olivier - quine introduction

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Introduction L’œuvre de Quine se présente comme un enchaînement de développements théoriques dans des domaines aussi divers que la logique, l’épistémologie, la théorie de la signification, les théories de la référence, l’ontologie, les fondements des mathématiques. Quine n’a jamais cherché à formuler une question centrale qui travaillerait toute son œuvre. Pourtant, son travail est traversé par les mêmes interrogations et ses recherches semblent lutter contre des difficultés dont la récurrence saute aux yeux tout au long de presque soixante-dix ans de production scientifique. La question de fond qui semble ainsi animer le travail de Quine existe bel et bien. Elle est celle de la possibilité de la science. Celle de la possibilité d’une théorie* 1 du monde et de son expression dans le langage. Donc en un certain 1. Les astérisques renvoient soit au glossaire soit aux notices en fin de volume, selon que le terme signalé est une notion ou un nom propre.

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  • Introduction

    Luvre de Quine se prsente comme un enchanement de dveloppements thoriques dans des domaines aussi divers que la logique, lpistmologie, la thorie de la signification, les thories de la rfrence, lontologie, les fondements des mathmatiques. Quine na jamais cherch formuler une question centrale qui travaillerait toute son uvre. Pourtant, son travail est travers par les mmes interrogations et ses recherches semblent lutter contre des difficults dont la rcurrence saute aux yeux tout au long de presque soixante-dix ans de production scientifique.

    La question de fond qui semble ainsi animer le travail de Quine existe bel et bien. Elle est celle de la possibilit de la science. Celle de la possibilit dune thorie*1 du monde et de son expression dans le langage. Donc en un certain

    1. Les astrisques renvoient soit au glossaire soit aux notices en fin de volume, selon que le terme signal est une notion ou un nom propre.

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    sens il pourrait sagir de la question de la vrit. Mais nous verrons que celle-ci, en tant que thme dinterrogation philosophique, ne joue finalement quun rle secondaire. Car dire dune phrase quelle est vraie, cest juste dire que ce que dit la phrase, elle le dit bien du monde.

    Ce que Quine veut comprendre, ce nest pas ce que signifie pour une thorie dtre vraie, mais plus trivialement et plus philosophiquement, comment nous pouvons arriver une connaissance thorique du monde qui soit lgitime, solide, et partageable dans des thories verbalises, alors que nous ne partons que de nos donnes sensorielles, qui sont finalement assez frustes. Il sagit donc bien de comprendre comment la science est possible. Ce sur quoi elle fait fond, les donnes sensorielles, semble bien pauvre et maigre pour nous permettre de prtendre en tirer un vritable systme du monde, un ensemble dnoncs, la science, qui soit aussi complexe et sophistiqu.

    La question nest pas seulement pistmologique : elle ninterroge pas seulement la possibilit et la lgitimit du savoir. Elle est aussi ontologique. Reprenant en cela les ides de Peirce*, Quine affirme quil fait partie de la vocation de la science de dire ce quil y a . Une thorie scienti-fique nest en gnral pas neutre quant ses implications ontologiques. Mais elle ne les explicite pas clairement. Comment les rendre explicites ? Avec quelle lgitimit et quelle prtention luniversalit ? Ces questions conduiront Quine dpasser les affirmations que Frege*, Russell* et Carnap* ont proposes sur ce sujet.

    Lapproche de Quine se veut fondamentalement empi-riste et raliste. En pratique, elle sera aussi et surtout lan-gagire, mais l il sagit plus dun choix mthodologique que dautre chose. Lapproche se veut empiriste et raliste parce que Quine revendique dentre de jeu ces deux tra-

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    ditions et ne cessera jamais de les revendiquer. En tenant compte de ces deux convictions intimes (et presque a priori chez Quine), nous pourrions reformuler sa question ainsi : comment, sur fond exclusif de donnes sensorielles (position empiriste) peut-on saisir et thoriser le monde (cest le point de vue raliste, le monde nest pas issu de nos thories, il est ce quil est, nous de le dcouvrir) et dire ce quil y a, choses et lois ?

    Quine aborde donc sa vie de recherche avec deux convic-tions intimes : le ralisme et lempirisme, une ambition : comprendre la science, non pas la fonder, mais la com-prendre, et un matre, voire deux : Carnap, et peut-tre Russell, mais plus implicitement. Mais, et cest l limmense intrt de son uvre mon sens, il va trs rapidement buter sur limpossibilit de la dmarche. Si nous adhrons plei-nement et authentiquement lempirisme et au ralisme, si nous dbarrassons ceux-ci de quelques dogmes que Quine juge indfendables, bref si nous revenons de faon srieusement critique sur quelques prsupposs de la philosophie analytique telle quelle sest dploye depuis Frege avec notamment Russell et Carnap, alors nos fon-dements empirico-ralistes vacillent et nous ne sommes plus trs loin des thses du second Wittgenstein*. Il lui faudra donc rinventer un ralisme, assez proche de ceux de Peirce et de Wittgenstein, mais par des chemins logico-langagiers issus de Frege, Russell et Carnap. La philosophie dite postanalytique, et notamment ses dploiements dits pragmatistes ou no-pragmatistes (de Putnam* Rorty* notamment, en passant par Davidson*, Hacking*, Nagel* et bien dautres) datent de luvre et des questionnements de Quine.

    En simplifiant outrance, nous pourrions formuler ainsi la difficult que Quine a dcouverte. La science et la vie

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    courante produisent des noncs. Ces noncs disent le monde, ils disent explicitement ou implicitement ce quil y a, ce qui arrive et ce qui va arriver. Ce quil y a, cest ce que les noncs prsupposent quil y a, ce dont ils parlent. Ce qui arrive ou va arriver, cest ce que les noncs signifient. Ce dont les noncs sont issus, ce qui fonde leur lgitimit, ce sont les donnes sensibles que les auteurs et auditeurs (ou lecteurs) des noncs peroivent. Ces auteurs et auditeurs des noncs ont appris user du ou des langages* avec comptence, par apprentissage progressif, par ostension* dabord, puis par construction discursive. partir de cela, nous constatons avec Quine que, en premier lieu,

    sur la base de ce que nous percevons, nos noncs sont sous-dtermins*. Dautres noncs diffrents et incompatibles pourraient prtendre rendre compte du monde avec autant de lgitimit. Ceci est vrai non seulement pour les noncs abstraits de la science la plus thorique, mais aussi les noncs les plus courants de la vie quotidienne.

    En second lieu, sur la base de ce que nous percevons, nous ne pouvons pas prtendre savoir ce dont les noncs parlent, quoi ils rfrent. Les objets que nos noncs prsupposent ne sont pas dtermins de faon univoque par ces noncs et le comportement de leurs locuteurs comptents.

    Enfin, sur la base de ce que nous percevons, nous ne pouvons pas prtendre interprter le propos de qui-conque (quil soit tranger ou notre voisin) dans notre propre idiome, de faon dtermine et univoque. Plu-sieurs manuels de traduction (ou dinterprtation) incompatibles entre eux peuvent prtendre traduire son propos avec la mme lgitimit.

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    Bien sr, ces trois difficults ne sont pas indpendantes entre elles. Mais leurs liens logiques sont complexes et ont volu chez Quine, de mme que leur formulation et leur argumentation. Toujours est-il que ce triplet de thses, la sous-dtermination des thories, linscrutabilit de la rfrence et lindtermination de la traduction, constitue le cur de la dimension quasi-sceptique (expression trop forte, elle sera largement nuance) de la pense de Quine. Il faudra pourtant sauver la ralit et sauver lempirisme. La vision du monde issue de Frege, Russell et en un certain sens de Carnap, o le langage rfre au monde (ou renvoie vers la perception sensible du monde) et prsuppose le ralisme (cest--dire prsuppose lexistence objective de choses dont il sagit de parler), o les noncs ont une signification objective indpendante de la culture o ils naissent (signification quil faudra aller chercher dans lexprience sensible du monde), o chaque nonc a une condition de vrit ou de vrification dans le monde qui vaut signification, o seuls les noncs analytiques* peuvent prtendre avoir une signification qui ne soit pas un tat du monde ou une perception du monde mais un trait interne au langage, tout cela qui structure la philosophie analytique* dans laquelle Quine a t form va seffondrer avec lui. Bien sr, toute cette dimension quasi-sceptique de luvre de Quine ne fera pas lunanimit, loin sen faut. Beaucoup voudront en accepter une partie et en rejeter une autre, souvent au prix de certaines entorses aux propos de Quine. Mais nous pouvons dire quil y a un avant et un aprs Quine dans la philosophie analytique. Le programme de la philosophie analytique dans ses origines depuis Frege avait pour tche, complexe et passionnante, de comprendre comment le langage est solidement accroch la ralit factuelle du monde afin de pouvoir gager sur

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    cette ralit (quelle soit raliste ou phnomniste) la signification et la vrit. Sur fond de ce programme, le ralisme le plus inflationniste, si ce nest lempirisme, devait sortir dfinitivement victorieux, au dtriment de toute mtaphysique, toute ontologie, toute hermneutique*, tout relativisme culturel. Quine dgrise toute la communaut philosophique anglo-saxonne : avec lui, il faut reconstruire le ralisme et lempirisme alors que nous ne pouvons pas esprer savoir de quels objets parle un langage ou une thorie ; il faut renoncer matriser la notion de signification et de synonymie et renoncer gager la vrit dune phrase sur un fait ou des perceptions du monde.

    Comment sauver le ralisme et lempirisme aprs cela ? Le ralisme sera reconstruit sur la base dune notion que lon pourra rapprocher de celle dhabitude chez Peirce ou de forme de vie chez Wittgenstein : celle d obvie* . Lobvie, cest lvidence, ce sur quoi on peut construire tout le reste du savoir, mais une vidence reconnue comme interne une culture ou un langage ou encore un schme conceptuel , terme quinien, trs comment, sur lequel il nous faudra revenir, qui nomme le systme de croyances qui est inhrent la signification dun langage. Lobvie, pour une communaut culturelle donne, cest ce sans quoi tout son systme du monde seffondre, et qui demeure lui-mme infondable parce quil ny a pas de point de vue neutre (indpendant de la culture donne) sur le monde, ou de philosophie premire ou transcendantale*, partir duquel nous pourrions le fonder. Lobvie a pour fond lapprentissage, mais entendu comme processus continu et inhrent une culture, cest--dire une communaut linguistique. Le principe de non-contradiction, le fait que le monde soit peupl dobjets, dont lexemple paradigmatique est lobjet physique standard (la chaise, le stylo, le cheval...),

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    font partie de notre obvie, sans pourtant tre fondables. Nous pourrions trs bien vivre dans un monde o tout, par exemple, serait une notion de masse : comme nous disons il y a de leau, nous dirions il y a du cheval ou de la chaise, ce qui nest pas le cas chez nous. Nous vivons dans un monde dobjets, aux proprits prsupposes suffisamment stables pour pouvoir prtendre en dire quelque chose. Il nous faut ainsi accepter quil y ait un jeu (au sens de degr de libert) entre les donnes perceptibles et notre organisation conceptuelle du monde via la vie quotidienne et la science. Et ce jeu est combl par lobvie, qui est en partage au sein dune communaut culturelle parce que celle-ci partage ses processus dapprentissage du langage. Reste que lobvie est le rsultat dun processus dapprentissage collectif inhrent une culture, une communaut linguistique. Cela place donc tout systme de signification et de savoir en situation de ncessaire relativit lgard de cette culture.

    Dcouvrir Quine, entrer dans son uvre, cest donc dabord saisir un travail dflationniste, une dconstruc-tion de certaines vidences du ralisme analytique (sou-vent empiriste) qui ont domin la pense anglo-saxonne de Frege Quine. Mais cette dconstruction se fait de lintrieur, cest l sa valeur et son intrt. Il ne sagit pas dune attaque de lextrieur du paradigme empiriste et logico-langagier qui dominait la philosophie analytique jusqu Quine. Il sagit dune analyse interne qui en saisit les contradictions, les difficults, les apories, les fragilits conceptuelles jusque-l laisses dans lombre. Dans cette dimension quasi-sceptique de son uvre apparaissent, outre les trois thses dindtermination que nous avons voques, la thse holiste* (dont elles sont dduites), qui veut que ce ne soit jamais un nonc qui ait un sens mais seulement un nonc insr dans la signification de toute

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    une thorie ou de tout un langage oprant au sein dune culture, dun schme conceptuel. La notion danalyticit (au sens de Carnap plus que de Kant), qui veut que certains noncs soient vrais en vertu de conventions internes au langage, comme par exemple la vrit de lnonc les cli-bataires ne sont pas maris, se voit invalide. Les prsupposs ontologiques sur le monde se voient largement allgs, notamment des notions de proposition, dattribut et de modalit. Finalement la notion classique dpistmologie, qui se donne pour programme de fonder dans la factualit du monde la signification des noncs et la vrit des tho-ries, est remplace par une pistmologie naturalise* , qui se donne pour programme dtudier les processus de production de thories du monde sur la base des simples donnes sensorielles captes par un animal, ltre humain. Lpistmologie nest plus en surplomb de la science, avec pour mission de la lgitimer et de la fonder, ddicter des tables de la loi que la science doit suivre, mais interne la science, avec un programme de description et dexplication dun processus naturel de production, celui de la science. Dans cette approche, tout propos scientifique se trouve rvisable, y compris, chose surprenante, la logique et la mathmatique, qui se trouvent trangement en situation dtre rfutes et rvises par lexprience du monde.

    Chacune de ces consquences peut tre vue comme une tape supplmentaire de la dflation et de la dconstruction auxquelles procde Quine, une tape de plus sur une voie sceptique. Pourtant, il nen est absolument rien. Le ralisme de Quine est profond et sincre. Son propos nest pas de saper le paradigme logico-langagier et empiriste qui la form, mais de le nettoyer de ses fragilits pour le rendre solide. Tout se passe comme si Quine nous disait quil tait prfrable de disposer dun ralisme et dun empirisme

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    revus la baisse mais solides, que dun projet ambitieux mais intenable. Tout se passe comme si Quine nous disait : voici le ralisme minima qui peut tre le ntre. Faute de ce nettoyage, les sceptiques authentiques auront raison dun ralisme ambitieux mais trop fragile. Sauvons ce que nous pouvons sauver du ralisme. Il en sort non pas une philosophie sceptique, loin sen faut, mais une clbration de la science et de la vrit. Cette clbration, Quine nous enseigne quelle doit tre holiste si nous la voulons solide. Ce qui pche dans le paradigme prcdant Quine, cest lillusion que lnonc, la phrase, est latome de sens. Que tout le systme de signification et de savoir doit tre fond sur lide, fausse, que la signification dun texte ou dune thorie est la composition de la signification de ses phrases. La rvolution dclenche par Quine rside dabord dans lide quil ny a pas datome de sens. Le langage et le savoir sont des complexes discursifs qui saccrochent au rel, la factualit sensible du monde, non lment par lment mais dans sa priphrie, cest--dire en sa fine couche qui correspond effectivement des expriences sensibles du monde. Ainsi la plupart des phrases ne sont pas corrles au monde, mais dautres phrases. Cela gnre du jeu, des degrs de libert, o une mauvaise lecture de Quine pourrait laisser sengouffrer le scepticisme. Quine a largi et complexifi le jeu de la vrit que joue le langage : ce jeu se joue au niveau de lensemble du langage et non au niveau de la phrase. Mais la vrit nen demeure pas moins lenjeu essentiel de lhumanit : il sagit de lenjeu de la science.

    Luvre de Quine agit donc comme une dflagration. Bien sr certains auteurs, et non des moindres, conservent un modle classique de signification, o le cur de la smantique rside encore dans le lien, de plus en plus complexe, dans certains contextes possibles, des termes du langage avec les

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    objets du monde ou des mondes possibles, qui les interprtent. Dautres tentent danalyser la signification comme processus cognitif. Mais nous pouvons considrer que de trs larges pans de la philosophie analytique des annes 1970 et au-del jusqu nos jours est profondment postquinienne. Les questions mtaphysiques et notamment ontologiques ont nouveau droit de cit. La question du ralisme devient la question prioritaire pour des philosophes tels que Putnam ou Dummett*. La question de savoir jusquo il est lgitime de faire dpendre la signification, la vrit et les croyances du contexte culturel et historique qui les a vus natre devient essentielle pour des auteurs comme Rorty ou Putnam. Mme la lgitimit de lambition objectiviste de la philosophie et de lide de vrit est remise en cause par Rorty. La question de lhtrognit de la rationalit, et donc de son historicit, devient une question fondamentale qui animera de vastes dbats. La question de savoir si les concepts scientifiques ont des significations stables ou si elles dpendent dun contexte, ou de savoir si lvolution de la science correspond une croissance du savoir ou des modifications de significations holistes devient essentielle avec des auteurs tels que Kuhn* ou Feyerabend. Hacking tente dexpliquer lhtrognit de la rationalit en termes de styles de raisonnement. Davidson chausse les souliers de Quine mais pour tenter de sauver lide dune rationalit inhrente lide mme de langage et de signification. Des ponts sont jets avec la philosophie europenne de tradition non analytique, Heidegger devient une rfrence pour certains, Lyotard ou Foucault deviennent des interlocuteurs. Le foisonnement de la pense analytique acquiert un spectre dune largeur indite et une complexit thmatique inattendue.

    La philosophie analytique postquinienne est, sans doute, un nouveau paradigme.