?Perryfouillasagibecièreenquêtedupetitpaquetenplastique.Ilsortitlapommeenprenant

soindelaisserlacoqueoculairedanslesac.Taloncontemplalefruitquelquesinstants.–Tuascroisédesmarchands?Perrysecoualatête.–Jet’expliqueraiplustard.Wylan avait beau porter sa casquette, c’était l’un des Audiles les plus chevronnés que Perry

connaissait.–Vas-y,prends-là.Talon mangea la moitié de la pomme, un grand sourire aux lèvres ; des petits bouts se

coinçaient entre ses dents. Il donna le reste à son oncle, qui l’acheva en deux bouchées, tige ettrognoncompris.Voyantquel’enfantcommençaità frissonner,Perryretirasachemisepourencouvrir les épaules deTalon. Puis il s’assit et s’appuya sur ses coudes, savourant l’arrière-goût

sucrédufruit.Àl’horizon,deséclairsbleutészébraientlesnuages.Endehorsdesmoisd’hiver,lesLittoransne souffraientpasdesoragesdans les terres,mais lesperfides tempêtes représentaienttoujoursundangerenmer.

Talon posa la tête sur le bras de son oncle et semit à dessiner dans le sable avec un bâton.C’étaitunchasseurné,commelui,mais ilavaitaussihéritédudonartistiquedesamère.Perryferma les yeux et se demanda si c’était la dernière fois qu’il se sentirait aussi bien. Il avaitl’impressionde se trouver exactement aubonendroit.Comme si, unbref instant, tout était enharmonie.Puisunpicotementluichatouillalesnarinesetlefragileéquilibresebrisa.

Danslestrouéesentrelesnuages,Perryvitl’Éthersesouleverets’agiteravecférocité,tellesdeslamesécumeusesparfortehoule.Lagrèveprituneteintebleutée.Perryinspiral’airfraisàpleinspoumons,etsavoura legoûtduselsursa langue.Il lesavait :c’était fini. Ilnerentreraitpasauvillage.Sinon,ilnepourraitseretenirdeprovoquerVale.

Ilsepenchaverssonneveu.–Talon…–Tuvast’enaller,c’estça?devinal’enfant.–Illefaut.–Non!Tun’espasobligéderestericipourtoujours.Seulementjusqu’àcequejem’enaille.Perryselevad’unbond.–Talon!Nedispasdeschosespareilles!Lepetitseredressatantbienquemal.Deslarmescoulèrentsursesjoues.–Tunepeuxpast’enaller!hurla-t-il.Tun’aspasledroit!Talon avait des cheveux devant les yeux. Sa mâchoire tremblait de rage. Une surprenante

couleurrougeentouralechampvisueldePerry.Ildécouvraitunenouvellefacetteducaractèredesonneveu:lafureur.Ildutlutterpourempêchercettevaguerouges’emparerdelui.

–Sijereste,soitc’esttonpèrequimourra,soitc’estmoi.Tulesais.–Monpèrem’apromisqu’ilnesebattraitpascontretoi!Perrysefigea.–Ilt’apromisça?Talonessuyaseslarmesethochalatête.–Maintenant,àtoidepromettre.Situpromets,toutirabien.Perrypassaunemaindanssescheveuxetsetournafaceàlabrise,afindepouvoirréfléchirsans

êtretroubléparlacolèredeTalon.Valeavait-ilréellementfaitcettepromesseàsonfils?Celaexpliquerait qu’il ait évité l’affrontement tout à l’heure enprésencedeTalon.MaisPerry étaitincapabledefairecettepromesse.Iléprouvaitunbesointropviscéraldes’approprierletitredeSeigneurdesang.

–Talon,jenepeuxpas.Jedoism’enaller.–Alorsjetedéteste!criasonneveu.Perrysoupira.Ilauraitaiméquecesoitvrai.Ilauraiteumoinsdemalàpartir.–Peregrine!LavoixdeWylancouvritsoudainlebruitdesvagues.L’hommelesrejoignitencourantsurlesablemouillé,sacasquettedansunemain,soncouteau

dansl’autre.–DesSédentaires,Perry!DesSédentaires!Perry récupéra son arc et son carquois, puis attrapa la main de Talon. La peur deWylan

envahitsesnarinescommeunfroidglacial.

–DesAéroflotteurs,précisaWylan,haletant.Ilsviennentdroitsurnous.Perrygrimpa sur laduneet scruta le lointain.Unepâle silhouette sedessina au-dessusde la

corniche laplus éloignée, soulevantunnuagede sabledans son sillage.Quelques secondesplustard,unautreAéroflotteurapparut.

–Qu’est-cequisepasse,onclePerry?PerrypoussaTalonversWylan.–Coupeparl’anciensentierdespêcheurs,Wylan.RamèneTalonchezlui.Surtout,nelequitte

pasd’unesemelle.Allez,filez!–Non!Jeresteavectoi!protestaTalon,toutenessayantd’échapperàWylan.Cedernierl’attrapa,maislepetitrésistait,lespiedsplantésdanslesable.–Wylan,porte-le!vociféraPerry.Wylanobtempéra,maisavecl’enfantsurlesépaules,ils’enfonçaitdanslesableetavançaittrop

lentement.PerrycourutverslesAéroflotteurs.Ils’arrêtaàquelquescentainesdemètres.Ilnelesavaitjamaisvusd’aussiprès.Leursurfacebleuescintillaitcommedescoquillesd’ormeaux.

Talonpoussaitdescrisstridents.Perryrésistaàl’enviedefairevolte-faceetdelerejoindreencourant.LesAéroflotteursapprochaientàviveallure ; l’électricitédans l’airpicotait lesbrasdePerry,s’insinuaitdanssesnarines.LesAéroflotteursagitaientl’Étheretattiraientsonvenin.Perrysongeaàentirerprofit,espérantquesaruseneletueraitpaslepremier.

Il sortit de sa sacoche un bout de fil de cuivre qu’il utilisait pour ses pièges, et l’enroularapidement sur la hampe d’une flèche. Il reçut une décharge dans le bras quand ses doigtseffleurèrentlapointe.Ilencochalaflèchesursonarc.Ildisposaitd’unseulfildecuivre.Unseultir.Perrypritposition,estimalatrajectoire,visanthautafinquesaflèchejaillisseassezloinpouratteindrel’Aéroflotteur,puistira.

Letempsralentit,toutluisembladevenirclairetdistinct.Quandlaflècheparvintaupointleplus élevé de sa trajectoire, un tourbillon d’Éther descendit en vrille à sa rencontre. Perrytressaillit et protégea ses yeux, lorsque la flèche amorça sa descente, entraînant l’Éther dans sacourse. Elle étaitmaintenant chargée de toute la violence du ciel. Elle fila dans un hurlementd’enfer et frappa le premier Aéroflotteur. Elle transperça le métal. Puis les veines de l’Étherétranglèrent le véhicule, commepour aspirer sa substance.Perry tressaillitunenouvelle fois envoyantl’Étherreformerunseulrayonéclatantetrejoindreenquelquessecondeslescourantsquis’agitaientdansleciel.

L’Aéroflotteurmutilé ricocha sur lesdunes, telungroscaillou faisant trembler le sol,puis ils’écrasadansuneexplosiondesable.Uneboufféed’airchaudenvahitl’atmosphère,charriantdeseffleuvesdemétal,deverreetdeplastiquefondus.Uneodeurnauséabondedechaircalcinéeflottapar-dessuslesautres.

L’autreAéroflotteurralentitetseposasurlagrève.Saportes’ouvritencoulissant,formantunebrèchedanssacoquilleparfaitementlisse.LesSédentairesbondirentsurlaplage.Perrydénombrasixhommes,casqués,vêtusd’unecombinaisonbleue.Sixcontrelui.

Deuxsemirentaussitôtàgenoux.IlstenaientdesarmesquePerrynereconnutpas.Ilabattitlepremiersur-le-champ,puisencochaunenouvelleflèche.IltualedeuxièmeSédentaireaumomentoù l’homme lui tiraitdessus…Il reçutuncoupqui ressemblaitàuneclaquesur lescôtes, justesouslebrasgauche.Ilréussitàficherunenouvelleflèchedanslecorpsd’unSédentaire,mais,alorsquelestroisdernierss’approchaientdelui,iltrébucha:sesjambespuissesbrass’engourdissaient.Ilbasculaenavant,incapabled’amortirsachute;sonvisageheurtalesabledansunbruitsourd.Iltentadeseredresser,maisilnepouvaitplusbouger.

–Jeletiens.UnhommeattrapaPerrypar lescheveuxet lui releva la tête.Lesable luiobstruait lenezet

irritaitsesyeux.Ilessaya,envain,debattredespaupières.LeSédentaireapprochasatêtecasquée.–Tevoilàmoinsdangereux,pasvrai?Lavoixdel’hommeparaissaitlointaineetmétallique.–Tunepensaisquandmêmepast’entirercommeça,hein,leSauvage?IllaissalatêtedePerryretomberetluiassénauncoupdepieddanslescôtes.Curieusement,il

n’éprouvaaucunedouleur,uniquementlaforceducoupquilepoussasurlecôté.Ilsentitquelquechoselepincerentrelesomoplates.

–Qu’est-cequec’est?demandaunSédentaire.–Uneespècedefaucon,réponditunautre.–Ouundindon,gloussauntroisième.Ilséclatèrentderire.–Allez,qu’onenfinisse.LesSédentairesfirentroulerPerrysurledos.L’und’euxpressalalamed’uneépéetransparentesursagorge.Ilportaitdesgantsnoirs,coupés

dansuntissuplusfinquelerestedesatenue.–Jemechargedecelui-là.Occupez-vousdesautres.–Non!gémitPerry.Ilavaitdesfourmisdans lesdoigtsàprésent,commelorsqu’ilsseréchauffaientaprèsunfroid

intense,etladouleurseréveillaitdanssapoitrine.–OùestleSmartEye,leDindon?–Lacoqueoculaire?Jevaisvousladonner!Vousn’avezpasbesoind’eux.Sesparolesétaientconfuses,mais leSédentaireavaitdûcomprendre.Ilretirasonépée.Perry

essayades’appuyersursesbras;sesmusclesétaientencoreengourdis.–Qu’est-cequet’attends,leSauvage?–Jenepeuxpasbouger!LeSédentaireluiritaunez.–C’esttonproblème.Bouillonnant de haine, Perry tenta de reprendre le contrôle de ses membres. Il finit par se

releveretsetournaverslaplageenvacillant.DeuxSédentairespoursuivaientTalonetWylan.LepremiercapturaTalon;l’autremenaçaWylanavecunecourtematraque,lefrappaàlatêteetlemitàterre.

–OnclePerry!hurlaTalon.Perrys’immobilisa.– Avance, le Sauvage ! lui ordonna aussitôt le Sédentaire aux gants noirs. Va chercher le

SmartEye.Perrysedirigeavers l’endroitoùilavait laissésasacoche.Il tombaàgenouxpardeuxfois.Il

avaitrecouvréquelquessensations,maisunedouleuratroceluiétreignaitlapoitrineetsemblaitprêteà l’engloutir toutentier. Il se tournavers leSédentaireà l’épée transparenteetbrandit lacoqueoculaire.

–Lâchez-le!Jel’ai!RetenuparleSédentairequil’avaitattrapé,Talonnecessaitdesedébattre.–Arrête!luicriaPerry.

Sourdàceconseil,Talonlibéraundesesbrasetflanquauncoupdepoingdansl’entrejambeduSédentaire.L’hommesepliaendeux,maissoncollègueseprécipitaversl’enfantetluidonnauncoup de pied dans le ventre.Talon s’effondra sur le sable. Il se releva lentement, son couteau,l’ancienne lame de Perry, à la main. Le Sédentaire le gifla, projetant l’enfant et le couteau àplusieursmètres.Leregardtrouble,Perryobservalecorpsinertedesonneveu.Uneffluvecharrial’humeurdeTalonjusqu’àluietlefittitubercommesousl’effetd’uncoupdepoing.Commentpouvait-illuttercontrelesTaupesalorsqu’iltremblaitdeterreur?Alorsqu’ilnetenaitplussursesjambes?

–Çasuffit!Prenez-la!cria-t-ilenlançantlacoqueoculaireauSédentaire.L’hommel’attrapaauvoldanssamaingantéeetlaglissadansunepochesursapoitrine.–Troptard,dit-il.Il s’approcha de Perry, l’épée levée. Sur la plage, un autre Sédentaire chargeaTalon sur ses

épaules et l’emporta vers l’Aéroflotteur enhaut de la dune.Perry n’en croyait pas ses yeux. IlsemmenaientTalon.

–Non!hurla-t-il.Jevousairendulacoque!Le Sédentaire aux gants noirs continuait d’avancer vers lui. Perry n’avait pas d’arme, et

l’humeurdeTalonl’emplissaitd’unmélangedepaniqueetderage.Ilcourutverslamer,pénétradansl’eau.LeSédentairelesuivit,maissonencombrantetenuelegênaitpouravancer;lesvaguessebrisaientàhauteurdesesgenoux.Soncasquefutéclaboussé.«LesTaupesneconnaissentpasl’eau », réalisa Perry. Il était prêt. Quand la vague suivante arriva, il s’élança pour plaquer leSédentaire.Ilstombèrentensemble.L’eausaléeemplitlenezdePerry,lerevigorantbrusquement.Ilétaitdenouveaului-même.

Perry arracha l’épée que tenait son adversaire. La vague reflua vers le large, les laissants’empoigner sauvagement. Le Sédentaire tenta de repousser Perry d’unemainmais ce dernierplanta les dents dans le gant. Ses canines perforèrent le tissu et s’enfoncèrent dans la chair del’homme.Unesaveurdeseletdesangenvahitsabouche.Ilmorditjusqu’àcequel’osl’arrête.

LeSédentairepoussaunhurlementétoufféparsoncasque,avantdesetraînerhorsdel’eauenserrantsamainblesséecontrelui.Perryseredressaetflanquauncoupdebottedanslecasquedeson adversaire, qui se fissura en libérant une bouffée d’air nocif et aigre, dont Perry reconnutl’odeur.D’uncoupdepied,ilenvoyapromenerl’hommesurlesablehumide.

Il récupéra la coqueoculairedans lapocheduSédentaire.Puis ilgravit lourdement ladune,ramassantsonarcetsoncarquoisaupassage.

–Talon!L’enfantavaitdisparu.L’Aéroflotteurflottaitsurplace,laportefermée.Ils’élevabientôtdans

unnuagedesableetfilaauloin.

Perryrentraauvillageencourant,l’espritembrumé,lebrasplaquécontresescôtesendolories.Ils’arrêtaausommetd’unecrête.Delàoùilétait,levillageressemblaitàuncercledepierresdansla vallée en contrebas.Le ciel grouillant de flux d’Éther et de nuages noirs ne diffusait qu’unelueurcrépusculaire.Perryrenversalatête,cherchantàflairerdesodeursdanslesventsorageux.IlnesentitaucunetracedeSédentaires.

Puisuneodeurâcredebileluiparvint,etWylanarrivaentrottinant,unemainsurlabossequelesSédentairesluiavaientfaiteàlaracinedescheveux.Ilavaitvomienchemin.L’aciditéluicollaitencoreàlapeau.

–Jen’aimeraispasêtreàtaplace,déclara-t-il,unelueursauvagedansleregard.J’aientendulesTaupes.C’esttoiqu’ellescherchaient.Valevatemassacrer.

Perrysecoualatête.–IlaurabesoindemoipourrécupérerTalon.Wylansepenchaetcracha.Puisils’esclaffa.–Peregrine,tuesladernièrepersonnedontValeabesoin.Perryretrouvatouslesvillageoisdanslaclairière;desvoixenjouéessemêlaientàunemusique

entraînante. Des torches enflammées baignaient la fête d’une lueur dorée qui contrastait avecl’obscuritéentourantlevillage.Quelquescouplesdansaient.Lesenfantssefaufilaientdanslafouleet se cachaient derrière les jupes des femmes en riant.C’était une scène étrange, comme si lesvillageoisnevoyaientpasl’Éthersedéchaînerau-dessusd’eux.Commes’ilsnesesouciaientpasducielquipouvaitfairepleuvoirlefeud’uninstantàl’autre.

Assissurunecaisseprèsdescuisines,ValebavardaitavecBear.Ilavaitunebouteilleàlamainetsemblaitdétendu.Ilprofitaitdesfestivités.

–Perry!hurlaBrooke,ensaisissantlebrasdesavoisine.Son cri affolé se répercuta dans la foule et la musique s’arrêta. Perry entendit alors les

braiementsetlesbêlementseffrayésdesanimauxdansl’étable.Valeplantasonregarddansceluidesonfrère,etsonsourires’évanouit.Ilbonditdesacaisseet

s’avança,cherchantsonfilsdesyeux.–OùestTalon?OùestTalon,Perry?Cederniervacilla.Ilvitlesyeuxvertsdesonfrèresemoucheterdepaillettesdebronze.–LesSédentairesl’ontenlevé.Jen’airienpufaire.Valeposasabouteillesanslequitterduregard.–Qu’est-cequeturacontes,Peregrine?–LesSédentairesontenlevéTalon.Iln’enrevenaitpasd’avoirprononcécesparoles.D’apprendreàValequesonfilsavaitdisparu…LessourcilssombresdeValeserejoignirent.–C’estimpossible.Onneleurarienfait.Perryregardalesvisagesahurisquil’entouraient.Iln’auraitpasdûannoncerlanouvelleàson

frèreici.Quandlevoiled’incrédulitésedissiperait,cettenouvelleledétruirait.MaisVale,ensaqualitédeSeigneurdesang,sedevaitdefairebonnefigureenprésencedelatribu.

–Rentronsàlamaison,suggéraPerry.Valehésita.Ilallaitlesuivre,quandWylanintervint:–Explique-luiici,Peregrine.Toutlemondedoitsavoir.Vales’approchaencoredesonfrère.–Parle,luiordonna-t-il.Perryrepritsonsouffle,lagorgenouée.–Je…jemesuisintroduitdanslaforteressedesSédentaires.Çaluiparaissaitridiculeàprésent.Commeunefarced’adolescent.–Ilyaquelquessoirsdecela,ajouta-t-il.Aprèsmondépart.Valesavait,sansquePerryaitbesoindelepréciser,qu’ilétaitpartiaprèsleurdispute.Etqu’il

avaitagisansréfléchircommeunenfantcontrarié,etcommeàsonhabitude.Danslesilencequisuivit, la respiration de Perry s’accéléra. Il flairait des dizaines d’humeurs. La colère.L’étonnement.L’excitation.L’ensembleétaitsipuissant,siflamboyantqu’ileneutlanausée.

LevisagedeValesecrispa.

–Ilssontvenusprendremonfilsàcausedecequetuasfait?Perrysecoualatête.–C’estàmoiqu’ilsenvoulaient.Talonaeulamalchancedesetrouversurleurchemin.Ilnepouvaitplussoutenirleregarddesonaîné.Ilcontemplalesempreintesdepassurlesol.

L’instantd’après,uncoupprojetasatêtesurlecôté,puissonépaulepercutalaterre.PerrylevalesyeuxsurVale, il sentit le sangbattrecontre ses tempes. Ilétaitauxpiedsde son frère. Ildevaitresterlà.Ilméritaitcetteplace.Maisc’étaitplusfortquelui.Ilseredressad’unbond.Valesortitsoncouteau.Perrylesien.Lesgenspoussèrentdescrisets’écartèrent.

Perryn’arrivaitpasàcroirecequisepassait.C’étaitTalonquiauraitdûêtrelà.Lui,auraitdûêtrepartidepuislongtemps.

–Jevaisleramener,dit-il.JevaisallerchercherTalon.Jelejure.LeregarddeValeétincelaitderage.–Tunepeuxpasleramener!Tunecomprendsdoncpas?Situtelancesàsarecherche,les

Sédentairesenaurontaprèsnous,ilspourraienttousnousdétruire!Perryseraidit.Iln’avaitpassongéàcela,maisValeavaitraison.LesSédentairespossédaientdes

dizainesd’Aéroflotteurscommelesdeuxqu’ilavaitvus.Descentainesd’hommesprêtsàsebattre.Ils’envoulutden’yavoirpaspenséplustôt.Etencoreplusden’enavoirrienàfaire.

–C’estTalon,reprit-il.Nousdevonslerécupérer.–C’estimpossible,Peregrine!Etc’estdetafaute!Pèreavaitraison.Tuesmaudit.Tudétruis

tout!Perrysentitsesjambessedérobersouslui.Est-cequeValelepensaitvraiment?SiPerryavait

survécuauxinvectivesetauxcorrectionsdesonpère,c’étaitgrâceàVale.LuietLivl’avaientsauvéenaffirmantqu’iln’étaitpasresponsabledecequis’étaitpassé,decequePerrytenaitpourlaplusgrosseerreurdesavie.Jusqu’àmaintenant.

–Jenesavaispas…Cen’étaitpascenséarriver.Riendecequ’ildiraitnepourraitarrangerlasituation.IldevaitretrouverTalon,unpointc’est

tout.Valeplaquaunemainsursabouche,commes’ilallaitvomir.–Jesuisdésolé,Vale…repritPerry.Jesuis…Valesejetabrusquementsurlui.Perrys’écarta.Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,ilsavait

exactementcequ’ildevaitfaire.Ils’élançadanslafoule.Lesgenspoussèrentdescrisdesurprise.Malgrétoussesdéfauts,onn’avaitjamaiseuàaccuser

Perrydelâcheté.Refoulant lahontequimontaitenlui, ils’enfuit,renversantdesgensdanssonsillage.

Valenesebattraitpeut-êtrepaspourTalon,maisPerrysi.Désormais, il représentait le seulespoirdesonneveu.

11ARIA

Ariamarchaendirectiondeslointainescollinesjusqu’àcequelanuitl’obligeàs’arrêter.Elleregardaautourd’elle,perplexe.Quefairemaintenant?

Elle s’assit.Puiselle s’appuya suruncoudeet finitpar s’allonger sur ledos.Elleauraitaiméavoirunoreilleretunecouverture.Sonlit.Sachambre.SonSmartEye,afindepouvoirs’évaderdans lesDomaines. Elle se redressa, replia les genoux et les entoura de ses bras. Aumoins, laCombiMedluitenaitchaud.

L’Éther semblait plus éclatant que plus tôt dans la journée. Il s’élevait en volutes bleuesluminescentes à l’horizon. Aria observa le ciel jusqu’à ce qu’elle en soit certaine : les vaguesroulaient dans sa direction.Elle ferma les yeux et écouta le claquement du vent qui soufflait àintervallesréguliers.Delointainséchosdemusiqueluiparvinrent.Elletenditl’oreilleettentadesecalmerpourralentirsoncœurquibattaitàtoutrompre.

Un crissement la fit sursauter. Sur le qui-vive, elle scruta l’obscurité. L’Éther se déchaînait,projetantdesondesdelumièrebleutéesurlesable.Ariaétaitsûrequ’ellen’avaitpasimaginécebruit.

–Quiestlà?lança-t-elleenplissantlesyeux.Aucuneréponse–Jevousaientendu!hurla-t-elle.Unéclairbleujaillitauloin.L’Éthertombaducielenvrille.Ilfrappalaterre,provoquantune

secousse qu’Aria sentit sous elle. Une explosion de lumières envahit l’immensité déserte. Saufqu’ellen’étaitplusdéserte.Unesilhouettehumainecouraitverselle.

Ariavoulutseredresser,maiselleglissaenarrièresurlesmains.Laspiralelumineuseregagnaleciel.L’obscuritérevintet,simultanément,unpoidsimmenseplaqualajeunefilleausol.Sanuqueheurtalesable,puisellesentitunemainluiagripperlamâchoire.

–J’auraisdûtelaissermourir.J’aitoutperduàcausedetoi.Unnouveléclaird’Éthersedécrochaduciel,révélantàAriaunvisageeffroyableetvaguement

familier.Elle avait déjà vu ces cheveux fous, emmêlés, cesmèches blondes et ces yeux brillantsd’animal.

–Relève-toietavance.Etn’essaiepasdecourir.Compris?luilançalegarçon.Ellesaisissaitàpeinecequ’ildisait.Lesmotssortaientdesabouchedemanièresaccadée.Illa

relevavivementetlapoussasansattendrederéponse.Ellereculaentitubantetleperditdevue

dansl’obscurité.Unautreéclairjaillitduciel.Danslalumièresoudaine,ellevitqueleSauvagenesetrouvaitqu’àquelquespas.

–Avance!Avance!hurla-t-il.Ilsedétournaetlâchaunjuron.Uneboufféedechaleurbalayalevisaged’Aria.L’Étrangerlapoussaencore,puisl’entourade

sesbraspourl’obligeràavancer.Terrorisée,elletentadesedégager,maisillaforçaàs’accroupir.–Nebougeplus,luicria-t-ilàl’oreille.Fermelesyeuxetmets…Lenouveléclairfusaencoreplusprochequeleprécédent.SonéclataveuglaAriaetilfrappale

soldansunesortedecrihorrible,àlalimitedusupportable.Ariasebouchalesoreillesetpoussaunhurlement.Lapeaudesonvisagelacuisait.Sesmusclessecontractèrentsousl’emprised’uneforcequiladominait.

Lorsquelebruitcessa,Ariaouvritlesyeuxetbattitdespaupières,tentantdeseressaisir.Toutautour d’elle, des éclairs lacéraient le ciel et frappaient le sol, où ils laissaient des tracesscintillantes. Toute sa vie, elle avait craint les orages d’Éther, alors qu’elle était à l’abri dansRêverie.Cesoir,ellesetrouvaitenpleincœurd’unedecestempêtes.

L’Étranger la lâcha. Il se tournad’un côté,puisde l’autre, avecdesmouvementsprudents etprécis.Arias’éloignadelui,l’espritembrumé,commeauralenti.Ellenesavaitplussic’étaitsesjambesquitremblaientoubienlaterre.Elleavait l’impressionquesestympansavaientexplosé.L’Éther sifflait en sourdine à présent. La jeune fille effleura du doigt les gouttes tièdes quis’écoulaientdesonnez.Songantsecouvritd’unliquidesombre.Elleétaitdéçue.Lesangn’était-ilpasd’unrougeéclatant?Puiselleréalisaqu’aulieudedresserl’inventairedesesblessures,elleferaitmieuxdefuir.

ElleavaitàpeinefaitquelquespasqueleSauvagelaretientparletissudesacombinaison.Ariase raidit en sentant qu’il la tirait par-derrière. SaCombiMed se détendit, puis un souffle froidcourutlelongdesondos.Ellecompritcequ’ilavaitfaitseulementquandsacombinaisonentièredégringolaparterre.Ariafitunbondetcouvritsoncorpsdesesbras.Elleneportaitplusquesessous-vêtements.Ilnepouvaitpasavoirfaitça!

L’Étrangerroulaenboulelevêtementdéchiréetlelançadanslenoir.–Tuattiraisl’Éther,avecça.Maintenant,avance,laTaupe!Dépêche-toi,sinononvagriller

surplace!C’estàpeinesiellel’entendait.Sesoreillescaptaientmallessonsetlatempêtehurlait.Maiselle

compritqu’ilavaitraison.Leséclairsd’Éthersemblaientseressererautourd’eux.Illasaisitparlepoignet.–Baisse-toi.S’ilfrappetoutprès,metslesmainssurlesgenouxpourqueladéchargeailledans

lesol.Tum’entends,laSédentaire?Focaliséesurlaforcequ’ilexerçaitsursonpoignet,Ariaétaitincapablederéfléchir.Unevague

dechaleurl’enveloppasoudain.Arias’accroupitcommeilleluiavaitconseillé.Ellevitl’Étrangerl’imiter,puisfermalesyeuxpourseprotégerdelalumièreaveuglante.Lorsquelaclartés’atténuaderrièresespaupières,ellerouvritlesyeuxsurunmonded’éclairssilencieux.

L’Étranger secoua la tête, comprenant qu’elle n’entendait plus rien. Lorsqu’il pointa l’indexdanslenoir,elleobéitsansrésister.S’ill’éloignaitdecetendroit,sapeaunebrûleraitpas,etellen’auraitpluslesoreillesbouchées.

Ellen’auraitsudirependantcombiendetempsilscoururent.Leséclairsnes’approchaientplusautant.Bientôt la pluie semit à tomber ; des gouttes froides lui piquaient la peau commedes

aiguilles,c’étaittrèsdifférentdesaversesvirtuellesdesDomaines.Audébut,lapluieluirafraîchitlapeau,maisbientôt,lefroidengourditsesmusclesetlafitgrelotter.

Commelamenacedel’Éthers’éloignait,AriaseconcentraànouveausurleSauvage.Commentluiéchapper?Ilmesuraitdeuxfoissatailleetsedéplaçaitavecagilitédanslapénombre.Quantàelle,elleétaitexténuéeetmanquaittrébucheràchaquepas.Maiselledevaitquandmêmetenterquelquechose.LeSauvagen’avaitaucuneraisondelaforceràlesuivre.Ellen’avaitqu’àattendrelemomentpropicepours’enfuir.

Le désert de sable céda brusquement la place à des collines peu élevées, parsemées d’herbedesséchée.L’obscuritéétaitplusdensedepuisqu’ils s’étaientéloignésdeséclairs.Arianevoyaitplusoùellemettaitlespieds.Ellemarchasurquelquechosequiluitransperçalaplantedupied.Elleétouffauncridedouleur.

L’Étrangerseretourna.Sesyeuxétincelaientdanslenoir.–Qu’est-cequisepasse,laSédentaire?Ellel’entenditvaguement,maisneréponditpas.Lapluietombaitàverseetelleétaitlà,debout

surunpied,incapabledefaireunpasdeplus.LeSauvages’approchad’elleet,sanscriergare,ilpassaunbras autourde sa taille et l’attira contre lui.Aria luiplanta sesonglesdans lapeau. Ilperditl’équilibreetfaillittomberàlarenverseavecelle.

–Recommenceçaetjemevengerai,saufquemoijeteferaideuxfoisplusmal,lamenaça-t-ilenserrantlesdents.

Elleperçutlegrondementdesavoixàl’endroitoùleurstorsesentraientencontact.Le jeunehommeserraunpeuplus sonbrasautourdesa tailleetpressa lepaspourgravir la

pente.Sarespirationétaitàpeineaudible.LachaleurquiirradiaitdesapeaudonnaitlanauséeàAria.Elleétaitauborddel’évanouissementquandilsparvinrentausommet.

Aria aperçut vaguement unebrèchedans la paroi rocheuse qui se dressait devant eux. Si elleavait pu, elle aurait éclaté de rire. Une grotte, bien sûr ! L’eau se déversait à flots par-dessusl’ouverture,telunrideauliquide.L’Étrangerlalâchadevantàl’entrée.

–Rentrelà-dedans.Çavaterappelercheztoi.Surcesmots,ils’engouffradanslacaverne.Aria recula sous la pluie torrentielle. Elle contempla la colline en contrebas, tellement

accidentéeetpierreusequ’ellesemblaithérisséededents.Arianerepéraaucuncheminpraticable.Elleentamapourtantladescente,s’aidantdesesmainsetdesonpiedvalidepouravancersurlescailloux que la pluie rendait glissants. Elle voulait être le plus loin possible lorsque l’Étrangerreviendrait. Son pied dérapa, puis se coinça dans un interstice entre deux grosses plaquesrocheuses.Elle tentade ledélogeren le tirantverselle,mais lacrevasse la retenaitprisonnière.Ariafaiblissait,sesdernièresforcesluisemblaientaspiréesparlarochefroidecontresondos.

Elle se recroquevilla sur elle-même, et deux pensées lui traversèrent l’esprit. Primo, ellesombraitdansunétatbienplusprofondquelesommeil.Secundo,ellenes’étaitpassuffisammentéloignée.

12PEREGRINE

LetempsquePerryallume le feu, la filleavaitdisparu.Unefoisdeplus…Ildélogea lepiedqu’elle avait coincé dans une crevasse, puis la transporta dans la grotte et l’enveloppadans unecouverture.Unepierreglissadesamain.Elleavaitsûrementpensél’utiliserpourseprotégerdelui.Penséelouable.Celaauraitprobablementmarchépendantunedemi-seconde.

Il songea à l’odeur, il l’avait sentie pour la première fois l’autre nuit dans la forteresse desSédentaires.Unmélange rancedemusc etde chairquasiputréfiée. Il l’avaithumée ànouveau,avecsurprise,unpeuplus tôtdans lavallée.C’était l’odeurqui l’avaitguidé jusqu’à la fille. Ici,dans l’espace confiné de la caverne, les effluves étaient si puissantes qu’elles lui causaient desaigreurs dans la gorge. Il s’allongea le plus loin possible de la Sédentaire, sans renoncer pourautantàlachaleurdufeu,ets’endormit.

Perry s’éveilla avant l’aurore, dans le silence qui suivait toujours les orages d’Éther. La fillen’avaitpasbougé.Lamatinées’annonçaitfroide,l’hiverapprochaitàgrandspas.Ilranimalefeuensedéplaçantlentement.Lesimplefaitderespirerluifaisaitl’effetdecoupsdepoignarddanslescôtes.

Iln’avaitpas remis lespiedsdanscettegrottedepuisqueValeenavait interdit l’entrée,maisvisiblement, elle était fréquentée et approvisionnée par lesmarchands, qui l’utilisaient en guised’abri lorsqu’ils traversaient lavallée.Perryydénichadesvêtementsetdesbocauxdenoix.Desfruitssecsencorecomestibles.Etmêmeunepommadecicatrisante.Ilenétalasurlespiedsdelafilleetconstataqu’unedesesentaillesétaitprofonde.Elleauraiteubesoindepointsdesuture.Maislestravauxd’aiguillen’étaientpaslefortdePerryetdetoutefaçonlafilleallaitmourird’unemanièreoud’uneautre.Enoutre,iln’avaitpasbesoinqu’ellemarche.Justequ’ellesoitassezenformepourparler.

Perryexaminasapropreblessure.Iln’avaitqu’unecourteentaillesurlapeau,làoùlecoupavaitporté.Maisildevaitavoirquelquescôtesfêlées.Ilavaitaussicinqlacérationssurlapoitrine,qu’ildevaitàlafille.Maissoncorpsguériraitetilrecouvreraitsesforces,contrairementàTalon.

Ilmangea,puisrestaassisàregarderlesflammes.Ilsetortural’espritenseremémorantcequis’étaitpassé.IlavaitperduTalon.Unechosequ’ilauraitcrueimpossible.Àprésent,ilavaitbesoinquel’impossiblesereproduise.IldevaitrécupérerTalon.

Perry avait agi selon son devoir en quittant les Littorans. Toutefois, lorsqu’il songeait à lamanièredontilavaitfui,sonvisagesefaisaitpluscuisantquelefeu.Toutesavie,ilavaitrêvéde

devenir leSeigneurde sangdesLittorans.Désormais la tribu le considérerait commeun lâche.Tousdevaientseféliciterdesondépart.

Quand il s’allongea pour dormir, la fille n’avait toujours pas remué. Il se demanda si elle seréveilleraitunjour.

***

Perrypartitchasserlelendemainmatin.Sablessureauxcôtesluidonnadessueursfroides,mais

ladouleur luisemblaitencoreplus intenses’il restaitassisànerienfaire.Ilparvintàattireruncrotaleà l’extérieurdeson trouet le transperçad’une flèche. Il le fit cuireetdégusta saviandesucculente,maissesentitnauséeuxensuite.Commesileserpentressucitaitdanssesentrailles.

Aucrépuscule,lafillecommençaàs’agiter.Elleavaitdelafièvre.Perryfitbrûlerunepoignéedefeuillesdechênemortespourmasquersonodeuretlaveillatoutelanuit.Ildevaitsetenirprêt,aucasoùellereprendraitconnaissance.Elleauraitpeut-êtredesrenseignementsàluidonnerausujetdeTalon.Etilvoulaitensavoirplussurcettecoqueoculaire.Avecunpeudechancel’objetluipermettraitdecontacterlesravisseursdeTalon.

Lafilleouvrit lesyeuxle lendemainaprès-midietreculaenrampantpours’adossercontre laparoilapluséloignéedePerry.Sesjambestremblaientsouslacouverture.

Perryeutunpetitsourireencoin.–Tuesrestéeinconscientependantdeuxjoursetc’estmaintenantquetut’inquiètes?Ilsecoualatête.–Détends-toi,laSédentaire.Lafillescrutalesparoisdegranitsombre.Puislescaissesdemarchandisesenmétal,entassées

dansuncoin.Enregardantlefeuquidéclinait,ellesuivitlefiletdefuméejusqu’àl’entréedelacaverne.

–Oui,ditPerry.C’estlasortie.Maistunet’envaspastoutdesuite.EllesetournaversluietobservasesMarques.–Qu’est-cequetuveuxdemoi,leSauvage?–C’estcommeçaquevousnousappelez?–Vousêtesdesassassins.Desmalades.Descannibales,luilança-t-ellecommeautantd’insultes.

J’aientendutoutesleshistoiresquicirculentsurvous.Perrycroisalesbras.Ellevivaitsousunrocher.Qu’est-cequ’ellepouvaitespérersavoir?–J’imaginequ’onméritenotresurnom,laTaupe.Elleleconsidérad’unairécœuré.Puiselleeffleurasagorged’unemainfébrile.–J’aisoif.Ilyadel’eau?Ilsortitsonoutreencuirdesagibecièreetlaluitendit.–C’estquoi?demanda-t-elle.–Del’eau.–Ondiraitunanimal.–C’enétaitun.L’étuiquiprotégeaitlabouteilleétaitenpeaudechèvre.–C’estrépugnant.

Perryôtalebouchondeliègeetbutgoulûment.–Elleestbonne.Ilsecoualagourdeetl’eauremuaàl’intérieur.–Tun’asplussoif?Lafillelaluiarrachaetregagnasoncoinàlahâte.Ellefermalesyeuxetbut.Lorsqu’ellevoulut

luirendre,illevalamain.–Garde-la.Pasquestionqu’ilboivederrièreelle.–Pourquoituétaisdehors?demanda-t-il.–Pourquoijeteledirais?–Jet’aisauvélavie.Deuxfois,sijecomptebien.Elleseredressa.–Tu te trompes ! Je suis ici à cause de toi. À ton avis, qui soupçonnent-ils de t’avoir laissé

entrer?CetteréponsesurpritPerry.Ilsedemandacequis’étaitpassé,aprèsqu’ill’avaitquittée,cesoir-

là.Mais cela n’avait pas d’importance. Il avait fait son possible. Désormais, il devait songer àTalon.

Ilsortitsoncouteaudufourreauqu’ilavaitàlahanche.Dupouce,ilvérifialetranchantdelalame,etlatournademanièreàcapterlalumièredufeu.

– Jen’aipasde tempsàperdre, laTaupe.Mais ilnem’en faudrapasbeaucouppour te faireparler.

–Tunemefaispaspeuraveccetruc.Perryprituneprofondeinspiration.Lemensongedelafilleétaitâpreetvif.Ilensentittoute

l’amertumedanssabouche.Ellen’avaitpaspeur.Elleétaitterrifiée.–Pourquoitumeregardescommeça?demanda-t-elle.–Tonodeur.Lalèvreinférieuredelafillesemitàtrembler.–Tuboisdansunepeaudelapinetc’estmoiquisentmauvais?ElleéclataderireetPerryperçutaumêmemomentl’émotionquiallaitlasubmergerensuite.Il

sentitcechangementdansl’atmosphèrecommeonaperçoitlespremièrestracesd’unemaréenoiresurlamer.Lafillen’allaitpasrirelongtemps.

Ilsortitets’assitsurunpetitrocher.Lecrépusculegrisâtreannonçaitunenuitfroide.Ilrespiraprofondément,enespérantqueTalonn’étaitpasentraindepleurerquelquepart,commecettefilledanslagrotte.

13ARIA

Pour se calmer, Aria essaya d’imaginer qu’elle se trouvait dans un Domaine. Un DomainePaléolithique.Elle était dansune caverne, après tout.Avecun feu, qu’elle évitait de regarder àcausedessouvenirsd’AG6qu’ilévoquait.Cependant,ilyavaitaussidescaissesmétalliquesdansuncoin,lacouverturebleumarineenpolairequil’enveloppait,etlesbocauxenverrealignésprèsdufeuavecdescouverclesenmétalquisevissaient.Tropdedétailsbrisaientl’illusiondel’Âgedepierre.

Toutceciétaitbeletbienréel.Ariaselevaetladouleursouslaplantedesonpiedlafitgrimacer.Elleramenalacouverture

autour de ses épaules et tendit l’oreille. Seul le bourdonnement lancinant de son mal de têtetroublait le silence.Avait-elle contractéunemaladiequelconque?Allait-ellemourirdanscettegrotte,enrouléedansunecouvertureenpolairebleue?Ellepritplusieursinspirations,lentesetbrèves.Cegenredepenséenel’aideraitpas.

Ilyavaitdesvivresprèsdelasacocheencuirdel’Étranger,maispasquestiond’ytoucher.Elles’approcha en clopinant des caissesmétalliques. Elles contenaient des débris de plastique et deverre, ainsi que des flacons de médicaments. Ils ne lui seraient d’aucun secours : les dates depéremptionremontaientàplusdetroiscentsans,àl’époquedel’Unification,quandl’ÉtheravaitforcélesgensàseréfugierdanslesCapsules.Elledénichaunpansementstérilejauniparletemps;ilferaitl’affaire.

Ariasoulevalacouvertureetrestabouchebée.Sespiedsétaientdéjàbandés.LeSauvagelesluiavaitsoignés.

Ill’avaittouchée.Elleagrippaleborddelacaissepouréviterdetomber.C’étaitbonsigne.S’ill’avaitsoignée,il

neluivoulaitpasdemal.Pourtant,lesimplefaitdepenseràluiravivasafrayeur.C’était une bête. Immense. Musclée, mais pas comme Soren. Le Sauvage lui rappelait les

chevauxdesDomaineséquestres,dontchaquemouvementlaissaitentrevoirunballetdemusclesfins, ondoyant sous la peau. Il portait des tatouages.Deux bandes demotifs autour des biceps.Lorsqu’illuiavaittournéledos,elleavaitremarquéunautredessin:unesortedefaucondontlesailessedéployaientd’uneépauleàl’autre.Sescheveuxn’avaientmanifestementjamaisétébrossés.C’étaitunenchevêtrementdemèchesblondes,delongueursetdenuancesvariées.Quandilavaitparlé,elleauraitjuréavoiraperçudesdentsunpeutropcanines.Maisrienn’étaitplushideuxquesesyeux.

Ariaavaitl’habitudedesyeuxdetouteslescouleurs.IlsétaientàlamodedanslesDomaines.Lemoisdernierencore,levioletfaisaitfureur.LesyeuxduSauvageétaientd’unvertintense,maisilsréfléchissaient la lumière, commeceuxd’un animalnocturne.Aria réalisa avecun frissonqu’ilsétaientréels.

Elleseretournaetsemorditlalèvreenbalayantl’endroitduregard.Unecaverne.Quefaisait-elle ici ? Comment s’était-elle retrouvée dans cette situation ? Le feu s’était éteint. Ellen’apercevait plus le coin où elle s’était assise. Elle n’avait pas envie de rester dans cette grottesombreet silencieuse.Elle s’enrouladans la couverturebleumarine autourd’elle, à lamanièred’unetoge,sefituneceintureaveclabandedegaze,puissortit.

Aria aperçut le Sauvage assis sur un rocher, devant la pente rocailleuse où elle était restéecoincée.Illuitournaitledos.Elles’arrêtaàl’entréedelacaverne,àtroisouquatremètresdelui,etserralacouverturecontreelle.

Ilétaitentraindetaillerunlongmorceaudeboisàl’aided’uncouteau.«Ilconfectionneuneflèche»,devina-t-elle.Unhommedescavernesquifabriquaitsesarmes.Letatouagedanssondosreprésentaitbienun faucon, à en croire la tête soyeusede l’oiseau.Lesyeuxduvolatile étaientmasqués par un plumage plus sombre. Dans les Domaines, les gens utilisaient des tatouageséphémères. Ils enchoisissaientdenouveaux, chaque foisqu’ils enavaientenvie.Arianepouvaits’imaginergarderlamêmeimageenpermanencesurlapeau.

L’Étranger se tourna et lui décocha un regard noir. Aria le lui rendit enmasquant sa peur.Commentavait-ilsuqu’elleétaitlà?Ilglissasoncouteaudansunfourreauattachéàsaceinture.

Aria s’avança un peu, en veillant à ne pas boiter et à rester à bonne distance.Elle glissa unemèchedecheveuxderrièresonoreille.

L’Étherformaitdesrubansdelumièrebleueau-dessusdesnuagesgrisquifilaientdansleciel.Aria frémitmalgré elle.En contrebas, la vallée qu’ils avaient traversée sous l’orage se tachetaitd’ombreetdelumière.

–C’estlecrépuscule?–Labrune,réponditlejeunehomme.Brune,crépuscule,c’étaitlamêmechose,non?Etpourquoitraînait-ilaussilongtempssurune

seulesyllabe?Bruuuune.Commesilemotdevaitdureruneéternité.–Pourquoitum’asamenéeici?Pourquoinepasm’avoirlaisséelà-bas?–J’aibesoinderenseignements.Tonpeupleaenlevél’undesmiens.–C’estabsurde.EnquoiunSauvagepourrait-illeurêtreutile?–Illeurestplusutilequetoi,apparemment.Lagorged’Ariaseserralorsqu’elleserappelaleregardinexpressifetlesourirefroidduConsul

Hess.LeSauvage avait raison. Il s’était servid’elle. Il lui faisaitporter le chapeau à laplacedeSorenetl’avaitexpulsée,l’exposantàunemortcertaine.

–TuveuxpénétrerdansRêverie?Poursauvercettepersonne?C’estcequetufaisais,cefameuxsoir?

–Jepourraisyentrer.Jel’aidéjàfait.Elles’esclaffa.–C’estnousquiavionsdésactivélesystèmed’alarme.Etcedômeétaitabîmé.Tuaseudela

chance, le Sauvage. Lesmurs qui protègentRêverie font troismètres d’épaisseur. Jamais tu neparviendrasàentrerdenouveau.C’estquoitonplan,aujuste?Tuvasleurlancerdesbousesdevache?Àmoinsquetun’utilisesunefronde?Envisantbien,uneseulepierredevraitsuffire.

Ilpivotaets’approchad’elle.Ariasesauva,effrayée,mais il ladépassaàgrandesenjambéesetdisparut dans la caverne.Quelques instants plus tard, il en ressortit en brandissant un objet, leregardétincelant.

–C’estmieuxqu’unebousedevache,qu’enpenses-tu?Pendantdelonguessecondes,Ariacontemplal’objetarrondiqu’iltenaitàlamain.Ellen’avait

jamais vu de SmartEyes ailleurs que sur le visage des gens. Comme il semblait appartenir auSauvage,ellefaillitnepaslereconnaître.

–C’estlemien?Ilhochalatête.–Jel’airamassé.Quandontel’aarraché.Une vague de soulagement envahit Aria. Elle pourrait joindre samère àEuphorie ! Et si le

SmartEyecontenait toujours lavidéodeSoren,ellepourraitprouverceque luiet sonpère luiavaientfait.

–Cetobjetnet’appartientpas,dit-elleenrelevantlesyeux.Donne-le-moi.LeSauvagesecoualatête.–Quandtuaurasréponduàmesquestions.–Sij’yréponds,tumelerendras?–Jet’aiditqueoui.Lecœurd’Ariabattaitàtoutrompre.ElleavaitbesoindesonSmartEye.Siellelerécupérait,sa

mère la sauverait. D’ici quelques heures, elle monterait à bord d’un autre Aéroflotteur pourrejoindreEuphorie.Avecl’aidedeLumina,elledénonceraitleconsulHessetSoren.

Ellenepouvaitcroirequ’elleenvisageaitd’aiderunÉtrangeràentrerdansRêverie.N’était-cepasdelatrahison?PrécisémentcedontleconsulHessl’avaitaccusée?Non,ellenepouvaitpasfaireunechosepareille.Ellefourniraitdefausses informationsauSauvage.Ilnesedouteraitderien.

–D’accord,dit-elle.Ilrefermalamainsurl’objetetcroisalesbras.Arialedévisagea,horrifiée.SonSmartEyeétait

enfouisouslesaissellesd’unhommedeNéandertal!–Pourquoituétaisdehors?luidemanda-t-ilavecunemouedesatisfaction.C’étaitlamêmequestionqu’elleavaitignoréeauparavant.Maiselledevaitrépondrecettefois.Ariaémitungrognementdedégoût.–Seulsdeuxd’entrenousontsurvécuàl’incendie.L’unestlefilsd’unConsul…unepersonne

trèsinfluentedansnotreCapsule.Etl’autre,c’estmoi.Ilrestasilencieux.Ariaremarqualestraceslaisséesparsesonglessurlapoitrinedugarçon.Elle

s’empressa de détourner les yeux, écœurée de l’avoir touché. Pourquoi ne portait-il pas devêtements?Ilnefaisaitpaschaudàl’extérieur.Uncoupdeventlafitfrissonner.AriasongeaquelesSauvagesnedevaientpascraindrelefroid.

–Tuasencoredesalliéslà-bas?luidemanda-t-il.–Desalliés?–Oudesamis,enchaîna-t-ild’untoncassant.Desgenssusceptiblesdet’aider,laTaupe.Aria pensa aussitôt à Paisley. Une vague de chagrin l’envahit, menaçant de l’engloutir. Elle

repritlentementsesespritsettentadechassersapeine.–Mamère.Ellenousaidera.LeSauvageplissalesyeux.Illadévisageaavecattention.Elletentaderestercalme,maisneputs’empêcherd’ajouter:

–C’estunescientifique.Commesicelapouvaitsignifierquelquechosepourlui.IlbranditleSmartEye.–Tupeuxlacontacteravecça?–Oui.Jecroisqueoui.SiHessavaitessayéderetrouverlatracedesonSmartEye,ilyavaitdeforteschancespourqu’il

l’aitréactivé.– Est-ce que ta mère aurait les moyens de se renseigner sur un enlèvement ? lui demanda

l’Étranger.Ariafronçalessourcils.C’étaitabsurde.QuipourraitvouloirenleverunSauvagemalsain?Mais

lecontredirenelamèneraitnullepart.–Oui,répondit-elle.Mamèreestrespectéepoursontravail.Elleaunecertaineinfluence.Elle

pourraitdécouvrirquelquechose.S’ilyaquelquechoseàdécouvrir.Donne-moiçaetjet’aiderai.Elleétaitfièred’elle.Sonmensongeétaitsortiavecnaturel.LeSauvages’avançaverselleetsepencha:–Tuvasvraimentm’aider,laSédentaire.C’esttaseulechancedesurvie.Ellereculad’unbond.–Jet’aiditquejeleferais!C’étaitquoisonproblème?Il luiplaqua leSmartEyedans lapaume.Aria referma lamainet s’éloigna.Le simple faitde

tenirsonSmartEyeluidonnaitl’impressiond’êtredéjàchezelle.Elles’interrogeasurlaquantitéde microbes fourmillant sur l’objet. L’Étranger n’avait pas l’air trop crasseux, mais il étaitforcémentmalade.

–Vas-y,luiordonna-t-il.Elleregardapar-dessussonépaule.–Quandjeseraiencontactavecmamère,jedoisluidemanderdeserenseignersurqui?LeSauvagehésita.–Unpetitgarçon.Âgédeseptans.Ils’appelleTalon.–Unpetitgarçon?LeSauvagesoupçonnaitsonpeupled’avoirenlevéunenfant?–J’aiassezattendu,laTaupe.Aria plaça la coque sur sonœil gauche et sentit la douceur dumatériau sur son orbite. La

biotechnologie entra aussitôt en action. La coque adhéra à sa peau par succion, tandis que lamembraneinternes’assouplissait,saconsistancepassantdegélatineuseàliquide,jusqu’àcequ’Ariapuissebattreaussibiendespaupièresqu’avecsonœilànu.

Tendue,elleattenditquesonSmartScreenapparaisse.Elleessayasesmotsdepasse.Tentaderéinitialiser le système, comme elle l’avait fait dans AG 6. Rien ne se produisit. Aucun fichier«Petit-Merle»n’apparut.Aucunicône.Àtraverslacoquetransparenteellenevoyaitquelanuitavalercetteterrelugubre,etl’Éthers’agiterdansleciel.

L’Étrangers’approchad’elle,menaçant.–Qu’est-cequisepasse?– Rien, répondit-elle, sentant une vive douleur enflammer sa gorge. Ça ne réagit pas. Je

pensais…Jepensaisqu’ilsl’auraientpeut-êtrereconnectéauréseau,maisjenevoisrien.Peut-êtrequelatempêteaprovoquéuncourt-circuit.Jen’ensaisrien.

LeSauvagemarmonnadesparolesincompréhensiblesetsepassanerveusementunemaindanslescheveux.Désespérée,Arialançad’autrescommandes,tandisquel’Étrangermarchaitdelongenlarge.Ellesentaitleslarmesluimonterauxyeuxàmesurequechacunedesestentativeséchouait.L’Étrangersetournaverselle.Qu’allait-ilsepasser?Allait-ill’abandonnerici?Oupireencore?

–Bon,rends-lemoi,laTaupe.–Jet’aiditqu’ilnemarchaitpas!protesta-t-elle.–Jevaisleréparer.Arianeputretenirungloussement.–Toitusauraisréparerça?Illuilançaunregardmeurtrier.–Jeconnaisquelqu’unquipeutlefaire.Ellen’encroyaitpassesoreilles.–Tuconnaisquelqu’un–unÉtranger–quipeutréparerunSmartEye?–Ilfauttoutterépéterpourquetucomprennes,laSédentaire?Jeseraideretourdansmoinsde

deux semaines.Tuas ici assezd’eauetde vivrespour tenir jusque-là.Nebougepas, c’est tout.Personnenevientparici.Pasàcetteépoquedel’année.Retirecetrucpendantquejepréparemesaffaires.

Surcesmots,ilrentradanslacaverne.Aria se précipita à sa suite, le talonnant au plus près pour ne pas perdre de vue sesmèches

blondesdanslapénombre.Lefeuétaitréduitàl’étatdebraises.Ilyjetaunebûche–Pasquestionquejerestetouteseuleunesemaine.Oumêmedeux,peuimporte.LeSauvages’approchad’unedescaissesetcommençaàremplirsonsac.–Tuserasplusensécuritéici.–Non.Jenerestepasici!Jerisquedenepassurvivre…Savoixsebrisa.– Je risque de ne pas tenir aussi longtemps.Mon système immunitaire n’est pas conçu pour

l’Extérieur.D’icideuxsemaines,çaserapeut-êtretroptard.Situveuxquejet’aide,ilfautquejet’accompagne.

Perrypritletempsderéfléchir.Puisilposasonsacparterre.–Jenevaispasralentirl’allurepourtoi.Çasignifiequetudevrasmarcherdesjoursentiersavec

ça,dit-ilendésignantsonpiedblesséd’unhochementdetête.–Tun’auraspasbesoinderalentir,répliqua-t-elle,soulagée.Aumoins,elleneseraitpaslivréeàelle-même,niséparéedesonSmartEye.Le garçon lui décocha un regard sceptique, puis ouvrit une autre caisse. Le feu flambait à

nouveau, illuminant les parois de la grotte. Alors qu’il se retournait, Aria remarqua desecchymoses sur ses côtes.Elle observa les ondoiements de son tatouage de faucon sur son dos,chaque fois qu’il remuait. Samère la surnommait Petit-Merlemais, selon la nomenclature duchant lyrique, elle était soprano Falcon… un mot qui, en anglais, signifiait faucon. Cettecoïncidencelafitfrissonner.

–Est-cequetontatouagesymbolisequelquechose?l’interrogea-t-elle.Ilsortitdesvêtementsdelacaisseetlessecoua.Unetenuedecamouflagedatantdel’époquede

l’Unification.Unpantalonetunechemise.Illesluilança.–Tiens,dequoit’habiller.Arias’écartaetlorgnaletasinformeàsespieds.–Onpeutlesfairebouilliravant?

Pasderéponse.Elleseglissadansl’ombreetenfilalatenueàlahâte.Lesvêtementsétaienttropgrandspourelle,maischaudsetpratiquespoursedéplacer.Ellelesretroussaauxpoignetsetauxchevilles,puisréutilisalabandedegazeenguisedeceinture.

Elle réapparut dans la lumière du feu. L’Étranger s’était rassis à la place qu’il occupaitauparavant. Il portait ungilet de cuirnoir, semblable à ceuxqu’arboraient les garçonsdans lesDomainesGladiateur.Àcôtédeluiétaitposéeunecouverturebleumarinecommelasienne.

Ilconsidérarapidementleschangementsqu’elleavaitopérésdanssatenue.–Ilyadequoimangerlà-dedans,dit-ilendésignantlesbocauxdisposésprèsdufeu.L’undeux

contientdel’eau.–Onnes’envapas?–Jet’aivuetedéplacerdanslenoir.Onvadormirmaintenantetonvoyageradejour.Ils’étenditetfermalesyeux,commes’iln’avaitrienàajouter.Aria but un peu d’eau, mais grignota à peine quelques fruits secs. Les figues étaient trop

granuleusesetcollantes,etl’angoisseluinouaitl’estomac.Elles’adossacontrelegranitfroid.Laplantedesespiedslafaisaitsouffrir.Elleétaitsûredenejamaisréussiràdormir.

L’Étranger, en revanche, ne semblait pas avoir ce problème. À présent qu’il dormait, ellepouvaitl’observerplusattentivement.Iln’étaitpasvraimentbeau.Unbleus’estompaitsurunedeses joues.Depâles cicatrices striaient le duvetdebarbe sur samâchoire. Sonnez était long, etbosselé,signequ’ilavaitdûlebriserplusd’unefois.Unvéritablenezdegladiateur.

L’Étrangerouvritlesyeuxetl’observaàsontour.Ariasefigeaquandleursregardssecroisèrent.Ilétaithumain,ellelesavait,maisilyavaitquelquechosedebarbaredanssonregardétincelant.Sansunmot,illuitournaledos.

Ariaattenditquesonpoulsralentisse.Puiselletiralacouverturesursesépaulesets’allongea.Elle garda unœil sur le feu et le Sauvage, sans trop savoir ce qui la révulsait le plus.Elle eutbientôt les paupières lourdes et l’idée l’effleura qu’elle se trompait souvent. Elle allait quandmêmes’endormir.

Là,maintenant.

14PEREGRINE

Perry s’éveilla aux premières lueurs de l’aube et repensa à son accord avec la Sédentaire.Comment allait-elle effectuer ce voyage avec unpied entaillé ?Par ailleurs, elle disait vrai.Letempsqu’ilaillechezMarronetenrevienne,elleseraitsansdoutemorte.Unechoseétaitsûre:illuifallaitdeschaussures.

D’ungesteimpatient,ildéchiralacouvertureencuird’unlivre.Lafilleseréveillaensursautetpoussauncri.

–Qu’est-cequisepasse?C’estunlivre?–Plusmaintenant.Desesdoigtstremblants,elleeffleuraplusieursfoislacoquesursonœil.Perrysedétourna.Cet

objetledégoûtait.Illuifaisaitl’effetd’unparasite.EtilluirappelaittroplesravisseursdeTalon.Il reprit sa tâche, déchirant l’autre partie de la couverture en cuir. Puis il prit sa sacoche ets’agenouilladevantlafille.Illuilevalepied,ôtasonbandage.

–Tuguéris.Ellehaletait.–Lâche-moi.Nemetouchepas.L’odeur glacée de sa peur emplit les narines de Perry, ourlant son champ de vision d’une

lumièrebleuevacillante.Illuilâchalepied.–Ducalme,laTaupe.Onapasséunaccord.Situm’aides,jeneteferaipasdemal.–Qu’est-cequetufais?demanda-t-elleenregardantlacouverturedulivredéchirée.Sonteintdéjàpâleétaitpresqueblanc.–Jetefabriquedeschaussures.Iln’yenapasdanslescaisses.Tunepeuxpasvoyagerpiedsnus.Elleluitenditprudemmentlepied.Perryleplaquacontrelareliure.–Essaiedenepasbouger.IlsaisitlecouteaudeTalonet,delapointedelalame,traçalecontourdesonpiedenprenant

soindenepaseffleurersapeau.–Tun’aspasdestylo?–J’aiperdulemienilyaenvironcentans.–J’ignoraisquelesÉtrangerspouvaientvivreaussilongtemps.Perrybaissalesyeux.Était-ceuneblague?Est-cequelesSédentairesvivaientaussilongtemps,

eux?–Tuescordonnier?demanda-t-elleauboutd’unmoment.

Pensait-ellevraimentqu’iln’auraitrientrouvédemieux,sicelaavaitétélecas?–Non.Jesuisunchasseur.–Oh.Çaexpliquebeaucoupdechoses.Perrynevoyaitpascequeçapouvaitexpliquersinonqu’ilchassait.–Alorstu…tues…desanimaux,c’estça?Perryfermalesyeux.Ils’assitcontrelaparoietlagratifiad’ungrandsourire.–S’ilbouge,jeletue.Ensuite,jel’éviscère,jeluiretirelapeauetjelemange.Ellesecoualatête,l’airahuri.–C’estjusteque…Jen’arrivepasàcroirequetuesréel.Perryserenfrogna.–Qu’est-cequejepourraisêtresinon,laTaupe?Ellesetutpendantunmoment.Perryfinitdetracerlecontourdesespieds,puisdécoupales

empreintes.Ilperçadestrousdanslareliureaveclapointeducouteau,enessayantdefaireauplusvite.Àcettedistance,l’odeurdelaSédentaireluidonnaitlanausée.

–Jem’appelleAria,finit-ellepardire.Elleattenditqu’ilréagisse.–Tunecroispasqu’ondevraitconnaîtrenosnomssiondoitêtredesalliés?Ellehaussaunsourcil,elleavaitclairementfaitexprèsd’employerlemêmemotqueluilaveille.–Onserapeut-êtredesalliés,laTaupe,maisonn’estpasamis.Perry fit passer un cordon en cuir dans les trous, puis le noua autour des chevilles de la

Sédentaire.–Vas-y.Essaiedemarcher.Elleselevaetfitquelquespasenrelevantsonpantalonpourvoirsespieds.–Ellessontbien,admit-elle,étonnée.Perryrangealerestedecordondanssasacoche.Commeill’avaitpensé,lescouverturesdelivre

constituaient de bonnes semelles. Résistantes,mais souples.C’était lameilleure utilité qu’il aitjamais trouvé à un livre. Les chaussures tiendraient quelques jours. Ensuite il faudrait trouvermieux.Silafillevivaitjusque-là.

Danslecascontraire,ilapporteraitseullacoqueoculaireàMarron.IltrouveraitunmoyendetransmettreunsignalàunSédentairesusceptibledelecapter.Etils’offrirait,luietlacoque,enéchangedesonneveu.

Lafillelevaunpiedetregardalasemelle.–Çanepouvaitpasmieuxtomber.Tuasfaitexprèsdechoisircelivre,l’Étranger?Jenesuis

passûrequecesoitdebonaugurepournotrevoyage.Perryattrapasasacoche,puissonarcetsoncarquois.Ilignoraitquelouvrageilavaitchoisi.Il

nesavaitpaslire.Iln’avaitjamaisappris,mêmesiMilaetTalonavaienttentémaintesfoisdeluienseignerlalecture.Ilsortitdelacaverneavantqu’elles’enaperçoiveetletraitedeSauvageidiot.

Ils passèrent la matinée à parcourir des collines que Perry connaissait depuis toujours. Ilss’approchaientdelafrontièreorientaleduterritoiredeVale,uneterrevallonnéequisurplombaitlaValléedesLittorans.Partoutoùilposaitsonregard,lepaysageluiévoquaitdessouvenirs.LabutteoùRoaretluiavaientfabriquéleurpremierarc.LechêneautroncéclatéqueTalonavaitescaladéunecentainedefois.Oulesbergesduruisseauàsec,quiluirappelaientlapremièrefoisavecBrooke.

Son père avait foulé cette terre autrefois. Samère aussi, dans un passé encore plus lointain.C’étaitbizarred’avoirlanostalgied’unlieuavantmêmedel’avoirquitté.Ettroublantderéaliserqu’iln’auraitplusdegrenieroùsereposer,quandilseraitfatiguédugrandair.Sanscompterqu’ilmarchaitavecuneSédentaire.Cequiajoutaitencoreàl’étrangetédelajournée.Laprésencedelafille rendaitPerry nerveux, l’agaçait. Il savait qu’elle n’était pas responsable de l’enlèvement deTalon,maisellen’endemeuraitpasmoinsuneTaupe.Unedesleurs.

Durantlespremièresheures,laSédentairesursautaaumoindrepetitbruit.Ellemarchaittroplentementetétaitincroyablementbruyantepourquelqu’undesacorpulence.Pourcouronnerletout, plus lamatinée avançait, plus elle exhalait une humeur sombre et dense, et Perry ne puts’empêcherdepenserqueledeuillesuivait.Cettefille,aveclaquelleilavaitpasséunaccord,avaitsouffert,perduunêtrecher,etellesouffraittoujours.Perryfitdesonmieuxpourmarcherdanslevent,oùl’airétaitpluspur.

–Onvaoù,aujuste,leSauvage?demandalaSédentaireauxalentoursdemidi.Elleavançaitàunebonnedizainedepasderrièrelui.Outrelefaitd’évitersonodeur,marcher

entêteoffraitunautreavantageàPerry:iln’étaitpasforcédevoirlacoquesursonœil.–Jevaiscontinueràt’appelercommeça,puisquejeneconnaispastonnom,ajouta-t-elle.–Jeneterépondraipas.–Bonalors…leChasseur?Onvaoù?Ilhochalementon.–Parlà.–Çam’aidebeaucoup.Perryluilançaunregardpar-dessussonépaule.–Onvavoirunami.Ils’appelleMarron.Ilhabitelà-bas.IldésignalemontArrow.–Autrechose?–Oui,dit-elle,contrariée.Àquoiçaressemble,laneige?Perrys’arrêtanet.Commentquelqu’unpouvait-ilignorerquelaneigeétaitpure,silencieuseet

plusblanchequ’unos?Quesafroideurvouspiquaitlapeau?–C’estfroid.–Etlesroses?Ellessententsibonqueça?–Tuenvoisbeaucoupdanslecoin?Il se garda bien de lui fournir une vraie réponse. Apparemment, elle n’avait jamais entendu

parlerdesOlfilesdanssaforteresse.Perrypréféraitlalaisserdansl’ignorance.Ilneluifaisaitpasconfiance.Ilsavaitqu’ellen’avaitpasl’intentiondel’aider.Quelquesoitletourqu’elleessayaitdeluijouer,iltâcheraitd’êtreplusmalinqu’elle.

–Lesnuagesnedisparaissent-ilsjamais?reprit-elle.–Complètement?Non.Jamais.–Etl’Éther?Ilnes’envajamais?–Non,laTaupe.L’Éthernes’envajamais.Ellelevalatête.–Unmondeoùriennechangejamaissousuncielimmuable.«Çaluivaàmerveille»,songea-t-il.«Àcettefillequinelabouclejamais!»Elle continua de lui poser des questions toute la journée. Elle lui demanda si les libellules

faisaientdubruitenvolant,sil’arc-en-cielétaitunmythe.Lorsqu’ilcessadeluirépondre,ellesemitàparler touteseule,commesic’étaitnormal.Ellecommenta lecontrasteentre lesnuances

chaudesdescollinesetlebleudel’Éther.Lorsqueleventseleva,elleditquelebruitluirappelaitceluidesturbines.Elleobservalespierres,ens’interrogeantsurlesminérauxquilesconstituaient,elle allamême jusqu’à en glisser quelques-unes dans sa poche. Elle ne semura dans le silencequ’une seule fois, quand le soleil apparut dans le ciel nuageux, et, à ce moment-là, Perry sedemandavraimentcequ’ellepensait.

Ilnecomprenaitpascommentunepersonneendeuilpouvaitparlerautant.Ill’ignoraitlepluspossibleetsurveillaitl’Éther,soulagédeconstaterqu’ilpâlissaitdansleciel.Commeilsallaientbientôt quitter le territoire des Littorans, Perry prêta une plus grande attention aux odeursportées par le vent. Il était sûr qu’ils finiraient par être confrontés à une forme de dangerquelconque.Oncouraitcerisquedèsqu’onquittaitlesterritoirestribaux.Ilétaitdéjàdifficiledesurvivre seul dans les contrées frontalières. Perry se demanda comment il se débrouillerait encompagnied’uneTaupe.

En fin d’après-midi, ils trouvèrent une vallée abritée pour installer leur campement.Lanuittombaitquandilallumalefeu.LaSédentaires’assitsurunarbredéracinéetexaminasespieds.Ilsétaientcouvertsd’ampoules.

Perryluitenditlebaumequ’ilavaitprisdanslagrotte.Elledévissalepetitflacon.Sescheveuxnoirstombèrentenrideaudevantsonvisage,alorsqu’elleregardaitàl’intérieur.Perryfronçalessourcils.Quefaisait-elle?Sacoquefonctionnait-ellecommeuneespècedeloupe?

–Nemangepasça,laSédentaire.Passe-toicettecrèmesurlespieds.Tiens.Illuidonnaunepoignéedefruitssecsetunbouquetderacinesdechardonqu’ilavaitcueillies

plustôt.Çan’étaitguèreplusappétissantquedespommesdeterrecrues,maiscelaleuréviteraitdemourirdefaim.

–Ça,c’estcomestible.La fille conserva les fruits, mais lui rendit les racines. Perry retourna auprès du feu, trop

interloquépours’offusquer.Personnenerendaitlanourriturequ’onluioffrait!–Lefeunevapasenflammercesarbres,dit-il,voyantqu’ellehésitaitàlerejoindre.Elleexaminaitchaquefruitavantd’ygoûter.–Ilnebrûlerapascommecefameuxsoir.–Jen’aimepasça,c’esttout.–Tuchangerasd’avisquandilsemettraàfairefroid.Perrymangeasonmaigredîner.Ilregrettaitdenepasavoirprisletempsdechasser.Enfin,s’il

avaitessayé,ilauraitsansdouteéchoué.Àforcedejacasser,lafilleavaitfaitfuirlegibier.Etmêmebien failli le faire fuir aussi. Demain, il devrait trouver de quoi les nourrir. Ils avaientmangépresquetoutcequ’ilavaitapportédelacaverne.

–Legarçonquiaétéenlevé…,commença-t-elle,c’esttonfils?–J’aiquelâge,d’aprèstoi,laSédentaire?–Jenesuispastrèsdouéequestionfossiles.Jedirais…entrecinquanteetsoixantemilleans.–Dix-huitans.Etnon,cen’estpasmonfils.–J’aidix-septans.Elles’éclaircitlavoix.–Tun’as pas l’air d’en avoir dix-huit, ajouta-t-elle au bout d’unmoment.Tu les fais et, en

mêmetemps,tunelesfaispas.Elleattendaitsansdoutequ’illuidemandepourquoi.MaisPerrysetut.Ils’enmoquait.–Jemesensbien,aufait,signala-t-elle.J’aiunemigrainetenaceetmespiedsmefontunmalde

chien.Maisjepensequejesurvivraijusqu’àdemain.Jen’ensuispassûre,remarque.Onraconte

quelesmaladiespeuvents’attaquerànousdiscrètement.PerryserralesdentsensongeantàTalonetàMila.Devait-ilplaindrecettefilleparcequ’elle

risquaitdetombermalade?Pourlui,lamaladieétaitquelquechosedenaturel,quifaisaitpartiede lavie. Il sortit lesdeuxcouverturesdesonsac.Lesommeil lemènerait jusqu’aumatin,et lematinlerapprocheraitdeMarron.

– Pourquoi tu évites de me regarder ? demanda soudain la fille. Parce que je suis uneSédentaire?Est-cequ’onestaffreuxauxyeuxd’unÉtranger?

–Àquellequestionveux-tuquejerépondeenpremier?–Peuimporte.Tunerépondraspas,detoutemanière.Tunerépondspasauxquestions.–Tun’arrêtespasd’enposer.–Tuvoiscequejeveuxdire?Tuesquiveslesquestionsettuesquiveslesregards.Tuesquives

tout.Perryluilançalacouverture.Ellenes’yattendaitpas.Ellelareçutenpleinefigure.–Pastoi,ondirait,semoqua-t-il.Elle s’emparade la couverture et lui décochaun regard féroce.Perry la voyait parfaitement,

mêmesielleétaitassiseloindufeu.Profitantdel’obscurité,ils’accordaunpetitsourireencoin.

Quelquesheuresplustard,ilfutréveilléparunechanson.Dedoucesparoles,dansunelangue

qu’il ne connaissait pas, mais qui lui semblait familière. Il n’avait jamais entendu une voixsemblable.Siclaire, si richeennuances. Il seditqu’ildevait rêver, jusqu’àcequ’il aperçoive lafille.Elle s’était rapprochée du feu.De lui.Elle avait passé ses bras autour de ses jambes et sebalançaitd’avantenarrière.Ilhumadansl’atmosphèrel’odeursaléeetpiquantedeslarmes,ainsiqu’unepeurfroideetcinglante.

–Aria…murmura-t-il,surprisd’utilisersonprénom.Ildécidaqueçaluiallaitbien.Çasonnaitbizarrement.Commeunequestion.–Qu’est-cequisepasse?insista-t-il.–J’aivuSoren.Celuidel’incendiedel’autresoir.Perryselevad’unbondetscrutalebrouillard.Iln’avaitjamaisaimélebrouillard,quileprivait

d’undesesSens.Heureusement,l’autre,lepluspuissant,étaitintact.Ilinspiraprofondémentetsedéplaçasansfairedebruit.Lafrayeurdelafillesemêlaitàlafumée,maisilneflairaaucuneautreodeurdeSédentaire.

–Tuasrêvé.Iln’yapersonneici,àpartnous.–LesSédentairesnerêventpas,dit-elle.Perryfronçalessourcils,maispréféranepass’attardersurcettebizarreriepourl’instant.–Iln’yaaucunetracedeluiici.–Jel’aivu,insistaAria.Çam’aparuréel.Commesij’étaisavecluidansunDomaine.Elleessuyasesjoueshumidesaveclacouverture.–Unefoisdeplus,jenepouvaispasluiéchapper.Perrynesavaitpasquoifaire.SielleavaitétésasœurouBrooke,ill’auraitprisedanssesbras.Il

hésita à lui dire qu’il veillerait sur elle,mais ce n’était pas tout à fait vrai. Il était décidé à laprotéger,certes.Maisseulementjusqu’àcequ’ilretrouveTalon.

–Tucroisqueçapourraitêtreunmessagequetuasreçuàtraverstacoquesurl’œil?–Non,répondit-elleavecassurance.Ellenemarchetoujourspas.Leplusétrange,c’estquej’ai

vucequej’aienregistrécettenuit-là.J’aifilméSoren,quandil…m’agressait.

Elles’éclaircitlavoix.–Etc’estcequej’aivu.Commesimonespritrepassaittoutseull’enregistrement.Ças’appelaitunrêve,maisPerryn’allaitpasinsister.–C’estpourçaquelesSédentairesveulentrécupérertacoque?Àcausedel’enregistrement?Ariahésita,puishochalatête.–Oui.ÇapourraitdétruireàlafoisSorenetsonpère.Perrysepassaunemaindans lescheveux.LesSédentairesavaient-ilsenlevéTalonpourqu’il

leurservedemonnaied’échange?–Alorsonaunavantagesureux?–SionparvientàréparermonSmartEye.Perrypoussaunlongsoupir.Uneboufféed’espoirl’envahissait.Ils’étaitpréparéàselivreraux

SédentairesenéchangedeTalon.Peut-êtren’aurait-ilpasbesoindelefaire.L’humeurdelafillecommençaitàs’apaiser.Perrylançaunmorceaudeboisdanslesflammeset

s’assitdel’autrecôtédufeu,faceàlaSédentaire.Ilnepouvaits’empêcherderegarderlacoquesursonœil.

–Pourquoitugardescetruc,s’ilestcassé?–Çafaitpartiedemoi.C’estcommeçaqu’onvoitlesDomaines.PerryignoraitcequepouvaientbienêtrecesDomaines.Ilnesavaitmêmepasquellequestion

luiposerpourensavoirdavantage.–LesDomainessontdeslieuxvirtuels,expliqua-t-elle.Créésparordinateur.Ils’emparad’unbâtonetremualesbraises.Lafilleluiavaitfourniuneréponsesansqu’illalui

demande. Comme si elle devinait ses pensées. Ça le dérangeait un peu, mais elle continua deparler,alorsilécouta.

–SimonSmartEyefonctionnait,jepourraismerendredansn’importequellepartiedumonde,et même au-delà. Sans me déplacer réellement. Il y a des Domaines pour toutes les périodespassées.L’andernier,lesDomainesMoyenÂgeétaienttrèsàlamode.Tuseraisgénialdansundeceux-là.Etpuis,ilyadesDomainesFantastiqueetdesDomainesFuturisme.DesDomainespourlespasse-tempsettoutessortesdecentresd’intérêt.

–Alors…c’estcommeregarderunevidéo?PerryenavaitvuchezMarron.Desimagesquidéfilaientcommedessouvenirssurunécran.–Non,lesvidéossontuniquementvisuelles.LesDomainessontenplusieursdimensions.Situ

vasdansunefête,tusenslesgensdanserautourdetoi,tupeuxrespirerleurodeuretentendrelamusique.Enplus,tupeuxchangerdestrucs,choisirdeschaussuresplusconfortablespourdanser,parexemple.Oulacouleurdetescheveux.Etmêmechangerdecorps.Tupeuxfairecequetuveux.

Perrycroisalesbras.Ilavaitl’impressionqu’elledécrivaitunesortederêve.–Qu’est-cequit’arrivequandtuvasdanscegenred’endroitsfactices?Tut’endorsetturêves?–Non,tutedédoubles.Tufaisdeuxchosesàlafois.Ellehaussalesépaules.–Commequandtumarchesetquetuparlesenmêmetemps.Perryréprimaunsourire.–Quelestl’intérêtd’allerdansunendroitfactice?demanda-t-il.– LesDomaines sont les seuls lieux où l’on peut vraiment se promener. Ils ont été créés au

momentdelaconstructiondesCapsules.Sanseux,onseraitsansdoutedevenusfousd’ennui.Et

puis,ilssontvirtuels,pasfactices.Ilsreproduisentleréel.Dumoinsc’estcequejecroyais.J’aivudeschosesiciquinesontpascommejel’auraiscru.

Lafilleplongeaunemaindansunepoche.Elleavaitramasséunedizainedecaillouxlaveille.PourPerry, aucun ne se distinguait des autres, ils se ressemblaient tous.C’étaient de vulgairescailloux.

– Chacune de ces pierres est unique, reprit-elle. Sa forme, son poids, sa composition. C’estfabuleux.DanslesDomaines,cesontdes formulesquicréent leschangements. Jepeuxtoujoursramasserdes cailloux, remarque.Etm’apercevoirque tous lesdouzecailloux, je tombe suruneversion modifiée du premier pour la couleur, la densité ou je ne sais quelle autre variationpossible.Etiln’yapasquelescailloux…Quandj’étaisdanscedésertetque…

Àsonregard,Perrydevinaqu’ilétaitconcernéparcequ’elleallaitdireensuite.–Jen’avaisjamaiséprouvéça.Onn’apascegenredepeurdanslesDomaines.Sij’aidéjàtrouvé

deuxchosesdifférentesici,ildoitforcémentyenavoird’autres,non?D’autrestrucs,endehorsdelapeuretdescailloux,quinesontpaspareilsdanslaréalité?

Perryessayad’imaginerunmondesanspeurethochalatêted’unairabsent.Était-cepossible?Silapeurn’existaitpas,commentleréconfort,lecouragepouvaient-ilsexister?

Lafillepritsonhochementdetêtepouruneinvitationàpoursuivre.Celaneledérangeaitpas.Ilappréciaitsavoix.Ils’enétaitrenducomptequandill’avaitentenduechanter.Ilauraitpréféréqu’ellechanteaulieudeparler,maisnevoulaitpasleluidemander.

–Tuvois,toutça,c’estdel’énergie,commelereste.LeSmartEyetransmetdesimpulsionsquiaffluentdanslecerveauenluienvoyantdesfaussesinformations.Ellesluidisent:«Tuesentraindevoiretdetouchertelleoutellechose.»Maispeut-êtrequecertainstrucsdemandentencoreàêtre perfectionnés. Peut-être que les ingénieurs sont proches de la réalité, mais qu’ils neparviennent pas tout à fait à la recréer. Enfin, c’est pas ce que tu m’as demandé. Je porte ceSmartEyeparcequejenesuispasmoi-mêmesanslui.

Perry se gratta la joue et tressaillit, la douleur lui rappelant qu’il avait un hématome à cetendroit.

–NosMarques,c’estpareil.Jenemesentiraispasmoi-mêmesanselles.Ilregrettasur-le-champd’avoirprononcécettephrase.Lalumièredujourperçaitlebrouillard

enlongsfaisceaux.Quefaisait-ilàbavarderavecuneSédentaire,alorsqueTalonmouraitquelquepart,loindechezlui?

–Testatouagesontunrapportavectonnom?demandalafille.–Oui,répondit-ilenfourrantlacouverturedanssonsac.–Tut’appellesFaucon?Rapace?–Non,non…Ilseleva,attrapasonarcetsoncarquois.–Jevaistereprendrelacoquemaintenant.Ariahaussalessourcilsetsonfrontseplissa.–Non.– Si on te voit avec cet engin sur l’œil, laTaupe, tu ne risques pas de passer pour l’une des

nôtres.–Jeleportaishier.–Hier,c’étaithier.Àpartirdemaintenant,c’estdifférent.–Retired’abordtestatouages,leSauvage.

Perrysefigeaetserralesdents.Lepire,c’estqu’enletraitantdesauvage,ellel’incitaitàagircommetel.

–Onn’est plusdans tonmonde, laSédentaire.Les gensmeurent, ici, et cen’est pas virtuel.C’esttrès,trèsréel.

Lafilleredressalementon,commepardéfi.–Alorsretire-le-moi.Tuasvucommentons’yprenaitnon?Enunéclair,PerryrevitSorenluiarracherl’objetduvisage.Ilnevoulaitpasagirainsi.Ilfitle

gestedeprendresoncouteauàsahanche.–Sic’estcommeça…–Attends!Jem’encharge.Ellesedétourna.Lorsqu’elle lui fitdenouveauface,quelquessecondesplustard,elleavait la

coquedanslamain.Levisagecrispéparlacolère,ellelaglissadansunedesespoches.Perrys’avançaverselle.Ilfittournoyersoncouteaucommen’importequelgaminauraitpule

faire,maissongesteproduisitl’effetescomptépuisqu’ilattiraleregarddelafillesurlalame.–J’aiditquejelereprenais.–Stop!Net’approchepasplus.Tiens!Elleluilançalacoque.Perryl’attrapaetlalaissatomberdanssasacoche.Puisils’éloignaenrangeantlecouteaudans

sonfourreau.

15ARIA

Le deuxième jour, Aria eut beaucoup plus de mal à suivre l’Étranger. Ses pieds la faisaienthorriblementsouffrir.Àpartirdemaintenant, c’estdifférent, avait-ildit.Mais cen’étaitpas le cas.Mêmemarcheininterrompue.Mêmedouleurincessante.Mêmesmauxdetêteparintermittence.

Elleavaitrenoncéàdialogueravecl’Étranger.Ilsavançaientensilence,ellen’entendaitquelaterrecrissersoussessemellesdefortune.Elleavaitfailliéclaterderireenvoyantlacouverturedulivreque leSauvageavaitdécoupée :L’Odyssée.Cen’étaitpasunbonprésagepour leurvoyage.Maispourl’instantilsn’avaientvunisirènesnicyclopes;uniquementdescollinesbroussailleusesparseméesdebouquetsd’arbres.Arias’étaitattendueàtraverserunerégionabominablemais,enfait,c’étaitsoncompagnonquil’effrayaitleplus.

Aux alentours de midi, ils passèrent une heure à creuser la terre avec des pierres plates.L’Étrangeravaitdevinélaprésenced’eauàtrentecentimètressouslasurfacedusol.Ilsremplirentleursoutresetmangèrentsansdireunmot.Aprèsleurrepas,ilsrestèrentassisunmoment,tandisquel’Étherondoyaitcalmementau-dessusdeleurstêtes.L’Étrangerexaminaleciel.Ill’avaitfaitsouventdanslajournée.Ilétudiaitl’Étheravecattention,commes’illecomprenait.

Aria aligna sa collection de cailloux devant elle. Elle en avait une quinzaine, à présent. Elles’aperçutalorsqu’elleavaitdelaterresouslesongles.Avaient-ilspoussé?Impossible!Lesonglesn’étaientpascenséspousser.Leurcroissanceétaitconsidéréecommeinutileetarchaïque,alorsonl’avaitsupprimée.

L’Étranger sortitunepierreplatede son sacdecuiretentrepritd’aiguiser soncouteau.Arial’observaitducoinde l’œil.Ilavaitdesmains largesetosseuses.D’ungesterégulieretprécis, ilpassait la lamesur lasurface lissede lapierre.Lemétalsifflaitàunrythmerégulieretpaisible.Elleregardalevisagedugarçon.Lalumièredujourfaisaitluireleduvetblondquirecouvraitsamâchoire.Lapilositéétaituneautredecescaractéristiquesgénétiquesdontlesingénieurss’étaientdébarrassés.Lesmainsdel’Étrangers’arrêtèrent.Il levavivementsesyeuxvertsverselle.Puis ilrangeasesaffairesetilsreprirentleurroute.

Pendantleslonguespériodesdesilence,Arias’abandonnaitàsespensées,quin’avaientrienderéjouissant.Leplaisird’avoirrécupérésonSmartEyen’avaitguèreduré.Laveille,elleavaittentédesedistraireenobservantlepaysage,maisçanefonctionnaitplusdésormais.PaisleyetCalebluimanquaient.Ellepensaàsamèreets’interrogeasurlefameuxmessage«Petit-Merle».Enfin,elles’inquiétapoursespieds,craignantqu’ilsnes’infectent.Chaquefoisquesamigraines’amplifiait,elles’imaginaitquec’étaitlepremiersymptômed’unemaladiemortelle.

Ariaavaitenviederedevenircequ’elleétaitavant.Unefillepassionnéedemusique,quifatiguaitsesamisavecsesbavardagesincessants.Ici,elleportaitunereliureencuirenguisedechaussures.Elle était condamnée à traverser un paysage vallonné en compagnie d’un Sauvage qui nedécrochaitpasunmot…Etellenesefaisaitguèred’illusionssurseschancesdesurvie.

Elle inventa un air qui traduisait en musique toutes les frayeurs et la vulnérabilité qu’elleéprouvaitaufondd’elle-même.Unemélodiesecrèteetmélancoliquequ’ellechantaituniquementdanssatête.Ariadétestaitcetair.Elledétestaitencorepluslebesoinqu’elleavaitdelechanter.Ellesepromitque,lorsqu’elleretrouveraitLumina,elleoublieraitcettefacettepathétiqued’elle-même,ellelalaisseraitdehors,làoùétaitsaplace.Etellenerechanteraitplusjamaiscettemélodietriste.

Cettenuit-là,elles’endormitavantquel’Étrangern’aiteuletempsd’allumerlefeu,enveloppéedanslacouvertureenpolairebleumarine.Elleposalatêtesurlasacocheencuirdugarçon.Elleavaitplusbesoind’unoreillerqu’ellen’avaitpeurdelacrasse.

Aria n’avait jamais éprouvé une telle douleur physique.Elle n’avait jamais été aussi fatiguée.Enfin,elleespéraitquec’étaitça:qu’elleétaitépuisée,etpasqu’elleétaitentraindesuccomberàl’UsinedelaMort.

Lematindeleurtroisièmejourdemarche,l’Étrangerdivisaendeuxlesrestesdelanourriturequ’il avait apportéede la caverne. Ilmangea enévitantde la regarder, commed’habitude.Ariasecoua la tête. Ilétaitgrossier, froid,et lui faisaitpenseràunanimalhideuxavecsesyeuxvertsétincelantsetsesdentsde loup…Mais,parchance, ilavaitbesoind’elle. Ilauraitpu luiarriverbienpirequedecroiserlechemindeceSauvage.

Toutenmâchonnantunefigueséchée,ellepassaenrevuesesdésagréments.Desmauxdetête,desmusclesendolorisetdescrampesdanslebas-ventre.Quantàlaplantedesespieds,ellen’osaitmêmepluslaregarder.

–Jevaisdevoirchassertoutàl’heure,annonçal’Étrangerenattisantlefeuàl’aided’unbâton.Lamatinée était plus fraîcheque les jours précédents. Ils avaient grimpé régulièrement et se

trouvaientmaintenantenaltitude.LeSauvageavaitenfiléunechemiseàmancheslonguessoussongilet en cuir.Une loque d’un blanc fané, avec des fils tirés et des trous rapiécés. Le genre dechemise qu’on imagine portée par le survivant d’un naufrage. Cela dit, Aria le regardait plusvolontiersquandilétaitentièrementhabillé.

–D’accord,luirépondit-ellefinalement,enfronçantlessourcils.Lemonosyllabisme.Unemaladied’Étrangerqu’elleavaitattrapée.–Onvagrimperdanslamontagneaujourd’hui,déclara-t-ilenlançantunregardfurtifsurles

piedsd’Aria.Bienloinduterritoiredemonfrère.Ariaresserra lacouvertureautourd’elle.Elle ignorait jusque-làque leMondeExtérieurétait

divisé en régions. Et comme ça, ce garçon avait un frère ? Pourquoi était-ce si difficile àconcevoir?Parcequ’ellen’avaitvuaucunautreÉtranger?

–Leterritoiredetonfrère?Ilestduc,ouuntruccommeça?Perryesquissaunsourireencoin.–Untruccommeça.Aria se retint de rire.Un prince Sauvage ! Elle avait décroché le gros lot ! En plus, il était

d’humeurbavarde– compte tenude sonmutismehabituel –, et elle avaitbesoindeparler.Oud’écouter.Ellenepouvaitpaspasserunejournéedeplusaveclamélodiequilahantaitcommeunfantôme.

–Ilyadesterritoires,reprit-il,etdesterreslivréesàelles-mêmes,oùvagabondentlesexclus.–Quisontlesexclus?Ilplissalesyeux,agacéd’avoirétéinterrompu.–Lesgensquiviventsanslaprotectiond’unetribu.Desvagabondsquisedéplacentseulsouen

petitsgroupes.Enquêtedenourriture,d’unabri…ouquicherchentsimplementàresterenvie.Ilmarquaunepauseetredressaseslargesépaules.–Les plus grandes tribus revendiquent des territoires.Mon frère est un Seigneur de sang. Il

dirigematribu,lesLittorans.UnSeigneurdesang.Quelnomhorrible!–Tuesprochedetonfrère?demandaAria.L’Étrangercontemplalebâtonentresesmains.–Jel’étaisdanslepassé.Maintenant,ilveutmetuer.Ariasefigea.–Tuessérieux?–Tumel’asdéjàdemandé.Est-cequevous,lesSédentaires,vouspassezvotretempsàblaguer?–Non.Maisçanousarrive.Ariaattenditqu’ilsemoqued’elle.Elleavaitbiencomprisladuretédesonexistence,s’ildevait

creuserpendantuneheurepourboireunverred’eau trouble. Iln’y avait sûrementpas souventmatièreàrigoler,parici.Maisl’Étrangerneditrien.Illançaleboutdeboisdanslefeu,puissepenchaenavant,lesbrasposéssurlesgenoux.Ellesedemandacequ’ilvoyaitdanslesflammes.Était-celepetitgarçonqu’ilcherchait?

Ariane comprenait paspourquoi les siens auraient kidnappéungaminduMondeExtérieur.L’accroissement de la population était soigneusement contrôlé dans les Capsules. Et pourquoiirait-ondépenserdeprécieusesressourcespourunpetitSauvage?

L’Étrangerrécupérasonarcetsoncarquoisetlesmitenbandoulière.–Plusunmotunefoisqu’onaurafranchicettecorniche.Compris?–Pourquoi?Qu’est-cequ’ilyadel’autrecôté?Les yeux du garçon, toujours étincelants, évoquaient des lumières vertes dans la pâleur de

l’aurore.–Ilyaleshistoires,laTaupe.Toutescellesqu’ont’aracontées.

Dèsqu’ilssemirentenroute,Ariacompritquecettejournéeseraitdifférente.Jusque-là, l’Étrangers’étaittenuàplusieursmètresd’elleet ilavaitmarchéd’unpas léger,en

dépitdesataille.Désormais, ilavançaitaveclourdeur, ilsemblaitméfiantetsurlequi-vive.Lemaldetêteintermittentqu’Ariaéprouvaitdepuisqu’elleavaitretirésonSmartEyes’installapourde bon, entraînant une sorte de sifflement strident dans ses oreilles. Ses sandales de fortuneaggravaientsesampoules.L’Étrangerseretournaitsanscesseverselle,maiselleévitaitsonregard.Elleluiavaitpromisdesuivresonallure,etelles’yefforçait.Quelautrechoixavait-elle,detoutemanière?

Versmidi,unmélangeécœurantdesangetdepuscommençaàsuinterdesesplaiesauxpieds.Arianepouvaitplusmarchersanssemordre la lèvre.Tantetsibienquecelle-ci finitaussiparsaigner.

Lechemins’aplanitlorsqu’ilsentrèrentdanslesbois,cequioffritunpeuderépitàsespiedsetàsesmuscles.LesarbresrappelèrentàArialadernièrefoisoùelles’étaittrouvéeencompagniedePaisley,pourchasséeparSoren,puisilsdébouchèrentdansunchampàcielouvert.

Unevastebandedeterregrise,presqueargentéeettotalementnue,s’étendaitdevanteux.Paslamoindrebrindilleoutouffed’herbe.Seullescintillementdorédequelquesbraisesdisséminéesetdelégèrestracesdefuméeicietlà.Lajeunefilledevinaquel’Éthervenaitdefrapperàcetendroit.

L’Étranger porta l’index à ses lèvres pour lui commander le silence. Il porta unemain à saceintureet,lentement,sortitsoncouteau,toutenluifaisantsignederesterprèsdelui.«Qu’est-cequisepasse?»aurait-ellevoululuidemander.«Qu’est-cequetuvois?»Elles’efforçadenepasparlertandisqu’ilsrepartaiententrelesarbres.

Arianesetrouvaitguèreàplusdetroismètresd’ellequandellevitunepersonnerecroquevilléedanslafourched’unarbre,lespiedsnusetvêtuedehaillons.Ellen’auraitsudires’ils’agissaitd’unhomme ou d’une femme. Sa peau était crasseuse et ses yeux de hibou brillaient derrière unetignasse blanc jaunâtre.Aria crut d’abord que la chose souriait. Puis elle se rendit compte quecelle-ci n’avait pas de lèvres.Rien ne dissimulait ses dents abîmées etmarron. Sans son regardpaniqué,onauraitpulaprendrepouruncadavre.

Arianeputdétournerlesyeux.Lacréaturedansl’arbreredressalatête.Lalumièredujourfitbrillerlabavequidégoulinaitsursonmenton.Leregardrivésurl’Étranger,ellemarmonnaitunesortedeplainteétrangeetdésespérée.Unsonquin’avaitriend’humain,maisAriacompritcequ’ilsignifiait.Lacréatureimploraitlamiséricorde.

L’Étranger effleura le bras d’Aria qui sursauta puis comprit qu’il ne faisait que la guider.Pendantl’heurequisuivit,elleneputcalmersesbattementsdecœur.Ellesentaitencorelesyeuxglobuleuxdelacréatureposéssurelleetl’échodesonhorribleplainterésonnaittoujoursenelle.Unemultitudedequestionssebousculaientdanssatête.Ellevoulaitcomprendrecommentunepersonnepouvaitenarriverlà.Commentsurvivait-elledansl’isolementetlaterreur?MaisAriarestamuette,sachantqu’ellelesmettraitendangersielleparlait.

D’unecertainemanière,elleenétaitvenueàpenserquel’Étrangeretelleétaientseulsdanscemondedésert.Maisenfait,pasdutout.Ellesedemandaitmaintenantquid’autreilscroiseraientsurleurroute.

Ilstrouvèrentunenouvellecaverneenfind’après-midi.Elleétaithumideetpleined’étrangesformationsderochequiressemblaientàdelacirefondue.Elleempestaitlesoufre.Desmorceauxdeplastiqueetdesossementsjonchaientlesol.

L’Étrangerposasonsac.–Jevaischasser,annonça-t-iltranquillement.Jeseraideretouravantlanuit.–Pasquestionquejet’attendeicitouteseule.C’étaitquoi,cettechose?–Jet’aiparlédesexclus.–Ehbien,tunepeuxpasmelaisserlàaveccettechoseexcluedanslesparages.–Tun’aspasàt’inquiéterdecettechose.D’ailleurs,elleestloinderrièrenous.–Jet’accompagne.Jeseraisilencieuse.–Tuneleserasjamaisassez.Écoute,ilfautqu’onmangeetjenepeuxpaschasseravectoi.Tu

gesticulessansarrêt.–J’aivudesbaies,là-bas.Onestpassésdevantunbuisson.–Resteici,insista-t-ild’unevoixferme.Ilfautquetureposestespieds.Perryfouilladanssasacocheettendituncouteauàlafilleenletenantparlagarde.C’étaitun

petitcouteau,paslelongqu’ellel’avaitvuaiguiser.Desplumesétaientgravéessurlemancheencorne.Ariatrouvaabsurdequ’onaitprislapeinededécorerunobjetaussisinistre.

–Jenesauraispasquoifairedecetruc.–Agite-leetpoussedescris,laTaupe.Crieleplusfortpossible.Çadevraitsuffire…

Lacavernes’assombritbienavantqu’ilfassenuit.Arias’avançaversl’entréeettenditl’oreille.

Un silence étrange régnait à l’extérieur.Elle observa les arbres alentour, plissant les yeux pourtenterd’apercevoirdesgenstapisdanslesfeuillagesencontrebas.Ellenevitpersonne.Seulementdesarbresnusetdécharnés.Ellesedemandapourquoicertainspoussaientbien,alorsqued’autresmouraient.Était-ceà causedu sol ?Oubien l’Étherchoisissait-il ceuxqu’il calcinait ?Ellenetrouvapasderéponse.Aucunelogique.Riennesemblaitavoirdesensdanscettecontrée.

Ariamouraitd’enviedeparleràquelqu’un.N’importequi.Lasolitudeluipesait,l’obligeaitàrepenseràcettecréaturedanssonarbre.Lorsqu’elleperçutunbruissementaufonddelagrotte,Ariasecoulaverslesacdecuirdel’ÉtrangeretyrécupérasonSmartEye.Ilnemarchaitpas,maislesimplefaitdeleporterlacalmerait.Etcelaagaceraitaussil’Étranger.Cequin’étaitpasrien.

Revenueàl’entréedelacaverne,elleappliqualacoquesursonœil.Iladhéraàsapeauetaspiradouloureusement son orbite. Aria retint son souffle en priant pour voir apparaître sonSmartScreen.Lemessagedesamère.N’importequoi.MaisbiensûrsonSmartEyenes’étaitpasréparétoutseul.

Pais, ordonna-t-elle malgré elle au SmartEye. Mais son amie était morte. Aria n’arrivaittoujourspasàlecroire.Etsoudain,ellefonditenlarmes.«Commejefaisdéjàsemblant,jevaisimaginerquetuvisencoreetquetoutçan’estqu’unegrosseblague.CommedansunDomainespécialisédanslescanulars.Maisuntrucvraimentterriblequ’ondevraiteffacer.Jesuisdansunecaverne,Paisley.DansleMondeExtérieur.Tudétesterais.Jedéteste,d’ailleurs.»Elleséchasesyeuxd’unreversdemanche.«C’estladeuxièmegrottedanslaquellejevaisdormir.Çapuel’œufpourri là-dedans. Et il y a des bruits bizarres. Comme si on traînait un truc par terre… Lapremièrecaverneétaitmieux.Pluspetiteetpluschaude.T’imagines?J’aidéjàunegrottepréféréePaisley…Çavapasfortencemoment.»

Ses sanglots avaient accentué samigrainequi se répercutait jusquedans ses yeux. Sesoreillesbourdonnaientetellesavait–elleenétaitsûre–quelacréaturedel’arbreétaitdanslacaverne,etse traînait vers elle. Elle imaginait déjà ses yeux énormes, sa bouche déformée, pleine de baveluisanteetsesdentspourries.

Ariaempoignalecouteauetsortitdelagrotte.Silence.Ellehumal’airetregardaautourd’elle.Personnedanslesarbres.Riendanslesbois.La

cavernebéantelaregardaitd’unairmenaçant.Pasquestiond’yretourner.Elles’ouvraitàflancdecoteau.Ariadescenditmaladroitementlapente,lecouteauàlamain.

Elle retrouva facilement le buisson chargé de baies.Triomphante, elle en fourra unmaximumdanssespoches,puisdanssachemisetransforméeenpanierdefortune.

Elleimaginacequel’Étrangerdiraitenvoyantlesfruits.Sûrementpasplusd’unmot,maisilverrait qu’elle était capablede se débrouiller sans lui.Aria remonta à la hâte en se promettantd’agirainsileplussouventpossible.Elleenavaitassezdesesentirinutile.

Elle n’avait pas dû s’absenter plus d’une demi-heure, mais la nuit tombait vite. Aria sentitd’abord la fumée,puis vitunepâle colonne s’éleverdans le cielobscur.L’Étranger était rentrépendantsonabsence.Ellefaillitl’appeler,histoiredefanfaronneravecsesbaies.Finalement,ellepréféralesurprendre.

Elle s’arrêtanetàquelquespasde lacaverne.La fumées’échappaitpar l’ouverture.Plusieursvoixmasculinesrésonnaientàl’intérieur.Ellen’enreconnutaucune.Ellereculaàpasdeloup,lecœurtambourinantdanssapoitrine.Sesoreillesquibourdonnaient l’empêchaientd’entendresiellefaisaitdubruit.Ellecompritquec’étaitlecasquandtroissilhouettessurgirentdelagrotte.

Danslalumièredéclinante,Ariavitqu’undeshommes,leplusgrand,portaitunecapenoire.Sacapucherecouvraitunmasquedotéd’unlongbecdecorbeau.Iltenaitunbâtondecouleurclaire,d’oùpendaientdesboutsdecordeetdesplumes.Ilrestadeboutàl’entrée,tandisquedeuxautresindividuss’approchaientd’elle.

–Rat…c’estuneSédentaire?ditl’und’eux.–Eneffet,réponditl’autre.Ilétaitminceetchauve,avecunlongnezpointuquinelaissaitaucundoutesurl’originedeson

nom.–T’esdrôlementloindecheztoi,pasvrai,lafille?Ariaentendituntintement.Ellecherchalasourcedubruitetvitdesclochettessuspenduesàla

ceinturedeRat.Ellesbrillaientdanslapénombreettintaientàchacundesespas.–Arrête-toilà,luiordonnaRat.Ariaserappelaqu’elleavaituncouteau.Ellevoulutlebrandir,maiss’aperçutqu’elleletenait

déjàdroitdevantelle.Ellelelevadavantage.–Nebougeplus,insistaRat.Puis il sourit jusqu’aux oreilles et dévoila des dents si pointues qu’elles semblaient avoir été

aiguisées.–Toutdoux,lafille.Onnevapastefairedemal.Pasvrai,Trip?–Non,onneteferaaucunmal,confirmaleditTrip.Ilportaituntatouageélaboréautourdesyeux,commedeladentelle,oucommeunaccessoire

d’unDomaineBalmasqué.–Jen’auraisjamaiscruquejeverraisuneTaupeunjour,enchaîna-t-il.–PasuneTaupevivante,entoutcas,ditRat.Qu’est-cequetufaisparici,lafille?Ariaguettalesgestesdel’homme-corbeau,quisedéplaçaitdésormaissanslemoindrebruit.SiRatetTripluifaisaientpeur,cedernierl’effrayaitencoredavantage.L’homme-corbeau dépassait largement lemètre quatre-vingts. Il devait baisser les yeux pour

regarderAria.Sonmasqueétaitterrifiant,avecsonbecpointu,confectionnédansuncuirfaçonnésurunmoule.Lespartieslissesétaientcouleurchair,maisunesorted’encrecrasseusemaculaitlesplis.Ariadistinguaitlesyeuxdel’hommeàtraverslestrousprévusàceteffet.Ilsétaientd’unbleutrèsclair,presquetranslucide.

–Commentt’appelles-tu?luidemanda-t-il.–Aria,répondit-elle,nevoyantpasquoifaired’autre.–Oùvas-tu,Aria?–Chezmoi.–Biensûr,ditl’homme-corbeauenpenchantlatêtedecôté.Désolé.Cettechosedoitt’effrayer.Ilretiralemasque,maintenuparunlacetdecuir,etlefitpendredanssondos.Ilétaitplusjeune

qu’ellenel’auraitcru.Ildevaitêtresonaînéd’àpeinequelquesannées,ilavaitlescheveuxbruns,cequifaisaitressortirsesyeuxtrèsclairs.Ariasesentaitpluscalme,àprésentqu’ellevoyaitsonvisage.

Ilsourit.– C’est mieux ainsi, n’est-ce pas ? Mon peuple accueille la nuit avec une cérémonie. Nous

utilisonsdesmasquespourrepousserlesespritsdesténèbres.Mesamisnesontpasencoreinitiés,sinonilsenporteraientaussi.Jem’appelleHarris.Enchantédefairetaconnaissance,Aria.

Ilavaitunebellevoixdebaryton.IllançaunregardappuyéàTripetRat.–Oui.Ravisdeterencontrer,direntlesdeuxhommesenchœur.

Ilsinclinèrentlatêteetlesclochettestintèrentànouveau.– Les clochettes font également partie de notre cérémonie, précisaHarris qui avait suivi le

regardd’Aria.–Lesclochettesétaientsouventutiliséesdanslesculturesanciennes,débita-t-elled’untrait.Elles’envoulutdeconnaîtredeschosesidiotes,etdenepasêtrecapabledelesgarderpourelle

quandelleétaitnerveuse.–CommechezlesTibétains,jecrois,reprit-elle.–Oui.Eneffet.Arian’enrevenaitpasqu’ilsacheça.UnSauvagequinesavaitpasseulementcreuserdestrouset

faireunfeu!Unelueurd’espoirs’allumaenelle.–Ilscroyaientquelesclochettesreprésentaientlasagesseduvide,ajouta-t-elle.–J’aiconnuquelquespersonnesquiavaientlatêtevide,maisjenediraispaspourautantqu’elles

étaientsages,plaisantaHarris.Pournous,lesclochettessymbolisentlebienetlalégèreté.Tuesseule,Aria?

–Non.JesuisavecunÉtranger.Ilfaisaitnuitnoireàprésent,maissousladoucelumièredel’Éther,lajeunefillevitlefrontde

soninterlocuteurseplisser.– Enfin… avec l’un des vôtres, rectifia-t-elle, réalisant qu’ils ne s’appelaient sûrement pas

Étrangersentreeux.–Ah…tantmieux.C’estuneterredangereuse.Toncompagnonadûteledire.–Oui.Eneffet.Tripricana.–J’aifaillimefairedessusquandjet’aientenduet’approcherdenousendouce.Ratredressasongrandnezethumal’air,avantdeflanquerunebourradedansl’épauledeTrip.–Seulementfailli?Harrissouritd’unairnavré.– Nous avons suffisamment de nourriture pour la partager et nous avons fait un bon feu.

Pourquoinenousrejoindriez-vouspas,toncompagnonettoi?Situcroispouvoirsupportercesdeux-là.

–Non,çaira.Maismerciquandmême.Aria se cramponnait si fort au manche du couteau qu’elle sentait son pouls battre dans ses

phalanges.Pourquoiavait-elleuncouteau,aufait?Ellel’abaissa.Aussieffrayantqu’ilaitpuluiparaîtreavecsonmasque,Harrisluisemblaitamicalmaintenant.BienplusquesonÉtranger,dontelleignoraitmêmelenom.Etpuis,Harrisparlait,lui.

–Enfin…reprit-elleenréfléchissant.Jepeuxtoujoursvoircequ’ilendit.–Jedisnon.Ilssetournèrenttousverslehautdelacolline,d’oùprovenaitlavoix.C’étaitcelledePerry.À

peinevisibledanslapénombre.Ariaallaitl’interpeler,quandelleentenditunsonquiressemblaitàuneclaquedansl’eau,suivi

d’untintementdeclochettes.Ratvacillaettombaàlarenverse.C’estdumoinscequecrutAria,jusqu’àcequ’ellevoieunbâton–non,uneflèche–logéedanslagorgedeRat.

Sans réfléchir,elle fitvolte-faceet semitàcourir.Trip la retintpar lebraset lui arracha lecouteaudelamain.Puisilposalalamesursoncouetluitorditlebrasdansledos.Ariamanquas’évanouir à cause de la douleur qui jaillit dans son épaule. L’odeur pestilentielle de Trip luisoulevaitl’estomac.

–Baissetonarcoujelatue!hurlacedernier.L’Étranger s’était rapproché.Aria le voyaitmieuxàprésent. Il se tenaitprèsde lagrotte, les

jambesetlesbrasdansl’alignementdesonarc:unearmequ’iltransportaitdepuisdesjoursmaisdont elle avait bizarrement oublié l’existence. Il avait retiré sa chemise blanche et sa peau sefondaitdansl’obscurité.

–Faiscequ’iltedit!s’écria-t-elle.Qu’est-cequiluiprenait?Ilrisquaitdemanquersacibleetdel’abattreelleaulieudeTrip.Elleperçutunmouvementsurlagauche.Harrisgravissaitlacollineendirectiondel’Étranger.

Ilnetenaitplussonbâton,maisunlongcouteauquireflétaitlalumièredel’Éther.Ils’avançaitd’unpasdécidé.L’Étrangerétaitaussiimmobilequ’unestatue.SoitilnevoyaitpasHarris,soitils’enmoquait.

Ariasentaitl’haleinedeTrip,fétideetteintéedepanique,soufflersursajoue.–Baissetonarc!répéta-t-il.Unefoisdeplus,Arianevitrien,maisellesutquel’Étrangeravaitdécochéunenouvelleflèche.

Elleentenditunbruitsec,puisbasculaenarrière,s’écroulantsurTrip.Emportéeparl’élan,ellerouladanslapente.Songenoucognaquelquechosedepointuetelles’immobilisa.Elleseredressad’unbond,malgréladouleurquiexplosaitdanssajambe.

Tripgisaitsurlecôté,parcourudespasmes,uneflècheplantéedanslapoitrine,côtécœur.Ariasetournaverslehautdelabutte, laterreurrésonnantcommeuncristridentàsesoreilles.Elleavaitvudesgenspratiquerlalutteàmainsnuesousebattreàl’épéedanslesDomaines.Elleavaituneidéedeceàquoiressemblaitunvraicombat.Laparadeet l’esquive.Lejeude jambeset lagarde.Saufqu’ellen’avaitabsolumentpasconsciencedelaréalité.

Harris et l’Étranger s’élancèrent l’un vers l’autre à plusieurs reprises, et s’évitèrent d’unmouvementfurtif,l’untorsenu,l’autredrapédenoir.Ariaapercevaitparintermittencel’éclatducouteauoudumasquedecorbeau.Elleavaitenviedefuir.Ellenevoulaitpasvoirça.Pourtantellenepouvaitserésoudreàbouger.

L’affrontement ne dura guère plus d’une poignée de secondes, mais il lui parut long.Brusquement, lesmouvementsdesdeuxcombattants ralentirentet leurscorps se séparèrent.LasilhouettedrapéedeHarriss’effondratelleunemassenoire.L’Étranger,torsenu,ledominaitdetoutesahauteur.

PuisAria vit quelque chose dévaler le long de la pente, droit dans sa direction.Arrivée prèsd’elle,lachoseheurtaunepierre.Ariadistinguaalorsunmasqueblafard,desyeuxbleuclair,unnez,desdentsblanchesetdescheveuxnoirsquiroulaientdanslapoussièreenlaissantunetraceécarlatedansleursillage.

16PEREGRINE

–Non,non,non…répétaitAriaensecouantlatête,lesyeuxexorbitésparl’épouvante.Perryseprécipitaverselle,selaissantdérapersurlegravierdelapentepourallerplusvite.–Tuesblessée?Elles’écartad’unbond.–Nemetouchepas !hurla-t-elleenportant lamainàsonventre.Qu’est-cequis’estpassé?

Qu’est-cequetuviensdefaire?Danslafraîcheurdusoir,Perryflairaitdistinctementlamoindreodeur.Lesangetlafumée.La

peur d’Aria, froide comme la glace.Et quelque chose d’autre.Une sorte d’amertume. Il humal’atmosphère,scrutalesparagesetendécouvritlasource.Lestachessombressurlachemisedelafille.

–Qu’est-cequec’est?demanda-t-il.Aria tourna la tête sans comprendre, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un. Perry lui

attrapalachemiseàpleinemain.Ariatentadeluienvoyeruncoupdepoing.–Nebougepas!Illuibloqualepoignetetrelevalachemise,sidéré.–C’estpourçaquetut’eséloignée?Pourcesbaies?Il s’aperçut qu’elle portait de nouveau sa coque sur l’œil. Ces hommes auraient pu la lui

dérober.Commentaurait-ilretrouvéTalonalors?Elleselibéradesonétreinte.–Tulesasmassacrés,dit-elle,leslèvrestremblantes.Regardecequetuasfait.Perry porta un poing à la bouche et s’éloigna à grands pas, craignant d’avoir un geste

malheureuxs’ilrestaitprèsd’elle.PeuaprèsavoirquittéAria,ilavaitflairél’odeurdesFreux.Ilsavaitqu’ilscherchaientàseréfugierdanslagrotte.Ilavaitalorsempruntéunautrechemin,s’étaitdépêchéderevenirlepremier,pourfinalementdécouvrirlacavernevide.Letempsqu’ilretrouvelatraced’Ariaetlasuive,c’étaittroptard.Elleétaitdéjàderetouràlagrotte.

Perrysetournaverselle.–StupideSédentaire!Jet’avaisditderesterici!Tuespartieramasserdesbaiesempoisonnées.Ellesecoualatête,regardanttouràtourlecadavreduFreuxetPerryd’unairstupéfait.–Commenttuaspufaireça?Ilsvoulaientpartagerleurnourritureavecnous…ettulesastués.Perry, hors de lui, commençait à trembler. Il avait senti l’envie de chair fraîche chez ces

hommes.Elleétaitsifortequ’elleluiavaitpresquebrûlélesnarines.–Pauvreidiote!C’esttoiquiallaisêtreleurnourriture.

–Non…non…Ilsnem’ontrienfait.Tut’esmisàleurtirerdessusavectonarc…C’esttoiquiasfaitça.TuesencorepirequelesSauvagesdeshistoiresquej’aientendues.Tuesunmonstre.

Perryn’encroyaitpassesoreilles.–C’estlatroisièmefoisquejetesauvelavie,etc’estcommeçaquetum’appelles?Ilpointaledoigtversl’est.–LemontArrowestdel’autrecôtédecettecrête,àtroisheuresdemarche.Voyonscomment

tutedébrouillestouteseule,laTaupe.Surcesmots, il tourna les talonset s’élançadans lesbois. Ilavançait trèsvite,déchargeantsa

colèredans la terreà chaquepas,mais il ralentit auboutdequelqueskilomètres. Il avait envied’abandonnerlafille,maisilnepouvaitpas.ElleavaitleSmartEye.Etc’étaituneTaupequivivaitdansdesmondesvirtuels.Quesavait-elledelasurviedanslanature?

IlrebroussacheminetretrouvalaSédentaire,maisrestaàbonnedistance,afinqu’ellenelevoiepas. Elle avait le couteau deTalon à lamain. Perry jura dans sa barbe. Comment avait-il puoublierqu’illuiavaitlaissé?Illaregardasefrayerunpassagedanslaforêtavecunevigilanceetuncalmesurprenants.Elleveillaitaussiàavancerenlignedroite.Aufond,Perryauraitsouhaitélavoircéderàlapanique.Maisc’étaitlecontraire.Etçal’agaçaitd’autantplus.Commeilnerestaitqu’unepetitedistanceàcouvrir,ilpartitentêteetcourutjusqu’aumontArrow,quisetrouvaitsurleterritoiredesCorydorans.

Ilfaisaitencorenuitquandilyparvint.Ilrepritsonsouffleendécouvrantlascènededésolationquis’offraitàlui.Lelieun’avaitplusrienàvoiraveclevillageaniméqu’ilavaitaperçuunanplustôt.Tout était anéanti. Abandonné. Les odeurs fanées, passées.Une épave échouée au pied dumontArrow.

Les tempêtes d’Éther et les incendies qu’elles avaient provoqués avaient décimé toutes leshabitationssaufune,maisPerryn’avaitpasbesoindeplus.Iln’yavaitpasdeporteetilnerestaitplusqu’unepartiedutoit.Ildéposasasacocheàl’entréeafinquelafillesacheoùletrouver.Puisilpénétradanslamaisonets’affalasurunepaillassedéfoncée.Au-dessusdelui,lespoutresbriséesdelatoituresaillaientcommelescôtesd’unecagethoraciquegéante.

Perrylaissaretomberunbrassursesyeux.L’avait-ilquittéetroptôt?S’était-elleperdue?Oùétait-elle?Ilfinitparentendreunlégerbruitdepas.Ilregardaverslaporte,ilvitlafilleposerlatêtesursa

sacoche.Puisilfermalesyeuxets’endormit.Lelendemainmatin,Perrysortitdelamaisonsansfairedebruit.Lapetitesilhouetteentenue

de camouflage,pelotonnée contre lemur,baignaitdans la lumièrediffusedu cielnuageux.Lescheveuxnoirsd’Ariacachaient sonvisage. Il s’aperçutquandmêmequ’elle avait retiré sa coqueoculaireparcequ’ellelatenaitdansunemaincommes’ils’agissaitd’undescaillouxqu’elleglanaitenchemin.PuisPerryvitsespiedsnus.Crasseux.Poisseuxdesang.Lachairàvifparendroits.Lessemellesdefortuneavaientdûsedéchireraprèsqu’ill’avaitabandonnée.

Qu’avait-ilfait?Ariaseréveilla,l’observaderrièresescils,lespaupièresmi-closes,puisseredressaets’adossaàla

masure.Perrysesentitmalàl’aise,ilnesavaitpasquoidire.Maisiln’eutpasbeaucoupdetempspouryréfléchirparcequel’humeurdelafilleassaillitsesnarines,déclenchantchezluiuneboufféed’inquiétude.

–Aria,qu’est-cequinevapas?

Elleseleva,marchad’unpaslentetaccablé.–Jesuisentraindemourir.Jesaigne.Perrypromenaleregardsursoncorps.–Pasmespieds,précisa-t-elle.–Tuasgoûtéàcesbaies?–Non,répondit-elle.Elletenditunemainverslui.–Tiens, autantque tugardesça.Peut-êtrequeça t’aideraà retrouver lepetitgarçonque tu

cherches.Perryfermalesyeuxetrenifla.L’odeurdelafilleavaitchangé.Lemuscrances’étaitpresque

volatilisé. Sa peau exhalait un nouvel effluve, léger mais tout de même bien présent. Pour lapremièrefoisdepuisqu’illaconnaissait,sachairdégageaituneodeurqu’ilreconnaissait,féminineetdélicate.

Unparfumdeviolettes.Ilcompritbrusquement,reculad’unpas,jurantdanssabarbe.–Tun’espasentraindemourir…Tunesaisvraimentpascequit’arrive?–Jenesaisriendutout.Perrybaissalesyeux.Celanefaisaitaucundoutedanssonesprit.–Aria…C’esttonpremiersang.

17ARIA

Depuis sonexpulsiondeRêverie,Ariaavait survécuàune tempêted’Éther ;uncannibale luiavaitposéuncouteausurlagorge,etelleavaitvudeshommessefaireassassiner.

Maiscequ’ellevivaitmaintenantétaitencorepire.Ellenesereconnaissaitplus.Commesielleavaitendosséunpseudo-corpsdansunDomaine,et

nepouvaitplusensortir.Sonesprittournaitenrond.Ellesaignait.Commeunanimal.LesSédentairesn’avaientpasde

menstruations. La procréation s’effectuait par modélisation génétique, puis par traitementhormonal et implantation. La fertilité était strictement contrôlée, utilisée seulement en casd’absoluenécessité.Ariajugeaitterrifiantel’idéedepouvoirconcevoirauhasard.

Peut-être que l’air de l’Extérieur l’avait transformée. Peut-être était-elle victime d’undysfonctionnement.Commentexpliquerait-elleçaàsamère?Etsionnepouvaitpaslaguérir?Etsicephénomènesereproduisait,disons,chaquemois?

Aria s’était préparée à mourir. Dans le Monde Extérieur, il fallait s’y attendre. C’était laconséquencenaturelled’unexildansl’UsinedelaMort.Maiselleavaitbeauexaminerleproblèmesoustouslesangles,lesrèglesluisemblaientcarrémentbarbares.Ellesesentaitcommelematelassur lequel elle était allongée : crasseuse. Souillée. Elle ferma les yeux dans l’espoir de fuir cethorrible Monde Extérieur. Elle s’imagina étendue sur le sable blanc de son Domaine Plagespréféré,bercéeparledouxressacdesvagues,etellecommençaàsedétendre.

ElletentaànouveauderéinitialisersonSmartEye.L’opérations’effectuasansproblème.Toussesiconesréapparurentàl’endroitexactoùilsétaientcenséssetrouver.Etunrappelavec,

enfond,Ariafaisantminedes’étranglers’affichaaucentredel’écran.DIMANCHEMUSICAL11hdumatinElle le choisit et se dédoubla aussitôt.Le rideaude velours rougede l’opéra semit à flotter

devantelle.Ariatenditlamainettouchasonépaisseétoffe.Ellenel’avaitjamaisvuegonflerainsi,comme les vagues de l’océan.Elle s’avança à tâtons, enquête de l’ouverture centrale.Le lourdrideau l’encerclait. Elle pivota sur elle-même sans réussir à trouver la sortie. Paniquée, ellerepoussal’étoffe,maiselleétaitdevenuedurecommelapierre.

–Lumina!hurlaAria.Aucunsonnesortitdesabouche.–Maman!cria-t-elleencore.

Oùsavoixs’était-elleenfuie?Elleagrippalerideauettiradessusdetoutessesforces.Ilcéda,puissemitàtournoyerautourd’elle,l’entraînantdanssacourse,menaçant.Refusantdeselaisserengloutir,Ariacomptajusqu’àtroisetplongeadanslaspirale.

Elle réapparut sur-le-champau centrede la scène.Luminaoccupait son fauteuil habituel aupremier rang. Mais pourquoi lui semblait-elle si loin, comme si elle se trouvait à plus d’unkilomètrededistance?QuelétaitdoncceDomaine?

–Maman?Arian’entendaittoujourspassavoix.–Maman!–Jesavaisquetuviendrais,ditLuminaavecunsourirequidisparutpresqueaussitôt.Aria,c’est

encoreuneblague?«Uneblague?»Ariabaissalesyeux.Elleportaitunetenuedecamouflage.Ici-même,dansla

solennitédecettesalled’opéra.–Non,maman!ElleauraitvouluraconteràLuminatoutcequis’étaitpassé.LuiparlerdeSorenetduconsul

Hess,puisdesonexilencompagnieduSauvage.Hélas,lesmotsrefusaientdesortir.Deslarmesderagebrouillaientsavision.Ellebaissalatête,pourquesamèrenelavoiepaspleurer,ets’aperçutqu’elletenaitunpetitcarnetdanslesmains.Unlivret.Lesparolesd’unopéra.Elleignoraitoùetquandellesel’étaitprocuré.Desfleursdessinéesàl’encredécrivaientdesarabesquessurlepapierfanéets’entrelaçaientpourformerdeslettres.

ARIAL’effrois’insinuaenelle.Était-cesonhistoire?Elleouvritlelivretetreconnutaussitôtl’image

àl’intérieur.Unedoublespiralehélicoïdaletournoyaitsurlapage.L’ADN.–C’estundon,Aria,ditLuminaensouriant.Nevas-tupaschanter,Petit-Merle?Pasdebonbon

acidulécettefois,s’ilteplaît.Mêmesic’étaitamusant.Ariaavaitenviedehurler.Elleavaitbesoindedireàsamèrequ’elleétaitdésolée,etaussiqu’elle

s’envoulaitetqu’elleétaitfurieusecontreelle…Maisoùétait-elle?Ariaessayaencoredeparler,maisellen’émettaitpaslemoindreson.Ellenes’entendaitmêmepasrespirer.

–Jevois,ditLumina.Elleselevaetlissasarobenoireajustée.–J’espéraisquetuauraischangéd’avis.Jereviendraiquandtuserasprête,ajouta-t-elleavantde

disparaître.Ariabattitdespaupières.–Maman?Savoixlafitsursauter.–Maman!hurla-t-elle,maisc’étaittroptard.Ellerestalongtempssurlascène.Ellepercevaittoutel’immensitédelasalle,savacuitéaussi,et

unsentimentterribles’emparad’elle.Arianes’étaitpasrenducomptequ’elles’étaitmiseàhurler.Et maintenant, elle ne savait plus comment s’arrêter. Le son qui s’échappait de sa bouchegrandissaitetsemblaitnejamaisvouloircesser.Legrandlustresemitàtrembler,puiscefurentlescolonnesdoréeset les fauteuilsdes loges.Etd’uncoup, lesmurset lessiègesvolèrentenéclats,envoyant des débris de dorures, du stuc et des lambeaux de velours écarlate dans toutes lesdirections.

Aria se redressa en suffoquant, cramponnéeaumatelas élimé.Elle serrait sonSmartEyedansunedesespaumesdemain,moite.Elleavaitfaituncauchemar.

L’Étrangerentrapeuaprèsdanslamaison.Illuitenditunmorceaudeviandeetl’observad’unœilsuspicieuxavantderepartir.Ellemangea,tropabrutiepourcomprendrecequivenaitdesepasser.Elleavaitrêvé.Soncorpsetsonespritnesemblaientplusluiappartenir.

Elleentendit l’Étrangerremuerdesgravatsau-dehors.Elles’adossaaumuretécoutalebruitsourddespierresquiheurtaientlesolouleurclaquementquandelless’entrechoquaient.Plusieursheuress’écoulèrentavantquePerrynerevienneaveclacouverturebleumarinerouléecommeunballuchon.

Illaposaparterresansunmotetladéploya,découvrantunepiled’objetsbizarres.Unebagueroulahorsdelacouverture.Unépaisanneaud’orsertitd’unepierrebleutée.Ariaeutàpeineletempsdel’apercevoirquelegarçons’enemparaetlaglissadanssasacoche.Puisils’assitsursestalonsets’éclaircitlavoix.

–J’aitrouvédeuxoutroischosespourtoi…Unmanteau.Enpoilsdeloup.Ilvafairefroidetonvagrimperdanslamontagne.Iltetiendrachaud.

Illuilançaunregard,puisrevintàlapile.– Ces bottes sont en bon état. Peut-être un peu trop grandes, mais ça devrait aller. Les

vêtementssontpropres.Bouillis.Seslèvresesquissèrentunsourirefugace,maisilgardalesyeuxbaissés.–Ilssontpour…cequetuvoudrasenfaire,peuimporte.Ilyaencorequelquestrucs.J’aiprisce

quej’aitrouvé.Ariacontempla lestrouvailles, lagorgeserréepar l’émotion.Unvieuxmanteaudecuirélimé

pleindetrous,maisdoubléd’uneépaissefourrureargentée.Unbonnetdelainenoiresurlequelonavaitpiquéquelquesplumes.Unelanièredecuirmunied’unebouclequidevaitêtreunebridedecheval,maisluiferaitunemeilleureceinturequelabandedegazequ’elleutilisait.Ilavaitfalludesheuresàl’Étrangerpourdénichertoutça.Commelorsqu’ilavaitcherchédel’eauoudéterréles racines de chardon. En fait, la plupart des choses semblaient demander du temps dans leMondeExtérieur.

–Cequet’asditsurmesMarques…surmestatouages,reprit-il.Tuétaissurlabonnepiste.Ilrelevalatêteetcroisasonregard.–Monnom,c’estPeregrine.Commelefauconpèlerinenanglais.Lesgensm’appellentPerry.Ainsil’Étrangeravaitunnom.Peregrine.Perry.C’étaitunenouvelleinformation.Est-cequece

prénomluiallait?Est-cequ’ilsignifiaitquelquechose?Ariaavaitenviedeluiposercesquestionsmais elle ne pouvait même pas regarder le garçon en face. Un Sauvage avait dû lui expliquerqu’elleavaitsesrègles.Ellesemorditlalèvreetsentitlegoûtdusangdanssabouche.Savuesebrouilla.Ellen’avaitjamaisautantpenséausangavant.Àprésent,cetteidéel’obsédait.

–Pourquoituasfaittoutça?demanda-t-elle.Pourquoituascherchétouscestrucspourmoi?Parpitié.C’étaitforcémentparpitiéqu’illesavaitramassés.Etaussiparpitiéqu’illuiavaitdit

sonnom.–T’enavaisbesoin.Ilsepassaunemainsurlanuque.Puisils’assit,replialesgenouxqu’ilentouradeseslongsbras

enentrelaçantsesdoigts.–Tucroyaismourircematin.Maistum’asquandmêmetendulacoqueoculaire.Tuallaisme

ladonnerdetaproprevolonté.Ariaramassauncaillou.Elleavaitprisl’habitudedelesaligner.Delesranger.Parcouleur.Par

taille. Par forme.Elle redonnait du sens à cette nature aléatoire qui l’avait d’abord fascinée.À

présentellesecontentaitd’observerlecailloubigarréqu’elleavaitdanslamain,ensedemandantpourquoielles’étaitdonnélapeinedeglisserdeschosesaussimochesdanssapoche.

Elleignoraitsic’étaitréellementparbontéd’âmequ’elleavaitrenduleSmartEyeàl’Étranger.Peut-être.Maisc’étaitpeut-êtreaussiparcequ’ellesavaitqu’ildisaitvraiàproposdescannibales.Illuiavaitsauvélavie.Pourlatroisièmefois.

–Merci.Sonintonationn’exprimaitguèredereconnaissance,etelleleregretta.Ellesavaitqu’elleavait

besoindesaffairesetdel’aidedugarçon.Maiselleauraitpréférénedépendredepersonne.Ilhochalatêteetacceptasesremerciements.Ils se turent. La lumière de l’Éther s’infiltrait dans lamaison en ruine, balayant les ombres.

Malgré sa fatigue,Aria sentait la fraîcheur de l’air sur son visage.Elle sentait aussi le poids ducailloudanssamainetl’odeurdepoussièrequel’Étrangeravaitapportéeaveclui.Ariaentenditsaproprerespirationetsentitlepouvoirsilencieuxdel’attentionqueluiportaitlegarçon.Elleavaitparfaitementconsciencedel’endroitoùellesetrouvait.Làaveclui.Avecelle-même.

Ellen’avaitjamaiséprouvécegenredesensationavant.–Monpeuplefêtelepremiersang,dit-ilauboutd’unmoment,d’unevoixdouceetprofonde.

Lesfemmesdelatribupréparentunfestin.Ellesapportentdesprésentsàlafille…lafemme.Ellesrestenttoutelanuitavecelle,touteslesfemmesdansuneseulemaison.Et…jenesaispascequisepasse ensuite.Ma sœurm’a dit qu’elles se racontaient des histoires,mais j’ignore lesquelles. Jepensequ’ellesexpliquentlasignificationde…duchangementquis’opèreentoi.

Ariasentitlefeuluimonterauxjoues.Ellen’avaitpasenviedechanger.Ellesouhaitaitrentrerchezelleparfaitementintacte.

–Quellesignificationçapeutbienavoir?D’unemanièreoud’uneautre,c’estuntruchorrible.–Tupeuxavoirdesenfants,maintenant.–C’estcomplètementprimitif!Lesenfantssontprécieuxlàd’oùjeviens.Onlescréeavecsoin,

individuellement.Ilsnesontpaslefruitd’expériencesaléatoires.Onréfléchitbeaucoupavantdeconcevoirunenouvellepersonne.Tun’aspasidée.

Elleserappela…maistroptard…qu’ilessayaitdesauverunpetitgarçon.Qu’ilavaittuétroishommes.Qu’illuiavaitconfectionnédeschaussures.Qu’illuiavaitsauvélavie.L’Étrangeravaitfaittoutcelapourunpetitgarçon.Àl’évidence,lesenfantsétaientprécieuxiciaussi.

Ellenesavaitpastroppourquoiellecraignaittoutàcoupdel’avoirblessé.C’étaitunassassin.Balafré.Couvertdemarquesdeviolence.

–Tuavaisdéjàtuéavant,non?Ariaconnaissaitlaréponseàsaquestion.Pourtantelleespéraitqu’ildirait«non».Poureffacer

cette nausée qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle se souvenait de ce qu’il avait fait aux troishommes.

Ilneréponditpas.Ilnerépondaitjamais,etelleenavaitassez.Assezaussidesonregardcalmeetattentif.

–Tuastuécombiend’hommes?insista-t-elle.Dix?Vingt?Tutiensdescomptes?Ariaavaithausséletonpourcrachersonvenin.L’Étrangerselevaets’approchaduseuil,mais

ellenes’arrêtapaspourautant.C’étaitplusfortqu’elle.–Sioui,inutiled’ajouterSoren.Tunel’aspastué,mêmesituasessayé.Tuluiassimplement

fracassélamâchoire.Fracassée!Etpeut-êtrequeBane,EchoetPaisleyontcomplététontableaudechasse…

–Est-cequetuas lamoindre idéedecequiseseraitpassési jen’avaispasété là,cesoir-là?marmonna-t-il,l’aircrispé.Ethier?

Ellelesavait.Etlapeurqu’elleavaitrefouléeressurgit.Lapeurdeceshommes,quisemblaientbienveillants mais se nourrissaient de chair humaine. La peur des heures atroces qu’elle avaitpasséesàcourirtouteseule,àlarecherchedumontArrow,enespérantemprunterlebonchemindanslenoir.Elledéchargeaitsonagressivitésurl’Étrangermaisiln’étaitpaslavéritableraisondesacolère.Cequilamettaithorsd’elle,c’estlapenséequ’ellenepouvaitplussefieràsonproprejugement. Elle ne connaissait rien, ici !Même de vulgaires baies risquaient de la tuer. Elle seredressatantbienquemal.

–Etalors !hurla-t-elle.Tum’assauvée,etalors?Après, tuesparti !Tuteprendsvraimentpour quelqu’unde bien ?Un type qui sauve une personne après en avoir tué trois autres ?Etpourquoi tu m’as apporté toutes ces choses ? En plus, à t’entendre, on croirait que c’est unhonneur,cequim’arrive.Cen’estpasunhonneur!Çan’auraitjamaisdûm’arriver.Jenesuispasunanimal!Etjen’aipasoubliécequetuasfaitàceshommes.Jenel’oublieraijamais.

Perryeutunpetitrireamer.–Siçapeutterassurer,dit-il,moinonplusjenel’oublieraipas.–Parcequetuasuneconscience?Commec’esttouchant!Autempspourmoi.Jet’avaismal

jugé.Ilfutprèsd’elleenunéclair.Ariaseretrouvasoudainfaceàsesyeuxvertsfuribonds.–Tunesaisriendemoi,souffla-t-il.Ariaeutunmouvementdereculenlevoyantporterlamainsur lecouteau,àsahanche.Son

cœurbattaitsifortqu’ellel’entendaittambourinerdanssesoreilles.–Situvoulaisvraimentmetuer,tul’auraisdéjàfait,leprovoqua-t-elle.Tunefaispasdemal

auxfemmes.–Tutetrompes,laTaupe.J’enaituéune,danslepassé.Continuedeparlercommeça,ettu

pourraisbienêtreladeuxième.Aria,choquée,neputréprimerunsanglot.Ildisaitlavérité.Sansrienajouter,leSauvageluitournaledosetrestaimmobilequelquesinstants.–LesFreuxvontvouloirsevenger,déclara-t-il.Alorssituveuxvenir,onfilemaintenant.Dans

lenoir.Sur ces mots, il sortit. Aria demeura un instant sans bouger, réalisant ce qui venait de se

produire. Ce qu’elle avait dit et ce qu’il avait admis. Elle s’efforça de ne pas penser à ce quedevaientêtrelesreprésaillesdescannibales,niàl’Étrangerentraindetuerunefemme.

Ellecontemplalacouverturebleumarine.Sarespirationsecalmaitpeuàpeu,etsonbesoindehurleraussi.

Desbottes.Aumoinselleavaitdesbottesàprésent.

18PEREGRINE

Ilsmarchaientàvivealluremalgrél’obscurité.C’étaitnécessaire.Avectroisdesleursassassinés,lesFreuxallaientvouloirsevenger.LeurtribucomptaitsansdouteunOlfilequiselanceraitsurlatracedePerryetd’Ariaen flairant leurodeur.Cen’étaitqu’unequestiondetempsavantqu’ilsvoientapparaîtredesmasquesetdescapesnoiresdansleursillage.

PourlesFreux,quicroyaients’emparerdel’espritdesmortsendévorantleurchair,Perryavaitcommisunefautesuprême.Lefaitd’avoirlaissétroishommesenpâtureauxcharognardsfaisaitdeluilemeurtrierd’âmeséternelles,etnonsimplementd’êtreshumains.LesFreuxlepoursuivraienttantqu’ilsn’auraientpasobtenuvengeance.Perryauraitdûbrûlerouenterrerlescorps,celaluiauraitpermisdegagnerdutemps.IlseretournapourregarderAria,quimarchaitàunedizainedepasderrièrelui.Ilauraitdûagirdifféremmentavecelleaussi.

Ellecroisabrièvementsonregard,puisdétournalesyeux.Perryrepensaàcequ’elleavaitdit.Elle l’avait traité de monstre. Et son comportement indiquait clairement qu’elle n’avait paschangéd’avis.Çal’avaitrendudinguequ’elle luidiseça.Desentircequ’ellepensaitdecequ’ilavaitfait.Decequ’ilavaitdûfaireàcaused’elle.Iln’avaitbesoindepersonnepourluirappelercequ’ilétait.Illesavait.Illesavaitdepuislejourdesanaissance.

Àmesurequ’ilsgravissaientlamontagne,l’airdevenaitplusvifetplusfrais.Laforêtsedensifiaitaussi,etPerrysentaitsonpouvoird’Olfilefaiblir.L’odeurdespinsmasquaitlesautres.Ilfiniraitpar s’adapter,mais ça l’inquiétait de ne pas bénéficier de toutes ses capacités. Ils se trouvaientmaintenantenpleincœurdescontréeslimitrophes.IlavaitbesoindesesdeuxSenspouréviterlesFreuxetlesexclusquisecachaientdanscesbois.

Perrypassalamatinéeàs’adapterauchangementetàchercherdespistesdegibier.Laveille,ilavait partagé avec Aria unmaigre lapin et une poignée de racines, mais son estomac grondaittoujours.Ilneserappelaitmêmeplusladernièrefoisqu’ils’étaitsentirassasié.

Talonoccupait laplupartdesespensées.Oùétait-il?Quefaisait-il?Ses jambeslefaisaient-ellessouffrir?Envoulait-ilàsononclepourcequis’étaitpassé?Perryévitaitlespenséeslesplusdouloureuses,cellesqu’ilnevoulaitmêmepasenvisager.L’idéequeTalonn’aitpassurvécu,parexemple.Çal’auraitdétruitparceque,danscecas,plusrienn’auraiteud’importanceàsesyeux.

Ilsfirentunepauseàmidi.Arias’adossaàunarbre.Elleavaitlestraitstirés,descernesviolacéssouslesyeux.Malgrésafatigue,ellegardaitunvisageagréableàregarder.Diaphane.Délicat.Joli.Perrysecoualatête,surprisparsesproprespensées.

Enfind’après-midi,ilss’arrêtèrentpoursedésaltérerdansunruisseauquiserpentaitaucreuxd’unravin.Perryselavalevisageetlesmains,puisbutlonguementl’eauglacée.Arias’étaitaffaléesurlabergeetnebougeaitplus.

–Tuasmalauxpieds?Ellesetournaverslui.–J’aifaim.Ilhochalatête.Luiaussiétaitaffamé.–Jevaisnoustrouverquelquechose.–Jeneveuxpasdetanourriture.Jeneveuxplusrienvenantdetoi.Ses paroles étaient amères, mais son humeur, léthargique, froide et humide trahissait un

profonddésespoir.Perryl’observaquelquesinstants.Ilcomprenait.Cen’étaitpasvraimentdirigécontrelui.Etiln’auraitpasaiménonplusêtreobligéderéclameràmangerchaquefoisqu’ilavaitfaim.

Ils reprirent leurmarche en remontant le ruisseau. Le paysage qu’ils traversaient était restéverdoyantgrâceà la fontedesneiges.C’étaituneterre tropvallonnéepour lescultures,mais lachassedevaityêtreplus fécondeque sur le territoiredesLittorans. Il semitenquêted’odeursanimales,espérantnepasrepérerleseffluvesmusquésdesloups.Lanuittomberaitdansquelquesheures ; ilsdevraientbientôtsereposeret s’alimenter.Alorsquesonodorataffaiblipar lespinscommençaitsérieusementàlecontrarier,Perryflairasoudainuneodeursucréequiluimitl’eauàlabouche.

–Repose-toiunpeu,dit-ilens’éloignantdequelquespas.Jerevienstoutdesuite.Arias’assitaussitôtethaussalesépaules.Ilattendit,pensantqu’elleallaitdirequelquechose.Il

lesouhaitaitmême.Maiselleneditrien.Il revint peu après et s’agenouilla devant elle sur la rive pierreuse.Dans l’ombre des pins, la

lumièredéclinaitdéjà,alorsquelanuitnedevaitpastomberavantunebonneheure.Derrièreeux,le ruisseau gargouillait doucement. Aria plissa les yeux en voyant la ronce feuillue qu’il luiprésentait,chargéedebaiesrougefoncé.

–Qu’est-cequetufais?–Jet’apprendsàtrouvertaproprenourriture.IlsedemandasielleallaitsemoquerdeluietletraiterencoreunefoisdeSauvage.–Bientôttusaurasrepérercequetupeuxmangersansrisqueparcequetusaurasoùlesfruits

poussentettureconnaîtraslaformedesfeuilles.Avantça,cequetudoisfairepoursavoirsiunebaieestcomestible,c’estl’écraserentretesdoigtsetlasentir.

Il l’observa.Assise biendroite, elle semblait plus alerte. Soulagé, il cueillit unebaie et la luitendit.

–Sielledégageunparfumunpeuamerouuneodeurdenoisette,tunedoispaslamanger.Ariaécrasalabaieetsepenchapourlarenifler.–Ellenesentnil’unnil’autre.–Bien.C’estça.Lamûredégageaitunfortparfumsucré.Perryl’avaitfacilementrepérée.D’aussiprès,ilsentit

également lanouvelleodeurd’Aria.L’odeurdesviolettes.Uneffluvedont ilnese lassaitpas. Ilpercevaitaussidistinctementsonhumeur.Pourlapremièrefoisdelajournée,ellenetrahissaitnicolèrenirépulsion,maisquelquechosedevifetpiquant,commelamenthe.

–Regardeensuitelacouleur,reprit-il.Silabaieestblancheoucontientdublanc,ilvautmieuxlajeter.

Ariaexaminalabaie.Perrylavitréfléchir,mémoriserl’information.–Elleestrougefoncé.–Oui.Jusqu’ici,ças’annoncebien.Ensuite,ilfautquetulafrottessurtapeau.Àunendroitoù

lapeauestfine,c’estmieux.Ilallaitluiprendrelamain,maisserappelacombienelledétestaitqu’onlatouche.–Aucreuxdetonpoignet.Justeici,précisa-t-ilenluimontrantl’emplacementsursonpropre

bras.Ellefrottalabaiecommeil leluiindiquait.Lefruitlaissaunetracedejussursapeau.Perry

fronçalessourcilsensentantsoncœurbondir,puisseressaisit.–Attendsunpeu.Situnevoispasapparaîtrederougeur,tuendéposesunpeusurtalèvre.Il la regardapresser la baie contre sa lèvre inférieure. Il continuad’observer sa bouche après

qu’elleeutfini.Ilsavaitqu’ilauraitdûdétournerlesyeux,maisçaluiétaitimpossible.–Bien.Siçanetepicotepas,tupeuxmettrelefruitsurtalangue.Perryserelevaavantmêmed’avoirfinisaphraseetfaillitperdrel’équilibre.Ilsepassaunemain

sur le front et se sentit agité, comme s’il avait besoin de rire, de courir… de faire à tout prixquelquechose.Ilramassaunepierreetlajetadansleruisseau,s’efforçantdechasserdesonespritl’imaged’Ariagoûtantlabaie.Etderéfrénersonenviederespirersonparfumàpleinspoumons.

–C’esttout?demanda-t-elle.–Quoi?Non.Ilnecessaitde larevoirenpensée, lanuitde la tempêted’Éther.Lescourbesde lapeaunue

d’Ariacontresonflanc.–Tuenavalesunepetitequantitéettuattendsquelquesheurespourvérifierquetoutvabien.

Voilà,tusaiscommenttesterdesbaies.Perry croisa les bras et resta planté devant elle, l’air indécis. Il savait qu’il la regardait

bizarrement.Lui-mêmesesentaitbizarre.Trèsbizarre.Jusqu’iciilnel’avaitpasvuesouslestraitsd’unefille,maiscommeuneTaupe,uneSédentaire.Àprésent,ilnevoyaitplusriend’autrequesaféminité.

Aria lui rendit son regard : sourcils froncés, bouche de travers, l’air tendu, mais un peumoqueur.

Perry éclatade rire.Cette sensation agréable sepropagea commeuneondedans ses épaules.Quand avait-il ri pour la dernière fois ? La réponse lui vint aussitôt.C’était en compagnie deTalon.

–Alorscelle-ciestbonne?demanda-t-elleenmontrantlabaie.–Oui.Pasdeproblème.Arialamitdanssaboucheetl’avala.Elleluitenditensuitelaronceensouriant.Illarefusa.–Vas-y,mange.Aprèsquoiilentrepritderetendrelacordedesonarc.Lorsqu’elleeutterminé,elleleregardaet

sourit.–Ceseraitsansdouteplussimplesijemecontentaisdelestrouver,etsijetedemandaissielles

sontcomestibles,non?Plutôtquedelesfrottersurmapeauetdelesgoûter.–Biensûr,dit-il,sesentantunpeubête.Çamarcheaussi.

19ARIA

Ilsdécidèrentdedormirprèsduruisseau,enmontantlagardeàtourderôle.Ariaétaitcenséesereposer la première mais lorsqu’elle s’allongea, elle se sentit incapable de s’abandonner ausommeil.Sespenséeslaperturbaient.Ellerestadoncassise,àfrissonnermalgrésonépaismanteauetlacouverturebleuequil’enveloppait.L’Étherdansaitdansleciel,aussilentementetlégèrementquelesnuages.Leventsoufflait,faisaitbruisserlesaiguillesdepinetbougerlesbranchesautourd’eux. Là-bas, quelque part… il y avait des gens qui vivaient dans les arbres et des cannibalesdéguisésencorbeaux.

Hier,elleavaitvulesdeux.–OnestencoreloindechezMarron?demanda-t-ellesoudain.–Àtroisjoursdemarcheenviron,réponditPeregrine.L’airabsent,ilfaisaittournoyerinlassablementlepetitcouteauaumanchegravé.PeregrineouPerry?Elle ignoraitcomment l’appeler.Perry luiavait fabriquédeschaussures

dans lareliured’un livreetapprisà trouverdesbaies.Peregrineavaitdes tatouagesetdesyeuxvertsétincelants.Iljouaitavecuncouteausanscraindredesecouperetplantaitdesflèchesdanslecoudesgens.Ellel’avaitvudécapiterunhomme.Maiscethomme-làétaituncannibalequiallaits’enprendreàelle.Ariasoupiraetsonsouffleformaunlégernuagedebuée.Ellenesavaitplusvraimentquoipenserdelui.

–Onvayarriveràtemps?demanda-t-elle.–LesFreuxnesontpasprèsd’ici,pourcequej’ensais.Ce n’était pas vraiment la réponse qu’elle attendait, mais c’était tout de même une bonne

nouvelle.–C’estqui,aujuste,Marron?–Unami.Unmarchand.Undirigeant.Unpeutoutàlafois.Arialevitluijeteruncoupd’œiletremarquersesépaulesquitremblaient.–Jesuisdésolé,onnepeutpasfairedefeu.–Parcequequelqu’unpourraitvoirlafumée?Ilacquiesça.–Oulasentir.–Tunerestesjamaisimmobile,hein?dit-elleenregardantsesmainsquibougeaientsanscesse.Ilglissasoncouteaudansunebandedecuirsursabotte.–Resterimmobilemefatigue.

C’était absurde mais elle se garda de le lui faire remarquer, de crainte de troubler ce quiressemblaitàunetrêveentreeux.

Ilcroisalesbras,puislesdécroisa.–Commenttutesens?Unfrissonparcourutledosd’Aria.C’étaitsiétrange.Quelui, luiposecettequestion.C’était

intime,bienplusquecettesimplequestionsemblait l’être.Parceques’il le luidemandait,c’estqu’ilvoulaitvraimentlesavoir.Ilneposaitpasdequestionsinutiles,ilnegaspillaitpassesparoles.

–J’aienviederentrerchezmoi,avoua-t-elle.C’étaitendeçàdecequ’elleéprouvaitvraiment,maiscommentaurait-ellepu luiexpliquer?

Soncorpschangeait,etpasseulementàcausedesesrègles.Sessenspercevaientl’écoulementduruisseauetl’odeurdespinsdansl’atmosphère.Toutesonattentionauxchoseschangeait.Commesi chaquecellulede soncorps s’étirait etbâillait aprèsun long sommeil.Bien sûr, sespieds luifaisaientmal.Etelleavaittoujoursdesmigrainesetunedouleursourdeaucreuxduventre.Maisendépitdetouscesmaux,ellen’avaitplusl’impressiondesombrerlentementverslamort.

Perryseleva.«Perry»,réalisa-t-elle.PasPeregrine.Commesisonsubconscientavaitdécidépourellecomment l’appeler.Elle sedébarassade lacouverturequi l’emmitouflait ; sesmusclesankylosés la faisaient souffrir. Si elle ne devait pas dormir, autantmarcher, songea-t-elle. ElleremarquaalorslafaçondontPerryfixaitl’obscurité.

–Qu’est-cequisepasse?demanda-t-elleenselevantd’unbond.LesFreux?Perrysecoualatêtesanscesserdescruterlesbois.Puisilmitlesmainsenporte-voixethurla:–Roar!Ariafutsisurprisequ’ellecrutquesoncœurallaits’arrêter.–Roar,espècedevieuxsalopard!Jesaisquetueslà!Jetesensd’ici!Quelquesinstantsplustard,unsifflementperçalesilence.UnsourireradieuxilluminalevisagedePerry.–Lachanceestdenotrecôté.

Perrygravissait lapente àgrandes enjambées.Ariadevait courirpour suivre l’allure, le cœur

battantaurythmedesesfoulées.Ausommet,ilstrouvèrentdesrochersbleutésquiévoquaientdesbaleineséchouéessurunegrève.Unesilhouettenoireétaitdebout,lesbrascroisés,etsemblaitlesattendre.Perryseprécipitaversl’individu.Arialesregardas’étreindrevivement,puiséchangerdesbourradesamicales.

Elles’approchaetdévisageacenouvelÉtranger.Souslalumièrefroide,toutchezluisemblaitraffiné.Soncorpsélancé,sestraitsbiendessinés.Lacoupedesescheveuxsombres.Ilportaitdesvêtementsajustés.Ennoirdelatêteauxpieds.C’étaitquelqu’unqu’elleauraitpucroiserdanslesDomaines.Tropsoignéettropséduisantpourêtreréel.

–Quiest-ce?demanda-t-ilenlavoyant.–Jem’appelleAria,répondit-elle.Ettoi,quies-tu?–Salut,Aria.Moi,c’estRoar.Tuchantes?Unequestionpourlemoinssurprenante,maiselleyréponditmachinalement:–Oui,eneffet.–Excellent.Deprès,ellediscernaune lueurdans lesyeuxdeRoar. Ilavaitdesalluresdeprince,maisun

regarddepirate.Ilesquissaunsourireséduisant,malicieux.Ariagloussa.Pluspiratequeprince,sansconteste.Roars’esclaffadel’entendrerire,etelledécidasur-le-champqu’ellel’aimaitbien.

IlsetournaversPerry.–J’ailaberlue,Per,ouc’estuneSédentaire?–C’estunelonguehistoire.– Parfait, répliquaRoar en se frottant lesmains.On va s’installer autour d’une bouteille de

Luisant.Riendetelquedelongueshistoirespourlesnuitsfroides.–Commentt’es-tudébrouillépourdénicherduLuisantparici?s’enquitPerry.–J’enaichippéunebouteilleilyadeuxoutroisjours,avecassezdepainetdefromagepour

qu’on ne meure pas de faim. On va fêter ça. Maintenant que tu es là, on ne va pas tarder àretrouverLiv.

LesouriredePerrys’évanouit.–RetrouverLiv?Ellen’estpaschezlesCornans?Roarlâchaunjuron.–Perry,jecroyaisquetulesavais.Elles’estenfuie!J’aifaittransmettrelanouvelleàVale.J’ai

cruquetuvenaism’aideràlaretrouver.–Non…Perryfermalesyeuxetredressalatête.Lesmusclesdesoncousecrispèrentsousl’effetdela

colère.–Onn’enajamaisriensu.Tuesrestéavecelle,non?–Biensûr,maistuconnaisLiv.Ellefaitcequ’elleveut.–Saufqu’ellenepeutpas,rétorquaPerry.SiLivn’enfaitqu’àsatête,commentlesLittorans

vont-ilssurvivreàl’hiver?–J’ensaisrien.Etj’aimespropresraisonsdeluienvouloir,figure-toi.Unedizainedequestionssebousculaientdanslatêted’Aria.QuiétaitLiv?Qu’est-cequ’elle

fuyait ?Elle se rappela la bague enor ornéed’unepierre bleuequePerry avait glisséedans sasacoche.Lebijouétait-ildestinéàcettefemme?Ariaauraitaiméensavoirplus,maistoutcelasemblaittroppersonnelpourqu’elleosedemanderdesprécisions.

RoaretPerrysemirentàfabriquerunabriavecdesbranchespourseprotégerduvent.Quoiqu’ilsoitarrivéàlafille,Liv,ilsn’enparlaientplus.Ilss’activaientensilence,commes’ilsavaientdéjàfaitcegenredechosesdescentainesdefois.Ariaimitaleurmanièred’entrelacerlesbranchesettrouvaque,pourundébut,ellenesedébrouillaitpastropmal.

Ils ne pouvaient pas faire de feu, mais Roar alluma une bougie qui produisit une lumièrevacillanteautourdelaquelle ilsseréunirent.Ariacommençaittout justeàattaquerlepainet lefromageapportésparRoar,quandelleentenditunebrindillecraquer.Lebruitluisemblaprochedanslesilenceambiant.Ellesetournaetnevitquel’écrandebranches,maisperçutunbruitdepastrèsnet.

–C’étaitquoi,ça?Soncœurs’emballa.Perrymorditdansunmorceaudepainrassis.–Tonamiaunnom,Roar?Aria luidécochaunregardnoir.CommentPerrypouvait-il ingorercerôdeur,aprèscequ’ils

avaientvécuaveclescannibales?Roarne réponditpas toutde suite. Il regardaitdans levague,écoutantvisiblement lesbruits

alentour.Puisildébouchaunebouteillenoireetbutunelonguegorgée,avantdelareposercontresasacoche.

–C’estungosse,etplusuncasse-piedsqu’unami.Ils’appelleCinder.Jel’aitrouvéendormienpleinmilieudesbois,ilyaunesemaineenviron.Ilnepensaitmêmepasqu’onrisquaitdelevoirouquedesloupspourraientleflairer.J’auraisdûlelaissersurplace,maisilestjeune…treizeanspeut-être…etmalenpoint.Jeluiaidonnéàmangeret,depuis,ilmesuitàlatrace.

Aria scruta de nouveau le paravent de branches. Elle savait ce que c’était, elle aussi s’étaitretrouvéeseule,lanuitoùPerryl’avaitlaisséesedébrouiller.Ellenepouvaitimaginervivredanscesconditions.

–Ilvientdequelletribu?s’enquitPerry.Roarrepritunegorgéedevinavantderépondre.–Jen’ensaisrien.Ilal’allured’unnordiste.Iljetaunregardendirectiond’Aria.Est-cequ’elle-mêmeavaitl’airdevenirdunord?–Maisjen’airienpuobtenirdelui.Quelquesoitl’endroitd’oùilvient,crois-moi,j’adorerais

l’yrenvoyer.Ilvasemontrer.Illefaittoujoursquandsafaimreprendledessus.Maisn’attendspasgrand-chosedesacompagnie.

RoartenditàArialabouteillenoire.–Ças’appelleduLuisant.Tuvasaimer,fais-moiconfiance,luidit-ilavecunclind’œil.–Tun’aspasl’airtrèsdignedeconfiance.–Lesapparencessontparfoistrompeuses.L’honnêtetécouledansmesveines.Perrysouritdetoutessesdents.–Jeleconnaisdepuistoujours.C’estautrechosequicouledanssesveines.Ariasefigea.ElleavaitaperçulesouriredePerrytoutàl’heure,quandilavaitentenduRoar,

mais à présent il souriait jusqu’aux oreilles en la regardant, elle. Un sourire qui dévoilait sescanines, et c’était précisément ce caractère féroce qui le rendait si désarmant. Elle avaitl’impressiondevoirunlionsourire.

Elles’aperçutsoudainqu’ellelefixaitets’empressadeboireunelonguerasadeaugoulot.Elles’étranglaets’essuyadanssamanche,tandisqueleLuisantenvahissaitsagorge,puissapoitrine,commedelalaveenfusion.Celiquideavaitlasaveurd’unmielépicé,épais,sucré,trèsrelevé.

–Qu’est-cequetuenpenses?luidemandaRoar.–C’estcommesijebuvaisdufeu,maisc’estbon.Incapable de regarderPerry, elle prit une autre gorgée, en espérant qu’elle ne tousserait pas

aprèscelle-ci…Unenouvellecouléedelaveempourprases jouesetrépanditunedoucechaleurdanssonestomac.

–Tuasl’intentiondegarderlabouteillepourtoitouteseule?lataquinaPerry.–Oh.Désolée.Ellelaluitendit,lesjouesembrasées.–CommentvaTalon?questionnaRoar.EtMila?Est-cequeValeetelleontprévudeluifaire

unpetitfrère?Endépitdu ton léger,unepointed’inquiétudeperçaitdans sa voix.Perry soupira etposa la

bouteille.Ilsepassaunemaindanslescheveux.–L’étatdeMilaaempiréaprèstondépart.Elleestmorteilyaquelquessemaines.IlsetournaversAria.–Milaest…étaitlafemmedemonfrèreVale.Leurfilss’appelleTalon.Ilaseptans.Ariasentitlesangafflueràsesoreilles.Ils’agissaitdupetitgarçonenlevéparsonpeuple.Perry

essayaitdesauversonneveu.–Jel’ignorais,ditRoar.ValeetTalondoiventvivrel’enfer.

–Vale,c’estsûr,confirmaPerry.Ils’éclaircitlavoixavantd’ajouter.–Talonadisparu.Jel’aiperdu,Roar.Ilreplialesgenoux,courbalatêteetentrelaçalesdoigtssursanuque.Malgrélafaiblelumière

delabougie,AriavitRoarblêmir.–Qu’est-cequis’estpassé?demanda-t-ilcalmement.Les larges épaules dePerry s’arrondirent, il se ramassa sur lui-même comme s’il cherchait à

contenir une chose énorme au fondde lui.Lorsqu’il releva la tête, ses yeux étaient brillants etrougis. D’une voix rauque, il leur raconta une histoire dans laquelle Aria tenait un rôle, maisqu’elle n’avait jamais entendue. Il expliqua comment il s’était rendu dans lemonde d’Aria, enquêtedemédicamentspouraiderunpetitgarçonmalade.Ungarçonquesonpeupleàelleavaitfinalementkidnappé.IlparlaàRoardumarchéqu’ilsavaientpassé,elleet lui.DèsqueMarronaurait réparé le SmartEye, elle contacterait sa mère. Il récupérerait Talon, et Lumina feraitrevenirAriaàEuphorie.

Une fois le récitdePerry terminé,RoaretAria restèrentmuets.Ariaentendait seulement lebruissementdesfeuillesdanslabrise.PuisRoarrepritlaparole.

–Jeviensavecvous.Onvalesretrouver,Perry.OnvaretrouverTalonetLiv.Ariasetournaversl’obscurité.ElleauraitaiméquePaisleysoitlà.Sonamieluimanquait.Toutàcoup,Roarmarmonnaunjuron.–Préparez-vous.Cinderrapplique.Quelquesinstantsplustard,l’écrandefeuillagesremua.Unadolescentapparutdevanteux,les

yeux sombreset farouches. Il étaitd’unemaigreureffrayante.Unsquelettequi flottaitdansdesvêtementscrasseux.Ilavaitlapeauclaire.«Presqueaussiclairequelamienne»,constataAria.

Cinder s’affala près d’elle et la regarda d’un air sournois, derrière sesmèches hirsutes blondcendré.Soussonamplechemise,Ariavitsaillirsesclavicules.

Cinderfixalevisaged’Aria.Sesyeuxmi-clostrahissaientsonépuisement.–Qu’est-cequetufaislà,laSédentaire?demanda-t-ilavecméfiance.Ilsetenaittropprèsd’elle.Arias’écartaunpeu.–Jerentrechezmoi.Chezmamère.–Elleestoù?–ÀEuphorie.C’estl’unedenosCapsules.–Pourquoit’espartie?–Jenesuispaspartie.Onm’aexpulsée.–Ont’avirée,maistuveuxyretourner?T’esmaboul,laSédentaire.Àl’expressiondeCinder,elledevinaque,danssabouche,«maboul»voulaitplutôtdire«folle

àlier».–Présentécommeça,oui,j’imagine,admit-elle.Roarlançaunmorceaudepainparterre.–Prends-leetfichelecamp,Cinder.–Çava,ditAria.Ilpeutrester,çanemedérangepas.LesmanièresdeCinderlaissaientpeut-êtreàdésirer,maislanuitétaitglaciale.Oùirait-illà,

dehors,livréàlui-même?Cinderramassaleboutdepainetmorditdedans.–Elleveutquejereste,Roar.Ariavoyaitdistinctementl’osdesamâchoirequandilmastiquait.–Jem’appelleAria.

–Ellem’amêmeditsonnom,repritCinder.Ellem’aimebien.–Paspourlongtemps,marmonnaRoar.Cinder se tourna vers Aria et se mit à mastiquer son pain, la bouche grande ouverte. Aria

détournalesyeux.Ilfaisaitexprèsdelaprovoquer.–T’asraison,ditl’adolescent.Jecroisqu’elleadéjàchangéd’avis.–Ferme-la,Cinder,luiordonnaRoar.–Etcommentjemangesij’ailabouchefermée?Roarseredressa.–Çasuffit!Cinderluisouritd’unairdedéfi.–Qu’est-cequetuvasfaire?Mepriverdenourriture?Iltenditleboutdepainquiluirestait.–Tuveuxquejetelerende?Tiens,Roar.J’enveuxplus.Perryluipritlepaindelamain.Cinderluidécochaunregardstupéfait.–T’auraispasdûfaireça.–T’envoulaisplus,répliquaPerryenportantlepainàsabouche.Ils’arrêtaàquelquescentimètresdeseslèvres.–T’envoulaisencore?Oualorstumentais?Sesyeuxluisaientdanslapénombre.–Situleurprésentestesexcuses,jeterendslepain.–Pasenviedem’excuser,grognaCinder.Perryeutunpetitsourireencoin.–T’esencoreentraindementir.Cindereutsoudainl’airaffolé.Sesyeuxpassèrentd’AriaàRoar,avantdereveniràPerry.Ilse

relevamaladroitement.–Nem’approchepas,Olfile!cria-t-ilenreprenantlepaindelamaindePerry,etens’enfuyant.AlorsquelebruitdespasdeCinders’estompaitauloin,Ariasentitunfrissonluiparcourirla

nuque.–Ques’est-ilpassé?Pourquoiilt’aappelé«Olfile»?Roarhaussalessourcils,l’airétonné.–Ellenesaitpas?Perrysecoualatête.–Qu’est-cequejenesaispas?demandaAria.Perry leva la tête vers le ciel nocturne et, tout en évitant son regard, prit une profonde

inspiration.–Certainsd’entrenoussontMarqués,etportentdesMarques,expliqua-t-ild’unevoixposée.

Comme les tatouages surmes bras.CesMarquesmontrent que nous avons un Sens dominant.RoarestAudile.Ilpeutentendredetrèsloin.Parfoisàdeskilomètresdedistance.

Roarhaussalesépaules,l’airdes’excuser.–Ettoi?s’enquitAria.–JepossèdedeuxSens.JesuisunVigile.J’aiunevuetrèsdéveloppée,mêmelanuit.Jevoisdans

lenoir.Ariasongeaqu’elleauraitdûs’endouterenvoyantsesyeux,quiréfléchissaientlalumière.En

plus,ilnetrébuchaitjamaisdansl’obscurité.–Etl’autre?

Perryplantasonregardvertétincelantdansceluid’Aria.–J’aiunodorattrèsfin.–Tonodoratesthyper-développé,traduisitAria,perplexe.Àquelpoint?–Àl’extrême.Jepeuxsentirleshumeurs.–Leshumeurs?–Lesémotions.–Alorstudevineslessentimentsdesgens?s’étrangla-t-elle.–Oui.Ellesemitàtrembler.–Çat’arrivesouvent?–Toutletemps.C’estplusfortquemoi.Jenepeuxpasm’arrêterderespirer.Aria sentit un froid intense l’envahir.Brusquement.Comme si elle avait plongé dans l’océan

glacé.EllebonditàlasuitedeCinder,s’engouffradansl’obscuritédusous-bois.Perryluiemboîtalepasetluicriades’arrêter.Ariafitvolte-face.

–Tufaisçadepuisledébut?Tusavaiscequej’éprouvais?Tut’esbienamuséj’espère?Monmalheurt’afaitrigoler?C’estpourçaquetut’esbiengardédem’enparler?

Ilsepassanerveusementunemaindanslescheveux.–Rappelle-toicombiendefoistum’astraitédeSauvage!Tucroisquej’avaisenviedeteconfier

quemonodoratétaitplusdéveloppéqueceluid’unloup?Ariaportaunemainàsabouche.Supérieuràceluid’unloup!Elle songea soudain à toutes ces choses horribles qu’elle avait vécues ces derniers jours.Des

jours passés à ressasser cette mélodie triste, pitoyable dans sa tête. Et la honte qu’elle avaitéprouvéeàl’idéed’avoirsesrègles.

Perryflairait-ilaussicequ’elleressentaitlà,maintenant?Ilpenchalatêtedecôté.–Aria,nesoispasgênée.Illasentait.Ilsavait.Ariarecula,maislamaindePerryserefermasursonpoignet.–Net’éloignepas.C’estdangereux.Tusaiscequeturisques.–Lâche-moi.–Perry,fitunevoixdouce.Jevaisresteravecelle.Perry regarda Aria, visiblement contrarié. Puis il lui lâcha le bras et s’éloigna à grandes

enjambées,lesbranchescraquantsoussespas.

–Tupeuxpleurer,situveux,ditRoaràAriaaprèsledépartdePerry.Il croisa les bras.Dans la pénombre, elle discernait le reflet de la bouteille deLuisant qu’il

tenaitaucreuxducoude.–J’iraimêmejusqu’àt’offrirmonépauleaubesoin.–Jen’aipasenviedepleurer,sedéfendit-elle.J’aienviedeluifairedumal.–J’aitoutdesuitesuquetumeplairais,plaisantaRoar.–Ilauraitdûmemettreaucourant.–Sansdoute,maiscequ’ilt’aditestvrai.Ilnepeutpass’empêcherdepercevoirleshumeursdes

gens.Est-cequeçaauraitchangéquelquechoseàvotreaccord?Ariasecoualatête.Ellesavaitqu’illuirestaitencoredeskilomètresetdeskilomètresàmarcher

auxcôtésdePerry.Elles’assitcontreunarbreetattrapauneaiguilledepin,qu’elleréduisiten

toutpetitsmorceaux.Maintenantqu’elleypensait, c’était logique.De lagénétiquedebase.Lapopulation des Étrangers était réduite.Unemutation pouvait donc vite s’étendre.Une goutted’encre faitbienplusde ravagesdansun seaud’eauquedans l’océan.Enplus, avec l’Étherquiaccentuait les mutations, l’Unification avait créé un environnement idéal pour les bondsgénétiques.

– Je n’en reviens pas, soupira-t-elle. Vous êtes une sous-espèce. Et il y a d’autres choses ?D’autrescaractéristiquesquiontmuté?Comme…commevosdents?

Roars’étaitinstalléprèsd’elle,contrelegrostroncd’arbre.Iln’étaitpasaussigrandquePerry.La lumièrede l’Éthersoulignait sonprofilparfaitementproportionné, touten lignesdroites. Iln’avaitpasnonplusdepoilssurlesjouescommePerry.

–Non,ditRoar.Cenesontpasnosdentsquiontchangé.Maislestiennes.D’instinct, Aria pinça les lèvres. Ça ne lui avait pas traversé l’esprit,mais Roar avait raison.

Avantl’Unification,lesgensavaientdesdentsirrégulières.Roarsouritetpoursuivit:–IlexistecertainesdifférencesentrelesMarqués.LesOlfilesonttendanceàêtregrands.Cesont

les Marqués les plus rares. Les Vigiles sont les plus nombreux. Ils voient très bien et sontgénéralementtrèsagréablesàregarder.Maisnon,aucasoùtuteposeraislaquestion,jenesuispasunVigile.Jesuisjustechanceux.

Arianeputs’empêcherdesourire.Ellesesentaitétonnammentàl’aiseencompagniedeRoar.–Etceuxdetonespèce?–LesAudiles?répliqua-t-ilavecunsourireespiègle.Onalaréputationd’êtrerusés.–J’auraispum’endouter.AriaregardalesbicepsdeRoarettentad’imaginerletatouagedissimulésoussachemisenoire.–Ettuentendsbienàquelpoint?–J’entendsmieuxquetouslesgensquejeconnais.–Tuentendslesémotions?–Non,mais jepeuxentendre lespenséesd’unepersonnequand je la touche.C’estmapetite

particularité. Tous les Audiles n’en sont pas capables. Et, ne t’inquiète pas, je ne vais pas tetoucher.Àmoinsquetuenaiesenvie.

–Jeteferaisigne,dit-elleensouriant.Toutçaluisemblaitirréel.Ilexistaitdesgenscapablesdesentirlesémotionsetd’entendreles

pensées…Qu’allait-elleapprendreensuite?Ellemitsesmainsencoupeetsouffladessuspourlesréchauffer.

–Commentpeux-tuêtreamiavecPerry,alorsque…qu’ilsaittout,enfait?Roaréclataderire.–S’ilteplaît,nedisjamaisçadevantlui.Ilestdéjàbienassezsûrdeluicommeça.Roarlevalabouteilleetbutunegorgée.–Perry,sasœuretmoiavonsgrandiensemble.Jelesconnaisparcœur,aupointquej’aiparfois

moi-mêmel’impressiond’êtreOlfile.Ariasupposaqu’ilavaitraison.ElleétaitsensibleauxhumeursdePaisleyavant.DeCalebaussi.–Mais çame paraît…déséquilibré, avoua-t-elle. Perry ne parle jamais, alors que lui il peut

savoircequelesautresressentent!–Iln’estpasbavardparcequ’ilpréfèreflairerleshumeurs.Perrynefaitpasconfianceauxmots.

Il m’a déjà dit que les gens passaient leur temps à mentir. Pourquoi se donnerait-il la peined’écouterdesmensongesquandilpeutflairertoutdesuitelavérité?

–Parcequelesgensneserésumentpasàdesémotions.Ilsréfléchissent,ilsagissentpourtelleoutelleraison.

–Oui…ehbien,disonsquec’estdifficiledesuivrelalogiquedequelqu’unsionnesaitpascequ’iléprouve.Ettutetrompes.Perryparle.Observe-le.Tuverrasqu’ilditdestasdechoses.

Roaravaitraison,biensûr.Desjoursdurant,AriaavaitinterprétélesactesdePerry.Elles’étaitaperçue,entreautres,qu’ilavaitunedizainedemanièresdifférentesdemarcher.Avecuncalmeolympien.Uneviolenceàpeinecontenue.Unegrâceanimaleévidente.

–Etsasœur?demanda-t-elle.–Olivia,ditRoar.Puisilajoutaavectendresse:–Liv.–C’estaussiuneOlfile?Arian’aimaitpaslasonoritédecemot,sansqu’elleparviennevraimentàs’expliquerpourquoi.–ElleestaussidouéequePerry,sicen’estplus.Onn’ajamaisréussiàdéciderlequeldesdeux

possédaitl’odoratleplusfin.–Qu’est-cequiluiestarrivé?–Elleaétéfiancéeàquelqu’und’autre.Quelqu’und’autrequemoi.–Oh.RoarétaitamoureuxdelasœurdePerry.Ariasemordillalalèvresurlaquelletraînaitencorela

saveurdouceduLuisant.Ellenevoulaitpassemontrerindiscrète,maissacuriositél’emporta.EtRoarneparutpass’enoffusquer.

–Pourquoipastoi?–C’estunepuissanteOlfile.Elleesttropprécieuse…ditRoar.Ilcontemplalabouteilledanssamain,commepourypuiserlaréponsejuste.–Lesang,c’estnotremonnaied’échange.Nous,lesMarqués,noussommesleschasseursetles

guerrierslesplusdoués.Nouspouvonsentendrelesgensquicomplotent,etsentirlesévolutionsde l’Éther. Les Seigneurs de sang s’entourent de gens comme Perry, Liv et moi. Et pour lareproduction, lesOlfiles choisissent les plus puissants de leur espèce. Sinon, ils risqueraient deperdreleurSens.Certainsprétendentqu’ilsrisqueraientmêmepireencore.

Ariaavaitdumalàconcevoirqu’onpuisseutiliserlemotreproductionavecunetelledésinvolture.–Unenfantnepeut-ilpashériterdedeuxSensenayantdesparentsdifférents?C’estcequiest

arrivéàPerry,non?–Oui,maisc’estrare.UnindividucommePerryest…trèsrare.Roarmarquaunepause,puisajouta:–Ilvautmieuxquetunefassesjamaisallusionàsesparents.Ariaglissalesmainsdanslesmanchesdesonmanteau,enenfouissantsesdoigtsdanslafourrure.

Qu’était-il arrivé aux parents de Perry ? La question lui brûlait les lèvres, mais elle préférademander:

–Donc,entantqu’Olfile,LivdoitépouserunOlfile?–Oui.C’estcequ’onattendd’elle,confirmaRoar.Ilyaseptmois,Valel’apromiseàSable,le

SeigneurdesangdesCornans.C’estunegrandetribudunord.Desgensfroidscommelaglace,Sableétantsûrementleplusfroidd’entreeux.Valedevaitrecevoirdelanourritureenéchangedesasœur.Lamoitiédelamarchandiserisquedenejamaisarriver.

–Parcequ’ellen’estpasalléelà-bas,devinaAria.

–Oui.Liv s’est enfuie.Elle a disparupendant lanuit, la veille denotre arrivée en territoireCornan.J’auraissouhaitéqu’onlefasseensemble.J’yréfléchissaisdepuisnotredépart.Maiselleafuiavantquejepuisseleluiproposer.

Roars’éclaircitlavoix.–Depuis,jesuisàsarecherche.J’étaisàdeuxdoigtsdelaretrouver.Ilyaquelquessemaines,j’ai

entendu desmarchands parler d’une fille capable de pister le gibiermieux que n’importe quelhomme.Ilsl’avaientrencontréeàLoneTree.Jesuissûrquec’étaitelle.Livn’estpaslegenredefillequ’onoubliefacilement.

–Pourquoi?–Elleestgrande–àpeinepluspetitequemoi.Ellea lesmêmescheveuxquePerry,enplus

longs.Rienquecelasuffiraitàattirerl’attention,maiselleacetruc…Quifaitqu’onnepeutpasfaireautrementquedelaregarder,etd’êtrefasciné.

–Ilsseressemblentdrôlementalors.Arian’enrevenaitpasd’avoirditcettephraseàvoixhaute.Salanguedevaitsedéliersousl’effet

duLuisant.LesouriremalicieuxdeRoarlaissaapparaîtresesdentsblanches,quisemblaientétincelerdans

lenoir.–Ilsseressemblentmaisheureusementpassurtouslespoints!–TuesalléàLoneTree?–Letempsquej’yarrive,elleétaitpartiedepuislongtemps.Aria laissa échapper un long soupir.Même si elle était désolée pour Roar, cette soirée était

exactement ce dont elle avait besoin. Une pause pour faire le vide dans sa tête et son corps.L’occasiond’oublierquelquesinstantsqu’elledevaitfaireréparerleSmartEyeetjoindreLumina.Elleéprouvaitl’enviedeprendrelamaindeRoar.Ellel’auraitfaits’ilss’étaienttrouvésdanslesDomaines.Maisellepréféraenfouirsesdoigtsdanslafourruredesesmanches.

–Qu’est-cequetuvasfaire?demanda-t-elleàRoar.–Queveux-tuquejefasse,sinoncontinueràlachercher?

20PEREGRINE

LaprésencedeRoarchangeaittout.Leurpetitgroupepassalamatinéeàmarcheret,mêmes’iln’avait pas flairé la trace du moindre Freux, Perry savait qu’ils n’étaient pas tirés d’affaire. Ils’inquiétaitmêmedenepasencoreavoireuàlesaffronter.Heureusement,avecl’aidedeRoar,ilsparviendraientplusvitechezMarron.Sonacuitéauditivecompenseraitleslacuneséventuellesdel’odoratdePerry,perturbéparlespins.

Ariane luiavaitpasreparlédepuisqu’il luiavaitparlédesesSens.Elleétaitrestéeenretraittoutelamatinée,marchantàcôtédeRoar.Ilavaittendul’oreillepourécoutercequ’ilssedisaient,regrettantdenepas êtreAudile.C’étaitbien lapremière fois !QuandPerryentenditAria rired’uneremarquedeRoar,ildécidaquec’enétaittropetpressalepaspoursemettrehorsdeportéedeleursvoix.Enquelquesheuresseulement,RoaravaitdavantagediscutéavecAriaquelui-mêmeenplusieursjours.

Cinder gardait ses distances, mais Perry savait qu’il les suivait. Le gosse était si faible qu’ilavançaitd’unpaslourdetsonore.Inutiled’êtreAudilepourl’entendresetraînerderrièreeuxdanslesbois.Quelquechosedans l’odeurdu jeuneadolescentavait irrité lenezdePerry laveilleausoir.Sesnarinesl’avaientdémangécommelorsquel’Éthers’agitait.Pourtantiln’avaitpasobservédegrandsbouleversementsdans la voûte céleste.Le ciel était toujours parcourupar lesmêmestraînées bleues. Perry s’était demandé si c’étaient les effluves de pin ou le Luisant qui luiembrouillaientlesidées.

Iln’avaitpourtanteuaucunmalàflairerl’humeurdugarçon.LafureurdeCinderdéstabilisaitpeut-êtreRoaretAria,maisPerrysavaitdequoiilretournait.Unvoiledeterreurglacécollaitàlapeaudugarçon.Roarestimaitqu’ilavaittreizeans,maisPerrylepensaitplusjeuned’uneannée.Pourquoiétait-illivréàlui-même?Quellequesoitlaraison,elledevaitêtregrave.

Auxalentoursdemidi,Perryrepéralapisted’unsanglier.L’odeurdel’animalétaitassezfortepourchatouillersonodoratdéficient.Ildescenditlacolline,puisindiquaàRoarcommentguiderl’animalversl’endroitoùilétaitembusqué.

Roar et lui chassaient de cette manière depuis toujours. Roar entendait distinctement lesdirections que Perry lui transmettait à distance.Mais il avait plus demal à lui répondre. LesAudiles reproduisaient aisément les bruits de la nature, si bien qu’au fil des ans,Roar etPerryavaientadaptédescrisd’oiseauxpourlestransformerenunlangagequileurétaitpropre.

PerryentenditlesifflementdeRoarquil’alertait.Prépare-toi.Ilarrive.

Ildécochaunepremièreflèchedanslecoudusanglier,puisunesecondedanslecœur,unefoisl’animalàterre.Ens’agenouillantpourrécupérerlesflèches,Perrysongeaquec’étaitainsiqu’ilaimaituserdesescapacités.Ceplaisirdefairequelquechosedesimpleetdelefairebienluiavaitmanqué.Hélas,sasatisfactionfutdecourtedurée.RoarlerejoignitencourantetPerrycompritquequelquechoseclochait.

D’ordinaire, Roar affichait la fierté d’un jeune coq quand ils tuaient une bête ensemble. Ilfanfaronnait et s’attribuait tous lesmérites. Cette fois, il se contenta de jeter un regard sur lesanglieravantdefermerlesyeux.Etd’inclinersatêtedansdifférentesdirections,effectuantunesuitedepetitsmouvementssaccadés.Perrydevinacequ’ilallaitluiannoncer.

–LesFreux.Ilssontunpaquet.–Àquelledistance?–Difficileàdire.Unedizainedekilomètresàvold’oiseau.–Çanouslaisseaumieuxunedemi-journéed’avance.Roaracquiesça.

Perry découpa le sanglier en morceaux, qu’il fit rôtir sur un feu. L’Éther s’était levé et

commençait à s’agiter, ce qui raviva les picotements dans son nez.Une tempête compliqueraitencorelasituation.IlmangeaavecAriaetRoar.Touslestroissedonnaientàpeineletempsdemastiquerlaviande.Ilsavaientbesoind’unsoliderepasdansleventrepourdistancerlesFreux.LaforteressedeMarronétaitencoreàdeux joursdemarcheet ilsnepourraient s’arrêteravantdel’avoiratteinte.

Perry ranima le feuavantqu’ils se remettenten route, eny ajoutantunpeudebois vert.Lafuméemasqueraitleursodeurspendantquelquetemps.Puis,àl’aided’unbâton,ilembrochaunmorceau de viande qu’il avait mis de côté et proposa à Aria et Roar de partir devant : il lesrattraperait.

IltrouvaCinderpelotonnécontrelaracined’unarbre.Lalumièrejouaitsursonvisagecrasseux,etlessoubresautsdesoncorpstrahissaientsonsommeilagité.Ilparaissaitpluspetit.Plusfragile,sanssonregardnarquois.Perrysepinçalenez;lasensationdepicotementluirevenait.

–Cinder…Legaminseredressa,désorienté;ilbattitdespaupièresetsefrottalesyeux.Lorsqu’ildécouvrit

Perry,lapaniquetraversasonregard.–Laisse-moitranquille,Olfile.–Ducalme,ditPerry.Toutvabien.Illuitenditlemorceaudeviande.Cinderyjetauncoupd’œil.Sapommed’Adamsaillaitsur

soncou,etilsalivait.CommeCindernesedécidaitpasàprendrelebâton,Perryleplantadanslesol.

–C’estpourtoi.Cinders’enemparavivementetplantasesdentsdanslaviande,ladéchirantavecfureur.Perry

sentitsonestomacsenouerdevantunteldésespoir.Çan’avaitrienàvoiraveclerepasqu’ilvenaitd’expédier en compagnie d’Aria et Roar. C’était de la faim à l’état brut. Aussi farouche quen’importequelleluttepourlavie.PerryrevitCinderrongerlemorceaudepain,laveilleausoir.Ilcompritquelegarçondissimulaitsimplementl’ampleurdesafaim.

Ilfallaitqu’ill’informepuisqu’ils’enaille.Ilnesouhaitaitpasl’impliquerdanssonconflitaveclesFreux.Ilregardaversl’est,làoùrésidaitMarron.RoaretArian’avaientprobablementpaspris

beaucoup d’avance. Il pouvait s’accorder encore quelques instants. Il fit glisser son arc de sonépauleets’assit.

Cinderl’observadesesyeuxnoirs,toutencontinuantàdévorersaviande.Perrysortitquelquesflèchesde soncarquoisetvérifia l’empennagepourpatienter. Il s’étaitdemandépourquoiRoaravait aidé Cinder. À présent, il comprenait, en voyant le gosse aussi décharné. Les Littoransallaient-ilsfinircommelui,siSableneleurenvoyaitpasdenourriture?

–Pourquoicettefilleestavectoi?Perrylevalesyeux,surpris.Cindermastiquaittoujours,maisilnerestaitpaslemoindreboutde

viandesurlebâton.L’adolescentaffichaituneminesombreetrenfrognée.Perryredressalesépaulesetesquissaunpetitsouriresuffisant.–Cen’estpasévident?Legarçonécarquillalesyeux.–Jeplaisante,Cinder.Elleetmoi,ons’entraideparcequ’onadesennuis.Cinders’essuyalabouched’unreversdemanchecrasseux.–Elleestjolie.Perrysourit.–Ahbon?J’avaispasremarqué.–Ouais,c’estça.Cindersouritàsontour,commes’ilsvenaientdetomberd’accordsurunpointcapital.Ilécarta

unemèchedecheveux,qui lui retombaaussitôt sur lesyeux.Sa tignasseétaitpleinedenœuds.«Commelamienne»,réalisaPerry.

–Quelgenred’ennuis?Perry poussa un long soupir. Il n’avait ni le tempsni l’énergie de raconter de nouveau cette

histoire.Enfin,ilpouvaitsauterdesépisodespourarriverdirectementauplusimportantpourlemoment.Ilseredressaetposalesbrassursesgenoux.

–T’asentenduparlerdesFreux?–Lesmangeursdechair?Ouais,jeconnais.–Ilyadeuxsoirsdeça,j’aieudesproblèmesaveceux.J’avaislaisséAriapourallerchasser.À

monretour,ilsl’avaientdécouverte.Ilsétaienttroisetl’avaientpiégée.Perryeffleuralapointedelaflèchequ’iltenait.Ilappuyaensuitedessusavecledoigt.L’épisode

suivantn’étaitpasfacileàraconter.Ilremarqual’expressionattentivedeCinder.Sonmasquedeméprisavaitdisparu.Ilredevenaitungamincommelesautres,captivéparunehistoirepalpitante.

Perryenchaîna:–Ilsétaientassoiffésdesang.Jesentaispresqueleurenviedeladévorersurmalangue.Peut-être

parcequec’estuneSédentaire…qu’elleestdifférente…Jen’en sais rien.Mais ilsn’allaientpaslaissertomber.J’enaituédeuxavecmonarc.Letroisièmeavecmoncouteau.

Cinderseléchaleslèvres,sesyeuxnoirsfixéssurPerry.–Etmaintenant,ilssontaprèstoi?devina-t-il.Pourtant,tun’asfaitquel’aider.–Cen’estpascommeçaquelesFreuxvoientleschoses.–Maistuétaisobligédelestuer.Cindersecoualatête.–Lesgensneveulentjamaiscomprendre.Perrysavaitquelegaminétaitsincère.Illevoyaitàsamanièredeparler.Commes’ilpartageait

sonfardeau–Cinder…tulecomprends,toi?

Laméfiancevoilaleregarddugarçon.–Tupeuxvraimentsavoirquandjemens?s’enquit-il.LecœurdePerrybattaitfort.–Oui.–Alors,maréponse,c’est…peut-être.Perryn’enrevenaitpas.Cegosse…cegaminpitoyableavait-iltuéquelqu’un?–Qu’est-cequit’estarrivé?luidemanda-t-il.Oùsonttesparents?Cindereutunsouriresournois,etsonhumeurexhalauneffluveaussifroidquesoudain.–Ilssontmortsdansunetempêted’Éther.C’étaitilyadeuxans.Pouf!D’unseulcoup,ilsont

disparu.C’étaittriste.Perryn’avaitpasbesoindesonSenspoursavoirquelegossementait.–Est-cequ’ont’achasséexprès?LesSeigneursdesangexilaientlesmeurtriersetlesvoleursdanslescontréesfrontalières.Cinderpartitd’unrirequisemblaitapparteniràquelqu’undebienplusâgé.–Çameplaîtici,dit-il.Puissonsourires’évanouit.–C’estchezmoi.Perrysecoua la tête. Il rangea les flèchesdans lecarquois, s’emparadesonarcet sereleva. Il

devaitsemettreenroute.– Tu ne peux pas continuer à nous suivre, Cinder. Tu n’es pas assez robuste et c’est trop

dangereux.Fichelecamppendantqu’ilestencoretemps.–T’aspasàmedirecequejedoisfaire.–Tun’asdoncaucuneidéedecequelesFreuxfontauxgosses?–Jem’enfous.–Tunedevraispas.Vaverslesud.Ilyaunvillageàdeuxjoursd’ici.Grimpedansunarbresitu

asbesoindedormir.–Jen’aipaspeurdesFreux,Olfile.Ilsnepeuventpasmefairedemal.Nieux,nipersonne.Perryfaillitluirireaunez.Quellearroganceincroyable!Maisl’humeurdeCinderétaitfroide,

incisive.Perrylarespiraencore,convaincuqu’ellesedégraderaitàcausedesonmensonge.Ilsetrompait.

L’espritenébullition,PerryrattraparapidementAriaetRoar.Ildécidatoutefoisderesterun

peuenretrait,pourréfléchir.LesparolesdeCinderlepréoccupaient.«Ilsnepeuventpasmefairede mal. » Ni eux, ni personne. L’adolescent était sûr de lui. Comment pouvait-il être aussiinconscient?

Perrysedemandas’ilnes’étaitpasfourvoyéensentantl’humeurdugamin.Leseffluvesdepinsou l’étrangeodeurd’ÉtherqueCinderdégageaitn’avaient-ilspas troublésonodorat?Àmoinsquel’adolescentsoitmentalementdéséquilibré?S’était-ilconvaincudesoninvincibilitéafindepouvoirsurvivresansl’aidedequiconque?

Lesheuresdéfilaientet l’après-midis’écoulaensilence, tandisquePerrycherchait toujoursàcomprendre.

Aucrépuscule, leur triosortitd’unedensepinèdeetdébouchadansunevalléeaccidentée.Aunord,unechaînedepicsrocheuxcrénelaitl’horizon.Roarrestaenarrièrepourévaluerladistancequi les séparait des Freux. Perry prit sa place à côté d’Aria. Il compta vingt pas avant de luiadresserlaparole.

–Tuveuxtereposer?Commentfaisait-ellepourtenirlecoup?Lui-mêmeavaitmalauxpieds,quipourtantn’étaient

nientaillésnicouvertsd’ampoules.Arialefixadesesyeuxgris.–Pourquoiest-cequetutedonneslapeinedemeposerlaquestion?Ils’arrêta.–Aria,monSensnefonctionnepascommeça.Jenepeuxpasdevinersi…–Jecroyaisqu’onn’étaitpascensésparler,répliqua-t-ellesansralentirlerythmedesamarche.Perrylaregardas’éloignerenfronçantlessourcils.Parquelmiracleavait-ilenviedediscuterà

présent,etpluselle?Roarlesrattrapapeudetempsaprès.– Je n’ai pas de bonnes nouvelles.LesFreux se sont répartis en petits groupes. Ils vont nous

encercler.Etonaperdunotreavance.Perrys’emparadesonarcetdesoncarquois,toutenlançantunregardàsonami.–Tun’espasobligéderester.AriaetmoidevonsnousrendrechezMarron,maistoinon.–Biensûr,Per.Jevaism’enallercommesiderienn’était.Perry s’attendait à cette réaction.Lui-mêmen’aurait jamais abandonnéRoar s’il avait été en

danger.MaisCinder,c’étaitencoreuneautreaffaire.–Legaminestparti?demanda-t-il.Roarsecoualatête.– Il nous suit toujours. Je te l’ai dit : il s’accroche à moi comme les ronces. La petite

conversationquetuaseueavecluin’arienarrangé.Iln’estpasprèsdenouslâchermaintenant.–Tunousasentendus?–Jusqu’aumoindresoupir.Perrysecoualatête.Ilavaitoubliél’acuitéauditiveexceptionnelledesonami.–Tunetelassesjamaisd’écouterlesconversationsdesautres?letaquina-t-il.–Jamais.–Qu’est-cequ’ilafait,d’aprèstoi,Roar?demandaPerry.–Jem’enmoqueettudevraisenfaireautant.Viens.TâchonsderattraperAria.Elleestpartie

parlà.–Jelesais,figure-toi.Roarluidonnauneclaquesurl’épaule.–C’étaitjustepourm’assurerquetul’avaisremarqué.

Plustarddanslanuit,alorsqu’ilsenchaînaientkilomètresaprèskilomètres,lespenséesdePerry

commencèrentàressembleràdesrêveséveillés.Il imaginaCindersuruneplage, traînédansunAéroflotteurpardesSédentaires.PuisTalon,entouréd’hommesvêtusdecapesnoiresetaffublésdemasquesdecorbeau.Àl’aube,lesFreuxs’étaientencorerapprochésetPerryavaitdécidédelesaffronter.MaisilnevoulaitpastenirlesortdeCinderentresesmains.

–Jereviens,annonça-t-il.IllaissaRoaretAriacontinuersansluietrebroussachemin.Cinderétaittoujoursinvisible,mais

Perry sentait qu’il n’était pas loin. Il laissa ses picotements dans le nez le guider jusqu’àl’adolescent.

Aprèsl’avoirretrouvé,Perryrestaenretraitunmomentetleregardamarcherdanslesbois.Legaminavaitunairperdu,douloureux,quandilnesesavaitpasobservé.C’étaitpluspénibledele

voirainsiquelorsqu’ilricanait.–C’esttadernièrechancedepartir,luilançaPerry.Cindersursautaetlâchaunjuron.–T’auraispasdût’approcherendouce,Olfile.–Jeterépètequec’estlemomentdet’enaller.Devant eux, le terrain s’ouvrait sur un vaste plateau. Cinder pourrait filer à travers bois.

Autrement,ilseraitprisaupiègeaveceux.–Cen’estpastonterritoire,répliquaCinderenécartantsesbrasosseux.Etpuis,jenetedois

rien.–Fichelecampd’ici,Cinder.–Jetel’aidéjàdit.Jevaisoùjeveux.Perrypritsonarc,encochauneflècheetvisalagorgedugarçon.Ilignoraitcequ’ilallaitfaire.

Ilsavaitseulementqu’ilnevoulaitpasvoircegossefaméliquemouriràcausedelui.–Dégageavantqu’ilnesoittroptard.–Non!s’écriaCinder.Tuasbesoindemoi!–File,maintenant,luiordonnaPerryenbandantl’arc.Cinderémitunesortedegrognement.Perrymanquas’étrangler.Lespicotementsdanssonnez

étaientsiintensesàprésentqu’ilsluifaisaientl’effetdepiqûresd’aiguilles.Une lueurbleue s’alluma soudaindans le regard ténébreuxdeCinder.L’espaced’un instant,

Perry crut que l’Éther s’y reflétait, mais la flamme brillait de plus belle. Des lignes bleuesluminescentesremontaient le longducoudugarçon, s’enroulaientautourdesamâchoireetdeson visage osseux. Perry n’en croyait pas ses yeux. Les veines deCinder scintillaient comme sil’Étherycirculait.

Unedouleurcuisanteluiparcourutsoudainlesbrasetlevisage.–Arrête!criaPerry.RoaretArialesrejoignirentencourant.Roaravaitdégainésoncouteau.Ilss’immobilisèrenten

découvrantlascène.LecœurdePerrycognaitdanssapoitrine.LesyeuxincandescentsdeCinderletransperçaient.Ilserralesdents.Soncorpsétaittraversédespasmesdouloureux.

–Cinder,arrête!lesupplia-t-il.L’adolescentlevalespaumesversleciel,etsesmainssemblèrententrerencontactavecl’Éther.

L’électricitéenvahitl’airetPerrysentitunenouvelledéchargeluicourirsurlapeau.Quiétaitcegarçon?Une vive brûlure traversa les phalanges de samainqui tenait l’arc.La pointe de la flèche se

teintaderefletsorangés.L’instinctdePerryrepritledessus.Ilajustarapidementsaviséeettira.Uneexplosiondelumièrel’aveugla,sibienqu’ilnevitpascequ’ilavaitfrappé.Ilnesesentitpas

tomber, ni se recroqueviller en agrippant son bras. Il perdit la notion du temps. Il savait justequ’un événement horrible venait de se produire.L’odeur de sa chair grillée le ramena dans unmondededouleur.Deterriblesgémissementsd’animalrésonnaientdanssatête.Ilss’échappaientdesaproprebouche.

–N’avancezpas!hurlaCinder.À travers sespaupièresmi-closes,Perry aperçutRoaretAriaunpeuplushaut, immobiles et

médusés.DesodeursassaillirentlenezdePerry.Desodeursdepoils,delaineetdepeauroussis.Cindertombaàgenouxàsescôtés.–Qu’est-cequis’estpassé?demandalegarçon.Qu’est-cequetum’asobligéàfaire?Lalumièrebleuequittaitsesyeux.Sesveinessaillantessefondaientànouveaudanssachair.

Perryétaitincapablederépondre.Ilsedemandaits’ilavaitencoresamain,maisnepouvaitserésoudreàlevérifier.

Cindertremblaitdetoussesmembres.–Qu’est-cequej’aifait?T’astiré…Tuallaismetuer.Perryréussitàsecouerlatête.–Jevoulaisjustet’obligeràpartir.Cindersemblaitterrorisé.Ilseredressaenvacillant.–Jen’ainullepartoùaller,dit-ildansunsanglot.Pliéendeux,commesousl’effetd’uncoupdepoingdansleventre,ils’éloignaentitubantvers

lesbois.RoaretAriaseprécipitèrentsurPerry.Roarexaminalamaindesonamietblêmit.Perrycroisasonregard.–Valechercher.Ramène-le.Ilfautl’aider.–L’aider?Jevaisplutôtluitrancherlagorge!–Ramène-leici,Roar!Lorsquesoncompagnoneutdisparu,Perrys’allongeaetfixalecielàtraverslesarbres.L’Éther

tourbillonnaitau-dessus.Ilfermalesyeuxetseconcentrasursarespiration.–Perry,jepeuxvoirtablessure?murmuraAria.Elles’agenouillaprèsdeluietluipritlamain.–Laisse-moiregarder,dit-elled’unevoixdouce.Ilseredressaavecungémissementrauque.Puisilcontemplasamaingauchepourlapremière

fois. Elle avait doublé de volume. La peau de ses phalanges était calcinée. De grosses cloquesrougesrecouvraientsapaumeetremontaientjusqu’àsonpoignet.Ilréprimaunhaut-le-cœur.Desétoiles semirent àdanserdevant ses yeux. Il ravala l’affluxd’acidequi envahissait sabouche. Ilallaitvomirous’évanouir.Oulesdeux.

–Rallonge-toietrespire.Jerevienstoutdesuite.À son retour, Aria lui tendit la bouteille de Luisant. Perry but au goulot et ne s’arrêta que

lorsqu’il l’eut vidée complètement.Aria avaitposé samainbrûlée sur sesgenouxet remonté samanche.Elletenaitunelonguebandedegaze.Cellequiluiavaitservideceinture,réalisa-t-il.Elleversadel’eaudessus.

–Jevaisdevoirtebanderlamain,luidit-elle.Pouréviterl’infection.Perry avait des sueurs froides. Il croisa son regardune seconde àpeine, de craintequ’ellene

remarquesafrayeur.Ilacquiesçaetbaissadenouveaulatête.Lapremièrefoisqu’elleluitouchalesphalanges, ileutl’impressionqu’uneplumel’effleurait,

maisdesfrissonsglacésparcoururentensuitesesépaules.Lesmainsd’Arias’immobilisèrent.–Continue,dit-ilavantdepouvoirchangerd’avisetderetirersonbras.Il garda la tête baissée. Observa les taches sombres qui se formaient lorsque ses larmes

tombaient sur sonpantalondecuir. Il faillit luidemanderdechanter. Il se rappelait savoix, lafaçondontellel’avaittransporté.Maisilneputserésoudreàprononcercesmots.LeLuisantfitenfinsoneffet,atténuantladouleur.Perryessuyasesjoueshumidesdureversdesamainvalideetredressaunpeusonbuste,vacillanttoujours.

Ariaentourasonpoignetde la longuebandedegaze,qu’elle fitensuitesoigneusementpasserentresesdoigts.Elleétaitcalme,àprésent.Concentrée.Il l’observaittoutensombrantdans lesbrumesanesthésiantesduLuisant.

Elleletouchait.Ilsedemandasielleenavaitconscience,elleaussi.

–Tuasdéjàvuquelqu’uncommeluiavant?demanda-t-elle.Cinder.Ungarçonquial’Étherdanslesang.

–Non.Jamais…répondit-ild’unevoixpâteuse.Ilsedemandaitmêmecommentc’étaitpossible,maisilnepouvaitniercequ’ilavaitvu.Etla

douleurqui l’étreignait en était la preuve.Combiende fois avait-il lui-même levé la tête en sesentantreliéauciel?Commes’ilnes’agissaitpasseulementd’uneforcelointaine?Commesisapropre humeur allait et venait au rythme de l’Éther ? Il aurait dû se fier à son Sens. Cinderdéclenchaitlamêmesensationdepicotementdanssesnarinesquel’Éther.Etils’étaitdoutéquelegarçoncachaitquelquechose.

–J’essayaisd’aider…plusj’essayaisd’avancer,plusjereculais,bredouilla-t-il.Lesparolesluiéchappèrent,maladroitesmaissincères.Arialevalesyeux.–Qu’est-cequetuasdit?Levisaged’Ariasemblaitsebrouilleretsortirdesonchampdevision.Maisfinalementilréussit

àlavoirdistinctement.–Rien.Rien.Desbêtises.

RoarrevintenportantCindersurlesépaules,telleuneprisedechasse:lesjambesd’uncôté,les

brasdel’autre.–Ilestmort?Laquestionsortitd’untrait.–Malheureusementnon,réponditRoar,essoufflé.Aussitôtàterre,Cinderseroulaenbouleetplaquasonvisagecontrelesol.Iltremblaitplusque

jamais.Soncuircheveluétaitpeléparendroit.Cesplaquesdepeaunuen’étaientpaslàavant.Sesvêtementsétaientbrûlésettombaientenlambeaux.

–Onvaêtreobligésdel’abandonner,Perry,ditRoar.Ilesttropfaible.–Pasquestion.–Regarde-le,Peregrine.C’estàpeines’ilpeutredresserlatête.–LesFreuxvontpasserparici.Perryserralesdents,prisd’unsoudainvertige.Économisetesparoles,sedit-il.«Économisetes

mouvements.Contente-toiderespirer.»AriadéposaunecouverturesurlecorpsdeCinder.–C’estl’Éther?demanda-t-elle.Perrylevalesyeux.L’Éthersefondaitdanslecielenvolutesdiscrètes,commeunpeuplustôt

danslajournée.Perrysouffraittellementqu’ilnel’avaitpasremarqué.Lespicotementsdanssonnezs’étaientcalmés.Ilsavaientpresquedisparu,enfait.Cinderdevaitêtreliéauxfluxetrefluxdel’Éther.

–Allez-vous-en,articulal’adolescentd’unevoixrauque.–Écoute-le,Perry,repritRoar.Onaencorebeaucoupdecheminàfaireavantd’arriverchez

Marron,etunebonnevingtainedeFreuxànostrousses.Tuveuxvraimentrisquernosviespourcemonstre?

Perryn’avaitpaslaforcedeprotester.Ilseredressapéniblement.–Jevaisleporter.–Toi?rétorquaRoaravecunrireamer.Ilsecoualatête.Cen’estpasTalon,Perry!

Perryeutenviede lui flanqueruncoupdepoingetessayadese jetersurRoar.Ses jambessedérobèrentsouslui.Ariaserelevad’unbondpourl’aider,maisilrecouvral’équilibreseul.Illutdel’inquiétudedanssonregard.

–Perryaraison,Roar,dit-elle.OnnepeutpaslaisserCindercommeça.Etonperddutempsàparlementer.

RoarregardaAriaetPerryàtourderôle.–Jen’arrivepasàcroirecequejesuisentraindefaire.Ils’approchadeCinderet lehissasansménagementsursesépaules,puis lâchaunebordéede

juronsetcommençaàgravirlamontagne.Ilscheminaientcôteàcôteàprésent.AriamarchaitàdroitedePerry.Roarmarchaitàgauche,

lepoidsdeCinderalourdissantsadémarcheetraccourcissantsonsouffle.Perrygardaitsonbrasplaquécontresapoitrine,maisçanelesoulageaitpasvraiment.Ilsentaitsonpoulsbattredanssamainàchaquepas.Lasoifletenaillait.Ilvidaleursgourdesenpeauaucoursdelapremièreheure,maisn’ytrouvaaucunréconfort.

Lorsque les effets du Luisant s’estompèrent, il dut lutter contre des vapeurs de douleur quimenaçaient de le faire trébucher. Malgré cela, il remarqua que les effluves des pins s’étaientdissipés.Touteslesodeursluiparvenaientdistinctement.Sonnezs’adaptaitenfin.

La brise charriait jusqu’à lui les relents fétides des Freux. Il dénombra plus d’une vingtained’odeursdifférentes.Etplusfortes,plusproches,ilflairaitleshumeursd’AriaetdeRoar.

Chezeux,ilnesentaitquedelapeur.

21ARIA

Aria scrutait le bois en quête demasques de corbeau et de capes noires. Ils avançaient troplentementets’arrêtaienttropsouventpourpermettreàRoarderecouvrersonsouffle.Lorsqu’ilssereposaient,ellevoyaitlesoulagements’inscriresurlevisageterreuxdePerry.Bizarrement,endépitdel’étatdesespieds,elleétaitdevenuelaplusrapidedugroupe.

Son regard se posa sur lamain bandée dePerry.La gaze, dont la blancheur éclatait dans lalumièredéclinante,étaitmouchetéedesang.Ellen’avaitjamaisvuuneblessurepareilleetn’osaitpasimaginerlasouffrancedePerry.Ellen’enrevenaitpasdecequis’étaitpassé.

QuiétaitCinder?Commentunhumainpouvait-ildétenircegenredepouvoir?Ariasavaitquecertainspoissons étaient capablesdeproduirede labioélectricité.Les raies et les anguilles,parexemple.Maisungarçon?Iln’yavaitquedanslesDomainesquecegenredechosesétaitpossible.Nevenait-ellepascependantd’apprendrel’existenced’Olfiles,d’AudilesetdeVigiles?LafacultédeCinder était peut-être due à unemutation, elle aussi.Ce serait alors une énorme évolutiongénétique.Etpourquoipas?

Elles’oubliadanslerythmemonotonedelamarchejusqu’àcequeRoars’arrêtebrusquementpourdéposerCinderàterre,sansfaired’effortpourleménager.

–Jenepeuxplusleporter.Lanuitvenaitdetomber,maislapleinelunebrillaitfièrementdansleciel.L’Étheravaitfaibli,

ne laissantplusapparaîtrequedepâles traînées lumineuses.Leurpetitgroupeavait atteintunesortedeplateau.Devanteux,lamontagnegrimpaitencore,densémentboisée.

Cindergisaitsur lesol,recroquevillésur lui-même, lesyeuxclos.Ilnefrissonnaitplus.Perrys’approchad’Aria.

–Onyestpresque,dit-ilendésignantlapentecouverted’arbres.C’estlà-haut.–Mesjambes,ditRoarensecouantlatête.–Jevaisleporter,luiréponditPerry.CinderentrouvritlespaupièresetsesyeuxcherchèrentPerry.–Non…Savoixétaitfaible,ungémissement.Ilroulasurlecôté,leurtournantledos.Perrylecontemplaunmoment.Puisilluisaisitlepoignetetfitpasserlebrasdugarçonpar-

dessus son épaule.De son bras blessé, il ceignit la taille deCinder et l’aida à se relever. Ils semirentàmarcherensemble,Perrysepenchantpoursemettreàlahauteurdel’adolescent.

Alorsqu’ilspassaientdevantAria,Cinderlaregarda,lesyeuxétincelantsdelarmes.Etdehonte.Ilavaitbrûlélamainquil’aidaitàprésentàtenirdebout.

Ariapivotasoudain.–C’estquoi,ça?Unnouveaubruitrésonnaitdanslanuit.Unesortedebourdonnementlointain.–Lesclochettes,indiquaRoarenbalayantlesboisd’unregardfurieux.AriasesouvintdesparolesdeHarris.–Pourrepousserlesespritsdesténèbres,dit-elle.–Etpourmerendrefou,ajoutaRoar.Ilsortitunobjetdesasacoche:unbonnetnoirqu’ilvissasursatête,etdontleslourdsrabats

retombèrentsursesoreilles.–Ellesmedésorientent.Perrysetourna.Illevalégèrementlatête,etscrutaluiaussilesalentourstoutenhumantl’air.

C’était lui.Lui, l’Olfile.LeVigile. Il croisa le regarddeRoar,et lesdeuxamiséchangèrentunmessagesilencieux.

–Ilfautcourir,ditRoar.Laterreurs’emparaAria.ElleregardaCinder,suspendumollementauflancdePerry.–Commentveux-tuqu’oncourreaveclui?Ils’étaitélancéavantmêmequ’elleaitfinideluiposerlaquestion.Elleplongeasesmainsdans

sespochesetlesretourna,laissantlescaillouxqu’elleavaitramasséss’éparpillersurlesol.Ilscouraientdepuisquelquesminutesquandellesentitdescrampesdanssesmuscles.Lanausée

s’emparad’elle,cequiluiparutbizarre,carellen’avaitrienavalédelajournée.Ellenes’arrêtapaspourautant.Elletrébuchaitsansarrêtetchaquepasluifaisaitl’effetd’uncoupdepoignarddanslaplantedespieds.Devanteux,lesarbressedressaient,menaçants,tellesdessilhouettessombres.Ils les dissimuleraient bientôt. Elle courut dans leur direction,mais ils semblaient s’éloigner àmesurequ’elleavançait.

–LesFreuxcourentaussi,annonçaPerryauboutd’unmoment.Ilavaitlevisageblafard.Mêmedanslenoir,ellepouvaitlevoir.Quand le jour se leva, gris etbrumeux, ellene s’en aperçutmêmepas.Ellene remarquapas

davantagequ’ilsétaientarrivésaupieddelapente,làoùdébutaitlaforêt.Elleseretrouvasoudainsouslespins,commesielles’étaitdédoubléedansunDomaine.

–Avance,Cinder.Cours,ditPerry.L’adolescenttraînaitlespieds.Sesjambeslesoutenaientàpeine.Aria se mordit la lèvre, scrutant les bois en quête des Freux. Le tintement des clochettes

s’amplifiaitetladésorientait,commeRoarl’avaitmentionné.–Laisse-moileprendre,Perry,dit-elle.Elle le vit ralentir. Ses cheveux blonds s’étaient assombris et luisaient de sueur. Sa chemise

trempée luicollaità lapeau. Ilacquiesçaet la laissa ledéchargerdeCinder.Legarçonavait lapeau glacée et les yeux révulsés.Roar se précipita pour aiderAria et, ensemble, ils gravirent lapente, de plus en plus raide, tandis que le tintement des clochettes devenait de plus en plusétourdissant.

Roars’arrêtasoudain.–C’esttoutdroit.Tucroisquetupeuxtedébrouillersansmoi?–Oui.Ellesetournaetsoncœurseserrabrusquement.

–OùestPerry?–IlrepousselesFreux.Ilétaitparti?Ilavaitrebrousséchemin?Roarsortitsoncouteau.–Continued’avancer.Vachercherdel’aidechezMarron.Surcesmots,ildévalalapente,sesvêtementsnoirssefondantdansl’obscurité.Ariaceignitun

peuplusfermementencorelapoitrinedécharnéedeCinderetseremitàavancer,lespasalourdispar la terreur. Et si elle ne les revoyait jamais ? Et si elle ne revoyait jamais Perry ? C’étaitinconcevable.

–Aide-moi,Cinder.–Jepeuxpas…articula-t-ildansunsouffle.Elle comprit qu’elle était arrivée quand elle vit unmur de pierre, totalement inattendu, au

milieudesconifères.Ilmesuraitplusieursfoissataille.Aria s’approcha enboitillant,Cinder toujours pressé contre son flanc, et posa lamain sur la

surfacerugueuse.Elleavaitbesoindetoucher lemurpours’assurerqu’ilétaitbienréel.Elle lelongea,ensetenantsiprèsquesonépaulefrottaitcontrelasurface…jusqu’àcequ’elleparviennedevantunlourdportailenbois.Unécranétaitencastrédanslebéton,surlecôté.Ellehoquetadestupeurendécouvrantundispositifdesonpropremondeici,àl’Extérieur.

Ellepassalamainsurl’écranpoussiéreux.– J’ai besoin d’aide ! J’ai besoin de voir Marron ! s’écria-t-elle, d’une voix entrecoupée de

sanglots.Arialevalatêteetaperçutunetourau-dessusd’elle.–Ausecours!Quelqu’unsepenchaverselle:unesilhouettesombrequisedétachaitsurlecielmatinal.Elle

entenditcrierauloin.Quelquesinstantsplustard,l’écrans’anima.Unhommeapparut,levisagerond,lescheveuxblondsetlesyeuxbleus.Sacheveluresemblaitcoifféeavecsoin.

Ilaffichaunsourireincrédule:–UneSédentaire?Leportails’ouvritdansungrondementquifittremblerlesolsouslespiedsd’Aria.

Elles’engageasurunevastepeloused’unpaschancelant,lesépaulesendoloriesparlepoidsde

Cinder,qu’ellemaintenaitdebout tantbienquemal.Desalléespavées reliaientdesmaisonsenpierreetdesjardinets.Toujoursdansl’enceinte,elleaperçutdesenclosavecdesmoutonsetdeschèvres.Delafumées’échappaitdeplusieurscheminées.Quelquespersonnesladévisagèrent,pluscurieusesquesurprises.Elleauraitpuse trouverdansunDomainemédiéval, saufque l’énormebâtisseaucentredelacourressemblaitdavantageàunegrosseboîtegrisequ’àunchâteau.

Lelierrequienvahissaitlesmursdubâtimentn’atténuaitpasl’aspectmassifdelastructureenbéton.Ellen’avaitqu’uneentrée:delourdesportesenmétalquicoulissèrentendouceurdevantAria. L’homme au visage rond qu’elle avait vu sur l’écran apparut. Petit et corpulent, il n’endemeurait pasmoins élégant. Il se précipita à sa rencontre, suivi de près par un jeunehomme.Derrièreelle,leportailserefermaitdéjà.

– Non ! s’écria-t-elle. Deux autres personnes arrivent ! Peregrine et Roar. On m’a dit dem’adresseràMarron.

–JesuisMarron,ditl’hommetrapu.Iltournasonregardbleuversleportail.–Perryestlà,dehors?

Surcesentrefaites,onentenditcrier«LesFreux !LesFreux !»duhautdumurd’enceinte.Marrondonnade rapides instructions au jeunehomme longilignequi l’accompagnait ; certainsiraientsepostersurlepourtourdelaforteresse,tandisqued’autrespartiraientàlarencontredePerryetdeRoar.

Deuxhommesvinrents’occuperdeCinder.Latêtedel’adolescentdodelinamollementquandilslesoulevèrent.

–Amenez-ledansl’ailemédicale,leurindiquaMarron.Lorsqu’ilsetournadenouveauversAria,sonexpressions’étaitadoucie.Iljoignitlesmainssous

sonmentonlisse;unsourireilluminaitsonregard.–Bénisoitcejour!s’exclama-t-il.Maisregarde-toi,mapauvreenfant!Illapritdoucementparl’épauleetl’invitaàentrerdanslabâtissecubique.Arianeprotestapas.

Elle pouvait à peinemarcher.Elle s’appuya contre le flancmoelleux de son hôte.Des effluvesl’assaillirent.Boisdesantal.Agrumes.D’agréablesparfums.Ellen’enavaitpassentid’aussisuavesdepuissondernierpassagedanslesDomaines.

Toutenselaissantguider,elleexpliquapourquoilesFreuxlespourchassaient.Ilstraversèrentunsas,puisunvastecouloirenbétonquilesconduisitdansunegrandesalle.

–J’aienvoyémesmeilleurshommesàleursecours,déclaraMarron.Onpeutlesattendreici.Ariaremarquaalorsquesonhôteportaitdesvêtementsvictoriens.Unequeue-de-pienoiresur

ungiletenveloursbleu.Etmêmeunelavallièreensoieblancheetdesdemi-guêtres.Où se trouvait-elle ?Dans quel genre d’endroit était-elle tombée ?Elle promena un regard

alentour.Desécransvidéoentroisdimensions,commelesgensenpossédaientavantl’Unification,occupaient deux pans de mur. On y voyait des images de forêts luxuriantes, tandis que desgazouillisd’oiseauxs’échappaientdehaut-parleursinvisibles.Untissuauxmotifsraffinéstapissaitles autresmurs. Ici et là, des vitrines abritaient une collection d’objets hétéroclites.Une coiffeindienne.Unmaillotdesportrougedémodé,aveclenuméro45impriméengroschiffresdansledos.Unmagazineenpapier,unebordurejauneencadrantl’illustrationdecouverture.Desspotséclairaient l’ensemble, comme dans un musée à l’ancienne, si bien que les yeux d’Aria sepromenaientd’unetachedecouleuràl’autre.

Aucentredelapièce,plusieurscanapésluxueuxentouraientunetablebasseouvragéeauxpiedsgalbés.Ariaeutl’impressiondelareconnaître.ElleenavaitvuunesemblabledansunDomainebaroque. Un meuble d’inspiration Louis XIV. Elle dévisagea Marron. Quel genre d’Étrangerétait-il?

–Tuesicichezmoi.J’appellecetterésidenceDelphi.PerryetRoarlasurnommentlaBoîte,ajouta-t-il avec un sourire affectueux. J’ai desmillions de questions à te poser,mais cela devraattendre,biensûr.Assieds-toi,jet’enprie.Tusemblesépuisée,etresterdeboutneferapasvenirnosamisplusvite,hélas.

Arias’approchad’uncanapé,soudainintimidée.ElleétaitcouvertedecrasseetlarésidencedeMarron, cossue, était d’une propreté impeccable… Toutefois, le besoin de reposer ses piedsl’emporta. Elle s’assit et poussa un soupir de soulagement. Le somptueux divan s’enfonçalégèrement sous son poids, l’enveloppant de sa douceur.Elle effleura le tissu couleur chocolat.Incroyable.Delasoie.Ici,dansleMondeExtérieur!

Marrons’assitenfaced’elleetfittournerunebaguequiornaitundesesdoigtspotelés.Ilavaitl’allured’un4eGénération,maissesyeuxtrahissaientunecuriositéenfantine.

–Perryestblessé,dit-elle.Samainestbrûlée.

Marrondonnaimmédiatementdesinstructions.Jusque-là,Arian’avaitmêmepasremarquéqued’autrespersonnessetrouvaientdanslapièce.

–Jedisposed’unservicemédical.Onprendrasoindeluidèsqu’ilarrivera,larassuraMarron.Slateyveillera.

AriadevinaqueSlateétaitlegrandjeunehommequ’elleavaitaperçuenarrivant.–Merci,dit-elle,en luttantpourgarder lespaupièresouvertes. Jene savaispas. Jene l’aurais

jamaisabandonné.Maisiladisparusansquejem’enrendecompte…Lesphrasess’échappaientmalgréelledeseslèvres.Marronlaconsidérad’unairinquiet.–Machèrepetite…reprit-il.Tuasbesoinderepos.Jet’informeraideleurarrivéelemoment

venu…Ariasecoualatête,luttantdeplusbellecontrelatorpeurquil’envahissait.–Jen’irainulleparttantqu’ilsneserontpaslà.Ellecroisalesmainssursesgenoux,ensongeantqu’ellereproduisaitlegestefamilierdesamère.D’unesecondeàl’autre,Perryseraitlà.D’unesecondeàl’autre.

22PEREGRINE

Lesclochettesrésonnaientdetouslescôtés.Perryétaitincapablededéterminerlaproximitéduson.Ilscrutalesbois.

–Oùêtes-vous?Ses yeux détectèrent des mouvements. En contrebas, deux Freux marchaient à grandes

enjambéesdanssadirection,leurcapebalayantlaterre.Ilsneportaientpasdemasque.Lorsqu’ilsvirentPerry,lapeurdéformaleurstraitsetilsseréfugièrentderrièreunarbre.

Perrypritsonarc,maissamainbrûléeétaitinerte.Allait-ilseulementparveniràlebander?LesFreux sortirent de derrière l’arbre et, voyant qu’il n’y avait pas de danger, s’avancèrent à pasfeutrés,couteauàlamain.

Perry songea qu’il devait agir à tout prix. Cinder ralentissait Aria et Roar. Ils n’arriveraientjamaischezMarrons’ilnerepoussaitpaslesFreux.

Ils’assitetcoinçal’arcentresespieds.Desamainvalide,ilparvintàencocheruneflèche.Puisilécartalesjambes,tenditlacordeettira.Legesteétaitmaladroit–iln’avaitpastiréaveclespiedsdepuistoutpetit,quandilutilisait l’arcdesonpèreencachette–,maislaflèchedéchiral’airetincitalesFreuxàseremettreàl’abri.

–Perry,tonarc!Roararrivaencourantetarracha lecarquoisdesonami. Il saisit l’arc,encochaune flècheet

tira.Perryseredressad’unbondetsortitsoncouteau.Puis ilssemirentàmarcheràreculons :Roaravecl’arcet luiaveclecouteau.Toutentenant lesFreuxàdistance, ilscontinuaientainsid’avancerverslarésidencedeMarron.PerrydevintlesyeuxdeRoar.Dèsqu’unFreuxchargeait,illerepérait,etRoartirait.

Perry sentit soudain du mouvement dans son dos et fit volte-face. Une dizaine d’hommesdévalaientlapenteetfonçaientdansleurdirection.Ilagrippasoncouteau,paniqué.Lesennemisétaienttropnombreuxettropproches.Puisilcompritquecen’étaientpasdesFreux.

–Roar!LeshommesdeMarron!Roarpivotasurlui-même,lesyeuxécarquillés.Desflèchespassèrentau-dessusd’eux,destinées

auxFreux.Lesdeuxamissemirentàgrimperencourant,nes’arrêtantqu’aprèsavoirfranchi leportaildeMarron.

Desinconnuslesentourèrentetlesinvitèrentàlessuivre.Perrys’exécuta,incapabledeparler.IlentraentrébuchantdanslaBoîteetavançamachinalementàtraverslescouloirs.Ilfranchitensuiteuneporteenacieretseretrouvadansunegrandesallevideausolcarrelé.Unemultituded’odeurs

répugnantesassaillirentsonnez.Alcool.Plastique.Urine.Sang.Maladie.Leseffluvesdégagésparl’ailemédicale lui rappelaient la dernière année de vie deMila. Il pensa àTalon et ses jambesmanquèrentsedérobersouslui.

Ilserassuraensongeantqu’ilétaitenfinarrivéàdestination.MarronrépareraitleSmartEyeetlui-mêmeretrouveraitTalon.

Un homme en blouse de médecin le questionna au sujet de sa main, mais les motss’embrouillaient dans son esprit : il ne parvenait pas à se concentrer. Il se tournait vers Roar,espérantqu’ilrépondraitàsaplace,quanddescrisfusèrentdanslecouloir.

–Cinder,ditRoar.MaisPerryavaitdéjàfilé,bousculantaupassagelepetitgroupedepersonnesagglutinéesdevant

uneporte. Ilbalaya lanouvellepièceduregard.Descloisonsen toile ladivisaientenchambresindividuelles, dont chacune abritait un lit de camp.Cinder était debout dans un coin, tout aufond.Unelueursauvagebrillaitdanssesyeuxnoirs.Perryflairaaussitôtsonodeurnocive,puislabrûlureglacéedesapeur.

–Net’approchepasdemoi!crialegarçon.–Ilétaitinconscient,expliqual’undesmédecins.J’aivoululuiposeruneperfusion.Cinderleurlançaunebordéed’injures.–Toutdoux,ditPerry.Calme-toi,Cinder.–Ondoitluiadministrerdestranquillisants,déclaraunautremédecin.–Reculezoujevousbrûletous!hurlaCinder.Perrysentitrevenirlespicotementsdanssonnez.Leslumièresclignotèrent,puiss’éteignirent.

Ilbattitvivementdespaupières,espérantquesavisions’adapterait.Envain.Ilnevoyaitpasdanslenoircomplet.

–Sortez!ditalorsPerry.IlnepouvaitlaisserCinderlesbrûlereuxaussi.–Roar,fais-lessortir!Unefoislasalleévacuée,Perryfermalaporteets’yadossaletempsdereprendresonsouffle.Il

nevoyaitrien.Pendantdelonguessecondes,iln’entenditquedesvoixétoufféesdanslehall.PuisCinderrepritlaparole.

–Quiestlà?–C’estmoi,Perry.Ilhésita.Avait-ildéjàditsonnomàCinder?Un rai de lumière filtra sous la porte. On avait allumé des bougies dans le couloir. Elles

produisaientassezdeclartépourquePerrydistinguelescontoursdelapièce.–Tuaimesbienavoirmal?repritCinder.Tuveuxquejetebrûlel’autremain?Perryn’avaitplusassezd’énergiepoursebattre.«Cindernonplussansdoute»,songea-t-il.Le

gosseétaittoujoursdanssoncoinetiltenaitàpeinedebout.Perryallas’asseoirsurlelitdecampleplusprochedelui.Lesommiergrinça.

–Qu’est-cequetufais?s’enquitCinder.–Jem’assois.–Tudevraispartir,Olfile.Perry ne répondit pas. Il n’était pas certain de pouvoir bouger. Ses dernières forces l’avaient

abandonné,sesmusclesétaientparcourusdespasmes,tandisquelasueurquitrempaitsachemiserefroidissait.

–Jesuisoù?demandaCinder.

–Chezunami.Ils’appelleMarron.–Pourquoitueslà,Olfile?Tucroisquetupeuxm’aider,c’estça?Legaminattenditlaréponse.Commeellenevenaitpas,ilselaissaglisserausol.Dans la faible lumièreambiante,PerryvitqueCinders’étaitpris la têteentre lesmains.Son

humeurdevenaitfroideetténébreuse,jusqu’àformerunemassesinoireetsiglacéequelecœurdePerrysemitàpalpiter.Ilpercevaitquelquechosedefamilierdanscettehumeur.

–Tuauraisdûm’abandonner.Tun’aspascomprisquij’étais?Lavoixdugarçonsebrisa,puisPerryentenditdessanglots.Lagorgenouée,ilrestaimmobile,tandisquel’odeurdeselsemêlaitauxautreseffluvesdela

pièce.«Cegosseporteunedéchirureenlui,sedit-il.Uneblessuretellementprofondequ’elleatouchésonâme.»Perryconnaissaitcesentiment.Laguérisonprendraitdutemps.

–Tupeux…tupeuxremuerlesdoigts?murmuraCinder.Perryregardasamain.–Pasbeaucoup.Maisçaseraplusfacilequandlamainauradésenflé,jepense.–J’auraisputetuer,gémitCinder.–Tunel’aspasfait.–Mais j’aurais pu !C’est enmoi et parmoments çam’échappe.Des gens sont blessés et ils

meurent…àcausedemoi.Jeneveuxpasêtrecommeça.Cinderenfouitsonvisagedanssesmainsetéclataensanglots.–Va-t’en.Jet’ensupplie.Perrynevoulaitpaslequitter,maisilétaitcertaind’unechose:Cinderétaitsubmergéparla

honte.S’ilrestaitlà,Cindern’oseraitplusjamaisleregarderdanslesyeux.Or,Perryavaitbesoindereparleràcegarçon.Ilselevaets’éloignadulitdecamp,épuisé.

23ARIA

–Aria?Elles’extirpaduplusprofonddessommeils.Papillonnadespaupièresjusqu’àcequesavision

s’éclaircisse.Perryétaitassisauborddesonlit.–Jesuislà.Marron…m’aditdeteprévenir.Aria savait déjà que ses compagnons étaient arrivés sains et saufs.Elle était en compagniede

MarronquandSlateleuravaitannoncélanouvelle.Maislorsqu’ellelevitlà,devantelle,ellesentitdenouveaulesoulagementlatransporter.

–Tuasmisdutemps.J’aicruquelesFreuxt’avaienttué.UnelueuramuséepassadanslesyeuxdePerry.–C’estpourçaquetudormaissibien!Ariasourit.QuandSlatel’avaitconduiteàlachambre,elleavaitprévudeselaverlesmainsetde

s’allonger, le temps qu’on soigne lamain de Perry.Mais elle avait perdu tout espoir de resteréveilléeendécouvrantlelit.

–Tuvasbien?demanda-t-elle.Delaboueavaitséchésurlecôtédesamâchoire.Seslèvresétaientgercées.Maisiln’avaitpasde

nouvellesblessures;dumoins,pasapparentes.–Tamain?ajouta-t-elle.Perrylevalebras.Unplâtreblanclerecouvraitdepuislesdoigtsjusqu’aucoude.–C’estdouxet fraisà l’intérieur,dit-il. Ilsm’ontdonnédesantidouleursaussi,ajouta-t-ilen

souriant.Çafaitplusd’effetqueleLuisant.–EtCinder?Perrybaissalesyeux,sonsourires’évanouit.–Ilestdansl’ailemédicale.–Ilspensentpouvoirl’aider?–Jen’ensaisrien.Jen’airienditàsonsujet,etCindernelaissepersonnel’approcher.J’iraile

revoirplustard.Ilsoupiraetsefrottalespaupièresd’ungestelas.–Jenepouvaispaslelaisserlà-bas,danslaforêt.–Jesais.

Elle-mêmen’auraitpaspu l’abandonner.Pourtant,ellenepouvaitnier ledangerqueCinderreprésentait pour les autres. C’était un jeune garçon, certes,mais elle avait vu de quoi il étaitcapable.

–J’aidonnéleSmartEyeàMarron,déclaraPerry.Ils’emploieàleréparer.Ilnoustiendraaucourantquandilensauraplus.Arialuidécochaunsourireéclatant.

–Onyestfinalementarrivés,cherallié.–Ehoui,approuva-t-ilensouriantàsontour.Ariasesentitfondre.C’étaitsonsouriredelion,celuiqu’ellen’avaitpaseul’occasiondevoir

souvent.Douxetengageant,avecunetouchedetimidité.IldévoilaitunefacetteinconnuedelapersonnalitédePerry.Lecœurbattant,ellebaissalesyeuxetréalisaqu’ilsétaienttousdeuxsurlemêmelit.Seuls.

Perrysecrispa,commes’ilvenaitdes’enapercevoir luiaussi ;puis il lançadesregardsfurtifsverslaporte.Arian’avaitpasenviequ’ilparte.Illuiparlaitenfinsanslamoindretracedecolère.Etsansl’aideduLuisantoudesbavardagesdeRoar.Elleposalapremièrequestionquiluitraversal’esprit:

–OùestpasséRoar?Perryécarquillalégèrementlesyeux.–Ilestenbas.Jepeuxallerlechercher…–Non.Jemedemandaisjustes’ilétaitarrivésainetsauf.Troptard.Ilavaitdéjàatteintlaporte.–Sansuneégratignure.Ilsemblahésiteruninstant,puisfinitparajouter:–Jetelaisse,jevaism’effondrerquelquepart.Il laquittasurcesmots.Ariafixalaporteclose.Qu’avait-ilhésitéàluidire?Yavait-ilautre

chose?Elles’enfouitànouveaudans la tiédeurde lacouette.Elleportaitencoresesvêtementssales,

mais sentait la légère pressiondebandages sur ses pieds.Elle se rappelait vaguement queSlatel’avaitquestionnéeenlavoyantboiter.Ill’avaitfaitsoigner.

Unelampedechevetéclairaitlesmurscrème.Ariasetrouvaitdansunevraiepièce,entrequatremursbiensolides.C’étaitsitranquille.Ellen’entendaitnilebruissementduvent,nilesclochettesdes Freux, ni le bruit de leurs pas précipités dans la forêt. Elle leva les yeux et contempla leplafond.Ellenes’étaitpassentieautantensécuritédepuisladernièrefoisqu’elleavaitvuLumina.

Lelitétaitbas,raffiné,etrecouvertd’unelourdeétoffedamassée.UnMatissedécoraitunmur:unesimpleesquissed’arbreautraitpleind’ardeur.Ariaplissalesyeux.Était-ceunvraiMatisse?Untapispersanétalaitsescouleursautomnalessurlesol.CommentMarronavait-ilobtenutoutescesbelleschoses?

Le sommeil reprit bientôt ses droits. Juste avant de s’endormir, Aria espéra qu’elle ferait unautrerêveavecLumina.Unsongeplusagréableque leprécédent.Danscelui-ci,ellechanteraitl’ariafavoridesamère.PuisLuminapourraitmontersurscèneetlaserrerfortdanssesbras.

Ellesseraientànouveauréunies.

Lorsqu’elleseréveilla,Ariadéfitsespansementsetgagnalasalledebainsattenante,oùellesenettoyapendantuneheureentière.Ellepleurapresqueensavourantl’eautièdedeladouchequitombaitencascadesursesmusclesendoloris.Sespiedsétaientdansunétatlamentable.Meurtris.Couvertsd’ampoulesetdecroûtes.Elleleslavaetlesenveloppadansdesserviettes.

Deretourdanslachambre,Ariadécouvritavecsurprisequ’onavaitfaitsonlit.Demêmequ’onyavaitposéunepiledevêtementspliésavecsoinetaccompagnésd’unepairededouillettesmulesen soie.Une rose rouge trônait sur lehautde lapile.Aria lapritdélicatement et en respira lafragrance.Merveilleuse.Plusdouceque leparfumdes rosesdans lesDomaines.Mais cellesdesDomainesnefaisaientpasbattresoncœur.Perrys’était-ilsouvenudesquestionsqu’elleluiavaitposéessurleurparfum?Était-cesamanièredeluirépondre?

Les vêtements étaient d’un blanc immaculé, le genre de blanc qu’elle n’avait pas eu le loisird’admirerdepuissondépartdeRêverie,etilsétaientbienplusajustésquelatenuedecamouflagequ’elleportaitdepuisunesemaine.Ellelesenfila,notantaupassagequesoncorpsavaitchangé.Sesjambesetsesmolletsnotamment.Elles’étaitmusclée,endépitdumanquedenourriture.

Quelqu’unfrappaàlaporte.–Entrez.Une jeune femme apparut, vêtue d’une blouse blanche de médecin. Elle était d’une beauté

saisissante,bruneetlongiligne,avecdespommettessaillantesetdesyeuxenamande.Sachevelureétaittresséedepuislefrontets’achevaitenunelonguenatte,quisebalançadevantellelorsqu’elles’agenouilla près du lit.Elle posaun coffretmétalliquepar terredont elle fit sauter les solidesattaches.

–Jem’appelleRose,dit-elle.Jesuisl’undesmédecinsdelarésidence.Ilfaudraitquej’examineunenouvellefoistespieds.

«Unenouvellefois.»Rosel’avaitdoncdéjàsoignéependantqu’elledormait.Arias’assitsurlelitetRosedéroula lesserviettes.Lesaccessoirescontenusdans laboîteenferétaientmodernes,semblablesàceuxqu’onutiliseàRêverie.

–Nous fournissonsdes soinsmédicaux, repritRose en suivant le regardd’Aria.C’estgrâce àcela, notamment, queMarronpeut faire vivreDelphi.Les gens voyagentpendantdes semainespourvenirsefairesoignerici.Tespiedsontdéjàl’airenmeilleurétat.Lesplaiescicatrisentbien.Legelvapiquerunpeu.

–Quelestcetendroitaujuste?interrogeaAria.–Avantl’Unification,c’étaitunemine,puisunabriantiatomique.Àprésent,c’estl’undesrares

lieuxoùl’onpeutvivreensécurité.Roselevabrièvementlesyeuxauciel.–Enfin…Onévitelaplupartdutempsd’avoirdesennuisavecl’extérieur.Aria ne sut pas quoi répondre. Ils étaient arrivés blessés, avec des cannibales à leurs trousses.

Forceétaitd’admettrequ’ilsn’avaientpasfaituneentréediscrète.Rose luiappliquaungelsur laplantedespieds.Ariasentitaussitôtcommeunpicotementet

unevaguedefraîcheur.Puisladouleurquilahantaitdepuisunesemaines’apaisa.Roseluiposaensuitesurlepoignetunappareilquiressemblaitàunlecteurdefonctionsvitalesetluidemanda:

–Tuesrestéecombiendetempsàl’extérieur?–Huit…non dix jours, réponditAria, se souvenant de la période où la fièvre l’avait rendue

inconsciente.Roseeutl’airsurprise.–Tuesdéshydratéeetsous-alimentée.C’estlapremièrefoisquejesoigneuneSédentaire,mais

àpartça,tumeparaisenbonnesanté.Ariahaussalesépaules.–Jen’aipasl’impressionquejevais…Mourir.

Elleneputacheversaphrase.Elleétaitlapremièreàs’étonnerdesaconditionphysique.Elleserappelait lemomentoùelleavaitposélatêtesurlasacochedePerry,audébutdeleurodyssée.Elleétaitsifatiguée,alors,ettoutsoncorpslafaisaitsouffrir.Aujourd’hui,elleéprouvaitencoreunelégèrefatigue;sesmusclesetsespiedsavaientcertesbesoindesoins,maiselleavaitdésormaisla certitudequ’ils allaient guérir.Par ailleurs, elle n’avait plus de crampes, demauxde tête, nicettevagueimpressiond’êtremalade.

Combiendetempstiendrait-elleencorelecoup?Combiendetempsfaudrait-ilpourréparerleSmartEyeetretrouverLumina?

Roserangealelecteurdanslaboîtemétallique.–Vous avez soignéPeregrine ? s’enquitAria.Vous savez, le jeune hommequi est venu avec

moi…Ellen’arrivaitpasàoublierl’imagedesescloques.–Oui,maistuguérirasplusvitequelui,ditRose.Ellegardalamainsurlecouvercle,prêteàlerabattre.–Ilestdéjàvenuici.Lemédecinluiendisaittropoupasassez.–Ahbon?dit-elle,pourl’encourageràcontinuer.– Il y a un an. On a été proches, précisa Rose, sur un ton qui ne laissait pas de place au

malentendu.Dumoinsjelecroyais.LesOlfilessaventbiens’yprendre.Ilssaventexactementcequ’ils doivent dire pour que leurs paroles te touchent. Ils te donnent ce que tu veux,mais ilsn’irontpasjusqu’àsedonneràtoi.

Ellerelevasamanche,révélantdesbicepsexemptsdetatouages.–Saufsituesl’unedesleurs.–J’apprécievotre…franchise,déclaraAria.Elleneput s’empêcherde l’imaginer avecPerry.Roseétaitune femmesublime,dequelques

annéesplusâgéequ’elleetPerry.Ariasesentitrougirmaisposamalgrétoutlaquestionqui luibrûlaitleslèvres:

–Vousl’aimezencore?Roseéclataderire.–Ilvautmieuxquejeneterépondepas.Jesuismariée,àprésent,etj’aiunenfant.AriafixaleventreplatdeRose.Était-elletoujoursaussidirecte?–Pourquoimeracontez-voustoutça?–Marronm’ademandédet’aider.C’estcequejefais.AvecPerry, jesavaissurquelterrainje

m’engageais.Jesavaisaussiqueçanemarcheraitjamais.Jepensequ’ilvautmieuxquetulesachesaussi.

–Mercipourlamiseengarde,maisjenevaispastarderàm’enaller.Detoutefaçon,Perryn’estqu’unami.Etmêmeça,c’estdiscutable.

–Ilvoulaitquejem’occupedetoid’abord,jusqu’àcequ’ilapprennequetudormais.Ilm’aditquetuavaismarchépendantunesemaineaveccespiedsmeurtrissansteplaindreuneseulefois.Jenecroispasqu’ilyaitdedoutelà-dessus.

Roserefermalaboîtedansunclaquementsec,l’ombred’unsouriresurleslèvres.–Soisprudente,Aria.Ettâchedemarcherlemoinspossible.

24ARIA

LesparolesdeRoserésonnaientencoredanslatêted’Ariaquandellesortitdanslecouloir.Lesmursturquoiseétaienttendusderichestapisseriesreprésentantdesscènesdebataille.D’uncôtédupalier,unenicheéclairéeparunspotabritaitunestatuegrandeurnature:unhommeetunefemmeenlacés,enproieàunelutteféroceou…uneétreintepassionnée.Difficileàdire.Del’autrecôté,unescaliermunid’unerampedoréemenaitaurez-de-chaussée.Ariasourit.ToutàDelphiprovenaitd’époquesetdelieuxdivers.LarésidencedeMarronévoquaitunedizainedeDomainesàlafois.

LavoixdePerryluiparvintd’enbas.Ariafermalesyeuxetécoutasontimbregrave,sadictiontraînante. Il parlait de sa région, la Vallée des Littorans. De ses inquiétudes concernant lestempêtesd’Étheretlesattaqueséventuellesd’autrestribus.Pourquelqu’unquiouvraitrarementlabouche,c’étaitunorateurcaptivant.Concis,maissûrdelui.Auboutdequelquesminutes,ellesecoualatête,sejugeantsoudainindiscrète.

Elle descendit lesmarches et se retrouva dans la salle aux canapés.Roar occupait l’und’eux,Perryétaitavachisurunautre.Marron,assisauxcôtésdeRoar,avaitcroisésesjambespotelées.ArianevitpasCinder,etn’enfutguèresurprise.Perrys’interrompitetseredressaenlavoyant.

Commeelle,ilportaitdenouveauxvêtements.Unechemisecouleursable.Unpantalonencuirplus proche du noir que dumarron et qui, cette fois, n’était pas rapiécé. Ses cheveux, tirés enarrière,brillaientsousleslumières.Ilpianotaitsursonplâtreaveclesdoigtsdesamainvalideetévitaitostensiblementleregardd’Aria.

Marronvintàsarencontreetluipritlamaind’ungestesiaffectueuxqu’elleneputserésoudreàlaluirefuser.Ilarboraitunevestedesmokingd’unextraordinaireveloursbordeaux,galonnéeetceinturéedesatin.Unsourireilluminaitsesjouesrebondies.

–Ah!seréjouit-il.Ont’aapportétesvêtements.Ilstevontàravir.J’aid’autrestenuespourtoi,machérie,maiscelle-ciferal’affairepourl’instant.Commenttesens-tu?

–Bien.Mercipourtout.Etpourlarose,ajouta-t-elle,réalisantqu’elleprovenaitdesonhôte,commelesvêtements.

Marronluipressagentimentlamain.–Uncadeaubienmodestepourunesigrandebeauté.Ariaeutunpetit rirenerveux.DansRêverie, rienne ladistinguaitdu lot,hormis savoix.Le

complimentluiparutdoncétrange,maisnéanmoinsagréable.

–Sinouspassionsàtable?suggéraMarron.Nousavonsmatièreàdiscuter,alorsautantremplirnosestomacs.Jesuissûrquevousmoureztousdefaim.

Aria,RoaretPerrylesuivirentdansunesalleàmangertoutaussifastueusequelesautrespiècesdeDelphi. Lesmurs étaient tapissés d’une étoffe rouge et or, et décorés du sol au plafond deportraitsàl’huile.Lalumièredesbougiesfaisaitscintillerlavaisselledecristaletd’argent.CetteopulencecausaàAriaunpincementaucœur.Elleluirappelaitl’Opéra.

–J’aipassémavieàglanerlestrésorsprésentsdanscettepièce,luiconfiaMarron.Maislesrepassontsacrés,tunecroispas?

Roarreculaunechaisepourqu’elles’yinstalle,tandisquePerryallaitseplaceràl’autreboutdelagrandetablerectangulaire.Ilsvenaientàpeinedes’asseoirquedesgensleurservirentdel’eauetduvin.Tousétaienthabillésavecsoin.Ariacommençaitàcomprendre:Marronfaisaittravaillerdes gens et, en échange, il leur offrait la sécurité.Mais les domestiques ne semblaient pas s’enoffusquer. Toutes les personnes qu’elle avait croisées àDelphi jusque-là paraissaient en bonnesantéetsatisfaitesdeleursort.Etdévouées,desurcroît,commeRose.

Marron leva son verre, déployant ses doigts bagués comme les plumes d’un paon.Le regardd’Ariafutattiréparunéclatbleuté.Leurhôteportaitlabaguesertied’unepierrebleuequePerryavait glissée dans sa sacoche. Aria sourit intérieurement et se promit de ne plus se livrer à dessuppositionshâtives,concernantlesrosesetlesbagues.

–Auretourdevieuxcompagnons,etàl’arrivéed’unenouvelleamie,inattendue,maistoutàfaitlabienvenue!

Onapportadupotage,dontlefumetaiguisal’appétitd’Aria.Alorsquelesautrescommençaientà manger, elle reposa sa cuillère. Après avoir connu et fui la cruauté duMonde Extérieur, seretrouverdevantpareil festin luidonnait levertige.Elle,quiavaitpassé l’essentieldesavieàsedédoublerdans lesDomaines,auraitdûs’yadapterplus facilement.Pourtant,elle savouraitcetinstant,endépitdesonétrangeté,etappréciaittoutcequis’offraitàsavue.

Ilsétaientsainsetsaufs.Auchaud.Etilsavaientdequoimanger.Ellerepritsacuillère,ravied’ensentirlepoidsdanssamain.Lapremièrebouchéeluifitl’effet

deminusculesfeuxd’artificesurlepalais.Voilàlongtempsqu’ellen’avaitpasgoûtéquelquechosed’aussisavoureux.Cetonctueuxmélangeàbasedechampignonsétaitsucculent.

Aria regardaPerry, assis auboutde la table, face àMarron.Unhommedesbois comme luiauraitdûdénoterdansunteldécor.Maisilparaissaitàl’aise.Ilétaitrasédefrais,etlescontoursdesamâchoireetdesonnezsemblaientplusmarqués;sesyeuxvertsétaientplusétincelantssouslalumièredesbougiesetdulustreauplafond.

Ilfitsigneàundomestique.–Oùtrouvez-vousdesmorilles,àcetteépoquedel’année?–Nouslescultivons,réponditlejeunehomme.–Ellessontdélicieuses.Ariacontemplasonassiette.Perrysavaitquelasoupecontenaitdesmorilles.Alorsqu’elleavait

simplementreconnuunparfumdechampignons,illesavaitidentifiésprécisément.L’odoratetlegoût formaient un couple indissociable, ainsi queLumina le lui avait dit un jour.C’étaient lesderniers sens que les ingénieurs avaient incorporés auxDomaines, après la vue, l’audition et letoucher.L’odoratétaitleplusdifficileàreproduirevirtuellement.

AriaobservadenouveauPerry.Seslèvresserefermaientsurlacuillère.Sisonodoratétaitaussipuissante, accentuait-elle aussi son sens gustatif ? Bizarrement, l’idée la fit rougir. Elle butquelquesgorgéesd’eauensecachantderrièreleverreencristal.

–MarronatravaillésurtonSmartEye,annonçasoudainPerry.Elle remarqua qu’il appelait désormais l’appareil par son nom, ne disait plus engin ou coque

oculaire.–ÀlaminuteoùPerrymel’adonné,confirmaleurhôte.D’aprèscequejepeuxendirepour

l’instant, il est trèspeuendommagé.Nousessayonsde rétablir soncircuit électrique.C’estuneopérationdélicateparcequ’onrisquededéclencherunsignalpermettantdelelocaliser,maisonvayarriver.Jesauraibientôtcombiendetempscelanousprendra.

–Ildevraitcontenirdeuxfichiers,ditAria.Unenregistrementetunmessagedemamère.–Onferanotrepossiblepourlesrécupérer.Pour la première fois, Aria se sentit pleine d’espoir. Elle allait bientôt pouvoir contacter

Lumina.EtPerryretrouveraitTalon.Perrycroisasonregardetsourit.Ilpensaitcommeelle.–Jenesaispascommentvousremercier,dit-elleàMarron.–Hélas,jen’aipasquedebonnesnouvelles,repritleurhôte.Restaurerlecircuitélectriquene

poserapasdeproblème.Relier leSmartEyeauxDomainespourentrerencontactavectamèrerisquedes’avérerbeaucouppluscompliqué,précisa-t-ilenluiadressantunregardcontrit.Danslepassé, j’aidéjàtentédeforcerlesprotocolesdesécuritépourpénétrerdanslesDomaines.Jen’ysuisjamaisparvenu,maisilestvraiquejen’aicertesjamaisessayéavecunSmartEye,ouavecl’aided’uneSédentaire.

Ariaétaitconscientedeceproblème.HessavaitsûrementbloquésonaccèsauxDomaines,maiselleespéraitquelefichier«Petit-Merle»lesaideraitàjoindreLumina.

Tandis qu’ils poursuivaient leur repas par un ragoût de bœuf dans une exquise sauce au vin,Marron la questionna sur la Capsule. Aria expliqua que tout y était automatisé, depuis laproductionalimentairejusqu’aurecyclagedel’airetdel’eau.

–Lesgensnetravaillentdoncpas?s’enquitRoar.–Seuleuneminoritétravailledansleréel,réponditAria.ElleobservaPerryà ladérobée.Elles’attendaità levoirréagir,mais ilétaitplongédansson

assiette.Unrepassemblabledevaitêtreexceptionnelpourlui.Elleévoquaensuitelapseudo-économieenvigueuràRêverie,quipermettaitauxgensd’amasser

desrichessesvirtuelles,mêmes’ilexistaitunmarchénoiretdespiratesinformatiques.–Çanechangepascequisepassedanslaréalité.HormislesConsuls,toutlemondealemême

typedelogement,devêtementsetderégimealimentaire.Roar se pencha en travers de la table et lui sourit d’un air charmeur, ses cheveux bruns

retombantsursesyeux.–QuandtudisquetoutsepassedanslesDomaines,tuveuxdirevraimenttout?Ariaeutunpetitrirenerveux.–Oui.Notammentça.Onnecourtaucunrisque,danslesDomaines.Roarsouritdeplusbelle.–Alorsilsuffitd’ypenserpourqueçaarrive?Etonressenttoutcommesic’étaitréel?–Onestvraimentobligésdeparlerdeça?demandaAria,deplusenplusgênée.–IlmefautunSmartEye,déclara-t-il.Perrylevalesyeuxaucieletrétorqua:–Çanepeutpasêtreidentiqueàlaréalité.Marrons’éclaircitlavoix.Sesjouess’étaientlégèrementempourprées.Cellesd’Ariaaussi,ellele

sentait. Par ailleurs, elle ignorait si ce dont ils parlaient àmots couverts produisait lesmêmes

sensationsdanslaréalitéquedanslesDomaines,maisellen’allaitpasl’avouer.–EtlesFreux?demanda-t-elle,presséedechangerdesujet.Ellepromenasonregardsur lesconvives.Personnenerépondit.Finalement,Marrons’essuya

soigneusementlaboucheavecsaserviette,avantdereprendrelaparole.– Ils sont toujours rassemblés sur le plateau.C’est tout ce qu’on peut en dire pour l’instant.

L’assassinatd’unSeigneurdesangestunactegrave,Aria.Ilsvontresterlàaussilongtempsqu’ilslepourront.

–OnaassassinéunSeigneurdesang?demanda-t-elle.Arian’enrevenaitpasd’avoirutilisélemotassassiné.–C’estleseulmoyend’expliquerleurnombre,déclaraPerry.Etc’estmoiquil’aitué,Aria.Pas

toi.Peut-être,maisilavaitagiainsiàcaused’elle.Parcequ’elleavaitquittécettegrotteinfâmepour

allercueillirdesbaies.–Ilsattendent,alors?Perryseraidit,lamâchoirecrispée.–Oui.–On est en sécurité ici, les rassuraMarron. Lemur d’enceinte a une hauteurminimale de

quinze mètres, et des archers montent la garde jour et nuit. Ils empêcheront les Freux des’approcher. En outre, le temps va bientôt changer. Quand viendront le froid et les tempêtesd’Éther,lesFreuxpartirontsemettreàl’abri.Espéronsjustequ’ilsnetenterontpasl’impossibleavant.

–Ilssontcombien?demandaAria.–Unequarantaine,luiréponditPerry.–Unequarantaine?Ellen’arrivaitpasàycroire.Perryavaitquarantecannibalesàsestrousses?Depuisdesjours,

ellerêvaitd’entrerencontactavecsamèreàEuphorie.ElleimaginaitqueLuminaluienverraitunAéroflotteur pour venir la chercher. Grâce à l’enregistrement où l’on voyait Soren, elle seraitdisculpéeetdémarreraitunenouvellevieàEuphorie.MaisPerry?Pourrait-ilunjourquitterlaforteressedeMarron?Etsioui,devrait-ilfuirlesFreuxéternellement?

Marroncontemplasonverredevinensecouantlatête.–Encestempsdifficiles,lesFreuxsedébrouillentplutôtbien.Roaracquiesça.–IlsontanéantilesCorydoransilyaquelquesmois.Leurtribusetrouvaitàl’ouestd’ici.Ils

avaientconnuplusieursannéesdevachesmaigres,commelaplupartd’entrenous.Puislesoragesd’Étherontéclatéetfrappédepleinfouetleurvillage.

–Onestpassésparlà,ditPerryenlançantunregardàAria.Levillageaveclamaisonautoitbrisé…

Lagorgeserrée,Ariasongeaàlapuissancedelatempêtequiavaitdétruitcelieu.C’estlà-basquePerryluiavaittrouvédesbottesetunmanteau.ElleavaitportédesvêtementsdeCorydoranspendantplusieursjours.

–Latempêtesemblelesavoiranéantis,repritPerry.–Ilsontperdulamoitiédeleurshabitantsenunejournée,confirmaRoar.Lodan,leurSeigneur

desang,atransmislanouvelleàVale,etoffertl’allégeancedurestedesatribuauxLittorans.C’estundéshonneursansnompourunSeigneurdesang,Aria.

Ilmarquaunepause,ettournasesyeuxsombresversPerry.

–Valearefusé.Sousprétextequ’ilnepouvaitaccepterdavantagedebouchesànourrir.Perryaccusalecoup.–Ilnem’enariendit.–Biensûrquenon,Perry.Tuauraissoutenusadécision?–Non.– D’après ce qu’on m’a raconté, poursuivit Roar, Lodan comptait ensuite s’adresser aux

Cornans.–ÀSable?intervintMarron.Roarhochalatêtepuiss’adressaàAria.– Il existerait, dit-on, un lieu où l’Éther ne sévit pas. Les gens l’appellent le Calme Bleu.

Certains prétendent que c’est un endroit imaginaire, un rêve de ciel bleu sans nuages.Mais detempsàautre,d’autresmurmurentqu’ilexistevraiment.

IlsetournadenouveauversPerry.–Des tas de rumeurs circulent.Quelques-unes disentmême que Sable aurait découvert cet

endroit.Entoutcas,Lodanenétaitconvaincu.Perryseredressa.Ilsemblaitprêtàbondirdesachaise.–Ilfautqu’onsachesic’estvrai.Roarposalamainsursoncouteau.–SijevaisvoirSable,ceneserapaspourluiposerdesquestionssurleCalmeBleu.–Effectivement,ce serapour luiamenermasœurcommetuauraisdéjàdû le faire, rétorqua

Perryd’untonglacial.Ariaobservalesdeuxamisàtourderôle.–Qu’est-ilarrivéauxCorydorans?questionnaMarron,quidécoupaittranquillementsaviande,

commes’ilnes’étaitpasaperçudelatensionsoudaineentrelesdeuxhommes.Roarbutunelonguegorgéedevinavantderépondre:–LesCorydoransontétéfrappésparuneépidémie,alorsqu’ilsétaientdéjàaffaiblis.Puisilsont

étéenvahisparlesFreuxquiontadoptélesenfantslesplusrobustesetquiont…ehbien…faitcequ’ilsfonthabituellementauxautres.

Ariabaissalatête.Lasaucedesonplatluisemblaitsubitementtroprouge.–C’estterrible,ditMarronenrepoussantsonassiette.Çarelèveducauchemar.IlsouritàAria.–Tu laisserasbientôt toutçaderrière toi,machérie.Perrym’aconfiéque tamèreétaitune

scientifique.Quelestsondomainederecherche?–Lagénétique.Jen’ensaispasplus.ElletravaillepourlecomitéquisuperviselesCapsuleset

lesDomaines.LeCAC:leConseild’AdministrationCentral.C’estdelarecherchedehautniveau.Ellen’estpasautoriséeàenparler.

Ariaétaitgênéeparcequesaphrasesous-entendait.Commesisapropremèrenepouvaitpasluifaireconfiance.

–Ellesedévoueentièrementàsontravail.Ilyaquelquesmois,elleestpartietravaillerdansuneautreCapsule,sesentit-elleobligéedepréciser.

–Tamèren’estpasàRêverie?s’étonnaMarron.–Non.ElleadûrejoindreEuphoriepourpoursuivresesrecherches.Marronreposasivitesonverredevinqu’ilenrenversaunpeusurlanappeenlincrème.–Qu’est-cequ’ilya?

LesbaguesdeMarronlancèrentdepetitséclatsdelumièrerougesetbleus,tandisqu’ilagrippaitlesaccoudoirsdesachaise.

–Lesmarchands qui sont passés la semaine dernièrem’ont rapporté une rumeur…Ce n’estvraimentqu’unerumeur.TuasentenducequeRoaraditausujetduCalmeBleu,Aria.Lesgensparlentàtortetàtravers…

Touslesregardssefixèrentsurelle.–Qu’est-cequ’elledit,cetterumeur?–Qu’unetempêted’ÉtherauraitfrappéEuphorie.LaCapsuleseraitdétruite.

25PEREGRINE

Perry,deboutdevantlaported’Aria,respiraitintensément,avecattention.Ilyavaitdestasdechoses agréables chezMarron.La nourriture. Les lits.Mais lamultitude de portes et demursappauvrissaitl’air,neluidonnantqu’àpeineaccèsauxhumeursdeceuxquivivaientlà.Ilrepensaàtoutescesfoisoùilavaiteuenvied’unepause,neserait-cequ’uneheuresansêtreobligédesentirlasouffranced’AriaoucelledeRoar.Etvoilàqu’ilenétaitréduitàpresquereniflersouslaported’Aria.

Etpourtant, ilnesentaitriendutout.Ilcollasonoreillecontrelaporte,sansplusdesuccès.Jurantdanssabarbe, ildescenditaurez-de-chaussée.Ilentradansunepièceentièrementnue,àl’exceptiond’unegrandepeintureévoquantunesorted’éclaboussureaccidentelle,etd’unelourdeportemétalliqued’ascenseur.Ilappuyasurlesboutonsetmarchadelongenlargejusqu’àcequelacabines’ouvre.Àl’intérieur,iln’yavaitaucunautrebouton.L’ascenseurmenaitàunseulendroit,queMarronappelaitleNoyau.

Auboutdedixsecondesdanslacabine,Perrysemitàtranspirer.Àmesurequ’ildescendait,ilrevoyaittouteslesépreuvesqu’ilavaitdûfranchirpourescaladerlamontagneetarriveràDelphi.La cabine ralentit, puis s’arrêta, mais l’estomac de Perry, lui, continua à descendre encorequelquesinstants.Perrysesouvintdelasensationqu’ilavaitéprouvéelorsdesapremièrevisite.Difficileàoublier.Enfinlaportes’ouvrit.

Une odeur épaisse et humide qui lui donna l’impression de respirer de la terre assaillit sesnarines.Iléternuaàplusieursreprises,ens’engageantàgrandesenjambéesdansunvastecouloirquimenait àune sourcede lumière.Descaissesétaientempilées le longdesmursetdesobjetshétéroclitesétaiententassésau-dessus.Desvasesetdessiègespoussiéreux.Unbrasdemannequin.Unparaventenpapierdécorédecerisiersenfleur.Uneharpesanscordes.Ilyavaitaussiuneboîteenboisrempliedepoignéesdeporte,degondsetdeclés.

Perryavait fouillé ces caisses ladernière foisqu’il était venu.Comme tout cequi se trouvaitchezMarron, le fatrasd’objetsentreposésdans leNoyau l’avaitrenseignésur lemondetelqu’ilexistait avant l’Unification.Unmonde queVale avait découvert des années avant lui, dans leslivres.

Arrivéauboutducouloir,Perrypénétradansunegrandesalleetsaluad’unhochementdetêteRoaretMarron.Desordinateurss’alignaientle longd’unmur.Laplupartétaientanciens,maisMarron possédait aussi dumatériel récent de Sédentaire, aussi raffiné que le SmartEye d’Aria.Commedanslagrandesalledurez-de-chaussée,ilyavaitunécranmuralgéant,surlequelPerry

vit le plateau qu’ils avaient traversé avant de gravir la dernière pentemenant à la résidence deMarron.Lescouleursétaientbizarresetl’imagetrouble,maisilreconnutlessilhouettesvêtuesdecapequisedéplaçaientautourdetentes.

–J’aifaitplacerunemicro-caméra,déclaraMarronquisetrouvaitderrièreunbureauenbois.Il contrôlait l’affichagedes images sur l’écranmural à l’aided’une finepalette.LeSmartEye

reposaitsurunetablettenoirequiressemblaitàunmorceaudegranit.–Ellenevapasrésisterlongtemps,àcausedel’Éther,maispourl’instantellenouspermetde

voircequ’ilsfont.–Ilss’installent,voilàcequ’ilsfont,grommelaRoar.Ilétaitassissurl’uniquecanapé,lespiedsposéssurunetablebasse.–Ilssontaumoinsdixdeplusdepuisladernièrefoisquejelesaicomptés.Ehbienvoilà,tuas

finalementréussiàemmenerunetribuavectoi!–Saufquecen’estpascelledontjerêvais,soupiraPerry.LesFreuxs’eniraient-ilsunjour?Commentallait-ilsortird’ici?Marrondevinasespensées.– Il existe de vieux tunnels sous lamontagne, dit-il. La plupart sont inaccessibles,mais il se

pourraitqu’onentrouveunquiaitrésisté.Jelesferaiinspecterdemainmatin.PerrysavaitqueMarronvoulaitlerassurer,etilsesentaitd’autantplusmalàl’aisedeluicauser

autantdeproblèmes.Quantauxtunnels,iln’envisageaitmêmepasdes’yaventurer.Lesimplefaitd’êtredanscettepiècelefaisaitdéjàtranspirer.ÀmoinsquelesFreuxnerenoncentets’enaillent,ilnevoyaitaucunmoyendequitterDelphi.

–EtleSmartEye,aufait?LesdoigtsdeMarronglissèrentsurlapalette.L’imagesurl’écrancédalaplaceàunesériede

chiffres.– D’après mon estimation, je l’aurai décodé et remis en état de marche d’ici 18 heures,

12minuteset29secondes.Perryhochalatête.Ilspourraientdoncendisposerlelendemain,endébutdesoirée.–Perry,mêmesi j’arriveàlefairefonctionner, jepensequ’Ariaettoidevriezvouspréparerà

une éventuelle déception. Les Domaines des Sédentaires sont bien mieux protégés que leursCapsules.Franchirunmurouunbouclierénergétiqueestun jeud’enfantencomparaison.IlsepeutquejeneparviennepasàtemettreencontactavecTalon,ouàaiderAriaàjoindresamère.

–Ilfautquandmêmeessayer.–Onessaiera.Onferadenotremieux.PerryhochalementonendirectiondeRoar.–J’aibesoindetoi,dit-il.Roarlesuivitsansposerdequestion.Dansl’ascenseur,Perryluiexpliquacequ’ilattendaitde

lui.–J’aicruquetuétaisdéjàallélavoir,ditRoar.Perryfixaitlesportesenmétal.–Jen’aipas…j’ysuisallé,maisjenel’aipasvue.Roars’esclaffa.–Ettuveuxquemoij’yaille?–Oui.Toi,Roar.Devait-illuirappelerqu’Ariaseconfiaitplusfacilementàlui?Roars’adossacontrelaparoidelacabineetcroisalesbras.

–Tuterappellesladernièrefoisquej’aiessayédeparleràLiv,etquej’aidégringolédutoit?Dansl’ascenseurexigu,Perrysentitimmédiatementlechangementdansl’humeurdeRoar.Un

parfumdenostalgie.IlavaitlongtempsespéréqueRoaretLivoublieraientleurattirancemutuelleengrandissant,maisilsavaienttoujoursétéfousl’undel’autre.

–Jeluiparlaisparcettebrèchedanslespoutres,tutesouviens,Perry?Elleétaitdanslegrenieretilvenaitdepleuvoir.J’aiperdul’équilibreetj’aiglissé.

–Jemesouvienssurtoutdetoicourantpouréchapperàmonpère,lepantalonsurleschevilles.–Exact,confirmaRoarensouriant.Ils’étaitaccrochéàunetuilealorsquejetombais.Jen’avais

jamaisentenduLivrireautant.Pourunpeu jemeseraisarrêtédecourir justepour lavoirrirecommeça.Maisl’entendrec’étaitdéjàbien.C’estlesonleplusbeaudumonde,leriredeLiv.

LesouriredeRoars’évanouit.–Ilétaitrapide,tonpère.–Plusmuscléquerapide.Roar ne fit pas de commentaire. Il savait combien l’enfance de Perry avait été difficile. Les

portesdel’ascenseurs’ouvrirent.– Pourquoi tume racontes cette histoire ? demanda Perry en sortant de la cabine. Bon, tu

viens?–Àtontourdetomberdutoit!répliquaRoartandisquelesportesserefermaientsurluien

coulissant.L’ascenseurredescenditdansleNoyau,emportantleséclatsderiredeRoar.

QuandPerryentradanslachambre,Ariaétaitassiseauborddesonlit, lesbrascroiséssurle

ventre.Seulelapetitelampedechevetétaitallumée.Untriangledelumières’échappaitdel’abat-jour et se découpait sur ses bras.L’odeurd’Aria envahissait la pièce.Des violettes audébutduprintemps.Lapremièrefloraison.Ilauraitpuseperdredansceparfums’iln’avaitpasaussiperçulafroideurhumidedel’humeurd’Aria.

Perry ferma la porte derrière lui.Cette pièce était plus petite que celle qu’il partageait avecRoar.Àpartlelit,ilnevitpasd’endroitoùs’asseoir.Pasqu’ilaitvraimentenviedes’asseoir,maisilnetenaitpasnonplusàresterdeboutdevantlaporte.

Arialevasurluidesyeuxbouffisparleslarmes.–C’estencoreMarronquit’envoie?–Marron?Non…Iln’auraitpasdûvenir.Pourquoiavait-ilfermélaporte,commes’ilavaitl’intentionderester?

S’enallermaintenantparaîtraitbizarre.Arias’essuyalesjoues.–Cesoir-là,dansRêverie,tusais…J’étaisvenueàAG6pouressayerd’avoirdesesnouvelles.La

liaisonavecEuphorieétaitcoupée,etjemefaisaisvraimentdusouci.Quandj’aivusonmessage,j’aipenséqu’elleallaitbien.

Perry n’avait que quatre pas à faire pour s’asseoir à côté d’elle. Quatre pas qui semblaientmesurer un kilomètre. Il se lança en ayant l’impression de sauter du haut d’une falaise. Le littanguaquandils’assit.Qu’est-cequiclochaitchezlui?

Ils’éclaircitlavoix.–Cenesontquedesrumeurs,Aria.LesAudilesrépandentdestasd’histoires.–Çapourraitêtrevrai.

–Maisçapourraitêtrefauxaussi.Peut-êtrequ’unepartieseulementdelaCapsuleestdétruite.Commeledôme,cefameuxsoir,tusais?Ilétaiteffondréàl’endroitoùjesuisentré.

Ariasetournaversletableauaccrochéaumur,etseperditdanssespensées.–Tuasraison.LesCapsulessontconçuescommeça.Ellessedémolissentparmorceaux.Çafait

partiedusystèmedesécurité.Elleramenaunemèchedecheveuxderrièresonoreille.–Jevoudraisjustesavoir.Jen’aipasl’impressionqu’ellesoitmorte…maissic’étaitlecas?Est-

cequejedevraisfairemondeuil,là,maintenant?Etsijepleuresadisparition,etqu’ellen’estpasmorte?J’aitellementpeurdemetromper.Etçamerenddinguedenerienpouvoirfaire.

Perrylaissapasserunsilence.–C’estcequeturessensàproposdeTalon,pasvrai?Ilacquiesça.–Oui.Exactement.Ilavaitbeauéviterd’ypenser,luiaussiavaitpeurdesebattrepourrien,queTalonsoitmort.Et

siTalonétaitmortàcausedelui?Perrysavaitqu’Arialecomprenait.CetteSédentairesavaitcequ’onressentaitquandonaimaitquelqu’unqu’onavaitperdu.Peut-êtrepourtoujours.

–MarronpensepouvoirfairefonctionnerleSmartEyed’icidemain.–Demain,répéta-t-elle.Lemotsemblaplaneruninstantdanslesilencedelapièce.Perryinspiralentementetrassembla

toutsoncouragepour luidirecequ’il ressassaitdepuisdes jours.Leschosespouvaientchangertrèsvitelorsqu’ilsauraientréparéleSmartEye.C’étaitpeut-êtresadernièrechancedeluiparler.

–Aria…cesentimentd’êtreperduetdéprimé,toutlemondepeutyêtreconfronté.Cequinousdifférencie lesunsdesautres,c’estcequ’onfait,commentonagit.Cesderniers jours, tunet’esjamaisarrêtée,alorsquetuétaisblesséeauxpieds.Alorsquetunesavaispasoùtuallais…etquetudevaismesupporter.

–Jen’arrivepasàsavoirsic’estuncomplimentoudesexcuses.–Lesdeux.J’auraispuêtreplussympaavectoi.–Tuauraisaumoinspuparlerunpeuplus.Ilsourit.–Ça…jen’ensuispassûr.Elleéclataderire,puissonregardredevintsérieux.–Moiaussi,j’auraispuêtreplussympa.Elle s’adossa contre les oreillers. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules et

encadraientsonvisagedélicat.Seslèvresrosesesquissèrentunsourire.–Jetepardonneàdeuxconditions.Perry s’appuya sur son bras valide et lui jeta un coup d’œil. Son corps était fait pour les

vêtementsajustés,paspourlestenuesdecamouflage.Ilsesentitcoupabledelaregardercommeça,maisc’étaitplusfortquelui.

–Ahoui?Lesquelles?–D’abord,dis-moiquelleesttonhumeur,là,maintenant.Ilmasquasasurpriseentoussotant.–Monhumeur?Cen’étaitpasunebonneidée.Ilcherchaunmoyenpoliderefuser.–Jepourraisessayer,dit-ilauboutdequelquesinstants.Puisilsepassaunemaindanslescheveux,effaréàl’idéedecequ’ilvenaitd’accepter.

–Bon…fit-ilentripotantl’extrémitédesonplâtre.Cequejesens,cen’estpassimplementdesodeurs. Mais quelque chose qui peut avoir un poids et même une température parfois. Unecouleuraussi. Jenepensepasquecesoitpareilpour tous lesOlfiles.Monpèreétait issud’unelignéetrèspuissante.Peut-êtrelapluspuissantedetoutes.

Il s’interrompit, ne voulant pas donner l’impression de se vanter, et s’aperçut quemême lesmusclesdesescuissesétaientcontractés.

–Alors,pourrépondreàtaquestion:encemoment,monhumeurestfroide.Etlourde.C’estàcelaqueressemble lechagrin.Sombreetdensecommelapierre.Commel’odeurqui sedégaged’unrocherhumide.

Ill’observa.Ellen’avaitpasl’airdevouloirsemoquer,aussipoursuivit-il:–Ilyad’autreschoses.Laplupartdutemps,unehumeursecomposedeplusieursodeurs.La

nervositédégageunesenteuracideparexemple.Commelesfeuillesdelaurier…Quelquechosedevifquiprovoquedespicotements,tuvois?C’estdifficiledel’ignorer,jecroisqu’ilyaaussiunpeudeçadansmonhumeur.

–Pourquoituesnerveux?Perryregardasonplâtreensouriant.–Mêmecettequestionmerendnerveux…Ils’obligeaà laregarderdans lesyeux.Maisçane l’aidaitguère,aussi seconcentra-t-il sur la

lampedechevet.–C’esttropdifficile,Aria.–Maintenantt’asuneidéedecequeçamefait,desavoirquetusaistout.Jemesensmiseànue.Perrys’esclaffa.–Bienvu.Tuveuxsavoircequimerendnerveuxmaintenant?Lefaitquetuaiesunedeuxième

condition.–Cen’estpasvraimentunecondition.Plutôtunerequête.LecorpsdePerryétaitcommeverrouillé,dansl’attentedecequ’elleallaitluidemander.Ariaseglissasouslacouettequ’elleramenatoutcontreelle.–Tuveuxbienrester?Jepensequejedormiraismieuxsituétaisàcôtédemoi,cesoir.L’instinctdePerrylepoussaitàaccepter.Ariaétaitmagnifique,assiseainsicontrelatêtedelit.

Sapeauparaissaitpluslisseetplusdoucequelesdraps.Maisilhésitait.Dormir en compagnie d’une autre personne était un acte dangereux pour un Olfile. Les

humeurs s’entremêlaient dans le sommeil. Elles s’enchevêtraient, créaient leurs propres liens.C’étaitainsiquedesOlfilespouvaiententrerensymbiose,commecelas’étaitproduitentreTalonetlui.

Perry réalisa tout à coup qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Les Olfiles entraient rarement ensymbioseavecunepersonnenepossédantpasleurSens.Etpuis,AriaétaituneSédentaire.L’êtreleplusopposéquisoitd’unOlfile.Enoutre,ilavaitpasséplusd’unesemaineàdormiràquelquespasd’elle.Unsoirdeplus,qu’est-cequecelachangerait?

Perryregardaletapismoelleux,puisAria.–Jeserailà,toutprès,dit-il.

26ARIA

MarronavaitprécisémentcalculélemomentoùilpourraitfairefonctionnerleSmartEyesansprendrederisque.Etilavaitlancéuncompteàrebours.IllemontraàArialelendemainmatin,enlaconduisantdansleNoyau.

7heures,45minuteset12secondes.Comparée au reste de Delphi, la pièce était froide et dépouillée. Encombrée de matériel

informatiqueetmeubléeseulementd’unbureauetd’uncanapé.Letoutdégageaituneambiancesolennelleetdonnaitl’impressionquepersonnenedescendaitici,hormisMarron.Ariaremarquaunbouquetderosesdansunvase,surunepetitetablebasse.

–Tuavaisaimélapremièrerose,alors…ditMarron,radieux,avantdesemettreautravailsurleSmartEye.

Arias’installasurledivan,unnœudaucreuxduventre.Ellenepouvaitdétachersonregarddeschiffres sur l’écran mural. L’enregistrement effectué dans AG 6 se trouvait-il encore dans leSmartEye?Etlefichier«Petit-Merle»?Pourrait-elleretrouverLuminaetTalon?Uneheureàpeine s’était écoulée quand Marron l’invita à faire une promenade à l’extérieur. Elle acceptaaussitôt.Sespiedsluifaisaientencoremal,maiselleseraitdevenuefollesielleétaitrestéelàtouteseuleuneminutedeplus.Letempsneluiavaitjamaissemblépasseraussilentement.

Tandisqu’ilstraversaientlescouloirsdeDelphi,ellecherchaPerryduregard.Pendantlanuit,elleavaitécoutélerythmerégulierdesarespiration.Maislorsqu’elles’étaitréveilléecematin,iln’étaitpluslà.

Ariaremarquaaussitôtunchangementdanslacour.QuandelleavaitfaitirruptionavecCinder,uneviveagitationyrégnait.Àprésent,seulesquelquespersonnesycirculaient.

–Oùsont lesgens?demanda-t-elle.Elle jetauncoupd’œilvers leciel. Ilétaitveinédefluxbleutés.Elleavaitconnupire.

LevisagedeMarrons’étaitteintédegravité.Illuipritlebrastoutencontinuantàmarchersurl’alléepavée.

– Tôt ce matin, avant le lever du jour, des flèches tirées par les Freux ont franchi le murd’enceinte. Des tirs surtout destinés à nous effrayer.Mais qui ont clairement atteint leur but.J’espéraisquelesespritsseseraientapaisésdepuis,mais…

Marrons’interrompitenvoyantSlateetRoseseprécipiterverseux.Lanattedecettedernièresebalançaitdanssondos.

–Lejeunegarçon,Cinder…Iladisparu!s’exclamaRoseavantmêmedelesavoirrejoints.

– Il estpassépar leportail est, s’empressad’ajouterSlate. Il étaitdéjà sortiquand la tour l’arepéré.

AriasentitlamaindeMarronsecrisperautourdesonbras.–Comptetenudescirconstances,c’estintolérable,dit-il.Cegenred’incidentn’auraitjamaisdû

seproduire.Quisetrouvaitàceposte?Ils’éloignarapidementavecSlateencontinuantàpester.Aria n’en revenait pas. Après tout ce qui s’était passé, après qu’ils l’avaient presque porté

jusqu’ici,Cinderétaitparti?–Perryestaucourant?demanda-t-elleàRose.–Non,jenepensepas.Rosefitunemouedésapprobatricepuisellepoussaunsoupiretlevalesyeuxauciel.–Tudevraisletrouversurlaterrasse.C’estlàqu’iltraîneengénéral.–Merci,ditAria,avantdes’élancerverslecorpsdubâtiment.–Tespiedsontl’aird’allermieux!lataquinaRose.

Ariapritl’ascenseurquimenaitautoitdelarésidenceetsortitsurlaterrasse,unevastedallede

béton entourée d’une rambarde en bois. Perry était assis contre la balustrade et contemplaitl’Éther,sonbrasblesséposésurungenoureplié.Ilsouritenlavoyantetselevapourveniràsarencontre.

Sonsourires’évanouitquandilarrivaàsahauteur.–Qu’est-cequis’estpassé?–Cinderadisparu.Ilestparti.Jesuisdésolée.Perrysecrispa,puisdétournalesyeuxethaussalesépaules.–Peuimporte.Jeneleconnaissaismêmepas.Ilsetutuninstant,puisreprit:–Tuessûrequ’iln’estpluslà?Ilsl’ontcherché?–Oui.Lesgardesl’ontvus’enfuir.Ils s’approchèrent du bord de la terrasse. Perry posa les bras sur la rambarde et regarda les

arbres,perdudanssespensées.Ariaobservalelongmurd’enceintequidécrivaitunelargecourbeautour de Delphi. Elle vit le portail qu’elle avait franchi en courant, puis les tours, placées àintervallesrégulierssurlepérimètre.Unevingtainedemètresplusbas,lesenclosdesanimauxetles jardinsdessinaientdesmotifsgéométriquesbiennetsdans lacouroùellese trouvaitunpeuplustôt.

– Qui t’a dit que j’étais ici ? demanda finalement Perry. Son expression avait changé. Ladéceptionneselisaitplussursestraits.

–Rose,réponditAriaensouriant.Ellem’aapprisdestasd’autreschoses,aussi…Perryseraidit.–Vraiment?Quoiparexemple?Non…nemedisrien.Jepréfèrenepassavoir.–Eneffet,ilnevautmieuxpas.–Aaaah…c’estdurcequetufais.Tumefrappesalorsquejesuisdéjààterre.Ariaéclataderire,puisilsseturentànouveau,laissantunsilenceconfortables’installerentre

eux.–Aria,repritPerryauboutd’unmoment.J’aimeraisattendrelafinducompteàreboursdansle

Noyauavectoi,maisjenepeuxpasyrester.Paslongtemps,dumoins.Çamedonnelabougeotted’êtreaussibassouslaterre.

–Labougeotte?Ilutilisaitparfoisdesmotsétonnantspourquelqu’uncapabledetuerdesang-froid.–Oui,jenetienspasenplace,tuvois?Ellesourit.–Est-cequejepeuxattendreiciavectoi?–Oui,dit-ilensouriantàsontour.C’estunpeucequej’espérais.Il s’assit, glissa les jambes sous la balustrade et les laissa pendre dans le vide. Aria s’assit en

tailleuràsescôtés.–C’estmonendroitpréféréàDelphi.C’esticiquejepeuxlemieuxlirelevent.Ellefermalesyeux,laissantlabrisecaressersonvisage,etessayadecomprendrecequ’ilvoulait

dire.Ellesentituneodeurdefuméeetaussidepinsdansleventfrais.–Commentvonttespieds?luidemandaPerry.–J’aiencoreunpeumal,maisçavabeaucoupmieux,dit-elle,touchéeparcettequestiontoute

simple.Aveclui,onneparlaitjamaispourneriendire.Ilsesouciaittoujoursdesautres.–Talonadelachanced’avoirunonclecommetoi.Ilsecoualatête.–Non.C’est dema faute s’il a été enlevé. J’essaie juste de réparermon erreur. Je n’ai pas le

choix.–Pourquoi?–On est en symbiose, lui etmoi.Nos humeurs nous lient l’un à l’autre. Je ne fais pas que

percevoircequ’ilressent,jeleressensaussi.Etc’estpareilpourluiavecmeshumeurs.Ariaavaitdumalàconcevoirunlienaussifortentredeuxêtres.EllesongeaalorsàcequeRoar

etRoseluiavaientditsurlesOlfiles,qu’ilsrestaiententreeux.–Quandjesuisloindelui,repritPerry,c’estcommesiunepartiedemoiétaitabsente.–Onvaleretrouver.–Merci,dit-ilenfixantlacourencontrebas.Leregardd’Arias’attardasursonbras.Ilavaitretroussésesmanchesau-dessusducoude,àcause

du plâtre. Une grosse veine ondoyait sur le renflement de son biceps. L’une de ses Marquesformaitcommeunbraceletdelignesbrisées.L’autresecomposaitdelignessinueusescommedesvagues.Ariadut résister à l’enviede les effleurerdudoigt.Son regard remonta sur leprofildujeunehomme,suivitlapetitebosseau-dessusdesonnez,avantdeseposersurlafinecicatriceauborddesalèvre.Peut-êtren’avait-ellepasuniquementenvied’effleurersonbras.

Perrytournabrusquementlatêteverselle,etAriaserappelabrusquementqu’ilsavait.Ellesesentitrougir.Ildutégalementflairersonembarras…

Elleserapprochadubordetlaissasesjambespendrecommelui,tâchantdes’intéresseràcequisepassaitau-dessousd’eux.Lacours’animait.Desgensallaientetvenaient.Unhommefendaitduboisdechauffageàgrandscoupsdehache.Unchienaboyait en jouantavecune fillettequi luitendaitunobjetenhauteur,horsdesaportée.Ariaavaitbeauseconcentrersurcespectacle,ellesentaittoujoursleregarddePerryposésurelle.

–Qu’est-cequetuvasfairequandtuaurasretrouvéTalon?luidemanda-t-elle,changeantdetactique.

Ilsedétenditànouveau.–Jevaisleramenercheznous,puisjeformeraimapropretribu.–Comment?

–Ilsuffitderassemblerdeshommes.Tuentrouvesd’abordunquiestprêtàtesuivre,oubientul’yobliges.Puisunautre,etainsidesuite.Jusqu’àcequetuaiesconstituéungroupeassezgrandpourprendrepossessiond’uneterre.

–Commenttupeuxforcerdeshommesàtesuivre?–Lorsd’uncombat.Levainqueuradeuxpossibilités:soitilépargnelavieduvaincuetobtient

ainsisafidélité,soitil…tupeuximaginerlasuite.–Oui,jevois,ditAria.Les serments de fidélité, les alliances, les duels, tout ça semblait faire partie duquotidiende

Perry.–J’iraisansdouteverslenord,continua-t-il.Pouressayerderetrouvermasœur,del’amener

chezlesCornansetderéglerceconflitavantqu’ilnesoittroptard.J’aimeraisaussimerenseignersurleCalmeBleu.

Ariasedemandaoùtoutcelalesmènerait,Roaretlui.Elletrouvaitinjustedeséparerdeuxêtresquis’aimaientcommeRoaretLiv.

–Et toi? laquestionna-t-il.Quandonauraretrouvétamère, tuvasretournerdans tes lieuxvirtuels?LesDomaines?

Elleaimait sa façondeprononcer lemotDomaines.Lenteetvibrante.Elle appréciait encoreplus qu’il ait dit quand on aura retrouvé tamère.Comme si cela allait se produire.Comme sic’étaitunecertitude.

–Jepensequejemeremettraiàchanter.J’aitoujourschantépourfaireplaisiràmamère.Jen’aijamais… jamais vraiment voulu chanter.Maintenant j’en ai vraiment envie. Les chansons, c’estcommedeshistoires,ajouta-t-elleensouriant.Peut-êtrequej’aimespropreshistoiresàraconterdésormais.

–J’yaisouventrepensé.–Àquoi?Àmonchant?–Oui,dit-ilavecunhaussementd’épaulesquisevoulaitàlafoistimideetdésinvolte.Depuisce

premiersoir.Ariaréprimaunsouriredefiertéridicule.–C’étaitunairdeTosca.Unvieilopéraitalien.Lemorceauétaitécritpourunevoixdeténor.Aria lechantaitdansunetonalitéunpeuplus

élevéepourl’adapteràsonregistre,maisilconservaitsoncaractèreégaré,mélancolique.–C’estl’histoired’unhomme,unartiste,quiestcondamnéàmort.Ilparledelafemmequ’il

aime. Il ne sait pas s’il la reverra un jour. C’est l’aria favorite de ma mère, précisa-t-elle ensouriant.Enfin,aprèsmoi.

Perry ramena ses jambes sur la terrasse et s’adossa à la balustrade.Un sourire illuminait sonvisage.Ellecompritàsaminequ’ilattendaitqu’ellesemetteàchanter.

–Vraiment?dit-elleenriant.Ici?–Vraiment.–D’accord…Maisilfautquejemelève.C’estmieuxsijesuisdebout.Perryserelevaenmêmetempsqu’elle.SonsouriredéconcentraitAria,alorselleregardal’Éther

quelques instants, tout en respirant l’air frais à pleins poumons.Ce genre d’excitation lui avaitmanqué.

Lesparoless’échappèrentdeses lèvres,fluideset limpides.Elles jaillissaientdesoncœur.Cesparoles tragiques qui évoquaient le drame de l’abandon l’avaient toujours gênée. Comment cepersonnagepouvait-ilainsiselaisserenvahirparlesémotions?

Ellelecomprenaitmieux,àprésent.Savoixs’envolaau-dessusdelaterrasseetau-delàdesarbres.Arias’abandonnacorpsetâme,se

laissa transporter par lamusique.Mais, tout en chantant, elle sentit que l’hommedans la couravait cessé de couper son bois et que le chienn’aboyait plus.Même le feuillage s’était tu pourl’écouter.Lorsqu’elleeutterminé,lesyeuxnoyésdelarmes,elleregrettaquesamèren’aitpasétélàpourl’entendre.Ellen’avaitjamaisaussibienchanté.

Perryfermalespaupières.– Ta voix est aussi douce que ton odeur, dit-il calmement. Douce comme un parfum de

violettes.Ariacrutquesoncœurs’arrêtaitdebattre.Ainsiiltrouvaitqu’ellesentaitlaviolette?–Perry…tuveuxconnaîtrelesparolesdansnotrelangue?Ilrouvritlesyeux.–Oui.Elle réfléchit quelques instants puis, s’armant de courage, elle lui récita le passage dans son

intégralité,sansdétournerleregard.–Lesétoilesbrillaient,laterreembaumait.Laportedujardingrinçaetlegravierdel’alléecrissasousses

pas…Elleentrait,toutedefraîcheur,etsejetaitdansmesbras…Ah!Sesdouxbaisers,sescaressesinfinies.Lentement, je tremblais en contemplant sa beauté.Mon rêve du véritable amour a disparu à jamais.Madernièreheures’achève,jemeursdésespéré.Etjamaisjen’aitantaimélavie!

AriaetPerryseprirentalorslamain,commeattirésparuneforceinvisible.Ariaregardaleursdoigts s’entrelacer,éprouvant la sensationde toucher.LachaleurdePerry, sapeaucalleuse.Ladouceuret laduretémêlées.Elle s’enivrade la terreuretde l’émerveillementquePerryet sonmonde lui inspiraient, que chaque instant vécu ces derniers jours lui avait inspirés. Elle s’ennourritcommesiellerespiraitpourlatoutepremièrefois.

Ellen’avaitjamaisautantaimélavie…

27ARIA

Lorsqu’elleredescenditdans leNoyauencompagniedePerry, ilnerestaitplusquequaranteseptminutesavantlafinducompteàrebours.RoarétaitassisàlatabledecontrôleavecMarron.Ariaavaitvaguementconsciencequ’ilsdiscutaientpendantquePerryfaisaitlescentpasderrièrelecanapé.Elleétaitincapabledeseconcentrersurautrechosequeleschiffresquidéfilaientàl’écran.

Maman,supplia-t-elleenpensée.Tâched’êtrelà.S’ilteplaît.J’aibesoindetoi.Perryetmoiavonsbesoindetoi.Lorsquelecompteàreboursaffichazéro,ellefutsurprisedenepasentendreunealarmeouun

signalquelconque.Riennevinttroublerlesilenceambiant.–J’ailesdeuxfichiers,annonçaMarron.StockésdanslamémoirelocaleduSmartEye.Il les fit apparaître sur l’écranmural. Sur le premier on pouvait lire la date et la durée de

l’enregistrement–vingtetuneminutes.Surledeuxième,lesurnomd’Aria:Petit-Merle.Ariane remarquapas toutde suitequePerry l’avait rejointe sur lecanapéet lui avaitpris la

main.Marron décida de vérifier les fichiers avant d’essayer d’entrer en contact avec Lumina. Aria

demandaàvoird’abordl’enregistrement.C’étaitledocumentdontPerryetelleavaientbesoin.Illeurserviraitdemonnaied’échangepourrécupérerTalonetpermettraitdeladisculper.Ellesepréparaàrevoirl’incendieetSoren.ÀentendrePaisleyàl’agonie.

Une forêten flammesenvahit l’écranmural.LavoixaffoléedePaisleyrésonnadans lapièce.Toutcequ’Ariaavaitvudesespropresyeuxs’affichaitsurl’écran.L’imageflouedesespieds.LamaindePaisleydanslasienne.L’incendie,lafuméeetlesarbres.QuandilsvirentSorenagripperlajambedePaisley,Perryluimurmura:

–Tun’espasobligéedetoutvisionner.Elleleregardaenbattantdespaupières,commesiellesortaitd’unétatsecond.Ilrestaitencore

sixminutesd’enregistrement,maiselleconnaissaitdéjàlafin.–Çasuffit,déclara-t-elle.L’écranmuraldevintnoir,etlesilenceretombadanslapièce.Ilsavaientrécupérélavidéo.Aria

auraitdûcriervictoire,maiselleavaitseulementenviedepleurer.ElleentendaitencorelavoixdePaisley,telunécholointain.

–Ilfautquejevoiel’autrefichier,dit-elle.Marronsélectionna«Petit-Merle».LevisagedeLuminaoccupa laquasi-totalitéde l’écran.

Marronessayad’ajusterl’imageàlatailledel’écran,laréduisitdemoitié,maisellen’endemeura

pasmoinssurdimensionnée.–C’estmamère.Luminasouriaitàl’objectif.Unsourirefurtif,anxieux.Sescheveuxnoirsétaienttirésenarrière,

comme à sonhabitude.Derrière elle, on apercevait des étagères couvertes deboîtes étiquetées.Elleétaitdansuneespècederéserve.

–C’estétrangedeparleràunecaméraenfaisantcommesic’étaittoi.Maisjesaisquec’esttoi,Aria.Jesaisquetuvasmeregarderetm’écouter.

LavoixdeLuminavibraitauxquatrecoinsdelapièce.Delamain,ellelissalecoldesablouseblanche.

–Nousavonsdesproblèmesici.Euphorieasubidesérieusesavarieslorsd’unetempêted’Éther.LesConsulsestimentqueseulementquarantepourcentdelaCapsuleaétécontaminé,maislesgénérateurstombentenpannelesunsaprèslesautres,etcechiffreaugmented’heureenheure.LeCAC a promis de nous aider.Nous les attendons.Nous n’avons pas abandonné.Toi non plus,Aria, tunedois jamais renoncer. J’aurais aimé teprévenirplus tôt,mais leCACa coupénotreliaison avec les autresCapsules. Ils veulent éviter que la panique se propage. J’ai quandmêmetrouvéunmoyen,jel’espère,det’envoyercemessage.Jesaisquetudoist’inquiéter.

Ariaavait l’impressionque soncœur s’était arrêtédebattre.Luminas’adossaà sonsiège.Sesmainsétaienthorschamp,maisAriadevinaqu’ellesétaientjointessursesgenoux.

–Jedoisteparlerd’autrechose,Aria.D’unechosequetuvoulaissavoirdepuistrèslongtemps.Montravail…

Luminaeutdenouveauunsourirefugace.–Tudoisêtreravied’entendreça. Jedoiscommencerpar lesDomaines.LeCAClesacréés

pournousdonneruneillusiond’espacequandnousavonsétéforcésderejoindrelesCapsules,aumomentdel’Unification.Commetulesais,lesDomainesétaientaudépartuniquementdestinésàreproduirelemondequenouslaissionsderrièrenous,maislespossibilitésqu’ilsoffraientsesontrévéléesbientropséduisantespourqu’onrenonceàlesexploiter.Sibienquenousnoussommesofferts la faculté de voler. De voyager par la pensée d’une montagne enneigée à une plagetropicale.De ne pas ressentir la douleur ; pourquoi avoirmal quand on peut s’en dispenser ?Pourquoi s’infliger le poids de la peur quand il n’y a aucun risque d’être blessé ?Nous avonsamplifié tout ce qui nous semblait agréable et avons annulé ce qui ne l’était pas. Voilà lesDomainestelsquetulesconnais.«Mieuxquelaréalité»,commeilsdisent.

Lumina fixa l’objectifquelques instants.Puiselle tendit lamainpourappuyersurunboutonplacéhorschamp.Unscannerencouleurducerveauhumainapparutdansunquartdecercle,au-dessusdesonépaulegauche.

–Lapartiecentrale,enbleu,correspondàlaplusancienneportionducerveau.Onl’appellelesystèmelimbique.Ilcontrôlelamajeurepartiedenosfonctionsessentielles.Notreenviedenousaccoupler.Notrefaçond’appréhenderlestress,lapeur,etd’yréagir.Notrecapacitéàprendredesdécisionsrapides.Onparlesouventde«réactionviscérale»,maisenfaitcesréflexesproviennentde cette zone. Pour faire court, disons que c’est notre esprit animal. Depuis des générations,l’utilisationdecettepartieducerveauagrandementdiminuédanslesDomaines.Etquepenses-tuqu’ilarrive,Aria,àquelquechosequ’onnesolliciteplusdepuisaussilongtemps?

Arianeputréprimerunsanglot,ellereconnaissaittellementsamèredanscettephrase.Elleluiavaittoujourstoutenseignédecettemanière:enluiposantdesquestions.Etenlalaissanttrouversespropresréponses.

–Elledisparaît,réponditAria.

Samèrehochalatête,commesiellel’avaitentendue.–Elledégénère,repritLumina.Cequiadesconséquencescatastrophiquesquandondoittoutà

coupsefierànotreinstinct.Leplaisiretladouleurseconfondent.Lapeurpeutdevenirexcitante.Plutôtqued’éviterlestress,nouslerecherchons,nousallonsjusqu’ànousenréjouir.Ledésirdedonnerlaviesetransformeenbesoindelaprendre.Ilenrésulteuneffondrementdelaraisonetdelaconnaissance.Autrementdit,celaaboutitàunerupturepsychotique.

Luminamarquaunepauseavantdereprendre.–J’aiconsacrémavieàétudiercetrouble,leSyndromedeDégénérescenceLimbiqueouSDL.

Quandj’aicommencémonétude,ilyavingtans,lescasdeSDLétaientrares.Personnenecroyaitquecelareprésentaituneréellemenace.Mais,cestroisdernièresannées,lestempêtesd’Éthersesontintensifiéesàunrythmealarmant.EllesendommagentnosCapsulesetcoupentnotreliaisonaveclesDomaines.LesGénérateursnouslâchent.Lessystèmesdesecoursaussi…Bref,nousnousretrouvons dans des situations terribles que nous sommes incapables de gérer. Des CapsulesentièressontvictimesdeSDL.Imagine,Aria,lechaosquepeuventdéclenchersixmillepersonnesenfermées ensemble et victimes d’un tel syndrome. C’est ce que je vois autour de moi, en cemoment.

Luminadétournaquelquesinstantssonregarddel’objectifetmasquasonvisage.–Tuvasmedétesteràcausedecequejevaistediremaintenant,maisj’ignoresijetereverraiun

jour.Etjenepeuxplustepriverdecetteinformationdésormais.Montravailm’aamenéeàétudierlesÉtrangers,afindetrouverdessolutionsgénétiquesauSDL.LesÉtrangersneréagissentpasdemanièredangereusecommenousaustressetàlapeur.J’aimêmepuobserverlecontraire.C’estpourquoileCACnouspermetdefairevenirdesÉtrangersdansnotrecomplexe.C’estainsiquej’ai rencontré ton père. Je travaillemaintenant avec des enfants de l’Extérieur.C’est plus facilepourmoi,aprèscequis’estpassé.

Ariasentitsoncœurseserrerdeplusenplus.Ladouleurdevenaitinsupportable.C’étaitimpossible.EllenepouvaitpasêtreuneÉtrangère.Luminaporta lesmainsàses lèvres,commesiellerefusaitdecroirecequ’ellevenaitdedire.

Puisellelesretira.Lorsqu’ellerepritlaparole,savoixétaitheurtée,rauque.– Je ne t’ai jamais considérée comme inférieure, de quelque manière que ce soit. La partie

Étrangèreentoiestcellequej’aimeleplus.C’estcellequiterendcurieusedemesrecherchesetdesDomaines.Pleined’énergie.Tuvasteposerunmillierdequestions,j’ensuissûre.Maissachequec’estpourteprotégerquejenetedispastout.

Luminas’interrompit,offrantàl’objectifunsouriredouloureux.–Etc’esttoujoursmieux,n’est-cepas,quandtudécouvreslesréponsespartoi-même?Lumina tendit la main, prête à couper l’enregistrement. Son expression accablée envahissait

l’écran. Elle hésita et s’adossa de nouveau à son siège, ses épaules, tout son corps, tremblantnerveusementmalgréelle.Envoyantsamèredanscetétat,Ariafonditenlarmes.

–Accorde-moiunefaveur,Petit-Merle…Tuvoudrasbienchanteruneariapourmoi?Tusaislaquelle.Tulachantesmagnifiquement.Quelquesoitl’endroitoùjemetrouverai,jesaisquejel’entendrai.Aurevoir,Aria.Jet’aime.

L’écrandevintnoir.Ariaavaitl’impressionden’avoirplusdecorps.Plusdecœur.Plusdepensée.

Perry surgit devant elle, les yeux flamboyants de rage et de chagrin. Lumina venait-ellevraimentd’annoncerqu’elleétudiaitlesenfantsduMondeExtérieur?

DesenfantscommeTalon?Perrysoulevalatablebasse,renversantlebouquetderosespuis,avecuncribestial,illançale

meublesurl’écran.Levasesebrisaauxpiedsd’Aria,tandisquel’écranvolaitenéclats.LongtempsaprèsledépartdePerry,ilpleuvaitencoredesdébrisdeverre.

Ariavisionnaencoretroisfoislemessagedesamèredanslasallecommunedurez-de-chaussée.

Marronrestaàsescôtés,luimurmurantdesparolesderéconfort.Ellecontemplalemouchoirrouléenbouledanssamain.Soncœurétaitàvif,commeécartelé.

Sadouleurnecessaitd’empirer.–Ças’estpasséaussidansAG6,confia-t-elleàMarron.Cetruc.LeSDL.Ariaseremémoraitlesyeuxvitreux,écarquillésdeSoren,fascinéparlefeu.L’exaltationdeBane

etd’Echo.Paisleyelle-même,quicraignaitquelesarbresnedégringolentsurelle.–La seuledifférenceavec lesgensd’Euphorie, c’estqu’onétaitdéconnectésvolontairement ce

soir-là.Ariaplissafortlesyeuxpourchasserl’imaged’unchaoscommeceluid’AG6,maisàl’échelle

gigantesquedelaCapsuledesamère.UnmillierdeSorendéclenchantdes incendies,arrachantdesSmartEyes.QuellechanceLuminaavait-elled’enréchapper,entrel’ÉtheretleSDL?

LeregarddeMarronétaitpleindecompassion.Ilparaissaitépuiséparsajournée.Sescheveuxétaientendésordre,sachemisefroisséeethumideàl’endroitoùAriaavaitposélatête.

–Tamèreconnaissaitcesyndrome.Ellet’aenvoyécemessage.Elleavaitdûseprépareràcegenred’incident.

–Oui,tuasraison.Surtoutqu’elleprévoittoujourstout.–Aria,situesprête,onpeutessayerdefairefonctionnerleSmartEyedèsmaintenantettefaire

accéderauxDomaines.Onparviendrapeut-êtreàlajoindre.Elleacquiesçavivement,tandisquedenouvelleslarmesnoyaientsesyeux.Ellevoulaitvoirsa

mère.Lasavoirvivante.Maisqueluidirait-elle?Luminaluiavaitcachétellementdechoses.Aupointqu’elleavaitl’impressiondeneplusseconnaîtreelle-même.

ElleétaitàmoitiéÉtrangère.Àmoitié.C’étaitcommesiunemoitiéd’ellevenaitdedisparaître.MarronluiapportaleSmartEye.Ariasemitàtremblerquandellel’eutdanslamain.–Ets’iln’yavaitrien?Sijeneparvenaispasàlacontacter?–Tupeuxrestericiaussilongtempsquetulesouhaites.Marron lui avait répondu sanshésiter,demanière spontanée.Elle regarda sonvisage rondet

bienveillant.–Merci,dit-elle,sansréussiràformulerlaquestionquiluiétaitvenueàl’esprit.EtsijedécouvraisquemamèreaenlevéTalon?Ariaavaitbesoindesavoir.ElleposaleSmartEyesursonœilgauche.Ellevitaussitôtlesdeux

fichierssursonSmartScreen.LavidéoavecSoren.Lemessagedesamère.Elle passa en revue les commandesmentales pour faire apparaître lesDomaines, tandis que

Marronsuivaitsoncheminementsurlapaletteposéesursesgenoux.Lemessage«BIENVENUEDANSLESDOMAINES!»s’affichabientôt,suiviparleslogan:

«MIEUXQUELARÉALITÉ!»

Aprèsquelquesinstants,unautremessageapparut.ACCÈSREFUSÉ.AriaretiraprécipitammentleSmartEye,affolée.–Marron,onaéchoué.Jenevaispasrentrerchezmoi.PerrynevapasrécupérerTalon.–Onn’apasencoreépuisétoutesnoscartouches,larassura-t-il.J’aiuneautreidéeentête.

28PEREGRINE

Les Freux se livraient à des incantations quand Perry sortit sur la terrasse. Il agrippa larambardede samainvalideet contempla la forêtdepinsenécoutant le tintement lointaindesclochettes.L’enviedes’enaller,defuirledémangeait.Mêmeencemoment,alorsqu’iln’yavaitrienentrelecieletlui,ilsesentaitprisaupiège.

Ils’étaitcruresponsabledel’enlèvementdeTalon.IlavaitprisleSmartEye,etlesSédentairesl’avaient pourchassé. Maintenant, il n’en était plus sûr : les Sédentaires pouvaient-ils avoirkidnappéTalonpourmeneruneexpériencesurlui?Sonneveuétait-ilentraindesouffrirentrelesmainsdelamèred’Aria?Unefemmequienlevaitdesenfantsinnocents?

Il sortit une flèche de son carquois et tira en direction des Freux. Il était trop loin pour lesatteindre,ilnelesvoyaitmêmepas,maisils’enfichait.Toutenlâchantdesjurons,ildécochasesflèches lesunesaprès lesautres.Ellesfilaientpar-dessus lemurd’enceinteet lacimedesarbres.Puisilallas’effondrercontrelacabinedel’ascenseurenserrantcontreluisamaindouloureuse.

Perrypassalerestedelasoiréeàfixerl’Éther,àsongeràTalonetàCinder,àRoaretàLiv.Iln’était questionquede recherches etdedisparitions.Les pièces dupuzzle ne s’imbriquaient pascommeellesauraientdû.Àl’aube,alorsquelalumièredujoursemêlaitàl’Éther,ilnepensaitplus qu’au visage d’Aria au moment où son monde avait brusquement changé. Elle avait étéanéantie en apprenantqu’elle était comme lui. Il l’avait senti.L’humeurd’Aria avait assailli sesnarines,mélangedefeuetdeglace,etl’avaitretourné.

Perryn’avaitguèredormiplusd’uneheurequandRoararrivasurlaterrasse.Celui-cisejuchasurlarambardeaveccetéquilibredefélinpropreauxAudiles,sansavoirpeurlemoinsdumondeduvidederrièrelui.Ilcroisalesbras,leregardglacial.

–Elleignoraitqueltravailfaisaitsamère,Perry.Tul’asvue.Elleétaitaussiabasourdiequetoi.Perry se redressaet frotta sesyeuxbouffis. Il avait lesmuscles endolorisd’avoirdormi sur le

béton.–Qu’est-cequetuveux,Roar?–Jetetransmetsunmessage.AriatedemandededescendresitusouhaitesvoirTalon.

AriaetMarronsetenaientdanslasallecommunelorsqueRoaretPerryentrèrent.Elle se leva du canapé en le voyant. Des ombres violacées cernaient ses yeux. Perry ne put

s’empêcherderespirerfort,enquêtedel’humeurd’Aria.Illatrouva.Ladouleurqu’elleéprouvait.Profonde.Vive.Puislacolèreetlahonteàl’idéed’êtreuneÉtrangère.UneSauvage,commelui.

–Çafonctionne,dit-elleenluitendantsonSmartEye.J’aiessayé,maisjen’aipasréussiàentrerdanslesDomaines.Masignaturenumériqueaétérefusée.Ilsm’ontbloquée.

Perrysentitsesjambesflageoler.C’étaitfini.IlavaitperdusaseulechancederetrouverTalon.Alorspourquoil’avaient-ilsfaitdescendre?Confus,ilsetournaversRoar,quiréprimaituneenviedesourire.

–Moijen’aipasréussi,repritAria,maistoi,tuasunechanced’yarriver,Perry.–Moi?–Oui.Ilsn’ontbloquéquemonaccès.LeSmartEyefonctionnemalgrétout.Marronhochalatête.–LeSmartEyelitunedoublesignature:celledel’empreintegénétiqueetcelledesstructures

cérébrales.Lasignatured’Ariaaétérefuséesur-le-champ.Maisavectoi,jevaiscréerdesparasitesaumomentdelaprocédured’authentification.Onafaitdesteststoutelanuit.Jecroisqueçavanouspermettredegagnerdutempsavantquelesystèmenet’identifiecommeunutilisateurnonautorisé.Çapeutmarcher.

Toutcelan’avaitaucunsenspourPerry. Iln’écoutavraimentque ladernièrephrase.Ça peutmarcher.

–Lefichierdemamèrecontientlescodespouraccéderàsesrecherches,repritAria.SiTalonenfaitpartie,ondécouvrirapeut-êtrecommentleretrouver.

Perrymanquas’étrangler.–JepeuxretrouverTalon?–Onpeutessayer.–Quand?Marronhaussalessourcils.–Maintenant.Perryeutsoudain l’impressionde flotter. Il sedirigeaaussitôtvers l’ascenseur, jusqu’àceque

Marronlèvelamain.–Attends,Peregrine.C’estmieuxsionfaitçaici.Perry se figea. Il avait oublié les dégâts qu’il avait causés au sous-sol.Honteux, il fit de gros

effortspoursoutenirleregarddeMarron.–Jenepeuxpasréparercequej’aicassé,dit-il.Maisjetrouveraiunmoyendetedédommager.Marronrestaunlongmomentsansréagir.Puisilinclinalatête.–Entendu,Peregrine.Jesuissûrqu’unjourjeserairaviquetumesoisredevable.Perry accepta l’accord d’un hochement de tête, puis il s’approcha d’une des vitrines qui

bordaientlemurdufond.Ilfitmined’observerlapeintured’unbateausolitaireéchouésuruneplagegrise,alorsqu’iltentaitderetrouversesesprits.Ilavaitfaitplusd’unepromessecesdernierstemps.JeretrouveraiTalon.JeramèneraiAriachezelle.Àquoiétait-ilparvenu,sinonàattirerunetribudecannibalesàlaportedeMarron,avantdefracassersonprécieuxmatériel?Commentsonamipouvait-ilencoreavoirconfianceenlui?

Danssondos,AriaetMarronsedemandaientcommentluiapprendreàsurferdanscetuniversvirtuelqu’iln’étaitmêmepascertaindecomprendre.Perrysemitàtranspirer.Lasueurcoulaitàgrossesgoutteslelongdesondosetdesontorse.

–Çava,Perry?luidemandaRoar.–Mamainmefaitmal,dit-ilenlevantlebras.Cen’était pas faux. Ils ledévisagèrent tous, puis reportèrent leur regard sur leplâtre souillé,

commes’ilsl’avaientoublié.Perrynepouvaitpasleurenvouloir.S’iln’avaitpaseuaussimal,il

l’auraitsansdouteoublié,luiaussi.Quelquesminutesplustard,Roseentraets’adressaàAriaenaparté.Elleluitenditensuiteun

coffretenmétalets’enalla.Aria s’installaprèsdePerry sur l’undescanapés. Il la regardadécouper sonplâtre, lesdoigts

légèrement tremblants. Il renifla son humeur. Elle était aussi effrayée que lui par ce qu’ilsrisquaientdedécouvrirdanslesDomaines.EtilcompritqueRoardisaitvrai.Avantd’avoirvulavidéo,ellenesavaitriendesesoriginesetdutravaildesamère.

Perryserappelacequ’elleavaitditdanssachambre:«Jedormiraismieuxsituétaisàcôtédemoi,cesoir.»Ariaavaitraison.Pourluiaussi,celaavaitétéplusfacileavecelle.Perryposalamaindroitesur

lasienne.–Tuvasbien?murmura-t-il.Ce n’était pas ce qu’il souhaitait savoir. Elle n’allait pas bien, évidemment. Ce qu’il se

demandait,c’étaitsielleavaittoujoursenviequ’ilresteàcôtéd’elle.Parcequepourlui,mêmes’ilétaitconfus,désolé,encolère,celacomptaittoujours.

Aria leva la tête, acquiesça, et il sentit que quoi qu’il arrive désormais, ils l’affronteraientensemble.

Sousleplâtre,samainblesséeavaitreprisunaspectunpeuplusnormal.Elleétaitmoinsenfléeet les cloques s’étaient résorbées. Les parties qui semblaient ridées et sombres l’inquiétaientparticulièrement,maisilpouvaitremuerlesdoigts,c’étaitdéjàbeaucoup.Iléternuaquandl’odeurfortedugelqu’Ariaappliquasursapeaucalcinéeluiparvint,puistranspiradeplusbellequandlabrûlure glacée s’insinua au plus profond de ses phalanges. C’était une sensation étrange etdésagréabled’êtreassissuruncanapéensoieensuantàgrossesgouttes.

Marron s’approcha aumoment où Aria lui enveloppait lamain dans un pansement doux. IlhésitaàposerleSmartEyesurPerry,puisletenditfinalementàAria.

–Peut-êtrequetupeuxt’encharger.D’abord Rose. À présent Marron. Perry ne pouvait plus nier l’évidence. Ils étaient tous

convaincusqu’ilvalaitmieuxpasseraupréalableparAriapourarriverjusqu’àlui.Ilsedemandacequ’ilavaitbienpufairepourtransmettrecemessagedemanièresimanifeste.Etcomment,aprèstoute une vie à flairer les sentiments d’autrui, pouvait-il être aussimaladroit pourmasquer lessiens?

AriasaisitleSmartEye.–Onvacommencerpar l’aspectbiotechnique…enappliquant simplement l’appareil.Tuvas

sentirunepression, comme s’il t’aspirait lapeau.Mais lamembrane interne va s’assouplir et lapressionvaserelâcher.Ensuite,tupourrasdenouveaubattredespaupières.

Perryhochalatêteavecraideur.–Entendu.Unpeudepression.Çanedoitpasêtresiterrible.QuandAriaapprochalacoquetranslucidedesonœilgauche,ilretintsonsouffle,enfonçales

doigtsdansl’accoudoirsoupleducanapé,enluttantpournepasbattredespaupières.–Tupeuxfermerlesyeux.Çat’aidera,repritAria.Il s’exécuta et vit un nuage d’étoiles scintiller, lui indiquant qu’il était au bord de

l’évanouissement.Ariaposalamainsursonavant-bras.–Peregrine.Toutvabien.Ilseconcentrasurlamaind’Aria.Imaginasesdoigtspâlesetdélicats.Lorsquelephénomènede

succionseproduisit,ilserralesdentsetretintànouveausonsouffle.Cetteforceluiévoquaitun

courant sous-marin. Au début, il semblait supportable, puis sa puissance s’amplifiaitprogressivement, jusqu’à ce qu’il vous aspire vers le large. Au moment où cela allait devenirdouloureux,lasuccions’arrêta,lelaissantpantelant.

Perry ouvrit les yeux et battit plusieurs fois des paupières.C’était commemarcher avec uneseule chaussure. D’un côté, la sensation et le mouvement. De l’autre, un fort sentiment deprotection.Ilvoyaittrèsbienàtraverslacoqueoculaire,maisnotatoutdemêmedesdifférences.Lescouleursétaienttropvives.Lerelieftropmarqué.Ilsecoualatêteetserralesdents.Ilavaitdumalàs’habitueraupoidsdecetobjetétrangersursonvisage.

–Etmaintenant?–Un instant, un instant, ditMarron en tripotant la palette, tandis queRoar l’observait par-

dessussonépaule.– On va commencer par un Domaine forestier, annonça Aria. Il n’y aura probablement

personne, et ça te laissera quelques secondes pour t’adapter. Une fois que tu seras dans lesDomainesderechercheduCAC,ilnefaudrasurtoutpasquetuattiresl’attentionsurtoi.Ilfaudraagirvite.Pendantquetut’habituerasàtedédoubler,MarronvérifierasilaliaisonavecEuphorieestrétablie.Ilsechargeradelanavigationàtaplace.Toutcequetuverras,onleverraaussisurl’écranmural.

Unedizainedequestionstraversèrentl’espritdePerry.IllesoubliatoutesquandArialuiditensouriant:

–Tuestrèsbeau,commeça.–Quoi?–Prêt,Peregrine?demandaMarron,sanslaisseràArialetempsderépondre.–Oui,répondit-il,alorsquetoutsoncorpshurlait«non!».Unevivebrûlureparcourutsacolonnevertébraleetsoncuircheveluavantd’exploserdanssa

paroinasale.Sursadroite,ilvitunepièceordinaire.Ariaquileregardaitd’unairsoucieux.Roar,par-dessusl’épauled’Aria,arc-boutéaudossierducanapé.Marronquinecessaitdeluirépéter:« Doucement, Peregrine. Doucement. » Sur sa gauche, une forêt de résineux était apparue.L’odeurdepinsenvahitsesnarines.Les imagessebrouillèrentpuissemirentàclignoter.Perryregardait d’un côté puis de l’autre,mais rien ne semblait se fixer. Le vertige ne tarda pas à legagner.

Arialuiserralamain.–Calme-toi,Perry.–Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequejefaisdetravers?–Rien.Essaiejustedetedétendre.Lesimagesdansaientdevantsesyeux.Desarbres.Lamaind’Aria.Lesbranchesdespins.Roar

quisautaitpar-dessusledivanpourseplanterdevantlui.Riennesestabilisait.Toutbougeait.–Enlève-moicetruc,cria-t-il.Enlève-le!IltirasurleSmartEye,enoubliantdeseservirdesamainvalide.Impossibledel’ôter.Samain

brûléelefitsouffrir,maiscen’étaitriencomparéauxcoupsdepoignardquiluitransperçaientlecrâne.Labilerefluaitdanssabouche.Ilselevad’unbondetfilaverslasalledebains.Dumoinsc’est ce qu’il croyait, car il esquivait tantôt des arbres, tantôt desmurs. Soudain sa tête et sesépaulespercutèrentdepleinfouetquelquechosededur.Ilbasculaenarrière,etRoarlerattrapadejustesse.Ilsdéboulèrentensembledanslasalledebains.Roarl’aidaàresterdebout,carPerryperdaitl’équilibre.

Ilsentitquelquechosedefroidsoussesmains.Delaporcelaine.Lesarbresavaientdisparu.

–Jepeuxmetenir.Çava.Àprésent,ilsetrouvaitseulau-dessusdelacuvettedestoilettes.Ilyrestaunlongmoment.

Quandileutfini,ilretirasachemiseetl’enroulaautourdesatête.Elleétaitlourdeethumide

detranspiration.Ilavaitencoredesvertigesetlanausée,commes’ilavaitétévictimedumaldemer leplus atrocequ’onpuisse imaginer.Combiende tempsétait-il restédans lesDomaines ?Trois, quatre secondes ?Comment retrouverait-ilTalon s’il n’était pas capable d’y rester pluslongtemps?

Aria entra dans la salle de bains et vint s’asseoir à ses côtés. Il n’avait pas encore trouvé lecouragedeselever.Unverred’eauapparutsoussesyeux.

–J’airessentilamêmechosequandj’aimislespiedspourlapremièrefoisdanstonmonde,luiavoua-t-elle.

–Merci,dit-ilavantdeviderleverred’untrait.–Çava?Non,iln’allaitpasvraimentbien.Ilpritlamaind’Ariaetyposalajoue.Ilrespirasonodeurde

violettes,ypuisadelaforceettentadecontrôlerletremblementdesesmuscles.Dupouce,Arialui caressa la mâchoire. Un geste dangereux, d’autant que l’odeur de la jeune fille exerçait unpouvoirétrangesurlui.Maisilchassacettepensée.Pourl’instant,cettecaresseétaittoutcedontilavaitbesoin.

–Çat’aplu,lesDomaines?luidemandaRoar.Perrylevalesyeux.Sonamisetenaitdansl’embrasuredelaporte,etMarron,unpeuplusloin

danslecouloir.– Pas vraiment. On retente ? proposa-t-il même s’il n’était vraiment pas sûr de pouvoir le

supporter.Lorsqu’il revint dans la salle commune, on avait tamisé les lumières. Quelqu’un avait aussi

apporté un ventilateur.Ces attentionsmettaient Perrymal à l’aise,même s’il constata qu’ellesl’aidaienteffectivementàsecalmer.

–Ilfautquetuoubliescequisepasseici,luiconseillaAria.Focalise-toisurleSmartEye,etçadevraitallermieux.

Perryacquiesçacommes’ilcomprenait,tandisqu’elleetMarroncontinuaientdeleconseiller:«Détends-toi.Essaiedefairecommeci,oupeut-êtrecommeça.»

Roarintervint:–Per,imaginequetuvisesquelquechoseavecuneflèche.C’étaitdanssescordes.Quandiltiraitàl’arc,ilnepensaitpasàsaposture,àsonarcouàses

bras.Entoutcas,celafaisaitunebonnedizained’annéesqu’iln’yavaitpaspensé.Ilseconcentraituniquementsursacible.

La forêt à nouveau devant ses yeux. Vite remplacée par la pièce où il se trouvait. Commeprécédemment,lesimagesapparaissaientalternativement,commesiellesluttaientpourcaptersonattention.Maiscettefois,Perrys’imaginaentraindeviserlemorceaud’écorceracorniequ’ilavaitrepéré dans un flash. Les bois se stabilisèrent, ce qui le plongea dans une quiétude étonnante,soudaine.Sescompagnonsdurents’enapercevoircarilentenditMarronmurmurer:«Oui,c’estça.»

Plusilseconcentraitsurlesbois,plusillessentaitsematérialiser.Unebriselégèrelerafraîchit,maiselleneprovenaitpasd’unventilateur.Ellecharriaituneodeurdepin.Depommesdepin,alorsquePerrynevoyaitquedes épicéas autourde lui.Ces effluves étaientpuissants,plusque

danslaréalité.Ilhumaitlafraîcheurdelasève,passeulementlarespirationdesarbres.Iln’yavaitaucunetraced’odeurshumainesouanimalesdansl’atmosphère,nimêmedeschampignonsqu’ilavaitrepérésaupiedd’untronc.

–C’estpareilmaisdifférent,non?IlcherchaAriadanslaforêt,sanssuccès.–Jet’entendscommesituétaisdansmatête.–Jesuistoutprèsdetoi.Essaiedemarcher,Perry.Resteencorequelquessecondes.Ildécouvritqu’illuisuffisaitdepenseràmarcherpourquecelaseproduise.Unpeucommes’il

étaitsortidesonproprecorps.Latêteluitournaitencoreetilétaithésitant,maisilsedéplaçait,unpasaprèsl’autre.Ilsetrouvaitaumilieudesbois,àprésent.Ilauraitdûsesentircommechezluienpleinenature,pourtant l’oppressionqu’il ressentaitdepuissonarrivéechezMarron,cellequilepoussaitàgrimpersurlaterrasseàlamoindreoccasion,étaittoujourslà.

Ilserappelasoudainquelquechoseets’agenouilla.Desamainvalide,ilécartalesaiguillesdepinsèchesetpritunepoignéedeterre.Elleétaitsombre,meuble,toutefine.Rienàvoiravecleterreaucompactqu’ilavaitcoutumedevoirdanslespinèdes.Perrysecoualatêteetlaissalaterreglisserentresesdoigts,jusqu’àcequ’ilnerestequequelquescaillouxaucreuxdesapaume.

–Tuvois?demandaAriad’unevoixdouce.Ilvoyaiteneffet.–Noscaillouxsontmieux,déclara-t-il.

29ARIA

Surl’écranmural,AriaregardaitlascèneàtraverslesyeuxdePerry.Ellelevits’épousseterlesmainscommedanslaréalité.Commesilaterreallaitrestercolléeàsapaume.

EllecroisaleregarddeMarron,quisecoualatêtepourluisignalerqu’iln’avaitcaptéaucuneliaisonavecEuphorie.ElleneretrouveraitpasLuminaaujourd’hui.Elles’yétaitpréparée,maisladéceptionn’enfutpasmoinsvive.Ilyavaiturgence.IlsdevaientretrouverTalon.

–OnvatefaireaccéderauxDomainesderecherches,Perry.Tuvasvoir,c’estunpeubizarredesauterd’unDomaineàunautre…Essaiejustederestercalme.

«SDL16»apparutenlettresrougessurunesorted’icônequiflottaitdevantlesarbres.MarronetAriaavaientpassélanuitàpiraterlesfichiersdeLuminapourtoutorganiser.AriaavaitcomprisquePerrynesavaitpaslire,aussiMarroncontrôlait-ilsapositiongrâceàlapalette.Perrytournalatête;l’icônesuivitsonmouvement.

–Onyva,Peregrine,ditMarron.Perry lâchaun juronalorsque l’image sur l’écranmuraldevenait celled’undécordebureau

bienrangé.Unpetitcanapérougegarnidecoussinscarrésétaitplacéenfaceduplandetravail.Unegrossefougèretrônaitsurunetablebasse.D’uncôtédelapièce,uneporteenverredonnaitsurunecourentouréedehaiesdebuis,avecunefontainecentrale.Del’autrecôté,ondécouvraitquatreportesplacéesàintervallesréguliers:Labo,Conférence,Recherches,Sujets.

Aria futprisedevertige.C’était lapremièrefoisqu’elledécouvrait lebureaudesamère.Sonregards’attardasurlefauteuilvidederrièrelatabledetravail.Combiend’heuresLuminayavait-ellepassées?

–Perry,franchislaporteSujets,luidit-elle.Il obéit et se retrouva à l’extrémitéd’un long couloir.D’autres portes s’alignaientde chaque

côté.Ilcourutverslaplusproche.–Amber,lutAriasurlepetitécran.Ilavançaverslasuivante.–Brin.Puislatroisième.–Clara.PerrysefigeadevantlaportemarquéeCLARA.Arianecomprenaitpascequisepassait.Elle

regardaitàtraverssesyeux.EllenepouvaitpasvoirsonvisagedanslesDomaines.Àsescôtés,danslaréalité,ilparaissaitcalme,maisellesavaitquecen’étaitqu’uneapparence.

–Qu’est-cequisepasse?demanda-t-elle.Roarétouffaunjuron.–C’estsûrementl’unedesnôtres.UnepetitefilledelatribudesLittorans,elleadisparul’an

dernier.MarrondécochaunregardinsistantàAria.–Ildoitcontinuer,dit-il.Onapeudetemps.Perry semit alors à courir. Il passadevantuneporte sur laquelle il y avait écrit Jasper.Puis

Rain.Enfin, il parvint devant uneportemarquéeTalon. Il l’ouvrit à toute volée et s’engouffradans une pièce aux murs tapissés d’images animées représentant des faucons, des ciels bleustourbillonnantsetdesbateauxdepêchevoguantsurlamer.Deuxfauteuilsconfortablestrônaientaucentre.Vides.

–Ilestoù?demandaPerryd’unevoixdésespérée.Aria,qu’est-cequej’aifaitdetravers?–Jenesaispastrop.Elleavaitcruqu’ilsuffiraitd’ouvrirlaportepourquelesenfantsrejoignentleDomaine,mais

apparemmentnon.Ellerestasilencieuse.Toutceciétaitnouveaupourelle.Finalement,elleavaitraison.Talonsematérialisasoudaindansl’undesfauteuils.Ilouvrit les

yeuxettraversalapièceencourant,pours’éloignerdePerry.–T’esqui,toi?Pourungarçonaussijeune,ilavaitunevoiximpérieuse.Unevoixpleinedefougueetd’audace.

Ilétaitélancé.Avecdesyeuxverts,d’unenuanceplussombrequeceuxdePerry,etunetignassedecheveuxbrunsauxmèchestorsadéescommesononcle.C’étaitunenfantd’unebeautésaisissante.

–Talon,c’estmoi.Legosses’approchapourl’examinerd’unœilméfiant.–Qu’est-cequimeleprouve?–Talon…Aria,pourquoinemereconnaît-ilpas?Ariaréfléchitàtoutevitesse.IlsétaientdanslesDomaines.Deslieuxoùl’onnepouvaitsefierà

rien,oùilétaittrèsfaciledesetransformer.Dedevenirquelqu’und’autre.Apparemment,Talonlesavaitdéjà.

–Dis-luiquelquechose,luiconseilla-t-elle.Troptard.Perry,excédé,lâchaunebordéedejuronsetsetournaverslaporte.–Commentest-cequejepeuxlefairesortird’ici?–Tunepeuxpas.TuesavecluiuniquementdanslesDomaines.Enréalité,ilsetrouveailleurs.

Demande-luioùilest.Demande-luitoutcequetuveux.Maisfaisvite.Perrymitungenouàterre.Ilregardasamainbrûlée.–Ildevraitmereconnaître,marmonna-t-il.Talons’approchaencore,l’airhésitant.–Qu’est-cequit’estarrivéàlamain?Perryagitasesdoigtsenflés.–Jemesuis…bagarré.–J’ail’impressionquetuenasbavé…Tuasgagnéaumoins?–SituétaislevraiTalon,tunemeposeraispaslaquestion.AriadevinaquePerryavaitsouriàsonneveu.Elleimaginasonpetitsourireencoin,àlafois

timideetféroce.Unelueurdansleregarddupetitindiquaqu’ill’avaitreconnu,maisTalonnebougeapas.–Talon,j’ail’impressionquec’esttoi,maisjen’arrivepasàflairertonhumeur.

–Iln’yapasd’humeurs,ici,répliqual’enfantavecaplomb.Onnesentpaslesodeurs.–Hé,Couic,c’estmoi…Lepetitgarçonoubliaaussitôtsaméfianceetseprécipitadanslesbrasdesononcle.Surl’écranmural,AriaregardalamaindePerrycaresserlanuquedeTalon.–Jemefaisaistellementdesoucipourtoi,Tal.Auxcôtésd’Aria, sur lecanapé,Perrychangeadepositionet seprit la têtedans lesmains. Il

commençait à s’habituer au faitde se retrouver àdeuxendroits enmême temps.Ariaposaunemainsursonépaule.

Talonsedétachadesononcle.–J’avaisenviequetuviennes.–Jesuisvenudèsquej’aipu.–Jesais,ditTalon.Sonsourirerévélaqu’ilavaitperduplusieursdentsdelait.IlattrapaunemèchefolledanslatignassedePerryetfrottalescheveuxauxrefletsd’orentreses

petitsdoigts.Arian’avaitjamaisvudegesteaussitendre.Perrylepritparlesépaules.–Tuesoùaujuste?–DanslaCapsuledesSédentaires.–Laquelle,Talon?–Rêve,c’estcommeçaquelesautresl’appellent.Perrytapotalesbrasdesonneveu,lepritparlementon,effleurasoncou.–Ilsnetefontpas…LavoixdePerrysebrisa–…dumal?–Dumal?Onmedonnedesfruitstroisfoisparjour.Jepeuxcourirpartoutici.Etviteenplus.

Jepeuxmêmevoler.OnnefaitrienquesepromenerdanscesDomaines.Ilsenontmêmepourlachasse,maisc’estbeaucouptropfacile.Tudoisjuste…

–Talon,jevaistesortirdelà.Jetrouveraiunmoyen.–Jeneveuxpaspartir.AriasentitPerrysecrisper.–Tun’espascheztoi,ditPerry.–Maisjemesensbienici.Ledocteurditquej’aibesoindemédicamentstouslesjours.Çame

piqueunpeulesyeux,maisjen’aiplusmalauxjambes.AriaéchangeaunregardinquietavecRoaretMarron.–Tuveuxrester?demandaPerry.–Benoui,maintenantquetueslà.–Jesuistoujoursàl’extérieur.Jesuisseulementdepassage.–Ah…fitTalonavecunemouedéçue.C’estmieuxpourlatribu,j’imagine.–JenevisplusaveclesLittorans.Talonfronçalessourcils.–Alorsquic’est,leSeigneurdesang?–Tonpère,Talon.–Non,cen’estpaslui.Ilesticiavecmoi.Àcôtéd’Aria,surlecanapé,Perryeutunsoubresaut.Nonloind’eux,Roarsiffladoucement.–Valeestlà?s’enquitPerry.Ilsl’ontcapturé?

–Tunelesavaispas?Ilestvenuicipourmesauveretilsl’ontpris.Jel’aivudeuxoutroisfois.Onestmêmealléschasserensemble.Claraestlàaussi.

–Ilsontattrapétonpère?insistaPerry.Marronseredressabrusquementetcria:–Ilsl’ontretrouvé!Ondoitcouper.PerryattiraTaloncontrelui.–Jet’aime,Talon.Jet’aime.LascènesebrouilladevantlesyeuxdePerry,quinevitplusqueledessind’unfauconquivolait

danslecield’Éther.Puisl’écrandevintnoir.L’espaced’uneseconde,pluspersonnenebougea.PuisPerrys’affalacontreledossierducanapé

enjurant:–Enlève-moicetruc!–C’estàtoidelefaire,répliquaMarron.Calme-toi…Perryselevaettraversalapièceenquelquesenjambées.Ils’arrêtadevantl’écranmuralettomba

àgenoux.Sansmêmeréfléchir,Arialerejoignitetl’entouradesesbras.Perrylapritàsontourparlatailleetluimurmuraunephraseentrecoupéedesanglots,tandisqu’ilenfouissaitlatêteaucreuxdesoncou.Illaserrafort,etseslarmesglissèrentsurlapeaud’Ariacommedesplumesglacées.

30PEREGRINE

Arial’entraînaaupremieretleconduisitdanssachambre.Perryseditvaguementquecen’étaitpasunebonneidée,maisilselaissafaire.Ils’assitlourdementsurlelit.Ariaallumalalampedechevet.Puiselles’installaauprèsdeluietglissasesdoigtsentrelessiens.

Perryremuasamainblessée.Ladouleurlerassura.Elleétaittoujoursprésente.Illasentait.–Talonn’avaitpasl’airdesouffrir,dit-ilauboutd’unpetitmoment.Ilsemblaitenforme.–Eneffet.Ellesemorditlalèvreetfronçalessourcils.–Jesavaisqu’ilsne lui feraientpasdemal.Quemamèren’enétaitpascapable.Onn’estpas

cruels.–Enleverdesenfantsinnocents,cen’estpascruel,selontoi?CesgensontenlevéTalon,Aria!

Etmonfrère.Ilsn’ontrienàfairelà-bas.CenesontpasdesTaupes.Sitôt sa phrase prononcée, Perry comprit sa maladresse. Aria avait été chassée de chez elle.

Coupée des siens,mêmede samère.À quelmonde appartenait-elle ?Un frisson le parcourut.Perrytressaillit.Venait-ildeflairerl’humeurd’Ariaousespropresregrets,sonproprechagrin?

–Aria,jen’auraispasdûdireça.Ellehochalatêtemaisrestamuette,secontentantderegarderleursmainsjointes.Perryhuma

l’atmosphère.L’odeur suave de violettes envahissait tout l’espace. Il promena son regard sur lapeaudouceducoud’Aria.Ilvoulaitlarespireràcetendroitprécis,justesousl’oreille.

–Talonteressemblebeaucoup,Perry.Danssamanièredebouger.Desecomporter.Ilt’adore,c’estévident.

–Merci,dit-il,lagorgeserrée.Il lui lâchalamainets’allongeasurlelit.Secouvrit levisagedesonbras.Iln’avaitpasenvie

qu’elle le voie dans cet état, bouleversé.Pourtant, quelques instants plus tôt, ils étaient enlacésdevantl’écranmural.Lebandagesursamainétaitencorehumidedelarmes.Maisc’étaitdifférentmaintenant.

Elle le surprit en s’allongeant à ses côtés, enposant la tête sur lemêmeoreiller.LecœurdePerrysemitàbattrelachamade.Iltournalesyeuxverselle.

–Jenet’aimêmepasdemandécommenttutesentais.Elleeutunsouriretriste.

–C’estunedrôledequestionpourtoi.–Non,jeveuxdire…àquoitupensais.Ariafixaleplafondenplissantlesyeux.– Je comprendsmieux ce quim’arrivemaintenant.Quand onm’a lâchée ici, dans leMonde

Extérieur,j’aipenséquej’allaismourir.Toutmesemblaitanormal.Avoirmal.Mesentirseuleetperdue…

Perryfermalesyeuxettentad’imaginercequ’elleavaitdûressentir.Il l’avaitrencontréeàcemoment-là.Ilavaithumésapeuretsonchagrin.

–Àprésent j’éprouvesurtoutuneespècede…soulagement.Jesaispourquoi jesuisenvie.Etmoncorpsacommencéàchanger.Jesaisquejepeuxdenouveaupenseraulendemain.Quel’airquejerespirenevapasmetuer.Maisilyaencoretellementdetrucsquejedoistirerauclair.Jen’auraisjamaiscruquemamèrepuissemementir.

Ariasetournaverslui.–Commentpeut-onfaireautantdemalàquelqu’unqu’onaime?–Lesgenssontparfoispluscruelsavecceuxqu’ilsaiment.Ilvitunequestionpasserdanssonregard.Maisilnevoulaitpasyrépondre.Pasencemoment,

alors qu’il était aussi vulnérable. Jamais, en fait.Mais la curiosité d’Aria s’évanouit et il laissaéchapperunsoupirdesoulagement.

– Ça ne te fait pas horreur, alors ? reprit-il après quelques instants. De savoir que tu es àmoitié…Sauvage?

–Commentest-cequejepourraisdétestercequim’apermisderesterenvie?Ellefaisaitallusionàluiendisantça,Perrylesentitclairement.Sansréfléchir,illuipritlamain

etlaplaquacontresapoitrine,sentantquec’étaitlàqu’elledevaitêtre.AriapromenalesyeuxdeleursmainsàsesMarques.Perrysentitsoncœurcognerdeplusbelle.Elledevaitlesentir.

–TuvasdevenirleSeigneurdesangdesLittorans?demanda-t-elle.–Oui.Sesparoleslestupéfièrent.Celafaisaitlongtempsqu’ildésiraitdevenirSeigneurdesang,même

s’il n’aurait jamais imaginé que les choses se passeraient ainsi.Mais il sentaitmonter en lui lebesoinderentrerchezluietdeprendrecettefonction.LesLittoransnepouvaientpasserl’hiveraffamés,enproieàdesluttesintestinesetdesrivalitéspourconquérircetitre.Ilsavaientbesoindelui.Perry se rappelaensuiteque lesFreuxcampaient sur leplateau.Et l’attendaient.Commentpourrait-ilsortirdechezMarronavantlavenuedel’hiver?

Ilcontemplalapetitemainappuyéecontresapeau.Ilsavaitoùildevaitaller,maiselle?–Aria,qu’est-cequetuvasfaire?Bizarrement,enluiposantlaquestion,ilavaitdéjàlesentimentdel’abandonner.– Je vais rejoindreEuphorie. J’aibesoinde savoir simamèreest vivante. J’en aidiscuté avec

Marronlanuitdernière.QuandlesFreuxserontpartis,ildemanderaàcertainsdeseshommesdem’accompagner.Jenepeuxpasmecontenterd’attendredesnouvellesquirisquentdene jamaisvenir.

–Aria,jevaist’yconduire.Jedoisrentrerchezmoi.Jepeuxt’emmenerd’abordàEuphorie.Perrysetutsoudain.Quevenait-ildedire?Deluiproposer?–Non,Perry.Merci,maisnon.–Onavaitpasséunmarché.Onestalliés,tutesouviens?s’entendit-ilinsister.–Notreaccord,c’étaitdeveniricietderéparerleSmartEye.–C’étaitderetrouverTalonettamère.Onn’apasencorefini.

–Euphorie,c’estausud,Perry.–Cen’estpasloin.Unesemainedemarche.Jetetrouveraidemeilleureschaussures,cettefois.

Etjeporterailescaillouxqueturamasses.Jerépondraimêmeàtesquestions.Perry ne savait pas bien ce qui lui avait pris. Comment pouvait-il envisager de s’éloigner

pendantunesemaineencorealorsquesatribuavaitbesoindelui?Çan’avaitpasdesens.Àcetteidée,ilsentitsonsangseglacerdanssesveines.

–Tuveuxbienrépondreàunequestionmaintenant?luidemandaAria.–Oui.Mais,toutàcoup,ilsesentaitpressédebouger,departir.Ilavaitbesoinderéfléchir.–Pourquoitum’asproposédem’emmeneràEuphorie?–Parcequej’enaienvie.Sauf qu’il n’était pas certain de dire la vérité.Ce n’était pas réellement une envie. Plutôt un

besoin.Ariasouritetsetournadenouveauverslui.Sonregardseposasurseslèvres.Lapièces’emplit

duparfumsucrédesviolettes,quil’attirait,quiprenaittoutelaplace,puisilsentitquelquechose:unchangementaufonddelui.Unlienvenaitdeseformer.Unliencommeiln’enavaitpasconnujusque-là.Perrycompritalorspourquoiilvenaitdefairecettepromesse.

Ildéposaunbaiserhâtifsurlamaind’Aria.–J’aibesoind’unpeudetemps,dit-ilavantdequitterprécipitammentlapièce.Ilfermalaporteets’adossacontrelemurenétouffantunjuron.Cequ’ilavaitcraintvenaitdeseproduire.IlétaitentréensymbioseavecAria.

31PEREGRINE

–Onpourraitpeut-êtres’ensortircontreunedizaine,ditRoar,maiscontrecinquante?Perryfaisaitlescentpasdevantlesvitrinesdelasallecommune,toutenétudiantlecampdes

Freuxsurl’écranmural.Danslalumièredumatin,l’imageétaitasseznette.Deshommesencapenoire sedéplaçaiententre les tentesplantées sur leplateau.Des tentes rouges.Unecouleurquiconvenait à la situation.Perry avait envie de prendre son arc et de leur décocher des flèches àtraversl’écran.

–Ilssontplusdecinquante,Roar,répliqua-t-il.La caméran’enmontraitqu’unepartie.Tôt cematin,Roar et lui étaientmontés sur lemur

d’enceinte.Ilsétaientpassésd’unetouràl’autre,leursSensauxaguets.CelaleuravaitpermisdedétecterunedizainedeFreuxdisséminésendehorsdeleurcamp.Dessentinelles,prêtesàdonnerl’alertes’ilstentaientdes’échapper.

Roarcroisalesbras.–Unesoixantaine,alors.Marronjouaavecunedesesbagues.–Ilfaudraitquevousempruntiezunedesanciennesgaleriesdemine,maisilfaudradessemaines

pourdéblayercelleàlaquellejepense.–Cequinousmèneaucœurdel’hiver,observaPerry.Àcemoment-là,lesoragesd’Étheragiteraientlecielenpermanence.Voyagerdeviendraittrop

dangereux.–Jenepeuxpasattendreaussilongtemps,ditAria.Elleétaittranquillementassisesurlecanapé, les jambesrepliéessouselle.Perryseditqu’elle

devaitleprendrepourunimbéciledes’êtreenfuidesachambre,presquesansluidireunmot.Ellene pouvait pas savoir ce qui s’était passé juste avant. Perry prit son front dans une main, serappelantcombienle faitd’êtreensymbioseavecTalonl’avaitaffaibli. Ilavaitperdusonlibre-arbitre,n’avaitsongéqu’aprèscoupàsespropresbesoins.Ilnepouvaitlaissercecharmeprendrelepouvoirsurluiencemoment.Ilferaitcequ’ilavaitpromis.IlemmèneraitAriaàEuphorie,puisilirait retrouver les Littorans, comme son devoir le lui commandait. Ils se sépareraient bientôt.D’icilà,ilgarderaitsesdistances.Etiléviteraitdeflairersonhumeurquandilsetrouveraitensaprésence.

–Tupeuxprendrequelques-unsdemeshommesavectoi,proposaMarron.Perryrelevalatête.

–Non.Pasquestionqu’ilsmeurentàcausedemoi.IlavaitdéjàsuffisammentsollicitéMarroncommeça.–Detoutefaçon,onvaéviterleface-à-face.Surl’écran,Perryregardaitleplateau,vaste,àcielouvert,quisedéployaitautourducampdes

Freux.Ilavaitenvied’êtrelà-bas.Àl’extérieur.Demarcherlibrementsousl’Éther.Cefutalorsquel’idéeluitraversal’esprit.

–Onpourraits’enallerpendantunorage.–Tuveuxpartirsousunetempêted’Éther?s’étonnaMarron.–LesFreuxserontobligésdesemettreàl’abri.Ilsbaisserontlagarde.Etjepeuxnoustenirà

l’écartdesplusgrossesattaquesd’Éther.Roars’éloignadumuroùilétaitadossé,unsourireenthousiasteluibarraitlevisage.–Onpourraitsedébarrasserdessentinellesetpartirversl’est.LesFreuxnenoussuivrontpas.Ariaplissalesyeux.–Pourquoinenoussuivront-ilspas?–Àcausedesloups,expliquaRoar.–Donclasolutionc’estdesortirsousunetempêted’Étheretdecourirdroitdanslagueuledes

loups?ironisaAria.Roarsouritdetoutessesdents.–C’estça,oulagueuled’unesoixantainedeFreux.–D’accord,dit-ellelatêtehaute.ToutsauflesFreux.

Cetaprès-midi-là,PerryarpentalaterrasseavecRoar.Ilsavaientpassélamoitiédelajournéeà

mettre aupoint leur itinéraire et à préparer leurs sacs. Ils n’auraient plus qu’à attendrequ’unetempête éclate. Dans le ciel, l’Éther cheminait en flots réguliers. Ce n’était pas pour tout desuite…Peut-êtrelelendemain?

Perrysedemandacommentoccupersontempsd’icilà?Attendresignifiaits’arrêter.Etréfléchir.Or, il ne souhaitait pas penser à ce que vivaient Talon et Vale, coincés dans la Capsule desSédentaires.CommentTalonpouvait-ilvouloiryrester?CommentVales’était-ilfaitcapturer?PourquoiLivs’était-elleenfuie,alorsqu’ellesavaitcequ’ilencoûteraitauxLittorans?

Soudain,Roarlesaisitviolemmentparlesépaulesetleplaquaausol.Perryheurtalebétondansunbruitmat,avantdecomprendrecequiluiarrivait.

–Unàzéro,ditRoar.–Espècede…IlrepoussaRoar.Lapartieétaitlancée.D’ordinaire,Perryavaitledessusquandilluttaitavecsonami,maisilseménageaàcausedesa

mainblessée,cequilesmettaitaumêmeniveau.–Talonsedéfendmieuxquetoiàlalutte,raillaPerryenaidantRoaràserelever,aprèsavoir

marquéunpoint.Ilcommençaitàretrouverlemoral.Ilétaitrestétroplongtempsinactif.–Livestdrôlementdouéeaussi,observaRoar.–C’estmasœur,répliquaPerryenfonçantsurlui.Ils’arrêtanetenvoyantAriasortirdel’ascenseur.Ilremarquaqu’elleavaitenfilédesvêtements

noirs ajustés et tiré ses cheveux en arrière. Roar regarda Aria et Perry à tour de rôle, avec unsourireentendu.Perrys’envoulutd’avoirlaisséRoardevinercequ’ilressentaitenprésenced’Aria.

–Jevousdérange?demanda-t-elle,gênée.

–Non.Onavaitfini,déclaraPerryavantderécupérersonarcetdes’éloigner.Unpeuplustôt,ilavaitposéunecaisseenboissurlaterrassepourl’utilisercommecible.Alors

qu’ilbandaitsonarc,unedouleursourdeluitraversalamain.–Tutombesàpic,Aria,ditRoar.Regardebien.Perryestréputépoursonadresseautir.Perrydécochalaflèche.Elleseplantadanslacaisseenpinetlafissura.Roarémitunsifflement.–Impressionnant,pasvrai?Unvraitireurd’élite!Perryfitvolte-face,hésitantentrel’enviedesourireetcelledetuerRoarsurplace.–Jepeuxessayer?demandaAria.Ilfaudraquejesachemedéfendre,unefoisqu’onserasortis

d’ici.–Eneffet,approuvaPerry.Toutcequ’elleapprendraitlesaideraitlorsqu’ilsseretrouveraientdehors.Perryluimontracommenttenirl’arcetplacersespieds,maisilpritgardederesterdosauvent

pourévitersonodeur.Lorsquevintlemomentd’encocherlaflèche,ilneputsecontenterd’uneexplication.Banderunarcexigeaitdelaforceetducalme.Durythmeetdelapratique.AuxyeuxdePerry, cen’était guèreplusdifficilequede respirer,mais il comprit sur-le-champque pourl’enseigneràAria,ildevraitlaguiderpasàpas.

Ilseplaçaderrièreelle.L’humeurd’Aria l’assaillit,sanervositévints’ajouterà lasienne.Puisl’odeurdeviolettescaptatoutesonattention.Ariasetrouvaitjustedevantlui.Ilhésita,nesachantpascomments’yprendrepourtenirl’arc.Lamaind’Ariasetrouvaitlàoùétaithabituellementlasienne,etilnevoulaitpasquelacordeserelâchebrusquementsurelle.

Roarnel’aidaitpas.–Tudevraisterapprocherd’elle,Peregrine,luiconseilla-t-il.Etsapositionn’estpascorrecte.

Déplace-luilebassin.–Commeça?demandaAria.–Non,réponditRoar.Perry,montre-lui.Perry était en nage quand ils trouvèrent enfin la bonne position. Leur première flèche

dégringolasurlebéton,quelquespasdevanteux.Ladeuxièmeatterritjustedevantlacaisse,maisla corde érafla l’avant-bras d’Aria, lui laissant une marque rouge sur la peau. À la troisièmetentative,Perrynesavaitplusquideluioud’Ariafaisaitleplustremblerl’arc.

Roarseredressad’unbond.–Cet arcn’est pas fait pour toiMini-Portion,dit-il en s’approchant.Regarde les épaulesde

Perry.Perrys’écarta,malàl’aise.–Unarcdecettetailleaunepuissanced’unequarantainedekilos,repritRoar.Ilestfaitpour

despetitsgéantscommelui.Enplus,c’estunVigile.Touslesmeilleursarcherslesont.Ariahochalatête.–Tireràl’arcestunesecondenaturecheztoi,pasvrai?demanda-t-elleàPerry.– Première même.Mais tu peux apprendre. Je te fabriquerai un arc, si tu veux. À ta taille,

précisa-t-iltoutensentantqu’elleétaitdéçue.Roarsortitsoncouteaudesonétui.–Tupeuxaussiapprendreàmanierça.Perryeutuncoupaucœur.–Roar…Sonamidevaitpourtantsavoiràquoiilpensait.

–Lescouteauxsontdangereux,dit-ilàAria.Ilspeuventfacilementtedesservir,situnesaispaslesutiliser.Maisjevaist’apprendredeuxoutroischoses.Tutedéplacesavecagilitéettuasunbonéquilibre.Siunproblèmesurvient,tusaurasquoifaire.

AriarenditsonarcàPerry.–D’accord,dit-elle.Montre-moi.

Perry chercha ce qu’il pourrait faire en les regardant s’entraîner. Après avoir déniché une

branched’arbredanslacour,ilremontasurlaterrasse.Puisils’assitcontrelacaisseetcommençaà tailler des lames d’entraînement dans la branche, pendant que Roar montrait les différentesmanières de tenir un couteau à Aria. Il lui donnait une foule d’informations, détaillant lesavantagesdechaqueprise,etArial’écoutaitavecattention;ellesemblaittoutenregistrer.Auboutd’uneheure,ilsdécidèrentd’uncommunaccordquelaprisemarteauétaitcellequiconvenaitlemieuxàAria.CequePerrysavaitdepuisledébut.

Ils travaillèrent ensuite les postures et le jeu de jambes. Aria apprenait vite, elle avaiteffectivementunbonéquilibre.Perryl’observait,sonregardpassantd’Ariaàl’Éther.Deladansed’Aria,àcelledel’Étherdansleciel.

LorsqueRoarluidemandalescouteauxd’entraînementenbois,l’après-midiétaitbienavancé.Roar indiquaàAria lesmeilleursendroitsoù frapper, les anglesd’attaqueàprivilégier, lesos àéviter,etpapillonnadespaupièresenluiannonçantquelecœurétaitunecibletoutaussivalablequelesautres.

Puisildéclaraqu’Ariaétaitprête.Perryse levaquand ils se lancèrentdansunpremiercombat, leurscouteauxfacticesenmain.

Pourcalmersoninquiétude,ilseditquec’étaitRoar.Qu’ilavaitlui-mêmeémousséletranchantdes lames en bois. Mais son cœur battait plus fort que n’aurait dû le faire celui d’un simplespectateurassistantàuneséanced’entraînement.

AriaetRoarsetournèrentautourpendantquelquetemps,puisAriaattaqualapremière.Roaresquivalecoupetlafrappadansledos.Ariasecabraavantdefairevolte-faceenlaissantéchappersoncouteau.

PerryseprécipitasurRoar,maiss’arrêtanetàquelquespasdelui.Sonamileregardad’unairsoupçonneux.

Ariapantelait;sonhumeurrougevifexprimaitlacolèreàl’étatbrut.Perrysentitsesmusclestremblerpuissetétaniserdesurpriseetderage.

–Premièrerègle:uncouteau,çacoupe,déclaraRoard’untonglacial.Tudoist’yattendre.Netefigepasquandçaseproduit.Deuxièmerègle:Nelâchejamaistonarme.

–OK,ditAriaavechumilité.Elleramassalalame.–Turestes,Olfile?lançaRoaràPerryenarquantunsourcil.IlsavaitquePerryétaitentréensymbioseavecAria.–Pourquoiilpartirait?répliqua-t-elle.Turestes,hein,Perry?–Oui.Jereste.Iltraversalaterrasseetallasejuchersurletoitdelacaged’ascenseur,lepointleplusélevéde

Delphi, pour regarder Aria s’entraîner. Il secoua la tête d’un air dépité. Comment avait-il puentrerensymbioseavecuneSédentaire?

Ariaétaitunebonneélève,audacieuseetconfiante,commesielleattendaitdepuistoujourscetteoccasion de se révéler au grand jour. Perry songea qu’il avait été idiot de lui apprendre à

reconnaîtrelesbaiescomestiblesalorsqu’elleavaitavanttoutbesoind’apprendreàsedéfendre.L’obscuritélesobligeaàarrêterl’entraînement.Auloin,lesclochettesdesFreuxtintaient.Perry

lançaunderniercoupd’œilversleciel,déçuden’ydéceleraucunchangement.Ildescenditdesonperchoirenprenantsoindesetenirdansleventetenretrait,quandRoaretArialerejoignirent.

Arrivédevantl’ascenseur,Roarcroisalesbras.–Bontravail,Mini-Portion.Maistunepeuxpasquittermoncourscommeça,sansmepayer.–Tepayer?Avecquoi?–Unechanson.Ariaéclatad’unrirepleindegaieté.–D’accord.Roar luiprit la lameenboisdesmains.Aria ferma lesyeuxet se tournavers l’Éther touten

inspirantplusieursfois,lentement.Puisellesemitàchanter.Cet air était plus doux, plus paisible que le précédent. Perry n’en comprenait pas plus les

paroles,maisilaimaitcequ’ilenpercevait.C’étaitunechansonidéalepourunesoiréefraîchesuruneterrasseentouréedepins.

Roar la regarda chanter sans bouger un pouce. Puis lorsqu’elle se tut, il secoua la tête etbalbutia:

–Aria…c’était…jenetrouvemêmepas…Perry,tun’aspasidée…Perryseforçaàsourire.–Elleestdouée,admit-iltoutensedemandantcommentlavoixd’Ariasonnaitauxoreillesde

Roar,quipercevaitinfinimentplusdetonalitésquelui.Lorsqu’ils entrèrent dans l’espace étroit de la cabine d’ascenseur, le parfum d’Aria envahit à

nouveaulesnarinesdePerry:mélangedeviolettes,desueur,defiertéetdeforce.Ilinspiraencoreet,transporté,ilneputs’empêcherdeposerlamainaucreuxdudosd’Ariaensepromettantdenefairecegestequ’unefois.Ensuiteilsetiendraitàl’écart.

Arialeregarda.Elleavaitlevisageenflammé.Desmèchesdecheveuxbrunsétaientcolléessurson cou moite. Heureusement que Roar était présent. Perry n’avait jamais éprouvé une telleattirancepourelle.

–Tut’esbiendébrouilléeaujourd’hui.Elleluisourit,lesyeuxpétillants.–Jesais,dit-elle.Merci.

32ARIA

Ariapassadeuxjoursàs’entraîneravecRoar.Ilsattendaienttoujourslemomentpropicepourpartir.Desondulationsd’Éthermenaçaientauloin,maislesfluxau-dessusdeDelphis’écoulaientrégulièrement.Lecieln’agissaitdécidémentjamaiscommeonl’espérait.

Aufildesheures,sonespoirderetrouverLuminavivantes’estompait,maisellenevoulaitpasrenoncer pour autant.Ni accepter l’idée qu’elle était seule aumonde. Elle ne cesserait jamaisd’espérer ;autrementdit,ellenecesserait jamaisd’être inquiète.Aumoinstantqu’elleneseraitpasalléeàEuphoriepourdécouvrirlavérité.Apprendreàmanierlecouteauétaitdevenusaseulesourced’apaisement.Lorsqu’elles’entraînaitavecRoar,elleoubliaitsoninquiétude,sonchagrinetsesinterrogations.Aussis’entraînait-elleavecluidumatinausoir,etconcluaitlaséanceenlerétribuant par une chanson. Les Freux étaient probablement toujours à l’affût, dehors, maispersonnen’entendaitplustinterleursclochettesaucrépuscule.

Onentendaitdel’opéra.Aumatindutroisièmejour,ensortantdel’ascenseur,elledécouvrituncielnouveau,parcouru

de remous de lumière bleue.Les tourbillons s’enroulaient doucement au-dessus d’elle,mais ilsétaientplusvifsetplusrapidesàl’horizon.Elleavaitl’impressiondecontemplerLaNuitétoiléedeVanGogh.

Lemomentdepartirapprochait.Ariaramassalecouteauenbois.Laveille,elleavaitfrappéRoaràdeuxreprises.Cen’étaitpas

grand-chose, comparé aux centainesde fois où il l’avait touchée,maisdansun combat, un seulcouppouvaitserévélerfatal.Roarleluiavaitappris.

Arianeseberçaitpasd’illusions;ellen’espéraitpasdevenirchampionnedelalutteaucouteau.Ellen’étaitpasdanslesDomaines,oùunesimplepenséeproduisaitunrésultat.Mais,pourelle,c’étaittoutdemêmeunechancedeplusdes’ensortir.Etc’étaitdéjàbeaucoup.Etdanslavie,aumoins dans sa nouvelle vie, une occasion de ce genre était comme ses cailloux imparfaits,surprenants,etpeut-êtreplusbeauxqueceuxauxquelselleseseraitattendue.Leshasards,pensa-t-elle,c’étaitlavie.

Àl’horizon,lamassedel’Éthersemitàdarderdesrayonsbleus,destourbillons.Ariacontemplace spectacle, fascinée, quand elle sentit une chaleur se diffuser dans tous ses membres et luiprodigueruneétrangepuissance.

Commeilétaittôt,elledécidades’entraînerseule.Desrafalesdeventbalayaientlaterrasseparintermittenceetlebruitlaberçait,totalementabsorbéedanssesexercices.

Ellen’auraitsudiredepuiscombiendetempselles’exerçaitquandelleaperçutPerry.Ilétaitappuyécontrelarambardeenbois, lesbrascroisés, lesyeuxrivéssurleciel.Arias’étonnadesaprésence.Perryavaitassistéauxséancesd’entraînementavecRoar,toutengardantsesdistanceset,cesdernierstemps,ellel’avaitàpeinecroisédanslarésidence.Ellecommençaitàpenserqu’ilavaitchangéd’avisetnesouhaitaitplusl’emmeneràEuphorie.

–C’estlemoment?luidemanda-t-elle.–Non.Maisças’annoncebien.Cesoir,jedirais.Ilramassaledeuxièmecouteaufactice.–Roardortencore,maisjevaistefairetravaillerjusqu’àcequ’ilnousrejoigne.–Oh…fit-elle,surprise.Elles’étaitretenueinextremisdes’exclamer«Toi?».–D’accord.Ariainspiralentement,l’estomacsoudainnoué.Dèslespremièressecondes,ellecompritquecetentraînementneressembleraitpasauxautres.

PerryétaitplusgrandetpluscarréqueRoar.Intrépideetdirect.Iln’avaitpasl’agilitégracieusedeRoar.Etpuis,c’étaitPerry.

–C’estlamaindonttutesershabituellementpourlutter?luidemanda-t-elle.Perry tenait le couteaudans samain valide ; l’autre, toujours bandée, restait en arrière pour

l’aideràgarderl’équilibre.–Oui,dit-ilensouriant,maisjerisquedechangerd’avissitumebats.Ariasentitsesjouess’empourprer.Elleavaitdumalàleregarderenface,pourtantelledevaitle

faire.Tiens-toiprête.Garde lepied léger.Guette les signesd’attaque.Les leçonsdeRoar lui revinrentaussitôt à l’esprit. Plantant finalement son regard dans les yeux verts de Perry, elle ne puts’empêcherdelestrouvermagnifiques.Perryétaitmagnifique.Puis,agacéedeselaisseralleràcespenséesfrivoles,ellepassaàl’attaque.Perryesquivalecoup.

Lorsqu’ilsseretrouvèrentfaceàface,Perrysourit.–Quoi?fit-elle.Ils’essuyalefrontd’unreversdemanche.–Rien,dit-il.–Çatefaitrire?–Oui.C’estdetafaute,maisexcuse-moiquandmême.–C’estdemafautesituris?Laprenait-ilpouruneadversairefacileàbattre?D’instinct,ellefitunmouvementbrusqueen

avantetsa lamedécrivitun légerarcdecercle.Perrys’écartad’unbond,maisAria luiérafla lebras.

–Jolicoup,commenta-t-il,hilare.Aria frottasamainmoitesursonpantalon.Perryseremitengarde,maisseredressapresque

aussitôtetlâchalecouteau.–Qu’est-cequetufais?demanda-t-elle.– Je n’arrive pas à me concentrer. Je pensais pouvoir, dit-il en levant les mains en signe de

défaite.Maisjen’yarrivepas.Ils’approcha.Arianepensaitpasquesoncœurpouvaitbattreplusfort;pourtantsonpoulsne

cessait d’accélérer àmesure que Perry s’avançait vers elle. Finalement, elle sentit le souffle lui

manquerquandPerryseplantajustedevantelle.Lalameenboisdesoncouteautouchaletorsedujeunehomme.Lagorgeserrée,Arialaregardaitfixement,commehypnotisée.

–Jevousaiobservés,Roarettoi,dit-il.J’auraispréférét’entraînermoi-même.Ilredressalesépaules.–Jen’enaiplusenviemaintenant.–Pourquoi?réussit-elleàarticuler.Ilsepenchaverselleavecunsourireàlafoiséblouissantettimide.–Jepréféreraisfaired’autreschosesquandjesuisseulavectoi.–Alorsfais-les,murmura-t-elle.Obéissant,Perryluipritlementondanssesmains.Peaurêched’uncôté,douceurdelagazede

l’autre.Ilbaissalatêteetposalégèrementseslèvressurcellesd’Aria.Ellesétaienttièdesetplusdoucesqu’ellenel’auraitimaginé,maisAriaeutàpeineletempsdes’enapercevoirquedéjàPerrys’écartait.

–Ilyaunproblème?souffla-t-il.Jesaisqueletouchern’estpas…jedoisrespectertonchoix,tonrythme…

Ariasedressasurlapointedespieds.EllepassalesbrasautourducoudePerryetl’embrassa.Ladouceurdeseslèvresprovoquaenelleunevaguedechaleur.Perrysefigeal’espaced’uneseconde,avant de l’enlacer et de lui rendre son baiser avec fougue. Leurs deux corps s’épousaientparfaitement.Arian’avait jamaisrienéprouvédesemblable.Elleavait l’impressiondedécouvrirtoutelasaveurdePerry.Ellesentaitl’étreintedesesbrasautourd’elle,respiraitlasueur,lecuir,l’odeurdefeudebois.Sesodeursàlui.Elleeuttoutàcouplasensationd’uneévidence,detoucherl’éternité.

Lorsqu’ilsfinirentparseséparer,lapremièrechosequilafrappafutlesourireépanouidePerryqu’elleadoraitplusquetout.

–Jecroisquetun’asplusdeproblèmeavecletoucher,dit-il.Ils’exprimaitd’untonléger,maissesbrasfrissonnaientencore.Illuicaressaledos.Uneondede

chaleurlaparcourut.–C’étaitmonpremierbaiser,murmura-t-elle.Monpremiervéritablebaiser.Perry inclina la tête et posa son front sur celui d’Aria. Ses cheveux blonds lui effleurèrent

doucementlesjoues.Ilprituneprofondeinspiration.–J’ail’impressionquec’estmonpremiervraibaiser,àmoiaussi.–J’aicruquetum’évitais.Quetuavaischangéd’avis,quetunevoulaisplusalleràEuphorie.–Non.Jen’aipaschangéd’avis.Aria glissa lesmains dans les cheveux de Perry. Elle n’en revenait pas de le toucher ainsi. Il

sourit encore et leurs lèvres se retrouvèrent. Aria songea qu’elle ne se lasserait jamais de cetteétreinte.Delui.

–Ehbien,jementiraissijedisaisquejesuissurpris,déclaraRoarendébarquanttranquillementsurlaterrasse.

Perryétouffaunjuronets’écartad’Aria.–Jolicorps-à-corps,Aria.Cen’estpasmoiquitel’aiappris,maistut’esdébrouilléecommeun

chef.Jecroisquetuasgagné.Aria lui décocha un regard assassin, mais ne put s’empêcher de sourire. Perry se pencha de

nouveauverselleetluiramenalescheveuxenarrière.–Saparadeestplusfaiblesurlecôtégauche,luisouffla-t-ilàl’oreille.Roarlevalesyeuxauciel.

–C’estpasvrai!Espècedetraître.Ariasemontralamentablelorsqu’ellerepritl’entraînementavecRoar.Pirequelepremierjour.

Elle s’efforçaitdenepas se laisserdistraireparPerry,mais ellemouraitd’enviede le regarder.Quand il s’allongea sur la terrasse, le bras devant les yeux, elle l’observa à la dérobée. C’étaitabsurded’êtreattiréeàcepointparlamoindreparcelledesoncorps,partoutcequ’ellepercevaitdelui.

Lesmouvementsqu’elleexécutaitn’étaientpasassezcontrôlés.Sespas tropallongés.Roar lapoussa dans ses derniers retranchements. Il ne fit aucune remarque, mais Aria l’entendaitpratiquement lui faire la leçon. En situation de combat réel, tu seras distraite par des tas de choses.Apprendsàlesignorer.

Finalement,elleretrouvasaconcentrationetselançaàcorpsperdudanslesattaquesfranchesetles parades. Dans la simplicité de l’action et de la réaction. Elle n’était plus qu’un corps enmouvement,jusqu’àcequePerryserelèveetréapparaissedanssonchampdevision.Derrièrelui,elleaperçutalorslecielagitéetsentitleventviolentsursapeau.

–Arrêtez-vous,dit-il.Ilesttempsdepartir.

33PEREGRINE

–Lesjournéesvontêtrebienmorosessansvous,ditMarron.Derrière lui, les écrans muraux de la salle commune étaient noirs. Sa caméra avait fini par

tomberenpanne.Arialuipritlamain.–Jet’envie.Jedonneraischerpourunejournéemorose.Ilsétaientprêts.Perryavaitvérifiéetrevérifiéleuréquipement.IlavaitconfiéàArialecouteau

deTalon.PuisilavaitrevuleurplanavecGageetMark,deuxhommesdeMarron,quidevaientles accompagner. Ils avaient pour consigne de ramenerAria àDelphi s’ils découvraient que lesrumeurssurEuphorieétaientfondées.

MarronétreignitAria.–Tuserastoujourslabienvenueici,Aria.Quoiqu’ilarrive,quoiquetudécouvresàEuphorie,

tuaurastoujourstaplaceàDelphi.Perry contempla le tableau du bateau solitaire sur une plage grise, la mer en arrière-plan.

Quandilregardaitcettepeinture,ilpouvaitpresquerespirerl’atmosphèredechezlui.EtsiAriaétait forcéederevenir ici?LerefugedeMarronn’étaitsituéqu’àunesemainedemarchedelarégiondesLittorans…Perdudanssespensées,Perrysecoualatête.LesLittoransn’accepteraientjamaisuneSédentaireparmieuxlorsqu’ilsapprendraientcequiétaitarrivéàVale,TalonetClara.Etmêmesanscela,ilsn’accepteraientjamais.Lui-mêmenevoulaitpascommettrelamêmeerreurque son père et son frère. Mêler les sangs était source d’ennuis. Perry le savait mieux quequiconque.

Roars’avançaverslui.– En qualité de Seigneur de sang, tu pourrais passer un nouvel accord avec Sable. Et faire

revenirLiv.La réflexion cueillitPerrypar surprise.Roardisait vrai. S’il devenaitSeigneurde sang, cette

décisionluiappartiendrait.Maisiln’agiraitpasforcémentdanscesens.–Nemedemandepasçamaintenant.–Si,jeteledemandemaintenant.Jecroyaisquetuverraisleschosesdifféremment,àprésent,

ditRoarendésignantAriad’unhochementdetête.PerryobservaAriaquidiscutaittoujoursavecMarron.Lesouvenirdeleurbaiserlesubmergea.–Cen’estpaspareil,Roar.–Vraiment?

Perrymitsabesaceenbandoulière,puiss’emparadesonarcetdesoncarquois.–Onyva.Ilavaithâtedevoirlesoldéfilersoussespiedsetsebrouillersoussesyeux.Derespirerlanuità

pleinspoumons.Desentirlepoidsdesonarcdanssondos.

Ils quittèrent Delphi par un petit portail dans la façade nord. Perry huma les odeurs quil’assaillaient, laissant la terre et le vent lui indiquer ce qui les entouraient. Son nez vibrait aurythmedel’Éther.Illevalatête.Devastesentrelacschargeaientleciel.

Unefoisdanslesbois,ilsseséparèrentendeuxgroupespoursedéplacersansbruit.Perrygravitlacollineencompagnied’Aria.Ilavançaitavecprudence,sanscesserdesurveillerlavoûtefeuillue.LesguetteursdesFreuxétaientprobablementdesMarqués,sansdoutedesAudiles.Ilsdormaientàlacimedesarbres,l’endroitleplussûrpendantlanuit.

Perry jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Aria avait dissimulé ses cheveux sous unecasquettenoireetnoircisonvisageaucharbon,toutcommelui.Elleavaitlesyeuxécarquillés,auxaguets. Elle portait sa propre sacoche désormais. Un couteau. Une tenue ajustée. Il se renditcompte à quel point elle avait changé et se demanda alors comment se déroulerait ce nouveauvoyageavecelle.Ariarisquaitdeledéconcentrer.Illasentaiteffrayée.Maisdifféremmentquelorsde leur premier périple ensemble, celui qui les avait amenés chez Marron. Aria réprimaitmaintenantsanervositépourl’utiliseràbonescient.

Lesmurs deDelphi s’estompaient àmesure qu’ils grimpaient dans lamontagne.À en croirel’aspectdel’Étheretl’odeurdebrûléquis’insinuaitdanslesnarinesdePerry,illeurrestaitencoredutemps,peut-êtreuneheureavantquelesvortexnesemettentàpleuvoir.

AriaposaunemainsurledosdePerryetl’arrêta.Ellemontradudoigtunarbreimposant,àunequarantainedepas.Desramuresencorefraîchesjonchaientlesolautourdutronc.Enlevantlatête,Perryaperçutunesilhouettenichéeaucreuxd’unebranche.L’hommeportaitunecorned’ivoire.Unevigie.Plushaut,Perryrepéraunautreindividu.Unduoayantpourtâchededonnerl’alarme.

Perry ignorait comment Aria avait pu les repérer avant lui. Les hommes bavardaienttranquillement…onne percevait que des bribes étouffées de leur conversation.Perry croisa leregardd’Aria,puisseredressalentementetencochauneflèche.Ilsavaitqu’ilnemanqueraitpaslepremier homme. Son défi consistait à le tuer en silence. S’il pouvait éviter que l’individudégringole,ceseraitencoremieux.

Ilvisa,calmasarespiration.Sacibleétaitproche;ildevraitfacilementréussirsontir.Maisunseulcri,unseulsifflementdecorne…ettouslesFreuxfondraientsureux.

Auloin,unlouppoussaunhurlement;lesonidéalpourlecouvrir.Perryraiditlesdeuxdoigtsquitendaientlacordeetdécochalaflèche.Elleseplantadanslagorgedel’hommeetleclouaautronc. La corne glissa de ses genoux mais resta accrochée à son bras par une lanière. Tel uncroissantblafarddansl’obscurité.

Perry encocha une deuxième flèche,mais l’autre homme, sans aucun doute un Audile, avaitperçuunbruit et appela sonamid’unevoixaffolée.N’obtenantpasde réponse, ildescenditdel’arbre à la vitesse d’un écureuil. Perry décocha la flèche. Il l’entendit s’enfoncer dans l’écorce.L’hommesecachad’unbondderrièreletronc.Perrylâchaaussitôtsonarc,sortitsoncouteauets’élança.

L’Audile se précipita vers un enchevêtrement de buissons. Il était mince, d’un gabarit plusprochedeceluid’AriaquedePerry,etsefaufilaitavecagilitédansl’épaistaillis.Perryfendaitles

branchages sur son passage. L’entendant se rapprocher, l’homme changea brusquement dedirection,maisc’étaittroptard,Perryfonditsurlui,leplaquantausol.

Perryseredressaviteettranchalagorgedel’hommed’uncoupdelame.Lecorpsdesavictimes’affaissa,inerte,tandisqu’uneforteodeurdesangemplissaitsesnarines.Ilessuyasalamesurlachemisedumortetseredressa,haletant.Tuerunhommeauraitdûluiparaîtreplusdifficilequetuerdugibier.Maiscen’étaitpaslecas.Ilcontemplalecouteaudanssamaintremblante.Seulel’impressionquisuivaitétaitdifférente.

UnpicotementdanslesnarinesobligeaPerryàleverlatête.L’Éthercommençaitàprendrelaformed’untourbillongigantesque.Latempêteéclateraitbientôtetfrapperaitfort.

Ilglissalecouteaudanssonétuietsesmusclessecrispèrentlorsqu’ilperçutuncriétouffé.Aria.

34ARIA

Arias’accroupitenvoyantuntroisièmehommesauterd’unarbrevoisin.ElleserralecouteaudeTalondanssamain,prêteàsebattre,maisaulieudecourirverselle,l’hommefonçaversl’arbreoùlemortétaitsuspendu.Ariacompritaveceffroiqu’ilvoulaitlacorne.S’ilalertaitlerestedesFreux,ilsn’enréchapperaientpas.Nielle,nileshommesdeMarron,niRoaretPerry.

Aria attendit que l’homme s’approche du tronc pour s’élancer vers lui. Elle le rejoignit enquelquesbonds.Elleavaitchoisilemeilleurmoment:ilétaitagrippéàl’arbreetluitournaitledos.Ellecomptaitsurlavitesseetl’effetdesurprisepourterrassersonadversairecommeRoarleluiavaitappris.

Toutauraitdûsedéroulersansencombre.Maissoudain,Ariaréalisaqu’ellesavaitseulementoùfrapperunadversairequisetrouvaitfaceàelle,pasdedos.Ellesongeaàsectionnersajugulairepar-derrière,maisilétaitdéjàtrophautdansl’arbre.

Alors qu’elle envisageait de rebrousser chemin, l’homme l’entendit et tourna brusquement latête. L’espace d’une seconde, leurs regards se croisèrent. La voix de Roar résonna dans la têted’Aria.Frappelapremièreetvite.Maisoù?Àlajambe?Dansledos?Oùça?

L’hommeselaissaglisserausol.Alorsqu’ellebondissaitenfin,Ariavitunemasseconfusefondresurelle.

Elletombaàlarenverselesoufflecoupé,etpoussaungémissementétouffé.L’hommeétaitsurelle.Elle se prépara à recevoir un coupde couteaudans le flanc, ouun coupdepoingdans lafigure,maissonagresseureutunsoubresautets’affaissa.

Ellel’avaittué.Unevaguedepaniquel’envahitaucontactdescheveuxdel’hommeéparpilléssursesyeux,du

corps qui l’écrasait de tout son poids.Trois fois, elle essaya de reprendre son souffle, en vain.Lorsqu’elleyparvintenfin,l’odeurdel’individuserévélasifétidequ’ellesuffoquaetréprimauneviolenteenviedevomir.Unenappetièdes’écoulasursonventre.Maisellenepouvaitpasbouger.

Puisunvisageapparutau-dessusd’elle.Unefilleauxyeuxexorbités,l’airfarouche,maisjolie.Ellegrimpadansl’arbre,passalacorneautourdesoncou,sautaàterreetpartitencourant.

Réunissanttoutessesforces,Ariaparvintàlibérersonbras.Uneautrepousséeluipermitdesedébarrasserdel’hommeenlefaisantrouler.

Un autre Freux surgit au même moment à côté d’elle, une silhouette plus imposante. Ariacherchaà tâtons soncouteau, tandisque lavoixdeRoar résonnaitencoredans sa tête.Ne lâchejamaistalame.

–Ducalme,Aria.C’estmoi.Perry.Elleserappelaalorsqu’ilportaitunecasquettepourdissimulersatignassedorée.–Oùes-tublessée?luidemanda-t-ilenluipassantlesmainssurleventre.–Cen’estpasmoi.Cen’estpasmonsang.Perrylaissaéchapperunsoupiretl’attiradanssesbras.–J’aicruqueças’étaitreproduit,marmonna-t-il.Ariaignoraitdequoiilparlait.Ellenesavaitqu’unechose:ellevoulaitrestercontrelui.Elle

venaitdetuerunhomme.Elleétaitcouvertedesonsang.Pourtantelles’écarta.–Perry.OndoitretrouverRoar.Ilsseremettaientenroute,quandlehurlementd’unecornedéchiralesilence.

Ils s’élancèrent côteà côte, couteauenmain, et tombèrent soudain suruncorpsétendu, face

contreterre.Ariasentitsesjambesflageoler.ElleconnaissaitbienlasilhouettedeRoarpouravoirpassécesderniersjoursàl’observer,àlejaugerpouresquiversescoups.

–Cen’estpaslui,ditPerry.C’estGage.Roarsiffladoucementunpeuplusloin.–Parici,Perry!Ilsletrouvèrentassiscontreunarbre,unejambetendue,l’autrerepliée,unbrasappuyédessus.

Ariatombaàgenouxàcôtédelui.–Ilsétaientcinq.IlsonttoutdesuiteabattuMark.Gageetmoiavonsréussiàentuerquatre.Il

apoursuiviceluiquis’estenfui.–Gageestmort,luiannonçaPerry.Une flaque de sangmiroitait sous la jambe de Roar. Aria remarqua une déchirure dans son

pantalonnoir, auniveaude la cuisse.Sapeauétait largemententaillée.Le sang s’écoulaitde lablessure.

–Tajambe,Roar,ditAria.Elleappuyalesmainsdessuspourendiguerl’hémorragie.Ladouleurdéforma levisagedeRoar.Perry sortitde son sacunebandedecuirqu’ilutilisa

pourcomprimerlaplaie.–Jevaisteporter.–Non,Peregrine,ditRoar.Jelesentends.LesFreuxarrivent.Arialesentendaitaussi.Lesclochettestintaient.LesFreuxlespourchassaient,indifférentsàla

menacedel’Éther.–Onteramèned’abordchezMarron,suggéraPerry.–Ilssonttropprès.Onn’yarriverajamaisàtemps.Ariasentitunsouffleglacésursanuque.Ellescrutalesarbres,imaginasoixantecannibalesqui

surgissaientàleurscôtésdansleurscapessombres.Perrylâchaunjuron.IltenditàAriasagibecière,sonarcetsoncarquois.–Nemarchepasàplusdetroispasderrièremoi.Ilpassaunbrassousl’épauledeRoar,commeill’avaitfaitavecCinder.Puisilsemitàcourir,

ensoutenantRoar, tandisque lesclochettes tintaientàsesoreilles.Aria luiemboîta lepasmaistrébuchadanslacôte;lecarillonnementdevenaitentêtant.

Perrybalayalesarbresduregard,lesyeuxécarquillés,étincelants.–Là!cria-t-ilensetournantversunaffleurementrocheux.IlposaRoaràterreetpritsonarcet

soncarquoisdesmainsd’Aria.

À bout de souffle, Aria s’accroupit derrière les rochers, près deRoar.De l’autre côté, Perrydécochaitsesflèchesl’uneaprèsl’autre.Descrisd’alertefusèrentdanslanuit.

ArianepouvaitdétachersonregarddePerry.Ellel’avaitdéjàvudanscetétat,presquesereinfaceàlamort.C’étaitunÉtrangerladernièrefois.Maintenantc’étaitPerry.Commentpouvait-ilsupporterdecommettredetelsactes?

Sonarcseposabientôtauxpiedsd’Aria,dansunbruitqu’elletrouvaétonnammentsourd.–C’estfini,dit-il.Jen’aiplusdeflèches.

35PEREGRINE

L’odeur pestilentielle des Freux agressait la gorge de Perry. Les clochettes à leur ceinturemiroitaientsouslalumièredel’Éther.Ellesn’émettaientplusqu’untintementétoufféàprésent.Lachasseàl’hommes’achevait.Aria,PerryetRoarétaientcernés.

Surunsignal,lesassaillantsenfilèrentleurmasqueetbaissèrentlacapuchedeleurlonguecape.Perrynevitplusdanslapénombrequedesdizainesdemasquesàbec.Ariaétaitdeboutàcôtédelui,lecouteauàlamain.Roarselevaets’adossacontrelesrochers.

LesFreuxavaientleurspropresarchers:sixhommesquilesvisaient,àmoinsd’unedizainedemètres. Allait-ilmourir ainsi ? Était-ce la fin qu’ilméritait ?Combien d’hommes avait-il lui-mêmeabattusfroidementd’unesimpleflèche?

Unindividufortementcharpentés’avançaverseux.Sonmasquen’étaitpasconfectionnéd’osetdepeau,maisd’argent.Illuisaitsousl’Étherquandillevalatêteauvent,d’unemanièrequePerryconnaissaitbien.

–Rendslesarmes,Seigneurdesang.Savoixétaitprofondeetvibrante.Solennelle.End’autrescirconstances,Perryauraitapprécié

qu’on le prenne pour un chef de clan.Mais aujourd’hui, seule la triste vérité lui apparaissait :c’étaitlapremièreetladernièrefoisqu’ons’adressaitàluiencestermes.

–Jen’enferairien,déclara-t-il.Masque-d’Argentrestamuetpendantunlongmoment.Puisilinterpellal’undesarchers.–Frappeàlajambe.Uniquementlemuscle.Netranspercepaslesartères.Perryavaitfrôlémaintesfoislamort.Maisenentendantcesparoles,ilpensaquesonheureétait

venue.Plusquedelapeur,ilressentitladéceptioncuisanteden’avoirpasaccomplitoutcequ’ilsouhaitait.Toutcedontilsesavaitcapable.

L’archerlevasonarc,leregardfixe,etvisaàtraverssonmasquedeFreux.–Non!criaAriaensemettantdevantPerry.–Recule,Aria,ordonna-t-il.Mais quand elle lui prit lamain, Perry ne la repoussa pas. Elle se posta à ses côtés, sentant

sûrementqu’ilavaitbesoind’elle.BesoindeRoaraussi.Grâceàeux, ilpouvaitattendrequ’uneflècheletue.

L’archerhésitaenvoyantleursmainsjointes.–Perry…murmurasoudainRoar.Derrièreeux.Baissez-vous!

L’odeurdel’ÉtherbrûlalacloisonnasaledePerryetserépanditengrésillantsursapeau.Unmurmure parcourut le groupe des Freux. Ils levèrent leursmasques et hurlèrent de terreur envoyantCinder.

L’adolescents’avançaparmieux,torsenu;sesveineszébraientsapeaudelignesincandescentes.Sesyeuxétincelaientdubleudel’Éther.LesFreuxdéguerpirentdanslevacarmeassourdissantdeleursclochettes.

–Cinder,soufflaPerry.Ilcroisalesyeuxdugarçonetsoutintuninstantsonregard.PuisCinderluitournaledosetleva

lespaumesvers leciel.Perrysentitunappeld’air,commeune inspirationavantuncri. Il saisitAria par la taille et bondit par-dessus les rochers, atterrissant sur Roar, tandis que Cinderilluminaitlanuitd’unfeuliquide.

Desfulgurancessurgirenticietlà,etl’horriblecristridentdel’ÉtherétouffaleshurlementsdesFreux.Perryfermalesyeuxpournepasvoirleséclairs.IlprotégeadesonmieuxRoaretAriadesoncorps,agrippantlaterre,commes’ilsrisquaientd’êtreaspirésversleciel.

Le silence revintbrusquement, toutaussi assourdissant.Puisuncourantd’air frais caressa lesbrasdePerry.Delonguessecondess’écoulèrentavantqu’ilosereleverlatête.Uneforteodeurdepoils,decheveuxetdechairbrûlés semêlaitàcelleduboiscalciné.Perry tentade semettreàgenoux,maisilroulasurlecôté.

Il vit les étoiles scintiller à travers une vaste brèchedans la napped’Éther.Tout autour, descerclesconcentriquessemouvaientcommelesondesproduitesparuncailloulancédansl’eau,saufquelesvaguesseresserraientaulieudes’étendre.Lesvaguelettescouvraientlentementlesétoiles,l’uneaprèsl’autre,deleurlumièrebleutée.

Ariaapparutau-dessusdePerry.–Çava?Ilnepouvaitpasparler.Ungoûtdecendreetdesangavaitenvahisabouche.–Roar!Viensvoir!s’affola-t-elleenl’obligeantàposerlamainsurlefrontdePerry.–Oùest-cequetuasmal,Perry?luidemandaRoar.«Partout,songeaPerry,quisavaitqueRoarpouvaitl’entendre.Maissurtoutdanslagorge.Et

toi?»–Çapeutaller,réponditRoaravantdesetournerversAria.Ilvabien.Avecl’aided’Aria,Perryseredressaenpositionassise.Àpertedevuelesarbresétaientcalcinés,

réduitsàl’étatdecharbon.Laterreétaitjonchéedebraises,maisilnedistinguaaucuneflamme.Pasl’ombred’uncadavre.Toutavaitétébrûlé.Ilnerestaitplusunsouffledeviedanscepaysage.Cinder avait tout anéanti, à l’exception d’unmasque en argent qui traînait parmi les cendres,déformé,fonducommedelacire.

Nonloindelà,ilyavaitaussiunesilhouettecadavériqueaucrânelissequigisaitaucœurd’uncercle de fine poussière grise. Perry se leva. Cinder était recroquevillé sur lui-même. Nu. Sesvêtementscomplètementcalcinés.Latêtedépourvuedumoindrecheveu.Lalumièredesesveinesavaitfaibli,maisellecontinuaitàbrillersoussapeau.

Sesyeuxs’entrouvrirent,tellesdeuxfentessombres.–T’asvucequej’aifait?–J’aivu,réponditPerryd’unevoixbrisée.CinderregardaalorslamaindePerry.Ilcontemplalachairaltérée.–J’aipaspul’éviter.–Jesais,ditPerryquivoyaitsonrefletdanslesyeuxànouveaunoirsdugarçon.

IlcomprenaitlaterreurqueressentaitCinderàl’idéed’avoirpucauseruntelmassacre.Cinder gémit et s’agrippa le ventre. Il fut pris de soudaines convulsions. Perry sortit une

couverturede sa sacoche et ladéposa sur le corpsdugarçon.Puis il camoufla le restede leursaffairesderrière les rochers.Aria aidaRoar à se relever, puis àmarcher, en soutenant son flancblessé,tandisquePerryprenaitCinderdanssesbras.Legarçonavaitlapeauglacée.

–J’aifaitcequ’ilfallaitfaire,bégayaCinder.Ils aperçurent alors deux Freux blottis contre un arbre. À la vue de Cinder, ces derniers

s’enfuirentencourant.Perrydéglutitavecpeine,lagorgeenfeu.Ilss’engouffrèrentbientôtdanslacourdeDelphi.PerrydéposaCinderprèsdeRoar,àmême

lespavés.Autourd’eux,lesgensserassemblaient,brandissantdesarmes,prêtsàtouteéventualité,laguerreouuneinvasionquelconque.Dansleciel,labrècheentrouverteparCinderdansleflotdel’Éthers’effaçaitpeuàpeu.

Marronfenditlafoule.–OùsontMarketGage?Perry secoua la tête, puis lui tourna le dos et s’éloigna en titubant, accablé. Il entendit Aria

raconteràMarroncequis’étaitpassé.Lesgenssemirentàhurler,maudissantPerry.Ilsavaientraison.C’étaitluiquiavaitattirélesFreux.MarketGageétaientmortsàcausedelui.

Marronvintverslui.–Tunepeuxpasresterici,Peregrine.LesFreuxrisquentderevenir.Rentrecheztoi.Ramène

Ariaauprèsdesamère.Cesquelquesparolessuffirentàclarifiersesidées.Iln’avaitpasdetempsàperdre.Ilrejoignit

Roar.–Tuviendrasauprintemps?luidemanda-t-il.RoarserrafermementlamainquePerryluitendait.–Dèsquejepourrai.Perry s’approchaensuitedeCinder. Il savaitqu’ilnepouvait rien imposerà l’adolescent,qui

possédaitunpouvoirnettementsupérieurausien.MaisilsavaitaussiqueCinderavaitbesoindelui.Dequelqu’unpourl’aideràcomprendrecequ’ilavaitfait,cequ’ilpouvaitencorefaire.Peut-êtrelui-mêmeenavait-ilbesoin.

–TuviendrasavecRoar?Cette question était bien plus grave qu’elle n’y paraissait. Il s’agissait de savoir si Cinder

s’engageaitauprèsdelui.Lejeunegarçonréponditsanshésiter.–Oui.

36PEREGRINE

AprèsavoirquittéDelphi,PerryetAriarécupérèrentleursaffairesdanslecreuxdesrochersetse mirent à courir. L’Éther s’était remis à hurler et à faire pleuvoir des vortex qui faisaienttrembler la terre sous leurs pas. La fumée densifiait l’air frais et les bois prenaient feu. Perryesquivaitlesflammes,agrippéàlamaind’Aria.

Ilscheminèrentsous la tempêtependantquelquesheurespuis,dèsqu’elle futderrièreeux, ilsralentirentl’allure.Ilspassèrentlerestedelanuitàmarcherensilence.Ilsseprenaientparfoisparlebras,parlamain.Sepassaientrégulièrementlagourdepoursedésaltérer.Cescontactsn’avaientd’autrebutquedesedire«Jesuislà»et«Onesttoujoursensemble».

Àl’aube,Perryneputcontinueràignorerleseffluvesdesangetdecendrequileurcollaientauxvêtementsetàlapeau.Lafuméedel’oraged’Éthers’estompait.Ilnefallaitpluscomptersurellepourmasquerleursodeursettenirlesloupsàl’écart.Ilss’arrêtèrentdoncaubordd’unerivièrequidéferlaitencascadesurdesrochersgrisetselavèrentàlahâteenfrissonnantdansl’eauglacée.Puisilsseremirentenroute.Perryespéraitquecelasuffirait.

Quelquesheuresplustard,Arialuiagrippalebras.–J’entendsaboyer,Perry.Ilfautqu’onsemetteàl’abri.Perry tendit l’oreille. Ilneperçutque l’accalmiequi succédait à la tempête ; cependant, l’air

étaitchargéd’uneforteodeurmusquéeetanimale,annonçantlaproximitéd’unemeute.Ilscrutala forêt, en quête d’un arbre robuste où trouver refuge,mais ne vit que des pins aux branchesélancéesetgraciles.IlcommandaàAriadepresserlepas;ilsereprochaitdenepasavoirprisdenouvellesflècheschezMarron.Ilsn’avaientqueleurcouteaupourseprotéger.Unearmequineferaitguèrelepoidsfaceauxloups.

Ariaseretournabrusquement,lesyeuxexorbités.–Perry,ilssontderrièrenous!Quelques instants plus tard, il entendit les loups. Leurs aboiements aigus paraissaient tout

proches.Désespéré, il entraînaAria versun arbre voisin.Unpiètre choix : sesbranches étaientfrêlesetbeaucouptropbasses.Puisilvitunchemindeterrebattuequiserpentaitversunarbreplus imposant. Mieux : une cabane en bois était érigée dans ses branches. Il entraîna Aria encourant tandis que les aboiements s’amplifiaient. Des griffures lacéraient l’écorce à la base dutronc.Uneéchelledecordependaitd’unebranchemaîtresse.

PerrysoulevaAriapourl’aideràgrimper.–Ilsarrivent!hurla-t-elle.Viens,Perry!

Perryhésita. Ilcraignaitque lacordenesupportepas leurpoidsà tous lesdeux.Il sortit soncouteau.

–Vas-y!Jetesuis.Sept loups surgirent, visiblement en quête d’une proie. Des bêtes énormes aux yeux bleus

étincelantsetàlarobeargentée.LeurodeurmusquéedéferladanslesnarinesdePerry,telleunevagueécarlate.Les fauvesdressèrent leursmuseaux luisantset flairèrent lesodeurs, toutcommelui,puisbaissèrentlesoreillesetmontrèrentlesdents,lepoilhérissé.

Parvenueausommetdel’échelle,AriaappelaPerry.Ilfitvolte-faceetagrippalebarreauleplushaut. Il levaaussitôt les jambespouréviter lesmâchoiresdesbêtesqui s’étaientdéjàregroupéesautourdutronc.D’uncoupdepied,ilfrappaunloupàl’oreille.Celui-cifiladansunjappement,laissantletempsàPerrydeposerlepiedsurunbarreauetdecommencerl’ascension.

Quelquesinstantsplustard,Arial’aidaitàsehisseràcôtéd’elle,surunegrossebranchequ’ilslongèrent ensuite jusqu’à la cabane.Deux desmurs étaient pleins,mais les deux autres avaientperdudesplanches,cequidonnaitàl’ensembleunealluredecage.

Ariaseglissaaussitôtparuneouverture.Perrynepassaitpas,alorsilbrisaunedesplanchesd’uncoupdepied.Quandilpénétraàl’intérieur,leboisgémitsoussonpoidsetPerrys’aperçutqu’ilnetenaitpasdebout,maisleplanchersemblaitrésistant.L’espacedequelquessecondes,Ariaetluisedévisagèrent,àboutdesouffle.Lesloupsaboyaientencontrebasetgriffaientletroncd’arbre.Perryécartaquelquesbrindillesdupiedetposasabesace.

–Onseraensécuritéici,dit-il.Ariaregardaàtraverslesinterstices,lesépaulescrispéesparlatension.Enbas,lesjappements

enragéscontinuaient.–Ilsvontresterlongtemps?demanda-t-elle.Perrynevoyaitpasl’intérêtdeluimentir.Lesloupsattendraient,commelesFreux.–Letempsqu’ilfaudra.Il se passa unemain dans les cheveux tout en réfléchissant aux choix qui s’offraient à lui. Il

pouvaitconfectionnerdenouvellesflèches,maiscelaprendraitdutempsetilavaitlaissésonarcenbas.Désœuvré,ils’agenouillaetsortitlescouverturesdesabesace.

Ils se blottirent l’un contre l’autre dans l’obscurité naissante. Dans le noir, les craquementssemblaient plus sonores. Perry sortit de l’eau, mais Aria ne voulut pas boire. Elle avait lespaupièresclosesetellesebouchaitlesoreilles.Sonhumeurtranspiraitl’angoisseetPerrysavait–sentait–quelesbruitsluicausaientunedouleurphysique.Hélas,ilignoraitcommentl’aider.

Uneheures’écoula.Arian’avaittoujourspasbougé.Perrysongeaitquelesaboiementsallaientlerendrefou,quandilscessèrentbrusquement.Ilseredressa.

Ariaôtalesmainsdesesoreilles,unelueurd’espoirdanslesyeux.–Ilssonttoujourslà,murmura-t-elle.Perrys’adossacontreuneparoideplanches,absorbantlaquiétudeambiante.Lehurlementqui

suivitfitcourirunfrissonlelongdesondos.Ilsetendit,prêtantl’oreilleàuneplaintequ’iln’avaitencore jamaisentendue.Commelorsqu’ilentraitensymbiose, laplainteprovoquauneémotionprofondeetpesanteenluiquiluicoupalesouffle.D’autresloupssejoignirentbientôtaupremierhurlement.Perrysentittouslespoilsdesesbrassedresser.

Aprèsquelquesminutes,lescriscessèrent.Perryattendit,pleind’espoir,maislesaboiementsetles grattements reprirent. Les planches remuèrent. Aria se leva et s’approcha du bord, lacouverturesurlesépaules.Elleobservalesloups,mitlesmainsenporte-voixetfermalesyeux.

Perrycrutentendreunnouveauhurlementdeloup.Ilavaiteubeaulavoirfaire,iln’arrivaitpasàcroirequec’étaitelle,cettefois,quiavaitémiscecri.Enbas,lesaboiementssecalmèrent.Àcemoment,Perrycroisafurtivementleregardd’Aria.Puiselleémitunenouvelleplainteplusforteetplusmélancoliqueencorequelaprécédente.Savoixdechanteuseavaitdavantagedepuissanceetdeportéequecelleden’importequelloup.

PuisAriasetutetlesilenceretomba.LecœurdePerrycognaitdanssapoitrine.Ilperçutunlégergémissement,unreniflementhumide.Puis,auboutd’unmoment,ilentendit

lameutes’éloignerentrottinantdanslanuit.

Les loups étant partis, Perry sentit la tension laisser la place à l’épuisement et auxinterrogations.

–Qu’est-cequetuleurasdit?demanda-t-ilàAria.–Aucuneidée.J’aijusteessayédecopierleurshurlements.Ilbutunegorgéed’eau.–C’estundonquetupossèdes.–Undon?fit-elle,perduedanssespensées.Jen’avais jamaisvuçasouscetangle.Maispeut-

être,oui,ajouta-t-elleensouriant.Onaunpointcommun,Perry.J’aiunevoixdesopranoFalcon,autrementditdesoprano«faucon».

Ilsourit.–Quiseressembles’assemble…Comme leur angoisse s’apaisait, ils firent unbref repas composéde fromage et de fruits secs

qu’ilsavaientapportésdechezMarron.Puisilss’enveloppèrentdanslescouvertures,s’assirentsurlesplanchesetécoutèrentleventagiterlesbranchesalentour.

–Tuasunecopinedanstatribu?l’interrogeasoudainAria.Perryladévisageaetsentitsonpoulss’accélérer.C’était ladernièredesquestionsàlaquelleil

souhaitaitrépondre.–Cen’estpasquelqu’und’important,dit-ilavecprudence.Çasemblaitmaladroitditcommeça,maisc’étaitlavérité.–Pourquoin’est-ellepasimportante?–Tusaisdéjàcequejevaisterépondre,non?–Rosemel’adit.Maisjepréfèrel’entendredetabouche.–MonSensestleplusrarequisoit.Lepluspuissant.Ilestdoncencorepluscapitalpourmoide

préserverlapuretédemalignée,queçanel’estpourlesautresMarqués.Ilsefrottalespaupièresensoupirant.–MélangerlesSensapportelamalédiction.Lemalheur.–Lamalédiction?Çasemblearchaïque.OndiraituntrucsortitoutdroitduMoyenÂge.–Çanel’estpas,dit-ilens’efforçantdegardersoncalme.Ariapritletempsderéfléchir,puisrevintàlacharge.–Ettoi?TuasdeuxSens.TamèreétaituneOlfile?–Non.Aria,jen’aipasenvied’enparler.–Moinonplus,enfait.Ilsseturent.Perryavaitenviedes’approcherd’elle.Deretrouverlesmêmessensationsquela

veille,samaindanslasienne.Maisl’humeurd’Arias’étaitappesantie;elleétaitdevenueglacialecommelanuit.

Ellerepritenfinlaparole.

–Perry,qu’est-cequejesentiraismaintenant,sij’étaisuneOlfile?Ilfermalesyeux.Décrireleursdifférencesnerisquaitpasdelesrapprocher.Maiss’yrefusernon

plus.Ilprituneinspiration,puisluiracontacequesonodoratluiindiquait.–Ilrestelatracedesloups.Lesodeursdel’arbreontunetonalitéhivernale.–Lesarbresontuneodeurd’hiver?–Oui.Cesontlespremiersàindiquerleschangementsdesaison.Perryregrettaitdéjàd’avoirparlé.Ariasemorditlalèvre.–Quoid’autre?demanda-t-elle.Ilpercevaitdans sonhumeurqu’il l’avaitébranlée,àcausede toutesceschosesqu’il savaitet

qu’elleignorait.–Ilyade larésineetde larouillesur lesclousenfer.Jesens lesvestigesd’unincendie,sans

doute vieux de plusieurs mois, mais les cendres sont différentes de celles d’hier, avec Cinder.Celles-cisontsèches;ellesontunesaveurdeselfin.

–Ethier?demanda-t-elledoucement.Cescendres-làsentaientquoi?Illadévisagea.–Ellesétaientbleues.Insipides.Ellehochalatêtecommesiellesaisissait,maisilsavaitquec’étaitimpossible.–Aria,cen’estpasunebonneidée.–S’ilteplaît,Perry.Jeveuxsavoircommentturessensleschoses,commentc’estpourtoi.Ils’éclaircitlavoix.–Cette cabaneappartenait àune famille. Je sens les tracesd’unhommeetd’une femme.Un

jouvenceau…–C’estquoi,unjouvenceau?– Un jeune garçon sur le point de devenir un homme. Comme Cinder. Les hormones en

ébullitiondégagentuneodeurfacilementreconnaissable,situvoiscequejeveuxdire.Ellesourit.–Unpeucommelatienne,alors?Ilportasamainàsoncœur,faisantmined’êtreblessé.–Touché,dit-il.Oui,unautreOlfilesentirait sûrementmonébullitionàdeskilomètresà la

ronde.Elleéclataderireeninclinantlatête.Sescheveuxnoirseffleurèrentsonépaule.Et,pourPerry,

celasuffitàréchaufferl’airdelanuit.–Jesauraistoutçasij’étaisuneOlfile?reprit-elle.–Etmêmebienplus,soufflaPerry.Tusauraisexactementcedontj’aienviemaintenant.–Comme?–Quetuterapprochesdemoi.–Àquelpoint?Ilsoulevaleborddesacouverture.Elle le surprit en passant les bras autour de sa taille pour l’étreindre. Perry contempla la

chevelure sombred’Aria lorsqu’elle se lova contre son torse.Quelquechose s’allégeaen lui.Cen’étaitpaslegenred’étreintequ’ilavaiteuentête,maiscelavalaitpeut-êtremieux.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’ellecomprenaitavantluicedontilavaitbesoin.

Arias’écarta,lesyeuxbaignésdelarmes.Elleétaitsiprochequesonodeurs’insinuaitenPerryetl’enivrait.Malgrélui,ilavaitaussileslarmesauxyeux.

–Jesaisbienquenousn’auronspasd’autresmomentscommecelui-là,Perry.Jesaisqueçavas’arrêter.

Il l’embrassa.Elleavaitunesaveurdivine.Commedel’eaudepluie.Il l’attiracontre luiavecfougue.Maisellelerepoussaetsourit.Sansunmot,elledéposaunbaisersurl’arêtedesonnez,puisàlacommissuredeseslèvresetenfinsursonmenton.Perrysentitsoncœurs’arrêterquandelle lui releva la chemise. Il l’aida, la passant par-dessus sa tête. Aria promena le regard sur sapoitrine,puissuivitsesMarquesdudoigt.

–Tourne-toi,jeveuxvoirtondos,dit-elle.Perryne s’étaitpasattenduàçanonplus,mais il acquiesçaet se tourna. Ilpencha la têteen

avantetenprofitapourtenterderetrouversesesprits.Ilsursautaetpoussaungrognementquandelledessinalaformedesailessursapeau;puisilsemauditensilence.IlauraitvoulupasserpourunSauvagequ’iln’yseraitpasmieuxparvenu.

–Désolée,murmura-t-elle.Iltoussota.–TouslesMarquéssefonttatoueraprèsleurquinzièmeanniversaire.UnebandepourleurSens

etunautretatouagepourleurnom.–Cetatouageestmagnifique,dit-elled’unevoixdouce.Commetoi.C’enétaittrop.Ilpivotasurlui-mêmeetlafitbasculersurledos,toutenlaprenantdansses

bras.Ariaeutunpetitrirenerveux.–Çaneteplaîtpas?–Ohsi.Beaucouptrop!D’unmouvement leste, ilglissaunecouvertureau-dessousd’eux,et les recouvritd’uneautre.

EnsuiteilembrassaAriaetsenoyadanslasoiedesapeau,dansseseffluvesdeviolettes.–Perry,sion…est-cequejerisquede…?–Non,répondit-il.Pasaujourd’hui.Tuauraisuneodeurdifférente.–Vraiment?Commentça?Perrysouritintérieurement.Toujoursdesquestions.C’étaitplusfortqu’elle.–Elleseraitplussucrée.Ellel’attiradavantageverselleenleprenantparlecou.–Aria,chuchota-t-il,onn’estpasobligésdelefairesituasundoute.–Jetefaisconfianceetjen’aiaucundoute.Etilsutqu’elledisaitlavérité.Ill’embrassalentement.Ralentitlemoindredesesgestes,afindepouvoirsuivresonhumeuret

ladévorerdesyeux.Lorsqu’ilsnefirentplusqu’un,leparfumd’Ariaexhalaitlecourage,laforceetlacertitude.Perrylaissasessensationsàellel’envahir,respirasonsouffle,toutcequ’elleéprouvait.Iln’avaitjamaisrienconnud’aussijuste.

37ARIA

Lelendemainmatin,PerryannonçaàAriaquel’odeurdesloupss’étaitestompée.Ilpensaitquelameuten’étaitplusdanslesparages;ilscheminèrenttoutefoisavecprudence,décidésàsereposeruniquementquandilsauraientquittéceterritoire.

Perryavaitchangéd’attitudeenverselle.Illuiparlaittranquillementenmarchant.Ilrépondaitàtoutessesquestions,etanticipaitcellesqu’elleneposaitpas,sachantqu’ellevoudraits’informersur telle ou telle chose. Il lui parla des plantes qui jalonnaient leur route. Celles qui étaientcomestibles ou présentaient un intérêt médicinal. Il lui montra les pistes d’animaux qu’ilscroisèrentetluiexpliquacommentserepéreràlaformedescollines.

Ariaretintchacundesmotsqu’ilprononçaetsavouralemoindredesessourires.Elletrouvadesprétextespours’approcherdelui,faisantminedes’intéressericiàunefeuille,lààunrocher.Enréalité,riend’autrequePerrynel’intéressait.Quandilannonçaqu’ilsmettraientsix jourspouratteindreEuphorie,ellearrêtadechercherdesprétextes.Sixjours,c’étaittropcourtpournepasprofiterdechaqueinstantaveclui.

Dansl’après-midi, ilss’arrêtèrentetmangèrentsurunaffleurementrocheux.Perryluidéposaunbaisersurlajouealorsqu’ellemastiquait,etelledécouvritqu’ilétaitdélicieuxd’êtreembrasséesansraison.Cegesteilluminaitlesbois,lecield’Éther,tout.

Ariaadoptaaussitôtcettetactique,qu’elleappelale«BaiserSpontané»,maiscompritvitequeles Olfiles étaient très difficiles à surprendre. Chaque fois qu’elle voulait lui faire un BaiserSpontané,Perrysouriait,leregardenjôleur,etl’accueillaitàbrasouverts.Ellel’embrassaitquandmême.Maisellenepouvaits’empêcherdepenserqu’unjourilchoisiraitunefillesemblableàlui.UneOlfilequineselaisseraitpasvolerunBaiserSpontané.AriasedemandasiPerryetcettefilleconnaîtraientvraimentl’unl’autretouteslesémotionsquilestraversaient.Etelletrouvaçaàlafoisétrangeeteffrayantdedétesterautantuneinconnue.Çaneluiressemblaitpas.

Cette nuit-là, Perry confectionna un hamac avec leurs couvertures et une corde. Pelotonnéecontreluidansuncocondelainepolairebiendouillet,soncœuràluibattantrégulièrementsoussonoreilleàelle,AriapensaàRêverieetàsavied’avant,lapossibilitéd’existerdansdeuxmondesàlafoisluimanqua.

Le lendemain, Aria passa des heures plongée dans ses réflexions. Elle se sentait changer, etaimait ce qu’elle était en train de devenir, de découvrir. Elle aimait savoir qu’on plumait plus

facilement un oiseau encore chaud, elle avait plaisir à allumer un feu avec un couteau et unmorceaudequartz,ouencoreàchanter,blottiedanslesbrasd’ungarçonauxcheveuxblonds.

Elleignoraitcequ’elleferaitdetoutçaàRêverie.Réussirait-elleàretournerdansuneCapsule?Aprèscetteaventurequil’avaittouràtourbouleversée,terrifiéeetexaltée,commentpourrait-ellesecontenterdesensationssimulées?Lesimplefaitd’ypenserl’inquiétait.Finalement,elledécidaqu’ilvalaitmieuxqu’ellearrêted’yréfléchir.Elleaviseraitlemomentvenu.

–Perry?murmura-t-elleenpleincœurdelanuit.Ilresserraaussitôtlesbrasautourdesataille.Ariacompritqu’ellel’avaitréveillé.–Hmm…?–Àquelmomentest-cequetesSenssesontdéveloppés?Danslesilence,ellel’entendaitpresquefairedéfilersessouvenirs.– Ma vue s’est développée la première. Vers l’âge de quatre ans. Au début, personne n’a

remarquéqu’elleétaitdifférente…pasmêmemoi.LedondesVigiless’exprimehabituellementdejour.Quandons’estaperçuquemoi, jevoyaissurtoutmieuxlanuit,personnen’enafaitgrandcas.Pasdansmonentourage,dumoins.J’avaishuitansquandj’aicommencéàflairerleshumeurs.Huitanstoutrond.Jem’ensouvienstrèsbien.

–Pourquoi?s’enquitAria,mêmesiPerryavaitprononcélaphrased’untonsisingulierqu’ellen’étaitpascertainedevouloiruneréponse.

–Cedonatoutchangépourmoi…Jemesuisrenducompteque,souvent,lesgensdisaientunechoseetpensaientlecontraire.Etqu’ilsvoulaientfréquemmentcequ’ilsnepouvaientpasavoir.Jenepouvaispasm’empêcherdesentircequelesgenscachaient.

Lepoulsd’Arias’accéléra.EllesaisitlamainblesséedePerry.IlavaitcessédeporterlebandagelanuitoùilsavaientquittéDelphi.Sapeauétaitmarbrée,rugueuseàcertainsendroits,troplisseàd’autres.Ariaportalamainàseslèvresetydéposaunbaiser.Ellen’auraitjamaiscruqu’elleauraitun jour envied’embrasserune cicatrice.Pourtant, elle aimait cellesdePerry, elle les avaitdéjàtoutesembrassées,uneparune,àmesurequ’illuienracontaitl’histoire,cequilesavaitimpriméessursapeau.

–Etqu’est-cequetuasappris?demanda-t-elle.–Quemonpèrebuvaitpoursupportermaprésence.Qu’ilsesentaitencoremieuxquandilme

cognait.Pendantquelquesinstants,dumoins.Celanemarchaitjamaislongtemps.Lesyeuxd’Aria s’embuèrent, et elle serradavantagePerry contreelle.Elle avaitdevinécette

facettedesonhistoire.Bizarrement,elleavaitsu.–Perry…qu’est-cequetuavaisbienpufairepourmériterça?–Ma…jen’enaiencorejamaisparléauparavant.Ariasentitsapropregorgeseserrer.–Tupeuxtoutmeraconter.–Jesais…J’essaie…Mamèreestmorteenmemettantaumonde.Elleestmorteàcausedemoi.Arias’écartapourleregarderenface.Ilfermalesyeux.–Cen’étaitpasdetafaute.Tunepeuxpast’envouloirpourça.Perry…–Monpèrem’envoulait.Pourquoiest-cequejenem’envoudraispas?Ariasesouvintqu’illuiavaitditavoirdéjàtuéunefemme.Ellecompritsoudainqu’illuiparlait

alorsdesamère.–Perry,c’esthorriblecequis’estpassé.Maisc’estencoreplushorriblequetonpèret’aitdonné

l’impressionquetuétaiscoupable.

–C’estcequ’ilressentait,Aria.Onnepeutpascamouflerunehumeur.–Ilavaittort!Est-cequetonfrèreettasœurt’enontvouluaussi?–Liv,jamais.EtVale…Jenecroispas,maisjen’ensuispascertain.Jenepeuxpasflairerses

humeurs,toutcommejenepeuxpascapter lesmiennes.Maispeut-êtrequesi,aufond, ilm’enveutaussi.JesuisleseulàavoirhéritéduSensdemamère.Monpèreatoutabandonnépourêtreauprèsd’elle.Ilafondéunetribu.ValeetLivsontnés.Etpuisjesuisvenuaumondeetjeluiaivolécellequ’ilaimaitleplusaumonde.Lesgensontditquec’étaitlamalédictiondusangmêlé.Qu’elles’étaitfinalementabattuesurlui.

–Tuneluiasrienvolé.C’estterrible,maiscesontdeschosesquiarrivent.–Non,c’estunemalédiction.Lamêmechoseestarrivéeàmonfrère.MilaétaituneVigileaussi,

etelle…elleestmorte.EtTalonestmalade…ajouta-t-ild’unevoixbrisée.Ilsoupira.– Je ne sais plus ce que je dis… Je ne devrais pas discuter de ça avec toi. J’ai trop parlé ces

dernierstemps.Peut-êtrequej’aioubliécommentm’arrêter.–Tun’aspasàt’arrêter.–Tusaiscequejepensedesmots.–Lesmotssontlemeilleurmoyendontjedisposepourteconnaître.Perryglissaunemainsouslajoued’Aria,puissesdoigtssefaufilèrentdanssescheveux.–Lemeilleurmoyen?Dupouce,illuicaressalementon.Cegestedétournal’attentiond’Aria,quisavaitquec’étaitle

butrecherché.Peut-êtrequ’enessayantdesauverleplusdegenspossiblePerrycherchaitàrépareruneerreurqu’iln’avaitpascommise?

–Perry… reprit-elle. Peregrine… tu es quelqu’un de bien.Tu asmis ta vie en danger pourTalonetCinder.Pourmoi.Tul’asfaitmêmequandtunem’aimaispas.Tut’inquiètespourtatribu.TuasdelapeinepourRoaretpourtasœur.Jelesais.Jel’aivusurtonvisage,chaquefoisqueRoarparlaitdeLiv.

Ariaavaitlavoixquitremblait.–Tuesvraimentquelqu’undebien,Peregrine.Ilsecoualatête.–Tum’asvuàl’œuvre.–Eneffet.Etjesaisquetoncœurestbon.Elleposalamainsurlasienneetsentittoutelaviequipalpitaitenlui.Unevibrationforteet

puissante,commesielleavaitposél’oreillesursapoitrine.Ilcessadeluicaresserlevisageetdéplaçalamainverssanuque.Puisill’attiraversluijusqu’àce

queleursfrontssetouchent.–J’aiaimécesparoles,dit-il.Danssesyeuxétincelants,Ariavitbrillerdeslarmesdegratitudeetdeconfiance.Etl’ombrede

cequ’ilsn’osaientpassedirel’unl’autre,vulepeudejoursqu’illeurrestait.Pourl’instant,pourcettenuit,dumoins,ilsavaienteuleurcomptedeparoles.

38PEREGRINE

AriaoccupaittantsespenséesquePerryenoubliaitdemanger.Lesigneinfailliblequ’ilallaits’attirer des ennuis. Ils avaient épuisé les quelques provisions emportées de chez Marron.Aujourd’hui ildevraitchasser.Aumatin, il taillarapidementquelques flèchesdansdesbranchesqu’ilavaitramasséesetdécidadetraquerlegibierenchemin.Celaralentiraitleurallure,maisilnepouvaitplusignorersescrampesd’estomac.

Ilscheminaientsurlescontrefortsd’unecollinelorsquePerryflairaunblaireaudansunevasteclairière,àproximitéd’unerivière.«Ceseranotredîner»,décidaPerry.

Ilrepéravitel’entréeduterrier,puisunautretrouunpeuplusloin.IlfitdufeuàuneextrémitédutunneletypostaAria,munied’unebranchefeuillue.

–Évente la fuméepourqu’elle s’infiltredans lagalerie. Il vavenirversmoi.Lesanimauxnecourentpasverslefeu.

LeblaireauvitPerryensurgissantdesontrou.Et,contre touteattente, il rebroussachemin.PerryseprécipitaversAria.

–Toncouteau!Ilvientverstoi!Elle se tenait prête et guettait l’ouverture, quand Perry la rejoignit. Mais le blaireau ne se

montrapas.Aria seredressaet semitàarpenter le terrain.Elle s’arrêtait tous lesdeuxoutroismètres et changeait de direction en inspectant le sol humide à proximité de la rivière. CelaconfirmaitlesdoutesdePerry.Ilavaitcommencéàs’interrogerlejouroùilsavaientvulesloups.Finalement,Arias’immobilisaetcroisasonregard.

–Ilestjustesousmespieds,dit-elleavecungrandsourireépanoui.Perryfitglisserl’arcdesonépaule.Ellearrêtasongeste.–Jem’encharge,déclara-t-elle.Maisj’aibesoindetoncouteau.Perryleluiconfiaetreculaensilence.Arias’accroupitetattenditquelquesinstants,cramponnantlalonguelameàdeuxmains.Puis

ellelevalecouteauau-dessusdesatête,avantdel’enfoncerviolemmentdanslaterreboueuse.Perryneperçutqu’uncriétouffé,maisilsavaitqu’Aria,elle,avaitdûl’entendredistinctement.

Plustard,danslamêmeclairière,ils’assitcontreunesoucheetArias’adossacontresapoitrine.

La fumée du feu s’élevait en fines volutes dans les arbres. La nuit ne devait pas tomber avantquelques heures. L’estomac plein, et grisé par l’humeur d’Aria qui exhalait le bien-être, Perry

laissasatêteretombermollementenarrière.Ilobserval’éclatdel’Étherquiondoyaitdansleciel,tandisqu’Arialuidécrivaitcequ’elleentendait.

– Jeneperçois pas les sonsplus fort… Jene sais pas trop comment l’expliquer. Ils sontplusriches.Les bruits qui étaient simples autrefois deviennent compliqués.La rivière, par exemple.J’entendsdescentainesdesonsplusoumoinsdiscretsenprovenanceducoursd’eau.Et levent,Perry.Ilestconstant,ilsefaufiledanslesarbres,faitgémirl’écorceetfrémirlesfeuillages.Jepeuxdireexactementd’oùilvient.C’estpresquecommesijelevoyais,tellementc’estnet.

Perry tenta en vain d’entendre ce qu’elle entendait. Cette nouvelle capacité qu’Aria s’étaitdécouverteluiprocuraitunétrangesentimentdefierté.

–Tucroisquec’estparcequejesuisdehorsenpermanence–sousl’Éther–quec’estarrivé?CommesimapartÉtrangèreseréveillait?

Perry entendit vaguement la question, il était si bien qu’il commençait à somnoler. Aria luipinçalebras;ilsursauta.

–Désolé,dit-il.L’Étrangerenmois’endormait.Elleluijetaunregardencoin,lesyeuxbrillantsdemalice.–TupensesquejesuisuneparentedeRoar?–Çaremonteraitàplusieursgénérations.Voshumeurssonttropdifférentes.Pourquoi?–J’aimebienRoar.Jemedisaisque,s’ilneretrouvaitpasLiv,tusais…onesttouslesdeuxdes

Audiles.Maisnon,Roarn’oublierajamaisLiv.–Quoi?s’écriaPerryenseredressant.Ariaéclataderire.–Ah,voilà!Tuesréveillémaintenant!Tuascruquej’étaissérieuse?–Oui…Non.Enfait,ilyaduvraidanscequetudis.Roarettoiseriezmieuxassortis,soupira-

t-ilensepassantlamaindanslescheveux.Il la dévisagea. Après tout, il pouvait bien lui dire ce qu’il avait en tête, maintenant qu’il

devenaitbondansl’artdenerienluicacher.–Livditque…qu’ilestunrégalpourlesyeux.Perrys’étaitefforcédenepaslaisserlajalousietransparaîtredanssavoix,maissansgrandsuccès.

Ilétaitcertainqu’Ariaavaitperçusontrouble.Ellesourit,pritsamainblesséeetpassalepoucesursesphalanges.–Roaresttrèsbeau.ÀRêverie,laplupartdesgensluiressemblent.Plusoumoins.Perrysemauditd’avoirlancécesujet.–Ettevoilàentraindetenirlamaind’unSauvageaunezcassé,quis’estfaitbattre,brûler…

Combiendecicatricesas-tudénombréesdéjà?–Jen’aijamaisvuquelqu’und’aussibeauquetoi.Perrycontemplaleursmains.CommentArias’yprenait-ellepourqu’ilsesenteàlafoisfragile

etfort?Heureuxetterrifié?Ilnetrouvaitaucunmoyendeluirendrelapareille.Ilnepossédaitpas le don qu’elle avait pour lesmots. Il lui embrassa lamain, la porta à son cœur et regrettaqu’ellenepuisseflairersonhumeur.Ilauraitaiméquetoutsoitsimpleentreeux.Àprésent,aumoins,ellecommençaitàcomprendre.Ellemesuraitlepouvoird’unSens.

Illaserradanssesbras,toutcontresapoitrine.– Jepeux t’assurerd’unechoseausujetde tonpère,dit-il sachantqu’elle s’interrogeait.Pour

quetusoisaussidouée,ilestsansdouteissud’unegrandelignéed’Audiles.–Merci,murmura-t-elleenluipressantlamain.–Jelepensevraiment.Cen’étaitpasfaciledepercevoirleblaireaucommetul’asfait.

Perry lui déposa un baiser sur les cheveux et ils se turent. Il savait qu’elle tendait l’oreille.Qu’elle écoutait unmonde nouveau.Mais la joie de vivre d’Aria ne suffisait plus à alléger sonhumeur.

Depuis plusieurs jours, Perry éprouvait au fond de lui un sentiment sournois, angoissant.Commeceluiqu’onressentjusteaprèss’êtrecoupé,avantqueladouleursemanifeste.Ilsavaitàquel moment la souffrance le frapperait. Dans trois jours, ils atteindraient Euphorie. Ariaretourneraitauprèsdesamère.Maiss’ilsneretrouvaientpasLumina,queferait-il?L’amènerait-ildans latribudesLittorans?Lareconduirait-ilchezMarron?Aucuneoptionne luisemblaitenvisageable.Illaserraplusfort.S’enivradesonodeur,larespiraprofondément.Ariaétaitauprèsdeluipourl’instant.

–Perry?Parle-moi.J’aienvied’entendretavoix.Ilnesavaitpasquoidire,maisnevoulaitpasladécevoir.Iltoussotaetselança:–Depuisqu’onestdevenusamants,là-hautdanslesarbres,jefaisunrêveétrange…Jesuisdans

uneprairie.Lecielbleus’étireau-dessusdemoi.L’Étheradisparu.L’herbeondulesouslabriseetagitelesinsectes.Alorsquejemarche,monarccaresseleshautesherbesdansmonsillage.Jenemesouciederien.C’estunbeaurêve.

Ariaseblottitdavantagecontrelui.–Tavoixressembleàunfeuaucœurdelanuit,dit-elle.Bienchaud.Épanoui.Doré.Jepourrais

t’écouterparlerpendantdesheures.–J’enseraisbienincapable!Elles’esclaffa.Ilapprochaleslèvresdesonoreille.–Tonodeurévoquelesviolettesaudébutduprintemps.Puisilgloussacar,mêmes’ildisaitvrai,saphraseluiparutniaise.

–Valeétait-ilunbonSeigneurdesang?Ariaétaittropcurieused’expérimentersonSenspourdormir,aussiseremirent-ilsenmarche.–Trèsbon.Valeestcalme.Ilconsidèretous lesaspectsd’unproblème.Ilestpatientavec les

gens.Jepense…jepenseque,dansd’autrestemps,ilseraitlemieuxqualifiépourdirigerlatribu.C’était peut-être ce qui l’avait empêché de défier son frère, autant que sa crainte de blesser

Talon.Perryn’arrivaittoujourspasàcroirequesonfrèresesoitfaitcapturer.–IlrefusaitdeselanceràlarecherchedeTalon,reprit-il,repensantàladernièrefoisqu’ilavait

vusonaîné.Ilcraignaitdemettrelatribuendanger.C’estpourcetteraisonquejesuisparti.–Pourquoia-t-ilchangéd’avis,d’aprèstoi?–Jen’ensaisrien.Valeatoujoursfaitpasserlebien-êtredelatribuenpremier,maisTalonest

sonfils.–Ilssontensemble,maintenant,murmuraAria.Tuvasquandmêmetenterdelesramenerdans

leMondeExtérieur?Perrylaregarda,interdit.–Talonestsoigné,précisa-t-elle.Tul’asvu.Ilaunechancedesurvivre,là-bas.–Jenerenonceraipas.Arialuipritlamain.–Mêmesic’étaitmieuxpourlui?–Tuvoudraisquejelelaissetomber?Commentest-cequejepourraisfaireunechosepareille?–Jen’ensaisrien.Jemeposelamêmequestiondemoncôté.Perrys’arrêtademarcher.

–Aria…Ils’apprêtaitàluidirequ’ilétaitensymbioseavecelle.Quedésormais,rienn’étaitpluspareilà

cause d’elle. Mais qu’est-ce que cela changerait ? Ils n’avaient plus que trois jours à passerensemble.EtPerrysavaitqu’Ariadevaitrentrerchezelle.Ilsavaitparfaitementcombiensamèreluimanquait.

Elleluipritl’autremain.–Oui,Peregrine?Auboutd’unmoment,ellesourit.Ilneputs’empêcherdel’imiter.–Aria,jenecomprendspascommenttupeuxêtreaussigaie,là,maintenant.–Jeréfléchissais.BientôttuserasPeregrine,SeigneurdesangdesLittorans.J’adore,çasonne

tellementbien!Perryéclataderire.–Ça,c’estunevraieparoled’Audile.

39ARIA

Ariaentendaitpartoutlechantdelanature.Dans lebruissementdesarbres.Legrondementde laterre.Lesouffleduvent.Elle foulait le

mêmesolqu’avant,maiselle levoyaitdifféremment.Lorsqu’elleregardaitauloin, làoùellenediscernait rien autrefois, elle imaginaitdésormaisunpère.Unhommequipercevrait lemondecomme elle, vibrant de mille et une tonalités. C’était un Audile. Elle ne savait rien d’autre.Bizarrement,çaluisemblaitdéjàbeaucoup.

Lelendemaindeladécouvertedesondon,ellenotaqu’ellemarchaitenfaisantmoinsdebruit.Sansyréfléchir,elles’étaitmiseàsedéplaceravecprudence.Lorsqu’elleenparlaàPerry,ileutunlargesourire.

– Je l’ai remarqué aussi. C’est plus facile pour chasser, ajouta-t-il en tapotant le lièvre qu’iltenaitauboutd’uneficellesursonépaule.LaplupartdesAudilessontdiscretscommedesombres.Lesmeilleursd’entreeuxfinissentespionsouéclaireurspourlesgrandestribus.

–Vraiment?Desespions?–Vraiment.Arias’entraînaàsurprendrePerry,biendécidéeàréussirlàoùelleavaitéchouéauparavant.Le

matindudernierjour,avantderejoindreEuphorie,ellebonditsurluietl’enlaçapourplanterunbaiser sur le duvet blond de son menton. Elle avait enfin réussi son Baiser Spontané ! Arias’attendaitàvoirPerryéclaterderireetl’embrasserenretour.Iln’enfitrien.Illapritsimplementdanssesbrasetposalatêtecontrelasienne.

–Onserepose?suggéra-t-elle,lesentantépuisé.Àl’horizon,ellediscernaitdéjàlescollinesoùsenichaitEuphorie.–Non,répondit-ilenseredressant.Ilplissasesyeuxverts,commesilaclartéétaittropvive.–Ondoitcontinueràmarcher,Aria.

Ils atteignirent les collines en fin d’après-midi et les gravirent une à une… jusqu’à ce

qu’Euphoriesurgissedenullepart,telleunemontagneartificielleparmilescollinesdeterre.Arian’avaitjamaisvudeCapsuledel’extérieur,maisellesavaitqueledômeleplusgrand,aucentre,étaitlePanop.Lesautresétaientdesdômestechniques,commeAG6.Elleavaitpassédix-septansdanslePanopdeRêverie,sansjamaislequitter.Celaluiparaissaitincroyableàprésent.Danslalumièredéclinante,lasilhouettegrisanthracitedelaCapsulesefondaitpeuàpeudanslanuit.

Àcôtéd’Aria,Perrycontemplalascènequis’offraitàlui,visiblementinquiet.– On dirait une équipe de secours. Il y a des Aéroflotteurs… Une trentaine environ et un

vaisseauplusgros.Unecinquantainedepersonnessontàl’extérieur.Aux yeux d’Aria, ce qu’il décrivait se limitait à quelques points disséminés à proximité

d’Euphorie, baignant dans un cercle lumineux. Mais le bourdonnement étouffé des moteursparvenaitjusqu’àsesoreilles.

–Qu’est-cequetucomptesfaire?luidemanda-t-il.–Approchons.Ilsavancèrentensilencedansl’herbesècheets’arrêtèrentausommetd’unecorniche.Àprésent

AriadistinguaitunevasteouverturecarréequisedécoupaitdanslesmurslissesdelaCapsule.LesGardiensquiyentraientetensortaientportaientdescombinaisonsstériles.Ellecompritcequecela signifiait.L’herméticitéde laCapsulen’étaitplusgarantie.Elle s’y attendait,pourtantellesentitsesmembress’engourdir.

Perryétouffaunjuron.–Qu’est-cequetuas?s’enquit-elle.–Unebennenoirelà-bas,dit-il,levisagetendu.Uneespècedecamion,prèsdelaCapsule.Ariaplissalesyeux.Elleapercevaitlevéhicule.Enminiature,certes,maisellelevoyait.–Ilyadesgens…descadavresàbord,continuaPerry.Ariasentitlesbattementsdesoncœurs’accélérer.–Tuvoisleursvisages?–Non.Perrylapritparlesépaules.–Viens,murmura-t-il.Tamèrepeutêtren’importeoù.N’abandonnepasmaintenant.Ils s’installèrent côte à côte sur les rochers, etAria semit à réfléchir.Elle ne pouvait pas se

contenterdesurgirdanslanuitetd’annoncerqu’elleétaituneSédentaire.Illuifallaitunmeilleurplan.EllesortitleSmartEyedesasacoche.IlneluiavaitpaspermisdecontacterLumina,maisilallaitluiêtreutilemaintenant.

Ariafixalepetitpointnoirauloin.Elleavaitsuffisammentattendu.Ellesavaitcequiluirestaitàfaire.

–Ilfautquej’yaille.–Jeviensavectoi.–Non.Tunepeuxpas.Ilstetueronts’ilstevoient.Perrypoussaungémissementcommesicesparolesl’avaientblesséphysiquement.–LesLittoransontbesoindetoi.TudoisdevenirleurSeigneurdesang,Perry.Jedoisyaller

seule.Maistupeuxm’aiderd’ici.Elle lui expliqua son idée, décrivant le déguisement qu’elle espérait trouver et ce qu’elle

comptait faire pour pénétrer dans la Capsule. Il l’écouta, lamâchoire crispée, puis accepta deremplirsonrôle.AriaselevaetluitenditlepoignarddeTalon.

–Non,dit-il.Ilpeutteservir.Aria contempla l’arme, la gorge serrée par l’émotion. Ni roses ni bagues avec lui, mais un

couteauaumanchesculpté.Uncouteauquiétaitcommeunepartiedelui-même.Ellenepouvaitpasl’accepter.

–Là-bas,jen’enauraipasl’utilité,reprit-elle.Arianevoulaitblesserpersonne.SimplemententrerdanslaCapsule.

Perryglissa lecouteaudanssabotteet seredressasansregarderAria. Ilcroisaetdécroisa lesbras,puissefrottavivementlesyeuxdureversdelamain.

–Perry…commença-t-elle.Que pouvait-elle lui dire ?Comment lui décrire ce qu’elle éprouvait pour lui ? Il le savait.

Forcément.Elleleserratrèsfortcontreelleetécoutalesbattementsréguliersdesoncœur.Alorsqu’ellesedétachait,illaretint.

–C’estlemoment,Perry.Illalâcha.Ariafitunpasenarrière,ledévisageantunedernièrefois.Sesyeuxverts.Lacourbe

de son nez et les cicatrices sur sa joue. Toutes les minuscules imperfections qui le rendaientmagnifique.Sansunmot,elletournalestalonsets’élançadanslapente.

Aria avait l’impression de flotter en traversant les broussailles pour gagner Euphorie. « Net’arrêtepas,sedisait-elle.Continue.»Ellearrivatrèsvitedanslavalléeetallasecacherderrièreune rangéedegrossescaissesétiquetéesCAC-SAUVETAGE&RAPATRIEMENTen lettresréfléchissantes.Lesmoteursvrombissaientdanssesoreilles.Ellehaletait.«Neteretournepas.»Elleseconcentrasurlascènequis’offraitàsavue.

Fixéssurdesgrues,desprojecteursinondaientlesalentoursd’unelumièreblafarde.Àsadroite,Aria distingua le centre de secours, l’imposante structuremobile qui semblait être au cœur del’opération :unvaisseauanguleuxetunpeurustique,comparéauxAéroflotteursbleunacréquistationnaient autour. À sa gauche, Euphorie s’élevait vers le ciel en une courbe bien lisse,uniquement brisée par l’ouverture béante qu’Aria avait aperçue d’en haut. Une dizaine deGardiens s’affairaientdans l’espaceen terrebattuequi séparait laCapsuleducentredesecours.Aria repéra alors sa cible. Le camion noir était garé dans la pénombre, entouré de plusieursAéroflotteurs.

Luminanepouvaitpassetrouverdedans.Impossible.MaisAriadevaitenavoirlecœurnet.

40PEREGRINE

PerryregardaitAria,tapiederrièreunalignementdecaissesdanslapénombre,encontrebas.Ilrespiraitavecdifficulté.Nepouvaitlaquitterdesyeux.Qu’avait-ilfait?Commentavait-ilpulalaisserpartirseule?Ilsavaitqu’elleattendait lebonmomentpouragir,mais,àchaquesecondequis’écoulait,Perryavaitunpeuplusenviedecourirlarejoindre.

Lanuitétaitmaintenantcomplètementtombée, lesGardienscommençaientàrentrerdanslecentredesecours.Lesprojecteurspériphériquess’éteignirent,maislecheminquimenaitaucentreresta éclairé. C’était une bonne surprise, cela pourrait les aider. Finalement, lorsque le calmerevint,PerryvitAriaseredresseretfoncerendirectionducamionnoir.

Ilsentitsonestomacsenouerquandellegrimpadanslabenne,oùildistinguaitunedizainedecorpsentassés.Illaregardacherchersamèreparmilescadavres.Ilavaitlesjambestremblantesetunebouledurecommelapierredanslagorge.Était-celafin?Ariaallait-elleretrouverLuminaainsi?Uncadavreabandonnédanslanuit?

Perrys’envoulutdelesouhaitersecrètement.Parcequec’étaitsaseulechancederepartiravecAria.Enmêmetemps,n’était-cepascequ’ildésiraitaudébut?Qu’ellerentrechezelle,afinqu’ilpuisseretournerparmilesLittorans?

Perryn’enpouvaitplusd’attendresansrienfaire.Quesepassait-ilaujuste?Qu’éprouvait-elle?Pendantdesjours,ilavaitflairélemoindrechangementd’humeurquis’opéraitenelle.Etvoilàqu’ilnesavaitplusrien.

Aria fit tomber quelque chose de la benne. Une épaisse combinaison semblable à celle queportaientlesGardiens.Desbottes.Uncasque.Puisellesautaàterreetsefaufilasouslecamionnoir.Perrynelavoyaitplus,maisildevinaqu’ellesecachaitsouslecamionpourenfilerlatenuedesSédentaires.Ellen’avaitdoncpasretrouvésamère.

Ariasurgitbientôtenrampantdesouslevéhicule.C’étaitdenouveauuneSédentaire.Ellesecoiffa du casque, puis s’approcha aumaximum du centre de secours. Perry se déplaça pour lagarderdanssonchampdevision.Ilnerestaitquedeuxhommesdehors,deboutprèsdelaramped’accès.

Arias’avançaencore…Ellen’étaitplusqu’àquelquespasdelarampe,quandellesetournaverslacollineetfitsigneàPerryqu’elleétaitprête.Àluid’intervenir.

Perry encochaune flèche, lesbrasbien tendus, le geste sûr etprécis et visa leprojecteurquiéclairaitl’entrée.Ilnerateraitpassacible.Pascettefois.

Ildécochalaflèche.

41ARIA

Leprojecteuréclatadansunbruitdedétonationquiserépercutadansleshaut-parleursintégrésaucasqued’Aria.LesdeuxGardienspostésàl’entréesursautèrent.Et,quelquessecondesplustard,unedizained’hommesdéferlèrentsurlaramped’accèspourvoircequisepassait.Ariaprofitadel’agitation pour s’introduire dans le centre de secours, frôlant au passage les Gardiens qui seprécipitaientau-dehors.

EllelongeaunlongcouloirmétalliqueoùellecroisadeuxGardiens.Ilslaregardèrentàpeine.Elleportaitleurtenue.AvecuncasqueetunSmartEye.Toutportaitàcroirequ’elleétaitl’unedesleurs.

Ariamarchaitd’unpasdécidé,mêmesielleignoraitoùelleallait.Enpassantdevantdesportesouvertes,ellevitdeslitsetdumatérielmédical.Lecalmequirégnaitdanscespiècesl’étonna.Oùétaientpasséslessurvivants?

Yenavait-il?Commentallait-ellefairepourretrouversamère?Ariaralentitens’approchantdelapiècesuivante,l’oreilleauxaguets.Nepercevantaucunbruit,

elleentradanslasallepours’assurerqu’elleétaitseule.Ellenel’étaitpas.Desgensétaientallongéssurdescouchettesempiléeslelongdesmurs.Sanscasque.Inertes.Aria

s’avança encore et remarqua leurs plaies béantes.Des taches de sang sombresmaculaient leurstenuesgrises.Ilsétaientmorts.Tous.

Aria ressentit soudain le besoin impérieux d’échapper à la pestilence des cadavres. L’odeurimprégnait déjà ses cheveux. Chaque fois qu’elle reprenait son souffle, elle respirait la mort.Affolée,ellecherchaenvainlevisagedeLumina,passantenrevuelescouchettes.Lescorpsinertes.Tous portaient des traces de brutalité. Des ecchymoses marbrées de jaune. Des balafres, desécorchures.Desmorsures.

Aria s’imaginamalgré elle les scènes d’horreur. Tous ces gens devenus enragés, qui s’étaiententretués.Enragéscommel’avaitétéSorendansAG6.Samères’étaitretrouvéepriseaupiègedecettefolie.

Oùétait-elle?Ariaentenditunevoixetfitvolte-face.Quelqu’unapprochait.Elleseraidit,prêteàsecacher,

puisreconnutlavoixetsefigeasurplace.C’étaitledocteurWard.Lecollèguedesamère.Ilentra

dans la pièce, regarda dans sa direction puis s’arrêta.Aria sentit une bouffée d’espoir l’envahir.WardsavaitsûrementoùsetrouvaitLumina.

–DocteurWard?–Aria?Ilssedévisagèrentl’espaced’uninstant.–Que fais-tu là ? demanda-t-il avant de répondre à sa propre question : tu es venue voir ta

mère.–Vousdevezm’aider,docteurWard.Ilfautquejelaretrouve.Ils’approchad’ellesanslaquitterduregard.–Elleestici.C’étaientlesparolesqu’Ariasouhaitaitentendre;pourtantellessonnaientfaux.–Viensavecmoi.Aria le suivit dans une succession de couloirsmétalliques. Elle savait ce queWard allait lui

annoncer.Luminaétaitmorte.Ellel’avaitdevinéausondesavoix.Elle continua à le suivre. Ses jambes étaient lourdes, sa démarche lente. C’était irréel.

Impossible.Ellenepouvaitpasperdreaussisamère.Wardl’entraînadansunepetitepiècenue,pourvued’unsasdedécompressionquisereferma

derrièreelledansunbruissement.–LestempêtesnousontempêchésderejoindreEuphorie,ditledocteur.Unmuscletressauta

prèsdesonSmartEye.–Noussommesarrivéstroptard.–Je…jepeuxlavoir?J’aibesoindelavoir.LeDrWardhésita.–Oui.Attends-moiici.Après son départ, Aria fut prise de vertige. Son casque cogna le mur. Elle glissa par terre,

tremblante. Ses yeux s’embuèrent. Elle tenta d’y porter les mains, mais celles-ci heurtèrent lavisièredesoncasque.Sesoreillessemirentàbourdonner.

Lesasserouvrit.Wardpoussaunecivièredanslepetitespace.Unlongsacnoirenplastiqueépaisétaitposédessus.

–Jeseraidanslecouloir,dit-ilavantderessortir.Ariasereleva.Lesac,glacé,exhalaitdefinesvolutesdefumée.Elleretirasesgants.Soncasque,

qu’elle laissa tomber avec fracas. Elle devait savoir. Elle saisit la fermeture à glissière avec desdoigts tremblants. Elle se préparait à découvrir une blessure ouverte.Des bleus. La fermeturecoulissaetlevisagedesamèreapparut.

Arianevitaucuneplaie,maislapeaudeLuminaétaitd’unepâleurterrible.Presqueblanche,avecdescernesviolacéssouslesyeux.Sescheveuxretombaientendésordresursespaupièrescloses.Arialesécarta–Luminan’auraitjamaistoléréunetellecoiffure–etréprimaunsanglotaucontactdelapeauglacée.

–Oh,maman…LeslarmesglissèrentsoussonSmartEyeetcoulèrentlelongdesesjoues.Elle laissa lamainsur lefrontdeLuminajusqu’àcequelefroidluibrûle lapaume.Tantde

questionssebousculaientdanssatête.PourquoiLuminaluiavait-ellementiausujetdesonpère?Qui était-il ? Comment samère avait-elle pu l’abandonner et partir à Euphorie, alors qu’elleconnaissaitlesdangersduSDL?Maisunequestionlatourmentaitplusquelesautres.

–Oùsuis-jecenséealler,maman?Jenesaispasoùaller…

EllesavaitcequeLuminaauraitdit.«C’estàtoidetrouverlaréponse,Petit-Merle.»Ariafermalesyeux.Elleétaitcapabledetrouveruneréponse.Ellesavaitmettreunpieddevantl’autre,mêmequand

chaque pas était une souffrance. Et elle savait que le chemin était douloureux, mais aussiincroyablementbeau.Elleavaitcompristoutçaengrimpantsuruneterrasse,enregardantdansdesyeuxverts,etgrâceauxpluspetitsetauxpluslaidsdescailloux.Oui,elletrouveraitlaréponse.

Ariasepenchasurlevisagedesamèreetentonnal’ariadeTosca,d’unevoixàpeineaudiblequise brisait par moments, mais ça n’avait aucune importance. Elle avait promis à Lumina cettearia…leuraria.

Laportes’ouvritquandelleeutterminé.TroisGardiensentrèrentàgrandesenjambées.–Attendez,dit-elle.Ellen’étaitpasprêteàdireadieuàsamère.Maisleserait-ellejamais?Unhomme referma le sacmortuaire en tirant d’un coup sur la glissière, puis il fit rouler le

chariotdanslecouloir.Lesdeuxautresrestèrentdanslapièce.–Donne-moitonSmartEye,luiordonnal’individuleplusproche.Derrière lui, l’autre Gardien brandit une matraque blanche qui produisait un grésillement

électrique.D’instinct,Ariaseruaverslaporte.LeGardienàlamatraquel’intercepta.Unelumièreaveuglantejaillit,puistoutdevintnoirpourAria.

42PEREGRINE

Perrynepouvaitserésoudreàpartir.Ilrestasurlacornicheetguettaleretourd’Aria.Quesepassait-il?Avait-elleretrouvéLumina?Est-cequ’elleallaitbien?IlvitlesGardiensréparerleprojecteurpuisregagnerlecentredesecours,tandisquetoutredevenaitsilencieux.

Arianeressortitpas,etPerrycompritqu’ellen’enressortiraitjamais.Ilfitvolte-faceets’élançadansl’obscurité.Ilauraitdûmettrelecapàl’ouest,verssatribu.Mais

ilavaitsentidelafumée,charriéeparlevent,etsesjambessuivirentinstinctivementcettepiste.Ilaperçutbientôtlalumièred’unfeu,quidansaitàtraversunbouquetd’arbres.Ilentenditdesvoixmasculinesetledouxpincementdescordesd’uneguitare.Ils’approchaetdénombrasixhommesassisautourdufeu.

Lesondelaguitarecessadèsqu’ilslevirent.PerrysortitlecouteaudeTalonetleleurmontra.Quelqueshommesselevèrent,surleurgarde.

–Enéchange.Contredelaboisson,dit-ilendésignantd’unsignedetêtelesbouteilles,prèsdufeu.

–C’estunefinelame,observaunhomme.Il se tourna vers un camarade resté assis. Ce dernier avait les cheveux tressés et une longue

cicatricedubasdunezjusqu’àl’oreille.IlcontemplaPerryunlongmoment.–J’accepteletroc,dit-il.Perryleurremit lecouteau.Ilvoulaitsedébarrasserdel’armeetdetouslessouvenirsquis’y

rattachaient.OnluidonnadeuxbouteillesdeLuisantenéchange.Plusquenepouvaitenboireunhommeenunesoirée.

Il lespritets’éloignaunpeudufeudecamp.Laguitarerecommençaàjouer.Perrys’assitetposalesbouteillesàsespieds.Cesoir,ilsecomporteraitcommesonpère.

Uneheureplustard,lecadavredelapremièrebouteilleroulaitparterre,oscillantdoucementdans la poussière comme s’il était bercé par des vagues invisibles. Perry entama la deuxièmebouteille.Ilauraitdûsedouterqueçanesuffiraitpas.Soncorpsétaitengourdi,maisladouleurquiletenaillaitnevoulaitpasdisparaître.AriaétaitpartieettouteslesbouteillesdeLuisantn’ychangeraientrien.

Prèsdufeu,l’Homme-aux-Tressesnecessaitdel’observer.«Allez,imploraPerryensilence,lespoingsserrés.Lève-toi.Qu’onenfinisse.»L’Homme-aux-Tressesmitencorequelquesminutesavantdeseredresserpourvenirs’accroupiràcôtédelui.

–J’aientenduparlerdetoi,dit-il.

Ilétaitrobuste,unpeulourd,maisPerryledevinaitvifcommel’éclair.Sacicatricetraçaitunprofondsillondanslachairdesajoue.

–Tantmieux,répliquaPerryd’unevoixpâteuse.J’ignorequituesmaistuasdebeauxcheveux.Masœursecoiffecommetoi.

L’Homme-aux-TressesfixalamainbrûléedePerry.–Lavied’excluneteconvientpas,leLittoran?Tun’aspasungrandfrèrepourveillersurtoi?

Pourt’éviterd’avoirdesennuis?Ilposaunemainàterreetsepenchaenavant.–Tuempestesledésespoir.C’étaitunOlfile,et ilavait flairésur-le-champl’humeurdesonvisiteur.Sasouffrance.Perry

auraitdûs’eninquiéteretéviterl’affrontementavecunhommedotédesmêmespouvoirsquelui.Ils’esclaffapourtant.

–Tuempestesaussi,monvieux,riposta-t-il.Larancune.L’Homme-aux-Tressesse leva.Il flanquauncoupdepieddans lasecondebouteillepleinede

Luisantquis’envolaentournoyantdanslesairs.Lesautreshommesseprécipitèrentverseux;leurexcitationpicotaitlesnarinesdePerry,telleunegerbed’étincelles.Ils’étaitditqu’ilfiniraitparsebagarrer ce soir. Les gens réagissaient souvent de cette façon en le voyant.Quel homme ne sesentiraitpasplusfort,aprèsavoirmisuneracléeàquelqu’uncommelui?

Perrysaisitsoncouteauetbonditsursespieds.–Allons-y.Voyonsunpeucequetuasdansleventre.L’Homme-aux-Tresses semit engarde etbranditun redoutablemorceaude ferdentelé, qui

ressemblaitplusàunesciequ’àuncouteau.Ilsemblaitsûrdeluietsedéplaçaitavecagilité,maissonhumeurtrahissaitsapeur.

Perrysourit.–Tupréfèresabandonner?L’Homme-aux-Tressesfonditsurluicommelafoudre.Perrysentitlalameentaillersonbras,

maispas ladouleurprovoquéepar laplaiebéante.Unevilaineplaie.Lesangquien jaillitétaitsombresouslalumièredel’Éther.L’espaced’uneseconde,ilregarda,fasciné,leliquides’écoulerlelongdesonbras.

Peut-être avait-il eu tort. Il n’avait encore jamais combattu ivre.Ce soir, il sedéplaçait troplentement.Sesjambesétaienttroplourdes.Peut-êtrequecelafonctionnaitpoursonpère,parcequePerryétaitungamin.Cen’étaitpasdifficiledefrapperungossequipensaitlemériter,prêtàtoutpourrachetersafaute…

Perry sentit une vague de nausée le traverser et comprit quel choix il lui resterait si sonadversaireparvenaitàluitoucherlagorgedelapointedesalame:sesoumettreoumourir.

–Tun’espasàlahauteurdetaréputation,repritl’homme.PeregrinedesLittorans.DeuxfoisMarqué!gloussa-t-il.Tunevauxmêmepasl’airqueturespires.

Ilétaitgrandtempsdeluiclouerlebec.Perryfittournoyerlalamedanssamainetmanqualalâcher. Il passa à l’attaque,mais pas aussi vite qu’il aurait dû. Il se retint d’éclater de rire. Lecouteaun’avait jamaisétésonfort.Cemouvementbrusqueluicausaunnouvelaccèsdenausée,cettefoissipuissantqu’ilsepliaendeux.

AlorsquePerryréprimaitsonenviedevomir,sonadversaireseruasurluietluilançaungenoudanslafigure.Perrysedétournainextremisetreçutlecoupsurlatempe.Ilavaitépargnésonnez,maislaviolencedel’impactlefitbasculerviolemment.Ilvitaussitôtlesténèbresramperverslui,menaçantdel’engloutir.

Lescoupsdepiedsemirentàpleuvoir,danssondos,sursesbrasetsatête.Ilsvenaientdetouscôtés,maisPerry les sentaitàpeine. Ilne fit rienpour lesarrêter.Resterà terre, immobile, luisemblaitplussimple.Satêtedodelinalorsqu’ilreçutunénièmecoupdepiedàl’arrièreducrâne,etlesténèbresressurgirent.Ellesassombrirentlescontoursdesonchampvisuel.Illesouhaitait.Ceseraitpeut-êtrepluslogiques’ilvoyaitleschosescommeillesressentaitaufonddelui.

–Tuesfaible.Sonadversairesetrompait.Perryn’étaitpasfaible.Ilnel’avaitjamaisété.Sonproblème,c’est

qu’il ne pouvait pas aider tout le monde. Quoi qu’il fasse, les gens qu’il aimait souffraient,mouraientous’enallaient.Etlà, iln’allaitpasresteràterre.Ilétait incapabled’abandonneruncombat.

Ilserelevad’unbond.L’Homme-aux-Tressesvouluts’écarter,surpris,maisPerrylesaisitparlecolet luiassénauncoupdecoudedanslenez.Lesanggicladesesnarines.Perryluiarrachalecouteaudesmains,esquivauncoupdepoinget lui flanquaundirectdans l’estomac.L’hommechancela et tomba à genoux.Perry lui passa un bras autour du cou et le plaqua au sol. Puis ilrécupéralalamedenteléepourlaposersurlagorgedesonadversaire.L’individulefixa,lenezensang.Perrysavaitquec’étaitlemomentd’exigerdeluiunsermentd’allégeance:tutesoumetsoutumeurs.

Ilinspiraprofondément.Sonadversaireexhalaituneragecramoisie,entièrementdirigéecontrelui.Ilnesesoumettraitjamais.Ilchoisiraitlamort,commePerryl’auraitfaitàsaplace.

–TumedoisunebouteilledeLuisant,ditPerry.Puisils’éloignaentitubant.Lesautreshommess’étaientrassemblésautourd’eux.Ilflairaleurs

humeurs, à la fois bonnes etmauvaises. Il chercha dans le groupe le prochain qui viendrait ledéfier.Personnenes’avança.

Sonestomacsesoulevasoudainetilvomitsousleursyeux.Ilcontinuaàbrandirsoncouteau,aucasoùl’und’euxauraitvouluenprofiter,commel’avaitfaitl’Homme-aux-Tresses.Maispersonneneréagit.

–Jen’aipeut-êtreplusbesoindeLuisant,déclara-t-ilenseredressant.Aprèsquoi il laissa tomber son couteaupar terre et s’éloigna en vacillant dans l’obscurité. Il

ignoraitoùilallait.Çan’avaitpasd’importance.Perryvoulaitentendrelavoixd’Aria.L’entendredirequ’ilétaitquelqu’undebien.Maisilne

percevaitquelebruitdesesproprespasdanslanuit.

Le jour se leva.Perry avait unmal de crâne épouvantable, comme si quelqu’un claquait uneportedanssatête,encoreetencore.Soncorpsétaitencoreplusdouloureux.Ilretiralepansementde fortunequ’il avaitnouéautourde sonbras.L’entaille était irrégulièreetprofonde.Perry lanettoyaetfutprisdevertigelorsqu’ilseremitàsaigner.

Il déchira unmorceau de sa chemise et tenta de bander à nouveau son bras,mais ses doigtstremblaienttrop.IlétaitencoresousleseffetsduLuisant.Ils’allongeaetfermalesyeux,éblouiparlaluminosité.Ilpréféraitdeloinl’obscurité.

Ilseréveillaensentantqu’onluitiraitlebrasetseredressad’unbond.L’Homme-aux-Tressesétait accroupi près de lui. Il avait le nez tuméfié, les yeux rougis par les ecchymoses. Sescompagnonssetenaientdeboutderrièrelui.

Perryregardasonbrasblessé.Lepansementétaitfaitcorrectementetnouéavecsoin.–Tunem’aspasdemandédemesoumettre,déclaral’Homme-aux-Tresses.–Tuauraisrefusé.

L’hommehochalatête.–Eneffet.IlôtadesaceinturelecouteaudeTalonetleluitendit.–J’aipenséquetuvoudraislerécupérer.

43ARIA

Aria ramenasesgenouxcontre sapoitrine.Elle s’était réveilléequelquesheuresplus tôtdansunepièceexiguë,ungoûtâcredans labouche.Ungant traînait,abandonné,dansuncoin.Ariaavaitremarquéque,surletissu,lestachesdesangétaientpasséesdurougeaurouille.

Sonorbitelafaisaitsouffrir.LesGardiensluiavaientprissonSmartEyependantqu’elleétaitinconsciente.

Maiselles’enmoquait.Lemur faceàelleétaitéquipéd’unpanneaunoirépaispresqueaussi largeque lapièce.Aria

s’attendaità levoirs’ouvrir.Elleavaitaussiune idéedeceuxqu’elledécouvriraitderrière,maisellen’avaitpaspeur.

Elle avait survécu au Monde Extérieur. À l’Éther, aux cannibales et aux loups. Elle savaitcommentaimer,àprésent,etcommentdireadieu.Quoiqu’illuiarrive,elleysurvivrait.

Unlégergrésillementtroublalesilencedelapièce.Depetitesenceintesintégréesàl’écrannoirsemirentàbourdonner.Ariaselevad’unbond,etregrettadeneplusavoirlecouteaudeTalon.Le panneau coulissa comme elle l’avait prévu, révélant une vitre épaisse derrière laquelle deuxhommeslaregardaient.

–BonjourAria,ditleconsulHess,enplissantsespetitsyeuxd’unairamusé.Tun’imaginespascommejesuisétonnédetevoir.

Ilétaitimposant,tellementquelachaisesurlaquelleilétaitassissemblaitminuscule.–Jeteprésentemescondoléances,ajoutaleConsul.Iln’y avait pasuneoncede compassiondans sesparoles.Ariane lui faisait pas confiance,de

toutemanière.Cethommel’avaitenvoyéedansleMondeExtérieurpourqu’elleymeure.–Nousavonsvisionnélemessagelibellé«Petit-Merle»detamère,poursuivit-il,enindiquant

leSmartEyed’Ariadanssapaume.Figure-toiquej’ignoraisl’existencedetonsinguliermétissagegénétiquequandjet’aimisedehors.Luminanousl’avaitsoigneusementcaché.

Leregardd’Ariaseposasur lavitre.Ellecomprenaitmaintenant.Ils laconsidéraientcommeuneSauvageinfectéeetnesouhaitaientpasrespirerlemêmeairqu’elle.

–VousavezleSmartEye,dit-elle.Qu’est-cequevousvoulezdeplus?Hesssourit.–Jevaisyvenir.Tusaiscequis’estpasséici,n’est-cepas?Tamèretel’aexpliquédanssapetite

vidéo.Ilmarquaunepause.

–Tuenasd’ailleurstoi-mêmeeuunaperçudansAG6.Arianevoyaitpasl’intérêtdementir.–Oui,l’ÉtheracausédesdégâtsetleSDLaprislerelais.–Exact.Unedoubleattaque.D’abordextérieure,puisintérieure.Tamèreaétéundespremiers

scientifiquesàétudierleSDL.Elletentaitdemettreaupointunremède,encollaborationavecdenombreux autres chercheurs. Toutefois, comme tu peux le constater, nous n’avons pas encoretrouvédesolutionauproblème.Etnousrisquonsdenepasavoirletempsd’entrouverune.

Hess lança un regard àWard, lui signalant que c’était à lui de parler. Lemédecin enchaînaaussitôt,d’unevoixpluspassionnéequecelleduConsul.

– Les tempêtes d’Éther frappent avec une violence que nous n’avions pas connue depuisl’Unification.Euphorien’estpaslaseuleCapsuleàs’êtreeffondrée.Silesoragescontinuent,ellesvonttoutess’écrouler.Rêverieaussi.Notreseulespoirseraitdefuirl’Éther.

Ariafaillitéclaterderire.–Danscecas,iln’yaplusd’espoir.Vousnepouvezéchapperàl’Éther.Ilestpartout.–LesÉtrangersparlentd’unendroitoùiln’existeraitpas.Ariaseraidit.Ainsi,WardavaitentenduparlerduCalmeBleu?Commentétait-cepossible?

Maisoui!IlétudiaitlesÉtrangers,luiaussi.–Cenesontquedesrumeurs,affirma-t-elle.Aufond,ellenepouvaits’empêcherdecroirequ’ellesétaientfondées.Larumeurausujetdela

catastrophequitouchaitEuphorienevenait-ellepasd’êtreconfirmée?Hessl’observaitavecattention.–Tuenasdoncentenduparler.–Oui.–Alors,tuesdéjàenroute.Ariasentitunebouleseformerdanssonventre.–Vousvoulezquemoijetrouvecetterégion?Ellesecoualatête.–Pasquestionquejefassequoiquecesoitpourvous.–Sixmillepersonnessontmortesici,insistaWard.Sixmille.Parmilesquellestapropremère.

Tudoiscomprendre.C’estnotreuniquechancedesurvie.Aria sentit une immense tristesse s’emparer d’elle et peser sur ses épaules comme un lourd

fardeau.Ellesongeaauxcadavresdanslecamionnoiretàtousceuxquireposaientsurleslitsdecamp.Bane etEcho étaientmorts à cause duSDL.Paisley aussi.Caleb et le reste de ses amisseraient-ilslessuivants?

Son cœur semit à battre plus vite à l’idée de repartir dans leMondeExtérieur. Était-ce laperspectivederevoirPerryquilafaisaitvibrerainsi?OudepoursuivrelaquêtedeLumina?Unechoseétaitcertaine:ellenepouvaitpaslaisserlesCapsuless’effondreruneàune.

–Iln’estpasquestionqueturetournesàRêverie,déclaraHess.Tuenastropvu.Arialuidécochaunregardnoir.–Alorsquoi?Vousallezmetuersijerefusedecoopérer?Vousavezdéjàessayéça.Ilvafalloir

trouverunemeilleureidée,cettefois.Hesslaconsidéraquelquesinstants.–Jem’attendaisàcegenrederéaction.Etoui,jecroisavoirunautremoyendetepersuader.Uneimageapparutsurlavitre,commesuspendueentrelesdeuxpièces.EllemontraitPerryet,

derrièrelui,lapièceaveclesdessinsdebateauxetdefauconsoùilavaitretrouvéTalon.

«Aria…qu’est-cequisepasse?disait-il,affolé.Aria,pourquoinemereconnaît-ilpas?»La courte vidéo fit bientôt place à une autre, où l’on voyaitPerry étreindre sonneveu. « Je

t’aime,Talon»,murmurait-il.«Jet’aime.»Puisl’imagesefigea.Unbrefinstant,lavoixdePerryrésonnadanslapièceminuscule.PuisAriasejetasurlavitre,la

frappadesesmains.–Vousn’avezpasintérêtàleurfairedumal!Hess se raidit, effrayé par son accès de colère. Puis ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire

satisfait.–Situm’apportesdesinformationssurleCalmeBleu,ceserainutile.Ariaposalamainsurl’imagefigéedePerry.Illuimanquait.Saversionenchairetenos.Puisle

regard d’Aria s’attarda sur Talon. Elle ne l’avait jamais rencontré, mais ça n’avait pasd’importance.Perrytenaitàlui.Elleferaittoutsonpossiblepourleprotéger.

AriasetournaversHess.–Touchezàundeleurscheveux,etjenevousdonneraijamaisaucuneinfo.LeConsulsouritdeplusbelle.–Parfait,dit-ilavantdeselever.Jepensequenousnoussommescompris.Uneportes’ouvritderrièreluietilsortit.LeDrWardluiemboîtalepas,maismarquaunarrêt

dansl’embrasure.–Aria,tamèreavaitenfaittrouvéunesolution:toi.

IlfaisaitnuitquandAriamontadansunDragonwingencompagniedesixGardiens.Elleportait

sesvêtements–récupéréssouslecamionnoir–etunnouveauSmartEyesetrouvaitdanssabesace.Dans la lumière tamisée de la cabine, elle s’attacha à son siège.LesGardiens l’observaient à

traversleursviseurs,avecunmélangedecrainteetderépulsion.Ariacroisaleurregardetleurindiqual’endroitprécisoùilsdevaientladéposerdansl’Usinede

laMort.

44PEREGRINE

L’Homme-aux-Tressess’appelaitReef.Cesoir-là,Perrys’assitavecluietseshommesautourd’unfeu.Unpichetd’eauavaitremplacé

unebouteilledeLuisantentresesmains.Illeurracontasonhistoire.Commentils’étaitintroduitdanslaforteressedesSédentaires.CommentTalonetVales’étaientfaitenlever.Illeurparlatrèsbrièvementd’Aria–lechagrindel’avoirperdueétaitencoretropprésent–etleurexpliquaqu’ilrentraitchezluipourréclamerletitredeSeigneurdesangdesLittorans.

Perryparlaàs’enbriserlavoix…etparlaencorequandvinrentlesquestions.Lejourétaitsurlepoint de se lever quand le dernier homme s’endormit. Perry s’allongea, les bras croisés sous lanuque.

Il lesavait tousconquis.PasseulementReef : tous leshommesdupetitgroupe.Ilavait flairél’odeur de leur loyauté. Il avait peut-être capté leur attention avec ses poings,mais il les avaitconquisavecsavoix.

Perryobservalecield’Étherenpensantàunefillequiauraitétéfièredelui.

Les tempêtes arrivèrent enmasse dans les jours qui suivirent et ralentirent la progression dePerryetdesesnouveauxcompagnonsverslacôte.Lesvortexdéferlaientsanscesse.L’éclatducielilluminaitlesnuitsetprivaitlalumièredujourdesachaleur.L’hiveravaitcommencé.

Ils voyageaient quand ils le pouvaient, contournant les champs en flammes. La nuit, ils setrouvaient un abri et se rassemblaient autour d’un feu de camp. Les hommes ne cessaient deraconter l’histoire du combat entreReef etPerry. Ils l’embellissaient, la rejouaient.Perry étaitgênédelesentendredéformersespropos.Lorsquevenaitlepassageoùilavaitvomientenantsoncouteaudevantlui,ilspartaientdansdegrandséclatsderire.ReefgagnaitchaquefoislerespectdePerry en acceptant sa défaite avec bonnehumeur à la fin de l’histoire. Il affirmait que sonnezdevraitencoreêtrebriséunedemi-douzainedefois,avantdepouvoirressembleràceluidePerry.

Cederniern’avait jusque-làconnudesOlfilesqu’auseindesafamille.Liv,Vale,Talon.Reefchangea sa manière d’appréhender son Sens. Les deux hommes se parlaient peu, mais secomprenaientàmerveille.Perrysedéfenditdepenseràquoiressembleraitunliensemblableavecunefille.Chaquefoisquesonesprits’égaraitsurcetteroute,ilavaitl’impressiondetrahirAria.

Unenuit,Reef se tournavers lui, alorsqu’ils se tenaient sousdes feuillagesenattendantquecesseunepluiebattante.

–Lavieseraitdifférentesansl’Éther.

Sonhumeurétaitcalmeetpaisible.Pensive.Lesautreshommessetaisaient.IlsobservaientPerry,dansl’attentedesaréaction.IlleurparlaalorsduCalmeBleu.Lorsqu’ileutfini,Reefetluiregardèrentlongtempslapluie

déferlersurunchampcalcinéetnoyerlesbraisesdansunlégergrésillement.PerryétaitconvaincuqueRoaretluiétaientcapablesdetrouverleCalmeBleu.EtqueReefetseshommesleurseraientd’uneaideprécieuse.MarronetCinderaussi.Ensemble,ilsdécouvriraientcetterégionpréservée,puisPerryyconduiraitlesLittorans.

–OnvatrouverleCalmeBleu,dit-il.S’ilexiste,jenousyemmènerai.Laphraseluiavaitéchappétellequelle.Commes’ilavaitprêtésermentdevantseshommes.

Après avoir esquivé lesoragespendantune semaine,Perry et ses compagnonsparvinrent à la

périphérieduvillagedesLittoranssousuncielnocturneilluminéparl’Éther.Perrytraversaunchampquicrissaitsoussespascommedel’amadouetrespiralesodeursfamilièresduseletdelaterre.C’étaitbonderevenirenfinchezlui,parmilessiens.

Il ne se faisait guère d’illusion sur l’accueil qu’on allait lui réserver. Les Littorans lui envoudraientpourl’enlèvementdeTalonetlacapturedeVale.Celanel’empêchaitpasd’espérerlesconvaincrequ’ilpouvaitlesaider.Quelatribuavaitdésormaisbesoindelui.

Une torche s’alluma aux abords du village, puis il entendit des cris d’alarme, signe que leveilleur de nuit les avait repérés. Presque aussitôt, d’autres torches s’allumèrent, pointsflamboyants dans la nuit bleutée.LesLittorans devaient croire à une attaque.Perry avait vécucettesituationdesdizainesde foisdans lepassé. Il jouaitalors lerôlede l’archersur le toitdescuisines,oùilapercevaitBrookeaujourd’hui.

Il attendit qu’une flèche lui transperce le cœur, mais Brooke fit taire tout le monde, et ilentenditbientôt sonnomrépétédevoix envoix.«Peregrine !Peregrineestde retour !»Peuaprès, les Littorans sortirent de leurs maisons et se rassemblèrent à la lisière du village. Leshumeurss’entremêlaientdanslabrise.Lapeuretl’excitationencombraientl’airdeleurseffluves.

–Continued’avancer,Perry,luiconseillaReefaveccalme.Perryespéraqu’iltrouveraitlesmotsjustes,ilenavaitplusquejamaisbesoin.Quandilyavait

tantdechosesàexpliqueretàrégler.Lesmurmuresfrénétiquesdelafouleseturentquandilarrivaenfindevantlessiens.Ilscrutales

visages.Tousétaientprésents.Mêmelesenfants,unpeuendormisetdésorientés.PuisPerryvitVale s’avancer, lesmaillons argentésde sa chaînedeSeigneurde sangmiroitant sur sa chemisesombre.

Unbrefinstant,lesoulagementl’envahit.Valeétaitlibre.Iln’étaitplusprisonnierdelaCapsuledesSédentaires.PuisPerryserappelalesdernièresparolesdeValeàsonégard.Illuiavaitditqu’ilétaitmaudit.Qu’ildevaitmourir.

Perrysentitsesjambessedérobersouslui.Ilnesavaitpasquoifaire.Iln’avaitpasprévuça.IlvoyaitbienqueValeétaitaussisurprisquelui.Sonfrère,toujoursfroidetdéterminé,avaitl’airébranlé.Saboucheétaitcrispéeenunegrimacelugubre.

FinalementValepritlaparole:–Tuesderetour,petitfrère?Tusaiscequeçasignifie,pasvrai?–Tunedevraispasêtrelà,répliquaPerry.–Jenedevraispasêtrelà?Tuessûrquecen’estpasplutôtlecontraire?Valeeutunpetitriresec,puisdésignaReefd’unhochementdementon.

–NemedispasquetuesvenujouerlesSeigneursdesangavectonpetitgroupe?Tun’aspasl’impressionqu’onestlégèrementplusnombreuxquevous?

Perryessayaitdésespérémentdecomprendrelasituation.–J’aivuTalon,reprit-il.DanslesDomainesdesSédentaires.Ilm’aditquetuyétaisaussi.Ilt’y

avaitvu.UnombrepassasurlevisagedeVale.–Jenevoispasdequoituparles.Perry secoua la tête.Talon avait été très suspicieux, il l’avait forcé à prouver son identité. Il

n’avaitpaspusetromperausujetdesonpère.Etiln’avaitaucuneraisondementir.C’étaitdoncValequimentait.Perrysesentitgagnéparlanausée.

–Qu’est-cequetuasfait?Valeportalamainàsaceintureetsortitsoncouteau.–Jeteconseillederebrousserchemintoutdesuite.Perry sentit Reef et ses hommes se mettre en garde derrière lui, mais il se borna à fixer le

couteaudanslamaindesonfrère,l’espritenébullition.Cejour-là,surlaplage,lesSédentairesnecherchaientpasseulementleSmartEye,pensa-t-il.IlsguettaientTalon.

–C’esttoiquiasorganisésonenlèvement,dit-il.Tum’aspiégé…Maispourquoi?Il se rappela soudain le dôme des Sédentaires, avec tous les fruits et les légumes qui

pourrissaient.Touscesaliments.Cegâchis.–Tul’aséchangécontredelanourriture,Vale?Tuétaisvraimentprêtàtout?Bears’avançaverslui.–Nosréserves sontpleines,Peregrine.LadeuxièmecargaisondeSableestarrivée la semaine

dernière.–C’est faux ! protestaPerry.Liv s’est enfuie. Sable n’a pas fait acheminer les vivres.Liv n’a

jamaisrejointlesCornans.Pendant un moment, plus personne ne bougea. Puis Bear s’anima ; ses épais sourcils se

froncèrent.–Commentlesais-tu?– J’ai vu Roar. Il est à la recherche de Liv. Il viendra ici au printemps. Il l’aura peut-être

retrouvéed’icilà.LaragedéformaitlevisagedeVale.Ilétaitdémasqué.–Talonestbeaucoupmieuxlà-bas!aboya-t-il.Situl’asvu,tuasput’enrendrecompte!Descrisdesurprisefusèrentdetouscôtés.Perrysecoualatête,incrédule.–Tul’asvraimentvenduauxSédentaires?Ilsedemandapourquoiilnel’avaitpascomprisplustôt.Valeavaitagidelamêmemanièreavec

Liv. Il l’avait troquée contre des vivres. Sauf que dans ce cas l’échange était justifié par unecoutume.«Unecoutumearchaïque»,auraitpréciséAria.Perrylacomprenaitàprésent.

CombiendefoisValeluiavait-ilmenti?Etàquelpropos?IlaperçutBrookedanslafoule.–Clara…dit-il en se rappelant la sœurde son amieBrooke.Vale a fait lamêmechose avec

Clara,Brooke.Ill’avendueauxSédentaires.LajeunefemmesetournaversValeetse jetasur luienhurlant,maisWylans’interposaet la

retint.–Vale,est-cequec’estvrai?tonnalavoixdeBear.Valelevaunemainversleciel.

–Vousnesavezdoncpascequ’iladvientdesculturesetdel’élevageàcausedeça!Surcesmots,ilscrutalafoule,l’airahuri,commes’ilréalisaitqu’ilavaitperdulaconfiancedes

Littorans.IlsetournaversPerryetplantasoncouteaudanslaterre,àsespieds.Perrylâchalesien.Ilsétaientfrères.Cedifférendneserégleraitpasavecunearmeaussifroide

qu’uncouteau.Sansattendre,Vale seruasurPerry.Aumomentoù leurscorpsentrèrentencollision,Perry

compritqueValeseraitlepluscoriacedetoussesadversaires.L’impactlepropulsaenarrière,sesmâchoiress’entrechoquèrent.

Dèsqu’il toucha lesol,Perryreçutuncoupauvisagequi l’étourdit. Ilbattit fébrilementdespaupières,aveuglé,puislevalesbraspourparerlescoupsquidéferlaientsurlui.Ilnetrouvaitplussesrepères.Pourlapremièrefois,ilcomprenaitquesebattreétaitautantunesecondenaturepourValequepourlui.

Sentant sa vision revenir, Perry réunit toutes ses forces et bondit sur ses pieds. Il agrippa lachaîneautourducoudeVale,obligeantsonfrèreàsebaisser,puisiltiradessusenluidonnantuncoupdetête.Perryavaitvisélenez,maisfrappalabouche.Ilentenditlebruitsecdesdentsquisebrisaient.

Valeroulasurlecôtéavantdeseredressersurlesgenoux.Lesanggiclaitdesabouche.–Espècede salaud ! vociféra-t-il.Talonm’appartient ! Il est tout cequ’ilme reste.Et il ne

parlaitquedetoi!Perrysereleva.Sonœildroitétaittuméfié,déjàpresqueclos.Valeétaitjaloux?Perrysesentit

défaillir.IlsesouvintduSédentaireauxgantsnoirsquilepoursuivaitdansl’océan.Àcemoment-là,sescomparsesavaientdéjàprisleSmartEyeetenlevéTalon;pourtantilsétaientencoreaprèslui.Ilsvoulaientletuer…

–TuasdemandéauxSédentairesdemetuer.C’estça,Vale?Çaaussi,çafaisaitpartiedetonmarché?

–Jedevaisteréglertoncompte,répliquaValeencrachantdusang.J’aifaitcequ’ilfallait.Ilstevoulaient,detoutemanière.

Perryessuyalesangquioccultaitsavue.Iln’encroyaitpassesoreilles.Sonfrèreavaitagidepuisledébutdanssondos.IlavaitmentiauxLittorans.

Vales’élançasurlui,maisPerryétaitprêt.Ilesquival’attaqueetceignitd’unbraslecoudesonfrère,puislefitbasculeràterre.Valemorditlapoussièreetsedébattit,maisPerryleclouaitausol.

Lorsqu’illevalatête,Perrynevitquedesvisageseffarés.Puisilaperçutlecouteauquimiroitaitparterre.IlleramassaetretournaValesurledosavantdeposerlalamed’aciersursagorge.Ilsn’étaientplusfrèresdésormais.Valeavaitperduceprivilège.

–Talonnetelepardonnerajamais,ditVale.–Talonn’estpaslà,rétorquaPerry.Sesbrastremblaientetsavuesebrouillait.–Jure-moifidélité,Vale.Jure-le-moi.Valesedétendit,maisilhaletaittoujours.Finalementilhochalatête.–Jelejuresurlatombedenotremère,Perry.Jeteservirai.Perrysondaleregarddesonfrère,essayantd’ylirecequ’ilnepouvaitflairer.Ilsetournavers

Reef,quisetenaitàquelquespas,flanquédesescamarades.ReefsavaitexactementcequevoulaitPerry.Ils’avançaunpeuetlevalatête.Sesnarinespalpitèrenttandisqu’ilinhalaitprofondément

l’humeur de Vale et passait au crible la pestilence de sa colère, en quête de la vérité ou dumensonge.

Ilsecoualégèrementlatête,confirmantainsicequePerrysavait,maisrefusaitdecroire.Valeneleserviraitjamais.Perrynepourraitjamaisluifaireconfiance.

ValeregardaReef.Ilsecrispaencomprenantcequisepassaitettentades’emparerducouteau,maisPerryréagitplusviteettranchalagorgedesonaîné.Puisilsereleva,SeigneurdesangdesLittorans.

45ARIA

–Qu’est-cequejedoisluidire,quandjeserailà-bas?s’enquitRoar.AriaetluiétaientdanslacourdeDelphi.Leprintempschantaitsamélodieauxoreillesdela

jeune fille.Les fleurs s’épanouissaient le long desmurs, leurs couleurs vives contrastant avec lagrisaillede lapierre.L’hiver avait laisséde vastes zones ànu sur lamontagne, etuneodeurdefuméeflottaitdansl’air.Lemomentétaitvenu.AprèsplusieursmoispasséschezMarron,RoaretCinders’enallaientrejoindrelesLittorans.

EtPerry.–Rien,réponditAria.Neluidisrien.Roareutunsourirenarquois.IlsavaitcombienPerryluimanquait.Ilsavaientpassédesheuresà

discuterdeluietdeLiv.MaisArian’avaitpasparléàRoardumarchéqu’elleavaitpasséavecHess.PerryauraitdéjàsuffisammentdepainsurlaplancheenqualitédenouveauSeigneurdesang.Cefardeau-làétaitlesien.

– Tu n’as vraiment aucun message à lui faire passer ? insista Roar. Puis, à l’attention dumédecin,ilajouta:

–Tudevraisl’examiner,Rose.Jecroisqu’elleestmalade.Roses’esclaffa.EllesetenaitauxcôtésdeMarron,àl’entréedeDelphi,unemainposéesurson

ventrerond.Elleallaitaccoucherd’unjouràl’autre.Ariaespéraitqu’elleseraitencorelàpourlanaissance.

Roarcroisalesbras.–Tusais,ilvasûrementfinirparapprendrequetueslà…–Ehbien,tun’aspasbesoindeleluidire.–S’ilm’interroge,jeneluimentiraipas.Çaneserviraitàrien.Aria soupira. Elle pensait à cet instant depuis des semaines, et n’avait toujours pas pris de

décision. Elle connaissait les craintes de Perry. Elle n’était pas une Olfile. Elle n’était guèredifférentedeRose,oudelafilledesatribu.Perryétaitsansdoutedéjàavecelle,d’ailleurs.Cetteseulepenséeluinouaitl’estomac.

–Roar!grognaCinder,quiattendaitprèsduportail.Roarsourit.–Jeferaismieuxd’yalleravantqu’ilsemetteencolère.Aria le serra dans ses bras.Alors qu’ils s’étreignaient, elle en profita pour lui transmettre un

messageenpensée.«Tuvasmemanquer,Roar.»

– À moi aussi, Mini-Portion, murmura-t-il suffisamment bas pour qu’elle soit la seule àl’entendre.

Puisilluiadressaunclind’œiletrejoignitleportaild’unpasnonchalant.Lesfleurssauvagesquibordaientlemurd’enceintecaptèrentsoudainl’attentiond’Aria.–Roar,attends!Ilfitvolte-face.–Oui?répliqua-t-il,lesourcillevé.Aria courut vers le mur puis promena son regard sur les fleurs. Elle trouva celle qu’elle

recherchaitet lacueillit.Ellerespirasonparfumet imaginaPerrymarchantàsescôtés,sonarcdansledos,quiluidécochaitsonpetitsourireencoin.

ElletenditlafleuràRoar.–J’aichangéd’avis,dit-elle.Donne-luiça.Roarplissalesyeux,l’airinterdit.–Jecroyaisquetuaimaislesroses.Qu’est-cequec’est?–Uneviolette.

Deux semaines plus tard, Aria, accroupie devant un feu, faisait cuire un lapin sur un

tournebrocheenbois.Ellenepouvaitvoirau-delàde la lueurdesflammes,maissesoreilles luidisaientqu’ellen’avaitrienàcraindredanscesbois;seulsdepetitsanimauxtrottaientalentour.

ElleavaitquittéMarronunpeuplustôtqueprévu.Roarluiavaitmanquébienplusqu’ellenel’aurait cru.Même la présence un peu bougonne deCinder lui avaitmanqué. Elle n’avait passupporté de se retrouver àDelphi sans eux, aussi avait-elle préparé son baluchon et, après desadieuxlarmoyants,elles’étaitmiseenroute.

Toutenécoutantgrésillerlaviande,elleseremémoralesoiroùelleavaitvupourlapremièrefois de vraies flammes. Elle avait trouvé le feu effrayant et fascinant dans AG 6. Elle le voyaittoujours ainsi. Elle avait vu l’Éther enflammer des régions entières, transformer la peau d’unemain en une surface noueuse, parsemée de cicatrices.Mais elle aimait aussi le feu désormais etfinissaitchaquejournée,ensefrottantlesmainsdevantlesflammes,bercéeparledouxsupplicedessouvenirs.

Parmi les murmures de la nuit, Aria perçut des bruits de pas, faibles et lointains, qu’ellereconnutaussitôt.

Elle semit à courir dans le noir, laissant ses oreilles la guider.Elle suivait le crissement descaillouxetdesbrindillessous lespiedsdeceluiqu’ellerejoignait,deplusenplusvif,deplusenplussonore,àmesurequesespropresfouléess’allongeaient,passantdelamarcheàlacourse.Ellesuivitlesbruitsdepasjusqu’àcequ’ellen’entendeplusquelesbattementsdesoncœuràlui,puissarespirationetsavoix…quiluidisaitàl’oreille,aveclamêmechaleurquelefeu,lesmotsqu’ellesouhaitaitentendre.

REMERCIEMENTS

De nombreuses personnes m’ont aidée à écrire cet ouvrage. Je ne remercierai jamais assezBarbaraLalicki pour sa perspicacité éditoriale, son soutien sans faille et son enthousiasme sanslimites.MariaGomezm’aapportéaussimoultconseilsd’éditeur.AndrewHarwells’estégalementmontré formidable et a accompli une kyrielle de tâches en coulisses avec une grande efficacité.MelindaWeigelaposésonœilavertisurlesdétailssubtilsquiparsèmentcespages.

ÀJackAdams,quimérite laceinturenoiredescompétencesenaffaires, jedisungrandmercipouravoirmenétoutcelademaindemaître.Jecroisquevousêtesunchampion.

TousmesremerciementslesplussincèresauxdécouvreursdetalentsetauxéditeursdumondeentierquiontplacéleurconfiancedansNeverSky.C’estpourmoiunprivilègeincroyabledevoirmon histoire s’aventurer aux quatre coins du globe. J’apprécie également le soutien quem’ontapportéStephenMooreetChrisGary.

Deux personnes m’ont aidée à faire passer ce roman du stade de la création à celui de laréalisation.ÀEricElfmanetLorinOberweger,mesbrillantsmentorsetnonmoinsamis,jetiensàtémoignermaplusprofondegratitude.MerciégalementàLynnHightowerdontj’aifaitmienslesmantrasIls’agitavanttoutderaconterunehistoireetMetsducœurdanschaquescène.

TaliaVance,KatyLongshoreetDonnaCooneronttransforméletravailsolitaired’écritureenunvéritablesportd’équipe.J’aitellementdechancedevousconnaître.BretBallou,JackieGarlicketLiaKeyes ont passé unnombred’heures incalculable avecmoi sous le ciel d’Éther.Merci àvous.

Àmesamisetàma famille,mercidem’avoirencouragéeau fildesannéesàpoursuivremonrêve.Jen’auraispaspuleréalisersansvous.Jetiensàremerciertoutparticulièrementmesparentsqui furent pour moi les meilleurs exemples qu’on puisse espérer. Merci à mes garçons : jedégoupilleunegrenaderemplied’amouretjevouslalance.

Enfin,merciàmonmari…Qu’ilestdouxd’êtreensymbioseavectoi.

VERONICAROSSI

Veronica Rossi est née à Rio de Janeiro, au Brésil. Enfant et adolescente, elle a vécu dansdifférentspaysdumonde.Elles’estfinalementinstalléeenCalifornie,oùellevitaujourd’huiavecsonmarietsesdeuxfils.Elleaétudiélesbeaux-artsàSanFrancisco,maisseconsacredésormaisentièrementàl’écriture.NeverSkyestsonpremierroman.

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