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Lâoriginal italien de ce livre Alexandre KoyrĂ© in incognito, paru en 2016 Ă Florence chez Olschki («Biblioteca di Galilaeana», SĂ©rie du Museo Galileo), augmentĂ© ici dâune section (I.3 âKoyrĂ© as a Russian abroadâ) a Ă©tĂ© traduit par IrĂšne Imbart.
Pour la mise en ligne de la traduction française je suis redevable aux soins experts et amicaux de Paolo Galluzzi, Stefano Casati, Elena Montali e Monica Tassi.
Ce livre est dĂ©diĂ© Ă la mĂ©moire des collĂšgues et amis Sandro Barbera (1946-2009), Claudio Cesa (1928-2014) et Maurizio Torrini (1942-2019) avec lesquels jâai eu de prĂ©cieux Ă©changes dâidĂ©es et dâinformations.
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préfaCe
ALEXANDRE KOYRĂ INCOGNITO?
Ce livre a Ă©tĂ© et constitue aujourdâhui encore, au moment oĂč sa rĂ©daction touche Ă sa fin, une surprise pour son auteur.
JusquâĂ prĂ©sent Alexandre KoyrĂ© a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© par les spĂ©cialistes de lâhistoire des sciences et des dĂ©bats Ă©pistĂ©mologiques et mĂ©thodologiques, qui sây rattachent, comme un maĂźtre auquel on doit une contribution fondamentale, mais personne ne le considĂšre ni le connaĂźt comme un personnage historique, ayant parcouru tout lâarc du siĂšcle bref pendant lequel il a vĂ©cu.
Lâimportance des Ă©tudes dâhistoire et dâĂ©pistĂ©mologie publiĂ©es par KoyrĂ© a Ă©tĂ© universellement reconnue. Elle nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre analysĂ©e, dâautant plus que le cinquantenaire de sa mort est rĂ©cent (un congrĂšs Ă Paris-Nanterre en janvier 2012; un colloque et des mĂ©langes Ă lâUniversidad Federal de Goyas au BrĂ©sil; une journĂ©e Ă la NYU / Chirrus1, plusieurs sessions acadĂ©miques aux Canaries ou en TunisieâŠ). Ces colloques ont comportĂ© des dĂ©bats au sujet de son Ă©pistĂ©mologie, de sa version de la phĂ©nomĂ©nologie husserlienne, de son interprĂ©tation de GalilĂ©e, Descartes et Newton. Il est juste quâil en soit ainsi, et jâai consacrĂ© moi-mĂȘme des essais Ă ces sujets. Mais lâexpĂ©rience de KoyrĂ© ne se limite pas Ă cela, elle ne doit pas ĂȘtre ramenĂ©e exclusivement Ă ces aspects. Il en existe dâautres, inattendus, et jâessaierai ici de les reconstituer, mĂȘme si je me rends compte que, privĂ©e dâune partie importante des sources, je nâarriverai pas Ă fournir une restitution complĂšte.
Bien du temps a passĂ© depuis que jâai commencĂ© pour la premiĂšre fois Ă Ă©tudier la mĂ©thodologie et les ouvrages les plus cĂ©lĂšbres dâAlexandre KoyrĂ©, qui occupent une place importante dans lâhistoriographie des sciences exactes, mais Ă©galement dans celle de la mĂ©taphysique et de la mystique populaire. AprĂšs un essai gĂ©nĂ©ral que jâavais prĂ©parĂ© pour prĂ©senter la traduction italienne des deux essais que KoyrĂ© avait publiĂ©s dans «Critique», jâai commencĂ© Ă reconstituer ses Ă©tudes en Allemagne et en France, ses contacts internationaux, nombreux et complexes, son enseignement et ses recherches aux Ătats-Unis et ailleurs; je donnerai ici une synthĂšse des principaux rĂ©sultats de ces travaux, mais au lieu dâinsister sur les Ă©crits les plus cĂ©lĂšbres de KoyrĂ©, et par consĂ©quent les plus exploitĂ©s et commentĂ©s, jâutiliserai des comptes rendus et des Ă©crits mineurs. Mais cela nâest pas suffisant.
1 Je cite dâaprĂšs lâannonce de ces cĂ©lĂ©brations Ă New York (non encore publiĂ©es): «In the 1950s, pioneers of the history of the science such as Thomas S. Kuhn, I. B. Cohen, Marshall Clagett, Gerald Holton or Charles Gillispie have all admitted his influence on the discipline. The participants will discuss KoyrĂ©âs impact on the American intellectual landscape and the reception of his ideas among the historians and philosophers who sought to profes-sionalize the teaching of the history of science in the United Statesâ. Ont Ă©tĂ© publiĂ©s au contraire les actes dâun colloque Ă lâUniversitad Federal de Goyas.
III
Les manuscrits conservĂ©s au Centre parisien qui porte son nom ne constituent pas une sĂ©rie complĂšte, mais il en ressortait dĂ©jĂ , de sa correspondance comme de certaines pages quâil avait imprimĂ©es, quâAlexandre KoyrĂ© avait eu une vie plus complexe et aventureuse: il avait cultivĂ© des problĂ©matiques et des intĂ©rĂȘts variĂ©s, Ă©galement dans des domaines imprĂ©vus. Pour donner un seul exemple, il y en a un que les spĂ©cialistes nâont pas encore abordĂ©: il sâagit dâun essai sur les principes de la relativitĂ© chez Einstein et Hermann Minkowski, qui avait Ă©tĂ© offert Ă la revue de Xavier LĂ©on pour y ĂȘtre publiĂ© et qui fut refusĂ©. Cela advint avant la fameuse visite dâEinstein Ă Paris en 1922. Six mois avaient passĂ© depuis le moment oĂč Alexandre KoyrĂ© Ă©tait revenu en France, aprĂšs ses aventures militaires, politiques et dâespionnage en Russie, qui avaient Ă©tĂ© suivies de six mois de prison militaire dans une forteresse dâIstanbul, sous la menace dâune condamnation Ă mort. Cet article aurait dĂ» marquer sa rentrĂ©e dans le dĂ©bat Ă©pistĂ©mologique, mais il nâavait pas rĂ©ussi Ă le faire publier parce quâil prĂ©sentait de grands inconvĂ©nients. KoyrĂ© y avait repris le fil de sa mĂ©ditation prĂ©fĂ©rĂ©e, qui sâappuyait encore â comme dans les annĂ©es de Göttingen â sur les fondements des mathĂ©matiques de Hilbert et les derniĂšres leçons de Minkowski. Mais presque aussitĂŽt ses Ă©tudes se tournent vers les preuves de lâexistence de Dieu et ensuite Ă©galement vers les mystiques, spirituels et alchimistes. Câest lĂ un tournant surprenant, mais qui trouve peut-ĂȘtre une explication si lâon pense quâil a pu lui ĂȘtre suggĂ©rĂ© par les intellectuels quâil frĂ©quentait Ă Paris.
Ătant retournĂ© aux Ă©tudes qui lui avaient permis dâobtenir en 1913 un simple diplĂŽme dâĂ©tudes supĂ©rieures en philosophie, KoyrĂ© avait repris pour ses thĂšses Anselme et surtout Descartes, qui dans la thĂ©matique universitaire de son pays dâadoption Ă©tait un auteur central et mĂȘme, dâaprĂšs Ătienne Gilson, «un fĂ©tiche national»2. Celui-ci et LĂ©vy-Bruhl lâavaient soutenu au moment de renouer avec sa carriĂšre acadĂ©mique, qui se rĂ©vĂ©la pauvre et difficile, mais surtout incertaine: en effet KoyrĂ© â pendant cinq ans â resta dans le doute quant Ă la possibilitĂ© dâobtenir sa naturalisation en France, bien quâil pĂ»t sâhonorer du fait de sâĂȘtre portĂ© volontaire dĂšs que la guerre Ă©clata. Ă partir du moment oĂč grĂące Ă diverses protections il obtint enfin la nationalitĂ© française, sa carriĂšre progressa sans encombre, jusquâĂ sa fuite de la France occupĂ©e et son exil, dâabord en Ăgypte, puis Ă New York oĂč il avait Ă©tĂ© chargĂ© dâun rĂŽle important dans le cadre de lâenseignement francophone, de la propagande du mouvement de de Gaulle, des invitations comme confĂ©rencier ou plus tard comme visiting professor le long de toute la East Coast.
Sur la mĂ©taphysique cartĂ©sienne et de lâĂąge moderne en gĂ©nĂ©ral, KoyrĂ© au cours de sa maturitĂ© avait combinĂ© les perspectives de LĂ©vy-Bruhl et de Gilson avec celles de Husserl, privilĂ©giant peut-ĂȘtre mĂȘme ces derniĂšres par fidĂ©litĂ© envers sa formation phĂ©nomĂ©nologique. Le cours cartĂ©sien, dĂ©jĂ dans la version quâil en donna au Caire en 1937, est lâun des textes dans lesquels KoyrĂ© formule son idĂ©e de rĂ©volution intellectuelle3.
Lorsque sur son conseil Husserl fut invitĂ© par Henri Lichtenberger Ă Paris en 1929, KoyrĂ© (son «Adlatus») sera chargĂ© de la mĂ©diation laborieuse entre le professeur de Göttingen et les Parisiens; KoyrĂ© rĂ©visera radicalement la traduction des MĂ©ditations cartĂ©siennes, il en sera pratiquement le vĂ©ritable traducteur, comme le reconnaissait Malvine Husserl. DĂšs quâil eut fini de lire Sein und Zeit KoyrĂ© projeta la mĂȘme opĂ©ration pour Heidegger, quâil avait conseillĂ© dâinviter Ă la troisiĂšme dĂ©cade de Pontigny en 1929 pour discuter avec Whitehead et Eddington.
2 Je rĂ©sume ici ce qui est dĂ©veloppĂ© plus amplement au chap. II.3 sur les rapports biographiques et historiogra-phiques de KoyrĂ© avec Gilson, qui avait Ă©tĂ© considĂ©rĂ© par Richard Mc Keon, Albert Salomon et dâautres profes-seurs amĂ©ricains comme le maĂźtre de KoyrĂ©: mais il faut rappeler Ă©galement parmi ses modĂšles un cours de leur professeur LĂ©vy-Bruhl, qui Ă©tait restĂ© inĂ©dit mais avait inspirĂ© les deux Ă©rudits ainsi que divers autres spĂ©cialistes.3Cf. infra, chap. II.7.
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
IV
Cette initiative ne put ĂȘtre rĂ©alisĂ©e. Ensuite, une fois quâil eut constatĂ© lâorientation nazie de Heidegger (probablement lorsquâil lâavait rencontrĂ© au sein du comitĂ© pour la publication posthume de lâĆuvre de Max Scheler, peu aprĂšs 1928 et avant 1933), il lâavait rendue publique en France.
Mais câest lâautre versant de son activitĂ© qui paraĂźt encore plus surprenant et a reprĂ©sentĂ© pour moi une source de difficultĂ©s imprĂ©visibles: je suis la premiĂšre Ă reconnaĂźtre que dans de nombreux cas je me suis trouvĂ©e face Ă des questions au sujet desquelles je nâĂ©tais pas compĂ©tente, mais que je ne pouvais nĂ©gliger sans renoncer au projet dâune biographie intellectuelle globale et exhaustive. Je veux dire quâau cours de mes recherches de documentation, des dĂ©veloppements Ă©vidents, mais dont je nâavais pas prĂ©vu initialement quâils dussent ĂȘtre rattachĂ©s Ă lâimage circulant officiellement, mâont obligĂ©e Ă affronter des problĂšmes et des domaines disciplinaires dans lesquels je nâaurais pas voulu mâaventurer si jâavais pu lâĂ©viter.
Je parle de la vie active de KoyrĂ©: il a Ă©tĂ© actif tant comme conspirateur dans la Russie tzariste que â sous diffĂ©rentes formes â au dĂ©but de lâĂ©poque soviĂ©tique. Il a Ă©tĂ© probablement aussi un important go between: il servit de mĂ©diateur et organisa des contacts pour de nombreux intellectuels nĂ©s juifs comme lui-mĂȘme (pendant presque toute sa vie il fut un Juif non observant) et qui connurent des tribulations Ă travers toute lâEurope.
En ce qui concerne son activitĂ© la pĂ©riode la plus facile Ă reconstituer a Ă©tĂ© celle de son exil aux Ătats-Unis, oĂč son activitĂ© de militant gaulliste fut officielle â comme elle lâavait dĂ©jĂ Ă©tĂ© auparavant en Ăgypte: mais dans ce cas Ă©galement il ne parla pas aprĂšs 1945 de ses expĂ©riences, qui avaient cependant jouĂ© un rĂŽle considĂ©rable dans la culture des Ă©migrĂ©s et leur difficile situation professionnelle en terre dâexil. Il nây avait rien Ă garder cachĂ© dans cette expĂ©rience, et dâailleurs cela nâaurait pas Ă©tĂ© possible: comment dissimuler quâon a Ă©tĂ© secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral dâune Ăcole libre de niveau universitaire dispensant Ă New York des cours populaires et faisant de la propagande politique pendant la guerre? Or dans ce cas aussi il ne disait rien. Il avait pris lâhabitude dâobserver la plus grande prudence ou rĂ©serve clandestine et â mĂȘme lorsque ce nâĂ©tait plus nĂ©cessaire â il conservait la mĂȘme attitude. CâĂ©tait lĂ un vice qui remontait Ă son adolescence⊠Mais en ce qui concerne les Ă©pisodes prĂ©cĂ©dents en Russie comme Ă©tudiant conspirateur en 1907, puis pendant la premiĂšre guerre mondiale et sa conclusion orientale compliquĂ©e, Ă Kiev et Odessa, cette rĂ©serve nâĂ©tait pas superflue, elle Ă©tait mĂȘme nĂ©cessaire, comme elle le sera de nouveau au cours de la pĂ©riode de lâentre-deux-guerres.
Dans les pages qui suivent il y aura peut-ĂȘtre certaines erreurs, mais aussi quelques nouveautĂ©s. Ces derniĂšres mĂ©ritent dâĂȘtre signalĂ©es, laissant Ă dâautres lâoccasion de rectifier.
Ă part certains cas spĂ©ciaux signalĂ©s en note je ne dresse pas ici la liste de mes dettes de reconnaissance envers mes collĂšgues, bibliothĂ©caires et archivistes, parce quâau cours dâune recherche aussi longue et Ă©tendue ils ont Ă©tĂ© trĂšs nombreux et je courrais le risque que la mĂ©moire mâen fasse oublier quelques-uns; mais je suis profondĂ©ment reconnaissante Ă tous, comme aux plus rĂ©cents, Laura Senserini et Andrea Santangelo, qui mâont aidĂ©e pour les Ă©preuves et pour les index analytiques.
PRĂFACE - ALEXANDRE KOYRĂ INCOGNITO?
V
introduCtion
LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
NĂ© en 1892 dans la Russie tzariste et arrĂȘtĂ© deux fois pour terrorisme lorsquâil Ă©tait en-core au lycĂ©e, Alexandre KoyrĂ© alla, comme de nombreux Ă©tudiants juifs avaient lâhabitude de le faire, complĂ©ter ses Ă©tudes supĂ©rieures de mathĂ©matiques et de philosophie en Allemagne et en France.
Ă lâautomne 1908 il se trouvait Ă Göttingen. Edmund Husserl y avait attirĂ© quelques enseignants plus jeunes, dits les phĂ©nomĂ©nologues munichois (parmi lesquels Adolf Reinach et pendant deux courtes pĂ©riodes Max Scheler). KoyrĂ© fut lâun de leurs premiers Ă©lĂšves Ă©trangers et appartint Ă la Philosophische Gesellschaft, un club fondĂ© par les Ă©tudiants peu avant son arrivĂ©e et qui comprenait des Allemands comme Fritz Kaufmann, Alfred von Sybel, Hans Lipps, Theodor Conrad et Hedwig Martius, et Ă©galement Roman Ingarden de Cracovie, Edith Stein qui venait de WrocĆaw et le thĂ©ologien protestant de Strasbourg Jean Hering. KoyrĂ© avait dĂ©jĂ fait une courte Ă©tape Ă Paris et il y avait probablement Ă©coutĂ© Bergson, sur lequel il tint un sĂ©minaire au cercle de Göttingen: câest lĂ quâil se fit des amis pour toute la vie.
En France, lâactivitĂ© de KoyrĂ© fut consacrĂ©e au contraire Ă la recherche historico-phi-losophique plutĂŽt quâĂ la spĂ©culation thĂ©orique. Bochenski a dâailleurs vu en lui le principal reprĂ©sentant de la phĂ©nomĂ©nologie en France1, et il faut reconnaĂźtre lâimportance incontestable du travail de mĂ©diation effectuĂ© par KoyrĂ© au cours des annĂ©es vingt et trente, plus que par les autres Ă©migrĂ©s slaves Ă Paris qui se rĂ©fĂ©raient Ă la phĂ©nomĂ©nologie (EugĂšne Minkows-ki, Georges Gurwitch, Aron Gurwitsch, Alexandre KojĂšve: ce nâĂ©tait pas encore lâĂ©poque de Merleau-PontyâŠ). Et câest prĂ©cisĂ©ment Ă KoyrĂ© quâil revint de revoir la traduction française des MĂ©ditations cartĂ©siennes2: leur exposition faite par Husserl Ă Paris avait Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement organisĂ© en coulisses par KoyrĂ© lui-mĂȘme. Câest Ă son initiative et en partie Ă sa plume que lâon doit Ă©galement la premiĂšre connaissance de Heidegger en France.
KoyrĂ© sâĂ©tait Ă©tabli dĂ©finitivement en France en 1912. Ă part Bergson, dont les cours au CollĂšge de France attiraient un vaste public de provenance variĂ©e, ses professeurs Ă la Sorbonne furent Victor Delbos, AndrĂ© Lalande, LĂ©on Brunschvicg et François Picavet. Une dĂ©cennie auparavant LĂ©vy-Bruhl avait chargĂ© ce dernier, non sans quelque rĂ©serve, de suivre les travaux scolastico-cartĂ©siens de Gilson: Ă prĂ©sent, sous sa direction (apparente), et dans lâespoir de lui
1 J.M. boChenski, La philosophie contemporaine en Europe, Paris, Payot 1962, p. 110.2 herbert spiegelberg, The Phenomenological Movement. A Historical Introduction, âs Gravenhage Nijhoff («Phenomenologica», vol. V-VI), 1960, vol. I, p. 170, 225, 410, 610, et 402. Cf. pour les abondantes et minutieuses notices biographiques, suZanne delorMe, Hommage Ă Alexandre KoyrĂ©, «Revue dâhistoire des sciences et de leurs applications», XVIII, fasc. 2, avril-juin 1965, oĂč lâon trouve Ă©galement les articles de Paul Vignaux, RenĂ© Taton et Pierre Costabel.
VI
succĂ©der, KoyrĂ© publiait ses expositions intelligentes des «preuves» de lâexistence de Dieu se-lon Anselme et selon Descartes. Pour obtenir le diplĂŽme de la cinquiĂšme section de lâĂcole Pra-tique des Hautes Ătudes, il avait rĂ©digĂ© une thĂšse sur LâidĂ©e de Dieu et les preuves de son exis-tence chez Descartes (1922). Il sâagit de deux textes jumeaux, qui suivent tous deux le mĂȘme modĂšle dâexposition; mais KoyrĂ© avait commencĂ© par lâauteur le plus rĂ©cent et le plus cĂ©lĂšbre, avant de remonter Ă LâidĂ©e de Dieu dans la philosophie de Saint Anselme, quâil soutint en 1923 pour le doctorat dâUniversitĂ©. La rĂ©daction de lâouvrage, quâil avait prĂ©vu de terminer pendant un sĂ©jour en Suisse au cours de lâĂ©tĂ© 1914, avait dĂ» ĂȘtre durablement interrompue: KoyrĂ© sâĂ©tait offert comme volontaire au moment de la mobilisation gĂ©nĂ©rale. Lâon verra combien cette ex-pĂ©rience militaire se rĂ©vĂ©la complexe; bien que fort longue, de 1914 Ă 1920, elle nâavait pas vĂ©ritablement reprĂ©sentĂ© une fracture. AussitĂŽt terminĂ©e, KoyrĂ© Ă©tait immĂ©diatement retournĂ© Ă ses Ă©tudes et sâĂ©tait risquĂ© Ă prĂ©senter un article sur la thĂ©orie de la relativité⊠Les deux thĂšses et spĂ©cialement la troisiĂšme (soutenue en 1929 pour le doctorat dâĂtat), qui aujourdâhui encore constitue un ouvrage important sur La philosophie de Jacob Boehme, correspondent Ă la pre-miĂšre pĂ©riode de son expĂ©rience acadĂ©mique, incluant ses recherches historiques sur des idĂ©es mĂ©taphysico-religieuses et caractĂ©risĂ©e par son intĂ©rĂȘt pour le Moyen Ăge et ensuite pour la mystique du dĂ©but de lâhistoire moderne.
KoyrĂ© avait tentĂ© une confrontation suggestive entre cette mĂȘme phĂ©nomĂ©nologie et la philosophie scolastique3. Contrairement Ă lâopinion de son ancienne camarade dâĂ©tudes, cette Edith Stein quâil avait fait inviter Ă un colloque au dĂ©but des annĂ©es trente et qui considĂ©-rait comme possible un rapprochement ou mĂȘme une synthĂšse entre thomisme et phĂ©nomĂ©-nologie, KoyrĂ© Ă©tait dâaccord avec Ătienne Gilson pour considĂ©rer la philosophie de Husserl comme «plus proche des augustiniens que des aristotĂ©liciens, plus proche du scotisme que du thomisme»4. KoyrĂ© avait contribuĂ© Ă organiser et participĂ© Ă lâun des Ă©vĂ©nements les plus importants pour lâintroduction de la phĂ©nomĂ©nologie en France: les discussions de la SociĂ©tĂ© thomiste Ă Juvisy5 avaient portĂ© entre autres sur la question de lâorientation idĂ©aliste de Husserl, sur son Ă©volution de la «phĂ©nomĂ©nologie rĂ©aliste» des Logische Untersuchungen Ă lâidĂ©alisme radical de Ideen et des MĂ©ditations cartĂ©siennes.
AprĂšs que Husserl eut dĂ©jĂ fait paraĂźtre Ideen, un article publiĂ© par KoyrĂ© en 1922 dans sa revue montrait la prĂ©fĂ©rence de lâĂ©lĂšve pour la premiĂšre phase de la pensĂ©e de son maĂźtre. Sur ce problĂšme et sur lâactualitĂ© des Logische Untersuchungen KoyrĂ© avait exprimĂ© son opinion Ă©galement Ă Juvisy: il croyait que la phĂ©nomĂ©nologie fĂ»t avant tout une mĂ©thode et non pas une mĂ©taphysique. Il pensait mĂȘme que lâorientation idĂ©aliste de la phĂ©nomĂ©nologie pouvait diminuer sa valeur comme mĂ©thode purement descriptive, faussant «le sens mĂȘme du rĂ©el, du
3 Cf. Jean hering, In memoriam: A. KoyrĂ©, «Philosophy and Phenomenological Research», XXI, 1964-65, p. 453-454: «The phenomenological stamp which his mind acquired there always remained apparent, even though most of his further works were concerned with the history of philosophy». Son intĂ©rĂȘt juvĂ©nile pour la philosophie scolastique nâest pas dĂ» au hasard, parce quâen elle «like Brentano and others, had discerned some foreshadowing of phenomenological themes».4 JournĂ©es dâĂ©tude de la SociĂ©tĂ© Thomiste. La PhĂ©nomĂ©nologie, Juvisy, SociĂ©tĂ© thomiste, s.d. [1932]; cf. spie-gelberg, The Phenomenological Movement, cit., II, p. 404, qui souligne lâimportance des discussions de Juvisy pour lâintroduction de la phĂ©nomĂ©nologie dans la culture française «trying to play down the idealistic character of phenomenology and to stress the differences between Husserl and Heidegger». DâaprĂšs Spiegelberg lâesprit de la discussion, dont KoyrĂ© fut magna pars Ă cause de ses diverses interventions et spĂ©cialement pour avoir fait inviter E. Stein, dont il avait rĂ©exposĂ© en français et dĂ©battu les idĂ©es, suggĂ©rait la possibilitĂ© dâune assimilation de la mĂ©thode phĂ©nomĂ©nologique de la part des philosophes catholiques, sans se compromettre avec les conclusions de Husserl et de Heidegger.5 KoyrĂ© en avait confiĂ© le compte rendu Ă A. KojĂšve dans «Recherches philosophiques», III, 1933-34, p. 430-431.
INTRODUCTION - LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
VII
phĂ©nomĂšne (sens et essence) de la rĂ©alité». Le passage du rĂ©alisme Ă lâidĂ©alisme chez Husserl nâĂ©tait rien dâautre que la substitution dâune rĂ©duction existentielle Ă la rĂ©duction essentielle.
Tandis que Husserl tardait Ă cerner les buts de Heidegger6 et Ă rĂ©agir Ă ses Ă©laborations, KoyrĂ© avait promptement formulĂ© une critique des dĂ©veloppements de lâĂ©cole phĂ©nomĂ©nolo-gique; KoyrĂ© ne renia pas la nature originelle de ses intĂ©rĂȘts et dâun aspect fondamental de sa mĂ©thode philosophique. Il dĂ©clarait en effet en 1953:
Jâai Ă©tĂ© profondĂ©ment influencĂ© par Husserl et câest probablement de lui, qui nâavait pas de grandes connaissances en histoire, que jâai appris lâapproach positive Ă celle-ci, lâintĂ©rĂȘt pour lâobjecti-visme de la pensĂ©e grecque et mĂ©diĂ©vale, pour le contenu intuitif de la dialectique en apparence unique-ment conceptuelle, pour la constitution historique et idĂ©ale des systĂšmes dâontologie. Jâai hĂ©ritĂ© de lui le rĂ©alisme platonicien quâil abandonna, lâantipsychologisme et lâantirelativisme7.
Par ailleurs les recherches de KoyrĂ© sur la conception de la religion de Paracelse Ă Boehme mettent en lumiĂšre un Ă©lĂ©ment nouveau, un Ă©largissement de ses horizons et de ses critĂšres de jugement: Ă cĂŽtĂ© de la logique husserlienne, Ă prĂ©sent ce sont les analyses de LĂ©-vy-Bruhl sur la mentalitĂ© primitive qui lâintĂ©ressent avant tout. DĂ©jĂ Lucien Febvre, qui Ă©tait le collĂšgue de KoyrĂ©, avait proposĂ© ce rapprochement et louait ses recherches insolites sur «ces hommes qui, ayant rompu le rythme de la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale, retrouvent et fortifient le trĂ©sor Ă©ternel des superstitions primitives, comme en leur temps ils pouvaient les puiser dans le folk-lore populaire»8. Bien que de 1922 Ă 1929, et puis de nouveau â aprĂšs une annĂ©e dâenseigne-ment Ă Montpellier â en 1931 et au cours des annĂ©es suivantes, il eĂ»t enseignĂ© Ă la cinquiĂšme section de lâĂcole pratique des Hautes Ătudes, dĂ©nommĂ©e «Sciences religieuses» et dont il Ă©tait diplĂŽmĂ©, ses intĂ©rĂȘts ne se bornaient pas Ă ces disciplines: il traitait souvent de lâhistoire des sciences et en outre, poussĂ© par des nĂ©cessitĂ©s Ă©conomiques, il enseignait Ă©galement Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves (oĂč il sâĂ©tait liĂ© dâamitiĂ© avec AndrĂ© Mazon, qui en serait devenu le directeur et qui avait Ă©tĂ© emprisonnĂ© lorsquâil Ă©tait attachĂ© culturel français Ă Moscou en 1917), collaborait Ă des pĂ©riodiques de lâĂ©migration russe et Ă©crivait des livres sur la pensĂ©e russe du XIXe siĂšcle chez les slavophiles et les occidentalistes, et sur lâhegelisme en Russie.
Câest dans le cadre des salons et non pas seulement dans les amphithĂ©Ăątres parisiens que sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e lâune de ses expĂ©riences intellectuelles les plus importantes: tout comme cela avait Ă©tĂ© le cas pour sa rencontre avec Husserl, celles avec LĂ©vy-Bruhl et avec le Russe Emile Meyerson auront toujours pour lui une grande valeur. Haut dirigeant du mouvement sioniste et dilettante fort estimĂ© en matiĂšre de philosophie, celui-ci eut une grande influence sur KoyrĂ© et le ramena vers lâĂ©tude de lâĂ©pistĂ©mologie et de lâhistoire de la science. Alexandre KoyrĂ© partici-pait aux dĂ©bats sur la physique contemporaine qui se dĂ©roulaient entre les acadĂ©miciens rĂ©unis autour de Meyerson: il sâen inspira non seulement pour Ă©largir le cadre de ses recherches, mais Ă©galement pour fixer certains critĂšres mĂ©thodologiques qui resteront toujours fondamentaux pour lui. En 1961 il dĂ©clarera:
personnellement je devais beaucoup Ă Meyerson: câest Ă son influence que je devais peut-ĂȘtre attribuer le fait de mâĂȘtre orientĂ© ou rĂ©orientĂ© de lâhistoire de la pensĂ©e philosophique vers lâhistoire de la pensĂ©e scientifique9.
6 KoyrĂ© sâexprima plus tard, en termes critiques, sur lâĂvolution philosophique de M. Heidegger, «Critique», n. 1 et 2, 1946; maintenant dans EHPP, p. 247-277. V. infra, III.6.7 DĂ©clarations rapportĂ©es par Spiegelberg, The Phenomenological Movement cit., p. 225.8 luCien febvre, Avant-propos Ă a. koyrĂ©, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siĂšcle allemand, Paris, A. Colin, «Cahiers des Annales», 10, 1955, p. VI.9 «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», LV, 1961, p. 115-116, citĂ© Ă©galement par delorMe, Hommage
VIII
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Par ces mots KoyrĂ© voulait se rĂ©fĂ©rer Ă ses thĂšses sur les preuves de lâexistence de Dieu ainsi quâĂ lâĂ©tape suivante consacrĂ©e Ă Ă©tudier Copernic, GalilĂ©e et le Descartes savant. Les perspectives qui lui avaient Ă©tĂ© fournies par Meyerson se rĂ©vĂ©lĂšrent alors fondamentales. DĂ©jĂ dans le premier ouvrage oĂč il retraçait en 1934 lâhistoire de la science, traduisant et commentant Copernic, KoyrĂ© soulignait sa dette envers Meyerson qui avant lui, dans un appendice Ă IdentitĂ© et rĂ©alitĂ© concernant les coperniciens et le principe dâinertie10, avait indiquĂ© la difficultĂ© de traiter de cet ouvrage sans le moderniser indĂ»ment. KoyrĂ© Ă©tait Ă©galement conscient de la grande difficultĂ© quâil y a à «nous reprĂ©senter aujourdâhui et rĂ©aliser pleinement lâeffort et la hardiesse» de lâhypothĂšse copernicienne.
Il faudrait pouvoir revenir Ă la certitude naĂŻve avec laquelle le sens commun accepte lâĂ©vidence im-mĂ©diate de la perception de lâimmobilitĂ© de la terre. Et mĂȘme cela ne suffirait pas: il faudrait greffer sur cette Ă©vidence un triple enseignement, scientifique, philosophique, thĂ©ologique. Une triple tradition, une triple autoritĂ© de calculs, de raisonnements, de rĂ©vĂ©lation. Ce nâest quâalors que nous pourrions nous rendre compte de la hardiesse invraisemblable de la pensĂ©e copernicienne qui arrachait la terre Ă ses fondements et la lançait dans le ciel⊠Pour nous il est aussi difficile de rĂ©aliser la force de lâimpression que les hommes de son temps devaient Ă©prouver Ă la lecture de son Ćuvre11.
Pour replacer la rĂ©volution copernicienne dans sa rĂ©alitĂ© historique, «la premiĂšre prĂ©caution Ă prendre est de ne pas voir en Nicolas Copernic un prĂ©curseur de GalilĂ©e et de Kepler, de ne pas lâin-terprĂ©ter Ă travers eux»12. KoyrĂ© avait dĂ©jĂ formulĂ© clairement dans ce passage datant de sa jeunesse lâun des principes mĂ©thodologiques (meyersoniens, justement) qui resteront toujours fondamentaux dans ses nouvelles Ă©tudes coperniciennes de 1961.
Rien nâa eu sur lâhistoire une influence plus nĂ©faste que la notion de âprĂ©curseurâ. ConsidĂ©rer quelquâun comme le prĂ©curseur de quelquâun dâautre, câest sĂ»rement sâempĂȘcher de le comprendre13.
Il faut observer que KoyrĂ© nâexagĂ©ra jamais lâimportance des sources, si chĂšre Ă lâhisto-riographie positiviste, sans toutefois la nĂ©gliger totalement, comme le voudrait une mĂ©thodologie tendant Ă privilĂ©gier les structures: il la mit Ă profit dâune maniĂšre adĂ©quate Ă chaque fois quâelle pouvait servir Ă mieux comprendre les thĂ©ories Ă©tudiĂ©es. Cette rĂšgle se trouvait dĂ©jĂ Ă la base de ses recherches sur Boehme, dans lesquelles KoyrĂ©
avait fait allusion aux influences subies et exercĂ©es par lui uniquement dans la mesure oĂč cela lui avait paru strictement indispensable pour le situer par rapport aux problĂšmes et aux mouvements dâidĂ©es qui lâenvironnaient; dans la mesure oĂč la confrontation avec un prĂ©dĂ©cesseur ou un hĂ©ritier pouvait Ă©clairer et prĂ©ciser sa propre position.
DĂ©jĂ alors KoyrĂ© nâavait pas voulu insister â conformĂ©ment au genre littĂ©raire de la thĂšse â sur la tradition dans laquelle lâauteur sâinsĂ©rait. «On nâa pas voulu courir le risque dâexpliquer ignotum per ignotius»14. Dans ce sens il a Ă©tĂ© justement observĂ© que dĂ©jĂ dans les Ă©tudes dâhistoire religieuse, comme ensuite dans celles dâhistoire de la science,
cit., p. 132.10 Meyerson, IdentitĂ© et rĂ©alitĂ©, Paris, Alcan 1926, p. 528-540.11 koyrĂ©, Introduction Ă niColas CoperniC, Des rĂ©volutions des orbes cĂ©lestes, Livre I, Paris, Alcan 1934, p. IX-XI.12 Ibid.13 Ibid, p. 4; cf. koyrĂ©, La rĂ©volution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann 1961, p. 79, n. 3, et lâarticle sur Paracelse de 1933, maintenant dans Mystiques⊠cit., p. 46.14 koyrĂ©, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, Vrin 1929, p. XVII 1929 (Ă noter que lâouvrage est dĂ©diĂ© Ă L. Brunschvicg et Ă Ă. Gilson).
INTRODUCTION - LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
IX
on voit lâempreinte profonde de la mentalitĂ© phĂ©nomĂ©nologique. Il ne se contente jamais dâana-lyser les influences subies par les penseurs Ă©tudiĂ©s, mais cherche toujours Ă saisir et faire revivre leur intuitions profondes15.
Cette façon de voir lui permettait surtout de dĂ©gager lâhistoire de la science du techni-cisme Ă©troit qui en limitait le contexte interprĂ©tatif et jusquâĂ lâintĂ©rĂȘt. Deux historiens de la science lâont louĂ© pour en avoir ainsi enrichi la problĂ©matique:
Il a montrĂ© dans ses travaux que lâinfluence de la pensĂ©e scientifique et de la vision du monde quâelle dĂ©termine nâest pas seulement prĂ©sente dans les systĂšmes â comme ceux de Descartes et de Leibniz â qui sâappuient ouvertement sur la science, mais Ă©galement dans les doctrines â comme celles des mystiques â apparemment Ă©trangĂšres Ă toute prĂ©occupation de ce genre: il en rĂ©sulte que la mystique de Boehme ne peut ĂȘtre valablement comprise sans quâon la rĂ©fĂšre Ă la nouvelle cosmologie crĂ©Ă©e par Copernic16.
La dĂ©finition dâinstrument scientifique, de son rapport avec la thĂ©orie et avec le calcul, a une importance fondamentale en ce qui concerne toute la conception historique de KoyrĂ©. Ce concept dâexpĂ©rience sâĂ©carte intentionnellement et avec insistance du concept aristotĂ©licien dâobservation et de description (historia), et est liĂ© au contraire au mathĂ©matisme platonicien. Les Ătudes galilĂ©ennes sâefforcent de distinguer, dans la tradition historique et particuliĂšrement chez GalilĂ©e, le platonisme mathĂ©matique du platonisme mĂ©taphysique: cette distinction, dĂ©jĂ claire pour Brunschvicg, sâĂ©tait enrichie et prĂ©cisĂ©e grĂące aux lectures et comptes rendus des essais de Hoffmann, Cassirer et Klibansky. Ce nâest pas seulement le Platon âmathĂ©maticienâ qui est prĂ©sent dans les observations mĂ©thodologiques de KoyrĂ©, mais aussi celui des idĂ©es (ou structures). Cette distinction, ainsi que lâantiaristotĂ©lisme qui lâaccompagne avec cohĂ©rence, est fondamentale et persistante dans la pensĂ©e de KoyrĂ©:
DĂšs le commencement de sa carriĂšre il a Ă©tĂ© platonicien⊠Il faudrait dĂ©finir quelle a pu ĂȘtre au dĂ©but lâinfluence platonisante, ou tendanciellement platonisante, de Husserl sur son Ă©lĂšve17.
On a dĂ©jĂ vu que KoyrĂ© lui-mĂȘme reconnaĂźt dans ses dĂ©clarations cette influence husser-lienne18. Il faudrait ajouter tout au plus que dans ce cas aussi les suggestions de ses deux maĂźtres sâaccordent: KoyrĂ© met en Ă©vidence le fait que
Meyerson lui aussi a une mauvaise opinion de la valeur scientifique de lâaristotĂ©lisme dans les sciences physiques. La physique qualitative a dĂ©montrĂ© sa parfaite stĂ©rilité⊠Il nây a de science rĂ©elle que lĂ oĂč elle est quantitative, mathĂ©matique, car câest seulement dans les mathĂ©matiques â Ă ce quâil paraĂźt â quâil y a accord entre la pensĂ©e et le rĂ©el. Peut-ĂȘtre parce que lâĂȘtre mathĂ©matique, comme le pensait Platon, est intermĂ©diaire19.
Dans un essai de 1933 KoyrĂ© a appliquĂ© sa mĂ©thode Ă lâĂ©tude de Paracelse, auteur et thĂšme parmi les plus sensibles pour ce qui est des liens problĂ©matiques entre histoire des sciences et histoire religieuse.
15 J. hering, NĂ©crologie. A. KoyrĂ©, «Revue dâhistoire et philosophie religieuse», XLIV, 1964, p. 262-263.16 i. bernard Cohen â renĂ© taton, Hommage, dans MĂ©langes A. KoyrĂ©, Paris, Hermann 1964, I, p. XXI.17 yvon belaval, Les recherches philosophiques dâA. KoyrĂ©, «Critique», 1964, fasc. 207-208, p. 696 (qui paraĂźt cependant excessif lorsquâil conclut, p. 703: «Lâessentiel rĂ©side donc toujours dans la thĂ©orie, câest-Ă -dire dans lâesprit. La philosophie de lâhistoire doit ĂȘtre â pour A. KoyrĂ© â idĂ©aliste»).18 Cf. infra, p. XI-XII.19 koyrĂ©, compte rendu de Meyerson, Du cheminement, «Journal de psychologie», 1933, p. 654.
X
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Ce quâil y a de plus difficile â et de plus nĂ©cessaire â lorsquâon affronte lâĂ©tude dâune pensĂ©e qui nâest plus la nĂŽtre, consiste⊠plutĂŽt quâĂ apprendre ce que lâon ne sait pas et que savait le penseur en question, Ă oublier ce que nous savons ou croyons savoir. Il est parfois nĂ©cessaire, en outre, non seule-ment dâoublier des vĂ©ritĂ©s qui sont devenues partie intĂ©grante de notre pensĂ©e, mais Ă©galement dâadopter certains modes, certaines catĂ©gories de raisonnement, ou du moins certains principes mĂ©taphysiques qui pour les hommes dâune Ă©poque passĂ©e Ă©taient des bases de raisonnement et de recherche valables et sĂ»res comme le sont pour nous les principes des mathĂ©matiques et les donnĂ©es de lâastronomie⊠Il faudrait admettre le principe de lâĂ©quivalence de la partie avec le tout, principe dont lâimportance pour la pensĂ©e primitive a Ă©tĂ© Ă©tablie par Lucien LĂ©vy-Bruhl, et pour la pensĂ©e mĂ©taphysique par Hegel20.
Ces principes mĂ©thodologiques permettent de dĂ©couvrir une certaine unitĂ© entre les re-cherches menĂ©es par KoyrĂ© dans le domaine de lâhistoire religieuse et celles qui portaient sur lâhistoire des thĂ©ories scientifiques. Dans une Ă©tude tardive sur Bonaventura Cavalieri on lit des observations qui Ă©quivalent exactement Ă celles qui sont implicites dans ses Ă©tudes sur Boehme et sur Paracelse:
Le problĂšme du langage Ă adopter pour lâexposition des ouvrages du passĂ© est extrĂȘmement grave et ne comporte pas de solution parfaite. En effet, si nous conservons la langue (la terminologie) de lâauteur Ă©tudiĂ©, nous risquons de le rendre incomprĂ©hensible, et si nous lui substituons la nĂŽtre, nous risquons de le trahir21.
La prĂ©occupation scrupuleuse de ne pas moderniser, simplifier ou trahir lâexpression originale de ces âintuitions profondesâ quâil se proposait dâĂ©tudier tant chez les savants que chez les thĂ©ologiens Ă©tait certes le fruit de la conception phĂ©nomĂ©nologique au sein de laquelle il sâĂ©tait formĂ©: mais lors de son application aux formes alternatives de la vie religieuse il est pro-bablement possible de reconnaĂźtre lâinfluence de la mĂ©thode dilthĂ©yenne des Weltanschauun-gen. Ă Dilthey KoyrĂ© a consacrĂ© un compte rendu trĂšs important. Indiquant dans son Ćuvre non seulement «une critique de la raison historique» selon la dĂ©finition de son Ă©lĂšve Groethuysen (grand ami de KoyrĂ©), mais «une analyse comprenant lâhomme, sa nature et son esprit, tel quâil se manifeste et se rĂ©vĂšle dans lâhistoire», il discernait dans la mĂ©thodologie et dans les analyses historiques de Dilthey un modĂšle, qui lâintĂ©ressa certainement Ă cause de la polĂ©mique antira-tionaliste et antipositiviste quâil comportait.
Ce nâest quâen analysant et en cherchant Ă comprendre au moyen dâune Ă©tude historique les manifestations objectivĂ©es et par cela mĂȘme objectives de sa vie, faisant revivre en nous le sens des incarnations historiques, que nous pouvons â grĂące Ă lâinterprĂ©tation de ce sens â saisir certains aspects, certaines attitudes et certaines structures fondamentales de lâĂąme, retrouver, en parlant du rĂ©el, certaines de ses possibilitĂ©s. PossibilitĂ©s, attitudes et structures de lâĂąme plutĂŽt que de lâesprit, parce que Dilthey, rĂ©agissant contre la spiritualisation excessive et unilatĂ©rale de lâhomme de la part du rationalisme, vou-lait retrouver lâhomme concret, son Ăąme concrĂšte, Ăąme qui est tendance confuse, passion, Ă©lan dans la mĂȘme mesure â et mĂȘme davantage â quâesprit. Il connaissait lâimportance du vital, des sentiments obscurs; il savait quâils formaient le fond qui nourrissait les plus hautes productions de lâesprit; fond qui sâexprimait en eux, et grĂące Ă eux, mais qui ne pouvait jamais se spiritualiser entiĂšrement. Câest aussi pour cela que lâesprit ne pouvait pas le pĂ©nĂ©trer entiĂšrement, se saisir dans son propre fond22.
20 koyrĂ©, Paracelse, «Revue dâhistoire et philosophie religieuse», XXIII, 1933; maintenant dans Mystiques⊠cit., p. 46.21 koyrĂ©, B. Cavalieri et la gĂ©omĂ©trie des continus, paru dans LâĂ©ventail de lâhistoire vivante. MĂ©langes L. Febvre, Paris, A. Colin 1953, I, p. 330, n. 8; maintenant dans EHPS, p. 298, n. 2.22 koyrĂ©, compte rendu de dilthey, Gesammelte Schriften, VIII: Weltanschauungslehre, «Revue philosophique», a. 57, t. CXIII, 1932, p. 489-490.
INTRODUCTION - LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
XI
Bien que KoyrĂ© nâeĂ»t jamais dĂ©clarĂ© une nette adhĂ©sion Ă la mĂ©thode de Dilthey, mi mĂ©me lâintĂ©ret quâil avait explicitement exprimĂ© pour Husserl, LĂ©vy-Bruhl et Meyerson, ces considĂ©ra-tions pourraient ĂȘtre vues comme la prĂ©misse dâune mĂ©thode pour ses recherches sur les intuitions profondes, vitales, intraduisibles en termes rationnels, de Paracelse, de Weigel, de Boehme: Ă propos desquelles KoyrĂ© avait justement Ă©noncĂ© sa premiĂšre dĂ©finition de ces traditions et struc-tures mentales transcendant lâindividu auxquelles â en leur trouvant une formulation plus mĂ»re et analytique â il accordera une place centrale dans ses recherches.
Si la construction dâun philosophe, en ce quâelle constitue une expression de sa personnalitĂ© et de sa vision du monde, est toujours individuelle et irrĂ©ductible dans la mesure mĂȘme oĂč elle exprime une personnalitĂ© concrĂšte, il nâen est pas moins vrai que dans lâhistoire de la pensĂ©e humaine existent des cou-rants dâidĂ©es, de vastes fleuves spirituels, formĂ©s par des traditions qui sâenrichissent grĂące aux apports successifs des individualitĂ©s qui les composent et les expriment dans leurs constructions personnelles et qui, parfois, en changent le cours23.
Si lâon peut voir en Dilthey lâun des modĂšles pour ces Ă©tudes âreligieusesâ, en Meyerson on trouvera lâexplication du passage bien dĂ©fini, mais sans aucune rupture, Ă lâhistoire de la science. Dans quelques dĂ©clarations importantes KoyrĂ© soulignera en 1951 le caractĂšre unitaire de ses recherches: il considĂ©rait comme impossible de
sĂ©parer, en compartiments Ă©tanches, lâhistoire de la pensĂ©e philosophique et celle de la pensĂ©e reli-gieuse dans laquelle la premiĂšre est toujours plongĂ©e, que ce soit pour sâen inspirer ou pour sây opposer24.
Comme lâobserva lâune de ses collaboratrices, Suzanne Delorme, KoyrĂ© sâĂ©tait convaincu toujours davantage quâon ne pouvait pas sĂ©parer, Ă moins de le faire artificiellement, les domaines de recherche. Lâesprit de lâhomme est un tout, faire lâhistoire dâune doctrine philosophique ou dâune thĂ©orie scientifique implique que lâon connaisse en mĂȘme temps les idĂ©es religieuses, so-ciales, politiques au sein desquelles elle est nĂ©e. Mais on devra observer comment cette conception du caractĂšre unitaire de lâexpĂ©rience humaine dans ses manifestations les plus diverses remonte de nouveau Ă Meyerson. Pour KoyrĂ© lâhistoire des religions, lâhistoire des sociĂ©tĂ©s et de la menta-litĂ© collective, lâhistoire de la philosophie, lâhistoire des sciences doivent ĂȘtre intimement liĂ©es25.
23 koyrĂ©, La philosophie de Jacob Boehme cit., p. 508.24 koyrĂ©, Orientation et projets de recherches, dans EHPS, p. I; cf. ibid., p. 354-355, la communication connue pour les dĂ©clarations polĂ©miques et pours lâĂ©nnonciation de la methode koyrĂ©enne, quâil avait prĂ©sentĂ©e en 1961 au colloque oxonien organisĂ© par Crombie sur le thĂšme Scientific Change: «Câest justement cette spĂ©cialisation Ă outrance et le sĂ©paratisme hostile des grandes disciplines historiques que M. Guerlac reproche aux âhistoiresâ â ou aux historiens â modernes, et tout particuliĂšrement Ă lâhistoire â et aux historiens â des sciences. Car ce sont elles â et eux â qui se sont, plus que dâautres, rendus coupables de deux dĂ©fauts majeurs que je viens de mentionner, qui ont pratiquĂ© un isolationnisme orgueilleux envers leurs voisins, qui ont adoptĂ© une attitude abstraite â M. Guerlac lâappelle idĂ©aliste â en ne tenant pas compte des conditions rĂ©elles dans lesquelles est nĂ©e, a vĂ©cu et sâest dĂ©ve-loppĂ©e la science. En effet si depuis Montucla et Kestner, Delambre et Whewell, lâhistoire des sciences a fait des progrĂšs Ă©clatants en renouvelant notre conception de la science antique, en nous rĂ©vĂ©lant la science babylonienne et aujourdâhui la science mĂ©diĂ©vale et arabe; si avec Auguste Comte, elle a cherchĂ© â sans succĂšs dâailleurs â Ă sâintĂ©grer dans lâhistoire de la civilisation, et avec Duhem et Brunschvicg, Ă sâassocier Ă lâhistoire de la philoso-phie (discipline presque aussi âabstraiteâ quâelle-mĂȘme), elle est tout de mĂȘme, et ce malgrĂ© Tannery, demeurĂ©e une discipline Ă lâĂ©cart, sans liaison avec lâhistoire gĂ©nĂ©rale ou sociale (mĂȘme pas par le biais de lâhistoire de la technique et de la technologie)».25 delorMe, Hommage cit., p. 133 et 143, qui est la premiĂ©re Ă utiliser tacitement lâOrientation et projets de re-cherches Ă©crite par KoyrĂ© pour sa candidature au CollĂšge, jamais publiĂ©e ni mentionnĂ©e avant Redondi par des directeurs de publication ou des hĂ©ritiers.
XII
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Ce sont lĂ les raisons de sa collaboration avec LĂ©vy-Bruhl et Febvre26, avec la revue de lâĂ©cole de Francfort et le groupe des «Annales», mais elles nous fournissent Ă©galement une rĂ©ponse aux accusations dâ«idĂ©alisme» qui lui furent adressĂ©es par lâun des marxistes de Francfort.
KoyrĂ© insista sur la confusion que lâon faisait entre les termes «mentalité» et «structure mentale».
Rien nâest plus variable en rĂ©alitĂ© que les ensembles de âvĂ©ritĂ©sâ admises et crues Ă diffĂ©rents moments dans diffĂ©rents milieux sociaux. âVĂ©ritĂ© en deçà des PyrĂ©nĂ©es, erreur au-delĂ â. Rien nâest plus variable que les attitudes mentales, individuelles ou sociales. Religieuse ou irrĂ©ligieuse, âdĂ©fiante ou fi-dĂ©isteâ, calculatrice ou dĂ©raisonnable, leur gamme est presque infinie. Existent aussi diverses structures mentales, ou mentalitĂ©s individuelles, professionnelles, sociales au sens le plus large. Il est Ă©vident quâun primitif qui croit Ă lâaction magique des causes, un mystique qui âvoitâ dans la nature un reflet de la gloire divine et un physicien qui recherche les lois mathĂ©matiques dâun mouvement ont des attitudes mentales et des mentalitĂ©s trĂšs diffĂ©rentes. Mais Ă lâintĂ©rieur de leurs mentalitĂ©s et de leurs croyances, ils pensent de la mĂȘme maniĂšre. Les diffĂ©rences matĂ©rielles laissent subsister lâidentitĂ© formelle de la pensĂ©e. Cela nâest pas â Ă ce quâil nous semble â une affirmation a priori. Les analyses si profondes de LĂ©vy-Bruhl dâune part, et celles de Meyerson de lâautre, ont bien dĂ©montrĂ©, dâaprĂšs nous, cette identitĂ© formelle des catĂ©gories de la pensĂ©e27.
Dans une telle conception de lâunitĂ© formelle de la pensĂ©e et de ses manifestations his-toriques les plus diverses se trouve la clĂ© de la variĂ©tĂ© â dĂ©concertante Ă premiĂšre vue â des re-cherches tant de Meyerson que de KoyrĂ©28. Chez tous deux, lâhabitude de passer de la physique des quanta Ă celle des forces substantielles, de Hilbert Ă AntisthĂšne, de Hegel aux primitifs australiens, loin dâĂȘtre fortuite, correspond Ă un programme.
En effet, contre certaines thĂ©ories Ă©pistĂ©mologiques tant anciennes que modernes, thĂ©o-ries qui opposent lâune Ă lâautre la pensĂ©e scientifique et le sens commun, Ămile Meyerson affirme rĂ©solument leur homogĂ©nĂ©itĂ©. Entre la perception sensible et la thĂ©orie scientifique ou mĂ©taphysique, il nây a pour lui ni saut ni rupture. Car la perception, loin de nâavoir aucune valeur vitale et de ne pouvoir se dĂ©ployer quâen fonction de lâaction, est dĂ©jĂ pĂ©nĂ©trĂ©e de raison. Ainsi le
26 koyrĂ©, LĂ©onard de Vinci (1953), dans EHPS, p. 91: «Le grand historien français L. Febvre, qui a tant fait pour le renouveau des Ă©tudes historiques en France, avait coutume dâinsister sur la diffĂ©rence entre notre structure mentale â ou du moins nos habitudes mentales, habitudes des peuples qui lisent en silence et qui apprennent tout visuelle-ment â et celle ou celles des gens du Moyen Ăge, qui lisaient Ă voix haute, devaient prononcer et apprendre tout⊠par lâoreille. Ces gens-lĂ , pour qui non seulement la foi â fides â mais aussi la connaissance â scientia â Ă©tait ex auditu, ces gens-lĂ ne croyaient pas quâils avaient Ă lire un livre afin de savoir de quoi il sâagissait, tant quâil y avait quelquâun pour le leur apprendre de vive voix». Les suggestions les plus caractĂ©ristiques de Febvre, longuement citĂ©es ici, suscitĂšrent des affinitĂ©s et de lâintĂ©rĂȘt, clairement exprimĂ©s dans lâessai Du monde de lâ«à -peu-prĂšs» («Critique», IV/28, 1948, ensuite dans EHPP) dont Febvre lui-mĂȘme donna le compte rendu dans les «Annales E.S.C., V, 1950, p. 25-31, observant que lâauteur dĂ©veloppait «davantage encore mes constatations dans le sens de lâidĂ©alisme total» (p. 26). KoyrĂ© ne se trouva probablement pas dâaccord avec ce jugement et avec le renvoi simpliste à «une science fondĂ©e sur lâobservation et lâexpĂ©rimentation» (p. 30-31).27 koyrĂ©, compte rendu de l. rougier, La Scholastique et le Thomisme, «Revue philosophique», LI, 1926, p. 466, Ă confronter avec un texte de Meyerson qui lui Ă©tait particuliĂšrement cher: Du cheminement de la pensĂ©e, III, Paris, Alcan 1933, p. 733.28 Voir en effet dans Orientation et projets de 1951 (EHPS, p. 5) dĂ©jĂ citĂ© le programme trĂšs vaste de son ensei-gnement dâhistoire de la science, dans lequel «lâhistoire de la grande Ă©poque (XVIIIe siĂšcle)» aurait dĂ» Ă©clairer les pĂ©riodes plus rĂ©centes: «le systĂšme newtonien; la floraison et lâinterprĂ©tation philosophique du newtonianisme (jusquâĂ Kant et chez Kant); la synthĂšse de Maxwell et lâhistoire de la thĂ©orie du champ [magnĂ©tique]; les origines et les fondements philosophiques du calcul des probabilitĂ©s; la notion de lâinfini et le problĂšme des fondements des mathĂ©matiques; les racines philosophiques de la science moderne et les interprĂ©tations rĂ©centes de la connaissance scientifique (positivisme, nĂ©okantisme, formalisme, nĂ©orĂ©alisme, platonisme)».
INTRODUCTION - LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
XIII
monde mĂȘme du sens commun⊠nâest et ne peut ĂȘtre quâune crĂ©ation de la raison Ă la recherche du savoir29.
Koyré poursuivait:
La constitution de la âchoseâ, de lâobjet rĂ©el, de lâobjet spatial est dĂ©jĂ lâĆuvre de la raison identificatrice, qui impose ainsi depuis le dĂ©but le cadre du âmĂȘmeâ Ă la trame changeante et instable de lââautreâ. Il faut dâailleurs aller encore plus loin; il faut admettre que cette opĂ©ration dâidentification, lâanimal lâaccomplit selon un schĂ©ma absolument semblable Ă ce qui sert de canevas aux opĂ©rations de notre raison30.
Câest lĂ la prĂ©supposition qui justifie les âsautsâ que lâon trouve habituellement dans les argumentations philosophiques de Meyerson:
ce nâest quâainsi quâon arrive Ă libĂ©rer la forme de la raison, Ă la sĂ©parer de son contenu. Et Ă voir quâelle est toujours et partout la mĂȘme. Or, pour cette Ă©tude â lâĂ©tude de lâentendement et non du rĂ©el â la pensĂ©e qui se trompe vaut autant que celle qui parvient Ă la vĂ©ritĂ©. Parce que, contrairement Ă ce que pensait Spinoza, la vĂ©ritĂ© nâest pas une qualitĂ© intrinsĂšque de la pensĂ©e, la vĂ©ritĂ© est un succĂšs. La pensĂ©e est vraie lorsquâelle se vĂ©rifie, lorsquâelle atteint son but, lorsque le rĂ©el se prĂȘte Ă son opĂ©ration: mais les thĂ©ories âfaussesâ sont aussi âraisonnablesâ que les âvraiesâ31.
Pour complĂ©ter le tableau on pourrait indiquer une derniĂšre composante qui entra en jeu plus tard, sans que lâauteur la reconnaisse jamais, mais qui est toutefois importante. Lâexil amĂ©-ricain de KoyrĂ© coĂŻncide avec la meilleure fortune de lâHistory of Ideas Club: actif depuis deux dĂ©cennies, il avait acquis Ă ce moment prĂ©cis une influence culturelle considĂ©rable dans tous les Ătats-Unis, et avait fondĂ© en 1939 une revue. KoyrĂ© leur avait consacrĂ© quelques comptes rendus dĂ©jĂ dans les annĂ©es trente, et il collabora ensuite au «Journal of the History of Ideas», fit des confĂ©rences au Club et tint un cours complet comme hĂŽte de leur Johns Hopkins University; dâailleurs lâun de leurs membres, Cherniss, se trouvera parmi les professeurs qui le coopteront Ă Princeton: il entra donc en rapports personnels avec le groupe et en tira des avantages. La preuve nous en est fournie par la conception de son livre le plus cĂ©lĂšbre et les textes qui y sont traitĂ©s, From the Closed World to the Infinite Universe, qui rappelle explicitement la Great Chain of Being de Lovejoy. On ne peut dire cependant que KoyrĂ© ait trouvĂ© lĂ beaucoup plus quâun exemple dâune exposition simple et peu acadĂ©mique. Quant Ă la problĂ©matique, câĂ©tait la sienne dĂšs les annĂ©es trente: il tenait mĂȘme Ă montrer quâelle Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sente dans les Ătudes galilĂ©ennes32. Il dut sans aucun doute ĂȘtre intĂ©ressĂ© par le programme mĂ©thodologique de lâhis-
29 koyrĂ©, Les essais dâE. Meyerson, «Journal de psychologie», XXXIX, 1946, p. 124-125.30 Ibid.31 Ibid.32 Cf. dans koyrĂ©, From the Closed World to the Infinite Universe, New York, the Johns Hopkins U.P. 1957; trad. française Paris, PUF 1961; trad. it. Milan, Feltrinelli 1970: la citation liminaire de Lovejoy et Randall Ă cĂŽtĂ© de ses propres Ătudes galilĂ©ennes; cf. arthur a. loveJoy, The great Chain of Being, Cambridge, Harvard University Press 1936; trad. it. Milan, Feltrinelli 1966, p. 105-151. On doit cependant noter que de la formulation et de la caractĂ©risation de Lovejoy (cf. trad. it. cit., p. 114) KoyrĂ© omet les points 1 et 4, concernant la possibilitĂ© que les autres planĂštes et systĂšmes stellaires puissent ĂȘtre habitĂ©s par des ĂȘtres possĂ©dant des caractĂ©ristiques semblables Ă celles des humains, y compris la rationalitĂ©. Cette problĂ©matique, qui se dĂ©veloppe aprĂšs la pĂ©riode des XVIe et XVIIe siĂšcles particuliĂšrement chĂšre Ă KoyrĂ©, a Ă©tĂ© examinĂ©e par M. Nicolson, qui Ă©tudia Ă©galement lâhistoire littĂ©raire du passage du monde clos Ă lâunivers infini dans The Breaking of the Circle. Studies in the Effect of the «new science» upon the xviith Century Poetry, Evanston, Northwestern University Press 1950, que KoyrĂ© rappelle explicitement. Il collabora au âJournal of the History of Ideasâ, IV, 1943, p. 400-428, avec ses essais Galileo and Plato (consistant en un chapitre des Ătudes galilĂ©ennes; maintenant dans EHPS, p. 147-175) et Louis de Bonald,
XIV
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
toire des idĂ©es, mais il ne semble pas quâil en ait acceptĂ© les caractĂ©ristiques fondamentales. Sa culture et ses intĂ©rĂȘts, fortement orientĂ©s vers la philosophie, la science et la religion, ne le por-tĂšrent jamais Ă explorer lâensemble des documents artistiques, littĂ©raires, dâactualitĂ© etc., qui donnent aux Ă©tudes de Lovejoy, de Gilbert Chinard, de George Boas, de Marjorie Nicolson leur saveur particuliĂšre. En second lieu, par comparaison avec Lovejoy, lâanalyse conceptuelle de KoyrĂ© a bien tentĂ© de suivre les conceptions du monde et les principes idĂ©aux dans les diverses transformations et rĂ©actions quâils subissent dans diffĂ©rentes civilisations et contextes idĂ©aux; il a parfois tentĂ© aussi dâexplorer un arc chronologique de vaste amplitude: câest ce quâil fait dans lâessai AristotĂ©lisme et platonisme dans la philosophie du Moyen Ăge33, qui parmi tous ses ouvrages est celui qui est le plus liĂ© Ă ces modĂšles amĂ©ricains. Au contraire, câest prĂ©cisĂ©ment en spĂ©cifiant et en limitant (Ă©galement au sens chronologique) des liens conceptuels moins abs-traits et polyvalents, que la recherche logique et philosophique de KoyrĂ© a donnĂ© ses meilleurs rĂ©sultats. Les idĂ©es, ou mieux les concepts quâil analyse nâont pas une extension Ă©gale Ă celle de la «grande chaĂźne de lâĂȘtre» et des principes de plĂ©nitude, de gradualitĂ© et de continuitĂ© qui y sont rattachĂ©s: ils prĂ©sentent par contre une comprĂ©hension plus grande, câest-Ă -dire quâils sont plus concrets, plus liĂ©s aux problĂšmes spĂ©cifiques dâune Ă©poque et aussi dâune sociĂ©tĂ©, ils ont enfin un rapport plus Ă©troit avec la thĂ©odicĂ©e de William King et de Leibniz ou avec les doctrines Ă©volutionnistes du XVIIIe siĂšcle (pour tirer quelques exemples du livre cĂ©lĂšbre de Lo-vejoy) â plutĂŽt quâavec la cosmologie de la Renaissance. On peut tranquillement affirmer que KoyrĂ© et Lovejoy se distinguent par deux maniĂšres significativement diffĂ©rentes de mener leurs recherches, sans que le premier doive, plus que lâautre, encourir lâaccusation dâidĂ©alisme34.
ibid, VII, 1946, p. 56-74; maintenant dans EHPP, p. 117 et suiv.33 PubliĂ© dans «Les Gants du Ciel», vol. VI, Ottawa 1944; maintenant dans EHPS, p. 13-35.34 Certaines des pages qui prĂ©cĂšdent, mais pas toutes, proviennent de mon introduction Ă KoyrĂ©, Dal mondo del pressapoco allâuniverso della precisione, traduit par moi et encore disponible en e-book chez Einaudi. Suivant le mĂȘme critĂšre (abrĂ©ger, mais dans quelques cas ajouter des donnĂ©es et des documents ou actualiser) jâai utilisĂ© certaines de mes autres contributions sur KoyrĂ©: je conseille donc au lecteur qui serait intĂ©ressĂ© par des faits ou des problĂšmes particuliers dây remonter pour la documentation. En voici la liste: Segreti di GioventĂč. KoyrĂ© da SR a S.R.: da Mikhailovsky a Rakovsky?, âGiornale critico della filosofia italianaâ, LXXXVI, 2007, p. 109-151 (cf. infra, Partie I); HermĂ©tisme, mystique, empirisme, âHistory and Technologyâ, 1987/4 (= Actes du colloque A. KoyrĂ©), p. 465-483 (cf. II.6); Alexandre KoyrĂ© e Lucien LĂ©vy-Bruhl, Dalle rappresentazioni collettive ai para-digmi del pensiero scientifico, âIntersezioniâ, XII/2, 1993, p. 395-409 (rĂ©imprimĂ© sous le titre: Fenomenologia, sociologia e storia delle idee dans Alexandre KoyrĂ©. Lâavventura intellettuale, ed. C. Vinti, Naples, ESI 1995, p. 39-64, traduit Alexandre KoyrĂ© and Lucien LĂ©vy-Bruhl, âScience in Contextâ, 8/3, 1995, p. 531-555); KoyrĂ©, Han-nah Arendt et Jaspers, «Nouvelles de la RĂ©publique des Lettres», 1997, p. 131-156 (cf. III.5); Filosofia e politica nellâesilio: Alexandre KoyrĂ©, Jacques Maritain e lâĂcole Libre a New York (1941-1945), âGiornale critico della filosofia italianaâ LXXVI, 1998, p. 73-112 (cf. III.3); Alexandre KoyrĂ©: da Descartes a Galileo, âGalilaeanaâ, III, 2006, p. 20-32 (cf. II.7); Alexandre KoyrĂ© on Existentialism (with the edition of âTrends of French Philosophical Thoughtâ, 1946), âThe Journal of the History of Ideasâ, 59, 1998, p. 521-540 (cf. III.6); Introduction Ă J.-F. Stof-fel, Bibliographie dâA. KoyrĂ©, Florence, Olschki (Museo Storia della Scienza), 2000, p. VII-XX; Refugee Philo-sophers. âAn Ă©migrĂ©âs careerâ: KoyrĂ© at the New School for Social Research, dans The âUnacceptablesâ, ed. par G. Gemelli, Louvain-la-Neuve, P. Lang 2000, p. 141-173 (cf. III.3-4); Alexandre KoyrĂ© et la fondation du centre pour lâhistoire des sciences, «Bulletin du Centre Koyré» (on line), 2010 (cf. III.7); Note su A KoyrĂ©: I-II, «Giornale critico della filosofia italiana», 2017 et 2019.
XV
INTRODUCTION - LA FORMATION DâUNE MĂTHODE
Chapitre i
ALEXANDRE KOYRĂ SR (SOCIALISTE-RĂVOLUTIONNAIRE)
I.1.1 un Juif errant?
Alexandre KoyrĂ© a certainement beaucoup voyagĂ© et beaucoup errĂ©: nĂ© dâune riche famille juive (de commerçants qui rĂ©sidaient entre Odessa et Rostov-sur-le-Don, entre la Mer Noire et la Mer dâAzov), dĂ©jĂ ses Ă©tudes de lycĂ©e lui font quitter Rostov (toute proche de sa ville natale de Taganrog) pour la lointaine Tbilissi; ses Ă©tudes universitaires, aprĂšs un faux dĂ©part Ă Odessa, le mĂšnent Ă Göttingen et ensuite Ă Paris, par oĂč probablement il Ă©tait passĂ© au cours de sa premiĂšre Ă©tape hors de Russie parce quâil pouvait y compter sur ses cousins Lebedensky; lâun dâeux deviendra le fondateur de la chirurgie maxillo-faciale. Quand il Ă©tait Ă©tudiant il visite dâautres villes (Strasbourg, Berlin, peut-ĂȘtre aussi Munich). Comme professeur il sĂ©journa ensuite Ă Paris, Ă Montpellier, au Caire, Ă New York et aprĂšs la fin de la deuxiĂšme guerre mondiale devint lâun des premiers jet-professors1, tout en conservant comme bases Princeton et Paris, oĂč il mourut en 1964. Mais pour nâĂȘtre quâun modeste enseignant et au vu des usages de lâĂ©poque, il voyageait beaucoup Ă©galement entre les deux guerres: conduit dâOdessa en 1919 Ă travers la Mer Noire jusquâĂ Istanbul (oĂč il resta six mois en prison avec une condamnation Ă mort pendant sur sa tĂȘte, mais put apprĂ©cier la beautĂ© de la ville), il passa par lâItalie (tout au moins Ă Milan) en route pour Paris et lâAllemagne2, visita quelques villes allemandes et italiennes, Prague et Ă plusieurs reprises Londres, tout cela depuis Paris oĂč il sâĂ©tait pour ainsi dire Ă©tabli. Il y rĂ©sida de 1920 Ă 1939: une premiĂšre demande de naturalisation de sa part, condition nĂ©cessaire pour obtenir un poste fixe comme professeur3, avait Ă©tĂ© repoussĂ©e en 1921 4, bien quâil reprĂ©sentĂąt un cas privilĂ©giĂ© Ă©tant donnĂ© quâil pouvait se vanter de sâĂȘtre
1 V. infra, III.7.2 Moscou, GIJS (Centre russe de conservation et dâĂ©tude de documents dâhistoire moderne), 2270. Consultable aujourdâhui Ă Vincennes, A. M. (Archives militaires): S.H.D. (Service historique de la DĂ©fense), AG (Archives de la Guerre), 7 N2 3008 (jadis: sĂ©rie Renseignements, dossier 26079), fol. 42. Dâautres documents citĂ©s per la suite ne sont pas disponibles aujourdâhui parce que non encore rĂ©inventoriĂ©s.3 Au cours de la sĂ©ance du 5 fĂ©vrier 1922 la CinquiĂšme Section charge KoyrĂ© «pendant le second semestre de lâannĂ©e scolaire 1921-1922 dâun cours temporaire sur le Mysticisme spĂ©culatif en Allemagne: Boehme et Baader» et lui accorde une «indemnitĂ© de 2000 fr.». Y est jointe une lettre de Maurice Vernes (lâextrait de la sĂ©ance est Ă©crit aussi de la mĂȘme main) du 6 fĂ©vrier 1922, pour lui communiquer cette dĂ©cision. Il dit ici: «Nous insistons seule-ment pour que vous concentriez votre travail sut Boehme lui-mĂȘme sans vous attarder aux antĂ©cĂ©dents».4 Au long de cette procĂ©dure KoyrĂ© avait Ă©tĂ© fortement appuyĂ© par les professeurs de lâĂcole des Hautes Ătudes, qui nâĂ©taient pas tous ses coreligionnaires et quâil remercie dans une prĂ©face. Il y a une lettre de Vernes (du 16 janvier 1922) en faveur de sa naturalisation («demande dĂ©posĂ©e fin novembre 1921»): «M. KoyrĂ© a combattu pour la France et en France sous les drapeaux russes». Les rapports de ce professeur avec le nouvel enseignant
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prĂ©sentĂ© comme volontaire dans lâarmĂ©e française en 19145; une deuxiĂšme demande ne fut acceptĂ©e quâen 1925. Câest Ă Montpellier quâil obtint sa premiĂšre chaire; dĂšs quâil revint, au bout dâun an, Ă Paris comme directeur dâĂ©tudes Ă la cinquiĂšme section des Hautes Ătudes, il se rendit plusieurs fois au Caire comme visiting professor. Il sây trouvait au cours de lâĂ©tĂ© 1940, Ă la veille de «lâĂ©trange dĂ©faite» de la France, mais il Ă©tait revenu: il avait cherchĂ© Ă sâengager et peut-ĂȘtre avait-il lâintention de passer en Angleterre et dâentrer dans la RĂ©sistance. Mais avec lâinvasion allemande sa situation Ă©tait devenue intenable car il Ă©tait juif et en outre un antinazi notoire, mais, comme on le verra, Ă©galement pour dâautres motifs. RĂ©fugiĂ© anonymement Ă Clermont-Ferrand auprĂšs dâun professeur qui avait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ© avec toute lâUniversitĂ© de Strasbourg, Jean Hering, son condisciple Ă Göttingen et qui resta toujours pour lui un grand ami, KoyrĂ© avait entamĂ© la procĂ©dure de la Rockefeller Foundation en vue de se rĂ©fugier et dâenseigner aux U.S.A. Mais Ă©tant donnĂ© la lenteur de la procĂ©dure dâinvitation Ă New York auprĂšs de la New School for Social Research, il sâĂ©tait aussitĂŽt embarquĂ© vers la Syrie, colonie française (de lĂ il fit savoir Ă Hering quâil Ă©tait bien arrivĂ©), et pour des raisons de sĂ©curitĂ© Ă©tait bientĂŽt passĂ© en Ăgypte, protectorat britannique, parce quâil y possĂ©dait des amis et des appuis. Ayant repris lâenseignement et sâĂ©tant attardĂ© en Ăgypte plus longuement que prĂ©vu, il avait Ă©tĂ© relancĂ© par les Officers de la Rockefeller et Ă©tait arrivĂ© aux Ătats-Unis via Bombay-San Francisco6: en septembre 1941 il avait pris son service Ă la New School, oĂč il devint le fondateur et lâorganisateur de lâĂcole Libre des Hautes Ătudes Ă New York, qui avait pour but Ă©vident la propagande gaulliste: il y tint des cours en français (et aussi en anglais). Il voulut cependant se rendre de lĂ Ă Londres pendant un mois et demi Ă lâautomne 1942, le moment le plus dur de la guerre.
Mais au cas oĂč nous voudrions voir KoyrĂ© comme un Juif errant, suivant la figure lĂ©gendaire de cet homme si douĂ©, presque invincible sur le plan intellectuel et pratique, mais tourmentĂ© par un destin qui lâobligeait Ă se rĂ©incarner continuellement, il nous faudrait penser que lâune de ses incarnations prĂ©cĂ©dentes a Ă©tĂ© Descartes. Je le dis non seulement parce quâil a Ă©crit des pages mĂ©morables sur la conception cartĂ©sienne de lâinertie, sur Descartes et GalilĂ©e,
devaient ĂȘtre Ă©troits si Mme Vernes frĂ©quentait les cours de KoyrĂ© comme «élĂšve titulaire» de 1923-24 jusquâen 1926-27. EugĂšne de Faye, un autre professeur de la CinquiĂšme Section, envoya une autre lettre directement au ministre le 27 juillet 1922. Le 28 juillet 1925 un avis favorable fut donnĂ© par le prĂ©fet de police (aprĂšs consultation avec le MinistĂšre de lâIntĂ©rieur en date du 24 mai), aprĂšs que «lâattitude observĂ©e par lâintĂ©ressĂ© aux points de vue politique, national et social a Ă©veillĂ© lâattention de mon AdministrationâŠÂ». De fait, KoyrĂ© avait Ă©tĂ© autorisĂ© Ă rĂ©sider en France en 1920 «sous rĂ©serve dâune surveillance discrĂšte de mes services». «En effet, le postulant a Ă©tĂ© suspectĂ© de sâĂȘtre mĂȘlĂ©, plus ou moins directement, aux organisations bolchevistes, pendant son sĂ©jour en Russie, mais depuis son retour en France, il nâa pas fait lâobjet de renseignements dĂ©favorables et ne sâest affiliĂ© Ă aucun groupement communiste: dâailleurs il paraĂźt affecter la plus grande rĂ©serve au point de vue politique». MalgrĂ© les «bons renseignements» et le fait que le prĂ©fet Ă©tait favorable, le MinistĂšre de la Justice (19 octobre 1922) nâavait alors acceptĂ© que son «admission Ă domicile avec remise totale»: «On lui reproche dâavoir Ă©tĂ© mĂȘlĂ© aux organisa-tions bolchevistes en Russie, mais il prĂ©tend au contraire avoir Ă©tĂ© obligĂ© de quitter son pays dâorigine Ă la suite dâune condamnation Ă mort».5 Ătant donnĂ© que KoyrĂ© demande sa naturalisation sur la base de la loi du 5 aoĂ»t 1914, dans le fascicule citĂ© Ă la note 4 on trouve â rĂ©digĂ©e le 26 aoĂ»t 1922 â lâhistoire militaire de KoyrĂ©: «engagĂ© volontaire pour la durĂ©e de la guerre le 21 aoĂ»t 1914, de Paris, Surintendance C, affectĂ© Ă la LĂ©gion EtrangĂšre, IIĂšme rĂ©giment Ătranger, dĂ©pĂŽt de Blois, [âŠ] engagement annulĂ© en vertu de la dĂ©cision ministĂ©rielle n. 12006 2, du 4 juin 1915. Parti le 27 juillet 1915 (Brest). RayĂ© des contrĂŽles le 29 juillet 1915. PassĂ© dans lâarmĂ©e russe. [Campagnes] contre lâAllemagne du 21 aoĂ»t 1914 au 28 juillet 1915». DâaprĂšs les souvenirs familiaux il Ă©tait cuisinier dans la LĂ©gion ĂtrangĂšre.6 Un itinĂ©raire dĂ©taillĂ© est rapportĂ© par un tĂ©moin fiable, Suzanne Delorme, une amie de famille, dans son Hom-mage Ă A. KoyrĂ© cit., p.136: «Mais que de pĂ©ripĂ©ties pour aller, en 1941, du Caire Ă New York, en passant par Bombay, Singapour, Manile, Guam, Wake, Honolulu, San Francisco et Chicago, empruntant les moyens les plus divers, de lâavion et de lâhydravion au caboteur et au paquebot».
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UN JUIF ERRANT?
sur Descartes et Newton, mais parce quâĂ la personnalitĂ© et la biographie de KoyrĂ© sâadapte le cĂ©lĂšbre mot cartĂ©sien «Larvatus prodeo»: aprĂšs avoir appris la condamnation de GalilĂ©e, RenĂ© Descartes avait adoptĂ© cette maxime et de fait il nâavait jamais mis au clair pourquoi il avait quittĂ© Paris pour la Hollande et pourquoi son TraitĂ© du monde ne faisait pas lâobjet dâune publication. KoyrĂ© lui aussi se prĂ©sentait en public et aux lecteurs sous le masque dâune trĂšs grande discrĂ©tion, essayant de contrĂŽler ses Ă©motions et ne les laissant deviner quâĂ quelques amis trĂšs proches (Jakobson, LĂ©vi-Strauss, KojĂšve): mĂȘme devant eux cela nâarrivait Ă KoyrĂ© quâĂ lâoccasion de rares explosions de colĂšre, dues le plus souvent Ă des discussions politiques que les autres Ă©vitaient dâentamer devant lui.
Pour cette raison, Ă la derniĂšre gĂ©nĂ©ration qui lâa connu pendant la guerre froide, ou du moins Ă certains, KoyrĂ© a laissĂ© de lui-mĂȘme lâimage dâun anticommuniste fĂ©roce et intolĂ©rant.
Nous verrons quâil nâen est rien: si la base de son caractĂšre Ă©tait sĂ»rement faite de courage, de rĂ©solution et dans quelques cas de violence, la prudence, apprise nĂ©cessairement pendant son noviciat de terroriste, alors quâil sâĂ©tait compromis avec les SR (socialistes-rĂ©volutionnaires)7, avait fait de lui un organisateur silencieux, bien que parfois maladroit, qui nourrissait tout au plus des idĂ©es grosso modo trotskistes.
On ne soupçonnait pas jusquâĂ prĂ©sent que lâexpĂ©rience intellectuelle et politique dâAlexandre KoyrĂ© ait comportĂ© au dĂ©but des Ă©pisodes que lui-mĂȘme, les membres de sa famille et quelques-uns de ses collĂšgues ont voulu garder secrets. Ce nâest pas un cas unique. On ne connaĂźt pas les premiĂšres expĂ©riences de beaucoup de grands intellectuels parce que leurs affirmations autobiographiques ne sont ni complĂštes ni sincĂšres: il y a quelques annĂ©es le cas de GĂŒnther Grass a Ă©tĂ© Ă©clatant, faisant penser que lâenrĂŽlement chez les SS du futur Ă©crivain antinazi a Ă©tĂ© un secret partagĂ© par sa famille et par certains reprĂ©sentants de lâestablishment littĂ©raire.
En ce qui concerne KoyrĂ© le premier Ă©pisode est relativement innocent, dâun type courant dans sa gĂ©nĂ©ration, grandie au cours des derniĂšres annĂ©es de lâempire tzariste: KoyrĂ© a pris part dans ses jeunes annĂ©es Ă une conjuration des SR (socialistes-rĂ©volutionnaires) qui diffusaient et auraient voulu imprimer des opuscules clandestins tandis quâils prĂ©paraient un attentat Ă la vie du gouverneur. Ce nâĂ©tait pas un cas exceptionnel: pensons Ă lâattentat quâavait rĂ©alisĂ© en 1906 Maria Alexandrovna Spiridonova, alors quâelle avait vingt ans: «le trĂšs jeune Ăąge pouvait mĂȘme reprĂ©senter une qualitĂ© prĂ©cieuse Ă une Ă©poque comme celle-lĂ [1905-1906], au cours de laquelle on sentit soudain lâĂ©norme nĂ©cessitĂ© de talents naturels, et peu importe sâils nâavaient aucune instruction formelle pourvu quâils fussent dotĂ©s de capacitĂ©s organisatrices, intellectuelles, oratoires ou mĂȘme littĂ©raires».8
7 Cf. J.S. reshetar, The Ukrainian Revolution 1917-1920. A Study in Nationalism, Princeton, U.P. 1952; O.H. radkey, The Agrarian Foes of Bolchevism, New York, Columbia U.P. 1958; Id., The Sickle under the Hammer, New York-Londres, Columbia U.P. 1963; V. Zilli, La rivoluzione russa del 1905. La formazione dei partiti poli-tici (1881-1904), Naples, Istituto italiano per gli studi storici 1963; S. galay, The Liberation Movement in Rus-sia 1900-1905, Cambridge, Cambridge U.P. 1973, p. 255; H. rogger, La Russia prerivoluzionaria, Bologne, il Mulino 1983, p. 246-259; L. hĂ€fner, Die Partei der Linken Sozial-RevolutionĂ€re in der Russischen Revolution von 1917-1918, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau 1994; A. geifMan, Thou Shalt Kill. Revolutionary Terrorism in Russia 1894-1917, Princeton, U.P. 1993; H. abraMson, A Prayer for the Government. Ukrainians and Jews in Revolutionary Times, 1917-1920, Cambridge, Ma., Harvard U.P. 1999; taMara kondratieva, Bolcheviks et Jacobins, Paris, Payot 1989.8 Cf. J. frankel, Gli ebrei russi tra socialismo e nazionalismo, Turin, Einaudi 1990, p. 217: Frankel rappelle Ă la p. 205 quâau cours de ces annĂ©es «lâunitĂ© organisatrice de base restait le cercle rĂ©volutionnaire, le pokruzhok»; il Ă©crit aussi quâil y avait eu «une nette escalade de violence» dans les pogroms entre 1903 et 1906, et que celui dâOdessa du 18 octobre 1905 «fit 800 victimes» (p. 269).
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
I.1.2. Un CurriCuluM vitae
Alexandre KoyrĂ© est nĂ© le 29 aoĂ»t 1892 Ă Taganrog, qui Ă©tait dans lâempire russe le chef-lieu de la rĂ©gion de la Mer dâAzov9. Chaque fois quâil dut dĂ©clarer son lieu de naissance cela fut pour lui comme sâil devait Ă©voquer ses premiers exploits en Russie, quâil voulait au contraire garder rigoureusement secrets.
Il existe le brouillon dâun curriculum vitae, prĂ©parĂ© pour demander en 1921 sa naturalisation en France. Ce brouillon a Ă©tĂ© sauvĂ© dans les Archives KoyrĂ© uniquement parce que le verso de la feuille a Ă©tĂ© utilisĂ© pour dâautres notes: il traduit par deux fois la gĂȘne de KoyrĂ© et son dĂ©sir de ne pas rĂ©vĂ©ler sa propre histoire, câest-Ă -dire son appartenance aux groupes terroristes SR, et les pĂ©ripĂ©ties de son activitĂ© de militant politique en terre russe et ukrainienne.
KoyrĂ© interrompt en effet le curriculum oĂč il avait Ă©crit: «ImmatriculĂ© en 1908 Ă lâUniversitĂ© dâOdessa; lâannĂ©e suivanteâŠÂ». AprĂšs avoir effacĂ© cette ligne il reprend: «Je fis mes Ă©tudes secondaires aux lycĂ©es de Rostoff et de Tiflis». Sâil Ă©tait passĂ© dâun lycĂ©e Ă un autre, cela nâest pas parce quâil Ă©tĂ© recalé⊠«Je fus reçu bachelier en 1908⊠ImmatriculĂ© Ă lâUniversitĂ© dâOdessa». Il aurait dĂ» dire ici pourquoi il nâavait pas frĂ©quentĂ© lâuniversitĂ© dâOdessa, mais il prĂ©fĂ©rait ne pas lâexpliquer. Il se remet donc Ă rĂ©diger le document depuis le dĂ©but (mais il se bloquera de nouveau Ă cause dâun autre mauvais souvenir):
Je suis nĂ© le 23 aoĂ»t 1892 Ă Taganrog en Russie. Jâai fait mes Ă©tudes secondaires aux lycĂ©es de Rostov et de Tiflis. Jâai Ă©tĂ© reçu bachelier en 1908. De 1908 Ă 1914 jâai Ă©tĂ© Ă©tudiant aux universitĂ©s dâOdessa, de Göttingen et de Paris10.
9 Sa mĂšre Caterina Levine (Lowhard) sây Ă©tait rendue pour accoucher, assistĂ©e Ă la maison par sa sĆur. Taganrog Ă©tait un centre industriel et portuaire de moyenne grandeur, Ă 70 km de Rostov-sur-le-Don, oĂč la famille KoyrĂ© a rĂ©sidĂ©, partageant probablement son temps avec Odessa, ville oĂč la mĂšre Ă©tait nĂ©e. Ă propos des annĂ©es pendant lesquelles la famille KoyrĂ© y rĂ©sidait, P. herlihy, Odessa: a History 1794-1916, Cambridge, Ma., Harvard U.P. 1986, souligne Ă la p. 253 quâOdessa (passĂ©e des Ottomans aux Russes seulement Ă la fin du XVIIIe siĂšcle) Ă©tait un lieu privilĂ©giĂ©, qui voyait «la participation des Juifs dans lâadministration municipale et leur contribution Ă la vie mondaine et culturelle de la ville». DâaprĂšs un journaliste amĂ©ricain qui visita Odessa au cours de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle «all the wealthy classes are Jews». Les Juifs Ă©taient plus de 200.000 («the fastest growing major group in the city») et contrĂŽlaient â comme partout â les banques, les manufactures, les moulins, lâim-port-export, le commerce de gros et de dĂ©tail, les entreprises commerciales, tandis que leurs enfants montraient le mĂȘme sĂ©rieux et le mĂȘme zĂšle dans leurs Ă©tudes universitaires (p. 257-258). Dâautres groupes prĂ©sents en grand nombre Ă Odessa Ă©taient grecs et italiens: dans les «villes cosmopolites dâOdessa et de Rostov» on parlait anglais, français et allemand (p. 262). On sait que les Juifs Ă©taient mal vus par les Russes: en octobre 1905 il y eut un grand pogrom, aprĂšs lequel environ 50.000 Juifs quittĂšrent Odessa. Cf. Rapport confidentiel adressĂ© Ă lâICA en novembre 1907 par M. Vinaver, ancien membre de la premiĂšre et deuxiĂšme Douma pour Odessa, conservĂ© Ă Paris, Archives de lâAlliance IsraĂ©lite Universelle, Russie I C I (3), carton 469, qui rend compte des pogroms et du «rĂ©gime de la terreur noire» qui y avaient Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©s en 1905-1907 par la «Ligue du peuple russe» et par les «Cent noirs», mais Ă©galement du «mouvement anarchiste qui a pris depuis quelques annĂ©es Ă Odessa un dĂ©veloppement formidable». «LâuniversitĂ© devint tout spĂ©cialement le point de mire des exploits de la Ligue. Ă plusieurs reprises elle subit un siĂšge en rĂšgle, tandis que les Ă©tudiants, revenant des cours du soir, furent souvent lâobjet dâagressions», au point que lâun dâeux mourut. Câest Ă Odessa que naquit en 1880 lâun des leaders du mouvement sioniste, Jabotinsky, qui travailla au dĂ©but comme correspondant de journaux dâOdessa (v. Y. benar, Zeev V. Jabotinsky, Tel Aviv 1977, p. 3-6). Cf. R. Weinberg, The Revolution of 1905 in Odessa. Blood in the Steps, Bloomington-Indianapolis, Indiana U.P. 1993; S.J. Zipperstein, Odessa. A Cultural History 1794-1881, Stanford, U.P. 1985.10 âJe suis nĂ© le 23 AoĂ»t 1892 Ă Taganrog, en Russie. Je fis mes Ă©tudes secondaires aux lycĂ©es de Rostoff et de Tiflis. Je fus reçu bachelier en 1908. Entre 1908 et 1914 je fus Ă©lĂšve des UniversitĂ© dâOdessa, de Göttingen et de Paris». Cette esquisse de curriculum vitae est conservĂ©e Ă Paris, aux Archives KoyrĂ©. Il sâagit des seuls documents consultables par le public des spĂ©cialistes, donnĂ©s par sa veuve Ă lâĂcole des Hautes Ătudes, oĂč ils sont conservĂ©s et maintenant inventoriĂ©s on-line au Centre KoyrĂ©. Cette esquisse de c. v. correspond aux premiĂšres lignes de la demande de naturalisation cit. supra, prĂ©sentĂ©e en vain Ă Paris le 21 novembre 1921.
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UN CURRICULUM VITAE
Ici le curriculum sâarrĂȘte de nouveau. Cette fois il sâagit dâun Ă©chec dans ses Ă©tudes: KoyrĂ© prĂ©fĂšre ne pas prĂ©ciser quâil avait dĂ» changer dâuniversitĂ© et de discipline parce que sa thĂšse de doctorat nâavait pas Ă©tĂ© acceptĂ©e par Husserl11. Mais parmi les donnĂ©es quâil avait laissĂ© Ă©chapper se trouve Ă©galement celle qui concerne ses Ă©tudes de lycĂ©e, conclues Ă Tbilisi, qui aurait pu attirer lâattention et mĂȘme exiger une explication embarrassante. En effet lâexplication rĂ©sidait dans le bannissement dâAlexandre du district qui Ă©tait le siĂšge de son premier gymnase-lycĂ©e.
Au cours du premier Ă©pisode (automne 1907), des ouvriers et des membres de lâintelligentsia, parmi lesquels certains trĂšs jeunes, avaient Ă©tĂ© surpris Ă organiser une typographie clandestine pour le ComitĂ© SR de la zone Azov-Don, fondĂ© en 190512 dans le contexte de la dĂ©faite subie par les Japonais et de la rĂ©volution qui sâen Ă©tait suivie et qui avait Ă©tĂ© particuliĂšrement sanglante Ă Odessa. Ce noyau clandestin Ă©tait accusĂ© dâavoir constituĂ© «un comitĂ© et des cercles», ainsi que dâavoir organisĂ© lâimpression et la distribution illĂ©gale dâinformations. Les policiers ne savent rien de concret Ă propos de leur contenu idĂ©ologique, vu que la section qui sây rĂ©fĂšre sur les formulaires destinĂ©s aux interrogatoires est laissĂ©e en blanc.
La premiĂšre sĂ©rie des exploits de KoyrĂ© sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e entre Rostov-sur-le-Don et Taganrog, deux villes voisines. Son pĂšre habitait la premiĂšre et y avait la base de ses affaires13; dans lâautre, oĂč Alexandre pouvait loger chez une tante, il aurait dĂ» comparaitre en 1908 devant le tribunal spĂ©cial.
Son pĂšre Vladimir Ă©tait «le directeur de lâune des plus grosses entreprises dâimportation en Russie» admise dans la premiĂšre corporation14, il Ă©tait «marchand de Saint-PĂ©tersbourg» et actionnaire des nouvelles installations pĂ©troliĂšres de Bakou15; il avait pour associĂ© Naum G. Reybermann, Ă©poux de sa sĆur Maria; le fils aĂźnĂ© Michel collaborera avec son pĂšre et lui succĂ©dera trĂšs jeune Ă la tĂȘte de lâentreprise.
En 1900 Alexandre avait eu un frĂšre cadet, Georges, et en 1908 Ă©galement une petite sĆur, Julia (Juliette): mais comme il lâĂ©crira le 4 avril 1958 Ă une grande amie, Hannah Arendt, il Ă©tait particuliĂšrement affectionnĂ© Ă Michel, «son frĂšre aĂźnĂ© (le seul)»16, nĂ© quatre ans avant lui. En 1909, câest-Ă -dire Ă la mort de leur pĂšre Vladimir, celui-ci avait assumĂ©, Ă vingt ans,
11 Le brouillon des curriculum continue: «Jâavais commencĂ© par lâĂ©tude des mathĂ©matiques, mais la philosophie mâattirant de plus en plus je finis par ne faire plus que de la philosophie. Ma thĂšse de doctorat de lâUniversitĂ© de Göttingen (1911) portait sur les paradoxes de la logique». Pour ses Ă©tudes Ă Göttingen et le refus de sa thĂšse de la part de Husserl, je renvoie infra, II.1.12 Je nâai pas pu consulter Ă Amsterdam, Ă lâIISG (International Institute Social History), les documents marquĂ©s 468 (auparavant 623) contenant les minutes de la confĂ©rence qui fonda en aoĂ»t 1906 le comitĂ© SR dans lâOblast dâAzov et Don. Y sont conservĂ©s, pour lâannĂ©e 1907, des documents des comitĂ©s de Rostov (cf. n. 471) et de Ta-ganrog (cf. n. 472) et des congrĂšs qui ont eu lieu en octobre 1906 et en avril 1907.13 Son pĂšre, un Juif sous protection italienne, nĂ© Ă MytilĂšne en 1865, sâĂ©tant Ă©tabli encore jeune en Russie, se faisait appeler Vladimir, ou bien Wolf ou Vulf; de lĂ vient le fait que dans les documents le patronyme dâAlexandre varie de Vladimirovich Ă Volâfov.14 Cf. le document citĂ© infra, note 20. La premiĂšre corporation confĂ©rait aux commerçants des droits spĂ©ciaux (quâils partageaient avec dâautres Juifs âutilesâ), comme celui de se dĂ©placer librement hors de leur zone de rĂ©si-dence. Cf. H. rogger, La Russia prerivoluzionaria cit., p. 326.15 koyrĂ©, De la mystique Ă la science. Cours, confĂ©rences et documents 1922-1962, sous la direction de P. Redon-di, Paris, Ă©d. Ăcole des Hautes Ătudes en Sciences Sociales, 1986, p. 5; pour la bio-bibliographie rĂ©sumĂ©e ici je renvoie Ă ce volume â citĂ© par la suite comme redondi â dont une rĂ©Ă©dition «revue et augmentĂ©e» a paru en 2016, trop tard pour pouvoir lâutiliser ici.16 Voir une allusion Ă©mue Ă la mort de Michel dans la lettre de 1958 que jâai publiĂ©e dans KoyrĂ©, Hannah Arendt et Jaspers cit., p. 152. Michel KoyrĂ© (1888-1958) brillant homme dâaffaires ayant succĂ©dĂ© Ă son pĂšre, connut le succĂšs tant en Russie quâen France, oĂč il fonda une fabrique (ALKA) pour produire des bouchons mĂ©talliques.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
le rĂŽle de chef de famille, dirigeant Ă cĂŽtĂ© de leur associĂ© Reybermann, futur beau-pĂšre des deux frĂšres, leurs entreprises commerciales qui se dĂ©ployaient au-delĂ des confins de lâempire des tzars. Les affaires continuĂšrent aprĂšs lâeffondrement de lâempire: en 1922 Michel devint le directeur de la Banque Franco-Slave de Marseille; en 1925, travaillant Ă la Compagnie des Charbons de lâIndochine, il se trouvait Ă Haiphong avec sa famille et frĂ©quentait amicalement lâun des premiers bolcheviques importants, Lev MikhaĂŻlovic Karakhan17.
Pendant la seconde guerre mondiale Alexandre, exilĂ© aux Ătats-Unis, tentera dây faire venir Michel, mais ne se prĂ©occupera ni de son autre frĂšre Georges, ni de sa sĆur Juliette. Il ne pouvait plus rien faire pour sa mĂšre, car elle Ă©tait morte tragiquement durant la marche pour Ă©vacuer Paris pendant lâĂ©tĂ© 194018. Mais pour le seul Michel il fera Ă George Sarton la demande dâun affidavit, ce qui lui coĂ»tera beaucoup Ă©tant donnĂ© la distance entre sa mĂ©thode et celle de cet Ă©rudit. Il jugeait en effet que Michel Ă©tait en danger dans la France occupĂ©e par les Allemands. Alexandre lui-mĂȘme sâĂ©tait senti «en grand danger», comme lâavaient reconnu et confirmĂ© Alvin Johnson et certains referees interpellĂ©s sur son cas: câĂ©tait un danger spĂ©cial, plus grand que celui qui menaçait dâautres Juifs et professeurs antifascistes19.
Lâombre de Michel KoyrĂ©, qui pendant la guerre de 1914-18 Ă©tait officier dans la Marine russe (blanche) et pour ce faire avait dĂ» se convertir Ă la religion orthodoxe (Ă laquelle il restera fidĂšle comme en tĂ©moigne sa pierre tombale au PĂšre-Lachaise), rejaillit fortement sur Alexandre. Dans les documents de police qui le concernent, lui et ses activitĂ©s dâinformateur Ă la fin de la premiĂšre guerre mondiale, il est souvent confondu avec son frĂšre aĂźnĂ© ou du moins ils sont soupçonnĂ©s lâun comme lâautre. Cela est difficile Ă vĂ©rifier, mais le doute est permis quant au fait que dans les coulisses Michel en 1917-1920 ait tirĂ© quelques ficelles de lâaction et quâen 1919 Alexandre, attachĂ© de presse des bolcheviques, ait pu collaborer en envoyant Ă Michel des informations concernant les denrĂ©es demandĂ©es ou prĂ©sentes, et quâil ait tout au moins facilitĂ©, grĂące Ă de gros pots-de-vin et des frais lĂ©gaux, la libĂ©ration de son frĂšre incarcĂ©rĂ© pour la troisiĂšme fois Ă Istanbul.
De leur pĂšre nous connaissons non seulement les succĂšs commerciaux, mais Ă©galement les idĂ©es: «Vladimir Marcovitch KoyrĂ© avait beaucoup ĆuvrĂ© pour les organisations charitables juives et au cours de ses derniĂšres annĂ©es entendait se consacrer entiĂšrement aux activitĂ©s sociales et charitables. Il avait dĂ©clarĂ© quâil travaillait pour la sociĂ©tĂ© juive palestinienne»20.
Nous connaissons Ă©galement lâune de ses derniĂšres initiatives, lorsque, se flattant du titre de PrĂ©sident du Conseil de la SociĂ©tĂ© du commerce colonial, il avait dĂ» adresser le 7 mars 1908 au Ministre de lâIntĂ©rieur de lâEmpire russe21 une supplique â rĂ©digĂ©e par un cĂ©lĂšbre avocat de
17 Karakhan avait Ă©tĂ© lâun des envoyĂ©s Ă Brest-Litovsk, ensuite vice-commissaire du peuple aux Affaires Ătran-gĂšres Ă partir de mars 1918, envoyĂ© Ă Varsovie en 1921, chargĂ© des Affaires Orientales Ă partir de la fin aoĂ»t 1923: il avait Ă©tĂ© envoyĂ© comme successeur de Ioffe pour diriger lâambassade en Chine.18 Sa mĂšre Caterine survivra longtemps Ă son pĂšre et entretiendra la famille et ses possessions jusquâĂ lâĂ©tĂ© 1940, lorsquâau cours de sa fuite de Paris conquis par les Allemands elle se perdit tragiquement dans la campagne et fut trouvĂ©e morte par sa fille Juliette.19 Cambridge, Ma., Widener Library: G. Sarton Correspondence, Ms. Am. 1803, en date du 3.11.1942.20 Comme il est Ă©crit dans la nĂ©crologie publiĂ©e dans le quotidien «Odesskie novosti» (Nouvelles dâOdessa) n. 7823, 26 mai/8 juin 1909 (jâen ai obtenu une photocopie en provenance de Moscou, Archives KGB, 10/A-713 et je remercie N.P. Mikhejkin pour sa recherche).21 Kiev, Archives centrales dâĂtat de lâUkraine, 83 3897; le document est conservĂ© Ă©galement Ă Moscou, GARF, Ph. 102 (dĂ©partement de Police) d.7 (tenue des registres de lâan 1907) No. 3223 / 8362, 11.12.1907; Moscou, GARF, archives 10, Section spĂ©ciale (20.12.19079 No. 30202, Compte rendu (service), 3.11.1907; ivi, 102 DB 05 19089, f. 83r-85r.
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UN CURRICULUM VITAE
âĂ©poque, Grusenberg â 22 pour obtenir quâAlexandre, arrĂȘtĂ© Ă lâautomne prĂ©cĂ©dent Ă Rostov, oĂč il frĂ©quentait sa septiĂšme annĂ©e de lycĂ©e, et accusĂ© en novembre 1907 «conformĂ©ment au paragraphe 1 de lâArt. 126 du Code PĂ©nal» (il le sera Ă nouveau un peu plus tard, en avril 1908), soit autorisĂ© Ă sâexpatrier pour continuer ses Ă©tudes.
Jâai environ 50 ans et toute mon activitĂ© en tant que commerçant et directeur de lâune des plus grosses entreprises dâimportation en Russie sâest dĂ©roulĂ©e sous le regard des autoritĂ©s locales: je nâai jamais Ă©tĂ© notĂ© comme quelquâun qui aurait exercĂ© des activitĂ©s antigouvernementales, je nâai jamais appartenu Ă aucun parti politique et je nâen fais pas non plus partie aujourdâhui, Ă©tant un sujet profondĂ©ment loyal envers le souverain.
I.1.3 la preMiĂšre arrestation
Alexandre avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© une premiĂšre fois le 23 novembre 1907: cela sâĂ©tait produit au cours dâune opĂ©ration de police provoquĂ©e par lâarrivĂ©e dans la rĂ©gion, Ă la fin dâoctobre 1907, de Lev, «un hors-la-loi connu dans le milieu rĂ©volutionnaire». Cette opĂ©ration, qui visait Ă liquider le comitĂ© SR local, sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e entre Rostov et Taganrog (câest le tribunal de cette ville qui devait prononcer la sentence).
A Ă©tĂ© signalĂ©e lâarrivĂ©e Ă Rostov-sur-le-Don dâun hors-la-loi connu dans le milieu rĂ©volutionnaire sous le pseudonyme de «Lev», et dâun certain Vassili Ivanovic Varukha, provenant de la ville dâEjsk, lesquels, devenus chefs de lâorganisation du parti SR de Rostov, ont organisĂ© un comitĂ© dont font aussi partie, outre Varukha et Lev, certains «Robert», Nikolaj, Jovik: ils ont aussitĂŽt commencĂ© Ă organiser des cercles, Ă distribuer de la littĂ©rature illĂ©gale, et ont Ă©galement acquis le nĂ©cessaire pour une typographie situĂ©e dans lâappartement de Varukha et Lev, rue PremiĂšre Uspenskaia n.8. Le 13 novembre, pris en filature, Lev est parti de Rostov [âŠ] pour Saint-PĂ©tersbourg dans le but de prĂ©senter un rapport au comitĂ© central23.
Les policiers avaient suivi «Lev» jusquâĂ un village, un petit hameau de Piatiizbiansk, et lĂ avaient perquisitionnĂ© lâappartement dâun cosaque du Don, Nazar Mikhailovic Korobkov, en particulier les deux piĂšces louĂ©es à «ce bourgeois de la ville de Ejsk, Vassili Ivanovich Varukha»24.
22 Moscou, GIJS cit. (qui devrait correspondre Ă Vincennes, AM, Carton 1089, Dossier 7-2-2270), v. spĂ©cialement f. 93: Lieutenant de Vaisseau Rollin, chef du Service Renseignement Marine [S.R. Marine Russie Sud, rapport n. 67] Ă©crit de Constantinople le 9.11.1919 pour en rĂ©fĂ©rer sur lâarrestation dâA. K. le 1er septembre 1919 a Odessa: Câest tout dâabord un Juif, au collĂšge il fut poursuivi comme appartenant au parti social-dĂ©mocrate, son avocat fut Grusenberg».23 Moscou, GARF, section spĂ©ciale, n. 3130 du 30.11.1907 (entrĂ©e 626, 17.12.1907) f. 24, qui renvoie Ă son rapport du 30 novembre, n. 3099. V. Ă©galement Moscou, GARF, 102 D-/, 1907, N. 8263, f. 15-16 (142804, tenue registres n. 7, 4.12.1907, 32260) qui rapporte la «liquidation» du comitĂ© SR faite les 21-22 novembre dans lâappartement du cosaque Nazar Mikhailovic Korobkov. Cf. M. hildeMeier, Die SozialrevolutionĂ€re Partei Russland. Agrarso-zialismus und Moderniesierung im Zarenreich (1900-1914), Cologne-Vienne, Böhlau 1978, p. 196 et suiv.: en se basant sur des documents de V.M. Cernov, leader SR, il analyse le rĂŽle des «cercles» (uezdnye gruppy) et la diffu-sion de publications clandestines concernent lâorganisation «conspiratrice et dĂ©mocratique, fĂ©dĂ©rale et centrale» au cours de la pĂ©riode rĂ©volutionnaire 1905-1907. Vu la situation rĂ©volutionnaire de lâempire, en fĂ©vrier 1907 lâauto-cratie tsariste avait dĂ» autoriser le parti SR, qui Ă©tait membre de lâInternationale Socialiste, Ă tenir publiquement son deuxiĂšme congrĂšs (le seul non clandestin). Ibid. p. 240-241, sur lâorganisation de la rĂ©gion Don-Azov, et p. 208 et n., oĂč est citĂ© le rapport de O. S. Minor (ami de famille des KoyrĂ©) sur le renouvellement des comitĂ©s en 1908, dans le but Ă©galement dâ«organiser des typographies».24 Moscou, GARF, Archives 83, feuillet 24 et suiv., entrĂ©e 626 du 17.12.1907 (timbre: section spĂ©ciale, N. 29260, 12.12.1907; timbre: tenue des registres, 4.01.1908. N. 311, le chef de section du service de garde Donskoi, 30.11.1907, N. 3130, Ville de Rostov-sur-le-Don Ă©crit au Directeur du DĂ©partement de Police, section spĂ©ciale:
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Ils y avaient trouvĂ©: un Ă©lĂšve de la septiĂšme classe du gymnase de garçons de Rostov, Alexandr Vladimirovich KoyrĂ©, et le bourgeois de la ville de Vetluga, Alexandr Nikolaievic Smirnov, qui probablement venait Ă peine dâarriver Ă Rostov Ă©tant donnĂ© quâil nâavait pas encore dâappartement. GrĂące Ă la perquisition de la chambre de Vassilli Varukha ils avaient dĂ©couvert une typographie secrĂšte du Parti Socialiste RĂ©volutionnaire: caractĂšres typographiques, composition de lâappel, Ă©quipement, correspondance et une grande quantitĂ© de littĂ©rature illĂ©gale des Ă©ditions du parti SR25.
La police nâavait pas voulu surseoir.
Pour ne pas rendre vain [ce qui a Ă©tĂ© dĂ©couvert] par lâagence «SecrĂšte» au sujet de Leonid, jâai dĂ©cidĂ© de profiter du moment oĂč Varukha, le lycĂ©en KoyrĂ© et Leonid se trouvaient dans lâappartement, oĂč Ă©tait installĂ©e la typographie des socialistes-rĂ©volutionnaires, leur littĂ©rature et dâautres documents du parti, entrant dans lâappartement susdit pour les fouiller et les arrĂȘter26.
Dans ce cas, de mĂȘme quâensuite en 1908, KoyrĂ© se trouvait parmi les premiers conspirateurs dĂ©couverts par la police secrĂšte: il nây a pas de raison de douter de sa bonne foi, mais peut-ĂȘtre ne peut-on pas ĂȘtre aussi certains de sa discrĂ©tion et de son habiletĂ© Ă se garder de la police secrĂšte. Celle-ci le dĂ©signait en effet par un surnom trĂšs significatif, «gromkij», câest-Ă -dire bruyant. Dâautres perquisitions avaient Ă©tĂ© faites chez KoyrĂ© et chez Timofej Ivanovic Dobarinov, un Ă©lĂšve de lâInstitut Technique Ferroviaire de Rostov, chez qui on sĂ©questra une correspondance compromettante avec Alexandr Mikhailovic Manaseevic, un bourgeois de Rostov («liste de souscriptions, chĂšques bancaires») et des notes Ă©crites au crayon: «le nombre de chĂŽmeurs augmente continuellement, nous SR comme dĂ©fenseurs de cette classe nâayant pas de biens matĂ©riels poursoutenir ces pauvresâŠÂ»27.
«Au cours des derniers jours du mois dâoctobre de lâannĂ©e courante [1907], lâagence [de la police] SecrĂšte interne au dĂ©partement dont je suis responsable, a notĂ© lâarrivĂ©e de ce subversif»; selon les agents Lev avait «lâintention de revenir au bout de 10 jours environ et de commencer Ă travailler Ă la typographie». Le chef de service Ă©crit, «jâavais lâintention dâeffectuer la liquidation du groupe nouvellement organisĂ© aussitĂŽt aprĂšs lâarrivĂ©e de Lev de Saint-PĂ©tersbourg. En son absence jâai reçu des informations sur lâarrivĂ©e Ă Rostov, depuis la rĂ©gion du Bassin du Donetsk, de deux personnes connues pour leur activitĂ© rĂ©volutionnaire criminelle; lâun dâeux est connu sous le surnom de «Leonid» et lâautre sous celui de «Nikolai». Le premier, câest-Ă -dire Leonid, est lâun des dirigeants des socialistes-rĂ©volutionnaires du district de Bakhmut, et lâautre, Nikolai, qui fait partie de la mĂȘme organisation, a commis une sĂ©rie dâexpropriations et dâhomicides: entre autres, Ă la gare Mandrykino il a pris part au vol de la somme de 1600 roubles. Les deux nouveaux arrivĂ©s se sont mis en contact avec une organisation locale des socialistes-rĂ©volutionnaires et leur ont exprimĂ© leur insatisfaction Ă cause de leur inertie, rĂ©sultant de lâabsence dâattentats terroristes, et ont annoncĂ© que dans lâintĂ©rĂȘt du travail du parti il Ă©tait nĂ©cessaire dâorganiser des actes terroristes contre certains officiers publics et surtout contre le chef de dĂ©partement de la section des gardes, visant Ă intimider les autoritĂ©s. La mĂȘme nuit il a Ă©tĂ© signalĂ© que lâun des nouveaux arrivĂ©s a passĂ© la nuit au numĂ©ro 25 de la rue DeuxiĂšme Uspenskaia chez Dmitrij Fomin. Jâai donnĂ© des dispositions afin quâune perquisition soit effec-tuĂ©e dans cet appartement, aprĂšs laquelle est survenue lâarrestation. Nikolai, qui au moment de lâarrestation sâest dĂ©fini comme Ivan Petrov Scevtsov, bourgeois de Saratov, et sâest rĂ©vĂ©lĂ© par la suite ĂȘtre Ivan Nikiforov Povetkin, paysan du district dâOrelo, commune de Livensk, hameau de Polusckino, avait sur lui un revolver «Brauning» et la somme de 313 roubles (une partie du vol Ă la gare Mandrykino). Le jour suivant la surveillance extĂ©rieure a notĂ© un autre nouvel arrivant, «Leonid» ainsi que quelques autres personnes dans la maison de la rue PremiĂšre Uspenskaia, n. 8, dans lâappartement de Varukha, oĂč se trouvait la typographie». Dans le procĂšs-verbal des 27-30 novembre 1908, n. 18, p. 58 aux points 35-36, sont sĂ©questrĂ©s le «rĂšglement du cercle de lâUnion des travailleurs du comitĂ© du parti SR de Rostov-sur-le-Don» ainsi quâun appel: «La parole du prolĂ©tariat. Camarades!...» (tous deux imprimĂ©s sur lâhectographe).25 Moscou, GARF, Archives 83, f. 24 et suiv. EntrĂ©e 626 du 17.12.1907, timbre: section SpĂ©ciale, No. 29260, 12(?).12.1907 timbre: tenue des registres, 4.01.1908, No. 311, cit.26 Ibid.27 V. supra, n. 22.
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LA PREMIĂRE ARRESTATION
Le document de police poursuivait enfin:
Jâai effectuĂ© ensuite la liquidation de toute lâorganisation des socialistes-rĂ©volutionnaires, sur la base des informations de lâagence «SecrĂšte», effectuant Ă©galement une perquisition au siĂšge des transports «Nadezhda», oĂč â dâaprĂšs les informations de lâagence «SecrĂšte» et les documents dĂ©couverts dans lâappartement de Varukha- se trouve la littĂ©rature Ă transporter28.
Les publications Ă©taient assez nombreuses pour quâon doive les faire expĂ©dier par une entreprise de transports, mais on ignore si elles avaient Ă©tĂ© imprimĂ©es dans cette nouvelle typographie clandestine. Imprimer, alphabĂ©tiser, diffuser de la littĂ©rature de propagande, crĂ©er des bibliothĂšques de prĂȘt avec des matĂ©riaux Ă©galement clandestins: câĂ©taient lĂ les programmes caractĂ©ristiques des populistes dĂšs leurs dĂ©buts dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle.
I.1.4 attentat au gouverneur
Mais les activitĂ©s des SR ne sâachevaient pas lĂ . Alexandre KoyrĂ© sera de nouveau arrĂȘtĂ© quelques mois plus tard et accusĂ© de prĂ©parer une action terroriste. Les documents ne nous disent pas quel Ă©tait lâattentat en prĂ©paration. Toutefois il existe une tradition orale, remontant Ă Roman Jakobson qui lâa rapportĂ©e Ă certains de ses Ă©lĂšves. KoyrĂ© lâavait rencontrĂ© en 1928 Ă Prague. Comme le rappelle la dĂ©dicace dâun de ses extraits29 KoyrĂ© avait Ă©tĂ© induit par lâautre, qui en avait lâhabitude, Ă passer ensemble une nuit de beuveries. Dans ce contexte peu sobre, ou peut-ĂȘtre aux Ătats-Unis oĂč Jakobson lâhĂ©bergeait, KoyrĂ© avait rĂ©vĂ©lĂ© au grand linguiste ses aventures politiques et militaires, celles de 1907-1908 et peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©galement celles de 1915-1919: Jakobson synthĂ©tisait les premiĂšres en parlant dâun attentat au gouverneur. Claude LĂ©vi-Strauss aussi en avait entendu parler par Roman Jakobson, mais nâen avait jamais perçu aucune allusion de la part de KoyrĂ©.
La passion politique de ce dernier avait pu enfin sortir de lâombre pendant la seconde guerre mondiale: mais on a vu quâelle Ă©tait dĂ©jĂ vive, mĂȘme si elle manquait encore de maturitĂ©, au lendemain de la guerre russo-japonaise et de la rĂ©volution de 1905, et nous verrons quâelle le sera au cours de la Grande Guerre.
28 Ibid.: «Par la prĂ©sente je dresse la liste des preuves matĂ©rielles trouvĂ©es au cours de cette liquidation. Leonid, une fois arrĂȘtĂ©, sâest qualifiĂ© comme Alexandr Nikolaev Smirnov bourgeois du district de Kostroma; sous le nom de Leonid il est dĂ©jĂ mentionnĂ© dans mon rapport du 25 novembre, numĂ©ro 2988. Quant Ă Scevtsov, câest-Ă -dire Ivan Povetkin, comme il est rĂ©sultĂ© par la suite, il est recherchĂ© par lâenquĂȘteur lĂ©gal de la commune de Bakhmut: il est poursuivi pour avoir effectuĂ© de nombreux vols et homicides et entre autres pour le fait dâavoir lancĂ© une bombe contre le gendarme de la gare Avdeevka. DâaprĂšs la requĂȘte du juge, Povetkin doit ĂȘtre amenĂ© enchaĂźnĂ© Ă la ville de Bakhmut. Le 24 novembre Ă la gare de Rostov a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Lev, arrivĂ© clandestinement de Saint-PĂ©ters-bourg. Il a dĂ©clarĂ© quâil Ă©tait Vasilij Varukha. Ă son arrivĂ©e en prison, aprĂšs avoir appris que le vĂ©ritable Varukha avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© lui aussi (il se servait de son passeport et lâexhibait comme document dâidentitĂ©), Lev sâest identifiĂ© comme Pavel Lapenko. Les tĂ©moignages et les rĂ©sultats des enquĂȘtes ont Ă©tabli avec certitude quâil appartient Ă la communautĂ© criminelle, par consĂ©quent lui-mĂȘme, Varukha, Leonid e KoyrĂ© seront jugĂ©s selon le § 1 de lâarticle 126 du Code PĂ©nal». Ailleurs est dressĂ©e la liste des paquets de publications politiques illĂ©gales trouvĂ©s lors dâune perquisition Ă lâentreprise de transports «Nadezhda». Cf. Moscou, GARF, N. 21520 / table 3 (MDV â MinistĂšre de lâIntĂ©rieur, District et Ville de Kerson) 71047; sous le N. 12333 (tenue des registres du bureau «Secret», f. 110, se trouve un intĂ©ressant document rĂ©trospectif du 27.06.1913, dâoĂč il rĂ©sulte que KoyrĂ© avait Ă©tĂ© identifiĂ© au dĂ©but comme appartenant à «lâorganisation des Ă©tudiants du parti SR» sous le nom de Kvitko qui lui servait de couver-ture.29 Cf. la dĂ©dicace autographe Ă Jakobson dâun extrait de KoyrĂ©, La jeunesse dâIvan Kireevskij, «Monde slave», n.s., I/2, fĂ©vrier 1928, p. 97-108 (exemplaire conservĂ© au MIT, Cambridge / Ma., fonds Jakobson): «à M. R. Jakobson, en souvenir dâune soirĂ©e qui se prolongea jusquâau matin».
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
La formulation de lâaccusation du 27 juillet 1908 confirme quâil pouvait sâagir dâun attentat au gouverneur30. Alexandre KoyrĂ© se prĂ©sente aux deux premiers interrogatoires, mais au cours du mois dâaoĂ»t on constate son absence dâOdessa et son dĂ©part vers le Nord-Est, prĂ©cisĂ©ment pour Nijni-Novgorod oĂč lâentreprise de son pĂšre possĂ©dait un siĂšge, ⊠pour se diriger en rĂ©alitĂ© Ă lâOuest, en Italie, Ă Paris et ensuite en Allemagne.
Le 7 mars 1908 (Ă la veille de sa deuxiĂšme arrestation, peut-ĂȘtre savait-on quâAlexandre et ses amis31 Ă©taient mis Ă nouveau «en observation» trĂšs sĂ©vĂšre par des policiers «secrets» et Ă©taient sur le point dâĂȘtre arrĂȘtĂ©s)32 son pĂšre Vladimir avait demandĂ© dans la supplique citĂ©e que son fils soit autorisĂ© Ă aller Ă©tudier Ă lâĂ©tranger.
Ne causez pas la ruine de mon garçon! Nous vous prions de nous accorder la possibilitĂ© de le sauver. [âŠ] Dans de trĂšs nombreux cas Votre Excellence a donnĂ© la permission dâexpatrier. [âŠ] Ne serait-il pas possible Ă Votre Excellence de nous permettre de lâemmener, sans le soumettre au tribunal, pour continuer son instruction Ă lâĂ©tranger?
Vladimir entendait dĂ©fendre son fils Alexandre, qui avait Ă©tĂ© incriminĂ© non pas pour une action effectivement rĂ©alisĂ©e, mais seulement parce quâil «se trouvait par hasard en compagnie de personnes malintentionnĂ©es au moment de leur arrestation»33. Son pĂšre disait quâil avait
30 Kiev, Archives centrales de lâĂtat de lâUkraine, doc. cit., f. 15: lâAuxiliaire du responsable de la gendarmerie rĂ©gionale du Don Ă©crit de Rostov-sur-le-Don, le 27.07.1908, Ă la Gendarmerie dâOdessa pour communiquer Ă lâaccusĂ© que «lâenquĂȘte dans le cadre de laquelle il est poursuivi en justice sâest conclue et sera transmise au Procureur du Tribunal cantonal de Taganrog». DâaprĂšs lâart. 1035 du Code pĂ©nal un interrogatoire est demandĂ©, pour savoir «si le susdit KoyrĂ© sâestime coupable dâavoir participĂ© Ă lâassociation criminelle ComitĂ© du Parti SR de Rostov-sur-le-Don, qui avait en vue un attentat violent destinĂ© Ă changer le rĂ©gime de Gouvernement Ă©tabli par la loi en Russie (câest-Ă -dire sâil se reconnaĂźt comme coupable selon lâart. 102 du Code pĂ©nal)». Ibid. (n. 10113), feuillets 16-18, le 21 juillet le Politzmeister dâOdessa est invitĂ© Ă accompagner A. KoyrĂ© Ă lâinterrogatoire, qui a lieu en effet le 24.07.1908: au f. 20, procĂšs-verbal de lâinterrogatoire dans lequel il se dĂ©clare non coupable. Dans le feuillet suivant, le n. 21, le 21.08.1908 lâofficier de lâĂ©tat civil des rĂ©sidents Ă Odessa constate son absence. Au feuillet n. 23, le 26 juillet, le commissaire de police Boulevarnyj dâOdessa «informe que dâaprĂšs la confirmation de son passage, A. KoyrĂ© est parti pour la ville de Nijni- Novgorod». Le vice-directeur Ivasenko des Archives de lâĂtat de Rostov mâa courtoisement communiquĂ© une lettre du chef de la gendarmerie datĂ©e du 11-08-1908, mais enregistrĂ©e en date du 30-11.1907: «Alexandre Vladimirov KoyrĂ© dâOdessa sâest dirigĂ© vers la ville de Nijni- Nov-gorod et rĂ©side chez son pĂšre [âŠ] SociĂ©tĂ© russe du commerce colonial (Makarievskaia)». Cf. Kiev, Archives cen-trales de lâĂtat de lâUkraine, doc. No. 265 (27.07.1913): en dĂ©cembre 1908 le dossier concernant KoyrĂ© avait «étĂ© envoyĂ© sous le numĂ©ro 116 au Tribunal militaire cantonal dâOdessa», ce qui laisse penser quâĂ cette date la famille rĂ©sidait Ă Odessa, mĂȘme si Ă la fin de 1908 lâaccusĂ© devait dĂ©jĂ se trouver en exil. V. Ă©galement Moscou, GARF, 102 D.6.1913., 15r17. F.113: le 31.7.1913 encore, on tĂ©lĂ©graphiait de Novocerkask pour demander «comment sâest terminĂ©e» lâaffaire 5, N. 116 (16.12.1908) envoyĂ©e par le Procureur de Taganrog au tribunal militaire dâOdessa.31 Un document (Moscou, GARF Section SpĂ©ciale Compte-rendu de service du 3.11.1907; parvenu le 20.12.1907) parle de 2 ouvriers et 7 intellectuels. «Alexander Vladimirovich KoyrĂ© lycĂ©en et fils de marchand, 15 ans, caution de 3000 roubles: se trouve dans la ville dâOdessa»; il avait Ă©tĂ© le premier, le 25 octobre, Ă ĂȘtre suspectĂ© et sur-veillĂ© par la police, qui dans le bulletin dâoctobre lâappelle Alexander Wulfov Kvitko: cela peut dĂ©pendre dâune verbalisation erronĂ©e, mais il semble plus probable quâil sâagisse dâune tentative dâAlexandre de ne pas dire son nom de famille exact. Nous connaissons les noms de ceux qui Ă©taient accusĂ©s avec lui. Est citĂ©: «Lapenko Pavel Ivanovic, bourgeois de Stavropolie, de 26 ou 30 ans, emprisonnĂ© Ă Rostov». Il sâagit de lâun des conspirateurs les plus importants, qui maintenait les contacts avec la capitale: cf. Moscou, GARF, 626 sect., spĂ©ciale n. 29260, reçu le 17.12.1907, Chef de section au Directeur du DĂ©partement de police (sect. spĂ©ciale) de Rostov, 30 novembre 1907, cit.: «Le 24 novembre a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă la gare de Rostov Lev, arrivĂ© clandestinement de Saint-PĂ©tersbourg. Il a dĂ©clarĂ© ĂȘtre Vasilij Varukha». DâaprĂšs le procĂšs-verbal 102 D-7 v 1907, 8263, f. 14v des journaux illĂ©gaux «Trud» (Travail: câest le journal des ouvriers), «Za narod» (Pour le peuple), «Znamia Truda» (LâĂ©tendard du travail).32 Ce document est conservĂ© en plusieurs exemplaires cit. supra, n. 20.33 Moscou, GARF, section spĂ©ciale, n. 30202, cit., indique ensuite: 2. Dobarinov Timofej, paysan, 19 ans, cau-tion 100 roubles, Ă Rostov-sur-le Don; 3. Varukha Vassili Ivanovic, bourgeois, 28 ans, emprisonnĂ© Ă Rostov (cf.
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ATTENTAT AU GOUVERNEUR
tentĂ© tout dâabord de «protĂ©ger de toutes ses forces sa maison contre toute influence extĂ©rieure»; «mais Ă son grand regret, Ă ce quâil paraĂźt, lâĂ©cole et les camarades plus ĂągĂ©s avaient rendu vains ses efforts: le malheur Ă©tait arrivĂ© tout Ă fait Ă lâimproviste». Vladimir Ă©tait par consĂ©quent atterrĂ© Ă cause de
ce quâil devait craindre pour le destin dâun pauvre garçon de quinze ans, mis dans les conditions dâun criminel poursuivi en justice. [âŠVladimir] nâavait pas la force de supporter cette douleur, Ă©tant persuadĂ© que ces convictions infantiles et instables, convictions inspirĂ©es par lâesprit du temps et quâAlexandre avait dĂ©jĂ abandonnĂ©es, pouvaient apposer une marque dâinfamie sur toute la vie de lâenfant et sur ce qui reste de la vie de ses malheureux parents34.
Vladimir sâexcusait de ne pas avoir pu prĂ©senter personnellement la supplique en invoquant le prĂ©texte dâune maladie de sa femme; mais ce fut lui au contraire qui ne supporta pas les tracas provoquĂ©s par Alexandre, car Ă la fin du mois de mai 1909 on lâenterrera avec de grandes funĂ©railles35.
On ignore si Alexandre put prendre part Ă la sĂ©pulture de son pĂšre, qui fut transfĂ©rĂ© de Rostov Ă Odessa, accompagnĂ© par de nombreux Juifs, car Vladimir avait Ă©tĂ© en effet un bienfaiteur pour la communautĂ© juive et peut-ĂȘtre pour les premiers groupes sionistes nĂ©s Ă Odessa36. Mais câest un fait quâil avait rĂ©ussi Ă obtenir des autoritĂ©s un traitement trĂšs favorable pour son second fils, qui ne fut pas obligĂ© de comparaĂźtre en justice et grĂące Ă une caution fort coĂ»teuse â peut-ĂȘtre accompagnĂ©e de pots-de-vin tout aussi importants â put aller commodĂ©ment Ă©tudier en exil.
I.1.5 pris en filature Ă lâĂ©tranger
Cette mesure devait comporter des conditions assez peu contraignantes Ă©tant donnĂ© quâAlexandre pourra revenir et faire dâassez longs sĂ©jours Ă Odessa en 1911 et 191337 (sans
supra, n. 22 et 25); 4. Mikhail Iulievic Ivanovic, bourgeois, 28 ans, emprisonnĂ© Ă Rostov. Ătaient au contraire en libertĂ©: 5. Petr Nikolaev Kursonov, Ă©lĂšve de lâinstitut technique, 19 ans, surnommĂ© «Frant»; 6. Iosif-David Ber-kov Kozlovsky, lycĂ©en de 20 ans, surnommĂ© «Merzlyj»: 7. Ghersc Zalmanov Kaplin, bourgeois de Poltava de 25 ans, surnommĂ© «Donets». Ils avaient Ă©tĂ© repĂ©rĂ©s par divers policiers entre le 21 octobre et le 19 novembre. Seuls Lapenko, Dobarinov, KoyrĂ©, Varukha, Manasevic sont convoquĂ©s et accusĂ©s dans le formulaire Moscou, GARF, 102.D/1907. 8263, f. 10 (Archives 3, f. 2).34 Ibid.: dans son mĂ©morial Vladimir rappelle que lâenquĂȘte se trouve encore Ă la gendarmerie et que son fils est en libertĂ© sous caution.35 DâaprĂšs Moscou, Archives KGB, 10/A-713 (je remercie N.P. Mikhejkin pour la recherche), il rĂ©sulte que la mort Ă©tait survenue le 20 mai Ă Rostov et que la dĂ©pouille mortelle avait Ă©tĂ© portĂ©e en chemin de fer Ă Odessa pour ĂȘtre enterrĂ©e «dans le cimetiĂšre juif»; le 26 mai (8 juin) 1909 le quotidien «Odesskie Novosti» (Nouvelles dâOdessa), n. 7823, dĂ©crit les funĂ©railles auxquelles ont participĂ© «des reprĂ©sentants des entreprises commerciales, des banques, des Ćuvres de charitĂ© juives» (Vladimir Ă©tait membre des conseils de la «SociĂ©tĂ© de secours mutuel des agents commerciaux juifs dâOdessa» et de la «Caisse dâĂ©pargne et de crĂ©dit pour les commerçants et les artisans» locale.36 Odessa Ă©tait la ville oĂč Jabotinsky Ă©tait nĂ© et avait fait ses premiĂšres armes comme journaliste; la population juive Ă©tait nombreuse et pas toujours aisĂ©e.37 Câest ce qui rĂ©sulte de sa correspondance avec deux condisciples de Göttingen, Hedwig Martius et son mari Theodor Conrad, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Archiv der PhĂ€nomenologen, Conrad-Martusiana C,II: dans une lettre Ă Hedwig non datĂ©e mais prĂ©cĂ©dant octobre 1911: «war ich eine Zeit lang gar nicht hier [Odessa], sondern in der Krim, wo ich mich der PhĂ€nomenologie der Faulheit widmete»; Ă la mĂȘme, dâOdessa le 3 dĂ©cembre 1913, il annonce une visite aux deux Conrad, au cours dâun voyage «von Berlin nach Paris ĂŒber Strassburg», sâil arrive Ă partir Ă temps pour les vacances de NoĂ«l, aprĂšs avoir passĂ© plus de deux mois Ă Odessa dans lâattente de son visa (ses voyages nâĂ©taient donc pas clandestins): «Russland ist das schönste Land der Welt, [âŠ] aber es ist oft
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
parler de 1918)38, et mĂȘme dans le premier cas il pourra passer ses vacances dâĂ©tĂ© avec sa famille en CrimĂ©e.
Au cours de ses Ă©tudes Ă lâĂ©tranger (particuliĂšrement en France), Alexandre KoyrĂ© continuera Ă ĂȘtre surveillĂ© par la police du Tsar. Ă Rostov-sur-le-Don les gardes recevaient des rapports de leurs informateurs, qui uniquement sur la base dâune photo fort peu ressemblante proposeront de lâidentifier comme un autre SR, qui avait Ă©tĂ© expulsĂ© de lâUniversitĂ© en 1900 (lorsquâAlexandre KoyrĂ© avait huit ans)39; le 21 mai 1914 ils signaleront comme son homonyme un conspirateur Ă Rostov40.
RĂ©trospectivement en 1913 la police ressortait les informations concernant le «fils du marchand Alexandr Volfov Koyré»: il avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© le 23 avril 1908 Ă Rostov-sur-le-Don Ă cause de son appartenance Ă une organisation locale de socialistes-rĂ©volutionnaires. Le 22 novembre 1907 KoyrĂ© lui-mĂȘme avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© lors de la rĂ©union qui avait lieu Ă lâendroit oĂč se trouvait la typographie, Ă©tant donnĂ© quâil Ă©tait en rapports avec les membres du syndicat «Union Panrusse des soldats et des marins». Il avait Ă©tĂ© accusĂ© et jugĂ© sur la base du paragraphe 1 de lâart. 126 du Code PĂ©nal et remis en libertĂ© sous caution. MalgrĂ© cet incident coĂ»teux, KoyrĂ© nâavait pas renoncĂ© Ă son «activitĂ© criminelle» et avait continuĂ© Ă ĂȘtre membre du parti des socialistes-rĂ©volutionnaires, participant toujours aux actions de cette organisation41.
Si en 1913 la police tsariste surveillait KoyrĂ© en France, elle nâavait pas complĂštement tort: certains des jeunes conspirateurs de Rostov des annĂ©es 1907-1908 sont toujours en contact avec lui. Le cas le plus intĂ©ressant est celui de Michel Leschinsky, nĂ© Ă Rostov un an avant Alexandre, et arrĂȘtĂ© en 1908 en mĂȘme temps que lui et que deux de ses parents, Zakhar et Marc Leschinsky, en raison de lâattentat prĂ©parĂ© contre le gouverneur de Rostov.
recht unangenehm ein Russe zu sein und in diesem schönem Land zu wohnen».38 Ibid., aprĂšs un long intervalle une autre lettre est envoyĂ©e de Kiev le 4.04.1918 donnant comme adresse Ă Odessa «Pirogowiskaja 5» (qui nâest pas celle de la maison de sa mĂšre). Dans cette lettre il se demande si la guerre (dĂ©finie «Flut von Hass, Dummheit und Heuchelei»), dans laquelle il sâĂ©tait retrouvĂ© contre les Allemands, pouvait avoir gĂąchĂ© ses relations personnelles avec Hedwig et les autres amis de Göttingen.39 Rostov-sur-le-Don, Sect. SecrĂšte, Chef de la sect. Donskoj des Gardes, n. 3618 (24.09.1909), n. 25859 (29.09.1909); y est jointe une photographie identifiĂ©e Ă tort par les gardes comme Ă©tant celle dâAlexandr Vulfov KoyrĂ©.40 Moscou, GARF, 102.00, section SpĂ©ciale. 1910. 139m1, f. 53: Bureau du Registre n. 9, 25.06.1914, N° 40462; de Rostov-sur-le-Don le 21.05.1914 le chef de la police dâinvestigation rapporte, Ă propos du groupe rĂ©volution-naire âCroix rougeâ, les renseignements transmis au fonctionnaire Pozhoga de la police secrĂšte le 19.05.1914: «Le Juif KoyrĂ© rĂ©sidant dans la maison de Zaslavskij au coin de la rue Pushkinskaia et de lâimpasse Nikolskij. EmployĂ© dans un bureau, il se trouve en rapports avec Jakovlev ou Kozlov, employĂ©s de la maison dâĂ©dition âLe matin du Sudâ. Ils rĂ©coltent tous de lâargent en faveur des personnes arrĂȘtĂ©es pour motifs politiques et trĂšs probablement sont membres de la âCroix rougeâ». QuâA. KoyrĂ© se trouvĂąt Ă Rostov en mai 1914, Ă la veille du dĂ©but de la guerre (circonstance qui serait trĂšs importante si elle pouvait ĂȘtre confirmĂ©e), ne rĂ©sulte dâaucun autre document, mais ne peut ĂȘtre exclu.41 Moscou, GARF, No. 21520 (ville de Kherson), 71047 registres de bureau (secret), f. 110, 3. Ce document rĂ©-trospectif du M.V.D. (MinistĂšre de lâIntĂ©rieur) Gouverneur de Kherson (chancellerie), du 27.06.1913, confirmerait deux arrestations distinctes: lâallusion Ă lâUnion âpanrusseâ et lâaccusation de rĂ©cidive («remis en libertĂ© sous caution») semblent particuliĂšrement importantes. Sous la surveillance dâAldabaev depuis le 25.10.1907, A. KoyrĂ© avait Ă©tĂ© «perquisitionnĂ© et arrĂȘté» le 21 novembre, comme «membre de lâorganisation des Ă©tudiants du parti socialiste-rĂ©volutionnaire», oĂč il Ă©tait connu sous diffĂ©rents noms de bataille: dans lâorganisation on lâappelait «Blondin» (blond), mais il Ă©tait Ă©galement connu sous le pseudonyme «Gromkij» (bruyant) ou simplement par le diminutif de son nom («Sciura» ou bien «Sciur»), Alexandr Vulfov KoyrĂ©, fils de marchand de Saint- PĂ©tersbourg, arrĂȘtĂ© le 23 avril a.c. au cours de la liquidation gĂ©nĂ©rale du parti SR «est dĂ©portĂ© aux confins du district» (cf. Mos-cou GARF Section spĂ©ciale secrĂšta, Rostov-sur-le-Don), 17.09.1908, qui renvoie aux rapports du 30 novembre 1907, n. 3130 et du 21 mai a.c., n. 1720). La police lui attribuait 18 ans dâĂąge, alors quâen rĂ©alitĂ© en novembre 1907 il en avait Ă peine 15.
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PRIS EN FILATURE Ă LâĂTRANGER
En plus des Leschinsky il y avait en 1908 dâautres personnes destinĂ©es Ă rencontrer KoyrĂ© pendant sa pĂ©riode bolchevique, Dimitrij Fomin et MoĂŻse Maizelis (alias Roussine)42.
Michel Leschinsky Ă©tait probablement un parent ou un ami de la famille, et restera en contact Ă©galement avec Michel et FrĂ©derique KoyrĂ© jusquâau milieu des annĂ©es vingt43; en 1925 il Ă©tait encore surveillĂ© par la police militaire française, qui le cherchait en Angleterre en se rĂ©fĂ©rant Ă un «rapport de la PrĂ©fecture de Police, en date du 7 avril 1916»44. Et câest justement en 1925 que Michel Leschinsky sera arrĂȘtĂ© et condamnĂ© Ă quelques mois de prison, ayant Ă©tĂ© surpris Ă vendre des armements dans un bistrot parisien (il remettait Ă un complice des plans dâavions militaires); pendant la seconde guerre mondiale il deviendra un agent de la Gestapo dans la France occupĂ©e45. On ignore si en 1908 Michel Leschinsky Ă©tait dĂ©jĂ un agent double de la police secrĂšte tsariste, et en tant que tel avait pu dĂ©noncer ses camarades, parmi lesquels Ă©taient compris les autres Leschinsky; il est dâailleurs notoire que de nombreux rĂ©volutionnaires arrĂȘtĂ©s Ă©taient circonvenus et plagiĂ©s par la police secrĂšte pour les contraindre Ă Ă©pier et ensuite Ă dĂ©noncer leurs camarades46.
I.1.6 la deuxiĂšMe arrestation
Ă lâautomne 1907 avait Ă©tĂ© sĂ©questrĂ©e une lettre Ă©changĂ©e entre deux SR: il en rĂ©sulte que le groupe sâĂ©tait dispersĂ© et Ă©loignĂ© de Rostov-sur-le-Don, non sans avoir tentĂ© de «recueillir des fonds»47 et de mettre en sĂ»retĂ© «la bibliothĂšque»48. Il sâagit dâune carte-lettre dont le contenu est le suivant:
42 Cf. infra, p. 41 et suiv.43 Moscou, GIJS, 26079 (2270. 1.42/.1.660; 122) oĂč on trouve des «renseignements du 19 juin 1925» sur Michel KoyrĂ© «en relations Ă©pistolaires avec Leschinsky»; Michel «jouerait un rĂŽle de propagande Ă Haiphong. Il serait trĂšs liĂ© avec Kharakan ambassadeur de lâURSS Ă PĂ©kin». V. Ă©galement Moscou, GIJS 27787 (= f. 7, op. 2, d. 2741), f. 45 (N. D M/2148): «renseignements concernant les nommĂ©s Oranowsky Anna, Ossipoff Anna, Di Vietto Mario, KoyrĂ© Alexandre, Michel et Georges [...] Les renseignements concernant les voyages de Leschinsky Michel au Camp de Cazeaux ont fait lâobjet de la note N. D.O./2052, du 26 AoĂ»t 1925 relative Ă lâingĂ©nieur Pantoflicek [...] Paris, le 21 Septembre 1925». La famille Leschinsky (le nom est parfois Ă©crit Lesâciuvky), qui comprenait deux frĂšres (cit. infra, n. 50), et Ă©galement un Marco Leschinsky, lui aussi fichĂ© par la police tsariste en 1907, devait ĂȘtre liĂ©e aux KoyrĂ© et Ă leurs cousins Reybermann; en effet, en 1925 encore, durant un sĂ©jour Ă Haiphong, FrĂ©dĂ©rique Reybermann KoyrĂ© correspondait avec la femme de Michel Leschinsky, qui vivait en France.44 Moscou, GIJS, p. 7, on 2, g. 2741 / 27787/ N Dm / 1899: Michel Leschinsky Ă©tait Ă lâĂ©vidence maintenant encore trĂšs surveillĂ© si lâAngleterre Ă©galement demandait de ses nouvelles le 2 et le 28 juillet 1925: 7-1-650 (2) n.113 // p. 7 an. 1, g. 650, n. 113/CX 12650. 585. De Londres le 28 juillet 1925 on envoie à «Lainey, with reference to your letter CX 2925, dated 2.7.1925», une rĂ©ponse Ă la demande («Secret») «regarding a certain Michel Leschinsky, I rather think that you have been misinformed as to this manâs conviction in this country, and his subsequent expul-sion in 1921, as no information is obtainable from police records in support of this».45 p. Miannay, Dictionnaire des agents doubles, Paris, Ă©ditions du Cherche Midi 2005.46 F.S. ZuCkerMan, The Tsarist Secret Police in Russian Society 1880-1917, Londres, McMillan 1996, spĂ©ciale-ment p. 39-56 (4. Secretnye Sotrudniki: The Lives of Russian Undercover Agents); Id., The Tsarist Secret Police Abroad, Houndsmill-New York, Palgrava 2003, p. 166 et suiv.47 Moscou, GIJS 102 d-7 19078263, f. 26r-v. Si Alexandre devait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme lâexpĂ©diteur de la «lettre Ă©crite Ă lâencre», et non pas le destinataire ou le lecteur, ces mots pourraient indiquer son expulsion de Rostov et son sĂ©jour forcĂ© au lycĂ©e de Tbilisi ou Ă la maison maternelle dâOdessa; il reste Ă identifier les noms citĂ©s dans le document (par Sciura, diminutif dâAlexandre, qui par ailleurs est un nom plutĂŽt courant, câest KoyrĂ© qui aurait pu ĂȘtre indiquĂ©).48 Rostov-sur-le-Don, Archives de lâĂtat (26.11.1907), p. 492: de la perquisition effectuĂ©e dans les appartements des membres du comitĂ© du parti SR Ă Rostov il rĂ©sulte quâon a sĂ©questrĂ© Ă KoyrĂ© un carnet oĂč il est notĂ© entre
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Cher Sania, je viens de recevoir ta lettre. Tu me demandes de te communiquer ce qui se passe Ă Rostov. VoilĂ [âŠ]. En ce moment, comme presque toujours, il nây a pratiquement personne Ă Rostov; Vasia est au Caucase, le diable sait oĂč il se trouve. Volodâka (Grigor) nâest pas lĂ , mais mĂȘme sâil y Ă©tait, il ne serait pas du tout utile. Moi, au contraire, je pars le 17, semble-t-il pour tout lâhiver. Avant mon dĂ©part jâai essayĂ© de transporter la bibliothĂšque en lieu sĂ»r. Jâai aussi essayĂ© dâobtenir de lâargent, mais mes tentatives se sont soldĂ©es par un fiasco complet Ă cause de lâindiffĂ©rence des autres. Leur formalisme mâindigne. [âŠ] Quant aux revues que tu demandes â «Nature et hommes», etc. â je regrette mais ne peux pas te les procurer maintenant Ă©tant donnĂ© quâelles nâexistent plus, aprĂšs lâarrestation du comitĂ©. Mais jâessaierai quand mĂȘme. On ne perd rien Ă essayer. Je tenterai aussi de te procurer la lettre de recommandation et jây rĂ©ussirai peut-ĂȘtre. Tout lâargent que tu arrives Ă rĂ©colter transfĂšre-le ici, avant lâarrivĂ©e de Sciura, au nom de Petia. En ce qui me concerne, jâai Ă©laborĂ© ici un projet de rĂ©forme du rĂšglement: il faut mettre au travail non pas chaque membre individuellement (tsentroviki-centralisti), mais toute lâorganisation. Jusquâici le projet a Ă©tĂ© approuvĂ©49.
Tout le cercle avait donc Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© ou tout au moins dispersĂ©.En conclusion de ce premier cas, sur la base dâune trĂšs lourde caution50 de 3000 roubles,
qui dans un certain sens avait crĂ©Ă© pour Alexandre une grosse dette matĂ©rielle et morale envers sa famille, il avait Ă©tĂ© simplement expulsĂ© du district de Rostov, et avait pu complĂ©ter ses Ă©tudes de lycĂ©e et obtenir son baccalaurĂ©at en se dĂ©plaçant Ă Tbilisi; Ă Odessa il sâĂ©tait inscrit Ă lâuniversitĂ© (ce qui Ă©tait un privilĂšge dans le systĂšme du numerus clausus), mais trĂšs vite il avait dĂ» revenir illĂ©galement Ă Rostov51.
autres: «à la p. 3: bibliothĂšque 2.80, donation 8, travail 2.30, travail 50,13, roubles 60 1.30 par p.i. 1.90 pour la fourniture du travail».49 Ibid, f. 26: la missive se conclut: «Malheureusement je pars tĂŽt et par consĂ©quent je ne pourrai pas participer aux friandises et me dĂ©fendre personnellement des attaques. Alors, Sania, adieu. Je te salue» et est signĂ©e par «Pietro S», qui insiste pour que soient rĂ©coltĂ©s et envoyĂ©s des fonds Ă son adresse «Sofijskaia». «Essaie de rĂ©colter le plus dâargent possible et envoie-le ici, nous en avons vraiment besoin. Je compte sur ton talent dâexpert-comptable». Je ne peux identifier ni Petia câest-Ă -dire Piotr S., ni Volodâka (Grigor).50 Au cours du mĂȘme procĂšs concernant un paysan encore mineur, Dobarinov, est demandĂ©e une caution de 100 roubles; dans un autre cas de 1907, a Makhno (sur lequel cf. A. Skirda, Nestor Makhno, Paris, Ed. de Paris 1999, p. 35) on en avait demandĂ© 2000, et il Ă©tait Ă prĂ©voir que la famille, sans ressources, nâaurait pas pu les payer.51 Pour la deuxiĂšme arrestation de SR actifs Ă Rostov et dans sa banlieue Ă Naciskhevan sur le Don oĂč avait Ă©tĂ© rĂ©organisĂ©e rue PremiĂšre Uspenskaia n. 78, une typographie, v. Moscou, GIJS, Archives 62, section spĂ©ciale, No. 14364, du 15 mai 1908, compte rendu pour le mois dâavril 1908: «La Commission dâOrganisation Ă Rostov- sur-le-Don avait planifiĂ© de publier la feuille âCamarades ouvriersâ avec lâappel Ă fĂȘter le 1er mai»: ils lâavaient impri-mĂ©, mais nâavaient pas eu le temps de le distribuer car ils furent surpris et arrĂȘtĂ©s le 24 avril. Cf. document 1828, du 10 mai 1908. En ce qui concerne cette deuxiĂšme arrestation, on trouve lĂ aussi parmi les premiers «Alexander Volâfov KoyrĂ©, fils dâun marchand de Saint-PĂ©tersbourg, lycĂ©en, 18 ans [sic!], surnommĂ© dans lâorganisation: âBlondinâ (blond), chez les policiers âGromkijâ (bruyant)»: il avait Ă©tĂ© surveillĂ© Ă partir du 25 octobre 1907 et arrĂȘtĂ© par le policier Aldabaev dit âYuristâ (juriste); surveillĂ© Ă nouveau Ă partir du 8 avril par Scpilârein dit âTantsorâ (danseur), il avait Ă©tĂ© perquisitionnĂ© et arrĂȘtĂ© le 24 avril. Dans cette nouvelle rafle sont impliquĂ©s deux frĂšres, qui semblent ĂȘtre les leaders du nouveau cercle: «Mikhail Moiseev Lescinskij, bourgeois de Poltava, 18 ans, surnommĂ© âCiumakâ, lequel, surveillĂ© par le policier Scpilârein, dit âTantsorâ (danseur)» est arrĂȘtĂ© le 24 avril, le mĂȘme jour que KoyrĂ©; lâautre frĂšre, 17 ans, surnommĂ© âZiamkaâ, âBaryberâ, ou âCecenetsâ (tchĂ©tchĂšne) indiquĂ© comme membre de la Commission dâOrganisation de Rostov sur-le-Don, Ă©tait surveillĂ© Ă partir du 1er mars, et avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© le 1er avril. Nâest pas arrĂȘtĂ©e ni indiquĂ©e sous son nom dans le procĂšs-verbal la fille dâun avocat dâoffice, une jeune fille de dix-sept ans, «surnommĂ©e âMomieâ», peut-ĂȘtre la sĆur ou lâamie dâun des autres arrĂȘtĂ©s, Iakov Iosifovic Livscits, fils lui aussi dâun avocat dâoffice, 18 ans, surnommĂ© «Artur», «Vecernij» (du soir); il y avait en outre «Georghij Andreev Krug, attachĂ© de rĂ©serve du district de Saratov, 25 ans, surnommĂ© âGrifelânyjâ», peut-ĂȘtre le âGryâ citĂ© dans la lettre sĂ©questrĂ©e, v. supra, n. 46 e 47.
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LA DEUXIĂME ARRESTATION
I.1.7 adieux Ă rostov, Ă tbilisi, Ă odessa et Ă ... niJni-novgorod?
Alexandre avait reçu lâinterdiction de «rĂ©sider Ă lâintĂ©rieur des confins du District du Don», câest-Ă -dire Ă Rostov, Taganrog et aux alentours, oĂč un gĂ©nĂ©ral avait Ă©tĂ© nommĂ© comme gouverneur et lâĂ©tat de siĂšge avait Ă©tĂ© proclamĂ©1; câest pour cette raison que lui-mĂȘme et peut-ĂȘtre le reste de la famille sâĂ©taient transfĂ©rĂ©s de Rostov Ă Odessa (dans la maison de sa mĂšre rue Ekatirinskaya). MalgrĂ© cela, Alexandre avait Ă©tĂ© de nouveau arrĂȘtĂ© en avril 1908 Ă cause dâun projet terroriste quâil avait prĂ©parĂ© Ă Rostov avec les SR. Le but dĂ©clarĂ© de cette conspiration du printemps 1908 Ă©tait surtout lâorganisation de la cĂ©lĂ©bration du 1er mai. Mais en avril 1908 Alexandre est accusĂ© non seulement dâimprimer et de diffuser de la propagande «criminelle», mais aussi dâavoir projetĂ© un attentat visant Ă subvertir par la violence le rĂ©gime tsariste.
Adoptant lâun aprĂšs lâautre les deux comportements fondamentaux que lâon distingue Ă lâintĂ©rieur de la tradition populiste2, qui avait abouti Ă la formation des Socialistes-rĂ©volutionnaires, il serait donc passĂ© au cours de ces six mois dâun engagement se limitant Ă lâagitation et la propagande Ă lâinitiative terroriste.
La consistance de ce qui est sĂ©questrĂ© chez KoyrĂ© en novembre 1907 est indiscutablement modeste: comme tĂ©moignages de desseins terroristes il nây a que quelques morceaux dâune arme, ainsi quâune liste bibliographique «sur les problĂšmes sociaux» et cinq livres, mais on ne cite le titre que dâun seul dâentre eux, qui sera rendu par la suite: Kant et sa thĂ©orie.
Un carnet [âŠ]; six exemplaires du Statut de lâUnion russe des soldats et des marins [...] identiques Ă ceux qui avaient Ă©tĂ© dĂ©couverts dans lâappartement de Vassili Varukha [âŠ]; dix exemplaires de proclamations imprimĂ©es portant le titre Ă tous les travailleurs des organisations militaires, Ă tous les rĂ©volutionnaires des organisations de parti, aux unions des politiques de profession3.
Quelques lettres avaient Ă©tĂ© sĂ©questrĂ©es, dont lâune semble bien avoir Ă©tĂ© Ă©crite par KoyrĂ©: «Cher Sciura, ici les choses ont Ă©normĂ©ment avancĂ©. Ce ne sera plus moi qui vous Ă©crirai les articles, mais le contraire». LâexpĂ©diteur veut dire probablement quâil Ă©tait sur le point de rĂ©aliser des faits que dâautres devront relater.
Demande Ă Vasia, mais toi aussi fais un effort et Ă©cris des articles, qui puissent nous parvenir au dĂ©but ou au milieu de novembre. Les sujets sont: a) la situation historico-sociale, b) le programme, c) la doctrine de N.K. MikhaĂŻlovski, d) le moment politique contemporain (ce thĂšme est du ressort de Vasia), e) un profil de lâhistoire du mouvement rĂ©volutionnaire, f) la correspondance de vos affaires; nous avons dĂ©jĂ Ă©tabli des rapports avec SĂ©bastopol et par consĂ©quent avec le parti: nous recevrons la littĂ©rature etc.4.
1 Kiev, Archives centrales de lâĂtat de lâUkraine, exemplaire 125 (N. 122). MinistĂšre de lâIntĂ©rieur. Gouverneur dâOdessa (Nabokov), Chancellerie du tribunal, Ă©crit le 10.06.1909 Ă la section des gardes dâOdessa. N. 1909.2 Cf. F. benvenuti, Storia della Russia contemporanea, Rome-Bari, Laterza 1999, p. 71.3Rostov-sur-le-Don, Archives dâĂtat, protocole datĂ© 30.11.1907 (que mâa courtoisement envoyĂ© le vice-directeur Ivasenko), renvoyant au protocole n. 18, paragraphes 49 et 98, oĂč sont dĂ©crites des publications analogues sĂ©ques-trĂ©es chez Varukha. Outre le bloc-notes, dans lequel KoyrĂ© Ă©crit «tant au crayon quâĂ la plume», oĂč deux fois au moins Ă©taient indiquĂ©s des rendez-vous avec des «marins», figuraient dans la liste des armes («un canon pour le fusil Montecristo» et 85 cartouches) et du matĂ©riel typographique (estampe figurant deux lettres [âŠ] reproduite en 6 exemplaires; treize lettres sĂ©parĂ©es, 9 plaques mĂ©talliques typographiques et deux pour composerâŠÂ», «9 rĂ©glettes typographiques en zinc» etc.); chez KoyrĂ© on trouve des publications SR en de nombreux exemplaires.4 Cette lettre Ă©crite au crayon (trouvĂ©e au cours de la perquisition personnelle dâA. KoyrĂ©) continuait: «Pour le moment nous pensons publier la revue avec lâhectographe. Lorsque nous aurons grandi avec le mimĂ©ographe: tu nous enverras des instructions dĂ©taillĂ©es». La lettre des rĂ©dacteurs se poursuit: «à propos, envoyez-nous le conte, nous le republierons. Je tâĂ©crirai de façon plus dĂ©taillĂ©e demain ou aprĂšs-demain». Vasia pourrait bien ĂȘtre Vassili Varukha.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Ces documents Ă©pistolaires sont extrĂȘmement intĂ©ressants: il rĂ©sulte par exemple du travail rĂ©dactionnel de ces Ă©tudiants quâils prĂ©paraient une revue plutĂŽt ambitieuse, qui aurait dĂ» ĂȘtre imprimĂ©e avant fin novembre.
Il faut noter quâil est passĂ© commande dâun article sur les idĂ©es du nĂ©o-populiste Nikolaj K. MikhaĂŻlovski: ce journaliste, considĂ©rĂ© comme un KulturtrĂ€ger et mĂȘme un «guide des intellects»5, avait repris et dirigĂ© deux revues, «Otecestvennye Zapiski (Notes de la patrie)» et «Russkoie Bogatstvo (La richesse de la Russie)», et il Ă©tait citĂ© rĂ©cemment encore comme un cas exemplaire de «socialisme Ă©thique», entre autres par Soljenitsyne qui, dans Le pavillon des cancĂ©reux met en place un dialogue pour dĂ©plorer que ses textes aient Ă©tĂ© «prohibĂ©s et extirpĂ©s»6. Les historiens considĂšrent MikhaĂŻlovski comme important en tant que critique de Spencer, de lâempiriocriticisme7 ou de Dostoievski8, mais il est plus probable que le groupe SR entendait discuter sa philosophie de lâhistoire, sa politique, son rapport avec Marx et avec les marxistes. Sa polĂ©mique Ă lâencontre de la philosophie de lâhistoire de Herbart et des marxistes avait obtenu lâattention internationale9. Dans sa jeunesse, il avait Ă©crit un livre, celui qui aura le
5 G. laMi, Un ribelle legale N.K. MikhaĂŻlovsky (1842-1904). Contributi per una biografia intellettuale, Milan, Unicopli 1990, p. 5. MikhaĂŻlovski fait depuis longtemps lâobjet de dissertations (v. infra, n. 64) et est entrĂ© dans les manuels: v. B. Zenkovsky, Histoire de la philosophie russe, Paris, Gallimard 1953; T. baldWin et al. (eds.), The Cambridge History of Philosophy 1870-1945, Cambridge, U.P. 2003, p. 61, 794-795; et spĂ©cialement W. goerdt, Russische Philosophie, Fribourg-Munich, Alber 1995, p. 449-470, oĂč lâauteur prĂ©sente Ă nouveau cer-taines de ses contributions spĂ©cialisĂ©es: de MikhaĂŻlovski il prĂ©sente lâessai sur le ProgrĂšs et quelques articles sur le socialdarwinisme en les interprĂ©tant du point de vue Ă©cologiste. Goerdt souligne la prĂ©cocitĂ© de la critique que MikhaĂŻlovski formula Ă propos de certains essais de Spencer prĂ©cĂ©dant The Principles of Sociology (1877) dĂ©jĂ tra-duits en russe Ă partir de 1857; Ă la p. 460, n. 36, tout en admettant que le Russe ne pouvait pas connaĂźtre les Ă©crits du jeune Marx, Goerdt Ă©crit: «Die Bestimmungen des Menschen der Ursprunggesellschaft durch MikhaĂŻlovsky als totale Person (licnostâ celostnaja) sind fast identisch mit des frĂŒhen Marx Schilderung des totalen Menschen in der Befriedigung âaller physischen und geistigen Sinneâ»; ibid, p. 466 et passim, il souligne souvent que MikhaĂŻlovski Ă©labore lâidĂ©e de lâhomme Ă lâĂ©tat de nature. MikhaĂŻlovski a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© dans une perspective politologique renouvelĂ©e par A. WaliCki, The controversy over Capitalism. Studies in the the Social Philosophy of the Russian Populism, Oxford, 1969, et par B. hettne, The Vitality of Gandhian Tradition, «Journal of Peace Research», 13/3, 1976, p. 231.6 Il est invoquĂ© avec Kropotkine et Soloviov Ă propos de «sittlicher Sozialismus» dans ce texte publiĂ© en 1969, cf. goerdt, Russische Philosophie, cit., p. 97.7 D. steila, Scienza e rivoluzione, Florence, Le Lettere 1996, p. 298, n. 83, 22-23, 41-46, 119-123. Cf. pour ce dĂ©bat A. bogdanov et al., Fede e scienza. La polemica su âMaterialismo e empiriocriticismoâ di Lenin, sous la direction de V. Strada, Turin, Einaudi 1982.8 M. kanevskaya, N.K. MikhaĂŻlovskyâs Criticism of Dostoevsky: the Cruel Critic, Lewinston, N.Y., Lampeter E. et Mellen P., 2001; I. Zohrab, Dostoevsky and Herbert Spencer, âDostoevsky Studiesâ, 7, 1986, p. 46-72.9 Son essai avait Ă©tĂ© traduit en français (Quâest-ce que le progrĂšs? Examens des idĂ©es de M.H. Spencer, Paris, Payot 1897) et exposĂ© avec tous les dĂ©tails en allemand dans un long compte rendu de J. Seitz, «Vierteljahresschrift fĂŒr wissenschaftliche Philosophie», 23, 1899, p. 126 et suiv.; F.B. randali, N.K. Michailovskiiâs âWhat is pro-gress?â, dans Essays in Russian and Soviet History in Honour of G.T. Robinson, New York, Columbia U.P. 1963, p. 48-62; E. Mathura, Foundations of Sociological Subjectivism. The Social Thought of N.K. MikhaĂŻlovsky (1842-1904), Londres, Athena Press 2002. Ă noter que dans cette monographie rĂ©cente sont reprises les formules Ă lâaide desquelles MikhaĂŻlovski avait Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© par Th.G. Masaryk, The Spirit of Russia, Londres, G. Allen and Unwin-New York, MacMillan 1961, II, ch. XV: The so-called Sociological Subjectivism: Lavrov and MikhaĂŻlo-vsky, p. 115-190, et par N.A. berdiaev, Ă partir de son Subâektivizm i individualizm (= Subjectivisme et indivi-dualisme dans la philosophie sociale. Essai critique sur N.K. MikhaĂŻlovski), Saint-PĂ©tersbourg, 1901, jusquâĂ un livre de son vieil Ăąge Origins of Russian Communism, Londres, Geoffrey Bles 1937, p. 39. Le rapport Ă©troit entre MikhaĂŻlovski et Berdiaev (que KoyrĂ© frĂ©quentera Ă Paris) ainsi que quelques lignes de Subâektivizm sont soulignĂ©s dans G. Mastroianni, Pensatori russi del Novecento, Rome, Lâofficina tipografica 1993, p. 13, 66-67, qui cite ces mots tirĂ©s de lâautobiographie de Berdiaev: «du point de vue du social je me passionnais Ă la fois pour les idĂ©es de N.K. MikhaĂŻlovsky et pour le mouvement social liĂ© Ă ces idĂ©es».
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ADIEUX Ă ROSTOV
plus de succĂšs, pour dĂ©finir et discuter le «progrĂšs»: il ne fallait pas voir ce dernier â spĂ©cialement dans le cas de son pays â dans lâindustrialisation, mais dans le retour Ă la tradition paysanne slave, dans laquelle la Russie aurait trouvĂ© son bonheur. Ce thĂšme, qui reprend celui des «slavophiles» Ă©tudiĂ©s plus tard par KoyrĂ©, fut discutĂ© par MikhaĂŻlovski avec les marxistes allemands et russes, entre autres dans son compte rendu de la traduction russe du Capital10, et correspond Ă ce qui sera un point central dĂ©battu dans la thĂ©orie de LĂ©nine: la rĂ©volution en Russie devait-elle ou non suivre les mĂȘmes Ă©tapes que celles qui avaient marquĂ© la rĂ©volution de lâEurope occidentale industrialisĂ©e, thĂšme qui avait Ă©tĂ© discutĂ© par Marx, par Engels et par Plekhanov. LĂ©nine avait consacrĂ© la premiĂšre section dâun court livre de jeunesse, qui avait eu beaucoup de succĂšs, Qui sont les amis du peuple et comment luttent-ils contre les sociaux-dĂ©mocrates?, Ă le critiquer. La premiĂšre section du livre Ă©tait entiĂšrement dĂ©diĂ©e Ă MikhaĂŻlovski. LĂ©nine notait que
lâactivitĂ© de «Russkoie Bogatstvo» [Richesse de la Russie] revĂȘt Ă notre Ă©gard un caractĂšre de plus en plus provocateur. La revue, sâefforçant de paralyser la diffusion des idĂ©es social-dĂ©mocrates dans la sociĂ©tĂ©, est allĂ©e jusquâĂ nous accuser directement dâĂȘtre indiffĂ©rents envers les intĂ©rĂȘts du prolĂ©tariat et de vouloir la ruine des masses11.
Dans MatĂ©rialisme et empiriocriticisme, ouvrage Ă©crit Ă GenĂšve et Ă Londres entre fĂ©vrier et septembre 1908, publiĂ© lâannĂ©e suivante Ă Moscou sous pseudonyme, LĂ©nine dĂ©die aussi de nombreux propos hautains Ă MikhaĂŻlovski, tandis quâil polĂ©mique contre Bogdanov, disant que
dans son jeu avec la biologie et la sociologie on ne trouve mĂȘme pas un brin de marxisme. Chez Spencer et chez MikhaĂŻlovski on peut Ă volontĂ© trouver des dĂ©finitions qui ne sont pas du tout plus mauvaises que celles-ci, qui ne dĂ©finissent rien12.
Nous ignorons Ă quel texte de MikhaĂŻlovski se rĂ©fĂ©raient les jeunes rĂ©dacteurs SR de Rostov. Au cours des premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle MikhaĂŻlovski Ă©tait souvent rĂ©imprimĂ©; dĂ©cĂ©dĂ© depuis peu (1904), il avait Ă©tĂ© honorĂ© par nombre de nĂ©crologes, Ă©ditions, dissertations13 et miscellanĂ©es, tandis quâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e sa proximitĂ©, ou mieux sa collaboration trĂšs secrĂšte avec les terroristes
10 Cf. E. Cinnella, Marx e le prospettive della rivoluzione russa, «Rivista storica italiana», XCVII/2, 1985, p. 653-734: 685 oĂč, dans un vaste discours sur Marx et le populisme qui en trace le contexte, est traduite la page la plus significative du compte rendu du Capital («le livre de Marx arrive on ne peut plus Ă propos») et leurs lettres (qui ne sont pas publiĂ©es dans la revue). Du mĂȘme spĂ©cialiste voir La rivoluzione russa, Milan, La Repubblica 20052, qui consacre une attention intense et inhabituelle au parti SR. A. WaliCki, Socialismo russo e populismo, dans Storia del marxismo, II, Turin, Einaudi 1979, p. 363-365, considĂšre lui aussi comme «évident que MikhaĂŻlovski apprit chez Marx dans le Capital» lâexpropriation des producteurs primaires. Cf. A.P. Mendel, N.K. MikhaĂŻlovsky and his Criticism of Russian Marxism, «The American Slavic and East European Review», XV, 1955, p. 334-335: «This hostile reception by MikhaĂŻlovsky of Russian Marxism in the early nineties, was the opposite of his response to the writings of Marx himself fifteen years earlier. In 1877 he had defended Marxâs theories.[...] What MikhaĂŻlovsky argued against, therefore, was not the economic analysis presented in the Capital, but the theory of historical materialism and its general application to all countries [...] MikhaĂŻlovskyâs criticism of Russian Marxism, mainly Struve, Plekhanov and Tugan-Baranovskji, was virtually a restatement of this criticism of Hegel: Russian Marxism also lacked both truth and justice».11 lĂ©nine, Opere, Rome, Editori Riuniti, s.d., I, p. 127-202: 201. Cf. Lenin, sous la direction de P. Pospielov et al., Rome, Editori Riuniti 1961, p. 43 et suiv. et 47 pour les rĂ©impressions clandestines du livre de LĂ©nine.12 lĂ©nine, Materialismo ed empiriocriticismo, trad. it. de F. Platone, Rome, Edizioni Rinascita 1953, p. 306, et cf. p. 190-191.13 E. frangian, N.K. MikhaĂŻlovsky als Soziolog und Philosoph. Eine sozial-philosophische Studie. Inaugural-Disser-tation. Philosophische FakultĂ€t Bern, Berlin, Blanke 1912, qui dans sa vaste bibliographie renvoie Ă©galement Ă Na slawnom postu, Saint-PĂ©tersbourg, 1900, miscellanĂ©es pour cĂ©lĂ©brer les 40 ans de lâactivitĂ© littĂ©raire de MikhaĂŻlovski, ainsi quâĂ dâautres Ă©crits de Lavrov, Berdiaev et Pansky publiĂ©s en son honneur au cours des premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
rĂ©gicides de 188114. Il a Ă©tĂ© notĂ© que «pratiquement lâunique collaborateur de «Narodnaja Volia» Ă ne pas ĂȘtre un rĂ©volutionnaire de profession fut MikhaĂŻlovski».
DâaprĂšs Venturi MikhaĂŻlovski «écrivit deux articles qui reflĂ©taient dans un langage moins prĂ©cis les positions du âComitĂ© exĂ©cutifâ [de 1881], tout en faisant des rĂ©serves sur quelques points importants. CâĂ©tait le seul journaliste connu sur lequel ils pouvaient compter, le seul Ă qui sâadresser pour ce qui Ă©tait de lâinspiration et du soutien. Cette situation rĂ©vĂ©lait combien les choses avaient changĂ© par rapport aux dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes. Le populisme Ă©tait nĂ© sous lâinspiration des âmaĂźtres de vieâ Tchernychevski, Dobrolioubov, Lavrov. Ă prĂ©sent câĂ©taient les rĂ©volutionnaires qui exprimaient les idĂ©es les plus claires et crĂ©aient les thĂ©ories dont le âpopulisme lĂ©galâ Ă©tait un Ă©cho affaibli»15.
Ces points de vue et ces dĂ©bats sont fondamentaux pour ce qui est du contexte dans lequel nous trouvons insĂ©rĂ© le lycĂ©en KoyrĂ© et pour tous les aspects que revĂȘtit son engagement politique, constant au cours de toutes les saisons de sa vie, mais capable de dĂ©gager de lâespace pour la recherche et pour un enseignement trĂšs original.
Dans les cours et les publications en tant que slaviste KoyrĂ© est impliquĂ©, comme objet et comme sujet. Son livre de 1928 sur La Philosophie et le problĂšme national en Russie, de mĂȘme que dâautres contributions sur les thĂšses politiques et sur les «attitudes mentales» des Russes slavophiles ou occidentalistes, quâil a Ă©tudiĂ©es pendant la pĂ©riode de la Restauration16, mais qui restaient encore un problĂšme central dans son pays, lui attirent beaucoup de respect. Ces deux livres â la thĂšse complĂ©mentaire et vingt ans aprĂšs un recueil dâessais contemporains â se rattachent Ă la veine de ses Ă©tudes sur lâidĂ©alisme allemand et suivent la fortune de Schelling et ensuite de Hegel auprĂšs des philosophes russes titulaires de chaire et journalistes. Le modĂšle de ces Ă©tudes lui est fourni par le husserlien Gustav Shpet, professeur Ă lâUniversitĂ© de Moscou aussitĂŽt aprĂšs Octobre, qui sera plus tard victime des purges de 1937. KoyrĂ© partage ses commentaires caustiques Ă propos de lâenseignement en Russie Ă lâĂ©poque de la Restauration17.
14 J.H. billington, MikhaĂŻlovsky and Russian Populism, Oxford, U.P. 1958; Mendel, N.K. MikhaĂŻlovsky, cit., p. 331-345; J.P. sCanlan, Populism as a Philosophical Movement in Nineteenth-Century Russia: the Thought of P.L. Lavrov and N.K. MikhaĂŻlovsky, «Studies in Soviet Thought», XXVII, 1984, p. 212; A. Masoero, Dal âpopoloâ alla âfollaâ N.K. MikhaĂŻlovsky tra populismo e psicologia sociale, «Studi storici», 1986/2, p. 421-452; G. laMi, Un ribelle legale N.K. MikhaĂŻlovsky cit.; Id., âSognando un uomo nuovoâ: la lotta per lâindividualitĂ di N.K. MikhaĂŻlovsky, dans Russica, sous la direction dâA. Masoero et A. Venturi, Milan, Angeli 1990, p. 117-165; E. Mathura, Foundation of Sociological Subjectivism, cit.15 F. venturi, Il populismo russo, Turin, Einaudi 1952, p. 1120-1121 et notes. Cf. J.H. billington, MikhaĂŻlovsky cit., p. VI: «Alone of all the leaders of the populist movement, MikhaĂŻlovsky remained alive and active within Russia from the early sixties until the eve of the Revolution of 1905. As the editor successively of the two most influential radical journals of the period, the Annals of Fatherland and the Wealth of Russia, he brings up closer than any other figure to the inner springs of the populist movement. He played a decisive part in introducing into Russia the ideas of Mill, Spencer, Marx, and above all Proudhon, a thinker who would deeply influence the radical thought of the period. He played an intimate personal role in all the most important radical organizations of the age: the Chaikovsky circle, the organization of âThe People Willâ and the party of âThe Peopleâs Rightâ [...] He helped develop the two great myths which lay behind the popular faith: the âidea of peopleâ and the vision of a ânew Christianityâ. He was a major factor in linking the populist movement indissolubly with the moralistic and subjective socialism of Proudhon and the French radicals rather than the doctrinaire socialism of Marx and the German Socialdemocrats».16 Cf. en dernier le jugement plein de considĂ©ration de W. goerdt, Russische Philosophie cit., p. 155 et suiv.17 koyrĂ©, La philosophie et le problĂšme national en Russie au dĂ©but du XIXe siĂšcle, Paris, Vrin 1929; Gallimard 1976, qui Ă la p. 183, n. 7 dĂ©clare que shpet, Otcherk, paru en 1922, est «le premier travail vĂ©ritablement scien-tifique et complet sur les dĂ©buts de la philosophie en Russie». KoyrĂ© renvoie aussi Ă Shpet dans les Ătudes sur lâhistoire de la pensĂ©e philosophique en Russie, Paris, Vrin 1950, p. 222 n.
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ADIEUX Ă ROSTOV
Chapitre ii
KOYRĂ S.R. (SERVICE DES RENSEIGNEMENTS)
INFORMATEUR DES FRANĂAIS ET/OU DES BOLCHEVIKS?
I.2.1 la grande guerre dans la légion étrangÚre
AprĂšs ces maintes et persistantes «expĂ©riences de lycĂ©en SR», comme on disait alors1, le deuxiĂšme secret de KoyrĂ©, qui remonte Ă la Grande Guerre et aux annĂ©es qui la suivirent immĂ©diatement, est plus complexe et plus difficile Ă reconstituer: Ă lâĂ©poque il Ă©tait jeune, mais dĂ©jĂ adulte, avait fait des Ă©tudes universitaires Ă Göttingen et Ă Paris, oĂč il les avait interrompues aprĂšs avoir obtenu un modeste «diplĂŽme dâĂ©tudes en philosophie» pour sâengager prĂ©cipitamment dans lâarmĂ©e française: et comme il Ă©tait obligatoire pour quiconque ne possĂ©dait pas la qualitĂ© requise de la nationalitĂ©, il avait Ă©tĂ© destinĂ© Ă la LĂ©gion Ă©trangĂšre. Il nourrissait probablement des sentiments dâidentification avec la France, et mĂȘme de fidĂ©litĂ© Ă la patrie de la RĂ©volution et des Droits de lâhomme, sentiments largement partagĂ©s ou idĂ©alisĂ©s dans lâintelligentsia de gauche en Russie et parmi les exilĂ©s2. Il Ă©tait parti sans laisser dâadresse et nâenvoya aucune nouvelle Ă ses meilleurs amis (Hedwig Martius et son mari Theodor [Hans] Conrad, Max Scheler, Edith Stein et Jean Hering: ce dernier, dĂ©sespĂ©rĂ©, proposait de le chercher Ă lâaide du rĂ©seau commercial de la famille en Italie): et mĂȘme aprĂšs la fin de la guerre, dont le bilan consistait dâaprĂšs lui en 1918 en une «marĂ©e de haine, de stupiditĂ© et hypocrisie»3, lorsquâil leur Ă©crira, spĂ©cialement Ă Scheler, il en parlera toujours sur un ton mystĂ©rieux. Pendant les annĂ©es de la Grande Guerre KoyrĂ© avait vĂ©cu fort intensĂ©ment et avait risquĂ© gros: il nâavait pas seulement Ă©tĂ© cuisinier, comme on le disait en famille!
AprĂšs avoir Ă©tĂ© envoyĂ© pendant un an combattre avec les lĂ©gionnaires sur le front franco-allemand, le 27 juillet 1915 il serait passĂ© dans lâarmĂ©e de lâempire russe («comme soldat de deuxiĂšme classe»4), probablement dans lâartillerie. Les Français lui auraient fourni
1 CâĂ©tait lĂ une expression rĂ©pandue, qui dĂ©signait entre autres Piatakov et qui est citĂ©e par A. graZiosi, Stato e industria in Unione Sovietica 1917-1953, Naples, ESI 1993, p. 82; v. Ă©galement kondratieva, Bolscheviks et Ja-cobins cit., p. 51-109.2 Que le cas de KoyrĂ© ne fĂ»t pas exceptionnel est confirmĂ© par ce quâĂ©crivait Pierre pasCal, Mon journal de Russie 1916-1917, I, Lausanne, LâĂge dâhomme 1975, p. 74: «Les rĂ©fugiĂ©s politiques, Ă Paris, ont voulu presque tous rentrer en Russie comme soldats: on leur a rĂ©pondu que sâils rentraient, ils seraient arrĂȘtĂ©s. Ils se sont alors engagĂ©s en France, oĂč on nâa dâailleurs pas su les utiliser: on les a mis dâabord dans la LĂ©gionâŠÂ».3 Cf. supra I.1, n. 37.4 Moscou, GIJS, 2Ăšme bureau S.R. N° 498/2 S r (10773), dossier 26079: Arrestation de Reiter chef du service de Renseignement bolchevik Ă bord du Marocain Ă Odessa le 1er septembre 1919: ces donnĂ©es sont rapportĂ©es sur la base de son livret militaire (cf. Ă la fin de cette note) et dĂ©mentent le fait quâil possĂ©dait le grade français de lieute-
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un «grade fictif» lui permettant de traiter dâĂ©gal Ă Ă©gal avec les officiers de lâarmĂ©e russe: cette circonstance suffit Ă confirmer quâil Ă©tait aussitĂŽt devenu un informateur des Français.
Cet individu engagĂ© dans la LĂ©gion Ă©trangĂšre a Ă©tĂ© employĂ© comme informateur en 1919 par le S. R. français dâOdessa. ArrĂȘtĂ© comme agent bolcheviste, il a Ă©tĂ© maintenu en prison pendant plusieurs mois Ă Constantinople, puis relĂąchĂ© faute des preuves. NĂ©anmoins, en raison de la suspicion qui pĂšse sur KoyrĂ© et des doutes qui planent sur ses relations avec les bolchevistes, il paraĂźt intĂ©ressant de rechercher dans quelles conditions cet Ă©tranger a pu pĂ©nĂ©trer en France5.
Sous lâentrĂ©e du Dictionary of Scientific Biography, Ă©crit par un Ă©lĂšve amĂ©ricain et probablement inspirĂ© par sa veuve pour les donnĂ©es strictement biographiques, on lit ce qui suit:
En 1914 KoyrĂ©, bien quâil ne fĂ»t pas encore naturalisĂ©, sâenrĂŽla dans lâarmĂ©e française et combattit en France pendant deux ans [sic!]. Il passa ensuite au service dâun rĂ©giment russe, oĂč on avait fait appel Ă des volontaires, et rentra en Russie oĂč il continua Ă combattre sur le front sud-occidental jusquâĂ lâeffondrement de 1917. Pendant la guerre civile qui suivit, KoyrĂ© se trouva parmi les groupes dâopposition qui peuvent ĂȘtre comparĂ©s Ă des forces de rĂ©sistance, combattant contre les Rouges et les Blancs. Peu aprĂšs il dĂ©cida de se dĂ©gager de cette mĂȘlĂ©e et une fois la guerre finie rentra Ă Paris6.
Ă une premiĂšre lecture ces lignes paraĂźtraient surprenantes. Elles contiennent diverses imprĂ©cisions: en fait, formellement, KoyrĂ© resta moins dâun an dans lâarmĂ©e française (et non deux ans, ni mĂȘme seize mois, comme lâavait dĂ©clarĂ© Michel)7; il nâavait pas combattu en territoire français, mais sur le front allemand. Rejoignant en 1915 lâarmĂ©e de son pays (Ă cette
nant dont il se vantait. Il rĂ©sulte de ce document que KoyrĂ©-Reiter, sur lâordre de Rakovsky, Ă©tait venu de Kiev Ă Odessa dans le wagon rĂ©servĂ© aux consuls et par la volontĂ© des bolcheviks Ă©tait revenu quatre fois Ă Kiev pour peu de temps (mĂȘme seulement quelques heures). Il faisait ainsi la navette depuis avril 1918, v. supra n. 37. Ibid., dossier 26079, Commandement des armĂ©es alliĂ©es en Orient: GĂ©nĂ©ral Nayral de Borgon Commandant du Corps dâOccupation Ă Constantinople Ă M. le Ministre de la Guerre, Ătat-Major de lâArmĂ©e, 2Ăšme bureau, le 27.09.1920: «Le personnage signalĂ© comme bolchevik dangereux par les autoritĂ©s russes, emprisonnĂ© le 1er septembre 1919 et, finalement, remis en libertĂ© [...] est KoyrĂ© Alexandre, surnommĂ© Reiter. Dâune nouvelle enquĂȘte menĂ©e Ă ce sujet par mon service de SĂ»retĂ©, il rĂ©sulte que KoyrĂ© Alexandre a servi, en effet, pendant la guerre au titre du IIĂšme RĂ©giment de la LĂ©gion ĂtrangĂšre et quâil y a mĂ©ritĂ© une citation Ă lâordre de la Division. Pendant son sĂ©jour Ă Constantinople, Alexandre KoyrĂ© Ă©tait du reste porteur de son livret militaire mentionnant ses Ă©tats de service».5 Ibid, p. 1. Quant Ă lâarmĂ©e que rejoint A. KoyrĂ© aprĂšs la LĂ©gion Ă©trangĂšre, qui Ă cause de difficultĂ©s gĂ©nĂ©rales avait renvoyĂ© les volontaires dans leurs armĂ©es nationales, le document sert Ă dĂ©mentir la dĂ©claration de Mikhai-low, cit. infra, p. 38 et suiv., qui le dit passĂ© chez les Allemands. Cf. Moscou, GIJS, 26079: Le PrĂ©fet de Police Ă M. le Ministre de lâIntĂ©rieur, Paris le 24.05.1922: A. KoyrĂ© «a contractĂ© le 21 aoĂ»t 1914 un engagement volontaire, au titre Ă©tranger. AffectĂ© au IIĂšme RĂ©giment de lâArmĂ©e, il y a obtenu une citation le 23 mai 1915 et plus tard la Croix de Guerre, puis en aoĂ»t suivant, la rĂ©siliation de son engagement lui a Ă©tĂ© accordĂ©e, sur sa demande et Ă cette Ă©poque il a rejoint son armĂ©e nationale oĂč il a servi jusquâen 1918». En 1914 en France les soldats juifs combat-tants Ă©taient au nombre de 50.000, dont un tiers volontaires. Il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©, sur proposition du Ministre de la Guerre, que les Ă©trangers rĂ©sidant en France pouvaient se prĂ©senter comme volontaires, mais quâils nâavaient pas le droit dâentrer dans les rĂ©giments français mais uniquement dans ceux de la LĂ©gion Ă©trangĂšre, un milieu pĂ©nible pour les volontaires juifs russes, pour lesquels fut crĂ©Ă©s par la suite des «rĂ©giments de marche rĂ©servĂ©s» (cf. a. kriegel, Les Juifs et le monde moderne, Paris, Seuil 1977, p. 148, 152-153 avec bibliographie).6 C.C. gillispie, Ă lâentrĂ©e KoyrĂ©, in Dictionary of Scientific Biography, VII, New York, Scribner 1973, p. 482-487: 483. Cf. g. Jorland, La science dans la philosophie. Les recherches Ă©pistĂ©mologiques dâA. KoyrĂ©, Paris, Gallimard 1981, p. 12: «La premiĂšre guerre mondiale le surprit en Suisse [...]: il sâengagea dans lâarmĂ©e française. TransfĂ©rĂ© en Russie lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente [plus correctement: Ă©tĂ© 1915] il prit part Ă la RĂ©volution de fĂ©vrier 1917 et sâopposa Ă la rĂ©volution dâoctobre: il combattit pendant la guerre civile sur des position socialiste-rĂ©volutionnaires».7 Michel, interrogĂ© par la police française, dĂ©clare: «Mon frĂšre Alexandre a fait ses Ă©tudes Ă Paris et se trouvait en France au moment de la dĂ©claration de guerre. Il sâengagea dans le IIĂšme RĂ©giment de la LĂ©gion Ă©trangĂšre, fit seize mois de front [plus correctement: onze mois] et obtint la Croix de guerre».
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LA GRANDE GUERRE DANS LA LĂGION ĂTRANGĂRE
date alliĂ© Ă la France) KoyrĂ© ne fit rien de diffĂ©rent de ce que firent de nombreux autres volontaires renvoyĂ©s dans leurs armĂ©es nationales, parce que la LĂ©gion Ă©trangĂšre ne fonctionnait pas bien en Europe et que son deuxiĂšme rĂ©giment, auquel avait appartenu Alexandre KoyrĂ©, fut dissous. Mais certains des volontaires mĂ©tĂšques ou de nationalitĂ© Ă©trangĂšre qui maĂźtrisaient les langues de lâempire tsariste furent utilisĂ©s comme informateurs depuis lâintĂ©rieur de lâarmĂ©e russe et rĂ©sultent «rayĂ©s des contrĂŽles» prĂ©cisĂ©ment pour cette raison. Beaucoup de ces militaires obtinrent souvent un titre de courtoisie (dans le cas de KoyrĂ© celui de sous-lieutenant ou de lieutenant), que lâĂtat-major français avait dĂ©cidĂ© dâattribuer Ă ses agents doubles pour les mettre sur un pied dâĂ©galitĂ© et faciliter par consĂ©quent des communications adĂ©quates et dĂ©sinvoltes avec les officiers russes, vu que ces derniers faisaient plus rapidement carriĂšre. AprĂšs fĂ©vrier 1917 il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© Ă©galement dans lâarmĂ©e russe dâaccorder aux Juifs la possibilitĂ© de devenir officiers: on pourrait donc penser Ă lâune ou Ă lâautre de ces mesures pour expliquer pourquoi Alexandre se prĂ©sentait comme officier. Ă Odessa il comparut en 1919 en dĂ©clarant quâil Ă©tait «lieutenant Ă titre français»: en effet, ce nâest pas dans lâarmĂ©e russe quâil avait dĂ» gagner ce titre, mais peut-ĂȘtre les mesures restrictives prĂ©cĂ©dentes concernant les militaires juifs en Russie constituent-elles un antĂ©cĂ©dent qui peut nous expliquer pourquoi il paraissait se rĂ©jouir beaucoup de ce grade. On ne saurait exclure â comme le dit la dĂ©claration que nous venons de citer â quâil ait pu briĂšvement revenir en France. Il est impossible de reconstituer avec prĂ©cision ce que fit KoyrĂ© de juillet 1915 Ă fĂ©vrier 1916: mais il devait probablement faire partie de lâarmĂ©e tsariste, Ă©tant donnĂ© quâil y avait obtenu deux Croix de Saint-Georges8. On sait peu de choses de lui jusquâau dĂ©but de 1919. AprĂšs la rĂ©volution dâoctobre il sâen tint Ă ses positions idĂ©ologiques SR (deux tĂ©moignages indĂ©pendants le confirment), mais on se demande si et quand il arriva Ă collaborer avec les bolcheviks. Il faut se demander en particulier sâil avait vraiment militĂ© auparavant dans lâune des armĂ©es dites volontaires.
Il y en avait de deux sortes: des bandes, le plus souvent de paysans et dâhabitants des forĂȘts (dâoĂč lâappellation de «vertes» pour certaines de ces armĂ©es), qui comprenaient parfois Ă©galement des antisĂ©mites responsables de pillages et de pogroms. Mais câĂ©taient les armĂ©es populaires les plus efficaces et les plus puissantes du sud-ouest de la Russie: entre Kiev et Odessa la plus importante avait Ă sa tĂȘte Simon Petlioura, un indĂ©pendantiste ukrainien. Toutefois, la cause de lâindĂ©pendance ne semble pas beaucoup intĂ©resser KoyrĂ©, qui paraĂźt suivre une orientation diverse en tant que Juif et habitant dâOdessa. Parmi les volontaires il y avait Ă©galement lâarmĂ©e de lâanarchiste Nestor Makhno9, et en outre de nombreuses autres armĂ©es antibolcheviques composĂ©es surtout de militaires de carriĂšre (plus dâofficiers que de simples soldats). Les Français les soutenaient et les ravitaillaient en armes10, les prĂ©fĂ©rant Ă ceux de Petlioura: mais dâaprĂšs un tĂ©moin, Jean Xydias, qui rĂ©dige ses mĂ©moires aprĂšs avoir dĂ» fuir Odessa au printemps 1919, oĂč il avait longtemps exercĂ© une activitĂ© de banquier et de journaliste, le tort des Français avait Ă©tĂ© de ne pas avoir soutenu les «volontaires» de Petlioura, mais plutĂŽt les autres armĂ©es «blanches» des gĂ©nĂ©raux Kornilov, Koltchak, Wrangel, et surtout le gĂ©nĂ©ral Denikine, commandant en chef et plus ou moins dictateur dans la zone ukrainienne et caucasienne dont nous supposons quâelle fut celle oĂč se trouvait KoyrĂ© en 1918-1911.
8 Ces dĂ©corations existent encore et sont conservĂ©es avec la Croix de Guerre française par son petit-fils AndrĂ© Boulat, qui les a reçues en hĂ©ritage. Cf. Moscou, GIJS, 26079 cit.: «Il dĂ©clara ĂȘtre sujet russe, avoir Ă©tĂ© au service de la mission militaire française en Russie et ĂȘtre lieutenant au titre français, dĂ©corĂ© de la Croix de guerre».9 a. skirda, Nestor Makhno, cit.10 v. serge, Lâan premier de la rĂ©volution russe, Paris, Maspero 1971, p. 172, 323-324, et passim; Id., Memorie di un rivoluzionario, Rome, Edizioni e/o 1999, p. 81-176.11 Parmi les nombreuses Ă©tudes consacrĂ©es Ă lâaffranchissement de lâUkraine et aux guerres civiles suivantes, je
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Il nâest pas Ă exclure que KoyrĂ© se trouvĂąt parmi les «volontaires»12 ou les «verts», auxquels on ne peut sâempĂȘcher de penser sur la base de la description citĂ©e («among opposition groups which can be best compared to resistance forces, fighting against both Reds and Whites»)13. Mais il faut se demander si câest bien lĂ que lâĂtat-major français lâavait envoyĂ©; et au cas oĂč lâon devrait rĂ©pondre par lâaffirmative, il faudrait formuler une autre hypothĂšse embarrassante: si vraiment les Français avaient envoyĂ© KoyrĂ© chez les «verts», ne lâaurait-il pas Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment dans le but dâespionner et faire du tort Ă Makhno ou Petlioura?
Nous ne sommes pas en mesure de reconstituer tous les passages de cette aventure, qui aurait menĂ© KoyrĂ© Ă Moscou, Kiev, Kharkov et peut-ĂȘtre Saint-PĂ©tersbourg14, pour finir Ă Odessa: toujours est-il quâau moment de sa conclusion KoyrĂ© sâĂ©tait retrouvĂ© Ă la tĂȘte de la commission de presse et propagande des bolcheviks dans la ville de sa mĂšre, qui y rĂ©sidait toujours: dans les documents dâarchives on le dĂ©finit comme «les yeux de Rakovsky».
I.2.2 Missions françaises et agents k
Une dĂ©claration de Michel Ă la police française serait fort intĂ©ressante si elle pouvait ĂȘtre confirmĂ©e: KoyrĂ© aurait dĂ» faire partie dâune mission de lâarmĂ©e française en Russie, plus exactement Ă Moscou, qui Ă partir du dĂ©but de 1918 Ă©tait devenue la nouvelle capitale.
Il fit ensuite partie de la mission envoyĂ©e en Russie Ă Moscou. Ă la dissolution de cette mission il fut affectĂ© au service de renseignements, dâabord Ă Kiev, puis Ă Odessa ensuite. Quand cette derniĂšre ville fut Ă©vacuĂ©e devant lâavance bolcheviste, Alexandre KoyrĂ© resta contre sa volontĂ©. Il fut tout joyeux du retour des Français et se prĂ©senta de suite au premier torpilleur français arrivĂ© en rade15.
On ne peut sâempĂȘcher de penser Ă la mission diplomatique la plus connue â mais ce nâest pas la seule â qui conduisit en Russie dĂšs le dĂ©but de la rĂ©volution le capitaine Jacques Sadoul, collaborateur du fondateur du droit du travail et leader socialiste Albert Thomas, qui
cite uniquement R. S. sullivant, Soviet Politics and the Ukraine, New York-Londres, Columbia U. P. 1962.12 Cf. parmi les autres Ă©tudes g.a. brinkley, The volunteer Army and Allied intervention in South Russia 1917-1921, South Bend/Indiana, Notre Dame U.P. 1966; o.h. radkey, The Unknown Civil War in Russia. A Study of Green Movement in the Tambov Region 1920-1921, Stanford, U.P. 1976 (non vus); v.n. brovkin, Behind the Front lines of the Civil Wars. Political Parties and Social Movements in Russia 1918-1922, Princeton, U.P. 1994, ch. 4, On the internal front: the Greens, p. 127- 162; v. aussi p. keneZ, Civil War in South Russia, Berkeley-Los Angeles, California U.P. 1977; g. sWain, The Origins of Russian Civil War, Londres-New York, Longman 1996.13 gillispie, Ă lâentrĂ©e KoyrĂ© cit., p. 483.14 Moscou, GIJS, 26079 cit.: «Il dĂ©clara [...] quâaprĂšs avoir sĂ©journĂ© Ă Odessa sous les ordres du Commandant Arquier avant lâoccupation allemande, il avait repris du service comme agent du S.R. du premier groupement de divisions pendant lâoccupation française». Ă titre de confirmation KoyrĂ© exhibait un ordre de mission Ă Kiev et Kharkov signĂ© par le chef du Service des Renseignements français, Portal, en date du 30 mars 1919. Mais il avait Ă©tĂ© reconnu comme le collaborateur des bolcheviks AndrĂ© Reiter «chef du Service des renseignements bolchevik», tandis que son frĂšre Michel aurait utilisĂ© le pseudonyme dâAlexandre Reiter comme «agent du Service des rensei-gnements anglais de Constantinople».15 Fontainebleau, Centre des Archives Contemporaines-Archives de la Direction de la SĂ»retĂ©-Dossier Michel KoyrĂ©, n. 1.11.193567, cote 940457 / 228. Le fragment continue: «AccusĂ© dâavoir pactisĂ© avec les bolchevistes, une enquĂȘte fut ouverte sur son compte par les soins de lâĂtat-major du GĂ©nĂ©ral Franchet dâEsperay. Cette en-quĂȘte se termina par un non-lieu, et Michel KoyrĂ© affirme avec Ă©nergie que son frĂšre possĂ©dait une piĂšce du grand Ătat-major du GĂ©nĂ©ral Franchet dâEsperay, qui certifiait son innocence. Depuis son sĂ©jour Ă Constantinople, Michel KoyrĂ© nâa reçu quâune lettre de son frĂšre Alexandre; il ignore si ce dernier a lâintention de se rendre en France».
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MISSIONS FRANĂAISES ET AGENTS K
avait visitĂ© la Russie avant lui, en 1916: lĂ Sadoul devint par la suite un bolchevik important16. Mais Ă ma connaissance il nâexiste aucune documentation faisant Ă©tat des rapports de KoyrĂ© avec lui ni avec dâautres reprĂ©sentants du groupe communiste français en Russie (Pierre Pascal, Pierre Petit, Marcel Body17, Jeanne Labourbe18 etc.): peut-ĂȘtre Ă©taient-ils passĂ©s sous silence pour des motifs de prudence, mais dans ce cas tous auraient fait preuve dâune exceptionnelle rĂ©serve et constance dans la discrĂ©tion.
Du reste, le terme «mission» est une expression qui est loin dâĂȘtre univoque, Ă©tant donnĂ© que le ministĂšre français de la guerre, de mĂȘme que ceux dâautres pays, dĂ©signent comme mission tout lâensemble de lâĂtat-major, troupes, convois de ravitaillement, informateurs et diplomates, envoyĂ©s dans un autre pays19. Il serait important toutefois de distinguer sâil sâagissait dâune mission en Russie, ou en Roumanie, ou en Mer Caspienne, ou en Ukraine etc. DâaprĂšs la formule utilisĂ©e par Michel il Ă©tait question de celle qui avait Ă©tĂ© envoyĂ©e en Russie (plus exactement Ă Moscou, qui nâĂ©tait pas encore capitale), avant que Kiev et lâUkraine ne sâen sĂ©parent. Alexandre KoyrĂ© reçut probablement quelque mandat des Français, mais pas comme diplomate.
Ce mĂȘme terme de mission est utilisĂ© aussi dans les archives militaires pour indiquer des tĂąches plus secrĂštes, dont les buts ne sont pas dĂ©voilĂ©s dans la Russie de ces annĂ©es post-tsaristes, mais uniquement le nom de lâofficier responsable (Loyson, Osberg).
Pour commenter les dĂ©clarations de Michel KoyrĂ© Ă la police française Ă propos dâAlexandre investi dâune «mission», il faut tenir compte de cette autre dĂ©finition du terme dans le lexique militaire français. Il sâagissait de missions rĂ©servĂ©es, qui avaient Ă faire avec le renseignement: il y avait par exemple la «Mission Loyson», dâaprĂšs le nom dâun officier (19 fĂ©vrier 1918, peut-ĂȘtre dĂ©jĂ dĂšs le 26 novembre 1917)20, et câĂ©tait une mission secrĂšte concernant les ports septentrionaux et la SibĂ©rie. Une autre du mĂȘme genre (et qui prĂ©sente plus dâindices pour le cas KoyrĂ©) est la «Mission du Capitaine Osberg», qui au moins entre octobre 1917 et janvier 1918 fut active dans la Russie du Sud, Ă Tbilisi21 et Ă Ekatirinodar (aujourdâhui
16 J. sadoul, Notes sur la RĂ©volution bolchevique: octobre 1917-janvier 1919, Paris, Maspero 1971; cf. n.raCine, Ă lâentrĂ©e Sadoul Jacques (Numa), dans J. Maitron et al., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier fran-çais, XLI, Paris, Ăd. ouvriĂšres 1992, p. 52-56; t.r. peake, Jacques Sadoul and the Russian Intervention Question, 1919, «Russian Review», 32/1, 1973, p. 54-63. V. Ă©galement les mĂ©moires de sa premiĂšre femme Y. sadoul, Tels quâen mon souvenir, Paris, Grasset 1978.17 p. pasCal, Mon journal de Russie 1918-1922 cit., p. 20-21, 30-37, âLes communistes français Ă lâĆuvre (Ukraine, Petrograd, Moscou)â; p. 303 âLa rĂ©volte des SR de gaucheâ; M.-l. petit, Les Français dans la Russie de la RĂ©vo-lution, «Cahiers du communisme», n. 10/11, 1967. Ăgalement M. CaChin, Carnets 1917-1920, Ă©d. D. Peschanki et al., II, Paris, CNRS 1993, traite du sĂ©jour Ă Moscou au printemps 1917 et de la colonie française locale, p. 112-113, 118-119, 122-127; dâOdessa en juillet 1920, p. 552-553. Cf. M. body, Un ouvrier limousin au cĆur de la rĂ©volu-tion russe, Paris, Spartacus 1981; Ă propos de Body, qui dans le registre de lâĂ©tat civil sâappelait Jean Alexandre, v. lâentrĂ©e dans Maitron et al., Dictionnaire cit., XIX, Paris, 1983, p. 315-316.18 Cf. M. Zak, Oni predstavliali narod Frantsii (Ils reprĂ©sentaient le peuple français), Moscou 1977, p. 104 et passim.19 J. noulens, Mon ambassade en Russie soviĂ©tique, Paris, Plon 1933, II, p. 26-27: «le gĂ©n. Niessel Ă©tait arrivĂ© Ă Petrograd, au mois de septembre 1917, Ă la tĂȘte dâune mission composĂ©e dâune cinquantaine dâofficiers et qui avait pour but de rĂ©organiser lâarmĂ©e russe»: aprĂšs une dispute avec Trotsky Ă propos du traitĂ© de Brest-Litovsk «Niessel Ă©tait parti le 19 Mars» 1918, laissant quelques officiers sous le commandement de lâattachĂ© gĂ©n. Lavergne.20 Vincennes, AM, 17 N 586. Le soldat Mstislaw Kotehonnovsky se rĂ©fĂšre Ă cette mission lorsquâil Ă©crit le 20 jan-vier 1918 de Petrograd au capitaine Cretiens, chef du âbureau personnelâ de la mission militaire en Russie.21 Vincennes, AM, 17 N 570, un tĂ©lĂ©gramme chiffrĂ© ordonne de procurer les fonds nĂ©cessaires Ă lâaide dâune traite Ă©mise par le consul et dâenvoyer la liste des «noms des membres de mission Osberg que vous payez». Malheu-reusement la rĂ©ponse nâexiste pas et par consĂ©quent nous ne pouvons pas connaĂźtre les noms de tous les membres de la mission Osberg. On ignore si cela dĂ©pend dâune circonstance qui se rapporte au paiement de 2000 francs Ă
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Krasnodar), câest-Ă -dire auprĂšs de lâĂtat-major des blancs.Dans un tel contexte, il serait dĂ©cisif de voir confirmĂ©e lâattribution Ă Alexandre KoyrĂ©
dâun laissez-passer retrouvĂ© parmi les papiers de son dossier principal: dans ce document, datĂ© de Saint-PĂ©tersbourg le 25 aoĂ»t 1917, le comitĂ© central exĂ©cutif panrusse des soviets accrĂ©dite un soldat pour «lâenvoyer comme agitateur Ă la disposition de nos commissaires de lâarmĂ©e active». Le laissez-passer portait la signature de N. Chkheidze, un menchevik gĂ©orgien, qui prĂ©sida le comitĂ© central exĂ©cutif et mourut quelques mois aprĂšs la rĂ©volution rouge: Alexandre pourrait lâavoir connu lorsquâil avait sĂ©journĂ© Ă Tbilisi en 1907-1908 pour y passer son baccalaurĂ©at.
Le soldat chargĂ© dâĂȘtre «un agitateur» a comme prĂ©nom «Alexandre», suivi de Weniaminovitch Kolsky, un patronyme et un nom de famille dont les initiales coĂŻncident avec celles de KoyrĂ©. Une telle coĂŻncidence peut-elle valoir confirmation? On sait que dans le choix dâun nom de couverture les mĂȘmes initiales Ă©taient souvent conservĂ©es Ă©tant donnĂ© quâau dĂ©but du XXe siĂšcle beaucoup de gens les portaient gravĂ©es ou brodĂ©es sur des objets ou des vĂȘtements personnels et que par consĂ©quent, sâil y avait eu quelque discordance par rapport au nom fictif, cela aurait pu Ă©veiller des soupçons. Si cette coĂŻncidence avait de la valeur, autrement dit si lâenvoyĂ© Ă©tait rĂ©ellement A. KoyrĂ©, il aurait donc exercĂ© des fonctions «doubles» dĂšs avant octobre et aurait continuĂ© Ă les exercer au moins jusquâau printemps-Ă©tĂ© 1919. En tout cas il serait difficile de dire si pendant toute cette pĂ©riode, ou du moins Ă certains moments, il remplissait son rĂŽle «extraordinaire» au profit des bolcheviks22 ou des «verts», ou bien des Français, avec lesquels il avait sĂ»rement gardĂ© des contacts.
Si lâidentification dâAlexander Wladimirovitch KoyrĂ© avec Alexander Weniaminovitch Kolsky pouvait ĂȘtre vĂ©rifiĂ©e, il nous faudrait supposer que dĂ©jĂ avant la rĂ©volution dâoctobre KoyrĂ© avait par consĂ©quent jouĂ© un rĂŽle dâagitateur, agent secret et «double» entre les bolcheviks et les Français (qui Ă©taient farouchement contraires aux rouges, et ce dĂšs le moment oĂč ces derniers firent partie du gouvernement de Kerenski Ă majoritĂ© SR).
Mais les agents secrets Ă©taient plus dâun. MĂȘme au cas oĂč la recherche dans les dossiers se limiterait Ă la seule lettre K, on trouve divers autres informateurs «rayĂ©s des services» comme
un autre agent (Philonenko), et est beaucoup plus tardive (3 septembre 1920), Ă savoir que «le GĂ©nĂ©ral Mangin a emportĂ© avec lui le carnet de caisse du Service Renseignement de lâArmĂ©e dâOrient et du MinistĂšre de la Guerre».22 Moscou, GIJS, 26079 cit., CAA. Command. des ArmĂ©es AlliĂ©es en Orient. «Copie dâun document trouvĂ© sur Alexandre Weniaminovitch Kolsky communiquĂ© par le Service Renseignement». Le laissez-passer est signĂ© par N. Chkheidze, et par Morgenstern, PrĂ©sident de la commission de lâarmĂ©e active. Ibid., f. 103-105: Kolsky est citĂ© comme cas analogue, mais nâest pas identifiĂ© avec KoyrĂ© (9 septembre 1919). Cf. Vincennes, AM, 17 N 570 et 7 N 644, oĂč lâon trouve des documents postĂ©rieurs: aussi bien une lettre du soldat A.W. Kolsky Ă un colonel de lâĂtat-major, datĂ©e du 20 octobre 1917, que lâordre de lui payer sa solde «en service extraordinaire (25 co.)» le 20 janvier 1918. Dans la lettre Kolsky observe: «bien souvent on sâabstient de dire Ă ces diserteurs ce que la population pense. Jâai donnĂ© lâordre dâarrĂȘter un anarchiste dĂ©serteur, qui fait la propagande parmis les payasnst [sic!] [en leur disant] de faire des dĂ©sordres agraires». Ă moins que ce style nâait Ă©tĂ© choisi exprĂšs pour dissimuler sa personne, la lettre est rĂ©digĂ©e avec une orthographie française trop incorrecte et une syntaxe trop hĂ©sitante pour un Ă©tudiant comme KoyrĂ©. Il faut souligner par ailleurs quelques incohĂ©rences par rapport aux donnĂ©es connues concernant A. KoyrĂ©, vu quâil rĂ©sulte dâun document que «lâengagement conclu pour la durĂ©e de la guerre par le soldat Kolsky, citoyen russe, au titre du IIIĂšme RĂ©giment Ă©tranger, est rĂ©siliĂ© sur sa demande Ă la date de ce jour», câest-Ă -dire «le 24 Juin 1918», presque trois ans aprĂšs la date (printemps-Ă©tĂ© 1915) indiquĂ©e par Michel KoyrĂ© (et par dâautres) pour Alexandre. Quant au rĂ©giment, ce devrait ĂȘtre le 2° (et non pas comme ici le 3°) de la LĂ©gion Ă©trangĂšre.
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MISSIONS FRANĂAISES ET AGENTS K
lâavait Ă©tĂ© KoyrĂ©: le soldat Kozba23, le mĂ©decin auxiliaire Kaufman et le soldat Kroukez24, qui font tous partie de la «Mission Osberg». Le soldat Krell «russe de nationalitĂ©, habitant la France depuis 1912» (ce qui correspondrait), mais qui serait nĂ© le 28 avril 1890 Ă Varsovie et aurait «épousĂ© une Française», avait Ă©tĂ© «engagĂ© pour la durĂ©e de la guerre en aoĂ»t 1914» (comme A. KoyrĂ©): «il a fait toute la campagne au 2Ăšme Ă©tranger, puis au 133Ăšme dâinfanterie», oĂč il aurait mĂ©ritĂ© dâĂȘtre «dĂ©corĂ© de la croix de guerre» (ce qui, comme nous le savons, correspondrait aussi, mais il faut ajouter quâau cours de la premiĂšre guerre mondiale les croix dĂ©cernĂ©es avaient Ă©tĂ© trĂšs nombreuses). Le 26 octobre 1917 «en vertu de la rĂ©cente convention conclue entre les gouvernements français et russe, il a Ă©tĂ© mis en demeure de choisir entre son maintien dans lâarmĂ©e française et son retour en Russie». Il aurait choisi «cette derniĂšre solution» et serait rentrĂ© en Russie «sur le mĂȘme bateau que les membres de la mission, avec un dĂ©tachement de Russes rapatriĂ©s. Mais la frĂ©quentation de ses compatriotes Ă Paris, puis pendant le voyage, lâa conduit Ă regretter sa dĂ©cision. Il dĂ©sirerait donc continuer Ă servir dans lâarmĂ©e française, et pour cela ĂȘtre attachĂ© Ă la mission comme interprĂšte. Le soldat Krell a bonne apparence; il paraĂźt avoir trĂšs bon esprit et rendrait des services Ă la mission». Pour ces raisons le chef du dĂ©tachement de la mission française, le colonel de Courcy, recommande de lâaccepter25. La candidature de David Krell pour rentrer dans lâarmĂ©e française, prĂ©sentĂ©e par lui dans une lettre au gĂ©nĂ©ral Niessel, Ă©tait Ă©crite en bon français Ă la veille de la rĂ©volution dâoctobre (26 octobre 1917); Krell y disait: «comme je retourne en Russie, il me serait trĂšs agrĂ©able de pouvoir rendre Ă lâArmĂ©e française certains services dans lâemploi que je sollicite». Pour lâidentifier avec KoyrĂ© il faudrait supposer quâil feignait dâĂȘtre plus ĂągĂ© et mariĂ©, mais surtout quâen 1917 il arrivait de France et non pas du front russe. Mais tout en admettant quâun espion ait pu manipuler les donnĂ©es, les Ă©lĂ©ments divergents sont vraiment nombreux.
Un dernier cas est celui du mĂ©decin auxiliaire Kaufman: les documents nous en disent un peu plus sur son idĂ©ologie; dĂ©jĂ au cours des premiĂšres semaines de la pĂ©riode soviĂ©tique il avait Ă©tĂ© «rĂ©silié» de lâarmĂ©e française et «remis Ă la disposition de lâarmĂ©e russe»26. Kaufman Ă©tait arrivĂ© trois mois auparavant (donc en aoĂ»t 1917) dans le cadre de la «Mission Loyson», pour passer ensuite Ă la «Mission Osberg», dans le Sud-Ouest de la Russie, puis il Ă©tait rentrĂ© Ă Moscou. CâĂ©tait un Juif russe. Si ce nâĂ©tait que les documents parlent dâun mĂ©decin travaillant dans un hĂŽpital (ce qui ne correspond Ă rien de ce que lâon sait sur KoyrĂ©), ce cas serait celui qui, malgrĂ© des diffĂ©rences importantes, prĂ©senterait le plus dâanalogies avec le sien: certes la dialectique des thĂšses politiques de KoyrĂ© nâoscillait pas entre mencheviks et bolcheviks, mais peut-ĂȘtre entre les vieux SR et les SR de gauche plus rĂ©cents (toutefois, lorsquâil sâagissait dâillustrer sa position devant les responsables français du Service des Renseignements, on peut imaginer que personne ne souhaitait sâexposer avec une trop grande prĂ©cision).
23 Vincennes, AM, 17 N 644: Kozba «en partant pour PĂ©trograd avait avec lui deux tenues: une tenue kaki apparte-nant au dĂ©tachement et une tenue bleu, dont il Ă©tait porteur Ă son arrivĂ©e». On lui demande de rendre la tenue bleue «pour empĂȘcher quâil en fasse mauvais usage»; elle sera rapportĂ©e Ă Moscou par un certain sergent MĂŒller. Kozba aurait dĂ» ĂȘtre «affectĂ© aux ports du Nord de la Russie», en particulier Ă Mourmansk, comme interprĂšte: il est «rayĂ© des contrĂŽles le 24 Novembre 1917»: il fut probablement exemptĂ© de sa collaboration Ă©vidente avec les Français, dâautant plus que la zone Nord Ă©tait sous contrĂŽle britannique.24 Vincennes, AM, 17 N 644, prĂ©sente la demande, envoyĂ©e par Kroukez de Mogilev-Podolsk, 6-19 janvier 1918, du paiement de sa solde, qui devra ĂȘtre versĂ©e chez le Consul Vautier Ă Odessa, oĂč Kroukez arrivera dans la se-maine.25 Vincennes, AM, 17 N 644 («vu et transmis»).26 Vincennes, AM, 17 N 644: gen. Niessel au Ministre de la guerre, de Petrograd le 5-18 dĂ©cembre 1917; Id. Au Quartier gĂ©nĂ©ral-Ătat-major GĂ©nĂ©ral, ibid., 6-19 dĂ©cembre 1917 et 10-23 dĂ©cembre (au «service du personnel»).
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Kaufman a appartenu jadis, mâa-t-il dit, au parti social-dĂ©mocrate russe, quâil aurait quittĂ© au moment de la scission de ce parti en deux fractions, bolcheviks et mencheviks. Il aurait alors renoncĂ© Ă toute action politique. Mais il a conservĂ© des amitiĂ©s dans lâun et lâautre Ă©lĂ©ment du parti et a retrouvĂ© ces amis Ă Moscou. Dâautre part, Kaufman est israĂ©lite. LâĂ©lĂ©ment israĂ©lite, toujours Ă lâavant-garde du mouvement rĂ©volutionnaire, a jouĂ©, spĂ©cialement Ă Moscou, un rĂŽle important dans le dĂ©veloppement du bolchevisme»27.
Kaufman Ă©tait loquace et on rapportait Ă son sujet:
Les conversations que jâai eues et que certains de mes collaborateurs de confiance ont eues, au cours du travail commun, avec Kaufman donnent lâimpression nette que depuis son retour Ă Moscou, il subit de jour en jour davantage lâinfluence du milieu retrouvĂ©, et Ă©change peu Ă peu les idĂ©es acquises pendant son sĂ©jour en France contre des idĂ©es dâinfluence russe et de tendance bolchevik. Je citerai au hasard deux faits qui mâont paru significatifs: Ă propos de lâexĂ©cution, annoncĂ©e par les journaux, de Mata-Hari, cette exclamation: «on est dur pour les petits, mais nul nâosera fusiller les grands»28.
Kaufman ne faisait pas mystÚre de ses idées politiques.
Ă propos de la rĂ©volution dâoctobre et Ă ses dĂ©buts (vers le 25 octobre / 7 novembre) cette dĂ©claration, prĂ©sentĂ©e non comme une opinion susceptible de discussion, mais comme un fait de certitude absolue, que la guerre ayant montrĂ© aux ouvriers combien ils Ă©taient indispensables Ă la vie nationale, par exemple pour la fabrication des munitions, ils allaient partout en profiter pour revendiquer leurs droits, que la guerre devrait sâarrĂȘter bientĂŽt parce que partout, mĂȘme en France, une rĂ©volution sociale allait Ă©clater Ă lâexemple et sous lâinfluence de la rĂ©volution russe. Je perçois dâailleurs nettement que, dans ses conversations avec moi, Kaufman sâefforce de nâexposer que des opinions orthodoxes, sous lesquelles je sens percer des sympathies pour certaines idĂ©es et tendances quâil ne saurait entrer dans nos intentions et nos intĂ©rĂȘts de propager et de dĂ©fendre en Russie29.
Je cite ces lignes non pas pour les attribuer Ă Alexandre KoyrĂ©, mais parce quâelles donnent une idĂ©e de la politique des Français Ă lâĂ©gard de leurs agents originaires de Russie. Le cas Kaufman avait commencĂ© le 13-23 novembre 1917 par une note dans laquelle le lieutenant Vicaire, chef du service de la propagande Ă Moscou, communiquait au chef dâescadron Mimey de cette mĂȘme ville quâil «nâavait plus besoin de se servir» de Kaufman, affectĂ© quelques mois auparavant Ă son service par lâattachĂ© militaire français. Vicaire signalait de maniĂšre strictement «confidentielle» que dâaprĂšs lui les «opinions politiques [de Kaufman] font quâil est indĂ©sirable de le garder en Russie».
Le lecteur qui a eu la patience de suivre jusquâici mes investigations aura compris que je ne suis pas disposĂ©e Ă parier sur lâidentification de KoyrĂ© avec lâun ou lâautre des agents citĂ©s; leur ensemble donne cependant lâidĂ©e de lâampleur du recours aux Russes expatriĂ©s que les Français utilisaient pour leur Service de renseignements sur le territoire de ce qui avait Ă©tĂ© et Ă©tait encore un pays alliĂ©: espionnage, contre-espionnage et interfĂ©rences ne pourront quâaugmenter aprĂšs la rĂ©volution dâoctobre et durant les longues annĂ©es marquĂ©es par la faim et la guerre civile. DĂšs le dĂ©but les Français se rangĂšrent du cĂŽtĂ© des «Blancs» et pour cette raison ils seront aussi critiquĂ©s par la diplomatie de leurs alliĂ©s: en particulier par lâenvoyĂ© spĂ©cial anglais en Russie, Lockhard,
27 Vincennes, AM, 17 N 644: Note relative au mĂ©decin auxiliaire Kaufman Ă M. Le Chef dâescadrons Mimey, Commandant dâArmes des Troupes Françaises Ă Moscou; Moscou, le 27 Novembre/10 DĂ©cembre 1917. Vicaire conclut: «Câest pour ces raisons que jâai cru devoir signaler comme indĂ©sirable le maintien en Russie du mĂ©de-cin auxiliaire Kaufman. AprĂšs trois mois de travail commun, jâai de moins en moins lâimpression que Kaufman possĂšde la sĂ»retĂ© de doctrine et dâopinions qui convient Ă un membre russe dâune mission française en Russie».28 Ibid.29 Ibid.
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MISSIONS FRANĂAISES ET AGENTS K
qui, incarcĂ©rĂ© par les Bolcheviks, aurait eu de bonnes raisons personnelles pour vouloir miner leur pouvoir30. Il est clair que les Anglais eux-mĂȘmes avaient des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et stratĂ©giques en Russie; mais ils estimaient que les Français exagĂ©raient dans la dĂ©fense de leurs investissements en Russie (qui avaient Ă©tĂ© confisquĂ©s par les Bolcheviks) et quâen gĂ©nĂ©ral ils dĂ©passaient toutes les limites convenables en fournissant des armes et de lâargent aux armĂ©es «blanches» qui voulaient restaurer lâancien rĂ©gime et Ă tous ceux (TchĂ©coslovaques, Japonais, Polonais, Serbes, etc.) qui combattaient les Bolcheviks.
I.2.3 dénonCiations
En 1921 encore, on recueillait Ă Istanbul des informations ou des dĂ©nonciations concernant lâactivitĂ© dâAlexandre KoyrĂ© Ă Kiev et Ă Odessa auprĂšs du capitaine Nicolas Mikhailow, un Russe blanc qui dĂ©clarait avoir Ă©tĂ© trois ans auparavant dĂ©tachĂ© par lâarmĂ©e «volontaire» comme «agent secret» dans la section spĂ©ciale de lâarmĂ©e rouge Ă Kiev.
Mikhailow a fait la connaissance de KoyrĂ© Alexandre dans les milieux socialistes rĂ©volutionnaires de Kiev en 1918. Il portait tantĂŽt la tenue bourgeoise, arborant Ă sa boutonniĂšre le ruban de la croix de guerre française31 (KoyrĂ© a Ă©tĂ© en effet citĂ© Ă lâordre de la division, alors quâau dĂ©but de la guerre il servait comme volontaire au IIĂšme RĂ©giment de la LĂ©gion ĂtrangĂšre), tantĂŽt lâuniforme de sous-lieutenant de lâArmĂ©e Russe, dĂ©corĂ© de la croix de St. George. Ă cette Ă©poque, il visitait souvent Rakovsky, commissaire bolcheviste32.
Au dĂ©but de 1918 Rakovsky se trouvait sur le front roumain; Ă partir du 18 mai Ă Kiev (mais aussi Ă Koursk et en automne Ă Berlin) il avait Ă©tĂ© chargĂ© par les soviĂ©tiques des nĂ©gociations avec lâataman Skoropadsky et les Allemands qui en Ukraine ne respectaient pas le traitĂ© de Brest-Litovsk et occupaient la capitale et dâautres zones au Nord-Ouest33, tandis que les Français, qui nâavaient rien conclu Ă Kiev en 1918, sâintĂ©ressaient spĂ©cialement au Sud et Ă la Mer Noire et les Anglais contrĂŽlaient les ports de la Baltique.
En 1919, Mikhailow, placĂ© comme agent secret volontaire dans la section spĂ©ciale de la premiĂšre armĂ©e rouge ukrainienne, a Ă©tĂ© surpris de trouver KoyrĂ© Alexandre dans cette organisation. Pendant quatre mois, notamment en Mai 1919, il a pu contrĂŽler les allĂ©es et venues de KoyrĂ© dans la section spĂ©ciale; KoyrĂ© se faisait appeler «Camarade Sacha» et Ă©tait en Ă©troits rapports dâamitiĂ© avec Fomine34, directeur du groupe spĂ©cial en question35.
30 R.H.B. loCkhart, Memoirs of a British Agent, Washington DC, Ross and Perry 2001.31 KoyrĂ© a Ă©tĂ© citĂ© en effet Ă lâordre de sa division, lorsquâau dĂ©but de la guerre il servait comme volontaire dans le 2° RĂ©giment de la LĂ©gion Ă©trangĂšre.32 Moscou, GIJS, 26079, Compte rendu du renseignement n. 21 / Renseignements spĂ©ciaux. I: Agents bolchevistes (7 dĂ©cembre 1921).33 Cf. P. brouĂ©, Rakovsky, Paris, Fayard 1996, p. 139 et n., 424; Z.a.b. ZeMan, Germany and the Revolution in Russia 1915-1918, Londres, Oxford U.P. 1958.34 Cf. supra, p. 12, n. 23 Ă propos dâun Dmitrij Fomin arrĂȘtĂ© parmi les Ă©tudiants SR en 1907-1908.35 Moscou, GIJS, 26079, Compte rendu cit. supra n. 32. On retrouve des copies de mĂȘme document modifiĂ©es par les services qui donnent des noms de couverture (le col. Azan du CRA de Constantinople transmet les mĂȘmes informations comme Ă©tant fournies par le «colonel russe Fhamond du bureau de passeports, Ambassade russe Constantinople» dans le carton 1089, dossier 7-8-2270, du 27 dĂ©cembre 1919; «Iassan Popov un Bulgare avec passeport russe») au dĂ©nonciateur: celui-ci, comme la suite en tĂ©moigne, avait des raisons personnelles dâen vou-loir Ă KoyrĂ©, qui ne lâavait pas aidĂ©: «Mikhailow, mis en Ă©tat dâarrestation par la Tcheka, fit immĂ©diatement des dĂ©marches par lâintermĂ©diaire de sa femme auprĂšs de KoyrĂ© pour sa mise en libertĂ©. Elles demeurĂšrent vaines. Ă
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Ce document â qui nâest pas fiable en ce qui concerne nombre de ses pages suivantes, surtout lorsquâil fait allusion Ă la prĂ©sence de KoyrĂ© Ă Istanbul encore en juin 1920 et en 192136 â est intĂ©ressant lorsquâil rapporte que de fĂ©vrier Ă mai 1919 celui-ci frĂ©quentait les milieux SR Ă Kiev ou dans dâautres centres de lâUkraine, quâil faisait partie de lâarmĂ©e rouge et rendait souvent visite Ă Rakovsky.
AprĂšs que lâarmĂ©e allemande eut quittĂ© Kiev le 14 dĂ©cembre 1918 et que fut proclamĂ©e la RĂ©publique populaire de lâUkraine, Rakovsky, commissaire aux Affaires Ă©trangĂšres, devint Ă partir du 19 janvier 1919 le chef militaire de lâUkraine et le prĂ©sident du gouvernement provisoire; dans ce grand territoire si tourmentĂ©, Odessa Ă©tait le port principal (en temps de paix, câĂ©tait le plus grand port de toutes les Russies); mĂȘme par comparaison avec la capitale ukrainienne, Kiev, et la citadelle rouge Kharkov, câĂ©tait la ville la plus cosmopolite et la plus populeuse37.
Odessa, un million dâhabitants, ville construite Ă lâamĂ©ricaine. Elle Ă©tait nourrie par la CrimĂ©e. Aujourdâhui, la CrimĂ©e est bloquĂ©e et la vie est trĂšs difficile en ville. Il nây a plus de bateaux de commerce russes en rade. Les bolcheviks y sont rentrĂ©s depuis fĂ©vrier dernier. Ils lâavaient perdue depuis aoĂ»t. La ville Ă©tait pleine de bandits [âŠ]. Ă Odessa oĂč pullulent les espions de lâEntente, on a tuĂ© beaucoup de communistes en vue. On a cherchĂ© Ă tuer Sadoul. Des gens auxquels on avait promis 50000 roubles pour cet office ont Ă©tĂ© pris et fusillĂ©s38.
Recevoir des renseignements dâOdessa Ă©tait donc vital pour Rakovsky39, qui au cours de cette pĂ©riode Ă©tait habituĂ© Ă se servir dâinformateurs français tels que Jacques Sadoul. Le cas de KoyrĂ© pourrait avoir des analogies avec celui de Jacques Sadoul, mais le premier avait Ă©tĂ© grandement avantagĂ© par sa langue maternelle, sa naissance en Ukraine et sa familiaritĂ© avec le milieu et peut-ĂȘtre avec les familles juives. Sadoul, citoyen français et officier, en passant des Français aux bolcheviks sâĂ©tait rendu coupable de dĂ©sertion: pour avoir choisi de militer parmi
sa sortie de prison, Mikhailow reçut la visite du âcamarade Sachaâ, qui lui vanta les mĂ©thodes des communistes. KoyrĂ© disait se rendre souvent Ă Odessa pour les besoins du ravitaillement de lâarmĂ©e rouge; mais ces faits ne purent ĂȘtre contrĂŽlĂ©s. Au mois de Juin 1920, Mikhailow rencontra KoyrĂ© Alexandre qui ne lui parla pas de ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec les autoritĂ©s françaises. Il prĂ©senta par contre, lâoriginal dâune dĂ©cision prise par le Tribunal SuprĂȘme militaire des Soviets (signĂ© par les camarades Salanow et Lepeochkine) [le] condamnant Ă la peine de mort pour espionnage au dĂ©triment de la Russie SoviĂ©tique. En 1921, lâinformateur et sa femme ont aperçu KoyrĂ© Alexandre, Ă Constantinople, Ă plusieurs reprises. Un jour, lâinformateur est affirmatif sur ce point, KoyrĂ© Ă©tait en uniforme dâofficier français». QuâA. KoyrĂ© fĂ»t prĂ©sent «à plusieurs reprises» Ă Istanbul en juin 1920 et en 1921, câest-Ă -dire aprĂšs son retour en France, paraĂźt difficile, et en tout cas ne ressort dâaucune autre source.36 Ibid.: «Au mois dâAoĂ»t dernier [1921], vers le 20, KoyrĂ© a demandĂ© Ă notre informateur de lui fournir moyen-nant de fortes rĂ©tributions des renseignements sur lâactivitĂ© monarchiste russe Ă Costantinople, les agissements de Wrangel et son Ătat Major, disant que ces informations nâĂ©taient pas destinĂ©es aux Soviets, mais au parti socia-liste rĂ©volutionnaire. Lâagent a perdu tout contact avec KoyrĂ© depuis cette date. Une surveillance est Ă©tablie pour retrouver cet individu qui se cacherait Ă lâheure actuelle Ă Scutari (Constantinople)». En aoĂ»t 1921, ni Alexandre ni Michel KoyrĂ© nâauraient pu se trouver a Constantinople, quâils avaient quittĂ©e plus dâun an auparavant; on ne connait pas les mouvements de Georges, mais ce dernier Ă©tait trĂšs jeune, ce qui le rend peu croyable comme espion international.37 M. CaChin, Carnets cit., p. 552-553 annotations 1920: Ă propos de la population dâOdessa il faut noter quâail-leurs elle est dite se monter Ă 485.000 personnes.38 Ibid.39 Moscou, GIJS, 26701: «Ce bureau dâinformation fondĂ© Ă Odessa sur lâordre de Rakovsky est une succursale du service spĂ©cial dâinformation organisĂ© Ă Kieff par Rakovsky lui-mĂȘme. La section Ă©trangĂšre de ce bureau, dont la tĂąche officiellement trĂšs inoffensive (semble en apparence se borner Ă la traduction des journaux Ă©trangers), a, en rĂ©alitĂ©, une portĂ©e beaucoup plus vaste. Cette section prĂ©sente Ă elle seule toute une organisation ayant des agents sur le front et Ă lâĂ©tranger et sâoccupant dâinformations politiques et militaires de toutes sortes».
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DĂNONCIATIONS
les bolcheviks en Russie et ensuite parmi les communistes de son pays, Sadoul subit en 1925 un procĂšs pour avoir dĂ©sertĂ© lâarmĂ©e française. Rakovsky, qui Ă©tait son ami et avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© le premier ambassadeur de lâURSS Ă Paris, tĂ©moigna dans ce lourd procĂšs: pour le justifier «il exposa une sĂ©rie de circonstances liĂ©es Ă la guerre civile [âŠ] loua son activitĂ©, signalant que face au pouvoir soviĂ©tique Sadoul sâĂ©tait prodiguĂ© en faveur des Français»40.
I.2.4 serviCe de presse?
En ce qui concerne les affaires Ă©trangĂšres de mĂȘme que la presse et la propagande, en 1919 en Ukraine Sadoul Ă©tait le numĂ©ro deux aprĂšs Rakovsky. Dans ces circonstances, il est difficile de penser quâil nâavait pas eu quelques Ă©changes politiques et de propagande avec KoyrĂ©: en effet, dâavril Ă fin aoĂ»t 1919 ce dernier, sous le pseudonyme dâAndrĂ© Reiter et avec la collaboration de Maizelis (alias Roussine)41, avait constituĂ© la «section dâinformation du Commissariat du peuple aux Affaires Ă©trangĂšres» Ă Odessa: comme il rĂ©sulte des documents dâarchives42 la tĂąche des deux informateurs Ă©tait dâĂ©couter â lorsque câĂ©tait techniquement possible â les bulletins radio, transcrire les tĂ©lĂ©grammes et prĂ©parer des revues de presse. Ces revues rappellent le modĂšle fourni par celles de lâĂtat-major des Français, oĂč KoyrĂ© aurait pu apprendre Ă les rĂ©diger Ă partir de lâĂ©tĂ© 1915.
Mais dâaprĂšs ce quâĂ©crit Jean Xydias, un homme dâaffaires et journaliste dâorigine française, actif depuis longtemps Ă Odessa et auteur dâun important mĂ©moire hostile aux communistes, mais critique Ă©galement Ă lâĂ©gard de leurs adversaires:
Nâoublions pas, en outre, quâen fait de propagande les bolcheviks ont toujours dĂ©ployĂ© une grande habiletĂ©. Câest leur arme la plus puissante et ils la manient avec une grande maĂźtrise43.
40 v.a. golovko et al., Mezhdu Moskvoy i Zapadom. Diplomatice Skaia dejatenost X.G. Rokovskogo (Entre Mos-cou et lâOccident. LâactivitĂ© diplomatique de X.G. Rakovsky), Kharkov, Oko, 1994, p. 295.41 Cf. supra, p. 18.42 Kiev, Archives centrales dâĂtat de lâUkraine, F. 2, op. 1, str. 281 (traduits pour moi, de mĂȘme que les suivants, par Cristina Conti que je remercie vivement) il sâagit dâinformations-radio (en langue russe, hongroise et alle-mande) depuis Nikolaev, reliĂ©e Ă©galement Ă Odessa et Zmerinka, depuis Kiev, depuis Budapest.43 J. xydias, Lâintervention française en Russie, 1918-1919: souvenir dâun tĂ©moin, Paris, Ăd. de France 1927. Il poursuit: «Disposant dâimmenses ressources matĂ©rielles ainsi que de contingents importants dâagitateurs bien stylĂ©s, les bolcheviks organisĂšrent donc leur propagande avec autant dâĂ©nergie que de savoir-faire, et lâĂ©tendirent Ă tel point quâil devint extrĂȘmement difficile de la combattre. Le dĂ©sordre et la dĂ©sorganisation qui sĂ©vissaient dans toute la rĂ©gion favorisaient dâailleurs la tĂąche des agitateurs. La rapiditĂ© avec laquelle se succĂ©daient les Ă©vĂ©nements, la rupture continuelle des communications tĂ©lĂ©graphiques et postales, les innombrables âfronts in-tĂ©rieursâ, les multiples manifestations de la guerre civile, tout contribuait Ă plonger certaines villes, voire mĂȘme certaines rĂ©gions, dans un complet isolement. Non seulement la population de telle province ou de telle citĂ© de-meurait dans lâignorance la plus complĂšte de ce qui se passait dans la province ou dans la ville voisine, et dans le reste du pays â sans parler de lâEurope â mais il arrivait souvent que les pouvoirs, les organes officiels ne fussent guĂšre mieux informĂ©s [...] Les informations des journaux avaient entiĂšrement changĂ© de caractĂšre. Lâabsence de communications tĂ©lĂ©graphiques, la rupture frĂ©quente des communications ferroviaires firent quâau lieu de cor-respondances, de communiquĂ©s dâagences, on ne trouva bientĂŽt plus dans les journaux que des racontars. Durant lâoccupation, malgrĂ© la prĂ©sence des troupes françaises, il fut impossible dâorganiser Ă Odessa un service tant soit peu rĂ©gulier dâinformations europĂ©ennes. CâeĂ»t Ă©tĂ© une bonne propagande Ă opposer Ă la campagne de calomnies et de mensonges poursuivie par les bolcheviks, et câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment cette propagande par lâinformation exacte, particuliĂšrement prĂ©cieuse en une pĂ©riode aussi troublĂ©e, qui laissait Ă dĂ©sirer. Les navires français de la mer Noire ne recevaient de radios de Paris que dâune façon fort irrĂ©guliĂšre, au grĂ© du hasard; la puissante station russe de T.S.F. de Nikolaev, qui pouvait recevoir des dĂ©pĂȘches des points les plus reculĂ©s de lâEurope, demeura inutilisĂ©e, de sorte que lâinformation par sans-fil ne fut jamais ni complĂšte ni rĂ©guliĂšre. Entre temps, les radios allemandes et
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Au dĂ©but de 1919, Ă Odessa, frappĂ©e dâembargo, lâapprovisionnement en quotidiens (y compris le «Tan» des Russes blancs) nâĂ©tait ni copieux ni rĂ©gulier. Seuls quelques quotidiens, pendant le blocus naval de la Mer Noire, Ă©taient sporadiquement disponibles. Mais ces revues de presse publiaient Ă©galement les «communications au ComitĂ© exĂ©cutif dâOdessa» et transmettaient des nouvelles dont lâorigine prĂ©cise nâĂ©tait pas rĂ©vĂ©lĂ©e («de sources consulairesâŠÂ»; «de nos agents dâOdessaâŠÂ»; «de notre agent Ă BerlinâŠÂ»; «Nouvelles de ConstantinopleâŠÂ»; «De Varsovie on communiqueâŠÂ»; «De Iassi on informeâŠÂ»; «Nous avons reçu des informations concernant les troupes françaises en BulgarieâŠÂ»; «On nous informe que suite aux dĂ©sordres survenus en Bulgarie et en TurquieâŠÂ»; «DâaprĂšs des informations reçues du CaucaseâŠÂ»; «Un informateur secretâŠÂ»; «Des informations provenant dâune source fiableâŠÂ»; «On nous a communiquĂ© que lâatamanâŠÂ»; «Dâune zone de frontiĂšre est arrivĂ©e la nouvelle quâen Bulgarie et en DobroudjaâŠÂ»; «On communique la formation dâun nouveau gouvernement» ukrainien; «Un informateur secret venu de RoumanieâŠÂ» ou bien «de BessarabieâŠÂ»; «Un informateur privĂ© arrivĂ© de Varsovie en passant par Vienne et la Galicie nous raconteâŠÂ»).
KoyrĂ© et Maizelis prĂ©paraient «des matĂ©riaux pour les collaborateurs de la presse locale», mais dans certains cas ils «envoyaient des copies de radiotĂ©lĂ©grammes au MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres Ă Berlin et au ComitĂ© central des Soviets des travailleurs Ă Berlin». «Ils organisaient une radio ordinaire Ă lâĂ©tranger»; «ils Ă©laboraient des thĂšses et prĂ©paraient des rapports sur lâorganisation en provenance de la Hongrie» de Bela Kun44. «Ils sâadressai[ent] aux communistes austro-hongrois en les exhortant Ă rejoindre le rĂ©giment international, en pleine affinitĂ© avec les communistes ukrainiens, pour dĂ©fendre Budapest la rouge»45.
Lâinsistance avec laquelle ils magnifiaient lâefficacitĂ© de la propagande dans les zones de frontiĂšre et en particulier parmi les militaires français, mĂȘme parmi les officiers, qui ressentaient de la sympathie pour les bolcheviks, est encore plus significative. «Odessa, 30 mai 1919. Informations provenant dâune source fiable. Lâhumeur rĂ©volutionnaire croĂźt dans la flotte française. La permanence en Mer Noire pour mettre lâembargo sur la Russie provoque beaucoup de mauvaise humeur chez les marins»46. Ceux qui organisaient la propagande suivaient attentivement les Français et savaient capter leurs rĂ©actions.
Ă la tĂȘte de la section se trouve KoyrĂ©, plus connu sous le pseudonyme dâAndrĂ© Reiter. Ce dernier est trĂšs influent Ă Kieff et jouit de la confiance absolue de Ravovsky et du capitaine Sadoul. Cependant il nâappartient pas au parti communiste et on a, dans certains milieux, lâimpression quâil fait double jeu. En tout cas il a un frĂšre qui est au service des Anglais Ă Constantinople. Reiter a comme adjoint Maizelis,
bolchevistes tombaient dru comme grĂȘle, poursuivant sans relĂąche leur Ćuvre de mensonge et semant la panique par de fausses nouvelles particuliĂšrement dangereuses en ces temps dâangoisse gĂ©nĂ©rale. La fameuse station al-lemande de Nauen servait Ă Odessa sa ration journaliĂšre de mensonges fantastiques, annonçant toutes sortes de catastrophes survenues en Europe occidentale, la rĂ©volution en Angleterre et en France, portant ainsi Ă son comble le dĂ©sarroi des populations russes. [...] Le poste dâĂ©mission de Moscou sâĂ©tait surtout fait une spĂ©cialitĂ© des «rĂ©vo-lutions prolĂ©tariennes», et expĂ©diait tous les jours des dĂ©pĂȘches annonçant lâavĂšnement du rĂ©gime soviĂ©tique dans tel ou tel pays de lâEurope occidentale. En outre il nâexistait presque aucune liaison entre Odessa et lâĂ©tat-major de Denikine, â le tĂ©lĂ©graphe ne fonctionnant pas, â la poste non plus; les courriers nâarrivaient quâirrĂ©guliĂšrement, apportant des ordres pĂ©rimĂ©s et ne pouvant fournir aux pouvoirs odessites aucun renseignement prĂ©cis».44 Cf. supra, n. 42.45 s.M. korolivskiJ et al., GraĆŸdanskaja voina na Ukraine (La guerre civile en Ukraine. 1918- 1920. Recueil de documents et matĂ©riaux), II, Kiev, Naukova dumka 1967, p. 71 et suiv.46 Ibid., p. 315, oĂč on lit Ă©galement: «Interception de la station radio Ă Bela Kun. La campagne de mensonges a atteint en cette pĂ©riode des limites impensables. Kolchak est considĂ©rĂ© comme un bon dĂ©mocrate, alors que câest au contraire un homme absolument cruel. Il fait fusiller non seulement les partisans du pouvoir soviĂ©tique⊠mais aussi les SR et les mencheviks, qui soutiennent le pouvoir constitutionnel».
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SERVICE DE PRESSE?
ancien collaborateur du journal Kievskaya Mysl, plus connu sous le pseudonyme Roussine. Roussine non plus nâappartient pas au parti communiste. La section Ă©trangĂšre est rattachĂ©e au Commissariat des Affaires ĂtrangĂšres qui vient dâĂȘtre confiĂ© au capitaine Sadoul (ce dernier est parti pour Kieff aussitĂŽt aprĂšs sa nomination). On a donnĂ© Ă Sadoul comme adjoints Revzine et Kazarnovsky. Câest sous leur surveillance que fonctionne la Section EtrangĂšre. La Section EtrangĂšre travaille en contact Ă©troit avec le ComitĂ© de Propagande EtrangĂšre prĂ©sidĂ© par Sadoul, qui vient dâĂȘtre secondĂ© par Joseph et Ridel; est rattachĂ©e au Commissariat des Affaires EtrangĂšres47.
Cela confirme ce qui a été noté à propos des communications de la Section.
Le ComitĂ© a des Sections française, anglaise, bulgare, roumaine et musulmane. Les diverses sections du ComitĂ© de Propagande [doivent] communiquer Ă la Section ĂtrangĂšre du bureau dâInformation tous les renseignements qui leur parviennent de leurs agents Ă lâĂ©tranger. Le mĂȘme contact existe entre la Section EtrangĂšre et le Bureau du Parti communiste de Bessarabie, qui fonctionne Ă Odessa sous la direction de Herovef, dans son local sis rue Karangozoff, au coin de la rue Novosselskaya. Câest le bureau du parti communiste de Bessarabie qui est le principal intermĂ©diaire entre la Section EtrangĂšre du bureau dâinformation et lâarriĂšre du front roumain48.
Ă lâĂ©vidence, durant une pĂ©riode et dans une zone de guerre, le service de presse et de propagande ne pouvait pas ne pas avoir de contacts avec lâĂtat-major.
Les sources dâinformation de la Section EtrangĂšre sont:1° â les journaux Ă©trangers, principalement les journaux français et roumains, obtenus soit
directement sur le front, soit par lâintermĂ©diaire des personnes et des services mentionnĂ©s ci-dessus, soit enfin Ă bord des navires de guerre français qui viennent dans la rade dâOdessa.
2° â les renseignements fournis par les courriers et agents spĂ©ciaux envoyĂ©s sur le front du Dniester et Ă travers ce front en Bessarabie. Ces agents se rendent rĂ©guliĂšrement sur le front aux points oĂč il est Ă©tabli des postes dâĂ©claireurs par exemple Vaiaki, Tiraspel, Doubossary, Kamanki Rybnitz, etc. Ces agents sont munis de roubles Romanoff. TrĂšs souvent ils partent sur la rive gauche du Dniester Ă bord dâembarcations spĂ©ciales affectĂ©es au passage du fleuve. Les renseignements recueillis par la Section EtrangĂšre, soit par les journaux, soit par ses agents, soit enfin par lâintermĂ©diaire des services, avec lesquels elle se trouve en contact, sont transmis Ă Kieff et aux principales institutions bolchevistes dâOdessa (ComitĂ© ExĂ©cutif, Commissariat des Affaires EtrangĂšres, etc.)49. [...] Pour la transmission de ces renseignements elle dispose dâun fil direct avec Kieff et de la station de T.S.F. Un chiffre spĂ©cial sert pour la transmission des renseignements plus importants. LâactivitĂ© de la Section EtrangĂšre du Bureau dâInformation se manifesta Ă©galement dans lâenquĂȘte ordonnĂ©e par Rakovsky au commencement de Juin, dans les locaux des consulats Ă©trangers plus particuliĂšrement des consulats de France et dâAngleterre, en
47 Moscou, GIJS, 26071: La section Ă©trangĂšre du bureau dâinformations du commissariat des affaires Ă©trangĂšres dâOdessa. DâaprĂšs des renseignements dâexcellente source. La Section Ă©trangĂšre Ă©tait Ă©galement en contact avec le service dâinformation de lâĂtat-Major de la IIIĂšme ArmĂ©e. Cet Ătat-Major fut transfĂ©rĂ© Ă Vosnessensky et la IIIĂšme ArmĂ©e fut dans la suite transformĂ©e en division. Le contact fut maintenu par lâentre- mise dâune dame nommĂ©e Zoia Edouardova qui remplissait les fonctions dâadjoint au chef de ce service. GrĂ©gorieff, Inspecteur des postes dâinformation du mĂȘme front, est Ă©galement en relations avec la Section EtrangĂšre».48 Ibid.49 Moscou, GIJS, 26071: «La traversĂ©e se fait le plus souvent Ă Ackermann et Ă Bendery. Des courriers, parmi lesquels un certain Goldseger, font la navette entre le front et Odessa pour rapporter les renseignements et les jour-naux recueillis par les agents. Tout derniĂšrement, il a Ă©tĂ© question dâenvoyer en Bessarabie un agent, connu sous les sobriquets âYachka Liheiâ et âBossarabetâ, qui fut dans le temps employĂ© dans le service de contre-espionnage de la XLVĂšme Division. Cependant cet agent fut arrĂȘtĂ© en cours de route par la Commission Extraordinaire dâEn-quĂȘte des chemins de fer et Ă©crouĂ© pour abus commis par lui dans lâexercice de ses anciennes fonctions».
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
vue de dĂ©couvrir des documents Ă©tablissant la participation des autoritĂ©s consulaires Ă des spĂ©culations ou le concours accordĂ© par les mĂȘmes autoritĂ©s aux centres rĂ©volutionnaires russes50.
Dans les communiquĂ©s de la section dâinformation cette inspection effectuĂ©e dans les consulats est prĂ©sentĂ©e avec de grands dĂ©tails, ce qui confirme quâelle doit avoir Ă©tĂ© faite par eux. Il faut mĂȘme signaler que KoyrĂ© saisit cette occasion dâentrer en possession de cachets et de livrets en blanc pour falsifier des passeports vu «les besoins du service», destinĂ©s aux informateurs bolcheviks ou autres qui devaient franchir les frontiĂšres sous couverture. Ce dĂ©tail atteste le fait que ses fonctions allaient bien au-delĂ de celles dâun attachĂ© de presse51.
I.2.5 réinsertion en franCe
Ă la fin de mai 1920 Alexandre KoyrĂ© sâĂ©tait installĂ© en France avec lâintention de complĂ©ter ses Ă©tudes et de devenir enseignant, profession pour laquelle il Ă©tait indispensable dâobtenir la naturalisation. Dans la capitale française qui, comme Marseille (ou Livourne en Italie) constituait un point de repĂšre traditionnel pour les Juifs dâOdessa, toute la famille KoyrĂ© finit par se retrouver, qui avant Alexandre (Michel, entre fĂ©vrier et mars 1920), qui aprĂšs la NEP (la mĂšre, Juliette, et enfin Georges en provenance dâAllemagne).
SâĂ©tant mariĂ© le 11 novembre 1914 avec Federica (Rica, ou encore Rachel) Reybermann, Michel sâĂ©tait fait prĂ©cĂ©der Ă Paris par elle et par sa petite fille HĂ©lĂšne, le 15 aoĂ»t 1919. Son pĂšre Ă elle, Naum G. Reybermann, associĂ© de la SociĂ©tĂ© du commerce colonial Ă Rostov-sur-le-Don et Odessa, Ă©tait mariĂ© avec Maria KoyrĂ©, la sĆur de Vladimir, dont il Ă©tait lâassociĂ©. Ses deux filles, Do (Dorothea) et Federica Ă©taient destinĂ©es Ă Ă©pouser les deux cousins KoyrĂ©, câest-Ă -dire Do le frĂšre aĂźnĂ© Michel et Rica Alexandre: mais il y eut un Ă©change. La gracieuse cadette Federica, fiancĂ©e vers 1912 avec le deuxiĂšme fils Alexandre, avait eu un conflit avec sa famille
50 Moscou, GIJS, 26071. Le document continue: «Les locaux des dits consulats avaient Ă©tĂ© comme on le sait scellĂ©s conjointement par la Commission Extraordinaire et par les Consuls de Perse et de GĂ©orgie. Lorsque Rakovsky ordonna lâenquĂȘte, les scellĂ©s furent brisĂ©s sans quâun reprĂ©sentant de ces deux consuls se fut trouvĂ© prĂ©sent. Lâexamen des papiers trouvĂ©s dans les consulats fut confiĂ© Ă la Section EtrangĂšre du Bureau dâInformation. [...] Au consulat dâAngleterre on nâa rien trouvĂ© dâintĂ©ressant. Une lettre dâune vieille femme de 70 ans, qui fĂ©licitait le consul dâAngleterre Ă lâoccasion du nouvel an et exprimait lâespoir de voir lâAngleterre aider Ă lâaffranchisse-ment de la Russie du joug du bolchevisme, fut considĂ©rĂ©e comme un document compromettant. Cette lettre, ainsi quâune requĂȘte de la colonie lettone du gouvernement de Kerson, qui demandait son rapatriement en Livonie pour Ă©chapper aux changements frĂ©quents du rĂ©gime russe, furent les seuls documents de quelque intĂ©rĂȘt trouvĂ©s dans les archives du consulat dâAngleterre. Il en fut de mĂȘme au Consulat de France, oĂč rien dâintĂ©ressant ne fut trouvĂ©. Deux coffres-forts se trouvant au Consulat de France furent forcĂ©s. On y trouva une petite somme en papier, trĂšs peu dâor, des actions et des objets: [une liste] fut dressĂ©e par les soins de la Section ĂtrangĂšre et remise au Com-missariat des Affaires EtrangĂšres. Une copie de cette liste fut remise secrĂštement au Consul de GĂ©orgie pour ĂȘtre transmise par la premiĂšre occasion aux autoritĂ©s militaires françaises. LâenquĂȘte au consulat de France se fit en prĂ©sence de Koganof, Tartakovsky et Ziegler de la Commission Extraordinaire». Dans dâautres documents lâaction contre les consulats est attribuĂ©e Ă un anarchiste, Feldmann, qui pourrait ĂȘtre un autre nom de couverture de KoyrĂ©.51 Moscou, GIJS, 26071: «La Section ĂtrangĂšre du bureau dâinformations du commissariat des affaires Ă©trangĂšres dâOdessa. DâaprĂšs des renseignements dâexcellente source. Au cours de lâenquĂȘte faite dans les consulats (com-mencement de juillet), Reiter ordonna de mettre de cĂŽtĂ© des passeports anglais et français pour les besoins du service. On se procura en effet un grand nombre de livrets de passeports tant anglais que français, ainsi que des cachets, de sorte que la fabrication de faux passeports ne prĂ©sentera plus de grandes difficultĂ©s. Il est Ă noter que tout derniĂšrement encore, lorsquâil Ă©tait question dâĂ©vacuer Odessa, les Chefs de la Section EtrangĂšre avaient lâin-tention de laisser Ă Odessa tout le service, qui devait continuer Ă fonctionner clandestinement aprĂšs lâĂ©vacuation. Des fonctionnaires de la Section furent saisis de la proposition de rester en ville et de continuer le travail aprĂšs lâarrivĂ©e des troupes volontaires ou françaises».
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RĂINSERTION EN FRANCE
et avait projetĂ© de se rapprocher de lui en allant vivre chez des parents en Allemagne, mais il lâen avait dissuadĂ©e. De Göttingen il se servait dâelle pour copier ses mĂ©moires universitaires, ce qui nâaura pas manquĂ© dâennuyer Federica, sâil est vrai quâelle lâavait bientĂŽt quittĂ© pour Ă©pouser Michel en 1914. Presque dix ans plus tard et aprĂšs de nombreuses vicissitudes Alexandre se rĂ©soudra Ă Ă©pouser Do, qui Ă©tait moins attrayante et avait trois ans de plus que lui.
Ă son arrivĂ©e Ă Paris les policiers qui surveillaient Michel KoyrĂ© commentaient avec Ă©tonnement ses dĂ©penses fastueuses dans les Ă©tablissements publics, et peu aprĂšs lâachat dâune villa. Il y hĂ©bergera Do, sa belle-sĆur, mais non pas Alexandre, ce qui Ă©tait comprĂ©hensible Ă lâĂ©poque Ă©tant donnĂ© que ce dernier avait Ă©tĂ© le premier fiancĂ© de sa femme Federica: mais on se demande pourquoi câest prĂ©cisĂ©ment chez le Juif russe Jules Goldstein, mariĂ© Ă une Française, mais connu de la police pour se livrer Ă un commerce international frauduleux de technologies et de projets truquĂ©s, quâil lâavait logĂ©.
En rĂ©alitĂ©, malgrĂ© les circonstances favorables (avoir Ă©tĂ© Ă©tudiant Ă Paris avant 1914 et sâĂȘtre engagĂ© comme volontaire au moment de la guerre), Alexandre devra affronter de nombreuses difficultĂ©s et aura du mal Ă obtenir dâabord la rĂ©sidence et ensuite, avec cinq ans de retard, la naturalisation. Il venait Ă peine de franchir la frontiĂšre française, le 5 mai 1920, quâil faisait dĂ©jĂ lâobjet dâune interrogation du MinistĂšre du Travail au Service de la SĂ»retĂ©:
On me signale la prĂ©sence Ă Paris dâun nommĂ© KoyrĂ©, sujet russe, bolcheviste notoire, qui est venu de Constantinople en France par lâItalie. Peut-ĂȘtre la SĂ»retĂ© le connaĂźt52.
La rĂ©ponse du «ContrĂŽle des Ă©trangers» (25 mai 1920) Ă©tait lapidaire: «Inconnu»; mais bien quâau dĂ©but il y eĂ»t confusion entre Michel et Alexandre53, trĂšs vite on en apprendra plus que suffisamment du MinistĂšre de la Guerre. Une dĂ©nonciation faite en 1921 parlait dâAlexandre comme dâun Ă©tudiant en Belgique54 et surtout comme dâun espion (ce qui Ă©tait exact, mais pas en ce qui concerne le camp qui lui Ă©tait attribuĂ©):
52 Fontainebleau, Centre des Archives Contemporaines-Archives de la Direction de la SĂ»retĂ©. Cabinet du Ministre du Travail et de la PrĂ©voyance sociale, 940457/228.53 Vincennes, AM, MinistĂšre de la Guerre, Ătat-major de lâArmĂ©e / IIĂšme Bureau / N. 3345 S.C.R. 2/11: Note pour la Direction de la SurĂȘtĂ© GĂ©nĂ©rale / A.S. de la prĂ©sence Ă Paris dâun nommĂ© KoyrĂ©, suspect (Paris, le 30 Avril 1920): «LâĂtat-Major de lâArmĂ©e, IIĂšme Bureau, a lâhonneur de faire envoi ci-joint Ă la Direction de la SĂ»retĂ© GĂ©-nĂ©rale de la copie dâune information en date du 27 avril 1920, signalant la prĂ©sence Ă Paris du nommĂ© CoyrĂ© [sic!] Alexandre, alias Reiter, sujet russe, qui serait descendu en compagnie de sa femme au Private HĂŽtel, 6, rue du Fresnois, Ă Paris». CâĂ©tait au contraire Michel, avec sa femme Federica Reybermann, qui logeait dans cet hĂŽtel. Mais la suite du document se rĂ©fĂšre Ă Alexandre, volontaire dans lâarmĂ©e française, puis bolchevik Ă Odessa; on admettait quâil agissait de deux frĂšres, mais il y avait des doutes sur la question de savoir qui Ă©tait le plus ĂągĂ© (non seulement Michel, mais Ă©galement Georges auraient Ă©tĂ© «sous les ordres de leur frĂšre aĂźnĂ© Alexandre»); on se demandait dans quelle armĂ©e Alexandre avait Ă©tĂ© volontaire: «ce nâest pas dans lâArmĂ©e Belge, mais dans notre LĂ©gion EtrangĂšre quâil a servi du 21 AoĂ»t 1914 au 4 Juin 1915, ainsi que lâindique dâailleurs votre note n. 3345 du 30 Avril, il est parti pour la Russie peu de temps aprĂšs». Dans le fascicule sont ajoutĂ©es ensuite des prĂ©cisions plus exactes Ă propos de Michel: «KoyrĂ© Michel, qui est nĂ© le 10 Juillet 1888 a servi pendant la guerre, comme officier, dans lâarmĂ©e [et] la marine russe. Il fut dĂ©mobilisĂ© en Mars 1918» (au moment du traitĂ© de Brest-Litovsk), ayant obtenu sur son passeport «le visa du Capitaine Vincent dĂ©lĂ©guĂ© français pour se rendre Ă Paris, via Italie, Marseille, le 4 FĂ©vrier 1920 et le visa du Consulat GĂ©nĂ©ral de France le 11 FĂ©vrier».54 Il semble probable que KoyrĂ© lui-mĂȘme disait avoir Ă©tĂ© Ă©tudiant en Belgique Ă©tant donnĂ© que ce point doit ĂȘtre rectifiĂ© Ă plusieurs reprises: v. Le PrĂ©fet de Police Ă M. le Ministre de lâIntĂ©rieur, le 2 septembre 1920; dossier 26079 cit.: «Alexandre KoyrĂ© nâhabitait pas avant la guerre en Belgique, mais en France, Ă Paris, oĂč il rĂ©sidait depuis 1912 et suivait les cours de la FacultĂ© des Lettres. Il ne sâest pas engagĂ© dans lâarmĂ©e belge, mais dans notre LĂ©gion EtrangĂšre, dâoĂč il a Ă©tĂ© rayĂ© en juillet 1915 pour passer dans lâarmĂ©e russe et il est parti de France pour la Russie, et non pour lâAllemagne, au mois dâaoĂ»t suivant».
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Il est un vieux espion allemand et il a travaillĂ© pendant toute la durĂ©e de la guerre pour lâEtat-Major gĂ©nĂ©ral allemand. Au commencement de la rĂ©volution russe il fut envoyĂ© par lâEtat-Major gĂ©nĂ©ral allemand en Russie ensemble avec Lenin et Trotsky, pour faire de la propagande bolcheviste55.
En Russie (mais ailleurs Ă©galement) câĂ©tait un lieu commun au cours de ces annĂ©es, et par la suite aussi, de voir partout des espions allemands (Ă commencer par LĂ©nine et Trotski, pour finir par le pauvre KoyrĂ©); cette dĂ©nonciation est en plusieurs autres points exagĂ©rĂ©e et invraisemblable.
AprĂšs son arrivĂ©e en Russie, il sâengagea dans lâarmĂ©e et bientĂŽt il se fit entendre comme un grand fonctionnaire bolcheviste et membre du Conseil du front du Sud Ouest. Pendant la campagne de Korniloff contre PĂ©trograd il commandait lâarrestation des GĂ©nĂ©raux Denikine, Markoff et autres en qualitĂ© de membre du Conseil mentionnĂ©. ConformĂ©ment Ă lâordre de lâEtat-Major GĂ©nĂ©ral allemand KoyrĂ© devint prĂ©sident du Conseil de lâĂ©conomie du peuple (Sovarnkhos) et il a gardĂ© ce poste jusquâĂ lâarrivĂ©e des troupes françaises Ă Odessa: sur ce poste il a Ă©tĂ© connu sous le pseudonyme AndrĂ© Reiter56.
ArrivĂ© Ă Odessa de Moscou, Alexandre se serait offert Ă des officiers de lâEntente pour organiser un service dâespionnage depuis lâUkraine: son offre ayant Ă©tĂ© acceptĂ©e, il Ă©tait parti cinq ou six semaines en mission, mais Ă son retour aurait fourni un faux rapport; en rĂ©alitĂ©, il avait Ă©tĂ© Ă Moscou pour en rapporter une somme importante pour le «ComitĂ© dâOdessa»57.
La situation Ă©tait si embrouillĂ©e que la police française mettait en doute la condition dâĂ©tudiant et le lieu des Ă©tudes dâAlexandre:
Cet Ă©tranger se disant Ă©tudiant, a dĂ©clarĂ© arriver de Milan, oĂč il aurait sĂ©journĂ© avant de venir en France; il est muni dâun passeport n. 1649 dĂ©livrĂ© le 24 Avril 1920 par le Haut-Commissaire italien Ă Constantinople, puis visĂ© le 22 Mai 1920 par le Consul de France Ă Milan58.
Alexandre KoyrĂ© avait Ă©tĂ© en effet arrĂȘtĂ© prĂ©cĂ©demment â au moins la troisiĂšme arrestation de sa vie â par la marine française qui, aprĂšs avoir longtemps bloquĂ© Odessa, y avait accostĂ© fin aoĂ»t 1919 pour soutenir lâarmĂ©e russe blanche du gĂ©nĂ©ral Denikine.
SâĂ©tant prĂ©sentĂ© spontanĂ©ment, KoyrĂ© fut arrĂȘtĂ© le 1er septembre 1919 et la nouvelle de son arrestation fut considĂ©rĂ©e comme tellement importante quâelle fut aussitĂŽt transmise Ă Paris59, dâoĂč vint lâordre de le conduire Ă Constantinople60. En effet, des nĂ©gociations Ă©taient en cours Ă Copenhague pour Ă©changer des bolcheviks arrĂȘtĂ©s contre des Français dĂ©tenus par les soviĂ©tiques61 et le nom de KoyrĂ© est insĂ©rĂ© dans une liste dâ«otages» proposĂ©e aux soviĂ©tiques qui auraient pu se dĂ©clarer intĂ©ressĂ©s par lâĂ©change.
55 Dossier 26079, cit. Sur le lieu commun âespions des Allemandsâ cf. V. Serge, Da Lenin a Stalin 1917-1937, Rome, Savelli 1973, p. 22-23: en juillet 1917 «la presse du monde entier rapporta la nouvelle en gros caractĂšres: Les bolcheviks sont des agents payĂ©s par lâAllemagne».56 Vincennes, AM, IIĂšme bureau, S.R.-S.C.R. / Carton 1089, Dossier 7-8-2270, exemplaire original, datĂ© 27.12.1919. Il y a une annotation Ă la fin: «Renseignements fournis par le Colonel russe Fhamond (?) du bureau des passe-ports (Ambassade Russe) Ă Constantinople. Pour Copie conforme le Lt. Colonel Azan» du CRA Constantinople. Le mĂȘme signalait le 27.04.1920 au MinistĂšre de la Guerre, Paris, la prĂ©sence Ă Paris dâun KoyrĂ©, qui devait ĂȘtre Michel.57 Ibid.58 Ibid. p. 2-3. On se demande si, vu «lâenquĂȘte, qui nâa permis de recueillir aucun Ă©lĂ©ment susceptible de prĂ©ciser leurs agissements, ou lâorigine des ressources dont ils paraissent disposer, leur sĂ©jour en France vous paraĂźt nĂ©an-moins indĂ©sirable».59 Vincennes, A.M., IIĂšme bureau, S.R.-S.C.R / Carton 1089 dossier 7-8-2270, p. 97.60 Ibid p. 86. Ministre des Affaires Ă©trangĂšres Ă M. le prĂ©sident du Conseil: «cet individu doit ĂȘtre conduit Ă Constantinople», vu quâil pourrait par la suite «servir de monnaie dâĂ©change» (cf. ibid. p. 88, du 23.09.1919).61 Ibid. p. 86.
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RĂINSERTION EN FRANCE
Mais en mars 1920 Alexandre KoyrĂ© Ă©tait encore dĂ©tenu lĂ -bas: suite aux pressions de son avocat pour quâil soit libĂ©rĂ© ou bien jugĂ© par un tribunal de guerre62 et grĂące aux interventions de sa riche famille, on sollicite Ă Paris le consentement pour sa libĂ©ration, dâautant plus que les soupçons qui pĂšsent sur lui ne sont pas confirmĂ©s.
Depuis six mois KoyrĂ© est dĂ©tenu prĂ©ventivement, sans interrogatoire ni jugement. Son Ă©tat de santĂ© sâen ressent profondĂ©ment et il se trouve depuis quelque temps dans un Ă©tat dâexaltation morale et de dĂ©pression physique susceptible dâinfluer sur son existence. Ă plusieurs reprises il a Ă©tĂ© lâobjet de demandes de sa famille et de son avocat, qui rĂ©clamaient sa mise en libertĂ© ou sa comparution devant un conseil de guerre. Aucune preuve matĂ©rielle nâest venue confirmer [...] que KoyrĂ© soit un agent bolchevique dâenvergure telle quâil puisse ĂȘtre utilisĂ© comme otage susceptible dâĂȘtre Ă©changĂ© contre un Français de Russie63.
Cette observation se rattache aux nĂ©gociations humanitaires de Copenhague et au projet dâĂ©changer KoyrĂ© contre quelque Français dĂ©tenu par les soviĂ©tiques (en admettant quâils fussent intĂ©ressĂ©s Ă le rĂ©cupĂ©rer), ou contre des otages. KoyrĂ© avait manifestĂ© quelque hĂ©sitation avant de se dĂ©cider Ă monter Ă bord du torpilleur «Marocain» Ă Odessa, mais probablement cette incertitude exhibĂ©e nâĂ©tait quâune tactique, de mĂȘme que le fait de sâoffrir comme interprĂšte pour le Service des Renseignements, en dĂ©clarant quâil avait dĂ©jĂ travaillĂ© pour celui-ci. Une heure plus tard, Dorotea Reybermann, accompagnĂ©e dâune autre femme, Ă©tait arrivĂ©e et se prĂ©sentant comme sa fiancĂ©e, Ă©tait montĂ©e Ă bord pour sâinformer (et â sâil est permis de faire des conjectures â pour offrir un pot-de-vin adĂ©quat). LâincarcĂ©ration «à la prison de Koum-Kapou Ă Constantinople»64 dura plus de six mois.
On a envie de se demander: son frĂšre aĂźnĂ© Michel, qui lâavait prĂ©cĂ©dĂ© dâabord Ă Constantinople, puis Ă Paris, Ă©tait liĂ© de quelque maniĂšre aux initiatives dâAlexandre en tant quâinformateur? Les insinuations de Rollin avaient-elles une base solide et Michel avait-il vraiment Ă©tĂ© un agent britannique? Certes son expĂ©rience Ă©tait plus grande pour ce qui Ă©tait des affaires et des spĂ©culations: les donnĂ©es recueillies par le bureau de presse dâAlexandre Ă propos des denrĂ©es manquantes ou qui sâĂ©taient rendues disponibles ici ou lĂ pouvaient certainement ĂȘtre prĂ©cieuses pour un commerçant. Sans parler de matĂ©riels requis plus directement et caractĂ©ristiques en pĂ©riode de guerre, autrement dit des armements65. Nous devons nous rappeler que depuis 1908 Alexandre avait une dette Ă lâĂ©gard de sa famille et de lâentreprise dont Michel Ă©tait le responsable.
62 Ibid. p. 67-68.63 Ibid.64 Ibid. p. 4-5: «KoyrĂ© Alexandre, dit Reiter, sujet russe, nĂ© Ă Taganrog, arrĂȘtĂ© comme espion bolcheviste Ă Odessa le 1/9/19, internĂ© Ă la prison de Koum-Kapou Ă Constantinople, jusquâen Mars 1920, finalement remis en libertĂ©, faute de preuves suffisantes de sa culpabilitĂ©. Dans toutes ces affaires, il a Ă©tĂ© aidĂ© par ses frĂšres Michel et Georges, mais les fonctions de ces derniers nâĂ©taient pas de grande importance, ils Ă©taient toujours sous les ordres de leur frĂšre aĂźnĂ© Alexandre».65 a. viChnevsky, La faucille et le rouble, Paris, Gallimard 2000, p. 31-34 (Du pouvoir de la terre au pouvoir de lâargent); E. preobraJenski, La Nouvelle Ă©conomie, Paris, 1966; noulens, Mon ambassade cit., II, p. 52-53 et passim: Ă©tant donnĂ©s les investissements français «en Ukraine, dans la rĂ©gion de Kharkov, [...] du Donetz ... les missions avaient la charge [...] de dĂ©fendre cet immense patrimoine», qui avait Ă©tĂ© nationalisĂ© Ă la diffĂ©rence de lâallemand, exclu Ă Brest-Litovsk de cette disposition. Vu que la Russie Ă©tait devenue Ă partir de 1918 un pays neutre, pour les trafics qui continuaient pendant la guerre «nous aurions recours Ă des intermĂ©diaires russes qui achĂšteraient les marchandises pour le compte des organisations alliĂ©es». Le cas dâun technicien et capitaliste pro-mu avec succĂšs par les bolcheviks aux plus hauts niveaux est celui de L. Krassin. V. sa biographie Ă©crite par sa femme: L. krassina, LĂ©onide Krassine, Paris, Gallimard 1932. Je le cite parce que je suppose quâĂ un niveau plus modeste Michel KoyrĂ©, personnellement moins engagĂ© Ă gauche que Krassin, pouvait cependant lui ĂȘtre comparĂ© comme capacitĂ© de nĂ©gociation et de mouvement Ă lâĂ©chelle internationale.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
I.2.6 rakovsky et koyré?
Avant de rentrer Ă Odessa, Alexandre aurait Ă©tĂ© trĂšs liĂ© avec Rakovsky1 pendant le sĂ©jour de ce dernier Ă Kiev2. Ă cause de son activitĂ© en Ukraine, dans les documents dâarchives KoyrĂ© est dĂ©fini comme «les yeux de Rakovsky» car Ă©tant, Ă Odessa, Ă la tĂȘte du bureau de presse et de propagande il lui passait des informations. Rakovsky, en tant que prĂ©sident du Conseil des commissaires du peuple pour lâUkraine et membre du Conseil militaire pour le front mĂ©ridional, rĂ©sidait la plupart du temps Ă Kharkov. En ces annĂ©es de guerre civile, de blocus naval et de disette, les renseignements en provenance dâOdessa, la ville la plus populeuse et le plus grand port de lâUkraine, Ă©taient sans aucun doute vitaux pour lui et pour la politique bolchevique dans cette zone.
Ă titre de pure conjecture je voudrais cependant rappeler quâentre lui et Rakovsky il pourrait peut-ĂȘtre y avoir eu dâautres rencontres et quâil existait certaines affinitĂ©s. KoyrĂ© Ă©tait de vingt ans plus jeune que Rakovsky, nĂ© en 1873. Ce dernier avait Ă©tĂ© trĂšs prĂ©coce dans lâexercice de son activitĂ© politique (il avait mĂȘme rĂ©ussi Ă entrer en contact avec le vieil Engels) et avait toujours Ă©tĂ© un militant. Tous deux avaient en commun de provenir de zones voisines, dans la rĂ©gion qui borde la Mer Noire, et de familles fort aisĂ©es (Rakovsky Ă©tait lâhĂ©ritier de riches actionnaires et propriĂ©taires terriens de la Dobroudja, rĂ©gion que se disputaient la Bulgarie et la Roumanie; KoyrĂ© Ă©tait le fils dâune riche famille marchande juive entre Rostov, Taganrog et Odessa, ville proche de la Dobroudja). Les grands moyens et les mentalitĂ©s ouvertes des deux familles avaient permis de les envoyer Ă©tudier Ă lâĂ©tranger, surtout en France, et en avaient fait des cosmopolites.
Comme me lâa fait observer Serge Moscovici, il faut expliciter quâĂ la diffĂ©rence de Rakovsky, Alexandre KoyrĂ© nâĂ©tait pas un rĂ©volutionnaire de profession et ne se voyait probablement pas lui-mĂȘme dans ce rĂŽle â pas mĂȘme en 1919. Il avait pour vocation dâĂȘtre acadĂ©micien. Au contraire, comme homme politique il Ă©tait alors, et le sera Ă©galement pendant son exil des annĂ©es quarante, maladroit sur le plan tactique et au fond assez naĂŻf.
Lorsque KoyrĂ© arriva en France et en Allemagne, câĂ©tait un jeune garçon qui sâinspirait des principes de 1905, rĂ©chappĂ© des conspirations SR, plus grandes que lui, pour lesquelles il avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă deux reprises. Rakovsky Ă©tait connu dĂ©jĂ alors pour avoir soutenu les marins qui sâĂ©taient mutinĂ©s sur le cuirassĂ© Potemkine, et dâOdessa sâĂ©taient rĂ©fugiĂ©s Ă Constance: il nâest pas impossible que KoyrĂ© ait pu lire lâopuscule Die Odyssee des Knias Potiomkin publiĂ© par Rakovsky Ă Vienne en 19063.
Dans le cadre de son activitĂ© de militant politique, entre 1905 et 1914, Rakovsky avait effectuĂ© de nombreux dĂ©placements, mais il avait fixĂ© sa rĂ©sidence principale Ă Paris et câest lĂ quâil sâĂ©tait liĂ© avec Trotski. Il Ă©tait surtout actif comme journaliste socialiste: entre autres dans lâ«Humanité» (il Ă©tait correspondant des Balkans pour ce quotidien), dans «Vorwaerts»,
1 V. supra, p. 27, n. 32: «à cette Ă©poque, il visitait souvent Rakovsky, commissaire bolcheviste».2 Ibid., p. 6-7: selon lâinformateur, KoyrĂ© aurait offert encore vers le 20 aoĂ»t 1919, pour le compte des SR, et non pas des Soviets, de payer grassement «à Constantinople des renseignements sur les activitĂ©s des Russes blancs et de lâĂtat-major de Wrangel».3 V. entre autres brouĂ©, Rakovsky cit., p. 66-69. Reste Ă©galement fondamental lâouvrage de F. Conte, Christian Rakovski (1873-1941). Essai de biographie politique (ThĂšse de lâUniversitĂ© de Bordeaux III), Lille-Paris 1975, ainsi que dâautres Ă©tudes de cet auteur. V. aussi lâintroduction remarquable de G. Fagan Ă C. Rakovsky, Selected Writings on Opposition in the URSS 1923-30, Londres-New York, Allison and Busby 1980, une sĂ©lection qui prĂ©-sente aux p. 180-185 une Bibliography of Writings by Rakovsky, et inclut Ă©galement aux p. 65-76 lâAutobiographie Ă©crite pour lâEnciclopedia Granat cit. infra Ă la n. 70, oĂč le passage de G. Haupt que je rapporte dans le texte est citĂ© Ă la p. 180.
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RAKOVSKY ET KOYRĂ?
et il avait publiĂ© un bref article dans le «Neue Zeit»4. Comme lâĂ©crivait Georges Haupt «en France et en Allemagne il fut un collaborateur permanent de toutes les grandes publications socialistes de lâĂ©poque, dans lesquelles il traita essentiellement de sujets concernant les problĂšmes des Balkans»5. Il nâest pas impossible quâun Ă©tudiant SR comme KoyrĂ©, exilĂ© Ă Paris de 1912 Ă 1914, ait ressenti de la curiositĂ© pour ce genre de pĂ©riodiques et pour des correspondances traitant de territoires proches dâOdessa.
Rakovsky rĂ©sidait principalement Ă Paris en 1914, Ă lâĂ©poque de sa campagne pacifiste, laquelle aurait pu Ă©galement contribuer Ă attirer sur lui lâattention de KoyrĂ©: mais lâenrĂŽlement soudain de ce dernier dans la Grande Guerre semble contraster avec les positions de Rakovsky. Tout comme avec celles des SR6.
Dans ce cas Ă©galement les dĂ©veloppements donnent Ă rĂ©flĂ©chir: au cours de lâĂ©tĂ© 1914 KoyrĂ© Ă©tait rentrĂ© prĂ©cipitamment de vacances pour sâenrĂŽler dans la LĂ©gion Ă©trangĂšre, mais trĂšs vite (dĂ©jĂ en 1915) il sâĂ©tait retrouvĂ© agent double, informateur des Français et/ou des bolcheviks. Ce nâĂ©tait pas rien que dâĂȘtre devenu lâun des attachĂ©s de presse et de propagande dans lâUkraine de 1919, lĂ oĂč Rakovsky Ă©tait le numĂ©ro un. Câest lĂ quâil aurait pu rencontrer le grand bolchevik pour la premiĂšre fois, mais ceux qui seront en mesure dâapprofondir ma recherche (dont je dois reconnaĂźtre quâelle est limitĂ©e et basĂ©e sur des conjectures) ne devraient pas Ă©carter lâhypothĂšse selon laquelle KoyrĂ© connaissait le nom de Rakovsky dĂ©jĂ au cours des annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent la Grande Guerre.
Je signale ici des faits attestĂ©s: lâon ne saurait prĂ©tendre en effet reconstituer les coĂŻncidences dâidĂ©es entre les deux hommes Ă©tant donnĂ© que nous ne connaissons aucun texte de KoyrĂ© Ă ce proposâŠ, Ă moins quâil nâexiste des manuscrits qui y ont trait dans les archives rĂ©servĂ©es que les spĂ©cialistes ne peuvent pas connaĂźtre, ne serait-ce que sous forme dâinventaire. Selon la volontĂ© de KoyrĂ© et de ses hĂ©ritiers (qui plus de cinquante ans aprĂšs sa mort en gardent encore le secret), on ne sait que trĂšs peu de choses au sujet de lâĂ©pisode SR de 1907-8 et de celui qui suivit, mais surtout on ignore tout de ses motivations idĂ©ales et des professions de foi politiques quâil aurait pu laisser Ă©crites.
Lâon ne peut exclure quâil existe des textes quâil aurait publiĂ©s sous pseudonyme. Ils pourraient mĂȘme ĂȘtre nombreux, presque autant que ceux qui sont attestĂ©s pour Rakovsky, au moins une vingtaine, mais en ce qui concerne KoyrĂ© nous ne lui connaissons aucun nom de plume, mais uniquement les alias quâil avait utilisĂ©s comme lycĂ©en et ensuite aprĂšs la guerre, au cours de son activitĂ© politique clandestine, ainsi que ceux par lesquels le dĂ©signait la police (par exemple Sciura, Blondin, Gromkij, AndrĂ© Reiter, peut-ĂȘtre Sasha Feldmann), nous ne savons pas sâil Ă©crivait ou publiait des Ă©crits politiques et si oui, sous quel pseudonyme7.
Il est certain que KoyrĂ© ne rĂ©vĂ©lait pas ces prĂ©cĂ©dents, mĂȘme Ă ses amis. On se rappelle dâun seul cas et câest celui des confidences quâil avait faites, un jour quâil Ă©tait ivre, Ă Roman Jakobson, lui aussi soupçonnĂ© dâavoir travaillĂ© pour le Renseignement. Ce nâĂ©tait pas encore la mode parmi les intellectuels de se vanter dâun passĂ© de terroriste et dâexpĂ©riences
4 rakovsky, Selected Writings cit., p. 14.5 Cf. k. radek et al., Autobiografie dei bolscevichi, sous la direction de G. Haupt et J.-J. Marie, Rome, SamonĂ et Savelli - La nuova sinistra 1971, p. 56 (il sâagit de la traduction italienne des articles autobiographiques Ă©crits par divers bolcheviks en 1923 pour lâEnciclopedia Granat et publiĂ©s en France par les mĂȘmes directeurs dâĂ©dition sous le titre Les bolschevics par eux-mĂȘmes, Paris, Maspero 1969).6 Cf. M. MelanCon, The Socialist-Revolutionaries and the Russian Anti-War Movement 1914- 1917, Columbus, Ohio Sate U.P. 1990.7 brouĂ©, Rakovsky... cit., p. 434: pour dâautres renseignements biographiques on renvoie implicitement Ă cette monographie, qui sâinspire dâun point de vue trotzkiste et antibureaucratique, mais qui est bien documentĂ©e et mise Ă jour.
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accomplies dans les services secrets: pour eux, câĂ©tait une question de bon goĂ»t, opinion que lâon peut partager. Mais Ă cinquante ans de la mort dâAlexandre KoyrĂ©, une telle rĂ©serve est peut-ĂȘtre excessive; ce faisant, ses hĂ©ritiers ne protĂšgent pas, mais desservent la mĂ©moire de leur aĂŻeul, car les historiens, ne connaissant pas ses motivations idĂ©ologiques, ne peuvent pas mĂȘme exclure les mobiles les plus indignes.
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RAKOVSKY ET KOYRĂ?
Chapitre III
I.3 KOYRĂ, AS A RUSSIAN ABROAD
I.3.1 les Cours de koyrĂ© Ă lâinstitut dâĂ©tudes slaves
DĂšs sa libĂ©ration, au printemps 1920, de la forteresse dâIstanbul, oĂč il avait Ă©tĂ© dĂ©tenu pendant six mois, le jeune rescapĂ©, sâĂ©tait demandĂ© peut-ĂȘtre â puisquâil visait un poste dans une universitĂ© â sâil ne lui convenait plutĂŽt de rentrer en Allemagne: dĂ©jĂ durant son voyage, avait donc repris contact avec Max Scheler, qui avait Ă©tĂ© nommĂ© professeur Ă Cologne; mais Ă la conclusion KoyrĂ© sâĂ©tait installĂ© Ă Paris. Nous pourrions supposer, mais Ă tort, quâil avait choisi Paris (au lieu dâune ville allemande, comme lâavait fait son frĂšre cadet avec Heidelberg), parce quâil sâinspirait dĂ©jĂ des principes de 1789. En rĂ©alitĂ© ce qui lâorientera dans ce sens ce sera la montĂ©e du nazisme Ă la fin de cette dĂ©cennie: il en prit rapidement conscience, dĂšs avant janvier 1933 puisquâil se rendait souvent en Allemagne. Dâautre part, il serait difficile de penser quâaprĂšs ĂȘtre restĂ© pendant cinq ans dans la Russie en guerre KoyrĂ© eĂ»t renoncĂ© Ă tout contact avec la culture de son pays dâorigine, ainsi quâavec celle de lâAllemagne oĂč il avait fait quatre annĂ©es dâĂ©tudes universitaires.
Pour obtenir une qualification Ă Paris il avait tentĂ© dâutiliser ce qui lui restait de ses Ă©tudes en Allemagne: il existait un prĂ©cĂ©dent car il avait rĂ©ussi en 1912 Ă faire publier quatre pages dans la âRevue de MĂ©taphysique et de Moraleâ (il sâagissait dâune note critique Ă Bertrand Russell, qui lui avait fait lâhonneur de lui rĂ©pondre). KoyrĂ© lâavait envoyĂ©e, jointe Ă une carte de visite de Husserl, qui a tout lâair dâĂȘtre un faux ou tout au moins une blague dâĂ©tudiant: cela est rĂ©vĂ©lĂ© par le fait que dans les cahiers de KoyrĂ© Ă Göttingen on trouve diverses versions du texte concis de cette recommandation. Russell lâavait pris pour un Ă©missaire des Français qui auraient voulu le mettre en difficultĂ© et par consĂ©quent sâĂ©tait senti obligĂ© de rĂ©pliquer; mais on ignore si le jeune faussaire en a Ă©tĂ© quitte Ă bon compte Ă Paris et Ă Göttingen.
KoyrĂ© arriva, en 1920, tandis quâĂ Paris on se prĂ©parait Ă la rencontre avec Albert Einstein (qui Ă©tait sur le point dây ĂȘtre reçu dans plusieures rĂ©union academiques), et il fit une autre tentative audacieuse, reprenant et amplifiant largement une communication faite Ă la âPhilosophische Gesellschaftâ: il prĂ©senta Ă la âRevue de MĂ©taphysique et de Moraleâ un essai sur la relativitĂ©, dont le noyau devait remonter Ă son premier semestre dâhiver Ă Göttingen en 1908, lorsquâil avait suivi les derniers cours de Hermann Minkowski (mort en janvier 1909). Malheureusement le jeune auteur ne sâĂ©tait pas rendu compte que les calculs contenus dans son manuscrit correspondaient Ă la version de la relativitĂ© publiĂ©e en 1905 et nâĂ©taient pas valables pour la relativitĂ© dite Ă©largie: le refus de publication Ă©tait inĂ©vitable. On peut cependant supposer que cette proposition audacieuse ait donnĂ© lieu Ă des commentaires sĂ©vĂšres de la part des rĂ©dacteurs, mais quâelle a Ă©galement servi Ă signaler le jeune exilĂ© au groupe de Xavier LĂ©on, câest-Ă -dire aux membres de la SociĂ©tĂ© Française de Philosophie.
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Ă lâĂcole Pratique des Hautes Ătudes (CinquiĂšme section) la mort de François Picavet, le 23 mai 1921, laissa vacant lâenseignement de la philosophie mĂ©diĂ©vale. Dans ses deux dissertations sur lâargument ontologique pour lâexistence de Dieu, KoyrĂ© avait souscrit Ă la thĂšse de la continuitĂ© entre Anselme et Descartes, et il sâĂ©tait montrĂ© fidĂšle Ă lâĂ©cole de Picavet et Ă cette thĂšse controversĂ©e, dont douze ans auparavant, mais avec bien de rĂ©serves, Gilson lui-mĂȘme avait traitĂ© dans sa thĂšse dâĂ©tat: en cela, plus quâaux idĂ©es de Lucien LĂ©vy-Bruhl, leur maĂźtre Ă tous deux, KoyrĂ© avait suivi Picavet. Il Ă©tait probablement le seul de ses Ă©lĂšves disponible et pour le deuxiĂšme semestre 1922 il fut chargĂ© de ces cours. MĂȘme ses principaux dĂ©fenseurs pensaient quâil sâagissait dâune charge totalement prĂ©caire. En gĂ©nĂ©ral une carriĂšre dâenseignant aurait Ă©tĂ© impossible si KoyrĂ© nâavait pas obtenu la citoyennetĂ© française; sa premiĂšre demande de naturalisation avait Ă©tĂ© refusĂ©e en 1921 â malgrĂ© la condition prioritaire de son volontariat pendant la Grande Guerre: il ne lâobtiendra quâen 1925. Cinq ans durant il restera bloquĂ© par ce refus, parce que son passĂ© dans la Russie bolchevique Ă©veillait les soupçons de la police française. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce pour cela que Gilson le pressait dâaccepter un poste au JaponâŠ
En plus quâĂ lâĂcole Pratique des Hautes Ătudes KoyrĂ© enseigna Ă©galement Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves qui venait dâĂȘtre fondĂ© en 1921 Ă lâUniversitĂ© de Paris: malheureusement il nâest pas facile dâĂ©tudier les archives de lâInstitut et de son directeur AndrĂ© Mazon1. Câest lĂ lâune des raisons pour lesquelles jusquâĂ prĂ©sent les cours que KoyrĂ© y donnait sont moins documentĂ©s, mais ils peuvent raisonnablement ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme le laboratoire oĂč ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s ses deux livres sur la pensĂ©e russe: pour un total de 500 pages, ils sont parmi les premiers rĂ©sultats du travail de KoyrĂ© Ă Paris.
Lorsquâen 1930-31 KoyrĂ© fut nommĂ© professeur de sociologie Ă Montpellier, son enseignement Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves cessa dĂ©finitivement, mais il nâen fut pas de mĂȘme pour ses rapports cordiaux avec AndrĂ© Mazon, dont il sollicita lâaide et les conseils pour fuir aussitĂŽt devant lâĂ©trange dĂ©faite.
Dans sa prĂ©face Ă La philosophie et le problĂšme national en Russie au dĂ©but du XIXe siĂšcle (Champion, Paris 1929, prĂ©sentĂ© comme thĂšse complĂ©mentaire), KoyrĂ© cite le cours de 1924-252, y voyant les lignes directrices de toute la sĂ©rie de ses cours et de toutes ses Ă©tudes sur les âslavophilesâ. Dâautres articles â aujourdâhui plus cĂ©lĂšbres â nâavaient pas reçu le mĂȘme traitement de la part de KoyrĂ©. Il ouvrait et refermait des dossiers et des problĂ©matiques diverses, abandonnant celles qui ne lâintĂ©ressaient plus, comme câest le cas pour ses Ă©tudes (imprimĂ©es en pĂ©riodiques de 1922 Ă 1933) sur «mystiques, spirituels, alchimistes»: elles avaient Ă©tĂ© rassemblĂ©es en 1955 dans lâun des «Cahiers des Annales» par la volontĂ© de Lucien Febvre, alors que lâauteur les dĂ©finissait Ă ses correspondants (Klibansky, Hannah Arendt) comme une chose du passĂ©, et les prĂ©sentait brutalement Ă ses lecteurs comme «des fragments⊠Dâautres travaux mâont empĂȘchĂ© de rĂ©aliser ce projet»3. Au contraire, encore aprĂšs la seconde guerre
1 AndrĂ© Mazon, auquel au moins jusquâĂ lâĂ©tĂ© 1940 KoyrĂ© envoyait des lettre pleines de confiance et dâamitiĂ©, At-tachĂ© culturel français en Russie en 1917, il avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par les bolcheviks et avait publiĂ© la chronique de cette dĂ©tention ainsi quâun Lexique de la guerre et de la rĂ©volution en Russie (1914-18), Champion, Paris 1920. Il avait Ă©tĂ© lâun des fondateurs de lâInstitut dâĂtudes Slaves (dont il avait dâabord Ă©tĂ© le secrĂ©taire, puis le directeur) ainsi que de sa «Revue des Ă©tudes slaves». Il nâavait pas tardĂ© Ă ĂȘtre nommĂ© au CollĂšge de France.2 Lâessai sur TchaadaĂŻev, Russiaâs place in the World. Peter Chaadayev and the Slavofils, âSlavonic Reviewâ, 1927, p. 1-15 (traduit par B. P.) constitue la premiĂšre publication de KoyrĂ© en anglais; dans le sommaire, le traduc-teur dĂ©finissait ces pages «partie dâune thĂšse», comme si KoyrĂ© Ă©tait en train dâen prĂ©parer une pour obtenir son doctorat en slavistique; lâauteur avait cependant eu soin de corriger dans un extrait: «partie dâun livre». Par la suite, la nĂ©cessitĂ© dâadjoindre Ă celle sur Boehme une thĂšse secondaire devait lâavoir amenĂ© Ă changer de dĂ©finition.3 koyrĂ©, Mystiques, spirituels, alchimistes, Colin, Paris 1955, aprĂšs la prĂ©face de Febvre, p. V-X, lâAvertissement
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LES COURS DE KOYRĂ Ă LâINSTITUT DâĂTUDES SLAVES
mondiale KoyrĂ© considerait important le thĂšme de lâenseignement et de lâĂ©laboration de la philosophie en Russie au cours de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Ses Ătudes sur lâhistoire de la pensĂ©e philosophique en Russie (publiĂ©es dans des pĂ©riodiques de 1928 Ă 1936), sont un recueil projetĂ© presque vingt ans auparavant, mais rĂ©alisĂ© chez Vrin, Paris 1950, invoquant comme modĂšle lâouvrage historique de Tomas G. Masaryk de 1913. De ses dĂ©marches pour rĂ©aliser telle rĂ©impression KoyrĂ© tenait au courant Roman Jakobson.
Aux Archives KoyrĂ© (CAK) Ă Paris est conservĂ© sous forme de manuscrit le sommaire dâun ouvrage dâensemble qui ne fut jamais rĂ©alisĂ© tel quel. Lâadresse Ă©crite dans le coin supĂ©rieur droit du premier feuillet (â12 rue Quatrefagesâ) permet dâĂ©tablir que le manuscrit doit remonter aux annĂ©es vingt (entre 1922 et le dĂ©but de 1926 4, donc avant la publication de la thĂšse). Le sommaire indique que cet inĂ©dit aurait comportĂ© quelques chapitres supplĂ©mentaires, dont il ne reste pas trace dans ce que KoyrĂ© a publiĂ© par la suite sur la pensĂ©e russe de cette pĂ©riode, non plus que parmi les manuscrits du fonds CAK. Par rapport Ă ce projet, prĂ©sentĂ© probablement Ă un Ă©diteur, dans les travaux publiĂ©s par KoyrĂ© manquent certains des chapitres annoncĂ©s (VI-VII): celui consacrĂ© Ă Granovsky (Les idĂ©es libĂ©rales du progrĂšs) et surtout celui sur Belinsky. Dans les Ătudes ce dernier est souvent considĂ©rĂ© aux cĂŽtĂ©s de Herzen et Bakounine (que KoyrĂ© dĂ©finit comme celui qui «de Hegel tirera la rĂ©volution»). Dans le projet manuscrit, outre quâil traitait spĂ©cifiquement des penseurs russes qui opposaient Hegel et Feuerbach Ă Fichte et Schelling, KoyrĂ© Ă©tait bien interessĂ© Ă la «gauche hĂ©gĂ©lienne contre lâidĂ©alisme. LâirrĂ©ligion, le matĂ©rialisme: mais [câest du] messianisme quand mĂȘme»; ce point de vue est prĂ©sent dans les Ătudes plus que dans la Philosophie, mais il nâest pas dĂ©veloppĂ© ni traitĂ© dans un chapitre Ă part. Ă propos dâAksakov et de Samarine, jeunes slavophiles qui deviennent hĂ©gĂ©liens, alors que Kireevski et Komiakov restent schellinguiens, KoyrĂ© Ă©crit:
Dâailleurs Hegel domine toute la vie intellectuelle de Moscou des annĂ©es quarante, Ă peu prĂšs comme Schelling lâavait dominĂ©e pendant les annĂ©es vingt. [âŠ] En outre, entre les hĂ©gĂ©liens eux-mĂȘmes lâaccord nâest nullement complet; de mĂȘme quâen Allemagne dans lâĂ©cole hĂ©gĂ©lienne ou plus exactement, Ă la suite des divergences dans lâĂ©cole hĂ©gĂ©lienne en Allemagne, les hĂ©gĂ©liens russes forment une droite et une gauche. Câest Ă la fois le problĂšme religieux et le problĂšme politique qui dĂ©terminent la ligne de partage5.
Ă commencer par Nikolaj O. Losski6 et Vassilij Zenkowsky (qui Ă©crivaient presque au mĂȘme moment que KoyrĂ©), les spĂ©cialistes dâhistoire culturelle russe apprĂ©cient et citent les deux volumes quâil a publiĂ©s, mais il faut reconnaĂźtre que lâhistoriographie philosophique ne sâen est pas beaucoup occupĂ©e. Et câest dommage parce que cette problĂ©matique ârusseâ fait partie de la sĂ©rie des excellentes Ă©tudes de KoyrĂ© sur lâidĂ©alisme et surtout sur Hegel, Ă©clipsĂ©es par la fortune de son Ă©lĂšve et supplĂ©ant Alexandre KojĂšve; elle confirme Ă©galement la rĂ©interprĂ©tation attentive rĂ©servĂ©e par KoyrĂ© Ă lâhĂ©gĂ©lisme â domaine dans lequel les deux Alexandre se confrontent, sans beaucoup se diffĂ©rencier pour autant, mais jouant un rĂŽle essentiel dans un pays souffrant de Hegellosigkeit comme la France.
de lâA., p. XI, consiste en cette seule phrase (cf. stoffel, Bibliographie dâA. KoyrĂ©, Olschki, Florence 2000, met en ordre aux n. 32.2, 33.3, 30.17 les Ă©tudes qui y sont rĂ©imprimĂ©es: sauf la plus ancienne sur Sebastian Franck, sortie en 1922, nâest mĂȘme pas recensĂ©e).4 Cf. pour les dates Meyerson, Lettres françaises, CNRS Ă©ditions, Paris 2009, p. 231, 235, 237.5 Nous utiliserons par la suite les titres abrĂ©gĂ©s Philosophie et Ătudes; cf. koyrĂ©, Ătudes cit., p. 199.6 Cf. losski, Histoire de la philosophie russe des origines Ă 1950, Payot, Paris 1954, p. 26 n. (lâĂ©d. originale amĂ©-ricaine date de 1952), qui le cite dans le paragraphe sur Kireevskij. LiĂ© Ă Berdiaev, avec lequel lui-mĂȘme et son fils Vladimir Nikolajevitch Losski avaient subi lâexpulsion sur le «bateau de LĂ©nine» en 1922, Nikolaj finit par conclure son exil Ă New York.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Giorgio Stabile regrette que les deux livres ârussesâ7 soient moins Ă©tudiĂ©s que le reste des Ă©crits de KoyrĂ©. Ces dolĂ©ances ont une bonne raison dâĂȘtre et correspondent au fait que peu de Russes et peu de slavisants8 ont Ă©crit sur KoyrĂ©, et que de rĂ©cents spĂ©cialistes russes se sont concentrĂ©s au contraire sur des thĂšmes bien connus, tels que son rapport avec dâautres philosophes (Meyerson, Gilson, Levinas etc.). Cette carence ne sera corrigĂ©e ni par le prĂ©cieux recueil de textes et de documents dont Pietro Redondi a proposĂ© en 2016 une rĂ©edition avec une prĂ©face intĂ©ressante,, ni par les actes du colloque organisĂ© en 2012 par Jean Seidengart avec diffĂ©rents Ă©pistĂ©mologues français rĂ©cents9. Et je ne saurais moi-mĂȘme â ignorant la langue russe â combler cette lacune; mais je voudrais donner quelques aperçus concernant cet aspect nĂ©gligĂ©.
I.3.2 lâidĂ©alisMe et le professeurs en russie
La thĂšse de KoyrĂ© traite surtout de lâadhĂ©sion tout dâabord Ă Schelling, et ensuite Ă Hegel, des russes titulaires de chaire pendant la pĂ©riode de la restauration. Ce nâĂ©tait pas lĂ une thĂ©matique neutre. La philosophie, on le sait, nâa jamais Ă©tĂ© trop bien vue dans la Russie des Zars. ConsidĂ©rĂ©e comme Ă©tant dâune utilitĂ© douteuse et selon toute probabilitĂ© nuisible et dangereuse, elle a presque toujours Ă©tĂ© combattue et persĂ©cutĂ©e par le pouvoir. Au XIX siĂšcle «lâinfluence allemande est favorisĂ©e, dâune part, par la gallophobie de la fin du XVIIIe siĂšcle [un hĂ©ritage des guerres napolĂ©oniennes], et dâautre part, elle bĂ©nĂ©ficie du rĂŽle toujours croissant des universitĂ©s peuplĂ©es de savants allemands» (Philosophie, p. 43, n. 56). Ă la seule exception de lâUniversitĂ© de Moscou (fondĂ©e en 1756), lâenseignement universitaire de la philosophie avait commencĂ© en Russie au XIXe siĂšcle et Ă©tait confiĂ© en grande partie Ă des professeurs allemands. On Ă©liminait ainsi «le matĂ©rialisme et le sensualisme du XVIIIe siĂšcle: celui dâHolbach et de Condillac avait poussĂ© des racines profondes en Russie», mais plutĂŽt dans les salons et dans cours souveraines (Philosophie, p. 178). Contre la modernisation voulue par Pierre le Grand et contre la philosophie des lumiĂšres privilĂ©giĂ©e Ă la cour de Catherine â courants qui avaient Ă©tĂ© dominants, mais uniquement parmi les aristocrates â un nouveau phĂšnomĂšne plus vaste a Ă©tĂ© rendu possible par lâenseignement supĂ©rieur. Dans les universitĂ©s sâaffirme la lecture des idĂ©alistes allemands, mais y naĂźt aussi le courant âslavophileâ, auquel sâopposeront les occidentalistes. Dans les Ătudes, Hegel est dĂ©jĂ prĂ©sent comme «le dernier mot de la philosophie (occidentale)», la fin de lâhistoire (Ibid., p. 11-12), un thĂšme suggestif qui deviendra populaire grĂące Ă KojĂšve et Fukuyama.
Koyré voit
deux courants de pensĂ©e dont la lutte a rempli â et remplit encore â la vie intellectuelle de la Russie. On peut considĂ©rer que ce fut avec les slavophiles que la pensĂ©e philosophique fit pour la premiĂšre fois son apparition en Russie, quâils furent les premiers Ă se poser dâune maniĂšre consciente le seul, le vĂ©ritable problĂšme de toute philosophie â celui du gnĂŽthi seauton â, quâils furent les premiers Ă chercher
7 G. Stabile, Ă lâentrĂ©e âAlexandre KoyrĂ©â, Enciclopedia filosofica, par la Fondazione Centro Studi Filosofici di Gallarate, Bompiani, Milan 2006, p. 6101-6109 (on line Academia.edu).8 Le volume A. koyrĂ©, FilosofiiĂą i nacionalânaĂą problema v Rossii naÄala XIX veka, trad. russe par A. M. Rut-kevitch, Modest Kolerov, Moscou 2003 (introuvable mĂȘme au CAK), fait exception; v. aussi Rutkevich, Time and man: the Contribution of Russian EmigrĂ©s to the Rise of French Philosophy in the Mid-20th Century, s.l. 2010.voir aussi les brĂšves Ă©tudes dâEttore lo gatto, Ricordo di KoyrĂ© russista, «Filosofia», XVI, 1965, p. 522-526, et de vladiMir katasonov, A. KoyrĂ© et la philosophie russe, dans les actes du congrĂšs A. KoyrĂ©. Lâavventura della scienza, Ă©tablis par C. Vinti, ESI, Naples 1994, p. 153-159.9 VĂ©ritĂ© scientifique et vĂ©ritĂ© philosophique dans lâĆuvre dâAlexandre KoyrĂ©, suivi dâun inĂ©dit [de KoyrĂ©] sur Ga-lilĂ©e, sous la direction de J. Seidengart, Les Belles Lettres, Paris 2016.
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LâIDĂALISME ET LE PROFESSEURS EN RUSSIE
une solution mĂ©taphysique au grand problĂšme que la vie et lâhistoire posaient devant la Russie: celui de son essence et de sa conscience nationale (Ibid., p. 12).
Toute lâhistoire intellectuelle de la Russie moderne est dominĂ©e et dĂ©terminĂ©e par un seul et mĂȘme fait: le fait du contact et de lâopposition entre la Russie et lâOccident, câest Ă dire de la pĂ©nĂ©tration de la civilisation europĂ©enne en Russie10. Du point de vue idĂ©ologique il faut souligner que dâaprĂšs KoyrĂ© cette relation dĂ©terminait non seulement le rapport problĂ©matique entre la Russie et lâOccident, mais aussi celui entre «les Ă©lites et la masse, lâintelligentsia et le peuple». Paradoxe rĂ©vĂ©lateur, cette relation devint particuliĂšrement actuelle et importante pendant les premiĂšres annĂ©es qui suivirent 1917, lorsque nombreux â bien plus quâau cours des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes â furent ceux qui durent quitter la Russie soviĂ©tique pour se rĂ©fugier en Occident.
Ă la thĂ©matique sur slavophiles et occidentalistes dans la pensĂ©e russe du XIXe siĂšcle resta liĂ©e â pour dâautres spĂ©cialistes tels que par exemple A. Walicki11 â une problĂ©matique, que KoyrĂ© fait remonter Ă Dilthey. Il sâagit des dĂ©finition de Weltanschauung, Bildung, Geistesgeschichte: lĂ a sa base la distinction entre lâhistoire de la philosophie (ou de la pensĂ©e âsystĂ©matiqueâ) et lâ«histoire des idĂ©es». Dans lâidĂ©e de Bildung KoyrĂ© critique la «substitution â mĂ©rite et crime de lâĂ©cole diltheyenne â de lâhistoire des idĂ©es Ă celle de la philosophie; de lâabsorption de la philosophia par la littĂ©rature» (EHPP, p. 138).
DĂ©jĂ dans la Philosophie KoyrĂ© Ă©bauche la dĂ©finition dâun nouveau concept mĂ©thodologique, attitude mentale12, qui le rapprochera de Lucien Febvre.
Ce nâest pas la vĂ©ritĂ© philosophique quâil [Herzen] cherche, non pas la solution philosophique des grands problĂšmes de la philosophie; ce quâil lui faut, câest quelque chose dâassez diffĂ©rent, une Weltanschauung, une conception gĂ©nĂ©rale de la vie et du monde qui puisse servir de soubassement Ă son action13.
Je ne puis malheureusement pas les approfondir, mais je voudrais toutefois signaler les nombreux renvois dĂ©cisifs Ă deux ans de la parution du premier ouvrage historique de Gustav Shpet, et les Ă©loges prĂ©cis contenus dans les deux volumes de KoyrĂ©, parce quâils me paraissent rĂ©vĂ©lateurs. Les pages historiques de Shpet semblent fournir Ă KoyrĂ© le modĂšle de son premier livre ârusseâ:
lâexcellent travail de M. Gustav Shpet, Otcherk razvitiia rousskoĂŻ filozofii [Essai sur le dĂ©veloppement de la philosophie russe], Moscou 1922, auquel on pourrait, cependant, reprocher sa trop grande sĂ©vĂ©ritĂ© pour les philosophes russes, quâil juge, au surplus, dâun point de vue qui ne pouvait ĂȘtre le leur. Quoi quâil en soit, lâEsquisse est le premier travail vĂ©ritablement scientifique et complet sur les dĂ©buts de la philosophie en Russie14.
10 koyrĂ©, Ătudes cit., p. 111. Ibid., p. 181: il y signale que Victor Cousin «fort populaire Ă Moscou» y exerce pour lâidĂ©alisme allemand un rĂŽle de mĂ©diation et dâinformation.11 WaliCki, Una utopia conservatrice. Storia degli slavofili, prĂ©face de V. Strada, Einaudi, Turin 1973 (Ă©d. origi-nale 1964). V. aujourdâhui P. sĂ©riot, Structure et totalitĂ© (1999), Lambert Lucas, Lausanne 2012; M. laruelle, LâidĂ©ologie eurasiste russe, LâHarmattan, Paris 1999.12 koyrĂ©, Philosophie cit., p. 104. Ă partir de cette rĂ©flexion KoyrĂ© dĂ©veloppera sa dĂ©finition mĂ©thodologique sur les âattitudes mentalesâ (v. ibid. p. 13, 41, 56). Deux importants comptes rendus de KoyrĂ© sont consacrĂ©s Ă Dilthey dans la «Revue philosophique» en 1930, p. 315-317, et en 1932, p. 487-491. Cette problĂ©matique est reprise dans ses observations prĂ©liminaires par A. Walicki, Una utopia cit., Introduction.13 koyrĂ©, Philosophie cit., p. 183 n. 7. Aux Ćuvres de jeunesse parues en 1927 dans la âMarx Engels Gesamtaus-gabeâ KoyrĂ© avait consacrĂ© un c.r. approfondi dans la «Revue philosophique», a. 55, t. CIX, 1930, fasc. 1-2, p. 151-156.14 koyrĂ©, Ătudes cit. p. 222; Philosophie cit., p. 13, 41, 56, 183 n. 7, sur la Bildung p. 39 n. 59. Voir Ă©galement p.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Les deux livres de KoyrĂ© sont trĂšs lisibles et discursifs, dâautant plus que la raretĂ© des textes originaux justifie quâil traduise de longs extraits pour le lecteur français; les Ătudes se terminent pas un long essai sur Herzen, penseur et militant politique cĂ©lĂšbre en toute Europe, plus proche dans le temps et plus significatif dans le domaine politique15: mais tout le contexte dans lequel sont nĂ©es ces Ă©tudes lâest aussi, malgrĂ© le style acadĂ©mique de leur prĂ©sentation. Sur un point sensible et rĂ©vĂ©lateur KoyrĂ© cite un long passage dâun essai de Shpet sur Herzen et le compare avec la thĂšse rĂ©cente dâun slaviste de lâInstitut dâĂtudes Slaves parisien, Raoul Labry, lui aussi de retour de Russie16. La comparaison a surtout pour objet de savoir si Herzen avait connu les thĂ©ories de la gauche hĂ©gĂ©lienne avant de connaĂźtre Hegel lui-mĂȘme; câest lĂ un point important, aussi bien pour la chronologie que pour la politique (sur lequel en tout cas Shpet et Labry sont dâaccord). Au dĂ©triment de Labry, KoyrĂ© soutient la prioritĂ© de lâĂ©tude de Shpet.
Le seul hĂ©gĂ©lien que Herzen avait lu avant dâaborder lâĂ©tude du maĂźtre fut, justement, Cieszkowsky. Cette opinion [âŠ] se fonde principalement sur lâabsence de toute indication dâune telle lecture dans le Journal et les Lettres de Herzen [âŠ]. Il en rĂ©sulte, ainsi que le remarque M. Shpet, que la pensĂ©e scientifique, pour Herzen autant que pour Hegel, trouve son accomplissement et sa rĂ©alisation non dans les sciences particuliĂšres et spĂ©ciales, ainsi quâon a tentĂ© de le croire de nos jours, mais dans la philosophie spĂ©culative17.
Dans son essai sur Herzen, le dernier en date parmi ceux qui portent sur des thĂšmes russes, KoyrĂ© concentrait particuliĂšrement son attention sur les dĂ©veloppements de lâĂ©cole hĂ©gĂ©lienne en Russie18 et les confrontait avec les commentaires que pouvaient en faire des Russes dĂ©jĂ exilĂ©s19:
Herzen est donc hĂ©gĂ©lien de gauche [câest] sur la base de la philosophie hĂ©gĂ©lienne, en bataillant pour elle contre les slavophiles, que Herzen va construire, avec lâaide des socialistes français, sa conception de la vĂ©ritable vie humaine20.
En rassemblant ses Ătudes (v. cit., p. 112 n. 2, 204, 208), KoyrĂ© fait quelques mises Ă jour, lorsque pour Herzen il renvoie aux miscellanĂ©es Hegel bei den Slaven, parues Ă Regensburg en 1934, et reprend des citations trĂšs convaincantes, dĂ©jĂ signalĂ©es par Boris Jakowenko (un philosophe de lâhistoire et sociologue russe exilĂ© Ă Prague). Le thĂšme doit son grand retentissement au fait dâĂȘtre perçu Ă lâintĂ©rieur du dĂ©bat sur Spengler et son DĂ©clin de lâOccident.
171-223190, 192 n. 2, 204, 208, 222n.15 koyrĂ©, Etudes, p. 190 et n. 4: Shpet aurait exagĂ©rĂ© lâinfluence de Cieszkowsky sur Herzen dans son Ă©crit «remar-quable et fort peu connu» Filosofskoe mirovozzenie Herzena, Petrograd 1921, (cf. U. Schmid, The objective sense of History: Sheptâs synthesis of Hegel, Cieszkowski, Herzen and Husserl, dans G. Tihanov (Ă©d.), Gustav Sheptâs Contribution to Philosophy and Cultural Theory, W. Lafayette, Purdue U.P. 2009, p. 161, qui commente le passage de KoyrĂ©: «this is likely to be true and may indicate that Shpet does speak here also pro domo sua⊠Shpetâs own Hegelian conception need a practical extension which is readily provided by the âphilosophy of the deedâ».16 labry, Alexander Ivanovitch Herzen, Les Presses Modernes-Bossard, Paris 1929.17 koyrĂ©, Etudes, p. 204, 213, il cite les commentaires rĂ©ducteurs faits par Bakounine lorsque Herzen, qui vient dâarriver Ă Paris, le cherche pour lui raconter ce quâil a entendu pendant les cours de Granovsky et Cevyrev et lui rapporte les polĂ©miques en cours entre slavophiles et occidentalistes: lâautre critique «cette polĂ©mique stĂ©rile, cette tempĂȘte dans un verre dâeau» parce que durant son exil il a dĂ©sormais expĂ©rimentĂ© ce quâĂ©tait la politique rĂ©elle.18 Ibid., p. 197.19 JakoWenko, Geschichte des Hegelianismus in Russland, Bd. I, [Dr. Barti], Prague 1938: vue cette date KoyrĂ© nâavait pu lire quâaprĂšs avoir publiĂ© ses pages sur Herzen pour les mettre au jour.20 koyrĂ©, Ătudes cit., p. 112 n. 2, 204, 208.
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LâIDĂALISME ET LE PROFESSEURS EN RUSSIE
JâespĂšre que la curiositĂ© de quelque slavisant sera stimulĂ©e et quâil aura envie de contrĂŽler les textes parallĂšles: KoyrĂ© fait diverses autres dĂ©clarations dans les notes21, restant sur un plan acadĂ©mique et formel. Mais sous ce style il cachait probablement les informations que dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque il povait possĂ©der sur la parabole descendante qui pour Shpet â destituĂ© de la GAKhN (Gosudarstvennaia akademia khdozhestvennykh) et relĂ©guĂ© un peu plus tard en SibĂ©rie â avait dĂšs lors commencĂ© et qui se conclura par son exĂ©cution par les armes en 1937. On connaĂźt aujourdâhui la biographie tragique de Gustav Shpet, qui a fait de son Ćuvre un bestseller posthume. Shpet avait fait ses Ă©tudes tout dâabord Ă Kiev, oĂč il sâĂ©tait exprimĂ© avec reserves pour le nĂ©okantisme, soutenu par son professeur Chepalnov; lorsquâen 1907 il lâavait suivi Ă Moscou, le jeune homme sâĂ©tait rapprochĂ© des thĂšses de SergueĂŻ TroubetskoĂŻ: en 1912 on sait quâil adhĂ©rait Ă lâĂcole moscovite de mĂ©taphysique, partageant son platonisme, mais sans tonalitĂ©s mystiques. Il avait Ă©tĂ© chargĂ© de cours, puis avait obtenu en 1918 la chaire de philosophie Ă Moscou, mais en avait Ă©tĂ© rapidement exemptĂ© car le rĂŽle de professeur avait Ă©tĂš aboli; on lui avait concĂ©dĂ© toutefois, de 1923-24 jusquâen 1929, la vice-prĂ©sidence dâune nouvelle et trĂšs importante acadĂ©mie ou laboratoire multidisciplinaire (la GAKhN justement). Son nom Ă©tait inclus dans la liste des intellectuels exilĂ©s en 1922 (le premier dâentre eux Ă©tant Berdiaev), mais au lieu de monter Ă bord du cĂ©lĂšbre âbateau de LĂ©nineâ Shpet avait obtenu de sa vieille connaissance Lounatcharski dâĂȘtre rayĂ© de la liste des proscrits22.
On reconnaĂźt aujourdâhui une grande importance Ă ses Ă©crits de linguistique et dâesthĂ©tique. Pour toute lâaire culturelle Russie et Ukraine (cette derniĂšre comprenait Kiev et aussi la zone â Odessa et Rostov-sur-le-Don â oĂč KoyrĂ© avait commencĂ© sa formation). Shpet a Ă©tĂ© dĂ©fini comme «le propagandiste de Husserl en Russie» son adhĂ©sion Ă la phĂ©nomĂ©nologie avait Ă©tĂ© trĂšs prĂ©coce: peut-ĂȘtre son activitĂ© promotionnelle â quâelle ait Ă©tĂ© exercĂ©e Ă Kiev, Ă Moscou ou sur une plus vaste Ă©chelle dans toutes les universitĂ©s de lâempire tsariste â explique comment KoyrĂ©, un lycĂ©en de quinze ans arrĂȘtĂ© Ă Taganrog en 1907, pouvait emporter en prison un exemplaire des Logische Untersuchungen de Husserl.
Shpet est considĂ©rĂ© en Occident comme «un phenomenologiste husserlien prĂ©coce, et dans lâUnion SoviĂ©tique un historien bourgeois de la philosophie russe». Mais, malheureusement, pour autant que je sache23 ces Ă©crits ont Ă©tĂ© moins analysĂ©s. Il a Ă©tĂ© observĂ© avec justesse que Shpet dans ses Ă©crits historiques et spĂ©cialement dans son essai monographique sur Herzen «relates to the intellectual life of his own day and reflects his own interest in the more recent history of Russian thought, in the fate of philosophy in a Marxist state and in future of philosophical culture in Russiaâ24.
21 sCanlan, Sheptâs Studies in the history of Russian Thought, dans G. Tihanov, Gustav Sheptâs Contribution cit., p. 92.22 tihanov (Ă©d.), Gustav Shpetâs Contribution cit., p. 21: «As intellectual histories these texts are not stories (im-plotment of past events according to genre-bound formulas) but chronologically organized discussion of ideas lifted from the past because of their supposed bearing on present thought». V. ibid. en particulier les essais de P. Steiner et J. P. Scanlan.23 haardt, Husserl in Russland: PhĂ€nomenologie der Sprache und Kunst bei Gustav Shpet und Alexej Losev, Fink, Munich 1993. Comme le souligne Nemeth il ne sâagit pas dâun âexhaustive treatment of Husserlâs influence in Russia», mais uniquement du dĂ©veloppement dâun seul secteur (sa «philosophy of language and art»).24 neMeth, Husserl, Shpet cit., p. 100 n. 2: «the appearance of Ideas, with its introduction of a peculiar terminology and a dramatic new philosophical turn, however, did not go unnoticed in Russia, even though Gustav Shpet may have been the only one within Russia to take up the gauntlet» (relever le gant); p. 102: «it is not clear as Haardt claims [p. 68] that Shpet followed Husserlâs turn to transcendental idealism even in 1914».
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Dans les Ă©tudes sur Shpet auxquelles jâai eu accĂšs on distingue deux positions critiques: Alexander Haardt25 a considĂ©rĂ© Shpet proche de la phase transcendantale de Husserl dans Ideen, mais Thomas Nemeth a consacrĂ© un review-article Ă la monographie de Haardt26 pour la critiquer prĂ©cisĂ©ment sur ce point. Haardt et Nemeth sâaccordent cependant Ă considĂ©rer que Shpet voit dans la phĂ©nomĂ©nologie «une ontologie de la vie de la conscience»: dâaprĂšs Nemeth27 il considĂšre «la rĂ©duction phĂ©nomĂ©nologique comme un moyen dâĂ©clairer cette ontologie». Tandis que Haardt Ă©crit que Shpet «interprets Husserlâs phenomenology first of all exclusively from the perspective of Ideas»28, Nemeth repousse cette thĂšse: «Shpet a bien aprofondi les Logische Untersuchungen de Husserl, comme il ressort dâune lettre Ă Husserl dans laquelle il lui dit quâil a rĂ©Ă©laborĂ© quelques pages de lui pour les mettre dâaccord avec la deuxiĂšme Ă©dition de ce livre». La sympathie de KoyrĂ© pour Shpet semblerait confirmer cette thĂšse de Nemeth; mais Ă vrai dire le vĂ©ritable KoyrĂ©, certainement plus proche de cet ouvrage de Husserl que des Ideen, ne parle jamais de Shpet (ni de soi-mĂȘmeâŠ) du point de vue phĂ©nomĂ©nologique ou husserlien29. En revanche, il apprĂ©cie Shpet comme historien et le respecte beaucoup.
Sans vouloir me prononcer sur la connaissance que KoyrĂ© pouvait avoir de Shpet comme husserlien, je voudrais signaler Ă©galement dâautres donnĂ©es factuelles et dâautres hypothĂšses. Avant la Grande Guerre Shpet aurait probablement pu rencontrer personnellement KoyrĂ© en deux occasions: celui-ci, dĂ©sormais Ă©tudiant Ă Paris, revint Ă Göttingen pour la prĂ©sentation (polĂ©mique) des Ideen de Husserl organisĂ©e au cours du Sommersemester 1913 par Adolf Reinach, Ă laquelle Ă©tait prĂ©sent Ă©galement Shpet, jeune acadĂ©micien titulaire dâune bourse russe de longue durĂ©e pour un sĂ©jour en Allemagne (Wintersemester 1912-13 et Sommersemester 1913). Cette bourse permit Ă Shpet dâeffectuer dâautres Ă©tapes plus brĂšves, parmi lesquelles un sĂ©jour Ă Paris, oĂč il aurait pu revoir lâĂ©tudiant KoyrĂ©. Ce sont lĂ des hypothĂšses allĂ©chantes, mais il nâexiste aucun document qui confirme ces rencontres.
Au cours des annĂ©es vingt KoyrĂ© avait sĂ©journĂ© Ă Prague, il y avait donnĂ© une confĂ©rence et avait obtenu une ou plusieures bourses pour des recherches sur Huss et sur Comenius. Câest lĂ quâavant 1927 KoyrĂ© avait connu Roman Jakobson. Leur correspondance est vaste et amicale, mais couvre exclusivement la pĂ©riode postĂ©rieure Ă la Seconde Guerre Mondiale, pendant laquelle tous deux sâĂ©taient rĂ©fugiĂ©s Ă New York. Il est notoire que câest lĂ justement que KoyrĂ© a fait se rencontrer Jakobson et Claude LĂ©vi-Strauss en 1941, les engageant comme professeurs Ă lâĂcole Libre des Hautes Ătudes oĂč ils dirigĂšrent des sĂ©minaires Ă deux qui sont restĂ©s cĂ©lĂšbres30. Mais la premiĂšre phase de la rencontre entre les deux Russes est moins documentĂ©e: on ne peut en parler quâen se livrant Ă des conjectures. Lâune de celles-ci, dâaprĂšs moi, est que Jakobson, plus proche de Moscou et plus Ă la page, a signalĂ© Ă KoyrĂ© dans les annĂ©es vingt les Ă©crits historiques de Shpet et la position dĂ©licate, mais importante, quâil occupait Ă Moscou.
Jakobson, arrivĂ© Ă Prague en 1920 comme interprĂšte auprĂšs de la Croix Rouge russe, avait Ă©tĂ© soupçonnĂ© dâĂȘtre un espion de lâURSS; professeur Ă lâuniversitĂ© de Brno, il avait contribuĂ©
25 Ibid., p. 102.26 haardt, Husserl in Russland cit., p. 105 n., Nemeth, Husserl cit., p. 102; v. Ă©galement E. Holenstein, Jakobson und Husserl, «Tijdschrift voor Filosofie», XXXV, 1973, p. 561-562, 564, 566-567.27 neMeth, Husserl cit., p. 101.28 koyrĂ©, La jeunesse dâIvan Kireevsky, «Le monde slave», n.s., V, t. 1, 1928, p. 213-238.29 dennes, LâĂ©cole russe de phĂ©nomĂ©nologie et le Cercle linguistique de Prague, dans M. Burda (Ă©d.), Prague entre lâEst et lâOuest. LâĂ©migration russe en TchĂ©coslovaquie 1920-1938, LâHarmattan, Paris 2001, p. 55, que dĂ©bat V. Erlich, R. Jakobson, dans Histoire de la littĂ©rature russe, Fayard, Paris 1992, p. 669; Gustav Shpet et son hĂ©ritage aux sources russes du structuralisme et de la sĂ©miotique, Ă©d. par M. Dennes, «Slavica Occitanica», n. 26, 2008.30 lĂ©vi-strauss, Le regard Ă©loignĂ©, Pen, Paris 1983, p. IX.
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LâIDĂALISME ET LE PROFESSEURS EN RUSSIE
au Cercle Linguistique de Prague prĂ©sidĂ© par WilĂ©m Mathesius, qui proposait Ă nouveau le club (philosophico-linguistique) dont Jacobson, jeune Ă©tudiant gĂ©nial avait fait partie Ă Moscou en 1914. Jakobson et Shpet y avaient collaborĂ©: «entre 1919 et 1921 Roman Jakobson avait approfondi sa connaissance des Ćuvres de Gustav Shpet: lâinfluence du philosophe russe pouvait bien ĂȘtre une des raisons principales de son Ă©volution». On sait quâen 1929 ils correspondaient31. Jakobson Ă©tait liĂ© au prince NikolaĂŻ S. TroubetskoĂŻ, fondateur avec lui de la linguistique phonologique, mais Ă©galement, au cours des annĂ©es vingt, leader du mouvement des âEurasiatiquesâ. Tandis quâune partie des rĂ©fugiĂ©s russes se dĂ©finissaient comme âScythesâ et avaient Ă©tĂ© Cadets ou SR32, cette «utopie conservatrice» eurasiatique, dans laquelle Vittorio Strada a pu voir la premiĂšre «critique de lâeurocentrisme»33, est considĂ©rĂ©e en rĂ©alitĂ© comme typique des Russes blancs Ă©migrĂ©s aprĂšs la Grande Guerre, lorsque les thĂšses des âslavophilesâ du XIXe siĂšcle redevenaient dâactualitĂ© ou reprĂ©sentaient tout au moins pour de nombreux Ă©migrĂ©s une mĂ©taphore puissante.
Dans son premier livre, qui est un vĂ©ritable manifeste, NikolaĂŻ TroubetskoĂŻ avait recommandĂ© dâĂ©viter lâĂ©gocentrisme34. Dans le sommaire manuscrit il sâexprimait avec davantage de clartĂ©:
Comprendre que ni «moi», ni personne dâautre nâest le nombril du monde, que tous les peuples et toutes les cultures sont de valeur Ă©gale, quâil nâexiste ni supĂ©rieur ni infĂ©rieur [âŠ] je voulais seulement montrer quâaucune culture ne peut se passer dâemprunts extĂ©rieurs, mais que lâemprunt nâimplique pas nĂ©cessairement lâexcentrisme [âŠ] Tout ce qui permet Ă un individu ou Ă un peuple dâĂȘtre lui-mĂȘme est bon, tout ce qui lâen empĂȘche est mauvais. Notre nationalisme russe dâavant la rĂ©volution appartient Ă la fois Ă lâun et Ă lâautre type. Le vrai nationalisme est encore Ă crĂ©er. Câest en ceci que rĂ©side la solution. Cette solution passe dâabord par la rĂ©volution des consciences dĂ©jĂ mentionnĂ©e, puis par un travail crĂ©ateur sur la connaissance de soi et sur la culture propre Ă la nation. Certes, dans la pratique, cette voie passe par la lutte physique, le soulĂšvement des âpeuples opprimĂ©sâ, etc. Mais sans la rĂ©volution dans les consciences et sans Ă©gocentrisme conscient et noble, bref, sans vrai nationalisme, tout cela ne mĂšnera Ă rien35.
31 Cette lettre de fin novembre 1929 accompagne une publication phonologique, mais fait allusion Ă la destitution et Ă la relĂ©gation de Shpet; elle est traduite in-extenso dans G. Ottaviano, Gustav Shpet fra fenomenologia ed er-meneutica. Il contributo di G. Shpet al rinnovamento della filosofia in Russia, thĂšse de doctorat en philosophie, UniversitĂ Roma Tre, annĂ©es 2008-2009 (on line). Ă la p. 166 Ottaviano traite briĂšvement de lâEssai sur le dĂ©ve-loppement de la philosophie russe par Shpet (1922)., le considĂ©rant comme «le premier travail systĂ©matique paru en URSS [fournissant] un tableau argumentĂ© des penseurs russes Ă partir du XVIIIe siĂšcle».32 WilliaMs, Culture in exile. Russian Ă©migrĂ©s en Germany 1881-1941, Cornell U. P., Londres 1972.33 N.troubetskoĂŻ, LâEuropa e lâumanitĂ . La prima critica dellâeurocentrismo, prĂ©face de R. Jakobson, Einaudi, Turin 1982; id., LâEurope et lâhumanitĂ©, prĂ©cĂ©dĂ© de TroubetskoĂŻ, linguiste ou historiographe des totalitĂ©s orga-niques par P. SĂ©riot, Mardaga, Paris 1996; id., Russland Europa Eurasien, Ă©d. par Fiodor Poliakov, Oesterrei-chische Akademie der Wissenschaften, Vienne 2005.34 troubetskoĂŻ, LâEurope cit.: «Lâopposition des slavophiles et des âoccidentalistesâ est, sur le sol russe, lâopposi-tion de la philosophie Ă base religieuse au matĂ©rialisme et rationalisme irrĂ©ligieux. Base commune: la foi dans le rĂŽle et la mission de la Russie. DiffĂ©rence de fait: a) diffĂ©rence de classes; b) de conception politique; c) dâinstruc-tion. Les slavophiles Ă©tant bien plus au courant de la civilisation europĂ©enne, Ă©tant beaucoup plus âoccidentalisĂ©sâ que les occidentalistes. Le bon droit de la critique des slavophiles vis-Ă -vis de lâengouement de lâintelligentsia russe pour tout dernier cri de la science moderne. MalgrĂ© toutes leurs erreurs historiques les slavophiles sont les premiers reprĂ©sentants de la pensĂ©e philosophique en Russie. La synthĂšse quâils cherchaient, ils lâont rĂ©alisĂ©e en eux-mĂȘmes en envisageant le problĂšme: la Russie et lâEurope du point de vue religieux; ils ont Ă©tĂ© fidĂšles Ă la tradition de lâhistoire russe et en ont fait une doctrine consciente. LâidĂ©e de lâoriginalitĂ© de la Russie est devenue opinio communis. La pensĂ©e russe a suivi la trace indiquĂ©e par les slavophiles et TchaadaĂŻev».35 troubetskoĂŻ, lettre citĂ©e par le destinataire Jakobson dans sa prĂ©face Ă LâEurope et lâhumanitĂ© cit., p. X-XI. TroubetskoĂŻ avait Ă©crit dans le texte de son manifeste: «les cultures des diffĂ©rents peuples se diffĂ©rencient entre elles comme des phases diffĂ©rentes de la mĂȘme Ă©volution»; v. Ă©galement p. 21.
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Ă la lumiĂšre de ces thĂšses publiĂ©es en 1922 par TroubetskoĂŻ lâon a envie de se demander quelle est la raison pour laquelle KoyrĂ© paraĂźt prĂ©fĂ©rer les slavophiles36 aux occidentalistes, et sur quelle base idĂ©ologique il utilise par consĂ©quent des dĂ©finitions et des mĂ©taphores historiques dans un sens plus ou moins analogue Ă celles de TroubetskoĂŻ. Il faut ajouter aussi quâaprĂšs 1933, aussi bien TroubetskoĂŻ Ă Vienne que Berdiaev Ă Paris sâexprimeront avec courage contre les persĂ©cutions antisĂ©mites des nazis et en pĂątiront lourdement les consĂ©quences.
Je ne me propose pas de suivre les exilĂ©s russes de cette pĂ©riode. Je ne prĂ©tends pas Ă©puiser ici le sujet des rapports que KoyrĂ© a pu entretenir avec dâautres intellectuels russes expatriĂ©s aprĂšs la Grande Guerre, Ă©tant donnĂ© quâil y en aurait trop Ă considĂ©rer, ne serait-ce que dans la rĂ©gion parisienne, Ă commencer par SergueĂŻ Boulgakov, LĂ©on Chestov et surtout Nikolaj Berdiaev, qui a jouĂ© un grand rĂŽle dans la vie intellectuelle, ainsi que dans la propagande religieuse et politique.
Je renonce de me poser la question sâil y a eu des rĂ©lations personnelles et intellectuelles parmi KoyrĂ© et LĂ©on Chestov, Ă©migrĂ© lui aussi Ă Paris: tout le monde connait dâailleurs celles que Chestov a eu avec Husserl au congrĂšs dâAmsterdam (1928) et sa polĂ©mique avec Jean Hering, qui fut le grand ami de KoyrĂ© et qui pourrait passer pour son alter-ego âhusserlienâ: mais il est Ă noter quâune piĂšce du dĂ©bat de Hering contre Chestov a Ă©tĂ© publiĂ©e dans la revue allemande «Philosophischer Anzeiger», dont KoyrĂ© Ă©tait avec Helmuth Plessner lâun des fondateurs et sur laquelle il avait instamment invitĂ© son condisciple Ă Ă©crire37. Il faut souligner dâailleurs un dĂ©tail que nâa pas Ă©tĂ© remarquĂ© dans les Ă©tudes rĂ©centes: dans un contexte plus mystique le problĂšme au centre du dĂ©bat nous rappelle les rĂ©actions et les critiques que les Ă©lĂšves et les jeunes collĂšgues, tous contraires au positivisme et au neokantisme avaient manifestĂ©, lorsque aprĂšs ses Logische Untersuchungen et sa Philosophie als strenge Wissenschaft Husserl publia Ideen: ce livre fut lâobjet Ă Göttingen dâun prĂ©sentation critique tout Ă fait negative organisĂ©e par Adolf Reinach, partagĂ©e par KoyrĂ©, par Hering et par Edith Stein bien dâautres38.
I.3.3 autour de nikolaJ berdiaev
Mais je ne puis pas passer sous silence le cas de Nikolaj Aleksandrovitch Berdiaev. Dans le patrimoine idĂ©al et dans les dĂ©bats qui avaient eu lieu en Russie dĂ©jĂ plusieurs dĂ©cennies avant la chute de lâempire tsariste, un thĂšme fortement prĂ©sent Ă©tait la comparaison entre ce rĂ©gime et lâEurope, ou bien le lien entre la culture et lâorganisation de lâĂtat dans lâEurope occidentale dâun cĂŽtĂ©, et le systĂšme (territoire, tradition, histoire) de lâempire russe, de lâautre: avant KoyrĂ©, nombreux Ă©taient ceux qui avaient affrontĂ© cette problĂ©matique, et parmi eux ce quâavait Ă©crit Nikolaj Aleksandrovitch Berdiaev (1874-1948) Ă©tait de toute premiĂšre importance.
Pierre Aubert a résumé la question dans sa biographie de ce dernier:
36 koyrĂ©, Ătudes cit., p. 190: «ainsi que lâa dĂ©jĂ notĂ© M. G. Shpet dans son travail remarquable et trop peu connu, faire valoir que Cieszkovsky sur ce point est avec les hĂ©gĂ©liens de gauche (que Herzen selon toute probabilitĂ© connaissait dĂ©jĂ )»; p. 208 n. «Shpet a trĂšs justement rapprochĂ© de ces textes de Herzen les assertions dâArnold Ruge».37 Hering, Sub specie aeternitatis. Eine Erwiderung auf L. Schestovs Artikel âMemento Moriâ, entalthend eine Kri- tik an der Husserlschen Philosophie, âPhilosophischer Anzeigerâ, 2, 1927-1928, pp. 53-72; Ibid. 2, 1927-1928, pp. 14-52, KoyrĂ© avait publiĂ© sa Kritik der Wissenschaften in der modernen franzoesischen Philosophie. Pour les Ă©tudes quâil suffise renvoyer en premier lieu N. Baranoff, Vie de LĂ©on Chestov, 1991-1993, et aux plus recentes (Frickey, Monseu, Feldes), entre autres Ă Christian Y. Dupont, Jean Hering and the Introduction of Husserlâs Phe- nomenology in France, âStudia phenomenologicaâ, XV, 2015, pp. 129-153.38 Cfr. infra § II, 1, tout spĂ©cialement Ă propos de Reinach, Schuhmann, Stein.
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LâidĂ©e rĂ©volutionnaire sâexprime alors dans deux organisations, qui formeront deux partis politiques clandestins (les partis politiques lĂ©gaux ne seront reconnus quâĂ partir de 1905): le premier est le parti social rĂ©volutionnaire, qui succĂšde au mouvement «vers le peuple» et sâinspire de la pensĂ©e des slavophiles selon lesquels le monde slave doit suivre son propre destin basĂ© sur le dĂ©veloppement social et politique du peuple. Pour ce parti, ce qui vient dâEurope, y compris le marxisme, est Ă rĂ©prouver. Le second est le parti opposĂ© (les sociaux dĂ©mocrates): ils pensent quâune influence venant dâEurope est nĂ©cessaire pour faire sortir la Russie de sa stagnation. La doctrine de ce groupe repose sur le marxisme «scientifique». LĂ©nine et la rĂ©volution dâOctobre sont issus de ce groupe39.
En 1924, environ quatre ans aprĂšs KoyrĂ©, Berdiaev Ă©tait arrivĂ© Ă Paris Ă lâĂąge de cinquante ans, mais il est probable que le premier connaissait son nom, ainsi que ses thĂšses et ses Ă©crits publiĂ©s tout dâabord en Russie et ensuite en 1922-1923 Ă Berlin, premiĂšre Ă©tape de lâexil dĂ©crĂ©tĂ© Ă son encontre et Ă celle dâautres nombreux intellectuels sur le «bateau de LĂ©nine»40.
Du point de vue sociologique les deux correspondaient Ă des types ou des figures paradigmatiques de la Russie prĂ©rĂ©volutionnaire: KoyrĂ© Ă©tait nĂ© et sâĂ©tait formĂ© au sein de la bourgeoisie commerciale juive, et mĂȘme dans une famille privilĂ©giĂ©e qui monopolisait presque le commerce des produits coloniaux et investissait dans les nouveaux puits de pĂ©trole de Bakou: ses membres nâĂ©taient pas obligĂ©s de respecter la «zone de rĂ©sidence», mais mĂȘme en temps de paix, par prudence, ils Ă©taient douĂ©s de plusieurs noms et plusieurs passeports; nĂ© dans la plus haute aristocratie militaire, Berdiaev sâĂ©loignait de Kiev pour ses Ă©tudes ou parce quâil Ă©tait invitĂ© dans les palais dâautres nobles dans diffĂ©rentes villes de lâempire (sauf une pĂ©riode bohĂšme au sein de lâintelligentsia de Saint-PĂ©tersbourg); il voyageait Ă©galement hors des frontiĂšres. Plus ĂągĂ© que KoyrĂ© dâune gĂ©nĂ©ration entiĂšre, Berdiaev dĂ©crit sa propre formation dans son autobiographie.
Lors de leur exil en France ils menaient aussi des vies diffĂ©rentes: KoyrĂ©, Ă©tudiant, mais aussi lorsquâil sera mariĂ© et professeur, vivra toujours dans de minuscules appartements au centre de la Rive gauche, sur la Montagne Sainte-GeneviĂšve. Berdiaev avait choisi de vivre en banlieue pour avoir une rĂ©sidence plus grande, avec une chapelle et un terrain agricole: lâon pourrait penser quâĂ Clamart il voyait une rĂ©incarnation â Ă lâĂ©chelle bien rĂ©duite â des rĂ©sidences cossues de son passĂ©. Heureusement des donateurs privĂ©s, des mĂ©cĂšnes amĂ©ricains, et â dĂšs le dĂ©but â de la YMCA elle-mĂȘme, le lui permettaient41. Berdiaev Ă©tait en train dâĂ©laborer une idĂ©e diffĂ©rente de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre et de la richesse. Il admettait et percevait fortement le sens de la propriĂ©tĂ© uniquement pour les livres, pour les instruments quâil gardait sur son bureau et Ă©galement pour ses vĂȘtementsâŠ
Mon attitude Ă lâĂ©gard de la propriĂ©tĂ© privĂ©e fut singuliĂšre: non seulement je ne la considĂ©rais pas comme sacrĂ©e, mais je ne pus jamais mâaffranchir du sentiment quâelle fĂ»t un pĂ©chĂ©42.
39 Pierre Aubert, Nicolas Berdiaeff, Ăditions du Cerf, Paris 2011, p. 34.40 Leslie Chamberlain, Leninâs private war. The voyage of the Philosophy Steamer and the Exile of the Intelligentia, New York, Picador Saint Martinâs Press, 2007, p. 305 ss. donne une listes des dizaines dâintellectuels affectĂ©s par cette arrestation organisĂ©e par la GPEU fin AoĂ»t 1922.41 N.A. Berdiaev, Essai dâautobiographie spirituelle, Buchet-Chastel, Paris s.d. (1992), p. 23: âQuant Ă lâargent nĂ©cessaire Ă la vie il me paraissait un don de Dieu, afin que je puisse mâabandonner entiĂšrement Ă mon Ćuvreâ. Il reconnaissait quâil manquait de sens pratique, mais quâil Ă©tait parcimonieux et aprĂšs sa riche jeunesse il vĂ©cut toujours en faisant des Ă©conomies «dans la gĂȘne pĂ©cuniaire».42 Ibid., p. 23-24: «mon pĂšre subissait une crise idĂ©ologique, se pĂ©nĂ©trait de plus en plus de vues libĂ©rales, rompait avec les traditions et entrait souvent en conflit avec la sociĂ©té».
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Comme il Ă©tait arrivĂ© Ă KoyrĂ©, Berdiaev avait Ă©tĂ© prĂ©coce en ce qui concernait les intĂ©rĂȘts et les Ă©tudes de philosophie: Ă quatorze ans il avait lu Kant, Hegel et Stuart Mill43, trouvant leurs ouvrages dans la bibliothĂšque de son pĂšre. Celui-ci, qui sâĂ©tait pourtant formĂ© dans la culture des LumiĂšres, avait voulu se mettre au goĂ»t du jour, se rapprochant des idĂ©alistes et des positivistes ainsi que des tendances âlibĂ©ralesâ, ce qui nâavait pas manquĂ© de soulever des conflits familiaux (surtout Ă cause de la militance et des troubles mentaux du fils majeur): «Nous vivions dans lâatmosphĂšre des romans de DostoĂŻevski»; Nikolaj Berdiaev ajoutait quâil avait ressenti lâinfluence de la figure et de lâexemple de TolstoĂŻ, lâhĂ©ros des Narodniki. En effet le jeune Nikolaj Berdiaev sâĂ©cartait de la mentalitĂ© et du voltairianisme que son pĂšre partageait avec bien des aristocrates russes.
La formation de Berdiaev aurait dĂ» se conclure Ă lâĂ©chelon le plus Ă©levĂ© des Ă©coles militaires, qui prĂ©paraient les officiers de la garde de lâempereur; mais il avait demandĂ© Ă sa famille la permission de passer son baccalaurĂ©at et de frĂ©quenter la facultĂ© de droit Ă lâuniversitĂ© de Kiev. Nikolaj Aleksandrovitch Berdiaev sâĂ©tait formĂ© dans le groupe marxiste de Kiev (considĂ©rĂ© comme le plus important en Russie au tournant du siĂšcle) et y avait importĂ© clandestinement des opuscules marxistes interdits, aprĂšs avoir rencontrĂ© Plekhanov Ă Zurich et participĂ© en 1897 Ă une rĂ©union des syndicats ouvriers; il avait pris part Ă des rĂ©unions SR Ă Kiev, avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© avec 150 autres SR, emprisonnĂ© pendant cinq semaines, puis condamnĂ© Ă trois annĂ©es dâexil (1900-1902) au nord de Moscou. Dans la mĂȘme petite ville (Vologda) fut exilĂ© alors son condisciple au lycĂ©e de Kiev, Anatoli Lounatcharski.
Berdiaev Ă©tudia aussi la philosophie et la sociologie, entrant en contact avec un groupe philosophique locale, bien informĂ©e de lâactualitĂ©, lâĂ©cole du professeur Chelpanov, la mĂȘme oĂč sâĂ©tait formĂ© Shpet; Berdiaev connut ensuite dâautres expĂ©riences dâĂ©tudes acadĂ©miques de philosophie et passa un semestre Ă Heidelberg chez Windelband. En 1901 il avait Ă©crit et publiĂ© un livre, Subjectivisme et individualisme dans la philosophie sociale, qui traitait de Kant et de Fichte, mais surtout de MikhaĂŻlovski, un penseur rĂ©cent auquel Berdiaev accordera beaucoup dâimportance dans ses Ă©crits dâexilĂ©. Il avait mĂȘme publiĂ© un article sur F. A. Lange dans la «Neue Zeit» de Karl Kautsky.44
Ă cĂŽtĂ© de ces expĂ©riences intellectuelles et politiques il avait aussi cultivĂ©, Ă partir dâun certain moment, des mĂ©ditations religieuses, mystiques et rituelles dans la mouvance orthodoxe: mais son attitude indĂ©pendante le conduira rapidement Ă ĂȘtre rappelĂ© Ă lâordre par des autoritĂ©s de cette Ă©glise. Chez les historiens la date exacte (elle prĂ©cĂšde en tout cas la Grande Guerre) de son Ă©volution vers la religion et le rituel grĂ©co-orthodoxe nâest pas vĂ©rifiĂ©e: ils se demandant si elle a Ă©tĂ© soudaine ou graduelle.
Sâil Ă©tait dĂ©jĂ , pendant lâĂąge dâargent de la Russie, un Ă©crivain connu et sâil avait jouĂ© un rĂŽle important, surtout grĂące Ă son article dans le cĂ©lĂšbre volume collectif Vechi en 1909, il nâavait pas disparu de la scĂšne politico-culturelle aprĂšs la rĂ©volution dâOctobre. Il avait Ă©tĂ© nommĂ© par Lounatcharski prĂ©sident du GAKhN, lâacadĂ©mie ou laboratoire dont Shpet Ă©tait le directeur. Cette collaboration se termina rapidement et les bolcheviks «de droite» (câest ainsi que Berdiaev appelle certains «autoritaires», qui par la suite deviendront stalinistes) mirent fin en 1929 Ă la politique culturelle de Lounatcharski. Berdiaev regrettait que
43 Ibid., p. 55: «Jâai lu Schopenhauer, Kant et Hegel Ă lâĂąge de 14 ans. Câest dans la bibliothĂšque de mon pĂšre que je trouvai La critique de la raison pure ainsi que la Philosophie de lâesprit de Hegel (3e partie de lâEncyclopĂ©die)»; oĂč il dit Ă p. 28 quâil les a lus avant de se prĂ©senter Ă lâexamen de logique.44 T. KlĂ©pinine, Bibliographie des oeuvres de N.A. Berdiaev, introduction de P. Pascal, Paris, Institut dâĂ©tudes slaves, 1978, p.15.
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le berdiaevisme, câest ainsi quâils nommaient les tendances dĂ©testĂ©es, modernistes, hĂ©rĂ©tiques et libertaires [âŠ] en mĂȘme temps se formaient de nouveaux courants au sein de la jeunesse russe, dâorientation plus politique, diffĂ©rents de la vieille Ă©migration et dits postrĂ©volutionnaires. Tels Ă©taient avant tout les âeurasiensâ, les âaffirmateursâ, - plus tard les âmladorossesâ [=membres du parti âJeune Russieâ].
Berdiaev reconnaĂźt avoir eu
des rapports personnels avec les eurasiens, et ils sympathisaient avec moi, cherchaient mon appui contre les attaques de la vieille Ă©migration. Je sympathisais en partie avec les courants postrĂ©volutionnaires. Contrairement Ă la vieille Ă©migration, ces jeunes reconnaissaient la rĂ©volution, sâappliquant Ă soutenir non le passĂ© prĂ©rĂ©volutionnaire, mais lâĂ©poque postrĂ©volutionnaire. Ils se rĂ©signaient Ă la transformation sociale et voulaient construire la Russie nouvelle sur une nouvelle base sociale. Cette idĂ©e venait de moi et je crois avoir eu quelque influence sur eux. Il arrivait mĂȘme que les eurasiens reconnussent en moi leur maĂźtre, ce qui nâĂ©tait pas conforme Ă la vĂ©ritĂ©45.
Berdiaev nâĂ©tait pas modeste. Je ne sais pas si â au moment oĂč en 1941 il rĂ©digeait cette autobiographie â sa mĂ©moire le trahissait, ou sâil entendait vraiment se vanter dâavoir Ă©tĂ© lâun des promoteurs de la NEP (la Nouvelle politique Ă©conomique lancĂ©e par LĂ©nine Ă partir de 1921)... DâaprĂšs lui, il aurait Ă©tĂ© plus juste de le dĂ©finir non pas comme âeurasiatiqueâ (ou âeurasiatienâ), mais plutĂŽt comme le maĂźtre des âpersonnalistesâ. Cette auto-dĂ©finition peut correspondre bien Ă son activitĂ© dans les annĂ©es Trente, non Ă ses rapports avec les â eurasiatiquesâ soit en Allemagne, soit au dĂ©but de son sĂ©jour en France; en lisant ses mots on ne peut pas penser Ă son activitĂ© en Russie dans la pĂ©riode qui suivit Octobre, mais Ă son sĂ©jour de plus de vingt ans Ă Paris, oĂč il rassembla vite un nouveau public pour des causeries dans une Ă©glise orthodoxe de la rive gauche, oĂč lâon rassembla la bibliothĂšque Tourgueniev.
Plus tard dans sa rĂ©sidence de Clamart â une banlieue Ă©lĂ©gante situĂ©e entre Versailles et Paris â dans les annĂ©es Trente, avaient lieu des rĂ©unions, agrĂ©mentĂ©es de chants rituels, mais aussi de discussions qui se dĂ©clanchaient entre Ă©migrĂ©s russes et autres visiteurs dâun type diffĂ©rent (par ex. Pierre Pascal). Presque tous les dimanches Berdiaev voulait revivre le rituel et la religiositĂ© orthodoxe en discutant trĂšs vivement avec Boulgakov, son vieil ami depuis lâĂ©poque de Kiev, qui Ă Paris Ă©tait maintenant Ă la tĂȘte de lâAcadĂ©mie Saint-Serge pour la thĂ©ologie orthodoxe et avait grand succĂšs Ă Clamart. Aâ ces rĂ©unions nâaccourent pas seulement ses fidĂšles, car on y Ă©changeait aussi des mises Ă jour, des nouvelles et des commentaires sur lâactualitĂ© internationale. En tĂ©moigne Pierre Petit, qui y avait Ă©tĂ© souvent, mais qui cessa de les frĂ©quenter aprĂšs avoir entendu des jugements inacceptables au sujet du massacre de Babij Yar.
Il est juste que soient reconnus Ă Berdiaev le mĂ©rite et lâimportance de ces activitĂ©s, qui vont au-delĂ des problĂšmes culturels des russes ou des Russian abroad. Ă Paris il continua Ă Ă©crire en langue russe, mais bien vite il sut organiser la traduction de ses Ćuvres en français (et en dâautres langues). Il avait obtenu un soutien Ă©conomique rĂ©gulier et important de lâorganisation amĂ©ricaine YMCA, dont il Ă©tait editor-in-chief. Sa conception selon laquelle obtenir de moyens pour sa subsistance personnelle rentrait dans la catĂ©gorie du «don» (idĂ©e trĂšs proche Ă celle de la «grĂące»), nous laisse penser quâil ne devait pas se poser de problĂšmes pour lâargent de lâYMCA, ni se sentir gĂȘnĂ©.
Berdiav rencontrait des intellectuels français, amĂ©ricains ou europĂ©ens lorsquâil Ă©tait invitĂ© aux dĂ©cades de Pontigny ou ailleurs. Il Ă©tait entrĂ© en contact avec Gabriel Marcel, Maritain
45 Ibid. Berdiaev, Essai dâautobiographie, p. 323-24.: «ils Ă©taient diffĂ©renciĂ©s par le fait que selon lui les Eurasiens ne tenaient pas Ă la liberté». «Ils Ă©taient âorientalisĂ©sâ, hostiles Ă la culture occidentale... Ils ne comprenaient pas lâorthodoxie comme il le fallait et privilĂ©giaient lâĂtat (câĂ©taient âdes Ă©tatistesâ)».
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et Gilson46; ils participaient aux confĂ©rences interconfessionnelles organisĂ©es Ă Paris ou dans sa rĂ©sidence de Clamart; câest dans ce groupe (bientĂŽt â hĂ©las â entourĂ© du contexte historique du totalitarisme hitlĂ©rien) que fut relancĂ©e cette idĂ©e de âpersonneâ dans son acception la plus vaste (agrĂ©Ă©e par consĂ©quent par les chrĂ©tiens romains, orthodoxes et grecs, par les juifs et pbien dâautres...).
Berdiaev et KoyrĂ© se connaissaient certainement: il existe mĂȘme une photo avec Groethuysen et le âscytheâ Boris Mirsky, qui est le document de leur prĂ©sence Ă une âDĂ©cade de Pontignyâ.
Berdiaev se proclamait alors existentialiste, mais â comme Chestov et Boulgakov â il lâĂ©tait sur la ligne de Schopenhauer, Kierkegaard et DostoĂŻevski47, et non pas sur celle â mĂ©taphysique â qui venait de paraĂźtre, dont KoyrĂ©, dĂšs quâil eut lu Sein und Zeit par Heidegger en 1928, sâen Ă©tait au contraire dĂ©clarĂ© enthousiaste (quitte Ă sâen repentir avant mĂȘme 1933).Berdiaev se proclamait alors existentialiste, mais â comme Chestov et Boulgakov â il lâĂ©tait sur la ligne de Schopenhauer, Kierkegaard et DostoĂŻevski, et non pas sur celle, tout Ă fait rĂ©cente (mĂ©taphysique plus que littĂ©raire) de Heidegger dont KoyrĂ©, dĂšs quâil eut lu Sein und Zeit en 1928, sâĂ©tait au contraire dĂ©clarĂ© enthousiaste (quitte Ă sâen repentir avant mĂȘme 1933).
Dans leurs premiers ans de sĂ©jour Ă Paris il y a dâautres points de contact, et je rappelle pour finir les plus importants. Berdiaev et KoyrĂ© avaient tous deux Ă©tudiĂ© Boehme et son influence sur les mystiques. Il faut signaler quâen 1928, lorsque KoyrĂ© prĂ©senta sa thĂšse dâĂtat sur Boehme, câest justement autour de ce mystique que Berdiaev inaugura la sĂ©rie de ses rĂ©unions restreintes Ă Clamart48. Tous deux soulignaient sa terminologie Ă©tait bien originale, et souhaitaient quâen soit rĂ©digĂ© un âLexicon boehmianumâ (KoyrĂ© lâavait annoncĂ©, mais bientĂŽt abandonna le projet). Berdaiev «voyait chez certains mystiques hĂ©rĂ©tiques des idĂ©es» proches de Jacob Boehme (quâil reconnaĂźtra jusquâĂ sa mort comme lâun de ses maĂźtres)49. Mais leur approche est diffĂ©rente: KoyrĂ© sâintĂ©ressait Ă Boehme en partant au contraire de lâhypothĂšse diltheyenne, quâil aimait bien Ă lâĂ©poque et qui y voit les prodro^mes du courant idĂ©aliste...
KoyrĂ© et Berdiaev affrontent Ă©galement le thĂšme rĂ©vĂ©lateur de la âslavophilieâ. Nos lecteurs ont dĂ©jĂ lu quelques citations prises des livres de KoyrĂ©, mais lâont doit remarquer que ses Ă©tudes sont oubliĂ©es par les specialistes de Berdiaev, malgrĂ© que ce thĂšme soit lâun des Ă©lĂ©ments centraux du livre que celui-ci en 1938 publia sur Les sources et le sens du communisme russe.
Les points de vue extrĂȘmes des Slavophiles et des Occidentaux apparaissent comme Ă©galement faux et pĂ©rimĂ©s [âŠ] Les premiers nâont vu dans lâĆuvre de Pierre [le Grand] quâune transgression de bases fondamentales de la Russie, une contrainte qui pesa sur son dĂ©veloppement et en interrompit le cours. [âŠ] Les Slavophiles ont tort de nier que sa rĂ©forme fut inĂ©luctable50. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Pierre [le Grand], au sommet de lâĂtat, fut un rĂ©volutionnaire: et ce nâest pas sans fondement quâon lâassimile aux bolchevistes51.
46 Ibid., p. 331-332.47 Dans Vom Nichts, vom Sein, und von unserem Existenz: Versuch einen kleinen Geschichte des Existenzialismus, Brigg, Augsbourg-BĂąle 1974 (Stoffel 54.5), qui est la traduction allemande du dĂ©bat sur lâexistentialisme promu et dirigĂ© par Jean Wahl pour âDieu vivant» N° VI, en 1946 (Stoffel 46.10), aux discussions brĂšves et concentrĂ©es entre KoyrĂ©, Gandillac, Gurvitch, Levinas et Gabriel Marcel, est ajoutĂ© aussi Berdiaev, dĂ©jĂ inclus dans une rĂ©Ă©di-tion française (Stoffel 47.8). Celui-ci avait consacrĂ© avant la guerre diverses pages Ă ce thĂšme.48 O. ClĂ©ment, Berdiaev. Un philosophe russe en France, Paris, DesclĂ© de Brouwer, 1991.49 KlĂ©pinine, Bibliographie cit., p. 15.50 Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, Gallimard, Paris 1951, p. 1751 Ibid., p.19; v. Ă©galement p. 28 sur le peuple russe. Dans la Ph.D. thesis de Christian Gottlieb, Dilemmas of Reaction in Leninist Russia. The Christian Reponse to the Revolution in the works of N.A. Berdyaev 1917-1924,
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AUTOUR DE NIKOLAJ BERDIAEV
Mais pour conclure ces notes il faut rapeller quâĂ la fin des annĂ©es trente lâaristocrate et feudataire Nikolaj Aleksandrovitch Berdiaev ira partager et exprimer dâautres principes: il se prononcera contre la persĂ©cution nazi des Juifs, comme faira aussi NikolaĂŻ TroubetskoĂŻ, le prince plongĂ© dans la misĂšre de lâĂ©migration. Tous deux seront persĂ©cutĂ©s par la Gestapo. Ce dernier mourra des consĂ©quences de son interrogatoire; Berdiaev devra vivre cachĂ© jusquâen 1944. Aucun des deux nâĂ©tait dâorigine ou de formation juive, mais leurs idĂ©es les avaient rapprochĂ©s aux victimes de cette persĂ©cution et leur faisaient dĂ©jĂ prendre position avec les ennemis des nazis, entre autres avec le juif et agent secret KoyrĂ©. AussitĂŽt rentrĂ© des Ătats-Unis celui-ci pubbliera une sĂ©rie dâĂ©crits pour honorer les intellectuels tombĂ©s dans la RĂ©sistance et il ne manquera pas de rendre hommage Ă la mĂ©moire de Berdiaev et Ă ses Ă©tudes sur Boehme52 dans deux longues comptes-rendus du Mysterium magnum quâil avait traduit et revu pendant la guerre (Stoffel, 47.6 et 48.5).
I.3.4 ...et la barbe?!
Les investigations et les hypothĂšses suggĂ©rĂ©es dans ce chapitre doivent sâarrĂȘter ici: je sais quâen les proposant jâai affrontĂ© un double dĂ©fi. Sans parler de mon incompĂ©tence linguistique, existe aussi lâinconvĂ©nient que dans les Archives dâAlexandre KoyrĂ© toute la section Ă©crite en cyrillique ou concernant en tout cas un sujet russe est absente; peut-ĂȘtre a-t-elle Ă©tĂ© supprimĂ©e par ses hĂ©ritiers.
Je voudrais terminer sur une note frivole empruntĂ©e Ă un passage de La philosophie et le problĂšme national, oĂč KoyrĂ© fait allusion Ă la gĂ©nĂ©ration des populistes:
Il est curieux de noter que le port de la barbe, interdit par Pierre le Grand, devint Ă un moment donnĂ© pour les slavophiles le symbole du âretour au peupleâ, aux sources profondes de la vie nationale, et fut de nouveau interdit en 1846 par ordonnance de Nicolas Ier, comme incompatible avec la dignitĂ© de la noblesse. Nous racontons ailleurs lâhistoire de cette amusante petite guerre pour la barbe53.
Je souligna la derniĂšre phrase. Jâai fait ce que jâai pu pour lire toutes les pages de KoyrĂ©, Ă lâexception, hĂ©las, de celles Ă©crites en russe, par exemple dans «Putâ», le pĂ©riodique de Berdiaev en France (oĂč paraissent au moins deux comptes rendus)54; mais je nâai pas su retrouver cette amusante âpetite guerre pour la barbeâ: Ă partir du tsar qui en 1698 avait ordonnĂ© Ă ses boyards de la couper; au point de vue historique elle est banale: elle est peut-ĂȘtre un topos dans lâhistoriographie russe. Ă en juger par les photos, KoyrĂ© prĂ©fĂ©rait sortir toujours bien rasĂ©: je ne sais pas si cela signifie quâil se sentait appartenir Ă lâOccidentâŠ
Je nâai citĂ© ici ce passage pas pour son contenu philosophique, Ă©videmment. Son intĂ©rĂȘt est que lâauteur y affirme avoir dĂ©jĂ racontĂ© cette âpetite guerreâ ailleurs. Je souhaite ainsi signaler quâil est encore possible de trouver du nouveau sur KoyrĂ©âŠ
Kopenhagen, U.P. Southern Denmark, 2003, les oeuvres de Berdiaev sont bien analysĂ©es; lâA. note ici et ailleurs la relation de Berdiaev avec quelque professeurs russes du XIX siĂšcle, et avec les courants occidentalistes ou sla-vophiles; il est grand dommage quâil ne connaisse les Ă©tudes âslavesâ de KoyrĂ© (cfr. supra, I, 3, §§1-2).52 Il la publiera dans la âRevue dâhistoire des religionsâ, amplifiĂ©e ensuite dans âCritiqueâ (Stoffel, 47.6 et 48.5).53 koyrĂ©, Philosophie cit., p. 42. V. Ă©galement P. Pascal, Les grands courants de la pensĂ©e russe (1971), LâĂge dâHomme, Lausanne 2010, p. 144 et suiv.54 Cf. LâĂ©migration russe. Revues et recueils 1920-1980. Index gĂ©nĂ©ral des articles (coll. «BibliothĂšque russe de lâInstitut des Ătudes Slaves», t. LXXXI, publiĂ© par la BibliothĂšque russe Tourgueniev et la BDIC), prĂ©face de Marc Raeff, Institut dâĂtudes Slaves, Paris 1988.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
II.1 à göttingen parMi les phénoMénologues
Nous avons vu ZĂ©non resurgir de ses cendres et le Menteur engendrer une descente bien nombreuse1.
Entre 1908 et 1913, pĂ©riode oĂč Husserl exerça une influence majeure en tant que professeur, KoyrĂ© appartint Ă lâĂ©cole phĂ©nomĂ©nologique de Göttingen. Pour Husserl ces annĂ©es-lĂ furent probablement les plus productives, mĂȘme sâil se consacrait alors â plus quâĂ la publication â Ă la prĂ©paration de cours et de confĂ©rences, qui lui permettaient de vĂ©rifier ses idĂ©es face Ă son auditoire2. Mais câest Ă cette Ă©poque que sâacheva la publication des Recherches, et commença celle des IdĂ©es et de son pĂ©riodique «Jahrbuch fĂŒr Philosophie und Phenomenologische Forschungen», et câest Ă Göttingen que fut Ă©crite en 1910 La philosophie comme science rigoureuse.
Pendant presque quatre annĂ©es acadĂ©miques KoyrĂ© a frĂ©quentĂ© rĂ©guliĂšrement Ă Göttingen les cours de philosophie, mais au dĂ©but surtout de mathĂ©matiques, outre que dâĂ©conomie, de psychologie expĂ©rimentale, de linguistique comparĂ©e, de sanscrit et de langues Ă©trangĂšres modernes, ce qui ne laisse aucun doute concernant son travail Ă plein temps Ă lâUniversitĂ©. Son intĂ©rĂȘt pour la grande Ă©cole de mathĂ©matique de Göttingen Ă©tait Ă©vident et considĂ©rable, mais rentrait dans sa passion pour la philosophie.
LâĂ©tudiant KoyrĂ© suivit les cours de Husserl au moins pendant le Wintersemester 1910-11 (logique) et en 1911 (Ă©thique) et ses notes sây rĂ©fĂ©rant sont conservĂ©es; Ă mon avis sa dissertation inĂ©dite se rattache au premier de ces cours (trĂšs concentrĂ© sur lâ«Aufgabe einer logischen Theorie des Denkens» et sur la mathĂ©matique analytique) et pas seulement Ă une confĂ©rence donnĂ©e par Husserl Ă la Philosophische Gesellschaft (contenue entre autres dans un manuscrit du Husserl Archiv oĂč Russell est discutĂ© Ă fond Ă propos des paradoxes).
Nous savons aujourdâhui, grĂące aux Ă©tudes trĂšs minutieuses de Schuhmann3, quâau dĂ©but de la carriĂšre intellectuelle de KoyrĂ© il y eut un traumatisme. Ce ne sera pas le seul, parce que lâune de ses premiĂšres contributions Ă la discussion Ă©pistĂ©mologique (un article sur la philosophie dâEinstein, quâil avait entendu discuter dĂ©jĂ au cours des sĂ©minaires de Göttingen,
1 Cette phrase utilise des mots de Paul ValĂ©ry (souvent citĂ©s, par ex. par C. BouglĂ©) et se trouve dans une inter-vention de KoyrĂ© en lâhonneur de L. Brunschvicg, qui dâailleurs aurait cru «rĂ©solus les paradoxes de ZĂ©non et dâĂpimĂ©nide le menteur», «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», 1962, p. 46.2 spiegelberg, The Phenomenological Movement cit., p. 119-124.3 k. sChuhMann, KoyrĂ© et les phĂ©nomĂ©nologues allemands, dans p. redondi (ed.), Science: The Renaissance of a History. Proceedings of the International Conference A. KoyrĂ© (Paris, CollĂšge de France, 10-14 juin 1986), «His-tory and Technology», 4, 1987, p. 149-167. V. Ă©galement dâautres prĂ©cieuses contributions du mĂȘme Schuhmann, Husserl-Chronik. Denk- und Lebensweg E. Husserls, La Haye, Nijhoff 1977; E. husserl, Briefwechsel, Kluwer, Dordrecht, 1994; et en dernier Ă lâentrĂ©e KoyrĂ©, l. eMbree (ed.), Encyclopaedia of PhĂ€nomenology, Kluwer, Dordrecht, 1997, p. 391: «KoyrĂ© was born in Odessa [recte: Taganrog] on August 29, 1892 [...] He went to Paris in 1908, probably to study mathematics (and philosophy). During winter 1909-1910 [recte: fall 1908] he moved to Göttingen, at that time the âMecca of mathematicsâ where especially Ernst Zermelo (1871- 1953) was working on set-theory paradoxes such as Russellâs antinomies, and Adolf Reinach [...] was working on classical paradoxes in philosophy [...] In winter 1910-11 [KoyrĂ©] also turned to Edmund Husserl [...] he even participated to the âinner circleâ of [Göttingen Philosophical] Society, where he presented his own ideas on mathematical and logical par-adoxes. He also discussed them with Hilbertâs assistant Richard Courant (1888-1972) [...] After Reinachâs death [1917], Husserl became the leading figure of the phenomenological movement for KoyrĂ© too».
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oĂč il avait Ă©bauchĂ© quelques pages) sera refusĂ© par Xavier LĂ©on en 1920; et sa candidature au CollĂšge de France sera repoussĂ©e en 1951.
Probablement le traumatisme dĂ» au rejet de sa thĂšse de doctorat aprĂšs quatre annĂ©es de cours Ă Göttingen fut le plus grave. Il y a un autre fait, datant de plusieurs annĂ©es auparavant: le thĂšme de sa dissertation sur les paradoxes logiques avait dĂ» rouvrir chez Husserl de vieilles blessures. Frege, dans un compte rendu de 1894, avait fait «noter que Husserl nâa pas compris ma distinction entre notes caractĂ©ristiques et propriĂ©tĂ©s: il nây a pas de quoi sâen Ă©tonner vu son mode de conception logico-psychologiste»4. Lâhistoire se rĂ©pĂ©tera quelques dĂ©cennies plus tard, parce quâen marge de la dissertation manuscrite de KoyrĂ©, Husserl lui aussi Ă©crira que lâĂ©lĂšve nâa rien compris Ă ses positions, mĂȘme sâil les cite avec insistance. Par ailleurs, la critique de Husserl Ă©tait respectueuse. Bien que KoyrĂ© fĂ»t un Ă©tudiant gĂ©nĂ©ralement apprĂ©ciĂ©, son texte proposĂ© pour le doctorat fut refusĂ© par le âmaĂźtreâ, comme KoyrĂ© continuera toujours Ă appeler Husserl, avec affection et un brin dâironie.
En 1908-1910 Ă Göttingen KoyrĂ© avait frĂ©quentĂ© la grande Ă©cole mathĂ©matique (qui comprenait aussi Klein, Hermann Minkowski, CarathĂ©odory et Zermelo): certainement KoyrĂ© a suivi Hilbert et pris des notes pendant ses cours. Zermelo et dâautres, dont KoyrĂ© se fait lâĂ©cho dans sa dissertation, avaient «renouvelĂ© lâintĂ©rĂȘt pour les paradoxes logiques de toute sorte»5.
KoyrĂ© exilĂ© avait commencĂ© ses Ă©tudes en automne 1908 Ă Göttingen6, oĂč il Ă©tait arrivĂ© peut-ĂȘtre de Paris: il faut souligner son choix dâune rĂ©sidence aussi austĂšre7. Schuhmann suggĂšre que dans la capitale française il pouvait avoir subi lâinfluence de PoincarĂ©; de telles lectures ne sont pas Ă exclure, mais les documents que jâai pu consulter au sujet de la carriĂšre de KoyrĂ© Ă Paris8 obligent Ă affirmer quâil nây est arrivĂ© comme Ă©tudiant quâen 1912 et quâil sâen est de nouveau absentĂ© en 1913 pendant le Sommersemester pour retourner Ă Göttingen: non plus pour prĂ©parer son doctorat, mais pour prendre part Ă la discussion autour des IdĂ©es que Husserl venait de publier9.
4 Le compte rendu de la Philosophie der Mathematik de Husserl avait Ă©tĂ© publiĂ© par Frege dans la «Zeitschrift fĂŒr Philosophie und philosophische Kritik», 103, 1894.5 k. sChuhMann, KoyrĂ© et les phĂ©nomĂ©nologues cit., p. 149-167. Cf. notices biographiques dĂ©taillĂ©es Ă©galement dans gillispie, Ă lâentrĂ©e KoyrĂ© cit., p. 482-490.6 Nous avons de multiples dĂ©clarations de KoyrĂ© oĂč il affirme avoir suivi les cours de Minkowski et cela est suffi-sant pour dater exactement son transfert de Paris Ă Göttingen, contrairement Ă lâhypothĂšse de Schuhmann relative Ă une premiĂšre pĂ©riode parisienne de son exil. Aux Archives KoyrĂ© Ă Paris sont conservĂ©es des notes (outre que provenant de sĂ©minaires dâAdolf Reinach, concernant des matiĂšres non philosophiques) prises pendant un cours de Hilbert Ă Göttingen. Dans une lettre Ă Xavier LĂ©on, 23.12.1920 (Paris, Bibl. Sorbonne, fonds Victor Cousin, cor-respondance X. LĂ©on, ms. 362, p. 335-336), KoyrĂ© dit «avoir Ă©tĂ© un Ă©lĂšve de Hilbert et de Minkowski lui-mĂȘme»: pour penser que KoyrĂ© ait pu suivre les cours de Minkowski (mort Ă Göttingen dans les premiers jours de 1909) il faut anticiper son arrivĂ©e dans cette universitĂ© au WS 1908-1909.7 k. sChuhMann, KoyrĂ© et les phĂ©nomĂ©nologues, cit., p. 152-153.8 Dans le mĂ©morial prĂ©sentĂ© au moment de demander en 1922 sa naturalisation française KoyrĂ© dĂ©clare quâil a commencĂ© ses Ă©tudes Ă Paris en 1912. Cf. Ă©galement lâ«Annuaire de lâĂcole Pratique des Hautes Ătudes. Section des sciences religieuses», Paris, 1913, p. 42-43, qui enregistre la participation de KoyrĂ© au cours de Picavet, et seulement pour le premier semestre 1912-13; v. aussi ibid., 1914, p. 98, pour lâannĂ©e 1913-14.9 e. stein, Aus dem Leben einer jĂŒdischer Familie, in id., Werke, VII, Fribourg etc., Herder, 1985, p. 220-221 (trad. it. Il mio primo semestre a Gottinga, Brescia, Morcelliana 1982): rendant visite Ă Husserl Ă jour fixe E. Stein et tous les autres se posaient la mĂȘme question: «Alle hatten dieselbe Frage auf dem Herzen. Die Logische Untersuchun-gen hatte vor allem dadurch Eindruck gemacht dass sie eine radicale Abkehr vom kritische Idealismus kantischer und neukantischer PrĂ€gung erschienen. Man sah darin eine neue Scholastik, weil der Blick sich von Subject ab- und der Sache zuwendete: die Erkenntnis schien wieder ein Empfangen, das von den Dingen sein Gesetz erhielt, nicht â wie in Kritizismus â eine Bestimmen, das den Dingen sein Gesetz aufnötigte. Alle jungen PhĂ€nomenologen waren entschiedene Realisten. Die Ideen aber enthielten einige Wendungen, die ganz danach klangen, als wollte ihr Meister zum Idealismus zurĂŒckkeheren. Was er uns mĂŒndlich zur Deutung sagte, konnte die Bedenken nicht
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KoyrĂ© avait Ă©crit un article sur des thĂšmes analogues10, auquel il renvoie dans sa dissertation: dans la prestigieuse «Revue de mĂ©taphysique et de morale», trĂšs attentive aux problĂšmes de la logistique, il avait eu droit Ă une rĂ©plique de Bertrand Russell dont lâĂ©tudiant KoyrĂ©, naturellement, Ă©tait fier. Ă lâĂ©poque la SociĂ©tĂ© française de philosophie et sa revue gardaient dâĂ©troits contacts avec Husserl et avec Russell, invitĂ© personnellement par Elie HalĂ©vy11 en 1911 Ă y faire des communications et Ă discuter avec les philosophes français12. La note de KoyrĂ© Sur les nombres de M. Russell avait Ă©tĂ© proposĂ©e et prĂ©sentĂ©e Ă Xavier LĂ©on accompagnĂ©e dâune carte de visite de Husserl, que LĂ©on nâavait pas conservĂ©e, mais quâil avait mentionnĂ©e par Ă©crit Ă Elie HalĂ©vy13. Mais le brouillon de cette carte de visite, copiĂ© Ă plusieurs reprises avec quelques variantes, se trouve dans les cahiers dâAlexandre KoyrĂ©, et lâon a envie de se demander si, ayant sous la main une carte da visite, le jeune auteur ne sâen Ă©tait pas servi pour jouer un tourâŠ
Probablement lâĂ©tude sur les paradoxes mathĂ©matiques nâavait pas Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e Ă KoyrĂ© par Husserl, mais par le maĂźtre de confĂ©rences Adolf Reinach et avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e au professeur en mars 1912 comme projet dâune thĂšse de doctorat: si un an auparavant celui-ci Ă©tait intervenu (mais cela nâest pas certain) pour faire imprimer la petite note si bien informĂ©e de son Ă©lĂšve, placĂ© devant la dissertation, Husserl la refusa. Peu aprĂšs fut rĂ©alisĂ©e et publiĂ©e sous sa direction une autre dissertation sur le mĂȘme sujet14.
En rĂ©alitĂ© les fondements des mathĂ©matiques Ă©taient lâun des thĂšmes centraux dans le
beschwichtigen. Er war der Anfang jener Entwicklung, die Husserl mehr und mehr dahin fĂŒhrte, in dem, was er âtranszendentale Idealismusâ nannte (es deckt sich nicht mit dem transzentealen Idealismus der kantische Schule), den eigentlichen Kern seiner Philosophie zu sehen und alle Energie auf seine BegrĂŒndung zu verwenden: ein Weg, auf dem ihm sein alten Göttinger SchĂŒler zu einem und ihrem Schmerz nicht folgen konnten».10 «Revue de mĂ©taphysique et de morale», XX, 1912, p. 722-724 (un document non considĂ©rĂ© par Schuhmann et suivi de deux pages de Russell RĂ©ponse Ă M. KoyrĂ©).11 LĂ©on Ă HalĂ©vy, 28.03.1911: «Merci pour la sĂ©ance Russell. GrĂące Ă ton dĂ©vouement elle ne se fera pas trop at-tendre [...] Pour Russell une fois reçues les diffĂ©rentes interventions, envoie Ă lâimpression: 1° lâexposĂ© de Russell, 2° les interventions dans leur ordre de succession. Russell sur lâĂ©preuve remplira les lacunes».12 b. russell, Correspondance sur la philosophie, la logique et la politique avec L. Couturat, Ă©d. A.-F. Schmid, Paris, KimĂ© 2001, II, p. 638 n., qui recense quatre Ă©vĂ©nements aux quels Russell avait Ă©tĂ© invitĂ© Ă Paris en mars 1911. russell, Logical and philosophical Papers, ed. by J.G. Slater and B. Frohman, Londres-New York, Rout-ledge 1992.13 LĂ©on Ă Elie HalĂ©vy, 8.07.1911 (bibl. Sorbonne, V. Cousin, Ms. 368): «Le logisticien est recommandĂ© par Husserl (carte jointe au manuscrit): faut-il lâĂ©carter tout de mĂȘme? [...] Jâai rappelĂ© Ă Delbos quâil me devait un Husserl»; ibid., 3.8.1911: «Jâai envoyĂ© Ă Russell la note de KoyrĂ© sur la logistique (le KoyrĂ© recommandĂ© par Husserl) en lui demandant de me dire ce quâil en pense et sâil veut la publier ici, et jâen ai averti son auteur â que si Russell y trouve un intĂ©rĂȘt rĂ©el et croit devoir y rĂ©pondre»; ibid., 9.08.1911: «Jâai envoyĂ© Ă Russell la note de KoyrĂ© sur la logistique, il me demande de la publier pour y rĂ©pondre». Il 23.09.1912 LĂ©on Ă©crit Ă HalĂ©vy «Russell ne mâa rien rĂ©pondu», mais sa rĂ©plique doit ĂȘtre parvenue Ă temps et est imprimĂ©e Ă la suite de la note de KoyrĂ©.14 h. lipps, Bemerkungen zu der Paradoxie des LĂŒgners, «Kant-Studien», 28, 1923, p. 335-339. DâaprĂšs Lipps, qui avait Ă©tĂ© Ă©tudiant Ă Göttingen du SS 1911 au WS 1913-14, câest-Ă -dire seulement un an de plus que KoyrĂ©, et qui dans son Die Wirklichkeit des Menschen, hg. v. E. von Busse, Francfort-sur-le-Main., Klostermann, 1954, p. 206 (cf. sChuhMann, Husserl-Chronik, cit., p. 158) Ă©voquera ces Ă©tudes, lâintĂ©rĂȘt pour cette problĂ©matique a pour origine les discussions entre les phĂ©nomĂ©nologues et le mathĂ©maticien Ernst Zermelo: «Das Thema der Paradoxien der Mengenlehre und der verwandten logischen Paradoxien geht vielleicht im besonderen auf die Diskussionen ĂŒber Logik der Mathematik zwischen den PhĂ€nomenologen und dem Mathematiker Zermelo aus dem Hilbert- Kreis kurz vor Lippsâ Göttinger Zeit (1911-1914) zurĂŒck, deren Fragen damals in dem Kreis um Husserl und Reinach wohl noch lebendig waren. Auch aus dieser Zeit stammt Lipps Thema der Paradoxie von Zeno». Cette problĂ©matique Ă©tait frĂ©quente dans les facultĂ©s de philosophie, v. Ă©galement A. rĂŒstoW, Der LĂŒgner. Inaugural-Dissertation... UniversitĂ€t Erlangen (1908), Leipzig, Teubner 1910.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
dĂ©bat philosophique des dĂ©cennies qui prĂ©cĂšdent 1914. Ă lâĂ©poque, câĂ©tait un thĂšme qui se trouvait au cĆur des intĂ©rĂȘts des philosophes outre que des mathĂ©maticiens. Ne citons quâun seul exemple, celui dâun penseur qui sâoccupera par la suite de problĂ©matiques fort diverses: il a Ă©tĂ© notĂ© que «Heidegger au dĂ©but de sa carriĂšre de philosophe, dans sa toute premiĂšre publication de 1912, prouvait quâil possĂ©dait une trĂšs grande familiaritĂ© avec les nouveautĂ©s que Frege, Husserl, Russell et Whitehead Ă©taient en train dâintroduire dans le domaine de la logique»15. Comme le notent les Kneale, ce furent justement les polĂ©miques de PoincarĂ©, Richard, Russell, Peano, Zermelo et autres16, dont KoyrĂ© se fait lâĂ©cho dans sa dissertation, qui «rĂ©novĂšrent lâintĂ©rĂȘt pour les paradoxes logiques de toute sorte»17.
Dans le cas de KoyrĂ©, il se peut, comme le suggĂšre le premier spĂ©cialiste qui sâoccupa de lâĂ©pisode et comme semble le confirmer lâarticle de 192218, que le choix du thĂšme ait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© par Adolf Reinach, qui exerçait son activitĂ© de maĂźtre de confĂ©rences auprĂšs de Husserl, en Ă©tait le bras droit et gĂ©rait les rapports avec les Ă©tudiants, mais dâaprĂšs la rĂ©glementation alors en vigueur dans les universitĂ©s allemandes ne pouvait pas diriger personnellement une thĂšse de doctorat. Reinach et Scheler nâavaient pas le jus doctorandi, Ă©tant seulement des Privatdozenten: malgrĂ© cela, je crois que lâĂ©tudiant KoyrĂ© les considĂ©rait, eux et Husserl, comme trois maĂźtres. Reinach avait exprimĂ© une nette prĂ©fĂ©rence pour la phase platonico-mathĂ©matique qui correspondait dans la pensĂ©e husserlienne aux Recherches logiques et qui considĂ©rait ces thĂšmes avec beaucoup dâattention: lâauteur au contraire sâĂ©tait Ă©loignĂ© dĂ©sormais de cette problĂ©matique (Ă laquelle il reviendra tout au plus dans Logique formelle et logique transcendantale en 1929). En effet, avec les IdĂ©es pour une phĂ©nomĂ©nologie transcendantale, dont la sortie Ă©tait imminente, Husserl Ă©tait en train de fonder son propre âidĂ©alismeâ19.
15 T.A. fay, Heidegger and Formalization, dans T. seebohM et al., Phenomenology and the Formal Sciences, Kluwer, Dordrecht 1991, p. 19: le premier article de Heidegger citĂ© ici est Neue Forschungen ĂŒber Logik, «Li-terarischen Rundschau», 1912. Cf. H. ott, M. Heidegger. Unterwegs zu eine Biographie, Francfort-sur-le-Main, Kampus 1988, p. 79, qui cite la lettre de Heidegger au thĂ©ologien Sauer, datĂ©e du 17.3.1912, p. 70-71 (cf. trad. it., p. 63, 74): «Wenn ich von meinem Versuch reden darf, so kann ich Ihnen meine Arbeit als nahezu vollendet ankĂŒndigen. Im Grunde ist es nur eine Vorarbeit, die den StĂŒtzpunkt schaffen soll fĂŒr die Inangrifnahme der wei-tverzweigeten Untersuchung der mathematischen Logik. Wenn das Ganze nicht eine fruchtlose Nörgelei und ein scholastisches Aufdekken von WidersprĂŒchen werden soll, dann muss das Raum und Zeitproblem unter Orien-tierung an der mathematischen Physik einer vorlĂ€ufigen Lösung mindestens nahegebracht werden. Diese Arbeit wird nur dadurch erschwert, daĂ gegenwĂ€rtig in der Physik durch RelativitĂ€tstheorie alles in Fluss geraten ist. Auf der anderen Seiten sucht sich neuerdings die Logik mit der allgemeinen Gegenstandstheorie zu verschmelzen. Was die Untersuchung wieder wesentlich einfacher gestaltet».16 g. heinZMann (Ă©d.), PoincarĂ©, Russell, Zermelo et Peano. Textes de la discussion (1906-1912) sur les fonde-ments des mathĂ©matiques: des antinomies Ă la prĂ©dicativitĂ©, Paris, Blanchard 1986; J.-P. belna, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege, Paris, Vrin 1996.17 W.C. kneale â M. kneale, Storia della logica [1962], Turin, Einaudi 1972, p. 751. Cf. peCkhaus, Hilbertspro-gramm und kritische Philosophie, Göttingen 1990, p. 48: «Parallel und unabhĂ€ngig von Russell haben sich aber auch die Göttinger Mathematiker um Hilbert mit dem Problemen der transfiniten Mengenlehre beschĂ€ftigt und offenbar ebenfalls WidersprĂŒche abgeleitet».18 sChuhMann, KoyrĂ© et les phĂ©nomĂ©nologues, cit., p. 153-154 et n. 45, oĂč est citĂ©e une lettre du 18.03.1921 dans laquelle Malvine Husserl affirme que KoyrĂ© avait Ă©tĂ© inspirĂ© par Reinach pour faire ce travail: cf. e. husserl, Briefe an Roman Ingarden, La Haye, Nijhof 1968, p. 18. DâaprĂšs une lettre de Husserl Ă Hedwig Conrad-Martius, 13.3.1921, dans Briefwechsel cit., II, p. 18, lâarticle est ajoutĂ© au dernier moment («FĂŒr eine kleine Abhandlung wird schon Platz da sein»). En effet, câĂ©tait peut-ĂȘtre lĂ un signe de rapprochement: «Die KoyrĂ©âsche Arbeit habe ich angenommen und freut mich dass auch er sich beteiligt».19 J. english dans sa vaste prĂ©face Ă husserl, Introduction Ă la logique et Ă la thĂ©orie de la connaissance (1906-1907), trad. française L. Joumier, Paris, Vrin 1998, p. 7-45, souligne dans ce cours (mais dĂ©jĂ dans celui quâil avait donnĂ© Ă Halle en 1896) les dĂ©veloppements cohĂ©rents entre Les Recherches logiques et IdĂ©es.
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Ă GĂTTINGEN PARMI LES PHĂNOMĂNOLOGUES
Comme KoyrĂ© le synthĂ©tisera en 1932 au cours du colloque sur la phĂ©nomĂ©nologie organisĂ© par la SociĂ©tĂ© Thomiste Ă Juvisy, «Husserl nâa rĂ©ussi Ă persuader aucun de ses anciens Ă©lĂšves de la nĂ©cessitĂ© de conclure Ă un idĂ©alisme transcendantal». Toutefois, pour Alexandre KoyrĂ© il avait Ă©tĂ© fondamental de sâĂȘtre trouvĂ© Ă Göttingen dans lâentourage de Husserl20.
Les bons rapports du dĂ©but entre Husserl et les mathĂ©maticiens devaient sâĂȘtre refroidis par la suite, comme il rĂ©sulte Ă©galement des dĂ©clarations de Richard Courant, un assistant qui deviendra un mathĂ©maticien cĂ©lĂšbre et qui grĂące Ă sa cousine Edith Stein Ă©tait dĂ©sormais lâami de KoyrĂ© et des autres jeunes philosophes.
Il y avait autour de Husserl un groupe de philosophes: parmi eux KoyrĂ©, un jeune philosophe polonais [sic!] qui sâintĂ©ressait Ă la mathĂ©matique et qui devint par la suite lâun des historiens de la science les plus cĂ©lĂšbres de la Sorbonne et Ă temps partiel Ă©galement de lâInstitute for Advanced Study⊠à lâĂ©poque câĂ©tait le plus en vue de tous⊠Mais il sâagissait dâun groupe extrĂȘmement pittoresque et animĂ©, tous plus ou moins en contact Ă©troit les uns avec les autres21.
Courant est un tĂ©moin important Ă©tant donnĂ© quâil «avait Ă©tĂ© prĂ©sent Ă la plupart des rencontres de la Philosophische Gesellschaft (Scheler, von Hildebrand, Conrad-Martius, Hans Lipps, qui plus tard devint nazi)»: il sâen souvenait comme dâ«un groupe intĂ©ressant». Courant connaissait bien Husserl, qui Ă©tait son voisin, mais nâapprĂ©ciait pas «ses leçons soporifiques»22.
Dans un article-compte rendu sur les Ă©crits posthumes dâun hĂ©ros de la RĂ©sistance, le philosophe Jean CavaillĂšs, qui sera le dĂ©dicataire, de mĂȘme que Lautmann, de lâĂpimĂ©nide de KoyrĂ©, on trouve des pages importantes pour la discussion des fondements de la mathĂ©matique; KoyrĂ© observait23:
20 spiegelberg, The Phenomenological Movement cit., p. 225; dans la lettre du 10 dĂ©cembre 1953 KoyrĂ© poursuit en admettant quâil a appris de Husserl «the positive approach to it [history], his interest for the objectivism of greek and mediaeval thought, for the intuitive content of seemingly purely conceptual dialectics, for the historical â and ideal â constitution of systems of ontology. I inherited from him the Platonic realism that he discarded, the anti-psychologism and the anti-relativism».21 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Archiv der Bayerischen PhĂ€nomenologen, Mss. Herbert Spiegelberg: R. Courant, Reminiscences from Hilbertsâ Göttingen: «There was a group of philosophers around Husserl, among them a young at that time Polish [sic!] philosopher with a mathematical interest, KoyrĂ©, who later became one of the most famous historians of science at the Sorbonne and partly also at the Institute for Advanced Study... At that time he was the most conspicuous of all people... But it was really an extremely colourful and intense group of people, all in more or less close contact with each other». Ce fragment dactylographique correspond en par-tie Ă lâarticle homonyme paru dans «The Mathematical Intelligencer», II, 1980, p. 154- 164, qui se dit basĂ© sur lâenregistrement de la communication de Courant au Colloquium given at the Department of History of Science, Yale University, 13.1.1964. Dans le mĂȘme Archiv der Bayerischen PhĂ€nomenologen, le Scrapbook de Spiegelberg contient une entrevue donnĂ©e par Richard Courant Ă la NYU le 25.4.1966: «Courant withdrew from phenomenolo-gy because of its lack of standard. He looked upon it as a Ph.D. factory with mass production of little significance... About his own view on phenomenology: he feels not longer intersted in it. He wanted something more concrete and specific». Le psychologue «Georg Elias MĂŒller was known to despise Husserl», spiegelberg, The Phenom-enological Movement cit., p. 138; sChuhMann, Husserl-Chronik cit., passim, sur les Ă©lĂšves de Husserl Ă cette Ă©poque Ă Göttingen, cf. eberard avĂ© lalleMant, Die NachlĂ€sse MĂŒnchener PhĂ€nomenologen in der Bayerischen Staatsbibliothek, Wiesbaden, Harrassowitz, 1975. Cf. h. plessner, Bei Husserl in Göttingen, dans ses Gesammelte Schriften, IX, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 344-354; a. reinaCh, SĂ€mtliche Werke, ed. by K. Schuhmann, B. Smith, Munich-Vienne, Philosophia, 1989.22 Courant (Reminiscences cit.) «knew fairly well [Husserl], but did not appreciate very much. His lectures, whom he attended, were soporific (Schlafmittel), his seminars were monologues [...] Husserl was no longer interested in mathematic after coming to Göttingen»; Courant atteste ensuite que lui-mĂȘme, Toeplitz, Felix Klein, Karl Runge et Brouwer Ă©taient «not interested in Husserl. Hermann Weyl however was intensely interested in Husserl. Leonard Nelson, a super-kantian, was rejected by Husserl».23 KoyrĂ© dans sa rubrique La Philosophie, «Europe», XXV, n. 21, 1947, p. 122-128, traite des ouvrages posthumes
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Seulement ceux qui connaissent dĂ©jĂ Kant et Bolzano, la logistique et la phĂ©nomĂ©nologique husserlienne pourront comprendre pleinement le sens et la portĂ©e des objections quâil leur fait [âŠ] il est curieux et il est extrĂȘmement instructif, que câest en fonction de Kant que CavaillĂšs nous prĂ©sente lâĂ©volution de la philosophie mathĂ©matique moderne24.
AprĂšs avoir soulignĂ© la grande importance donnĂ©e par CavaillĂšs Ă Bolzano («si souvent nĂ©gligĂ© par les historiens»), KoyrĂ© insiste sur son interprĂ©tation de Husserl et de sa mathesis universalis: lâinterprĂ©tation de CavaillĂšs est
unique dans la littĂ©rature philosophique française et dont je ne connais pas dâĂ©quivalent mĂȘme en allemand... Il semble bien que câest le transcendentalisme â et la primautĂ© attribuĂ©e Ă la subjectivitĂ© â qui, en derniĂšre analyse, expliquent pour CavaillĂšs lâĂ©chec de Husserl... La synthĂšse entre la phĂ©nomĂ©nologie et la mĂ©thode transcendentale sâavĂšre donc impossible. La coĂŻncidence â ou la concordance â entre apophantique et ontologie ne peut sâexpliquer par un recours Ă la subjectivitĂ©. Bien plus, un tel recours dĂ©racine, pour ainsi dire, lâontologie et annulle le progrĂšs accompli par Husserl25.
Comme KoyrĂ© lâavait dĂ©clarĂ© Ă Spiegelberg, il nâavait pas consacrĂ© de cours ni publiĂ© dâĂ©crits sur Husserl. Ce sont donc lĂ certaines parmi les trĂšs rares pages que KoyrĂ© a publiĂ©es sur Husserl. Par son inspiration et ses contenus la problĂ©matique que KoyrĂ© aborde au fil des ans Ă propos de Husserl possĂšde une cohĂ©rence remarquable.
Le mouvement phĂ©nomĂ©nologique inaugurĂ© par E. Husserl doit son origine Ă une double exigence de clartĂ© et de certitude. ElĂšve Ă la fois de F. Brentano et de Weierstrass, Husserl cherchait Ă introduire dans lâanalyse de lâesprit, des actes et des donnĂ©es spirituelles, la mĂȘme clartĂ© rationnelle que Weierstrass avait apportĂ© Ă lâanalyse de fondements, des principes et des concepts premiers (Grundbegriffe) des mathĂ©matiques26.
Tout dâabord, KoyrĂ© est toujours fidĂšle Ă la dĂ©finition de la phĂ©nomĂ©nologie comme mĂ©thode et non pas comme mĂ©taphysique:
les analyses si fines et si pĂ©nĂ©trantes des actes de la vie spirituelle et de leur donnĂ© corrĂ©latif, dont Husserl et lâĂ©cole phĂ©nomĂ©nologique ont enrichi la philosophie, ne sont pas liĂ©es Ă la solution du problĂšme mĂ©taphysique: idĂ©alisme-rĂ©alisme. La phĂ©nomĂ©nologie est avant tout une mĂ©thode. Elle nâest pas, en premiĂšre ligne, mĂ©taphysique27.
Lorsquâen 1932 il avait Ă©tĂ© le seul rationaliste laĂŻque Ă prendre part Ă une journĂ©e dâĂ©tudes phĂ©nomĂ©nologiques de la SociĂ©tĂ© thomiste, Ă laquelle il avait fait inviter Edith Stein, KoyrĂ© avait analysĂ© les acceptions mĂ©thodologico-phĂ©nomĂ©nologique, transcendantale ou existentielle selon lesquelles entendre la ârĂ©ductionâ (Einklammerung); ses observations avaient constituĂ© un point central et seront reconsidĂ©rĂ©es dans les conclusions gĂ©nĂ©rales du colloque28.
à différents moments de son expérience philosophique Alexandre Koyré était revenu
de philosophes morts hĂ©roĂŻquement dans la RĂ©sistance: Albert Lautman, Georges Politzer, et surtout J. CavaillĂšs, Sur la logique et la thĂ©orie de la science et Transfini et continu, parus tous deux en 1947.24 koyrĂ©, La Philosophie cit., p. 123.25 Ibid., p. 125-128.26 koyrĂ©, dans JournĂ©es dâĂ©tudes de la SociĂ©tĂ© thomiste. I. La phĂ©nomĂ©nologie cit., p. 71. DâaprĂšs le salut initial de Jacques Maritain, aprĂšs les MĂ©ditations cartĂ©siennes lues par Husserl Ă la Sorbonne, les traductions de certaines Ćuvres de Scheler et la synthĂšse de Georges Gurvitch, le mouvement phĂ©nomĂ©nologique «commence, mais trĂšs insuffisamment encore, Ă ĂȘtre connu en France».27 Ibid., p. 73.28 Ibid, p. 90.
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sur la problĂ©matique des paradoxes logiques, redevenue dâactualitĂ© grĂące Ă Bertrand Russell: en 1912 Ă Göttingen, dans sa dissertation pour son doctorat refusĂ©e par Husserl29, puis en 1922, lorsquâil reprit contact avec lui et publia un article dans le numĂ©ro spĂ©cial du «Jahrbuch fĂŒr Philosophie und PhĂ€nomenologische Forschung» dĂ©diĂ© Ă la mĂ©moire dâAdolf Reinach30. Dans les annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent immĂ©diatement la seconde guerre mondiale, pendant le centenaire cartĂ©sien, Perelman, Cassirer et dâautres philosophes avaient repris les discussions portant sur les paradoxes: KoyrĂ©, en tant que directeur de «Recherches philosophiques», y avait acceptĂ© une contribution sur ce sujet31. Enfin, au cours de son exil amĂ©ricain, KoyrĂ© lui-mĂȘme avait donnĂ© des leçons de logique Ă la New School for Social Research32, et Ă©tait personnellement revenu sur ce thĂšme: il avait Ă©laborĂ© une troisiĂšme et diffĂ©rente version, parue ensuite dans une revue phĂ©nomĂ©nologique amĂ©ricaine et dans un petit volume français sous le titre ĂpimĂ©nide le menteur (Ensemble et catĂ©gories)33.
Mais KoyrĂ© se trouvera lui-mĂȘme lorsquâil se mettra Ă Ă©tudier dans les Ćuvres de Copernic, GalilĂ©e, Descartes et Newton les problĂ©matiques physico-mĂ©taphysiques et les verra Ă la lumiĂšre de prĂ©suppositions mathĂ©matiquement complexes et actualisĂ©es: ce qui nâappartient quâĂ lui! Comme il lâĂ©crivait en 1956: «il Ă©tait revenu Ă son premier amour: la science et son histoire»34.
Cela advint aprĂšs quâil se fut graduellement rapprochĂ© de Husserl: KoyrĂ© lui rendit frĂ©quemment visite (en tous cas en 1921, en 1928, en 1929, en 1932, en 1934). Ă Paris en 1929, pour les MĂ©ditations cartĂ©siennes il avait Ă©tĂ©, par lâintermĂ©diaire dâHenri Lichtenberger, le promoteur de son invitation Ă la Sorbonne et fut le superviseur indispensable de la traduction, dont Husserl fut content et extrĂȘmement reconnaissant35.
29 Jâen ai publiĂ© le texte et je renvoie Ă lâanalyse plus approfondie que jâen ai faite dans mes introductions: A. KoyrĂ© alla scuola di Husserl a Gottinga (appendice: a. koyrĂ©, Insolubilia. Eine logische Studie ĂŒber die Grundlagen der Mengenlehre), «Giornale critico della filosofia italiana», 1999, p. 303-354; A. KoyrĂ© in den âMekka der Mathema-tikâ, «NTM (Naturwissenschaft Technik Medizin)», 1999, p. 208-230.30 koyrĂ©, Bemerkungen zu den Zenonischen Paradoxen, «Jahrbuch fĂŒr Philosophie und PhĂ€nomenologische For-schung», V, 1922, p. 603-628; cf. version française dans EHPP, p. 9-32.31 p. lĂ©vy, Les paradoxes de la thĂ©orie des ensembles infinis, «Recherches philosophiques», VI (1936-37, mais peut-ĂȘtre imprimĂ© en 1938), p. 204-219.32 «Bulletin of the New School for Social Research. Graduate Faculty», 1943 (June 14-August 4), p. 12, 48: «A. KoyrĂ©, Introduction to Logic». «Logic as science and as art. Logic and psychology. Logic and grammar. Ontological foundations of classical logic. Logic of classes and of relations. Logic of terms and of judgements. Formal and logics of sciences. Formal and symbolic logic. Logic and mathematics».33 koyrĂ©, ĂpimĂ©nide le menteur (Ensemble et catĂ©gories), Paris, Hermann 1947. Au mĂȘme moment Ă©tait publiĂ©e la version anglaise en deux livraisons: The Liar, «Philosophy and Phenomenological Research», VI, September 1945 â June 1946, p. 344-362; Manifold and Categories, ivi, IX, August 1948, p. 1-20. Il sâagit dâun essai que KoyrĂ© avait prĂ©parĂ© pour des miscellanĂ©es en lâhonneur de George Sarton (Studies and Essays in the History of Science and Learning, New York, H. Schuman 1946; reproduit sous forme de photocopie New York, P. Arno 1975), mais comme il rĂ©sulte dâune lettre de KoyrĂ© Ă Sarton il avait Ă©tĂ© refusĂ© par le directeur de publication M.F. Ashley Montagu.34 koyrĂ©, lettre Ă H. Spiegelberg, 10.08.1956 (CAK, Archives KoyrĂ©): «I went back to my first love â science and its history».35 husserl, Briefwechsel cit., IV, p. 359-560: «Immer wieder hörte ich die LuciditĂ€t Ihrer Ăbersetzung rĂŒhmen (auch in den Zeitschriften), man meinte sogar, in Ihrer französischen Sprache und der ihr eigenen Durchsichtigkeit, kĂ€men meine Gedanken zu einem wircksameren Ausdrucke als in meiner deutschen Sprache. NatĂŒrlich habe ich nachdrucklich darauf hingewiesen, dass Sie der eigentiliche Ăbersetzer seien und dass der schöne Erfolg Ihnen gedankt werden mĂŒsse». Husserl se rĂ©fĂšre Ă la traduction française signĂ©e par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas. Par rapport au texte allemand posthume la traduction a Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e par certains comme trop inter-prĂ©tative. Dans la lettre citĂ©e suivent dâautres Ă©loges adressĂ©s Ă KoyrĂ©: «Erfreulich war auch zu beobachten wie
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AprĂšs avoir projetĂ© de rĂ©aliser en 1934, avec Jean Hering et Roman Ingarden, lâopĂ©ration de sauvetage et de dĂ©codification des archives Husserl, qui aprĂšs sa mort sera effectuĂ©e par le PĂšre van Breda, KoyrĂ© tenta de promouvoir une mobilisation internationale pour dĂ©livrer le MaĂźtre des vexations quâil subissait dans lâAllemagne nazie et peut-ĂȘtre pour prĂ©parer son expatriation. Il se chargea en outre dâaider certains Ă©lĂšves de Husserl et de les orienter dans leur exil, comme cela est avĂ©rĂ© dans deux cas au moins, ceux dâAron Gurwitch et de Felix Kaufmann36.
Il faut observer que les deux plus grands philosophes prĂ©sents Ă Göttingen pendant que KoyrĂ© y Ă©tudiait se prĂ©sentaient dâune maniĂšre fort diffĂ©rente devant la sociĂ©tĂ© et devant leurs Ă©tudiants. Husserl Ă©tait extrĂȘmement rĂ©servĂ©, menait une vie retirĂ©e en compagnie de Malvine, avec laquelle il Ă©tait bourgeoisement et fidĂšlement mariĂ©, traitait avec les Ă©tudiants presque exclusivement par son intermĂ©diaire et celui de ses assistants (Adolf Reinach en particulier servait de mĂ©diateur entre Husserl et les jeunes). Mais pour rĂ©sumer schĂ©matiquement, Husserl nâĂ©tait quâapprofondissement et rigueur; Max Scheler Ă©tait un grand fresquiste tout Ă fait dans le vent et plein de curiositĂ©s contemporaines, mais moins Ă©laborĂ© et moins rigoureux.
Les historiens nâont peut-ĂȘtre pas assez soulignĂ© lâinfluence quâont dĂ» exercer sur la pensĂ©e et sur les attitudes et les comportements de KoyrĂ© les deux cours libres donnĂ©s par Scheler Ă la Philosophische Gesellschaft de Göttingen, prĂ©sidĂ©e par la doctorante Hedwig Conrad-Martius. Mais ce dĂ©tail ne doit pas nous faire penser Ă une improvisation estudiantine: câĂ©tait un club frĂ©quentĂ© par de nombreux professeurs et surtout par ceux qui Ă©taient appelĂ©s les âphĂ©nomĂ©nologues bavaroisâ, et ce fut au cours de ces annĂ©es un centre trĂšs important. Inviter Scheler dans un lieu parallĂšle Ă lâuniversitĂ© Ă©tait un signe dâanticonformisme, qui a dĂ» ĂȘtre pour le moins tolĂ©rĂ© par Husserl, qui ne figurait pas sur les photos qui cĂ©lĂ©braient tout le groupe (sur lesquelles on voit bien au contraire Reinach). Husserl connaissait Scheler depuis une dizaine dâannĂ©es, mais nâavait pas nouĂ© avec lui de vĂ©ritables liens dâamitiĂ©, comme du reste cela nâavait pas Ă©tĂ© le cas avec la plupart de ses autres collĂšgues. Scheler donnait des cours libres car de 1910 Ă 1919 â Ă Munich, mais avec des effets dans toutes les universitĂ©s allemandes â il avait Ă©tĂ© expulsĂ© de lâenseignement, ou pour mieux dire de toute venia docendi: il nâaurait donc pas pu ĂȘtre accueilli dans un amphithĂ©Ăątre universitaire.
Le dĂ©but de sa carriĂšre acadĂ©mique Ă Munich a Ă©tĂ© perturbĂ© et sâest soldĂ© par un Ă©chec Ă cause des accusations de sa premiĂšre femme Amelie Drewitz, une femme fatale qui sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e aussi une maĂźtresse chanteuse lorsquâil avait Ă©tĂ© emportĂ© par sa passion â contestĂ©e par tous â pour la trĂšs jeune, jolie et naĂŻve MĂ€rit, fille de lâarchĂ©ologue FurtwĂ€ngler et sĆur du cĂ©lĂšbre musicien37. Cet Ă©pisode, et dâautres aussi scandaleux, publiĂ©s dans les journaux sur
ein guten Namen Sie schon in Deutschland durch Ihre Schriften erworben haben». Dans une lettre du 26.05.1929 Husserl (Briefe an Roman Ingarden cit., p. 54) Ă©crit: «Ich sehe dies [Cartesianische Meditationen] als meine Hauptschrift an... ZunĂ€chst sandte ich das Schreibmaschinen Msc. an KoyrĂ© â Ăbersetzungsprobleme, Frage, ob der âBulletinâ das aufnehmen mag, etc». Ibid., IV, p. 178: Malvine Husserl Ă©crit Ă Felix Kaufmann, le 24 janvier 1929: «Dr. A. KoyrĂ©,... ist meines Mannes Adlatus fĂŒr den Pariser Aufenthalt und wird Ihnen lieber alles Auskunft geben können»; elle recommande ensuite Ă sa fille Elli (ibid., IX, p. 580-581) dâaccueillir avec beaucoup dâĂ©gards KoyrĂ©, qui passera dix semaines Ă Berlin pour ses recherches, dans lâintention de montrer leur reconnaissance pour la tĂąche Ă©norme («ungeheure Arbeit») dont il sâĂ©tait chargĂ© pour «diriger» la traduction française des Discours parisiens de Husserl.36 Ibid, IX, p. 465: Malvine Husserl Ă sa fille Elli (5.1.1935): avec KoyrĂ© et Ingarden, Hering en visite chez les Husserl, «wird eine internationale Aktion zur Be-friedigung von Papas Lebensabend ins Leben rufen». En 1934 Husserl lui-mĂȘme, ibid., p. 105, Ă©crit Ă propos de leurs tentatives Ă tous trois de sauver ses propres archives Ă lâĂ©tranger. Ibid., p. 109 et passim il compte sur KoyrĂ© pour prĂ©senter des Ă©lĂšves en France.37 Jâai pu lire ses souvenirs manuscrits Ă Munich, Staatsbibliothek, Mss., ANA v. infra, p. 174, n. 33.
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lâinitiative de sa premiĂšre femme, avaient fait de Scheler un personnage trĂšs discutĂ©, le «vilain» de service, au sein de lâacadĂ©mie et du demi-monde munichois. Le «manque de modĂ©ration de sa nature variĂ©e, raffinĂ©e, mais Ă©galement naĂŻve»38 Ă©tait caractĂ©ristique. Nous ignorons si la principale raison de son retrait de la venia docendi rĂ©sida dans ses excĂšs sexuels ou dans les polĂ©miques qui lâopposĂšrent Ă ses collĂšgues. Ă Göttingen il Ă©tait accompagnĂ© par MĂ€rit, jeune mariĂ©e; mais ce nâest quâavec sa troisiĂšme femme, Maria Scheu, qui avait Ă©tĂ© lâune de ses Ă©tudiantes Ă Cologne dans les annĂ©es vingt, et qui, pour son Nachlass, se montrera une directrice de publication habile, compĂ©tente et Ă©quilibrĂ©e, quâil trouvera lui aussi son Ă©quilibre, quelques annĂ©es avant sa mort, survenue alors quâil allait commencer Ă donner des cours au nouveau siĂšge de Francfort en 1928.
Autour de Scheler on percevait un parfum de scandale, et mĂȘme, dâaprĂšs le souvenir de Gadamer, une «impression dĂ©moniaque»39. Ces dĂ©sordres matrimoniaux et lâesclandre provoquĂ© par ses deux conversions (de Juif Ă catholique, puis abandon du catholicisme; de propagandiste interventionniste et nationaliste au soutien du pacifisme, lorsquâil fut chargĂ© de rĂ©diger des plaidoyers pour lâAllemagne au moment de la dĂ©faite)40 avaient Ă©tĂ© montĂ©s en Ă©pingle et rĂ©pandus auprĂšs du grand public grĂące Ă la malveillance des autres acadĂ©miciens. Dans un essai dâensemble qui, aprĂšs plus de soixante-dix ans est aujourdâhui encore lâun des plus importants, Karl Löwith a notĂ© que tout en ayant le mĂ©rite de sâintĂ©resser Ă des positions et Ă des disciplines nouvelles (parmi lesquelles la sociologie), Scheler affrontait ces matĂ©riaux neufs avec enthousiasme mais aussi de maniĂšre quelque peu arbitraire et insuffisamment Ă©laborĂ©e41. MalgrĂ© cela, ou peut-ĂȘtre justement Ă cause de cela, les jeunes professeurs et les Ă©tudiants trouvaient une voie de communication directe avec lui, ce qui aurait Ă©tĂ© impossible avec Husserl.
KoyrĂ© soulignait en effet «la fĂ©conditĂ© et la mobilitĂ© du gĂ©nie de Max Scheler»42, mais nây voyait aucune «improvisation du moment»: dans ses conversations libres de la Philosophische Gesellschaft, qui «se prolongeaient toujours jusquâĂ une heure trĂšs avancĂ©e, nous Ă©tions Ă©merveillĂ©s par le spectacle de la fĂ©conditĂ© inĂ©puisable, de lâinvention perpĂ©tuelle, de la crĂ©ation continue» quâoffrait Scheler. KoyrĂ© y voyait lâagilitĂ©, selon la dĂ©finition quâen avait donnĂ© Fichte, et parlait de «contagion de cette pensĂ©e perpĂ©tuellement Ă lâĆuvre». Les
38 k. löWith, Max Scheler und das Problem einer philosophischer Anthropologie, «Theologische Rundschau», N. F., VIII, 1935, p. 350-372: 351-352: «Eine unheimliche Mittelpunktlosigkeit seiner vielfach gemischten, raffi-nierten, aber auch naiven Natur».39 h.g. gadaMer, Maestri e compagni nel cammino del pensiero, Brescia, Queriniana 1986, p. 57-58. Ăgalement H. lutZ, Der Weg eines Einzelnen. Max Scheler (1914-192), dans son Der Weg im Zweilicht. Der Weg der Deutschen Katholiken aus der Kaiserzeit in die Republik. 1914-1925, Munich, Kösel 1963, p. 22-43; trad. it. Cattolici tedes-chi dallâImpero alla Repubblica (1914-1925), Brescia, Morcelliana 1970, p. 59 lui attribue «quelque chose dâun vampire» et raconte Ă la p. 58 les commentaires de Husserl Ă qui il avait rapportĂ©, lorsquâil Ă©tait Ă©tudiant, une rencontre avec Scheler qui lui avait fait une «impression dĂ©moniaque»: le maĂźtre lui avait conseillĂ© PfĂ€nder (sobre, aride et moins dĂ©moniaque). Ă lâĂ©poque, en 1923, Husserl ne soupçonnait pas encore qui Ă©tait Heidegger. «Plus tard il verra en Scheler et Heidegger les deux plus grands sĂ©ducteurs» qui se dĂ©tournaient du droit chemin, câest-Ă -dire de celui de la phĂ©nomĂ©nologie comme science rigoureuse.40 gadaMer, Maestri cit., p. 40-41 et dans tout lâessai Lâesperienza di un singolo, ibid., p. 27- 48, insiste sur ces aspects de lâactivitĂ© de Scheler dans le domaine de lâinformation, lorsquâil fut envoyĂ© en Hollande par le MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres dâaoĂ»t 1918 Ă janvier 1919. Il avait prĂ©cĂ©demment effectuĂ© des missions analogues en Suisse, comme dâautres intellectuels (par exemple Bergson) avaient lâhabitude de le faire Ă lâĂ©poque.41 löWith, Max Scheler cit., p. 25.42 koyrĂ©, Max Scheler, «Revue dâAllemagne et des pays de langue allemande», I, 1927-1928, p. 101. Ici KoyrĂ© se souvient de Scheler (quâil rencontrera encore plusieurs fois par la suite, aprĂšs un intervalle de dix ans qui suivit Göttingen) comme dâun reprĂ©sentant de la phĂ©nomĂ©nologie. V. Ă©galement ibid., p. 97.
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philosophes rĂ©unis Ă Göttingen reconnaissaient tous quâils Ă©taient stimulĂ©s et fĂ©condĂ©s par une telle agilitĂ© et parlaient de «champagne Ă la Scheler» (Scheler-Sekt): et non pas une âsecte de Schelerâ, comme quelquâun lâa cru bien Ă tort, Ă©tant donnĂ© que Scheler a eu de nombreux lecteurs, mais lâon ne peut vraiment pas dire que ses disciples aient Ă©tĂ© embrigadĂ©s dans une secte.
Ă Göttingen KoyrĂ© avait eu soin de prendre des notes prĂ©cises43 Ă partir du cours dans lequel Scheler Ă©baucha une premiĂšre trace des problĂ©matiques quâil dĂ©veloppera ensuite dans la Soziologie des Wissens, publiĂ©e en 1926: il sâagit plus prĂ©cisĂ©ment de Connaissance et travail. Sans aucun doute cet ouvrage de 1926 prĂ©sente une mise Ă jour et va au-delĂ des thĂšmes traitĂ©s dans le cours de Göttingen, Ă©tant donnĂ© quây est citĂ©e entre autres la Philosophie des formes symboliques dâErnst Cassirer, Ćuvre dans laquelle il voit un important dĂ©passement de lâintĂ©rieur des thĂšses philosophiques de lâĂ©cole de Marburg, lâune des cibles de sa polĂ©mique44; mais dĂ©jĂ quinze ans auparavant45, selon ce que mentionnent les notes de KoyrĂ© allant de fin novembre 1910 au 16 fĂ©vrier 1911, Scheler dĂ©battait tant les positions des pragmatistes au sens propre comme Charles Peirce, William James (auxquels il ajoutera par la suite George Edward Moore et John Dewey), que de nombreuses positions quâil dĂ©finit improprement comme pragmatistes, comme par exemple celles des nĂ©okantiens ou dâEinstein46.
Certes on ne pouvait encore reconnaĂźtre dans lâĂ©tudiant KoyrĂ© le futur collaborateur de LĂ©vy-Bruhl et de BouglĂ© et lâauteur dâessais tels que Les philosophes et la machine: mais je me demande si ne se trouvaient pas dĂ©jĂ prĂ©sentes les prĂ©misses de ses intĂ©rĂȘts dans ce domaine et de sa sensibilitĂ© Ă lâĂ©gard de ce qui y touche47.
Il est certain que si aucun lien ne sâĂ©tait nouĂ© entre Scheler et Husserl, avec KoyrĂ© naquit une amitiĂ©. Scheler le tutoyait et lorsquâil lui dĂ©dicaça sa photo, il lui souhaita de «rĂ©aliser sa vie dans la philosophie», ce qui Ă la fin du WS 1911-12 devait ĂȘtre un encouragement aprĂšs le refus de sa thĂšse de doctorat de la part de Husserl48. Comme il ressort Ă©galement des trĂšs rares lettres
43 CAK: il sâagit de sept leçons: la premiĂšre s.d., les autres datĂ©es du 2, 5, 7, 11 dĂ©cembre 1910, et de nouveau du 13 et 16 fĂ©vrier 1911.44 Maria Scheler dans sa postface au vol. VIII de sCheler, Gesammelte Werke: Probleme einer Soziologie des Wissens, 1960, p. 479-482, a reconnu deux phases dans lâĂ©laboration: 1910- 1913 (quand Scheler voulait Ă©crire un livre sur le pragmatisme), et ensuite aprĂšs la guerre lorsquâil travaillait en vue de la publication de cet Erkenntnis und Arbeit (publiĂ© par lâauteur dans le recueil Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig, Neue Geist Ver-lag 1926; je cite dâaprĂšs la trad. it. Conoscenza e lavoro. Uno studio sul valore e sui limiti del motivo pragmatico nella conoscenza del mondo, trad. it. de L. Allodi, Milan, Franco Angeli 1997, p. 104-105): Scheler y voit un âtournantâ et mĂȘme une rupture du point de vue Ă©pistĂ©mologique, comme il rĂ©sulte du fait que «dans la mĂȘme Ă©cole philosophique oĂč le âscientismeâ avait pris les formes les plus grossiĂšres, lâĂ©cole de Marburg, le plus Ă©minent de ses reprĂ©sentants et promoteurs, Ernst Cassirer, a rompu radicalement avec cette rĂ©duction de la thĂ©orie de la connaissance».45 koyrĂ©, Max Scheler cit., p. 97.46 Munich, Staatsbibliothek, Mss., ANA (Max Scheler): dans cette lettre Maria renvoie Spiegelberg Ă un tĂ©moin en-core vivant Ă Paris, le professeur catholique Paulus Lenz-Medoc, qui pouvait en premier lieu parler de lâinfluence de lâĆuvre de Scheler sur la «philosophie (ou phĂ©nomĂ©nologie) catholique de la religion en France». Dans une autre lettre du 24 aoĂ»t 1956 Maria Scheler atteste quâelle a demandĂ© Ă KoyrĂ© de contribuer grĂące Ă ses souvenirs: il lui a promis dâĂ©crire Ă Spiegelberg Ă propos de Scheler. Il existe une correspondance intĂ©ressante entre Spiegel-berg et KoyrĂ©, au sujet de laquelle voir ma publication, Refugee Philosophers. âThe Gulf between Continental and Analytical Philosophyâ as Registered in H. Spiegelbergâs Interviews, dans The âUnacceptablesâ cit., p. 173-19447 Sur le cahier soumis Ă Husserl avec la dissertation refusĂ©e (CAK) se trouve une note («Julius goldstein, Wan-dlungen in der Philosophie der Gegenwart, Leipzig, A. Kroner 1911»), qui doit ĂȘtre une indication bibliographique reçue probablement de Scheler, qui se sert de Goldstein en parlant de pragmatisme dans Erkenntnis und Arbeit (correspondant au cours auquel assista KoyrĂ© et pendant lequel il prit des notes en 1910-11).48 W. Mader, Scheler, Reinbek bei Hamburg, Rowolth 1980, publie, outre la photo souvent reproduite, la dĂ©dicace
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qui ont Ă©tĂ© conservĂ©es, KoyrĂ© sâadresse Ă Scheler avec une grande familiaritĂ©.AprĂšs sa fuite dâOdessa vers Istanbul en 1920, encore avant de rejoindre Ă Paris son frĂšre
aĂźnĂ© et ses autres parents (visa du consul de Milan du 22 mai 1920), KoyrĂ© avait envoyĂ© une lettre Ă Max Scheler et aussitĂŽt aprĂšs son arrivĂ©e Ă Paris avait demandĂ© (le 25 mai 1920) un visa pour lâAllemagne. Dans sa lettre KoyrĂ© fait allusion aux rĂŽles trĂšs aventureux quâil avait jouĂ©s pendant la guerre. Lâautre lui demande de les lui raconter, se rĂ©jouit sur un ton trĂšs amical de le savoir sain et sauf (dans les annĂ©es 1914-1920 ses amis avaient cru KoyrĂ© mort, et lâavaient pleurĂ©) et propose spontanĂ©ment de renouer des contacts. La correspondance de Max Scheler a Ă©tĂ© presque complĂštement dĂ©truite pendant la seconde guerre mondiale, mais la commĂ©moration Ă©crite par KoyrĂ© fait Ă©tat dâau moins trois rencontres au cours de lâentre-deux-guerres: entre 1924 et 1928, Scheler, titulaire de chaire, avait honorĂ© le jeune professeur parisien en lâappelant Ă donner une confĂ©rence Ă Cologne; par ailleurs, il avait suggĂ©rĂ© de lâinviter en 1924 Ă Pontigny. Cette annĂ©e-lĂ et en 1926 Scheler passa par Paris, oĂč il eut le plaisir de mesurer sa notoriĂ©tĂ©. Il y reçut en effet un accueil cordial, que sa personnalitĂ© polĂ©mique ne rencontrait pas toujours (et cela mĂȘme lĂ oĂč se trouvait son propre poste, aprĂšs quâil eut abandonnĂ© le parti catholique).
Pour la pĂ©riode qui suivit la premiĂšre guerre mondiale il existe un document de premiĂšre main et tout Ă fait digne de foi. Ă une demande dâinformations de la part de lâhistorien de la phĂ©nomĂ©nologie Herbert Spiegelberg, la troisiĂšme Ă©pouse, Maria Scheler rĂ©pond dans une lettre de Munich le 15 fĂ©vrier 1956: «Pour autant que je me souvienne, mon mari est allĂ© pour la premiĂšre fois Ă Paris en 1924. Lâoccasion immĂ©diate Ă©tait une invitation de Paul Desjardin Ă Pontigny»49, dont les programmes, selon Maria Scheler, Ă©taient dĂ©jĂ connus de Spielberg. Au cours de cette pĂ©riode, qui est lâune des plus intĂ©ressantes, les DĂ©cades littĂ©raires (proches de la thĂ©matique de la NRF) avaient entre autres pour but de rĂ©tablir les contacts culturels et politiques entre la France et lâAllemagne aprĂšs la fracture sanglante de la premiĂšre guerre mondiale. Et câĂ©tait un fait trĂšs significatif que dâinviter Scheler, un intellectuel de haut niveau qui avait Ă©tĂ© envoyĂ© pendant la premiĂšre annĂ©e du conflit dans les pays neutres afin dây faire de la propagande et avait parlĂ© dans un programme Ă la radio en faveur de lâarmĂ©e allemande, câest-Ă -dire contre la France et la Grande-Bretagne. Maria poursuit:
Je crois que ce fut Ernst R. Curtius qui transmit lâinvitation. Mon mari y a fait quelques confĂ©rences, qui ont Ă©tĂ© accueilles avec beaucoup dâintĂ©rĂȘt. Je crois que mon ami Alexandre KoyrĂ© Ă©tait Ă©galement prĂ©sent.
Tous deux (KoyrĂ©, qui avait suggĂ©rĂ© lâinvitation et Curtius, collĂšgue de Scheler Ă Cologne) pourraient «mieux prĂ©ciser quelles Ă©taient les personnes que Scheler avait rencontrĂ©s lĂ et quelles autres plus tard Ă Paris». «KoyrĂ© Ă©tait le mieux placĂ© pour tĂ©moigner de lâinfluence de ces visites». Maria, trĂšs intelligente, saisit au vol que lâenquĂȘte de Spiegelberg concerne surtout «les rencontres avec les philosophes», elle nâinsiste donc pas sur la connaissance avec le lettrĂ© catholique Charles Du Bos. Elle nomme KoyrĂ© en premier et atteste que Scheler «était son ami depuis lâĂ©poque de Göttingen» («Mit KoyrĂ© mein Mann war ja seit der Göttinger Zeit befreundet»).
DâaprĂšs ce que Maria a entendu dire Ă Maurice de Gandillac, un Ă©lĂšve de KoyrĂ© quâelle avait souvent rencontrĂ© Ă Paris, il avait connu Scheler Ă cette occasion, puis Scheler aurait
Ă KoyrĂ©: «Die Philosophie möge Dir die Freude geben, die in der Forderung deines Lebens liegt. Zur herzlichen Erinnerungen. 4. MĂ€rz 1912.» Outre la raretĂ© dâun rapport paritaire comprenant le tutoiement entre professeurs et Ă©tudiants, possible uniquement avec un anticonformiste, un outsider comme Scheler, il faut souligner que ces paroles sont trĂšs appropriĂ©es Ă©tant donnĂ© la situation de KoyrĂ©, recalĂ© au doctorat.49 Cette citation et les suivantes proviennent du texte original dactylographiĂ© et signĂ© Ă Munich, Staatsbibliothek, ANA 387, E, II (Max Scheler).
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rencontrĂ© LĂ©vy-Bruhl et Bergson; mais Maria nâĂ©tait pas certaine de ces rencontres. Par contre, elle Ă©tait parfaitement sĂ»re quâil avait rencontrĂ© le «maĂźtre de Koyré» Emile Meyerson. Le nom de Durkheim revient aussi, mais avec moins de prĂ©cision, dans les souvenirs de la veuve: le fondateur de lâĂ©cole sociologique française aura certainement Ă©tĂ© lu et mĂ©ditĂ© par Scheler, mais il Ă©tait mort en 1917, bien avant les dates auxquelles Scheler visita Paris. En 1926 Maria y avait accompagnĂ© son mari pendant quatre semaines environ: elle avait donc assistĂ© aux rencontres, par exemple chez «Baruzi» (lâun des deux frĂšres Baruzi, qui recevaient dâune façon trĂšs mondaine et invitaient certainement les dames)50:
Cette fois-lĂ [Scheler] devait avoir rencontrĂ© Jean Wahl, par la suite [Louis] Lavelle, directeur de la collection «Philosophie de lâesprit» chez Aubier. Je ne crois pas au contraire quâil ait connu [RenĂ©] Le Senne.
Comme sâen souvenait Spiegelberg, câest alors que Wesen und Formen der Sympathie de Scheler fut publiĂ© chez Payot dans la traduction de JankĂ©lĂ©vitch51. Il est superflu de rappeler que dâautres intellectuels ont introduit Scheler en France (le traducteur lui-mĂȘme, Landsberg, George Gurvitch⊠et enfin Merleau-Ponty), mais mĂȘme ainsi KoyrĂ© a contribuĂ© plus que dâautres Ă approfondir et rĂ©Ă©laborer de façon critique sa problĂ©matique dans les domaines de la sociologie et de lâĂ©pistĂ©mologie.
Ătant donnĂ© que les dĂ©marches en vue de sa naturalisation et de la possibilitĂ© qui en aurait dĂ©coulĂ© dâune carriĂšre didactique en France avaient Ă©tĂ© longues et difficiles, il ne serait pas absurde de formuler lâhypothĂšse que KoyrĂ© nâĂ©cartait pas lâespoir de pouvoir reprendre une carriĂšre acadĂ©mique en Allemagne et par consĂ©quent tel aurait Ă©tĂ© le but des traductions entreprises par ses amies et condisciples Ă Göttingen Hedwig Conrad-Martius et Edith Stein. Lâattribution, due Ă H.B. Gerl-Falkovitz, de lâune de celles-ci, lâEssai sur Descartes, est rĂ©cente, mais figure dĂ©jĂ dans lâĂ©dition critique dâEdith Stein52. Je nâexclus pas que lâexilĂ© KoyrĂ© envisageait peut-ĂȘtre de se rendre Ă Cologne aprĂšs avoir publiĂ© son deuxiĂšme livre sur lâargument ontologique dâAnselme (1923). Mais je ne voudrais pas parler uniquement de ses expectatives en ce qui concerne sa carriĂšre acadĂ©mique, parce quâil me semble prĂ©fĂ©rable dâanticiper ici sur ma thĂšse concernant ses expĂ©riences intellectuelles: je crois que cela a Ă©tĂ© la frĂ©quentation avec Scheler qui lâa portĂ©:1) Ă sâintĂ©resser Ă la sociologie de la connaissance et Ă beaucoup lire sur ce sujet: ces intĂ©rĂȘts,
reconnaissables dans ses Ă©crits de jeunesse sur les mystiques, seront apprĂ©ciĂ©s par lâĂ©cole française de sociologie (LĂ©vy-Bruhl, BouglĂ©), et plus tard par le groupe des «Annales» qui en rĂ©imprimeront quelques-uns dans un «Cahier» de 1956;
2) a contribué aussi à faire de Koyré un historien de la science analytique et rigoureux, mais également capable de replacer les théories dans leur contexte social et temporel;
3) en a fait un journaliste en mesure de collaborer Ă de nombreux pĂ©riodiques et dâen organiser deux qui ont eu une certaine importance (Ă Paris «Recherches philosophiques» et Ă New York «Renaissance»).
50 Dans le tĂ©moignage de la veuve Scheler, mĂȘme sâil est de premiĂšre main, on ne peut pas distinguer auquel de deux frĂšres elle se rĂ©fĂšre, Jean ou Joseph, en ce qui concerne ces diverses rencontres.51 Cf. koyrĂ©, compte rendu de lâouvrage de M. sCheler, Wesen und Formen der Sympathie, «Revue philoso-phique», C, 1925, p. 456-457.52 edith stein, Gesamtausgabe, vol. 25: Ăbersetzungen von Alexandre KoyrĂ© Descartes und die Scholastik (E. Stein mit H. Conrad-Martius), EinfĂŒhrung, Bearbeitung und Anmerkungen von Hanna-Barbara Gerl-Falkovitz, Fribourg-en-B., Herder 2005. H. Conrad-Martius avait prĂ©cĂ©demment traduit la contribution sur Boehme pour la Festschrift dĂ©diĂ©e Ă Husserl par ses Ă©lĂšves.
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Scheler aborde également la thématique des origines de la science moderne.
Dans une perspective historique et sociologique, ce qui Ă©quivaut Ă un tableau synoptique essentiel de lâhistoire des sciences et de la philosophie, en mĂȘme temps que de lâhistoire des formes techniques de travail, on devrait montrer comment sâest produite dans le dĂ©tail la coopĂ©ration entre technique et science, quel est le facteur qui a prĂ©dominĂ© tour Ă tour, comment se sont transformĂ©s dâune part les caractĂšres gĂ©nĂ©raux des sciences face Ă des tĂąches et des finalitĂ©s techniques nouvelles et de lâautre comment la science a au contraire rĂ©troagi Ă son tour sur la technique53.
Scheler se rĂ©fĂšre Ă lâhistoire de la mĂ©canique de Pierre Duhem et aux travaux dâErnst Mach,
qui montrent clairement que les problĂšmes techniques ont toujours servi Ă impulser les diffĂ©rentes parties de la mathĂ©matique et des sciences naturelles et que, partant, la formulation logique rigoureuse et la systĂ©matisation des rĂ©sultats ainsi obtenus a Ă©tĂ© partout un Ă©vĂ©nement ultĂ©rieur. En particulier, lâexpĂ©rience comme pur instrument de recherche est nĂ©e lentement uniquement du nivellement croissant des buts fondĂ©s sur le contenu des interventions en partie techniques, en partie ludiques, sur la nature [âŠ]. Toutefois, dans le cas oĂč lâon ne peut ou ne veut rien faire ni produire dans la rĂ©alitĂ© (realiter), alors en troisiĂšme lieu lâexpĂ©rience devient âexpĂ©rience conceptuelleâ54.
Un signe rĂ©vĂ©lateur de la synchronie idĂ©ale entre les deux hommes est constituĂ© par le fait que pour corroborer la thĂšse â nouvelle et importante â de lâ«expĂ©rience conceptuelle» Scheler en vient Ă citer prĂ©cisĂ©ment les cas de la mĂ©canique cĂ©leste de GalilĂ©e et de celle de Newton: il nâest pas besoin de rappeler ici combien ces penseurs et cette problĂ©matique ont Ă©tĂ© analysĂ©s par KoyrĂ©. Certes celui-ci traitera les thĂ©ories galilĂ©ennes et newtoniennes avec davantage de rigueur, mais peut-ĂȘtre ne devrait-on pas exclure quâĂ une premiĂšre intuition concernant ces problĂšmes aient pu contribuer des Ă©changes de vues avec Scheler en 1910-12 ou dans les annĂ©es vingt.
53 sCheler, Conoscenza e lavoro cit., p. 99.54 Ibid.
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II.2 Ă©Couter bergson
ce temps, en effet, est espace1.
On ne sait rien des Ă©tudes faites par Alexandre KoyrĂ© au lycĂ©e et Ă lâuniversitĂ© dâOdessa (oĂč il avait Ă©tĂ© immatriculĂ© en 1908): ce serait pure conjecture de supposer que la lecture des Recherches logiques de Husserl fut suggĂ©rĂ©e par lâun des professeurs sur place. On a supposĂ© que le futur Ă©lĂšve et «propagandiste» de Husserl Gustav Shpet ait pu en ĂȘtre lâoccasion: si cela Ă©tait prouvĂ©, ce serait intĂ©ressant Ă©tant donnĂ© quâil sâagit dâun intellectuel ukrainien engagĂ© politiquement. Mais il nâĂ©tait par le seul lĂ -bas Ă sâintĂ©resser Ă Husserl.
KoyrĂ© avait poursuivi ses Ă©tudes Ă lâĂ©tranger et dĂ©jĂ Ă la fin de 19082 il Ă©tait passĂ© par la France, oĂč sa famille avait des parents et entretenait des relations dâaffaires; il avait ensuite frĂ©quentĂ© rĂ©guliĂšrement pendant quelques semestres (du WS 1908-1909 au WS 1911-12) lâuniversitĂ© de Göttingen. OĂč il Ă©tait revenu de temps Ă autre en 1913. CâĂ©tait un Ă©tudiant qui se faisait remarquer3.
Lorsquâil avait soumis Ă Husserl sa dissertation pour le doctorat, dĂ©jĂ plus quâĂ©bauchĂ©e4, qui portait sur un thĂšme suggĂ©rĂ© par Adolf Reinach â les fondements et les paradoxes de la mathĂ©matique â , elle avait Ă©tĂ© refusĂ©e par le professeur; constatant quâil ne rĂ©ussirait pas Ă passer son doctorat Ă Göttingen, KoyrĂ© Ă©tait revenu Ă Paris pour obtenir un modeste diplĂŽme dâĂ©tudes supĂ©rieures de philosophie (Ă©tudes quâil reprendra aprĂšs la premiĂšre guerre mondiale). Au cours des semestres passĂ©s Ă Göttingen il fit activement partie dâun club rĂ©cemment fondĂ© et organisĂ© par des Ă©tudiants, la Philosophische Gesellschaft, mais que frĂ©quentaient aussi quelques professeurs, surtout Reinach et Scheler; KoyrĂ© y avait fait divers exposĂ©s sur le temps chez Bergson, sur les conceptions indĂ©terministes bergsoniennes, sur les paradoxes de ZĂ©non (câest-Ă -dire sur Russell), que nous possĂ©dons encore sous forme de manuscrits.
Sa confĂ©rence sur «Bergsons Zeittheorie» avait justement connu un retentissement spĂ©cial et eu le privilĂšge dâavoir comme auditeur Husserl en personne, dont la prĂ©sence au cercle philosophique Ă©tait exceptionnelle.
On ne sait pas combien de temps KoyrĂ© sâĂ©tait prĂ©cĂ©demment arrĂȘtĂ© Ă Paris. Certainement le fait dây ĂȘtre passĂ© lui aura facilitĂ© la connaissance des idĂ©es et des textes bergsoniens, cĂ©lĂšbres5 dĂ©sormais dans le monde entier et spĂ©cialement Ă Paris. Son succĂšs au CollĂšge de France, oĂč Bergson avait Ă©tĂ© nommĂ© depuis dĂ©jĂ une dĂ©cennie, Ă©tait tel que les quotidiens
1 koyrĂ©, EHPP, p. 164, oĂč il Ă©crit Ă©galement quâ «il eut Ă©tĂ© interessant de confronter lâanalyse du temps par Hegel Ă son analyse par Bergson⊠ainsi que⊠des analyses de Hegel et de Heidegger».2 koyrĂ©, Lettre Ă H. Spiegelberg (Munich, Staatsbibliothek, Archiv der MĂŒnchener PhĂ€nomenologen): câest lĂ le document dĂ©cisif pour fixer la date de lâarrivĂ©e de KoyrĂ© en France: si Ă une telle distance de temps lâĂ©ventualitĂ© dâun lapsus de mĂ©moire ne peut ĂȘtre totalement exclu, il est dĂ©cisif que la date soit confirmĂ©e par lâĂ©coute des derniĂšres leçons de Minkowsky (v. supra).3 Cf. supra, II.1, n. 21.4 Les manuscrits, qui recourent çà et lĂ Ă la stĂ©nographie selon la mĂ©thode Stolze-Schrey, sont conservĂ©s Ă Paris (CAK Archives KoyrĂ©): je suis trĂšs reconnaissante Ă Erika Gisler, qui en avait preparĂ© une dĂ©codification et trans-cription, lorsquâau dĂ©but je pensais publier ces textes. Son travail soigneux mâa Ă©tĂ© trĂšs utile Ă©galement pour les citations qui suivront. Je dĂ©signe par le sigle C la confĂ©rence Bergsons Zeitthorie, de 8 feuillets, par D le deuxiĂšme manuscrit, sans titre, de 16 feuillets (qui a dĂ» ĂȘtre rĂ©digĂ© au mĂȘme moment et qui a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© utilisĂ© par lâauteur pour complĂ©ter la brĂšve confĂ©rence).5 Je rappelle Ă titre dâexemple quâen janvier-fĂ©vrier 1913 Bergson (de mĂšre et de culture anglaises), avait donnĂ© des confĂ©rences en Angleterre et aux Ătats-Unis (Ă la Columbia University), ce qui Ă©tait un honneur rare Ă lâĂ©poque.
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ĂCOUTER BERGSON
photographiaient les masses qui se pressaient Ă ses cours: Ă©viter des incidents Ă©tait un problĂšme signalĂ© au recteur6. Il est difficile de penser quâun Ă©tudiant en philosophie, Ă©veillĂ© et attentif comme KoyrĂ©, nâait pas laissĂ© libre cours Ă sa curiositĂ© dâaller lâĂ©couter et naturellement de lire ses trois premiers livres ainsi que quelques articles7. Au mĂȘme moment, suivant le conseil de Friedrich Gundolf, Ernst Robert Curtius, lui aussi de passage Ă Paris, nâavait pas manquĂ© dâĂ©couter Bergson:
jâavais lu Les donnĂ©es immĂ©diates et MatiĂšre et mĂ©moire, et Ă Paris jâai Ă©coutĂ© ensuite sa merveilleuse leçon au CollĂšge de France, oĂč chaque vendredi Ă cinq heures se rĂ©unissait et se pressait un nombreux public: des dames, qui font attendre leurs automobiles dehors, des prĂȘtres, des Ă©tudiants, des intellectuels. Cet hiver Bergson Ă©tait le dernier cri. LâĂ©couter est de bon ton. On ne peut ouvrir un journal sans y lire son nom. Il mâa fait une profonde impression. Il est fort remarquable de voir comment les tendances les plus diverses de lâesprit français se rĂ©clament de lui. Les symbolistes dĂ©clarent quâil est lâinterprĂšte philosophique de leur conception artistique, les catholiques modernes fondent sur lui une nouvelle apologĂ©tique, les syndicalistes dĂ©duisent de sa pensĂ©e âle droit de la violenceâ8.
DâaprĂšs les souvenirs de Jean Hering, condisciple et grand ami de KoyrĂ©9, sa confĂ©rence Ă Göttingen eut lieu au cours du Sommersemester 1911 (Suzanne Delorme le confirme)10. Le thĂšme nâa pas dĂ» ĂȘtre suggĂ©rĂ© par Husserl, qui selon le tĂ©moignage du mĂȘme Hering «connaissait Ă peine le nom du grand rĂ©novateur de lâintuitionnisme en France»: et ce fut justement grĂące Ă lâexposĂ© de KoyrĂ© que Husserl aurait eu connaissance des principes de la philosophie bergsonienne et dans la discussion qui sâensuivit aurait profĂ©rĂ© lâune de ses boutades caractĂ©ristiques. Husserl dĂ©clara en effet: «Les bergsoniens consĂ©quents câest nous»11. Par la suite il sâexprime au sujet de Bergson dâune façon malveillante, car il ne voulait pas entendre parler dâessences».
Mais indĂ©pendamment des observations que faisait der Meister, lâentourage du grand phĂ©nomĂ©nologue et critique du psychologisme ne pouvait pas ne pas ĂȘtre intĂ©ressĂ© par la version raffinĂ©e quâen avait donnĂ© Bergson.
6 BibliothĂšque Nationale, H. Bergson Exposition du centenaire, Paris, BN, 1959; r.-M. MossĂ©-bastide, Bergson Ă©ducateur, Paris, PUF 1955, p. 70-71, qui utilise «des piĂšces dâautant plus pittoresques quâabsolument authen-tiques» tirĂ©es du dossier de Bergson au CollĂšge de France et une photo publiĂ©e par «Excelsior» le 14 fĂ©vrier 1914. V. Ă©galement ph. souleZ, Bergson politique, Paris, PUF 1989, p. 11 et suiv.7 Cf. ms. D, f. 1r cit. ci-dessous in-extenso: «In allen seinen S[c]hriften, den grössten wie der kleinsten».8 f. gundolf, Briefwechsel mit Herbert Steiner und Ernst Robert Curtius, hg. v. L. Helbing und C.V. Bock, Am-sterdam 1963, p. 134. Ce passage est citĂ© dans lâĂ©tude la plus documentĂ©e sur la question: r.W. Meyer, Bergson in Deutschland. Unter besonderer BerĂŒcksichtung seiner Zeitauffassung, dans Studien zum Zeitproblem in der Philo-sophie des 20. Jahrhunderts («PhĂ€nomenologische Forschungen», Bd. 13), Munich, Alber 1982, p. 10-63: 18-19. Curtius fait allusion Ă des positions comme celles des modernistes et de Georges Sorel, qui avait publiĂ© entre autres sur Bergson Modernisme dans la religion et dans le socialisme, «Revue critique des idĂ©es et des livres», 1908. Dans lâentourage de Stephan George on parlait de Bergson; une annĂ©e plus tard seulement sortira e. gundolf, Die Philosophie H. Bergsons, «Jahrbuch fĂŒr die geistige Bewenung», 1912.9Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Mss. Archiv der Bayerischen Phenomenologen, ANA 387, lettre de J. He-ring Ă Spiegelberg, s.d. [1957]. Hering avait Ă©tĂ© interpellĂ© par lâhistorien de la phĂ©nomĂ©nologie Ă propos de cette confĂ©rence dont on se souvient encore aprĂšs cinquante ans: «Es war KoyrĂ©, der in SS 1911 in der Philosophischen Gesellschaft Göttingen einen Vortrag ĂŒber Bergson hielt, worauf [Husserl] 8der von Bergson vorher nie etwas gewusst hatte) aussief an: âDann sind wir die consequenten Bergsonianerâ. SpĂ€ter hat er ungustiger ĂŒber Bergson sich geĂ€ussert, weil selbiger von den Essenzen nicht wissen wollte». spiegelberg, The Phenomenological Move-ment cit., p. 428-429 accordait une grande importance Ă cet Ă©pisode, restĂ© inĂ©dit, et fait remarquer Ă la p. 432 que dans les annĂ©es trente KoyrĂ© dans «Bifur» prĂ©sentera Heidegger «as a synthesis of Bergson and Husserl».10 delorMe, Hommage Ă A. KoyrĂ© cit., p. 130.11 hering, La phĂ©nomĂ©nologie il y a trente ans, «Revue internationale de philosophie», I, 1939, p. 368: câĂ©tait mĂȘme grĂące Ă lâexposĂ© de KoyrĂ© quâ «il prit connaissance des principes de la philosophie bergsonienne».
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ĂCOUTER BERGSON
Celui qui avait suggĂ©rĂ© Ă KoyrĂ©, alors ĂągĂ© de dix-neuf ans, le thĂšme de cet exposĂ© pouvait tout au plus avoir Ă©tĂ© Max Scheler, arrivĂ© Ă Göttingen prĂ©cisĂ©ment sur lâinitiative et aux frais de la Philosophische Gesellschaft: aux cĂŽtĂ©s de Georg Simmel il avait Ă©tĂ© lâun des premiers en Allemagne Ă sâintĂ©resser Ă la problĂ©matique bergsonienne et en avait patronnĂ© les premiĂšres traductions chez un nouvel Ă©diteur: mais ni lâun ni lâautre nâavaient encore rien publiĂ© sur ce thĂšme12. DĂ©jĂ avant 1907, lorsquâil Ă©tait encore Ă IĂ©na auprĂšs de la chaire de Rudolf Eucken, qui Ă©tait personnellement en contact avec Bergson13, Scheler avait approfondi «un vieux dĂ©bat» Ă propos des idĂ©es de Bergson. Lâouvrage quâil prĂ©fĂ©rait entre tous, MatiĂšre et mĂ©moire, Ă©tait sorti en 1908, dans une mauvaise traduction allemande rĂ©alisĂ©e par une nouvelle maison dâĂ©dition dâIĂ©na, dans une sĂ©rie lancĂ©e par Simmel: Ă cet Ă©diteur (Eugen Diederichs) Scheler Ă©crivait en mars 1911 quâil avait pour la premiĂšre fois traitĂ© de Bergson dans une leçon, et vue la suspension de sa venia docendi on doit penser que cela sâĂ©tait passĂ© au club de Göttingen14.
MalgrĂ© quelques ingĂ©nuitĂ©s et une maĂźtrise encore insuffisante de la langue allemande, ces pages inĂ©dites et inexplorĂ©es de KoyrĂ© reprĂ©sentent donc un document significatif: il suffirait de dire quâelles ont Ă©tĂ© Ă©crites et lues en public avant les publications allemandes les plus prĂ©coces sur Bergson, dues Ă Simmel (1913)15, Scheler (1913)16, Spengler (1918)17, Heidegger (1919-21)18 et Ă un autre Ă©lĂšve de Husserl, Roman Ingarden (1914; 1921)19.
Comme nous le verrons, KoyrĂ© donne une interprĂ©tation qui nâa rien de commun avec celle du promoteur des traductions allemandes de Bergson, Georg Simmel, qui en fera le fondateur de la philosophie de la vie et le rapprochera de Nietzsche et du pragmatisme20. Dans sa confĂ©rence sur la âdurĂ©eâ KoyrĂ© reconnaĂźt au prĂ©alable que
12 Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 20-21, 28-30. V. Ă©galement G. pflug, Die Bergson-Rezeption in Deutsch-land, âZeitschrift fĂŒr philosophische Forschungâ, XLV, 1991, p. 257-259.13 MossĂ©-bastide, Bergson Ă©ducateur cit., p. 83-84.14 De Bergson lâĂ©diteur E. Diederichs avait dĂ©jĂ fait imprimer Ă IĂ©na: Materie und GedĂ€chtnis, ĂŒbers. von Gertrud Kantorowicz, en 1908; Zeit und Freiheit. Eine Abhandlung ĂŒber die unmittelbaren Bewusstseinstatsachen, en 1911; Schöpferische Entwicklung, ĂŒbers. von G. Kantorowicz, en 1912; Das Lachen, ĂŒbers. V. J. Frankenberg u. W. FrĂ€nzel, en 1921.15 g. siMMel, H. Bergson, «Die GĂŒldenkammer», 1913-1914 (cit. par Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 20); article figurant dans siMMel, Zur Philosophieder Kunst, Potsdam, Kiepenhauer 1922 (trad. it. de M. Protti dans «Aut aut», 1984, n. 204, p. 14-41).16 M. sCheler, Versuche einer Philosophie des Lebens: Nietzsche, Dilthey, Bergson, «die weisse BlĂ€tter» 1913 (republiĂ© ensuite dans son cĂ©lĂšbre reccueil essais Vom Umsturz der Werte, 1923; et dans les Gesammelte Werke, III, p. 311-339); cf. Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 27.17 Il sâagit du chapitre 2 du premier volume de spengler, Untergang des Abendlandes, cf. Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 21-23.18 Le premier signe dâattention se trouve dans M. heidegger, Anmerkungen zu Jaspers âPsychologie der Wel-tanschaugenâ, dans Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, IX, p., 1-44; cf. Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 33-44, qui analyse ensuite des Ćuvres plus tardives et aussitĂŽt publiĂ©es par lâauteur, en parti-culier Sein und Zeit.19 r. ingarden, Intuition und Intellekt bei Bergson, «Jahrbuch fĂŒr Philosophie und phĂ€nomenologische Forschung», V, 1921; il sâagit dâune dissertation, qui avait Ă©tĂ© commencĂ©e sous la direction de Husserl en 1914 et discutĂ©e en 1917. Pour une reconstruction des Ă©changes avec son professeur et des phases de son travail, cf. husserl, Briefe an Roman Ingarden cit., oĂč il est confirmĂ© quâen 1914 Husserl nâavait pas lu Bergson. Cf. Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 30-33.20 siMMel, Zur Philosophie der Kunst cit.; trad it. cit. p. 18 et suiv. et pour le pragmatisme p. 21 et suiv.; lâintĂ©rĂȘt de Simmel pour LâĂ©volution crĂ©atrice est Ă©vident, alors que lâouvrage nâest pas particuliĂšrement cher Ă KoyrĂ©. DâaprĂšs Simmel (p. 19) lâimage bergsonienne du mĂ©canisme (qui fonde les principes de la physique, la chimie, la psychologie) sây rattache et se trouve Ă mi-chemin entre «lâimage dâun monde casuel, discontinu, calculable et celle dâune vie incalculable», p. 19.
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GrĂące Ă la brillante et gĂ©niale originalitĂ© de Bergson â que nous ne voulons pas contester â, Ă sa philosophie Ă©trangement anhistorique qui dĂšs sa premiĂšre apparition se prĂ©sente pour ainsi dire comme un bloc compact, dâun seul jet (en contradiction avec tout son systĂšme: Bergson, le philosophe de lâĂ©volution, est celui qui prĂ©sente moins que tous une Ă©volution) â il semble presque quâĂ cause de toutes ces circonstances on se soit aveuglĂ© au point que prĂ©cisĂ©ment par rapport Ă la thĂ©orie du temps on nâait pas discernĂ© la grande ligne qui conduit de Hume en passant par Kant jusquâĂ Bergson21.
Ă la diffĂ©rence des autres penseurs citĂ©s, qui seront plus critiques, dans cette Ă©bauche comme dans lâautre (ms. D), plus longue et moins Ă©laborĂ©e, peut-ĂȘtre jamais lue en public, KoyrĂ© cĂ©lĂšbre Bergson «comme une force crĂ©atrice originale, un grand penseur, une grande personnalité»: il le met sur un pied dâĂ©galitĂ© avec Descartes, Malebranche et Pascal, parce quâaprĂšs une longue lĂ©thargie il a su donner une nouvelle vie Ă la philosophie en France. Bergson nâest pas parti dâun systĂšme, mais de la vie elle-mĂȘme.
AprĂšs un sommeil de plus de deux siĂšcles lâesprit philosophique de la France sâest Ă©veillĂ© Ă une nouvelle vie. Un grand esprit sâest prĂ©sentĂ© Ă nouveau, un homme quâil faut placer aux cĂŽtĂ©s de Descartes, Malebranche et Pascal, un homme qui part uniquement de la vie et non pas dâun systĂšme. Je pense Ă Bergson: dans tous ses Ă©crits, les plus grands comme les moins importants, dans sa façon de reprĂ©senter qui rĂ©ussit Ă capter lâattention, dans la plĂ©nitude de son matĂ©riel, dans la profondeur et lâoriginalitĂ© de la solution des problĂšmes â dans tout cela et ailleurs encore, se manifeste une force crĂ©atrice originale, un grand penseur, une grande personnalitĂ©. La philosophie de Bergson, Ă cĂŽtĂ© des mĂ©thodes de pensĂ©e plus neuves et plus originales, contient Ă©galement des intuitions anciennes, extrĂȘmement anciennes de lâesprit humain, mais elles ne sont pas en opposition, au contraire elles sont unies, fondues, entrecroisĂ©es dâune façon particuliĂšre, le tout est mis en relation avec le tout, chaque chose reliĂ©e Ă chaque chose. Comme toute grande philosophie elle constitue une unitĂ© organique individuelle. Elle peut valoir comme exemple de la doctrine bergsonienne du caractĂšre inapplicable des catĂ©gories logiques Ă lâĂȘtre vivant vĂ©ritable22.
21 koyrĂ©, ms. C, f 1r. «Es scheint fast dass man durch die glĂ€nzende, genial OriginalitĂ€t Bergsonâs â die wir ĂŒbrgens gar nicht in Abrede stellen wollen â durch das merkwĂŒrdig unhistorisches seiner Philosophie, die bei ihre, ersten Erscheinen [so] zusagen ganz da stand, wie aus einem Block, von einem Guss â in reizenden Widerspruch zu seinem ganzen System ist Bergson der Philosoph der Entwicklung der jenige [unter den] der am allerwenigsten eine Entwicklung aufweist â dass man durch all diese UmstĂ€nde geblendet wurde, so dass man die grosse Linie, die gerade in Bezug auf die Zeitlehren von Hume ĂŒber Kant zu Bergson fĂŒhrt ĂŒbersehen hatteâ. Placer Bergson parmi les plus grands de la philosophie moderne est dĂ©jĂ alors un topos, v. r. gillouin, Henri Bergson. Choix des textes avec Ă©tude du systĂšme philosophique, Paris, s.d. [1910] p. 8: «le seul philosophe de premier ordre quâaient eu la France depuis Descartes et lâEurope depuis Kant. [âŠ] Malebranche est un psychologue dĂ©liĂ©, un logicien vigoureux et subtil, mais il travaille sur des systĂšmes, le cartĂ©sianisme et le platonisme, plutĂŽt que sur la rĂ©alitĂ©. De mĂȘme Spinoza et Leibniz⊠Ainsi encore et sous le bĂ©nĂ©fice des mĂȘmes rĂ©serves, Fichte, Schelling, HegelâŠÂ».22 koyrĂ©, ms. D., p. 2a, «Nach einem [mehr] als 200 jĂ€hrien Schlafe ist der philosophische Geist Frankreichs zu einem neuen Leben erwacht. Wieder ist ein Grosse[r] aufgetreten, ein mann der wĂŒrdig ist neben Descartes, Male-branche [und] Pascal ein[e] Stelle einzunehmen, ein Mann der wieder einmal [von dem Leben nur,] nicht vom Sys-teme seinen Ausgang genommen hat. Ich habe Bergson im Auge: In allen seinen S[c]hriften, den grössten wie den kleinsten, in seiner fesselenden Darstellungsart, in der FĂŒlle des Stoffes, der Tiefe und OriginalitĂ€t der Problemlö-sungen â in allen diesen, und noch vielen anderen offenbart sich uns eine ursprĂŒngliche, s[c]höpferische Kraft, ein grosser Denker, eine grosse Persönlichkeit. Die Philosophie Bergsons enthĂ€lt neben den originellsten und neusten GedankengĂ€ngen auch alte, uralte Intuitionen des Menschengeistes, aber sie stehen nicht nebeneinander, sondern sind in einer eigentĂŒm- lichsten Weise vereinigt, vers[c]hmolzen, verwoben, alles zu allem in Beziehung gesetzt, jedes von jedem durchdrungen. / Wie jede wahrhaft grosse Philosophie bildet sie eine organische, individuelle Einheit. Sie kann als Beispiel dienen fĂŒr die Bergsons[c]he Lehre von der Unan-wendbarkeit der logischen Ka-tegorien auf das wahrhafte, lebendige Sein». KoyrĂ© poursuit en louant la philosophie de Bergson pour sa variĂ©tĂ© et sa cohĂ©rence: («Sie ist mannigfaltig â und doch einheitlich, vielseitig, bunt â und doch völlig einfach»): si elle a donnĂ© lieu Ă de longues discussions, si des livres entiers ont Ă©tĂ© Ă©crits pour lâanalyser, elle se laisse toutefois rĂ©sumer en deux mots. «Es wĂ€re ein Wahnsinn ihnen diese bezaubernde, betĂ€ubende FĂŒlle, den ungeheuren Ge-
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Il est possible que KoyrĂ© pensĂąt Ă ce que Bergson avait Ă©crit en 1903 dans lâIntroduction Ă la mĂ©taphysique:
Câest ainsi que nous croirons former une reprĂ©sentation fidĂ©le de la durĂ©e en alignant les concepts dâunitĂ©, de multiplicitĂ©, de continuitĂ©, de divisibilitĂ© finie ou infinie etc. LĂ est prĂ©cisement lâillusion. LĂ est aussi le danger. Autant les idĂ©es abstraites peuvent rendre service Ă lâanalyse, câest Ă dire Ă une Ă©tude scientifique de lâobjet dans ses relations avec les autres, autant elles sont incapables de remplacer lâinuition, câest Ă dire lâinvestigation mĂ©taphysique de lâobjet dans ce quâil a dâessentiel et de propre. [...] Car le concept gĂ©neralise en mĂȘme temps quâabstrait23.
KoyrĂ© a une idĂ©e trĂšs claire de la façon dont Bergson soutient le caractĂšre inapplicable des catĂ©gories de la logique et de la spatialitĂ© au «vĂ©ritable ĂȘtre vivant». KoyrĂ©, parlant Ă la Philosophische Gesellschaft de Göttingen, observe que pour Bergson «le mouvement ne fait pas coĂŻncider les phĂ©nomĂšnes du monde extĂ©rieur avec le rythme de notre propre vie, quâil y a une certaine discordance â car notre Ăąme est essentiellement temporalité»24 et en vient aussitĂŽt Ă citer les critiques que lui adresse Couturat25.
Nous pouvons penser la vitesse du monde changeant ad infinitum â le temporel se rĂ©trĂ©cit Ă un pur moment, Ă un point â le devenir temporel se dĂ©veloppe dans lâespace. On ne peut pas dire que le temps devient espace, car de lâintĂ©rieur le temps nâĂ©tait rien dâautre quâespace, quâune dimension de celui-ci26.
LâidĂ©e bergsonienne fondamentale sur la âdurĂ©eâ Ă©tait soulignĂ©e Ă juste titre par KoyrĂ©27,
dankenreichtum ers[c]höpfend darstellen zu wollen, es wĂŒrde andererseits auch nicht viel nĂŒtzen sie in [ein] paar Worten zu resumieren â wir mĂŒssen einen mittleren Weg einschlagen und von den Motiven und Grundproblemen der Bergsons[c]hen Philosophie ausgehend, einige von ihren Grundbegr[iffen] zu klĂ€ren versuchen».23 Cf. H. bergson, Ćuvres, Paris, PUF Ă©d. du centenaire, introduction par H. Gouhier; textes annotĂ©s par A. Robi-net, Paris, 1963, p. 1400-1401: «Le concept ne peut symboliser une propriĂ©tĂ© spĂ©ciale quâen la rendant commune Ă une infinitĂ© de choses... Nous prendrons lâun quelconque de ces concepts et nous essayerons, avec lui, dâaller rejoindre les autres. Mais selon que nous partirons de celui-ci ou celui-lĂ , la jonction ne sâopĂ©rera pas de la mĂȘme maniĂšre. Selon que nous partirons, par exemple de lâunitĂ© ou de la multiplicitĂ©, nous concevrons diffĂ©rement lâunitĂ© multiple de la durĂ©e. Tout dĂ©pendra du poids que nous attribuerons Ă tel ou tel dâentre les concepts et ce poids sera toujours arbitraire, puisque le concept, extrait de lâobjet, nâa pas de poids, nâĂ©tant plus que lâombre dâun corps. Ainsi surgiront une multitude de systĂšmes diffĂ©rents, autant quâil y a de points de vue extĂ©rieurs sur la rĂ©alitĂ© quâon examine ou de cercles plus larges dans lesquels lâenfermer. Les concepts simples nâont donc pas seulement lâinconvĂ©nient de diviser lâunitĂ© concrĂšte de lâobjet en autant dâexpressions symboliques; ils divisent aussi la philosophie en Ă©coles distinctes, dont chacune retient sa place, choisit ses jetons, et entame avec les autres une partie qui ne finira jamais. Ou la mĂ©taphysique nâest que ce jeu dâidĂ©es, ou bien, si câest une occupation sĂ©rieuse de lâesprit, il faut quâelle transcende les concepts pour arriver Ă lâintuition. Certes, les concepts lui sont indispensables, car toutes les autres sciences travaillent le plus ordinairement sur les concepts, et la mĂ©taphysique ne saurait se passer des autres sciences. Mais elle nâest proprement elle-mĂȘme que lorsquâelle dĂ©passe le concept, ou du moins lorquâelle sâaffranchit des concepts raides et tout faits pour crĂ©er des concepts bien diffĂ©rents de ceux que nous manions dâhabitude, je veux dire des reprĂ©sentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prĂȘtes Ă se mouler sur les formes fuyantes de lâintuition».24 koyrĂ©, ms. C: «die Bewegungen, dass die VorgĂ€nge der Aussenwelt mit dem Rhytmus unseres eigenen Lebens nicht mehr zusammen fallen, dass es da eine gewisse Discrepanz vorliegt â denn unserer Seele ist Zeitlichkeit wesentlich».25 Parmi les diffĂ©rents Ă©crits de Louis Couturat Ă ce propos, KoyrĂ© pense probablement aux Ătudes sur lâespace et le temps, «Revue de mĂ©taphysique et de morale», IV, 1896, p. 663-669.26 koyrĂ©, ms. C: «Wir können uns auch die Geschw[indigkeit] der Welt ad inf[initum] wachsend denken â das Zeitliche schrumpft dann zu einem blossen Moment, zu einem Punct zusammen â und das zeitliche Gesche[he]n entwickelt sich im Raume. Man kann nicht sagen â die Zeit wird zum Raume, denn sie war ja von vorn herein nicht[s] anderes als Raum, als eine Hte [Dimension] desselben».27 Ibid.
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qui recommandait de ne pas se laisser aveugler par le systĂšme de Bergson et par son attitude anhistorique28: câest prĂ©cisĂ©ment dans sa conception de la temporalitĂ© que KoyrĂ© voit lâhĂ©ritage de Kant et aussi de Hume29. «En premier lieu et nĂ©cessairement la temporalitĂ© selon Bergson appartient Ă la psychĂ©: comme Hume, Bergson considĂšre quâun temps qui reste en quelque sorte inchangĂ© ou qui simplement pourrait le rester» ne peut ĂȘtre que pure fiction30. Selon KoyrĂ©, il existe une ligne nette qui conduit de Hume Ă Bergson en passant par Kant: Bergson en a fait la synthĂšse, y compris lĂ oĂč eux avaient Ă©chouĂ©31. KoyrĂ© insiste sur ces observations historiques, bien quâelles lui paraissent Ă©videntes, sautant mĂȘme aux yeux («Diese ZusammenhĂ€nge sind ganz eindeutig, sie springen in die Augen»). En rĂ©alitĂ©, si le rapport fondamental de Bergson avec Kant est confirmĂ© dans des pages trĂšs claires des DonnĂ©es immĂ©diates et encore dans LâĂ©volution crĂ©atrice32, au lieu de Hume33 le jeune confĂ©rencier aurait pu toutefois mentionner Berkeley, ou Ă©ventuellement Spinoza et Leibniz.
Gilson avait vu tout autrement la situation de la philosophie Ă Paris, oĂč Ă la Sorbonne, entiĂšrement kantienne, on soutenait que «la mĂ©taphysique Ă©tait morte», tandis que Bergson au CollĂšge de France, magnifiquement fidĂšle Ă sa mission, nous lâoffrait largement34.
KoyrĂ© insiste sur cette matrice philosophique (plutĂŽt que sur lâaugustinienne) de la
28 koyrĂ©, ms. C, f. 1r: cit. supra, n. 21.29 Ibid, f. 1r: «so dass man die grosse Linie, die gerade in Bezug auf die Zeitlehren von Hume ĂŒber Kant zu Bergson fĂŒhrt ĂŒbersehen hatte». Cette rĂ©fĂ©rence Ă Hume, si elle nâest pas lâapplicatione pure et simple dâun schĂ©ma tirĂ© de manuels (de Hume Ă Kant) pourrait lui avoir Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e peut-ĂȘtre par J.s. Mill, Philosophie de Hamilton, citĂ© par KoyrĂ© dans sa communication.30 Ibid, f. 1v: «Zeitlichkeit kommt nach ihm primĂ€r und notwendig bloss der Psyche zu, mit Hume hĂ€lt er eine Zeit in der etwas unverĂ€ndert bleibt, oder bloss bleiben kann fĂŒr eine Fiktion». «Schon Hume hat gesagt: wo keine VerĂ€nderung, so keine Zeit â nun ist es aber ein[er] der GrundsĂ€tze der Naturwissenschaft â es gibt keine VerĂ€n-derung es gibt also fĂŒr die Naturwissenschaft keine Zeit. Eine zunĂ€chst etwas bef remdliche Behauptung! Die Naturwissenschaft sucht ja doch alles auf BewegungsvorgĂ€nge, somit VerĂ€nderungen zurĂŒck[zu] fĂŒhren, zeitliche Constanten spielen dabei die eminenteste Rolle, schon weil der Begriff der Geschwindigkeit eine solche spielt, die grösste Sorgfalt wird darauf verwendet die Zeit möglichst genau zu messen â ohne Ăbertreibung könnte man sagen â es gibt keine einzige Formel der math[ematischen] Naturwissenschaft, in die Zeit nicht einginge».31 MossĂ©-bastide, Bergson Ă©ducateur cit., p. 83-84. KoyrĂ© dans EHPP, p. 11-13, renvoie Ă Bergson pour les pa-radoxes de ZĂ©non.32 Meyer, Bergson in Deutschland cit., p. 15.33 koyrĂ©, ms. C, p. 3a-4b: «Doch sehen wir nĂ€her zu, vergleichen wir diese homogene, exact messbare Zeit mit der uns Bergsons Meinung nach allein unmittelbar gegebenen Zeit des psychischen der Erlebnisse. Die objective Zeit wird immer als eine unendliche gerade Linie dargestellt, auf [die] sich ein Jetztpunct mit einer gleichmĂ€ssigen Geschwindigkeit hinbewegt. Alle VorgĂ€nge, alle Dinge haben ihre Stelle irgendwo auf dieser Gerade[n], stehen alle nebeneinander, scharf, abgegrenzt von einander. Ihr Anfang und ihr Ende sind wirklich Momente, fallen auf bestimmte Puncte der Linie, der Jetztpunct ist wirklich ein Punct, d. h. er ist selbst nicht zeitlich. Hier hat es keinen rechten Sinn von vergangenem und zukĂŒnftigem zu reden, es gibt bloss ver- schiedene Stellen auf der Zeit gera-de und keine ist irgendwie qualitativ ausgezeichnet. Vergan- gen heisst hier bloss â auf einer Seite des Punctes, zukĂŒnftig â auf der anderen. / Dadurch dass es vergangen ist bekommt etwas gar kei[ne] neue Bestimmtheit â es behĂ€lt ja durchaus sein[e] Stelle, und es ist eine pure WillkĂŒr, oder vielmehr eine Ăbertragung ganz anderswoher stammenden Begriffe wenn wir hier noch von einem Jetztpunct sprechen â fĂŒr die Physik hat es ebensowenig Sinn, wie noch von einem hier â zu reden. Es gibt [verschiedene] Puncte im Raume â ein Hier kennt sie nicht. Allerdings tritt ein [Plus] in allen Gleichungen der Mechanik â aber es hat mit der Zeit nichts zu tun. Es ist eine Grösse die alles mögliche bedeuten kann, und die auf alle FĂ€lle nicht die Zeit bezeichnet â denn dies kann ebenso gut ein positives wie ein negatives Vorzeichen haben, die Zeit kann sozusagen nach vorn, wie [rĂŒckwĂ€rts] fliessen, die Zukunft kann zur Vergangenheit, die Vergangenheit zur Zukunft werden. Alles vergangene kann wieder kom-men â d. h. es kann vergangen und zugleich Zukunft sein. Ganz anderes Bild bekommen wir wenn wir uns aus der math[ematischen] Naturwiss[enschaften] in die psychische Welt hinbegeben».34 gilson, Le philosophe et la thĂ©ologie cit., p. 125.
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notion de temporalitĂ©: il voit en Bergson le philosophe qui a notĂ© la discordance existant entre «mouvements et processus (VorgĂ€nge) du monde extĂ©rieur» et le rythme de notre propre vie, car seule celle-ci est temporalitĂ©. KoyrĂ© insiste Ă©galement sur la vitesse du monde, changeant Ă lâinfini, filtrĂ© par la âdurĂ©eâ. Donc que ce qui est temporel se rĂ©duit Ă un pur instant, Ă un point. «Il est erronĂ© de penser que les Ă©venements historiques aient place dans lâespace ou bien dire que le temps se traduise en espace, car dĂ©jĂ auparavant il ne serait rien dâautre quâespace, une dimension de la spatialitĂ© elle-mĂȘme» 35.
Il est caractĂ©ristique que KoyrĂ© place la problĂ©matique de Bergson dans le cadre des sciences exactes (et non pas de la biologie et de la psychologie): il la rattache au dĂ©bat sur les fondements de la mathĂ©matique et sur les paradoxes âzĂ©noniensâ, qui avait passionnĂ©, outre lui-mĂȘme, Ă©galement Husserl, Reinach et lâĂ©cole mathĂ©matique de Göttingen. Mais selon certains historiens et certains interprĂštes, en particulier selon Deleuze36, ces problĂ©matiques âexactesâ ont vraiment eu une grande importance chez Bergson.
Pour Bergson cette consĂ©quence vient du concept du point mathĂ©matique du prĂ©sent. On pourrait poser un dilemme: ou le monde physique entier nâexiste pas, ou bien en lui tout existe simultanĂ©ment. Le prĂ©sent nâest donc rien dâautre quâune frontiĂšre entre le passĂ© qui dĂ©jĂ nâest plus et le futur qui nâest pas encore. La frontiĂšre entre deux 00 [infinis] du non ĂȘtre qui ne peut pas ĂȘtre traitĂ© comme Ă©tant! Ou bien le point du prĂ©sent est une frontiĂšre qui divise la ligne temporelle, qui se meut sur cette ligne â cela suppose donc que les deux portions sont Ă traiter comme si elles Ă©taient donnĂ©es37.
KoyrĂ© a Ă©tĂ© un intermĂ©diaire entre la philosophie allemande et la française, Ă©crivant dâinnombrable comptes rendus pour faire connaitre Max Scheler et Heidegger en France, LĂ©vy-Bruhl, Halbwachs, BouglĂ© en Allemagne. Son expĂ©rience personnelle dâĂ©tudiant lâavait fait rĂ©flĂ©chir Ă des problĂšmes qui, aujourdâhui encore, sont actuels dans le domaine analytique, tels ceux de Husserl dans les Recherches logiques ainsi que ceux des grands thĂ©oriciens de la mathĂ©matique (Frege, spĂ©cialement pour sa critique de Husserl, Hilbert, Zermelo, Bertrand Russell etc.). Il nâĂ©tait pas du tout dogmatique et nâavait eu aucune rĂ©action de rejet, mĂȘme devant deux philosophes comme Scheler et Heidegger, qui sont moins populaires aujourdâhui parmi les «analytiques» et qui mĂ©ritent certainement dâĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des âcontinentauxâ. Un autre grand âcontinentalâ est certainement Bergson, qui dans tous ses Ă©crits a en commun avec Heidegger dâaccorder une grande attention Ă la forme littĂ©raire. Pour Bergson aussi, la philosophie est pour une bonne part «une question de lexique», non pas dans le sens de lâanalyse du langage, mais dans celui de la maĂźtrise stylistique du langage face au problĂšme de la dĂ©finition des notions fondamentales dans la sphĂšre morale. Bergson disait par exemple: «On ne le rĂ©soudra pas si on ne cherche pas comment les mots plaisir et bonheur ont Ă©tĂ© utilisĂ©s par les Ă©crivains qui ont su manier au mieux la langue»38. Bergson et Heidegger ont en commun dâavoir affrontĂ© tous deux un grand problĂšme: revoir radicalement les cadres mentaux qui
35 koyrĂ©, ms. cit. supra, n. 26.36 g. deleuZe, Le bergsonisme, Paris, PUF 1966.37 koyrĂ©, ms. C, f. 2a-b: «Schon aus dem Begriff des math[ematischen] Jetztpunctes folgt fĂŒr Bergson diese Consequenz. Man könnte ein Dilemma aufstellen: entweder existiert die gesammte physikalische Welt nicht, oder existiert in ihr alles zugleich. Das Jetzt ist doch nichts anderes als eine Grenze zwischen der Vergangenheit die ja nicht mehr ist, und der Zukunft, die noch nicht ist. Die [Gr]enze zwischen zweien 00 [Unendlichen] des Nichtseienden â die kann ja doch nicht als seiend betrachtet werden! Oder aber â [der] Jetztpunct ist eine Grenze, die die Zeitlinie in die zwei Abschnitte teilt, die sich auf dieser Linie hin bewegt â dies setzt doch offenbar voraus dass die beiden Abschnitte der Strecke als gegeben seiend zu betrachten sind».38 bergson, Ćuvres cit., p. 1293: «on ne le rĂ©soudra quâen cherchant comment les mots plaisir et bonheur ont Ă©tĂ© employĂ©s par les Ă©crivains qui ont le mieux maniĂ© la langue».
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dĂ©coulent de la dĂ©finition aristotĂ©licienne dâespace et de temps et se rĂ©vĂšlent ĂȘtre impossibles Ă Ă©liminer, tant pour le langage commun que pour les philosophes. Au moment mĂȘme oĂč KoyrĂ© et Scheler tiennent leurs discours Ă la Philosophische Gesellschaft a lieu en 1912 en Angleterre un premier affrontement entre analytiques et continentaux: Ă Cambridge Bertrand Russell discute la philosophie de Bergson dans une confĂ©rence, et lâun des bergsoniens anglais lui rĂ©plique39.
Lorsquâil Ă©tait jeune, KoyrĂ© avait eu lâoccasion dâĂ©couter Bergson et vingt ans plus tard de discuter avec Heidegger (au moins dans une rĂ©union privĂ©e), alors que celui-ci connaissait un dĂ©but de cĂ©lĂ©britĂ©: dans un cas comme dans lâautre, il a promptement reconnu le niveau Ă©levĂ© des deux philosophes et nâest pas restĂ© insensible Ă leur attrait.
Bergson comme Heidegger avaient rĂ©ussi dans leurs tentatives, diverses mais tout aussi radicales, dâextirper du langage commun et des catĂ©gories universellement admises comme fondement de la pensĂ©e scientifique et philosophique la dĂ©finition aristotĂ©licienne de temps et dâespace. Il est Ă©vident que KoyrĂ© avait perçu la sĂ©duction du langage de lâun comme de lâautre, mais il avait fait preuve dâun remarquable esprit critique et ne sâĂ©tait pas transformĂ© en un admirateur systĂ©matique.
Dans le cas de Bergson il nây aurait pas eu besoin de mĂ©diateur Ă©tant donnĂ© que sa cĂ©lĂ©britĂ© Ă©tait trĂšs grande tant dans sa patrie quâau dehors: mais il faut souligner que lorsque KoyrĂ© exercera son activitĂ© en France aprĂšs la premiĂšre guerre mondiale (et mĂȘme avant, en 1913-14), il ne fera pas partie du groupe bergsonien (comme Le Roy, mais aussi PĂ©guy, Proust et dâautres lettrĂ©s), mais de celui des sociologues qui se rĂ©fĂ©raient Ă Durkheim et suivaient LĂ©vy-Bruhl.
Un indice de lâintĂ©rĂȘt que KoyrĂ© Ă©prouvait pour Bergson est le titre quâil imagina (ou accepta sâil lui avait Ă©tĂ© proposĂ© par la rĂ©daction de «Critique») pour lâun de ses essais les plus importants, Du monde de lâĂ -peu-prĂšs Ă lâunivers de la prĂ©cision, qui rappelle la formule par laquelle Bergson avait conclu en 1913 lâun de ses discours: «dans un coin de GrĂšce un petit peuple qui ne se contentait pas de lâĂ -peu-prĂšs et qui inventa la prĂ©cision»40.
39 b. russell, The Philosophy of Bergson, «The Monist», XXII/3, juillet 1912, p. 321-347 (Ă©d. ensuite en opus-cule, Cambridge, 1914, avec la dĂ©fense de Bergson de W. Carre et le Rejoinder di Russell, par les soins du Club The Heretics, oĂč sâĂ©tait dĂ©roulĂ©e cette discussion trĂšs intĂ©ressante); p. 339-340: «This reply to Zeno, or a closely similar one concerning Achilles and the tortoise, occurs in all his [Bergsonâs] three books». Bergson en avait parlĂ© dans ses cours: cf. l. Constant, Cours de M. Bergson sur lâhistoire de lâidĂ©e de temps, «Revue de philosophie», IV, 1904, p. 106.40 bergson, Ćuvres cit., p. 877 (discours prĂ©sidentiel prononcĂ© Ă la SocietĂ© de recherche psychique, Londres, en 1913;): par son contenu Ă©galement, cette confĂ©rence Ă©tait pertinente en ce qui concerne la thĂ©matique liĂ©e aux mystiques, que KoyrĂ© devait affronter Ă Paris.
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II.3 gilson, un frÚre aßné
Il est probable que KoyrĂ©, Ă©tudiant en France, ait pu connaĂźtre assez tĂŽt Gilson, mĂȘme si celui-ci (de dix ans plus ĂągĂ© et faisant donc figure de frĂšre aĂźnĂ©) Ă©tait professeur en province et ce nâest quâen novembre 1921 quâil avait commencĂ© Ă enseigner Ă Paris, faisant la navette depuis Strasbourg, qui Ă©tait une universitĂ© nouvelle et fort animĂ©e. Parmi les professeurs de Strasbourg, pour la thĂ©ologie il y avait Jean Hering, grand ami de KoyrĂ© et qui Ă©tait toujours restĂ© en contact avec lui.
Nous ne possĂ©dons pas de documents concernant la premiĂšre rencontre de KoyrĂ© avec Gilson, mais il semble probable quâelle ait eu lieu aprĂšs la Grande Guerre; pendant toute la durĂ©e de celle-ci ils y avaient tous deux Ă©tĂ© engagĂ©s dâune maniĂšre diverse et dans des endroits diffĂ©rents. Nous en trouvons la confirmation dans la lettre de recommandation Ă©crite par Gilson en novembre 1940, qui parle dâune amitiĂ© de vingt ans1. Mais on ne peut exclure per ailleurs que KoyrĂ©, qui se trouvait dĂ©jĂ Ă Paris, ait pu assister Ă la discussion des thĂšses de Gilson au dĂ©but de 1913 ou tout au moins ait entendu certains en faire lâĂ©loge: presque une dizaine dâannĂ©es devra passer avant quâil ne fasse lui-mĂȘme ses premiĂšres armes sur ce thĂšme. Lâon sait que KoyrĂ© se prĂ©sentera â avec la consentement de Gilson â comme candidat «en deuxiĂšme ligne» lorsquâen novembre 19312 celui-ci sera nommĂ© au CollĂšge. Aux Hautes Ătudes, mais Ă©galement pour ce qui Ă©tait de ses cours et ses publications Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves, il reconnaissait quâil devait beaucoup Ă la prĂ©sentation de Gilson. En 1928-29 et 1929-30, pendant lâabsence de Gilson qui se trouvait au Canada, KoyrĂ©, nommĂ© en province, tenait beaucoup Ă assurer sa supplĂ©ance au CollĂšge. Il est donc certain que tous deux gardĂšrent de bons rapports tout au long de leur vie.
La lettre de prĂ©sentation chaleureuse Ă©crite par Gilson pour KoyrĂ©, qui sâapprĂȘtait en 1940 Ă fuir loin de France vers les Ătats-Unis, a fait que lâon a considĂ©rĂ© lâexilĂ© comme un de ses Ă©lĂšves, ce qui nâest pas absurde en soi, mais nâest pas non plus exact. Connaissant les milieux nord-amĂ©ricains comme peu dâautres professeurs français de lâĂ©poque, Gilson le 6 novembre 1940 recommandait en ces termes son ami et collĂšgue KoyrĂ©: «a very able philosopher and an excellent historian of philosophical and religious doctrines; he is also interested in the history of the origins of modern galilĂ©ennes»; il citait ses autres livres et soulignait que la publication de ses trois premiers ouvrages avait Ă©tĂ© rendue possible grĂące aux contributions Ă©conomiques accordĂ©es aux Ă©tudes couronnĂ©es par lâAcadĂ©mie de France. Il ajoutait que bien quâil eĂ»t lâhabitude dâĂ©crire et dâenseigner en français, KoyrĂ© «has a good command of English, a language in which he could teach and write without any difficulty»3. Gilson tenait Ă ajouter:
Je lâai connu personnellement, dâabord comme Ă©tudiant avancĂ©, et câĂ©tait dĂ©jĂ un maĂźtre, puis peu aprĂšs comme collĂšgue, lorsque jâai rĂ©ussi Ă lui faire obtenir un poste de chargĂ© de cours Ă lâĂcole des Hautes Ătudes Ă Paris, Ă la Sorbonne. Au cours de ces vingt annĂ©es de connaissance personnelle, pendant lesquelles jâai eu le privilĂšge de jouir de son amitiĂ©, jâai appris Ă apprĂ©cier toujours davantage ses qualitĂ©s dâhonnĂȘtetĂ© intellectuelle et morale4.
1 V. infra, n. 4.2 v. redondi, p. 18.3 V. aussi E. Meyerson, Lettres françaises, par B. Bensaude-Vincent, E. Telkes-Klein, Paris, CNRS Ă©ditions 2009, p. 241. On constate deux longs sĂ©jours dâĂ©tĂ© pour des recherches Ă Londres au cours des annĂ©es vingt. V. infra, II.7, n. 23, la familiaritĂ© de KoyrĂ© avec les exilĂ©s de la Warburg Bibliothek Ă Londres.4 Dans la lettre Ă prĂ©senter âĂ qui cela pourrait intĂ©resserâ Gilson Ă©crivait le 6 novembre 1940: «I have person-ally known him, first as an advanced student who was already a master, and a little later as a colleague, when I succeeded in getting him appointed as a Professor in the Ăcole des Hautes Ătudes Paris, Sorbonne. During those
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Au cours des annĂ©es vingt, Gilson, qui Ă©tait encore un professeur venant Ă peine dâĂȘtre nommĂ© et avait de rares Ă©lĂšves, sâĂ©tait mis gĂ©nĂ©reusement Ă protĂ©ger KoyrĂ© et avait rĂ©ussi Ă concourir Ă sa difficile rĂ©ussite comme enseignant aux Hautes Ătudes, en le prĂ©sentant au doyen Vernes et Ă Meyerson.
Nous verrons cependant quâau sein de la capitale française KoyrĂ© trouvera pour ses Ă©tudes Ă©galement dâautres maĂźtres.
Quâils fussent bons amis rĂ©sulte de la conclusion de la lettre personnelle que Gilson avait jointe Ă ce referee report:
JâespĂšre malgrĂ© tout que la France sortira un jour du cauchemar que nous vivons ensemble et que nous aurons encore, avant de mourir, quelques heures pour Ă©changer des idĂ©es comme nous aimons le faire5.
Gilson et KoyrĂ© venaient tous deux de lâĂ©cole de Lucien LĂ©vy-Bruhl, professeur Ă la Sorbonne et coordinateur national pour lâhistoire de la philosophie moderne6, ils le considĂ©raient comme un modĂšle de mĂ©thode historique. Gilson lâappelle toujours son maĂźtre et en parle avec une vivacitĂ© et une sympathie qui sâĂ©tend Ă tout le groupe des sociologues. DâaprĂšs la reconstruction7 que Gilson lui-mĂȘme en avait publiĂ©e cinquante ans plus tard, LĂ©vy-Bruhl, dans son cĂ©lĂšbre cours de 19058, avait signalĂ© lâintĂ©rĂȘt de la terminologie mĂ©diĂ©vale chez Descartes et avait indiquĂ© la ligne que les deux Ă©lĂšves seront amenĂ©s Ă parcourir: LĂ©vy-Bruhl et les deux jeunes gens ne partageaient pas la thĂšse traditionnelle selon laquelle lâobscuritĂ© de Moyen Ăge avait interrompu ou supprimĂ© la spĂ©culation philosophique qui fleurissait dans lâAntiquitĂ©
twenty years of personal acquaintance, when it has been my privilege to enjoy his friendship, I have learned more and more to appreciate his eminent qualities of intellectual and of moral honesty». Il Ă©crivait aussi: «It is, therefore on the basis of a first hand knowledge and experience that I take the liberty to recommend Prof. A. KoyrĂ© to the kindly help of all my american colleagues. At a time when France is depriving herself of such a scholar, it would be to me a great consolation to learn that the United States have welcomed him and made him one of their own».5 Dans lâautre lettre personnelle et trĂšs chaleureuse jointe Ă la prĂ©cĂ©dente et de la mĂȘme date, il suggĂ©rait Ă KoyrĂ© de sâadresser Ă deux professeurs que Gilson avait frĂ©quentĂ©s Ă Harvard: le philosophe Ralph B. Perry, son grand ami, et C.H. Wolfson, auteur dâun livre sur Spinoza dont KoyrĂ© avait publiĂ© un long compte rendu dans la «Revue philosophique» en 1935. Ă propos de ces amis et collĂšgues, et pour les donnĂ©es biographiques extrĂȘmement dĂ©-taillĂ©es sur Gilson cf. l.k. shook, Etienne Gilson, Milan, Jaka Book 1991, passim.6 gilson, La libertĂ© chez Descartes et la thĂ©ologie, Paris, Vrin 1982, p. 4: «M. L. LĂ©vy-Bruhl Ă qui nous devons, outre lâidĂ©e premiĂšre de nos recherches, plus dâune des idĂ©es directrices de ce travail»; ces constatations sont reprises par Gilson dans diffĂ©rents autres travaux, cf. h. gouhier, Postface, dans Etienne Gilson et nous. La phi-losophie et son histoire, sous la direction de M. Couratier, Paris, Vrin 1980, p. 146-147. Shook, Etienne Gilson cit., p. 63-64; Ă la p. 328 il renvoie entre autres au Discours de rĂ©ception Ă lâAcadĂ©mie, Paris, 1948, prononcĂ© le 29 mars 1947, oĂč Gilson avait citĂ© en premier lieu LĂ©vy-Bruhl et ses directives dâĂ©tudes scolastico-cartĂ©siennes.7 gilson, Le Descartes de LĂ©vy-Bruhl, «Revue philosophique», 147, 1957, p. 432-451.8 Ibid. Cf. p. 433: lâimage de Descartes «utilisĂ©e, dĂ©veloppĂ©e et sans doute dĂ©formĂ©e par certains de ses Ă©lĂšves» (Gilson se comptait parmi eux) est reconstruite sur la base des notes quâil avait prises pendant les leçons de LĂ©-vy-Bruhl, vue lâ«influence considĂ©rable quâelle a exercĂ©e sur le dĂ©veloppement des Ă©tudes cartĂ©siennes». Ces leçons destinĂ©es Ă la prĂ©paration de lâagrĂ©gation avaient Ă©tĂ© suivies prĂ©cĂ©demment par J. Maritain. V. Extrait dâune lettre Ă L. LĂ©vy-Bruhl, publiĂ© par J.-p. CavaillĂ©, Notes et documents sur le âDescartesâ de L. LĂ©vy-Bruhl, «Revue philosophique», 179, 1989, p. 453-491, p. 475-477; CavaillĂ© critique Gilson et le complĂšte par des passages tirĂ©s des ouvrages imprimĂ©s de LĂ©vy-Bruhl, par ex. The Cartesian Spirit and History, dans r. klibansky et h.J. paton (eds.), Philosophy and History. Essays presented to E. Cassirer, Oxford, Clarendon 1936, p. 191-196. Ă propos des variantes et de lâenrichissement de lâinterprĂ©tation gilsonienne de Descartes v. e. sCribano, Cartesio secondo Gilson, dans desCartes, Discorso sul metodo. Prima versione italiana del Commentaire di Ă. Gilson, Milan, Edi-zioni S. Paolo 2003, qui renvoie Ă©galement aux Ă©tudes de J.-L. Marion, G. Rodis-Lewis et autres publiĂ©es dans le volume Ătienne Gilson et nous. La philosophie et son histoire cit., p. 13-34, 73-77.
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classique, et que lâon devait Ă Descartes dâavoir refondĂ©e Ă partir de rien. Pour ce qui est de ces deux thĂšses LĂ©vy-Bruhl avait fait appel Ă la collaboration dâun collĂšgue plus modeste, François Picavet, un mĂ©diĂ©viste quâil ne considĂ©rait pas comme son Ă©gal (il rĂ©sulte de sa correspondance avec Gilson quâil ne cachait pas Ă ses Ă©lĂšves les limites de son collaborateur)9. Il ne faut pas oublier que la philosophie mĂ©diĂ©vale nâĂ©tait pas Ă lâĂ©poque une discipline cultivĂ©e dans les universitĂ©s (elle Ă©tait professĂ©e tout ou plus dans les Ă©coles de thĂ©ologie, mais Ă Louvain et dans quelques autres centres nĂ©othomistes). Ă Paris câĂ©tait le domaine de Picavet, qui avait conservĂ© le cadre historiographique traditionnel (positiviste et anticlĂ©rical) portant sur la philosophie âservante de la thĂ©ologieâ du Moyen Ăge et sur la distinction entre lâune et lâautre opĂ©rĂ©e par Descartes. Ă la mort de Picavet (1921) il nây aurait eu que peu de concurrents spĂ©cialisĂ©s dans ce domaine et les visĂ©es de Gilson sây rapportant Ă©taient bien connues dans le milieu acadĂ©mique10. Pour en arriver Ă la conclusion, ce fut Gilson, dĂ©jĂ professeur Ă lâUniversitĂ© de Strasbourg, qui fut chargĂ© dâoccuper le poste; plus modestement, KoyrĂ© sera placĂ© auprĂšs de lui comme chargĂ© de cours.
Entre KoyrĂ© et Gilson, on remarque au cours de ces annĂ©es une certaine familiaritĂ© et une affinitĂ© dans la mĂ©thode. Ă la diffĂ©rence de Gilson, KoyrĂ© nâĂ©tait pas catholique, il Ă©tait mĂȘme polĂ©mique avec les nĂ©othomistes: son premier livre dĂ©butait par la dĂ©claration selon laquelle lâignorance presque totale de la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale de la part des historiens de la philosophie est Ă©gale Ă celle qui rĂšgne pour la pensĂ©e moderne dans les Ă©coles catholiques, oĂč lâon Ă©tudie les scolastiques11.
Tous deux sâĂ©taient formĂ©s Ă la mĂȘme Ă©cole dâhistoriographie philosophique, comme lâon ne peut sâempĂȘcher de penser en voyant les titres et les thĂšmes de leurs premiers travaux, dans lesquels ils avaient lâun comme lâautre traitĂ© du rapport de Descartes avec la scolastique12. CâĂ©tait LĂ©vy-Bruhl qui avait suggĂ©rĂ© Ă Gilson la problĂ©matique et lâĂ©tude du lexique scolastico-cartĂ©sien dans ses thĂšses, dont la direction avait Ă©tĂ© confiĂ©e pour la forme Ă Picavet, comme cela adviendra ensuite, plus de dix ans aprĂšs, pour celle de KoyrĂ©13. Gilson avait prĂ©sentĂ© et soutenu en 1913 ses deux thĂšses dâĂtat sur la libertĂ© chez Descartes et la thĂ©ologie et sur le lexique scolastico-cartĂ©sien. GrĂące aux Ă©tudes de sa maturitĂ© il deviendra un maĂźtre reconnu en ce qui concerne les Ă©tudes de philosophie mĂ©diĂ©vale, Ă la tĂȘte dâune Ă©cole catholique qui ne sâidentifiera pas avec les nĂ©othomistes de Louvain et de Milan. Il continuera en tout cas Ă sâoccuper de la mĂ©taphysique de la Summa theologica, mais Ă©galement dâAbĂ©lard, Bonaventure et Duns Scot.
Le fait mĂȘme que LĂ©vy-Bruhl ait proposĂ© Ă nouveau le lien Descartes-scolastique dâabord Ă Gilson, puis Ă KoyrĂ©, et quâensuite le mĂȘme thĂšme ait Ă©tĂ© traitĂ© en 1924 par Henri Gouhier dans son ouvrage La pensĂ©e religieuse de Descartes, laisse prĂ©sumer que les rĂ©sultats obtenus par les deux premiĂšres thĂšses nâamenaient pas LĂ©vy-Bruhl Ă croire que son programme de
9 shook, Ătienne Gilson cit., p. 63-64.10 Delbos en parlait ouvertement Ă Xavier LĂ©on, qui lâavait consultĂ© pour inviter Gilson Ă un projet Malebranche: «actuellement Gilson est plongĂ© dans le Moyen Ăge qui doit lui ouvrir les portes de la Sorbonne un jour ou lâautre. Pourra-t-il cumuler Malebranche et Saint Thomas?» (Bibl. Sorbonne, V. Cousin ms. 368, X. LĂ©on Ă HalĂ©-vy, 8.05.1913).11 koyrĂ©, Essai sur lâidĂ©e de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes, Paris, BibliothĂšque de lâĂcole pratique des Hautes Ătudes, CinquiĂšme section, vol. XXXIII, 1922, prĂ©face.12 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. 185, 199, 341.13 DĂ©jĂ dans son diplĂŽme dâĂ©tudes supĂ©rieur de philosophie dirigĂ© en 1906 par LĂ©vy-Bruhl, Gilson Ă©tudiait Des-cartes et la scolastique; sa «petite thĂšse pour le doctorat» Index scolastico-cartĂ©sien, Paris, 1912-13 est cĂ©lĂšbre; cf. C. edie, The Writings of Ă. Gilson, dans MĂ©langes offerts Ă Ă. Gilson, Toronto-Paris, 1959, p. 9, 16; r.C. Miller, Ă lâentrĂ©e Gilson, dans Encyclopedia of Philosophy, III, New York, 1967, p. 332-334.
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recherche Ă©tait conclu Ă 100 0/0. KoyrĂ© sâĂ©tait investi dans ce programme, tracĂ© par consĂ©quent par son coordinateur LĂ©vy-Bruhl, et avait Ă©tudiĂ© lâargument ontologique tel quâil avait Ă©tĂ© formulĂ© par Descartes et par Anselme dâAoste: la thĂšse sur Anselme serait terminĂ©e et publiĂ©e plus tard (1923), mais il avait commencĂ© Ă y travailler, comme probablement au projet tout entier, en 1913-1414.
Le Descartes Savant de Gaston Milhaud avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© publiĂ© (pour ne pas parler de la monographie de Liard), mais KoyrĂ© ne paraĂźt pas sâĂȘtre intĂ©ressĂ© alors Ă ces essais sur la science cartĂ©sienne, de mĂȘme quâil ne prenait pas en considĂ©ration les travaux dĂ©jĂ publiĂ©s par Duhem sur la continuitĂ© et la validitĂ© de la science mĂ©diĂ©vale, qui auraient pu lui suggĂ©rer des arguments en faveur de la thĂšse scolastico-cartĂ©sienne15.
Sur un point le Gilson et le KoyrĂ© dâalors concordaient: que lâimage dâun Descartes savant proposĂ©e en 1880 par Louis Liard16 nâĂ©tait pas convaincante, car les deux jeunes gens attribuaient davantage dâimportance et dâintĂ©rĂȘt Ă la thĂ©ologie et Ă la mĂ©taphysique dans la problĂ©matique cartĂ©sienne. Gilson refusera de faire rĂ©imprimer son premier ouvrage17, parce que dans les suivants il approfondissait le lien scolastique-Descartes et en avait confiĂ© une rĂ©vision fondamentale Ă Henri Gouhier, son Ă©lĂšve prĂ©fĂ©rĂ©, dont la thĂšse dâĂtat avait Ă©tĂ© discutĂ©e peu aprĂšs celle de KoyrĂ© pour sa licence.
Dans sa premiĂšre thĂšse KoyrĂ© fait quelques allusions Ă celle de Gilson18, suggĂšre tour Ă tour une prĂ©dominance de quelque autre source patristique et mĂ©diĂ©vale19, trouve «confuse» la terminologie scolastique de Descartes (ce qui affaiblirait la thĂšse gĂ©nĂ©rale), et juge quâil y a des «considĂ©rations thĂ©ologiques [...] sont, en derniĂšre analyse, Ă la base de toutes les thĂ©ories philosophiques de Descartes» 20. Plus tard Gilson critiquera respectueusement KoyrĂ© qui, comme Picavet, les avait ramenĂ©es aux formulations de lâargument ontologique donnĂ©es par Anselme: «on a essayĂ© de prouver que Descartes avait lu Saint Anselme, notamment grĂące Ă son ami Mersenne. La meilleure dĂ©fense de cette thĂšse se trouve chez A. Koyré»21. Le rapprochement, ou mieux la dĂ©pendance de Descartes dâAnselme a Ă©tĂ© proposĂ©e par Picavet et acceptĂ©e par KoyrĂ©22, tandis
14 koyrĂ©, Essai... Descartes cit.; id., LâidĂ©e de Dieu dans la philosophie de Saint Anselme, Paris, E. Leroux 1923; Anselme, Fides quaerens intellectum, Introduction, texte, traduction par A. KoyrĂ©, Paris, Vrin 1927. Apportant beaucoup de soin Ă cette Ă©dition vulgarisatrice du Proslogion et de la rĂ©plique dâAnselme Ă Gaunilon, KoyrĂ© dis-cute sa traduction du texte latin avec Hering.15 V. infra, chap. II.7.16 koyrĂ©, Essai... Descartes, p. 16-17, 159; il discute la thĂšse Liard Ă la p. 98.17 J.-l. Marion, PrĂ©face Ă Ă. gilson, La libertĂ© chez Descartes cit., p. II n.18 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. V, 62.19 Ibid., p. 70: «nous croyons Ă lâinfluence de Saint Bonaventure sur Descartes... M. Gilson nâa pas suivi la piste quâil avait lui-mĂȘme indiquĂ©e: il a, pour expliquer la formation de la thĂ©orie du jugement cartĂ©sienne, prĂ©fĂ©rĂ© en chercher les sources chez Saint Thomas, dans sa doctrine du libre arbitre et de lâĂ©lection»; p. 98: «M. Gilson a, pour dĂ©montrer lâimpossibilitĂ© dâadmettre une influence scotiste sur Descartes, tentĂ© de mettre en opposition les points essentiels du scotisme et du cartĂ©sianisme»; p. 4: «Descartes a-t-il connu Duns Scot? Il est Ă©vident quâil ne lâa pas Ă©tudiĂ© Ă fond».20 Ibid., p. 38; cf. p. 41.21 gilson, Ătudes sur le rĂŽle de la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale dans la formation du systĂšme cartĂ©sien, Paris, Vrin 1975, p. 221-222 n. «Que Descartes ait trouvĂ© lĂ tout ce quâil en sait, la chose ressort de la maniĂšre dont il sâexprime, puisquâil ne soupçonne pas un instant que lâadversaire de Saint Thomas nâait pas fait de Dieu une Ă©vidence immĂ©-diate, quâil ne la fait lui-mĂȘme, ni que la question porte moins sur un nom que sur un idĂ©e. La thĂšse opposĂ©e a Ă©tĂ© plusieurs fois soutenue et lâon a tentĂ© de prouver que Descartes avait lu Saint Anselme, notamment Ă travers son ami Mersenne. La meilleure dĂ©fense de cette thĂšse se trouve dans A. KoyrĂ©, Essai..., p. 185 et suiv. Dans ce cas, les erreurs de Descartes deviennent bien difficiles Ă expliquer».22 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. 6 et n. 2: «la formule quâil [Descartes] en donne est presque mot Ă mot emprun-
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que Gilson lâavait niĂ©e dans sa thĂšse sur la LibertĂ©. En rĂ©alitĂ©, il faut reconnaĂźtre aujourdâhui que la thĂšse cartĂ©sienne de KoyrĂ© est une Ćuvre de jeunesse assez peu personnelle; nous verrons que la monographie sur Descartes quâil exposa et publia au Caire, son ouvrage amĂ©ricain et les pages des Ătudes galilĂ©ennes sur la science de Descartes peuvent constituer, Ă ce propos, un terme de comparaison trĂšs significatif pour Ă©valuer la maturation de sa mĂ©thode.
Dans sa premiĂšre thĂšse KoyrĂ© â et cela pas uniquement dans lâespoir dâobtenir un poste â avait insistĂ© sur les promesses quâil entrevoyait dans les recherches portant sur le Moyen Ăge.
Le systĂšme de Descartes ne nous apparaĂźt plus comme une crĂ©ation ex nihilo, nous commençons Ă en dĂ©mĂȘler les antĂ©cĂ©dents, Ă distinguer dans la construction de Descartes les Ă©lĂ©ments de provenance scolastique. [...] Les livres de M. Gilson et de M. Blanchet en sont la preuve. Nous commençons Ă voir que cette solution de continuitĂ©, cette cloison Ă©tanche que les historiens de la philosophie se plaisaient Ă Ă©tablir entre Descartes et la scolastique nâexistaient, en rĂ©alitĂ©, que dans leur imagination, ou mieux, si lâon veut, dans leurs connaissances23.
Pour indiquer les limites de ce travail de jeunesse, quâil suffise de signaler un point fondamental, oĂč il apparaĂźt plus gilsonien que Gilson lui-mĂȘme:
M. Gilson... cherche Ă nous prĂ©senter le savant uniquement prĂ©occupĂ© de la science et ne construisant sa mĂ©taphysique que comme une sorte de prĂ©face Ă sa physique... Nous ne croyons pas pouvoir souscrire Ă cette opinion, qui ne nous semble pas pouvoir expliquer lâinfluence et le rĂŽle de Descartes. En effet, rien ne subsiste Ă nos jours de la physique cartĂ©sienne; la science nâa pas suivi les voies tracĂ©es par Descartes, et si lâon a pu dire â et avec raison, croyons-nous â que lâhistoire de la science nâaurait pas Ă©tĂ© sensiblement diffĂ©rente si Descartes nâavait pas paru, lâhistoire de la philosophie en serait, par contre, profondĂ©ment modifiĂ©e24.
OĂč lâon note non seulement que KoyrĂ© est encore trĂšs loin des conclusions et des apprĂ©ciations quâil formulera dans les Ătudes galilĂ©ennes («un progrĂšs dĂ©cisif dans la conscience et la clartĂ© de la pensĂ©e»)25 et ailleurs encore.
La rĂ©volution mĂ©thodique accomplie par Descartes procĂšde, elle aussi, dâune conception nouvelle du savoir; Ă travers lâintuition de lâinfinitĂ© divine, Descartes arrive Ă sa grande dĂ©couverte du caractĂšre positif de la notion dâinfini qui domine sa logique et sa mathĂ©matique26.
Il adhĂšre ici de façon non critique au canon positiviste pour rapporter la science cartĂ©sienne Ă la science contemporaine, critĂšre dont par la suite il sâaffranchira sans hĂ©sitation.
Câest Ă Gilson que nous devons le fait de connaĂźtre aujourdâhui un cours avancĂ© (destinĂ© Ă lâagrĂ©gation) que LĂ©vy-Bruhl consacra en 1905 Ă Descartes, mais sans le publier: il est probable que ce cours ait Ă©tĂ© souvent repris pendant la dĂ©cennie suivante et que KoyrĂ© ait eu lâoccasion de lâĂ©couter, comme ce fut le cas pour G. Monod27. De toute façon, ses lignes principales ont pu lui ĂȘtre dĂ©voilĂ©es par Gilson.
Ce dernier, en reconstruisant ce cours, soulignait «lâinfluence considĂ©rable quâil a
tĂ©e Ă Saint Anselme», renvoyant Ă Picavet qui avait fait ce rapprochement dans lâEsquisse.23 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. II-III.24 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. V-VI.25 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes: III; GalilĂ©e et la loi dâinertie, Paris, Hermann 1939, p. 152.26 koyrĂ©, Curriculum vitae 1951, dans ses EHPS, p. 2.27 Cf. sChuhl Hommage, «Revue philosophique», 147, 1957, citĂ© infra Ă p. 105 et passim cit. infra, p. 96 (II. 4, n. 7).
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exercĂ©e sur le dĂ©veloppement des Ă©tudes cartĂ©siennes», y compris les siennes28; il discutait le pour et le contre de la thĂšse dâun «Descartes savant» prenant la place du rĂ©volutionnaire qui dĂ©truisit la âmĂ©taphysique scolastiqueâ, image trĂšs prisĂ©e au XIXe siĂšcle29. Pour ĂȘtre honnĂȘtes avec Gilson, son Descartes Ă©tait en rĂ©alitĂ© non pas un savant, mais le mĂ©taphysicien dâune autre mĂ©taphysique, mieux comprise grĂące Ă lâĂ©tude contemporaine de la thĂ©ologie scolastique. Toutefois Gilson Ă©tait trĂšs loyal et exposait de maniĂšre exhaustive les observations de LĂ©vy-Bruhl, mĂȘme lorsquâil ne les avait pas suivies lui-mĂȘme:
AprĂšs un historien aussi Ă©pris dâesprit positif quâĂ©tait L. LĂ©vy-Bruhl, on est arrivĂ©, en usant dâune mĂ©thode purement historique, Ă situer dans la pensĂ©e scientifique de Descartes le cĆur mĂȘme de sa doctrine... Ce âDescartes savantâ ne viendrait-il sâajouter ici, au titre du Descartes de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, Ă la liste dĂ©jĂ longue de ses prĂ©dĂ©cesseurs?30
Mais ce nâĂ©tait pas Ă cette lecture quâavait travaillĂ© Gilson dans ses thĂšses dâavant la Grande Guerre; et KoyrĂ© lui non plus nâavait pas commencĂ© par approfondir les doctrines physiques en les mettant au centre de tout le systĂšme de Descartes. Beaucoup plus tard Gilson lui-mĂȘme reconnaĂźtra avec une remarquable honnĂȘtetĂ© intellectuelle que dâaprĂšs LĂ©vy-Bruhl ce nâest que dans sa physique que Descartes rĂ©sulte entiĂšrement libĂ©rĂ© de la scolastique, tandis quâil sâen ressent encore dans beaucoup dâautres de ses problĂ©matiques, plus prĂ©cisĂ©ment Ă propos des attributs de Dieu et des preuves de son existence31.
On a soulignĂ© le fait que dans ses cours LĂ©vy-Bruhl notait «dans le systĂšme de Descartes la maniĂšre dont la mĂ©taphysique se trouvait conditionnĂ©e par la physique»32. LĂ©vy-Bruhl lui-mĂȘme Ă©tait revenu sur ce lien historique dans une synthĂšse vulgarisatrice tirĂ©e de lâun des cours quâil donna lorsquâil se trouvait en 1899 aux Ătats-Unis, comme lâun des premiers visiting professors33.
Ătant donnĂ© que Descartes se consacrait Ă des sciences comme la physique et la chimie, qui alors «existaient Ă peine», ou comme la biologie, qui nâexistait pas encore34, LĂ©vy-Bruhl propose une observation concernant la mĂ©thode qui rappelle celles que KoyrĂ© fera cinquante ans plus tard:
Pour exposer une science dĂ©jĂ dĂ©veloppĂ©e la mĂ©thode propre est la deduction â descendre des
28 gilson, Le Descartes de LĂ©vy-Bruhl cit., p. 433.29 Ibid., p. 437: «La rĂ©volution mĂ©thodique accomplie par Descartes procĂšde, elle aussi, dâune conception nouvelle du savoir; Ă travers lâintuition de lâinfinitĂ© divine Descartes arrive Ă sa grande dĂ©couverte du caractĂšre positif de la notion dâinfini qui domine sa logique et sa mathĂ©matique». Cf. l. lĂ©vy-bruhl, The cartesian spirit and history, dans History and Philosophy. Essais presented to Ernst Cassirer, ed. by R. Klibansky, H.J. Paton, Oxford, 1936, p. 191-196. Lâattention et lâimportance accordĂ©es à «Descartes savant» donneront leurs fruits dans les Ă©tudes gali-lĂ©ennes et newtoniennes de KoyrĂ©, qui sans cela auraient Ă©tĂ© privĂ©es dâun point de repĂšre important.30 gilson, Le Descartes de LĂ©vy-Bruhl cit., p. 347.31 Ibid, p. 438, il avait observĂ© que «chez Descartes la physique seule est exempte de scolastique. On en retrouve-rait, en effet, des traces dans la notion cartĂ©sienne de Dieu et de ses attributs, dans la preuve de lâexistence de Dieu, dans la notion de crĂ©ation, dans les notions de substance et dâaccident, dans la thĂ©orie des esprit animaux, dans la distinction des Ă©tats actifs et passifs de lâĂąme».32 g. davy, Pour le centiĂšme anniversaire de la naissance de L. LĂ©vy-Bruhl, «Revue philosophique», 179, 1989, p. 468.33 LĂ©vy-Bruhl dans son History of Modern Philosophy in France, New York, B. Franklin 1899, Ă©tait parti de Des-cartes, ce qui Ă©tait parfaitement topique, et lâavait dĂ©fini «acquainted with the contemporaries men of science» (p. 1): «philosophy and science were not separated in Descartesâview... Therefore Descartes proposes to be a meta-physician: but this will be for the sake of the science itself» (p. 7).34 Ibid., p. 27.
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causes aux effects. Mais une science qui est en train de se dĂ©velopper ne peut pas dĂ©velopper cette mĂ©thode; pour dĂ©couvrir des lois unconnues on doit employer la mĂ©thode experimentale, il faut anticiper les causes Ă lâaide des effects35.
35 Ibid., p. 31: «To expound a developed science the suitable method is deduction â descent from causes to effects. But science which is developing cannot yet develop this method; and to discover unknown laws, it must employ the experimental method, must anticipate causes with effects».
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GILSON, UN FRĂRE AĂNĂ
II.4 autour de lévy-bruhl
On ne peut sâempĂȘcher de se demander quelles sont les expĂ©riences scolastiques que le jeune KoyrĂ© avait engrangĂ©es Ă Paris, le centre culturel qui constituait lâautre pĂŽle autour duquel il gravitait pendant la pĂ©riode prĂ©cĂ©dant la premiĂšre guerre mondiale et oĂč, perdue la bataille de Göttingen â autrement dit forcĂ© dâadmettre quâil nây avait lĂ pour lui aucun avenir â il Ă©tait venu en 1912 pour prĂ©parer son diplĂŽme dâĂ©tudes, quâil obtiendra lâannĂ©e suivante. Ă Paris il avait trouvĂ© aussi les maĂźtres justes. Nous savons par la biographie bien informĂ©e de C. C. Gillispie quâil avait eu comme professeurs AndrĂ© Lalande, Victor Delbos, LĂ©on Brunschvicg et François Picavet1. Mais mĂȘme sâil resta en contact avec eux au long des ans, leurs noms ne suffisent pas Ă dĂ©limiter son horizon intellectuel.
Ce sont les annĂ©es au cours desquelles Lucien LĂ©vy-Bruhl publiait Les fonctions mentales dans les sociĂ©tĂ©s infĂ©rieures (1910), Emile Durkheim Les formes Ă©lĂ©mentaires de la vie religieuse (1912) et LĂ©on Brunschvicg Les Ă©tapes de la philosophie mathĂ©matique (1912). KoyrĂ© prendra part aux cĂ©lĂ©brations pour le cinquantenaire de ce dernier livre et lâon pourrait penser de prime abord que parmi ces trois grands Ă©rudits Brunschvicg fĂ»t le seul Ă pouvoir intĂ©resser le futur auteur des Ă©tudes galilĂ©ennes et newtoniennes. KoyrĂ©, qui Ă©tait et continuait Ă se dire «trĂšs cantorien et trĂšs pythagoricien», se rappellera quâaprĂšs avoir lu cet ouvrage qui venait de paraĂźtre «il sâĂ©tait senti reconfortĂ© par la dĂ©fense que Brunschvicg faisait de lâidĂ©e mĂȘme de veritĂ© mathĂ©matique contre le conventionnalisme de PoincarĂ© et la logistique de Russell»2.
Lâune des deux dissertations de KoyrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs avancĂ©e avant le dĂ©but de la guerre3, mais ce ne fut pas la premiĂšre Ă ĂȘtre publiĂ©e. Elles formaient un diptyque sur les preuves de lâexistence de Dieu et sur ses attributs selon Anselme dâAoste (1923) et selon Descartes (1922): celle-ci avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e en premier (et publiĂ©e grĂące Ă un prix) parce quâon pouvait travailler plus rapidement sur un classique, qui avait Ă©crit Ă©galement en français et Ă©tait accessible Ă tous. Le domaine des mĂ©diĂ©vistes ou latinistes nâĂ©tait pas exactement celui de KoyrĂ©: il a dĂ» probablement consacrer plus de temps Ă Anselme, mais en appariant les deux philosophes (assemblage trĂšs controversĂ© par la suite) il suivait celui de ses professeurs que nous avons citĂ© en dernier4.
Il est surprenant toutefois que ces thĂšses fassent toutes deux penser Ă©galement Ă la lecture de Descartes proposĂ©e non seulement par Picavet, mais par LĂ©vy-Bruhl, ainsi quâĂ dâautres idĂ©es suggĂ©rĂ©es par lui dans le domaine philosophique. Ă lâĂ©poque oĂč il donnait des cours, au moins jusquâen 1923, et nâexerçait pas encore des fonctions de recteur, LĂ©vy-Bruhl avait eu comme Ă©lĂšve Gilson, le premier sponsor de KoyrĂ© Ă Paris5.
1 gillispie, Ă lâentrĂ©e KoyrĂ© cit.2 «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», 1963, p. 43-44. Dâautres passages de KoyrĂ© sont consacrĂ©s Ă Brunschvicg, Ă©galement parmi les manuscrits CAK, ainsi quâune lettre signalant quâil est bien arrivĂ©, expĂ©diĂ©e du Caire en 1941.3 koyrĂ©, LâidĂ©e de Dieu dans la philosophie de Saint Anselme cit., p. ix: «les grandes lignes de notre travail Ă©taient dĂ©jĂ arrĂȘtĂ©es en 1914».4 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. 6 et n. 2: «La formule quâil [Descartes] en donne est presque mot Ă mot em-pruntĂ©e Ă St Anselme. Picavet a dĂ©jĂ fait dans son Esquisse [dâune histoire gĂ©nĂ©rale et comparĂ©e des philosophies mĂ©diĂ©vales, Paris 1905] un rapprochement significatif entre Descartes et Anselme». Cf. F. piCavet, Essais sur lâhistoire gĂ©nĂ©rale et comparĂ©e des thĂ©ologies et des philosophies mĂ©diĂ©vales, Paris, 1913, p. 328 et suiv., chap. xvii: Descartes et les philosophies mĂ©diĂ©vales.5 redondi, p. 3; on renvoie en gĂ©nĂ©ral Ă ce volume pour la documentation concernant la pĂ©riode parisienne. Contrairement Ă lâidĂ©e dâun Ă©tudiant qui faisait des allers-retours entre Göttingen et Paris, que nous prenons ici
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
AUTOUR DE LĂVY-BRUHL
Le choix de travailler sur Descartes du point de vue philosophique laisse transparaĂźtre son intĂ©rĂȘt thĂ©orique persistant pour la suspension phĂ©nomĂ©nologique: dans lâun de ses cahiers de notes de Göttingen on trouve une Ă©bauche de relation sur Descartes, considĂ©rĂ© surtout comme un savant, et sur sa skepsis.
KoyrĂ© Ă©crivait quâ«au XXe siĂšcle il fallait refaire, et encore plus radicalement que ne lâavait fait Descartes, cette catharsis intellectuelle au moyen du doute et de lâepoché» qui renvoyait justement Ă Husserl6.
Mais câest prĂ©cisĂ©ment dans sa thĂšse de doctorat dâUniversitĂ© sur Anselme que lâon voit, de maniĂšre surprenante, que lâorientation des Ă©tudes et de lâenseignement de KoyrĂ© Ă Paris advint sous le signe de LĂ©vy-Bruhl, auquel on a lâhabitude de penser aujourdâhui uniquement comme Ă un anthropologue dĂ©passĂ©. En fait il avait pris la succession de Boutroux comme titulaire de la chaire dâhistoire de la philosophie moderne Ă la Sorbonne, tant il est vrai que son «enseignement regardait surtout lâhistoire de la philosophie»7 (comme le lui reprochera ensuite LĂ©vi-Strauss, le principal responsable des jugements restrictifs qui circulent Ă son propos8, et qui ne sont pas partagĂ©s par Jack Goody)9. En rĂ©alitĂ© LĂ©vy-Bruhl, reprenant chez Durkheim et prĂ©cisant en termes philosophiques mĂ»rement pesĂ©s et rigoureux la notion formulĂ©e par ce dernier de «reprĂ©sentations collectives», insistait sur le thĂšme du âprĂ©logiqueâ et du âmystiqueâ. Ces dĂ©finitions feront lâobjet de nombreuses critiques dĂ©jĂ dans la conclusion des Formes Ă©lĂ©mentaires de Durkheim, mais exerceront sans aucun doute un grand attrait pour ce qui est de la mĂ©thodologie: elles se diffĂ©rencient de Bergson.
On a soulignĂ© les diffĂ©rences et les diverses phases dans lâĆuvre des deux fondateurs de la sociologie et de lâanthropologie en France, qui se concluent par une autocritique authentique et trĂšs approfondie de LĂ©vy-Bruhl dans ses Carnets posthumes; il existe un fait antĂ©cĂ©dent, moins connu mais tout aussi intĂ©ressant, contenu dans une lettre personnelle que lui avait envoyĂ©e Durkheim en 1909 (câest-Ă -dire avant la publication des Fonctions mentales): Durkheim, qui nâĂ©tait pas encore lâauteur des Formes Ă©lĂ©mentaires, y discute Ă nouveau
la question de votre titre. Ce que je ne peux pas admettre, câest lâexclusion systĂ©matique du terme primitif. Jây trouve un excĂšs de purisme qui nâest pas dĂ©nuĂ© dâinconvĂ©nients. Il y a lĂ une idĂ©e quâil faut exprimer. Faute de termes meilleurs je maintiens celui-lĂ .
Dans ce document privĂ© il dĂ©conseillait donc Ă LĂ©vy-Bruhl dâutiliser âinfĂ©rieurâ et âprĂ©logiqueâ dans le titre de son premier livre anthropologique.
chez Jorland et chez Schuhmann, en rĂ©alitĂ© les Archives KoyrĂ© nous prĂ©sentent une sĂ©rie continue de cahiers de notes prises Ă Göttingen, du Wintersemester 1909-1910 au Sommersemester 1911.6 koyrĂ©, Essai... Descartes cit., p. 6 et n. 2. De KoyrĂ© v. aussi Descartes after Three Hundred Years (A Fenton Foundation Lecture), The University of Buffalo Studies, 19/1, 1951, p. 24-25, examinĂ© infra, II.7.7 p.-M. sChuhl, Hommage, «Revue philosophique», 147, 1957, p. 398, qui fait noter «de quelle empreinte il a marquĂ© les Ă©tudes cartĂ©siennes».8 C. lĂ©vi-strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon 1958: «personne ne devrait prĂ©tendre enseigner lâan-thropologie sans avoir accompli au moins une recherche importante sur le terrainâŠÂ». Il faut noter quâen tout cas Ă cette date, parmi les nombreux spĂ©cialistes qui nâen avaient pas effectuĂ©es se trouvait James Frazer lui-mĂȘme. Les critiques de LĂ©vi-Strauss reflĂštent des contrastes acadĂ©miques concernant aussi lâorganisation: «LĂ©vy-Bruhl par exemple nâoccupa jamais de chaire dâanthropologie ni aucune chaire ayant un titre Ă©quivalent (il nâen existait pas, pendant quâil Ă©tait en vie, dans les universitĂ©s françaises), mais une chaire philosophique; rien nâempĂȘchera quâĂ lâavenir de purs thĂ©oriciens se voient ainsi attribuer des chaires concernant des disciplines proches de lâan-thropologie: histoire des religions, sociologie comparĂ©e ou autres, mais lâenseignement de lâanthropologie doit ĂȘtre rĂ©servĂ© aux tĂ©moins».9 Cf. J. goody, Lâaddomesticamento del pensiero selvaggio, Milan, Angeli 1987, p. 33 et passim.
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En premier lieu il y a des inconvĂ©nients Ă dĂ©finir dâune façon en quelque sorte exclusivement chronologique le type de mentalitĂ© que vous Ă©tudiez. Elle ne se caractĂ©rise pas essentiellement par le fait quâon la rencontre surtout Ă tel moment de lâhistoire. Une discrimination tirĂ©e de lâune de ses caractĂ©ristiques internes serait prĂ©fĂ©rable. En second lieu, vous nâavez probablement pas lâintention dâĂ©tudier la mentalitĂ© primitive dans sa totalitĂ©, mais seulement lâun de ses aspects. VoilĂ une autre raison pour laquelle le terme primitif nâest pas trĂšs appropriĂ©. Le terme prĂ©logique Ă©chappe Ă la deuxiĂšme objection, mais nâĂ©chappe pas complĂštement Ă la premiĂšre, puisque lâordre chronologique y est pareillement mis en Ă©vidence. Mais cet ordre est introduit ainsi dans un type dâargument qui ne le comporte pas. Avant la mentalitĂ© logique il nây a pas de mentalitĂ©. Nây aurait-il pas quelque terme positif qui exprime lâidĂ©e que vous vous faites de cette mentalitĂ©, sans quâil soit nĂ©cessaire de la dĂ©finir par rapport Ă la mentalitĂ© dite logique? Si lâon ne trouve aucun terme de ce genre, il faudra peut-ĂȘtre adopter mentalitĂ© prĂ©logique en tant que non sujette dans la mĂȘme mesure aux inconvĂ©nients dont je vous ai parlĂ© plus haut10.
Dans sa formulation et avec la caractĂ©risation mystique qui y avait Ă©tĂ© introduite par LĂ©vy-Bruhl, lâhypothĂšse gĂ©nĂ©rale des reprĂ©sentations collectives fournira Ă KoyrĂ© â qui nâaura pas pu frĂ©quenter longtemps Durkheim, mort en 1917 â une nouvelle ligne de recherche fondamentale, celle qui conclura justement⊠aux paradigmes de Kuhn.
Le plan de travail Ă©noncĂ© par LĂ©vy-Bruhl dans les Fonctions mentales prĂ©sentait ouvertement des prĂ©tentions philosophiques («dĂ©terminer les lois les plus gĂ©nĂ©rales auxquelles obĂ©issent les reprĂ©sentations collectives dans les sociĂ©tĂ©s infĂ©rieures. Rechercher avec prĂ©cision quels sont les principes directeurs de la mentalitĂ© primitive et comment ces principes font sentir leur prĂ©sence dans les institutions et dans les pratiques: câest lĂ le problĂšme prĂ©liminaire»): tout au plus â comme nous le verrons â lâauteur dĂ©finissait comme sociologique, et non pas anthropologique, son travail sur les primitifs, rĂ©servant cette dĂ©finition Ă lâĂ©cole anglo-saxonne de Tylor et Frazer (chez qui il critiquait prĂ©cisĂ©ment la dĂ©pendance Ă lâĂ©gard de la «psychologie fondĂ©e sur lâanalyse du sujet individuel»); il se sentait par contre insĂ©rĂ© dans lâĂ©cole sociologique française de Durkheim, Hubert et Mauss, ce qui est incontestable en dĂ©pit des objections que lui adressait ce dernier. Cela est confirmĂ© par le fait que LĂ©vy-Bruhl ne parle jamais de lui-mĂȘme comme dâun anthropologue, mais comme dâun sociologue.
Lâune des notions fondamentales qui caractĂ©risaient le groupe de lâ«AnnĂ©e sociologique» Ă©tait prĂ©cisĂ©ment celle de reprĂ©sentation collective: si le lecteur parcourt distraitement les pages de LĂ©vy-Bruhl remplies dâexemples, il peut avoir lâimpression que cette dĂ©finition est un synonyme choisi diplomatiquement pour Ă©viter âcroyance vulgaireâ, âsuperstitionâ, etc. Mais une lecture sĂ©rieuse indique clairement que les âreprĂ©sentations collectivesâ nâexistent pas seulement dans les sociĂ©tĂ©s infĂ©rieures, parmi ceux que lâon appelle primitifs, mĂȘme si ce sont bien eux que LĂ©vy-Bruhl se propose dâĂ©tudier11: le choix de cette terminologie se rĂ©vĂšle au contraire plus avisĂ©e chez lui que chez Durkheim. Celui-ci Ă©tait influencĂ© par la critique kantienne dâun de ses collĂšgues et ami de longue date (Octave Hamelin), et parlait avec dĂ©sinvolture dâespace, de temps, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalitĂ© comme de catĂ©gories rĂ©sultant dâune Ă©volution historique12. De lâĂ©cole de psychologie des foules et de lâĂ©cole âfrançaiseâ de sociologie LĂ©vy-
10 Lettre inĂ©dite dâĂmile Durkheim Ă Lucien LĂ©vy-Bruhl, «Revue philosophique», 160, 1970, p. 163-164; cf. Car-nets de LĂ©vy-Bruhl. Ouvrage posthume avec une prĂ©face de M. Leenhardt, Paris, P.U.F. 1949.11 lĂ©vy-bruhl, Fonctions mentales dans les sociĂ©tĂ©s primitives, Paris, Alcan 1912; trad. it. sous le titre Psiche e societĂ primitive, Rome, 1970, p. 24.12 V. Ă©galement Ă. durkheiM, ReprĂ©sentations individuelles et reprĂ©sentations collectives, «Revue de mĂ©taphy-sique et de morale», VI, 1898, p. 293-302. Sur le rapport entre Durkheim et LĂ©vy-Bruhl, outre G. Gurvitch, Le pro-blĂšme de la sociologie de la connaissance, «Revue philosophique», CXLVII, 1957, p. 498-499, qui chez le premier souligne la prĂ©supposition dâune «philosophie de la connaissance mi-kantienne, mi-hĂ©gĂ©lienne quâil empruntait Ă son ami, le philosophe Hamelin», je renvoie Ă r. horton, LĂ©vy-Bruhl, Durkheim and the Scientific Revolution,
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Bruhl reprend la notion de reprĂ©sentations collectives, mais a soin dâen donner une dĂ©finition plus rigoureuse:
Elles sont 1. communes aux membres dâun groupe social donnĂ©; 2. elles se transmettent de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration; 3. elles sâimposent aux individus et suscitent chez eux, selon le cas, des sentiments de respect, de crainte, dâadoration etc. pour leurs objets; 4. elles se prĂ©sentent avec des caractĂšres dont on ne peut se rendre compte si lâon considĂšre uniquement les individus comme tels13.
Le seul exemple fourni au dĂ©but des Fonctions mentales est celui de la langue, «une rĂ©alitĂ© sociale indubitable, fondĂ©e sur un ensemble de reprĂ©sentations collectives»14. Cela vaut Ă©videmment pour les primitifs comme pour les civilisĂ©s, et nous verrons que cela vaut pour nâimporte quel type de langage. Si je peux anticiper ici sur mes conclusions, il est trĂšs remarquable que cela sâapplique aussi au langage scientifique.
Quây avait-il de mieux que cette page de LĂ©vy-Bruhl pour donner Ă KoyrĂ© lâidĂ©e de rĂ©flĂ©chir aux prĂ©supposĂ©s mĂ©tascientifiques vĂ©hiculĂ©s par le langage scientifique, câest-Ă -dire pour formuler la mĂ©thode qui, Ă partir de Kuhn, sera dĂ©signĂ©e comme se rapportant aux âparadigmesâ? Le cas du gĂ©ocentrisme est suffisant et appropriĂ© pour fournir un exemple: on peut y voir un cas de reprĂ©sentation collective, et par la suite il sera remplacĂ© non seulement par les calculs et lâintuition hĂ©liocentrique de Copernic, mais par une autre reprĂ©sentation collective gĂ©nĂ©rale, qui «sâimpose aux individus», mĂȘme aux incultes qui ne sauraient aller au tableau pour expliquer diagrammes, calculs et dĂ©monstrations ni de Copernic, ni de GalilĂ©e, ni de Newton.
On a parlĂ© de LĂ©vy-Bruhl comme dâ«un historien de la philosophie froid, presque distant», et cependant attentif Ă enseigner «un immense respect» et une lecture fidĂšle et littĂ©rale des textes: en cela ses Ă©lĂšves percevaient dans ses leçons sur Descartes une grande diffĂ©rence par rapport Ă celles de Bergson, qui en forçait lâinterprĂ©tation dans un sens âbergsonienâ. Il a Ă©tĂ© notĂ© avec exactitude que Durkheim et LĂ©vy-Bruhl reprĂ©sentaient dans le panorama philosophique français de lâĂ©poque une option opposĂ©e relativement Ă Bergson15: Ă mon avis, il nây a pas de doute que le jeune KoyrĂ© prĂ©fĂ©rait les premiers Ă ce dernier, quâil connaissait pourtant Ă fond16. LĂ©vy-Bruhl, tout en se montrant trĂšs crĂ©atif dans les Ćuvres grĂące auxquelles il contribuait au mĂȘme moment Ă fonder lâanthropologie, Ă©tait avant tout un professeur dâhistoire de la philosophie, qui voulait se limiter «à chercher Descartes chez Descartes», sans aucune complaisance narcissique envers lui-mĂȘme17: on sait de quelle empreinte il a marquĂ© les Ă©tudes cartĂ©siennes18.
dans Modes of Thought. Essays on Thinking in Western and Non-Western Society, ed. by R. Horton and R. Finneg-an, Londres, 1973, p. 249-305. Je remercie beaucoup Steven Lukes pour avoir attirĂ© mon attention sur ce bel essai, qui analyse et divise en pĂ©riodes les diffĂ©rences entre les deux âmaĂźtresâ et la prĂ©valence chez Durkheim dâune vision de continuitĂ© et dâun processus dâĂ©volution, chez LĂ©vy-Bruhl dâun contraste et dâun processus dâinversion (p. 270); la rĂ©volution scientifique quâentend Horton nâest pas toutefois celle de la science de la Renaissance, mais celle, plus universelle, qui mĂšne de la pensĂ©e âprĂ©-allitĂ©rĂ©e, prĂ©-industrielle, prĂ©-scientifiqueâ, Ă la pensĂ©e âmoderneâ et, alors que Thomas Kuhn est briĂšvement critiquĂ© (p. 298-299 n), KoyrĂ© nâest mĂȘme pas considĂ©rĂ©.13 lĂ©vy-bruhl, Fonctions mentales, trad. it. cit., p. 35.14 Cf. Ă. durkheiM, Le forme elementari della vita religiosa, trad. it., Rome, Newton Compton 1973.15 s. lukes, Ămile Durkheim His Life and Work, Stanford, U.P. 1985 (2e Ă©d.), p. 368-372.16 Au contraire GĂ©rard Jorland, dans le dĂ©bat qui eut lieu pendant le colloque dâAcquasparta et dĂ©jĂ dans sa mo-nographie La science dans la philosophie cit., p. 61-62, a soutenu que câĂ©tait Bergson qui avait attirĂ© KoyrĂ© de Göttingen Ă Paris.17 G. Monod se souvient de lui sâattachant «à enseigner lâesprit de soumission aux textes, avec un immense respect de ceux-ci», Ă la diffĂ©rence de Bergson interprĂšte trop âbergsonienâ de la Syris de Berkeley. «Quelle opposition avec LĂ©vy-Bruhl: cette duretĂ©, cette sĂ©cheresse apparentes avec lesquelles il cherchait Descartes et Comte chez Descartes et Auguste Comte» («Revue philosophique», CXLVII, 1957, p. 428). G. Monod fut Ă©tudiant Ă partir de 1908, et dut suivre des cours cartĂ©siens postĂ©rieurs Ă ceux dont parle Gilson.18 p.-M. sChuhl, Hommage cit., p. 398.
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AUTOUR DE LĂVY-BRUHL
KoyrĂ© lui-mĂȘme lâavait Ă©crit en 195419. DâaprĂšs Mauss, LĂ©vy-Bruhl
enseigna avec conscience cette discipline [la philosophie]. De cet abondant effort, aussi Ă©lĂ©gant que continu, il a trĂšs peu publié⊠Il Ă©tait devenu sociologue. Pendant prĂšs de vingt ans il se dĂ©doubla: philosophe en chaire, philosophe Ă la «Revue philosophique», oĂč il succĂ©da Ă Ribot comme directeur, philosophe Ă lâAcadĂ©mie des Sciences morales, mais chez lui et pour tout le monde, un des plus fĂ©conds, un des plus populaires parmi les auteurs français de livres de sociologie20.
Il fut dâailleurs pendant deux dĂ©cennies (de 1920 Ă sa mort en 1939) le directeur de ce pĂ©riodique prestigieux, auquel KoyrĂ© collaborait souvent en tant que critique. Dâautres thĂ©matiques unissent Ă©galement KoyrĂ© Ă LĂ©vy-Bruhl historien de la philosophie: sans vouloir insister sur Spinoza et sur sa prĂ©sence dans la philosophie romantique allemande, on doit au moins toucher un mot de lâattention fort originale que le second consacra Ă lâantispinozien Jacobi21, dĂ©finissant ce penseur non acadĂ©mique22 comme un «mystique et qui ne sâen cache pas. La tendance naturelle de son esprit lây portait. Le mysticisme est dâailleurs une tradition presque ininterrompue dans la philosophie allemande. Il y apparaĂźt de bonne heure, y persiste et sây maintient». Au XVIIIe siĂšcle cette attitude
avait trouvĂ© un refuge chez les piĂ©tistes, ennemis jurĂ©s de la philosophie «des LumiĂšres». Jacobi sâest formĂ© Ă leur Ă©cole. Peu importe donc quâil ne procĂšde pas directement des mystiques allemands du Moyen-Ăge ou de ceux du XVIIe siĂšcle, de Tauler ou de Jakob Boehme23.
KoyrĂ© parlera de lui et dâautres mystiques dans ses premiĂšres Ă©tudes et ses premiers cours parisiens; il les considĂ©rera mĂȘme initialement comme faisant partie de la tradition qui mĂšne Ă Schelling, Baader, Jacobi, une hypothĂšse de travail qui avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© avancĂ©e en France24.
Par ailleurs, il avait dédié dÚs le début une grande attention au tournant anthropologique
19 «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», 1954, p. 313: «les cours... de LĂ©vy-Bruhl sur Descartes sont restĂ©s cĂ©lĂšbres et ont inspirĂ© bien des travaux».20 Cf. M. Mauss, NĂ©crologie: L. LĂ©vy-Bruhl (1857-1939, «Annales de lâUniversitĂ© de Paris», XIV, 1939, p. 409.21 lĂ©vy-bruhl, La philosophie de Jacobi, Paris, Alcan 1894, p. xix. horton, LĂ©vy-Bruhl, Durkheim cit., p. 296 n., a suggĂ©rĂ© sans le vouloir une perspective utile pour rattacher Ă son rapport avec LĂ©vy-Bruhl, auteur de la Philo-sophie de Jacobi, lâinspiration de la premiĂšre phase des recherches de KoyrĂ© sur Boehme et dâautres mystiques, considĂ©rĂ©s comme prĂ©curseurs de Schelling, Hegel, Jacobi: «LĂ©vy-Bruhl started with a deep interest in Germanic Philosophies du sentiment, and turned to his later rather ascetic positivism by way of reaction. This view of his personal intellectual development receives some corroboration from his general attitude to the supposed emotion-al âmysticalâ orientation of the traditional cultures of which he deals â an attitude in which fascination vies with impatience. It receives further corroboration from an apparently little-read passage at the end of Les fonctions (p. 451-455), in which he speaks of the continuing survival of âpre-logical thoughtâ in the anti-intellectual doctrines that still was strong in the modern West, and in which he gets somewhat carried away whilst describing the delight of the âparticipationâ between subject and object that is so often the central ideal of such doctrines. All this suggest a love-hate relationship with anti-intellectualist creeds... Further, the corollary of LĂ©vy-Bruhlâs treatment of mod-ern anti-intellectualist as survival of a full-blown âprimitive mentalityâ is the assumption that the categories and concepts of such doctrines can be used as instruments for translating the thought of contemporary âprimitivesâ... LĂ©vy-Bruhl projected a body of essentially Western ideas and values (with which he still had a lingering identifi-cation) on the traditional cultures».22 lĂ©vy-bruhl, La philosophie cit., p. 22-24.23 Ibid., p. 240-241. Ă la p. 2 il le dĂ©finit «un enthousiaste et un mystique», Ă la p. 242 LĂ©vy-Bruhl voit en Jacobi un lecteur de Ugo da San Vittore et de Bruno; Ă la p. 20 il souligne que câest la lecture de Boehme qui a rapprochĂ© Jacobi et Saint-Martin.24 Cf. Ă©Mile boutroux, Jakob Boehme o lâorigine dellâidealismo tedesco, Milan, Oriental Press 2006, p. 85-86; lâoriginal a Ă©tĂ© publiĂ© dans les «Comptes rendus de lâAcadĂ©mie des Sciences Morales et politiques», 1888.
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opĂ©rĂ© par LĂ©vy-Bruhl: il devait avoir lu assez tĂŽt les deux premiĂšres contributions anthropologiques de 1910 et 1922. Mais on ne sâattendrait pas Ă en trouver trace dans une dissertation sur Anselme dâAoste. Et cependant câest ainsi:
LâincrĂ©dule de Saint Anselme nâest pas lâhomme moderne. Il nâest autre que lâinfidĂšle. Il a la mĂȘme attitude mentale que le croyant, le monde se prĂ©sente Ă lui Ă peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre. Ses habitudes de penser sont des habitudes âprĂ©logiquesâ, comme les appelle LĂ©vy-Bruhl⊠En tout cas elles diffĂšrent des nĂŽtres25.
Anselme nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas le penseur le plus indiquĂ© pour mettre en Ćuvre la mĂ©thodologie âprĂ©logiqueâ, âprimitivisteâ, âmystiqueâ proposĂ©e par LĂ©vy-Bruhl: en effet, KoyrĂ© passera rapidement Ă lâappliquer Ă des auteurs plus appropriĂ©s comme les mystiques et les alchimistes. En attendant, il proposait ici une correction: au lieu de âprĂ©logiqueâ, parler dâ âhyperlogiqueâ, ce qui pouvait peut-ĂȘtre aller pour le grand dialecticien du XIe siĂšcle, mais pas vraiment pour les primitifsâŠ
Mais Ă lâĂ©vidence KoyrĂ© avait senti lâexigence de compter avec une mĂ©thodologie inhabituelle et avait Ă©tĂ© tellement frappĂ© par les nouvelles recherches de son professeur quâil ne pouvait sâempĂȘcher de sây mesurer. En rĂ©alitĂ©, en Ă©crivant la prĂ©face de son premier livre anselmien KoyrĂ© reflĂ©tait lâĂ©cho du dĂ©bat qui avait eu lieu entre LĂ©vy-Bruhl et Marcel Mauss (ainsi quâavec Gilson)26, au dĂ©but de cette mĂȘme annĂ©e 1923, prĂ©cisĂ©ment au sujet des catĂ©gories âĂ©motivesâ proposĂ©es par lui pour tenter dâinterprĂ©ter les processus de lâesprit primitif: devant la SociĂ©tĂ© française de philosophie LĂ©vy-Bruhl justifiait le terme prĂ©logique quâil avait adoptĂ© et disait lâavoir choisi parce quâil avait moins dâinconvĂ©nients que les termes antilogique et alogique27.
Leurs positions politiques sembleraient distantes (LĂ©vy-Bruhl trĂšs liĂ© Ă JaurĂšs28, tandis quâen France KoyrĂ© affectait de ne professer aucune thĂšse ni pratique marxiste, et mĂȘme de nâavoir aucun intĂ©rĂȘt pour la politique), bien quâils eussent tous deux quelque chose en commun, appartenant Ă la mĂȘme bourgeoisie juive assimilĂ©e et internationale. Ils collaboreront mĂȘme Ă lâoccasion de la publication de documents Ă©voquant lâaffaire Dreyfus, dont le premier avait Ă©tĂ© non seulement le dĂ©fenseur mais aussi un parent29. Mais si on en juge par une communication
25 gilson, Le Descartes... cit., p. 8 et p. 435, Gilson avait rapportĂ© de la premiĂšre leçon de LĂ©vy-Bruhl des consi-dĂ©rations sur la physique des tourbillons comparĂ©e aux thĂ©ories newtoniennes de la gravitation.26 Lettre de M. Gilson, «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», XXIII/2, Avril 1923 (SĂ©ance du 15 fĂ©vrier 1923), p. 46-48: «Or il me semble rĂ©sulter avec Ă©vidence du livre de M. LĂ©vy-Bruhl quâil existe un mode de pensĂ©e mystique, dont lâidĂ©e de participation est caractĂ©ristique, et qui nous apparaĂźt comme spĂ©cifiquement irrĂ©ductible Ă la pensĂ©e logique... Ce que cette Ă©pithĂšte [prĂ©logique] dĂ©signe... est un simple aspect du mystique. Encore faut-il pouvoir le dĂ©finir; or le prĂ©logique ne nous est dĂ©fini que nĂ©gativement, comme une certaine indiffĂ©rence Ă la contradiction. Autant lâanalyse du contenu positif du mystique (participation) est instructive, autant cette pure nĂ©gation lâest peu, et si M. LĂ©vy-Bruhl tient si fort Ă la marquer, mĂȘme par un terme que lui-mĂȘme critique, câest peut-ĂȘtre que âprĂ©logiqueâ marque la place dâun jugement de valeur qui ne se dĂ©veloppe pas; le mystique est jugĂ© par son extranĂ©itĂ© Ă la logique dont se nourrit actuellement la pensĂ©e humaine».27 lĂ©vy-bruhl, ibid., 1923, p. 18, 22, reconnaissait avoir utilisĂ© le terme prĂ©logique «faute de meilleur»: non pas certes pour rabaisser la mentalitĂ© primitive Ă une sorte de «stade antĂ©rieur dans le temps Ă lâapparition de la pensĂ©e logique», moins que jamais pour la dĂ©finir comme âantilogiqueâ ou âalogiqueâ.28 lĂ©vy-bruhl, Quelques pages sur Jean JaurĂ©s, Paris, LâHumanitĂ©, 1916, qui, avant dâĂȘtre rassemblĂ©es dans ce petit volume, avaient Ă©tĂ© publiĂ©es au lendemain de lâassassinat du leader socialiste et pacifiste non seulement dans lâ«Annuaire de lâĂcole Normale SupĂ©rieure», mais aussi dans le quotidien «LâHumanité», Ă la fondation duquel LĂ©vy-Bruhl avait contribuĂ© financiĂšrement.29 Les carnets de Schwarzkoppen. La VĂ©ritĂ© sur Dreyfus, Ă©d. par B. Schwertfeger, trad. par A. KoyrĂ©, prĂ©face de L. LĂ©vy-Bruhl, Paris, Rieder 1930.
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du 1er fĂ©vrier 1938 que LĂ©vy-Bruhl fit au ComitĂ© de Documentation et Vigilance juif, tous deux sâintĂ©ressaient «passionnĂ©ment depuis quelques annĂ©es» au danger que reprĂ©sentait Hitler pour le reste de lâEurope.
On doit se demander si les Ă©vĂ©nements qui se passent dans les pays qui nous entourent ne vont pas aussi, par une contagion peut-ĂȘtre inĂ©vitable, se passer aussi chez nous, et on doit se demander [âŠ]: pouvons-nous prendre des prĂ©cautions et quelles prĂ©cautions faut-il prendre30?
KoyrĂ© resta constamment en contact personnel avec LĂ©vy-Bruhl, grĂące aux rencontres hebdomadaires chez Emile Meyerson, qui Ă©tait devenu un grand protecteur de KoyrĂ© et son maĂźtre particulier (ou interlocuteur) dans le domaine de lâĂ©pistĂ©mologie et de lâhistoire des sciences exactes. Meyerson lui aussi avait pris part Ă la deuxiĂšme discussion consacrĂ©e Ă LĂ©vy-Bruhl (cette fois-ci Ă son Ăme primitive) de la SociĂ©tĂ© française de Philosophie en 1929: cela avait Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement et la SociĂ©tĂ© sâĂ©tait efforcĂ©e de rĂ©unir de nombreux chercheurs sur le terrain, quâils fussent missionnaires ou anthropologues, comme Franz Boas. Mais du point de vue dâAlexandre KoyrĂ© lâobservation la plus suggestive fut faite Ă cette occasion par LĂ©on Brunschvicg, qui fĂ©licitait LĂ©vy-Bruhl dâavoir mieux Ă©clairĂ© la distinction entre «lâanalyse classique et la synthĂšse romantique, si manifestement apparentĂ©e â avec Boehme et Schwedenborg â Ă la confusion de la mentalitĂ© primitive»31. Il ne me semble pas que LĂ©vy-Bruhl ait publiĂ© des commentaires regardant les deux auteurs citĂ©s: lâon pourrait plutĂŽt penser quâil en fit de vive voix, parce quâil paraĂźt probable que dans sa position de super-professeur, directeur de revue et consultant de lâĂ©diteur on lui ait soumis, encore en manuscrit, un fragment de la thĂšse dâĂtat dâAlexandre KoyrĂ©, dĂ©sormais imminente.
LĂ©vy-Bruhl a fortement insistĂ© sur la signification du prĂ©logique, qui nâest nullement lâantilogique ou lâalogique. [âŠ] Des reprĂ©sentations qui ont pour thĂ©Ăątre des consciences individuelles le sociologue extrait celles quâil retrouve, les mĂȘmes dans toutes les consciences, et qui par suite dĂ©passent chacune dâelles en particulier. Ces reprĂ©sentations collectives constituent des systĂšmes qui pour un Ă©tat donnĂ© de la civilisation dĂ©finissent une part de la matiĂšre sociale. Par exemple, Ă lâintĂ©rieur dâune mĂȘme sociĂ©tĂ©, une unitĂ© spontanĂ©e sâĂ©tablit entre les opĂ©rations arithmĂ©tiques et les vertus mystiques des nombres, entre les rĂ©partitions de lâespace et la division des groupes sociaux32.Lâallusion mystĂ©rieuse de Brunschvicg33 autorise Ă penser quâil entendait se rĂ©fĂ©rer aux discussions auxquelles ils prenaient tous part dans les rĂ©unions chez Meyerson et dans dâautres salons.
30 Le texte dactylographiĂ© est conservĂ© Ă Paris, aux Archives de lâAlliance IsraĂ©lite Universelle, Ms. CDV, ms. 650, b. 6, d.20 (confĂ©rence). Dans sa communication LĂ©vy-Bruhl, soutenu par LĂ©on Brunschvicg, propose la crĂ©ation dâun petit comitĂ© technique, sans lâannoncer Ă la presse, «un comitĂ© trĂšs restreint composĂ© de juristes, de gens ayant une expĂ©rience politique, qui examinerait cette question dans le silence et qui prĂ©parerait ce que lâon pourrait faire Ă un moment donnĂ©. Mais quant Ă agir dĂšs maintenant au nom dâune association spĂ©cifiquement juive parce que des Juifs auraient Ă©tĂ© bousculĂ©s ou lĂ©sĂ©s ou injustement traitĂ©s, peut-ĂȘtre cela serait dangereux. [...] Nous ne sommes pas seulement une religion (je fais partie de ceux quâon dĂ©signe comme sans confession), si les Juifs sont attaquĂ©s [...] du fait quâils vont Ă la synagogue [...] Ils sont attaquĂ©s au nom de la race». Ă la diffĂ©rence dâautres groupes religieux, il pourrait ĂȘtre dangereux que les Juifs constituent une association, pour dĂ©fendre non seulement leur religion, mais la race tout entiĂšre: «ils montreraient ou ils auraient lâair de dire quâils appartiennent Ă une race diffĂ©rente qui a besoin de se protĂ©ger contre les autres races». LĂ©vy-Bruhl insiste sur le fait quâil faut souligner Ă propos des Juifs quâil sâagit de Français.31 «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», XXIX/4, AoĂ»t-Septembre 1929, p. 131; v. Ă©galement p. 464 et passim.32 Ibid. p. 574-575.33 Brunschvicg avait Ă©tĂ© lâun des premiers tĂ©moins de lâimpact sur les philosophes parisiens des Fonctions men-tales de LĂ©vy-Bruhl, auquel il se rĂ©fĂ©rait tant pour les matĂ©riaux que pour la thĂšse de fond dans la premiĂšre partie des Ătapes de la philosophie mathĂ©matique, Paris, Alcan 1912, p. 22.
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MalgrĂ© le fait que les idĂ©es de LĂ©vy-Bruhl ne coĂŻncidaient pas avec celles de Durkheim ou de Mauss34, ses ouvrages ethnologiques avaient Ă©tĂ© signalĂ©s dĂšs le dĂ©but par Durkheim comme des productions de son groupe et Ă©taient publiĂ©s par «LâAnnĂ©e sociologique»35. Dans le panorama de lâĂ©cole sociologique française KoyrĂ© considĂ©rait LĂ©vy-Bruhl comme un hĂ©rĂ©tique dans lâĂ©quipe de lâ«AnnĂ©e sociologique», naturellement par rapport Ă Mauss et Durkheim36. KoyrĂ© ne manquait pas dâadresser Ă ce dernier de grandes marques de reconnaissance, parfois trompeuses comme lorsquâil les rapprochait de Hegel ou encore dâAverroĂšs: «ce que Durkheim appelle âreprĂ©sentations collectivesâ est une rĂ©alitĂ©, une rĂ©alitĂ© aussi dure, aussi rĂ©sistante, aussi ârĂ©elleâ - sinon plus â que celle de la matiĂšre et des corps. Dans cette dĂ©couverte â ou redĂ©couverte, puisque ce que Durkheim appelle âreprĂ©sentations collectivesâ nâest autre que ce que Hegel appelle âesprit objectifâ â de cette couche sui generis de la rĂ©alitĂ© â le rĂ©el social â rĂ©alitĂ© qui nous est âintĂ©rieureâ et âextĂ©rieureâ en mĂȘme temps, câest dans cette dĂ©couverte que rĂ©side le plus grand mĂ©rite de la sociologie durkheimienne»37. Ă lâintĂ©rieur de ce cadre LĂ©vy-Bruhl qui avec La morale et la science des mĆurs avait soutenu «un relativisme moral presque absolu»38, sâĂ©tait rĂ©fĂ©rĂ© Ă une autre des principales dĂ©couvertes de Durkheim, celle du caractĂšre âsacralâ de la vie collective: mais «lâĂ©tude de la vie primitive a permis Ă LĂ©vy-Bruhl dâisoler et de dĂ©crire une structure mentale essentielle, diffĂ©rente du point de vue qualitatif de celle du âcivilisĂ©â, une structure qui â bien quâelle ne soit pas complĂštement Ă©trangĂšre Ă notre sociĂ©tĂ© â ne sây prĂ©sente pas Ă lâĂ©tat pur, le seul qui permette une analyse exhaustive»39. Dans ce mĂȘme compte rendu oĂč, peut-ĂȘtre justement parce quâil est rĂ©digĂ© pour des lecteurs allemands, on retrouve plus que de coutume le langage phĂ©nomĂ©nologique, KoyrĂ© rĂ©examine certaines des questions fondamentales qui avaient Ă©tĂ© soulevĂ©es Ă propos des thĂšses de LĂ©vy-Bruhl.
Il peut paraĂźtre contradictoire quâun ĂȘtre humain soit en mĂȘme temps un oiseau (ou bien un lĂ©opard); cependant câest un contraste de fait et non pas une contradiction logique. Les analyses de LĂ©vy-Bruhl indiquent de la maniĂšre la plus convaincante que ce nâest pas dans ce sens que les primitifs sont contradictoires. Mais il semble que LĂ©vy-Bruhl ne conçoive pas les lois logiques dans cette gĂ©nĂ©ralitĂ© formelle absolument vide, par exemple lorsquâil les entend Ă peu prĂšs dans le sens de la logique aristotĂ©licienne comme des lois rationnelles-ontologiques; par exemple le principe de contradiction comme impossibilitĂ© quâune chose soit en mĂȘme temps elle-mĂȘme et une autre. Dans ce cas, sa thĂšse se rĂ©vĂšle exacte dans un autre sens; dans ce cas il nâest pas seulement contrastant de fait, mais logiquement contradictoire que quelque chose soit en mĂȘme temps ici et lĂ , quâun homme soit identique Ă un oiseau. Nous ferions ainsi du principium individuationis rei hic et nunc une loi logico-formelle, ce qui Ă mon avis aurait pour nous le dĂ©savantage dâocculter la stratification de
34 M. Mauss â qui avait montrĂ© dans «LâAnnĂ©e sociologique» davantage de considĂ©ration pour LĂ©vy-Bruhl â dans la NĂ©crologie cit., p. 410: «ce que je prĂ©fĂšre dans tous ces livres â auxquels jâai souvent et franchement rĂ©sistĂ© â câest de la belle et claire Ă©rudition; les faits choisis, toujours instructifs, mĂȘme quand ils sont plutĂŽt des exemples amusants, curieux; ce sont les traductions excellentes...».35 De lâarrangement et du format acadĂ©mique de ces Annales (mĂ©moires et comptes rendus) on a dit quâils sâinspi-raient les «Recherches philosophiques» de KoyrĂ©, v. redondi, p. 33.36 koyrĂ©, La sociologie française contemporaine (compte rendu de lâouvrage de bouglĂ©, Bilan de la sociologie française contemporaine, Paris, 1935), «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung», V, 1936, p. 260; cf. ibid., I, 1932, p. 173-174, le compte rendu des livres de M. halbWaChs, Les causes du suicide.37 koyrĂ©, La sociologie cit., p. 264. V. aussi AristotĂ©lisme et platonisme au Moyen Ăge [1944], maintenant dans ses EHPS, p. 14, oĂč KoyrĂ© se demande pourquoi on ne veut pas discuter avec respect les thĂšses dâAvicenne et dâAverroĂšs sur lâunitĂ© de lâintellect humain, «si nous acceptons ou du moins discutons, les thĂšses durkheimiennes sur la consciences collective, Ă la fois immanente et transcendante Ă lâindividu».38 Ibid., p. 263.39 Ibid., p. 261. Cf. koyrĂ©, compte rendu du texte de r. otto, Das Heilige, «Revue philosophique», CV, 1923, p. 450, oĂč il reproche Ă lâauteur de ne pas citer ni connaĂźtre «les travaux de Durkheim, ni en gĂ©nĂ©ral ceux de lâĂ©cole sociologique française», tandis que lâĂ©lĂ©ment mĂȘme du surnaturel tel quâil est dĂ©fini par Otto «correspond assez exactement Ă celui de âsacrĂ©â, tel quâil a Ă©tĂ© dĂ©fini par E. Durkheim».
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lâĂ©difice formel de la pensĂ©e humaine â qui reste encore identique chez les civilisĂ©s et chez les primitifs â ce qui pourrait avoir comme consĂ©quence de mĂ©connaĂźtre cette unitĂ©. Je ne crois pas que ce soit lĂ vĂ©ritablement une objection, et que LĂ©vy-Bruhl reconnaĂźtrait pleinement ce caractĂšre unitaire â purement formel40.
Koyré est spécialement frappé par un point qui lui fait voir en Lévy-Bruhl presque un phénoménologue.
Puisque cela ne regarde en aucune maniĂšre la diversitĂ© fondamentale des structures de pensĂ©e ainsi que des mondes corrĂ©latifs et des catĂ©gories de rĂ©alitĂ© â de lâavoir mis en lumiĂšre est le plus grand mĂ©rite des recherches de LĂ©vy-Bruhl, un pionnier dans ce domaine â il devient par consĂ©quent plus comprĂ©hensible â car il sâagit de diffĂ©rences concrĂštes-matĂ©rielles et non pas purement formelles â que, surtout lĂ oĂč il sâagit de pensĂ©e technique, la pensĂ©e des primitifs se fonde en grande mesure sur la nĂŽtre. [Il devient aussi comprĂ©hensible] que les deux modes de pensĂ©e puissent coexister Ă lâintĂ©rieur du mĂȘme individu. Lorsquâon lit les exposĂ©s de LĂ©vy-Bruhl, on en vient Ă penser malgrĂ© tout quâil nâaurait pas eu besoin de le prendre dâaussi loin, quâon pourrait rencontrer la pensĂ©e positive beaucoup plus prĂšs, directement chez nous, qui tous plus ou moins pensons de la sorte. Ă cela LĂ©vy-Bruhl pourrait rĂ©pondre dâautre part quâil le sait trĂšs bien et que câest pour cela quâil sâest adressĂ© aux tribus sauvages de lâAustralie et de lâAfrique, Ă©tant donnĂ© que chez elles la structure de lâesprit âprimitifâ se trouve dans un Ă©tat de puretĂ© qui facilite mĂ©thodologiquement la recherche. Et Ă lâobjection que tous nous pensons ainsi il pourrait peut-ĂȘtre rĂ©pondre, lui pour qui il sâagit dâune critique de lâesprit humain: âcertes, nous pensons tous ainsi, lorsque nous ne pensons pasâ [âŠ] le monde [die âWeltâ] dans lequel se dĂ©roule la vie des primitifs est, par rapport Ă celui dans lequel nous vivons, nous civilisĂ©s, un autre monde. Il a une structure complĂštement diverse, est soumis Ă des lois â tant matĂ©rielles que catĂ©gorielles â autres que celles du monde mĂ©canique matĂ©rialiste des EuropĂ©ens.41.
Puisquâen France depuis Descartes on sait clairement ce qui est vĂ©ritablement pensĂ©e et ce qui en est un simple succĂ©danĂ©, «lĂ oĂč ârationalismeâ est devenu une injure, la forme primitive de la pensĂ©e pourrait dâautre part ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme la forme plus âprofondeâ»42.
KoyrĂ© fait lâĂ©loge de LĂ©vy-Bruhl pour la raison quâil «renonce Ă une explication, quâelle soit purement psychologique, ou au contraire âsociologiqueâ, et se contente dâune analyse phĂ©nomĂ©nologique purement descriptive». Mais Ă cause de sa terminologie il pourrait ĂȘtre mal compris: dĂ©jĂ dans les Fonctions mentales
il parlait de la pensĂ©e âprĂ©logiqueâ des populations Ă lâĂ©tat de nature, comme il parle maintenant de leurs âprĂ©-conceptsâ (Vorbegriffen). Toutefois ici il faut entendre non pas une diffĂ©rence temporelle, mais bien de nature (essentialer). Et câest un jugement de valeur qui est exprimĂ©: puisque Ă©videmment pour LĂ©vy-Bruhl ce nâest pas la pensĂ©e mythique (ou âmystiqueâ), mais la logico-conceptuelle qui est la vĂ©ritable pensĂ©e, tout comme ce nâest pas la rĂ©alitĂ© magique mais la scientifico-rationnelle qui est pour lui la ârĂ©alitĂ©â43.
40 koyrĂ©, compte rendu du livre de lĂ©vy-bruhl, Die Seele der Primitiven, «Deutsche Literaturzeitung», XLVIII, 29 novembre 1930, col. 2295. Il reste peu de traces Ă©pistolaires des Ă©changes intervenus entre eux: grĂące Ă la cour-toisie de Mme Belaval jâai pu avoir une copie de quelques lettres, parmi lesquelles il vaut la peine de citer celle qui fut envoyĂ©e le 15 dĂ©cembre 1930 par LĂ©vy-Bruhl Ă KoyrĂ©, qui se trouvait Ă Montpellier oĂč il avait obtenu sa premiĂšre chaire, pour le remercier de lui avoir communiquĂ© par avance ce compte rendu: «merci pour votre article, que jâai relu avec un trĂšs grand plaisir. Je ne crois pas en avoir eu de meilleur, et si le public allemand, aprĂšs cela, ne sâintĂ©resse pas Ă ces travaux sur la mentalitĂ© primitive, câest Ă dĂ©sespĂ©rer de lui. Vos rĂ©flexions sur lâusage un peu lĂąche que jâai fait du mot de contradiction me semblent justes et jâen tiendrai compte Ă lâoccasion».41 Ibid. Parmi les Ă©tudes qui lui sont consacrĂ©es: cf. J. CaZeneuve, Ă lâentrĂ©e LĂ©vy-Bruhl, dans International Ency-clopedia of Social Sciences, New York, 1972, IX, p. 264; f. keCk, L. LĂ©vy-Bruhl: entre philosophie et anthropo-logie, Paris, CNRS Ă©d., 2008.42 koyrĂ©, compte rendu cit., coll. 2299-2300.43 Ibid., coll. 2295.
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Cette analyse est particuliĂšrement intĂ©ressante, si lâon pense que KoyrĂ© avait fondĂ© ses Ă©tudes sur Boehme prĂ©cisĂ©ment sur lâanalyse et la description phĂ©nomĂ©nologique du langage semi-conceptuel, quâil considĂšre comme caractĂ©ristique de ce grand mystique trĂšs influent44 ou des autres penseurs alternatifs quâil Ă©tait en train dâĂ©tudier. Ă ce moment-lĂ Ă©tait dĂ©jĂ advenue la contamination entre la mĂ©thode phĂ©nomĂ©nologique, dont KoyrĂ© sâĂ©tait nourri Ă Göttingen, et la sociologico-anthropologique, qui sâĂ©laborait alors Ă Paris, suscitant des discussions animĂ©es: elle se rĂ©vĂ©lera fĂ©conde.
Câest donc Ă lâinfluence de la mĂ©thode de LĂ©vy-Bruhl, Ă ses dĂ©finitions du âprimitifâ et de la mentalitĂ© mystique45 que KoyrĂ© fut redevable du choix fort original â et certainement imprĂ©visible si lâon pense aux intĂ©rĂȘts logico-mathĂ©matiques de lâĂ©poque oĂč il Ă©tudiait Ă Göttingen â de faire une thĂšse dâĂtat sur Jakob Boehme (1929) et de donner des cours sur Schwenckfeld, Sebastian Franck, Weigel, Paracelse, Comenius, «ces hommes qui, au-delĂ du rythme discontinu de la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale, retrouvent et revigorent lâĂ©ternel trĂ©sor des superstitions primitives, exactement telles que le folklore les leur transmettait en leur temps». Et si KoyrĂ© avait choisi de les Ă©tudier, on le devait Ă LĂ©vy-Bruhl. Ce fait est reconnu dans la prĂ©face Ă©crite pour la rĂ©impression des premiĂšres de ces Ă©tudes par Lucien Febvre, qui avait le mĂȘme Ăąge que KoyrĂ© et peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un bon tĂ©moin et un Ă©pigone fidĂšle de la rĂ©volution mĂ©thodologique que â malgrĂ© de nombreuses objections et peut-ĂȘtre mĂȘme Ă cette occasion â les considĂ©rations de LĂ©vy-Bruhl sur le primitif avaient reprĂ©sentĂ©46. Il nây a pas de doute que câest de lui que sâinspire la mĂ©thode Ă©noncĂ©e par KoyrĂ© en 1933 dans lâune des plus brillantes de ses Ă©tudes: pour comprendre Paracelse il faut
adopter certains modes, certaines catĂ©gories de raisonnement ou du moins certains principes mĂ©taphysiques, qui pour les gens dâune Ă©poque rĂ©volue Ă©taient une base de raisonnement et de recherche aussi valable et aussi sĂ»re que le sont pour nous les principes de la physique mathĂ©matique et les donnĂ©es de lâastronomie. Il faudrait admettre le principe de lâĂ©quivalence entre la partie et le tout, principe dont lâimportance pour la pensĂ©e primitive a Ă©tĂ© Ă©tablie par LĂ©vy-Bruhl et pour la pensĂ©e mĂ©taphysique par Hegel47.
44 koyrĂ©, La philosophie dialectique de J. Boehme, «Critique», II, 1947, p. 418: «La grande difficultĂ© de la doctrine de Boehme consiste, en fait, dans son caractĂšre non conceptuel ou plus exactement semi-conceptuel. Ă dire vrai, ce nâest pas une âdoctrineâ, câest une vision du monde, que Boehme expose Ă lâaide de symboles-idĂ©ogrammes, symboles qui ont toute lâĂ©vidence de la rĂ©alitĂ© sensible, mais, en mĂȘme temps, toute son obscurité».45 Au cours des dĂ©bats qui avaient accueilli Les Fonctions mentales et Ă©galement La mentalitĂ© primitive, LĂ©-vy-Bruhl dira que cette âcatĂ©gorieâ ou dimension est toujours prĂ©sente Ă chaque niveau intermĂ©diaire et aussi Ă cĂŽtĂ© de la mentalitĂ© rationnelle; il a laissĂ© dans ses Carnets posthumes cit., de nombreuses rĂ©visions profondes de ses propres catĂ©gories fondamentales (primitif, prĂ©logique, loi de participation, etc.): il a probablement fait part de ces considĂ©rations Ă qui le frĂ©quentait comme KoyrĂ©. On trouve dâutiles sommaires des objections soulevĂ©es par des sociologues et des anthropologues (outre ses collĂšgues Durkheim et Mauss, par Malinowski, Evans-Pritchard, Franz Boas, prĂ©sent pendant un dĂ©bat parisien de 1929), mais Ă©galement par des philosophes comme Bergson, Gilson, Meyerson, ainsi que des rĂ©ponses de LĂ©vy-Bruhl, dans e. Magnin, Ă lâentrĂ©e Religion, dans le Dictionnaire de thĂ©ologie catholique, XIII, Paris, 1937, coll. 2196-2206. V. Ă©galement J. CaZeneuve, LĂ©vy-Bruhl, Paris, 1963, p. 35 et suiv., et id., Ă lâentrĂ©e LĂ©vy-Bruhl cit., p. 264.46 febvre, Avant-propos Ă koyrĂ©, Mystiques... cit., p. v (v. tout le contexte sur LĂ©vy-Bruhl).47 koyrĂ©, Mystiques... cit., p. 46 e n. On reconnaĂźt encore cette mĂ©thode lorsquâil souligne dans lâanimisme de KoyrĂ© un «retour Ă des conceptions magiques» (Attitude esthĂ©tique et pensĂ©e scientifique, «Critique», XII, 1955, p. 272) et dans la notion dâattraction et action Ă distance â repoussĂ©e par GalilĂ©e et Borelli â «une notion trĂšs dif-ficilement acceptable pour la raison», qui Ă moins dâĂȘtre utilisĂ©e dans un sens purement mĂ©taphorique, «recouvre toujours une conception magique de la rĂ©alité» (La gravitation universelle de Kepler Ă Newton, in Actes du 11e CongrĂšs international dâHistoire des Sciences, Amsterdam, 1950, I, p. 197).
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AUTOUR DE LĂVY-BRUHL
Enfin câest dans ce contexte que nous avons vu apparaĂźtre prĂ©cocement â dĂšs 1923 â la catĂ©gorie mĂ©thodologique dâattitude mentale48: cette catĂ©gorie, dont lâinvention a Ă©tĂ© â Ă tort selon moi â attribuĂ©e Ă Lucien Febvre par beaucoup de spĂ©cialistes (R. Romano, Redondi et Pomian, mais non pas par P. Burke, U. Raulff et M. Gismondi, qui renvoient Ă Durkheim et LĂ©vy-Bruhl)49, aurait donc Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e Ă KoyrĂ© par un LĂ©vy-Bruhl Ă©coutĂ© et filtrĂ© Ă travers un Ă©clairage husserlien.
48 Cf. koyrĂ©, LâidĂ©e de Dieu... Anselme cit., p. 8; cf. La philosophie de J. Boehme cit., p. xvi: Boehme «ne veut pas âenseignerâ, mais seulement provoquer et suggĂ©rer des actes et des attitudes mentales nĂ©cessaires Ă lâĂ©closion dans lâĂąme de la lumiĂšre de la vĂ©rité»; v. Ă©galement KoyrĂ©, compte rendu de lâouvrage de W. dilthey, Gesammelte Schriften.VIII: Weltanschauungslehre cit., p. 490: «possibilitĂ©s, attitudes et structure de lâĂąme plutĂŽt que de lâes-prit»; «structure mentale de lâĂ©poque». Sur lâattitude mentale et sur LĂ©vy-Bruhl je renvoie aux observations et aux passages citĂ©s dans mon introduction Ă A. koyrĂ©, Dal mondo del pressappoco allâuniverso della precisione, Turin, 1967, p. 22. Je ne partage pas la pĂ©riodisation structuraliste proposĂ©e par Jorland, La science cit., p. 23, selon laquelle KoyrĂ© aurait utilisĂ© lâexpression attitude mentale dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rique jusquâaux annĂ©es quarante, et ensuite, entrĂ© en contact avec Jakobson et LĂ©vi-Strauss, lâaurait remplacĂ©e par structure mentale.49 p. redondi, Science moderne et histoire des mentalitĂ©s. La rencontre de Lucien Febvre, Robert Lenoble et Alexandre KoyrĂ©, «Revue de synthĂšse», CIV, 1983, p. 309-332; M.A. gisMondi, âThe gift of theoryâ: a critique of the histoire des mentalitĂ©s, «Social history», X, 1985, p. 211-230; P. burke, Reflections on the historical revolu-tion in France: the Annales School and British social history, «Review», I, 1978, p. 147-164; id., Una rivoluzione storiografica, Bari, 1992, p. 86; U. raulff, Die Geburt eines Begriffs. Reden von âMentalitĂ€tâ zur Zeit der Affaire Dreyfuss, dans MentalitĂ€ten-Geschichte, hg. v. U. Raulff, Berlin, 1987, p. 50-68. Il est curieux que KoyrĂ© ne soit pas du tout mentionnĂ© dans le rĂ©cit intĂ©ressant que G.E. lloyd, Smascherare le mentalitĂ , Rome-Bari, 1991, fait de lâhistoire de cette notion Ă partir de LĂ©vy-Bruhl, prenant Ă©galement en considĂ©ration (p. 6) «dans la philosophie de la science les Français Brunschvicg, Reymond et Rey».
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II.5 rédaCtions et salons, Métaphysique et physique théorique
DÚs son retour à Paris aprÚs la guerre, en 1920, Koyré avait tenté en vain de présenter personnellement à Xavier Léon et à la fin lui avait envoyé
un petit article sur le principe de relativitĂ© â que jâespĂšre vous ne refuserez pas de publier dans la âRevue de mĂ©taphysique et de moraleâ. Je me permets de vous rappeler, que vous avez dĂ©jĂ eu une fois â bien avant la guerre â lâamabilitĂ© de publier une petite note sur la dĂ©finition des nombres de B. Russell. Ce souvenir me donne de lâespoir1.
Le thĂšme et le dĂ©bat Ă©taient dâune grande actualitĂ©. Ce que KoyrĂ© offrait sur Einstein avait un prĂ©cĂ©dent dans un exposĂ© quâil avait prĂ©sentĂ© alors quâil Ă©tait Ă©tudiant en Allemagne (et dans son c. v. il avait dit quâil avait commencĂ© par des «études de mathĂ©matiques») Ă la Philosophische Gesellschaft de Göttingen2, lorsquâexistait seulement la thĂ©orie restreinte de la relativitĂ©. Entretemps avaient Ă©tĂ© publiĂ©es la thĂ©orie gĂ©nĂ©ralisĂ©e dâEinstein (1915) ainsi que dâautres contributions. Mais hĂ©las pendant ses annĂ©es en Russie KoyrĂ© nâen avait pas eu connaissance et dans son article il traitait uniquement de la thĂ©orie restreinte. Cela nâexclut pas quâil ait essayĂ© de se tenir au courant aprĂšs avoir quittĂ© Göttingen, preuve en est la citation dâĂ©crits postĂ©rieurs dâEinstein3 et dâun essai de Lane sorti en 19134. Mais il est certain que pour lui les conditions qui lui auraient permis de se tenir au courant et dâĂ©tudier entre 1914 et 1920 avaient Ă©tĂ© dĂ©sastreuses, et les mois qui avaient suivi son retour Ă Paris trop peu nombreux: cet Ă©pisode «rĂ©dactionnel» le prouve.
On aurait pu penser au contraire que câĂ©tait le bon moment pour proposer un jeune auteur Ă une revue française: on Ă©tait Ă la veille du prix Nobel, qui devait finalement ĂȘtre attribuĂ© Ă Einstein, couronnant sa dĂ©couverte de lâeffet photoĂ©lectrique, mais non pas la thĂ©orie de la relativitĂ©, que le jury du Nobel pensait et dĂ©clarait devoir encore ĂȘtre vĂ©rifiĂ©e. On Ă©tait aussi Ă la veille des invitations dâEinstein Ă Paris: au CollĂšge de France et Ă la SociĂ©tĂ© Française de Philosophie, qui lui consacrera une sĂ©ance, sans compter une invitation controversĂ©e Ă lâInstitut de France que lâhĂŽte finira par laisser tomber5. Mais les intellectuels parisiens, impatients dâĂȘtre confrontĂ©s Ă Einstein, considĂ©raient probablement comme inopportun le fait de publier un Ă©reintement rĂ©digĂ© par un jeune homme dĂ©chaĂźnĂ© et imbu de lui-mĂȘme du seul fait quâil avait Ă©coutĂ© les derniĂšres leçons et les commĂ©morations de Hermann Minkowski Ă Göttingen, rappelant dĂ©jĂ dans le manuscrit allemand «le discours qui avait fait Ă©poque (die
1 Paris, BibliothĂšque Sorbonne â V. Cousin, ms. 362 (microfilm FB 669), xavier lĂ©on, Correspondance (A. KoyrĂ© Ă X. LĂ©on, 27.8.1920), p. 332.2 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. B. Il sâagit dâun manuscrit de 17 pages, intitulĂ©: Zum RelativitĂ€tsprinzip. Il a dĂ» ĂȘtre rĂ©digĂ© aprĂšs 1910, date dâimpression dâotto berg, Das RelativitĂ€tsprinzip, Göttingen, 1910, lâune des Ă©tudes qui avec celles de Lane et de Hermann Minkowski sont citĂ©es au dĂ©but.3 Ms. A cite einstein, Die Naturwissenschaften, 1916; Die RelativitĂ€tstheorie, 1919; Die Grundlagen des Relati-vitĂ€tsprinzip, 1919.4 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. A, Essai critique sur la thĂ©orie de la relativitĂ©, p. 20-21, n. 38: «M. Lane essaie dâĂ©viter cette conclusion â il ne sâagit, dit il, que du mouvement physique des corps rĂ©els. Ainsi, dit-il, si nous prenons une rĂšgle droite et la plaçons sous un angle trĂšs petit vis-Ă -vis de lâaxe x, nous pouvons en faisant mouvoir cette rĂšgle perpendiculairement Ă lâaxe, faire glisser le point dâintersection avec nâimporte quelle vitesse. M. Lane dit quâil donnerait par lĂ le moyen de transmettre des signaux avec nâimporte quelle vitesse [sic!]; en bon adepte dâEinstein il aurait dĂ» tirer la consĂ©quence, que ce mouvement est impossible car il prĂ©suppose une rĂšgle rigide â en rĂ©alitĂ© la rĂšgle se courberait». Cf. lane, Das RelativitĂ€tsprinzip, «Jahrbuch fĂŒr Philosophie», 1913.5 e. Meyerson, Lettres françaises cit., p. 371-372 (E. Meyerson Ă Xavier LĂ©on, 15.8.1922) au sujet de la publi-cation dans le «Bulletin de la SociĂ©tĂ© Française de Philosophie» du compte rendu de la sĂ©ance du 6.4.1922. a. einstein, Correspondances françaises, Ă©d. par M. Bielzuski, Paris, Seuil 1989, p. 193.
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epochemachende Rede)». Minkowski sâĂ©tait toujours intĂ©ressĂ© Ă la physico-mathĂ©matique, mais nâavait pas abordĂ© ce domaine avant les derniĂšres annĂ©es de sa vie (passĂ©es justement Ă Göttingen), au moment oĂč il prit part au mouvement idĂ©al qui conduisit Ă la thĂ©orie de la relativitĂ©: il fut le premier Ă concevoir que le principe de relativitĂ© formulĂ© par Lorenz et Einstein portait Ă abandonner le concept dâespace et de temps comme entitĂ©s sĂ©parĂ©es et Ă le remplacer par un âespace-tempsâ quadridimensionnel, dont il donna une dĂ©finition prĂ©cise et commença lâĂ©tude mathĂ©matique, fournissant le cadre pour tout dĂ©veloppement ultĂ©rieur de la thĂ©orie et conduisant Einstein Ă la conception audacieuse de la relativitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e6.
Nous voyons donc bien, dans la premiĂšre formule fondamentale de la thĂ©orie, condensĂ©es toutes ses erreurs nĂ©cessaires. Le principe de relativitĂ© dâEinstein ne continue et ne dĂ©veloppe donc nullement celui de Newton, il le nie de la façon la plus explicite. Einstein mĂ©connaĂźt la hiĂ©rarchie naturelle des sciences. Il ne voit pas la diffĂ©rence philosophique extrĂȘme qui existe entre la gĂ©omĂ©trie, la mĂ©canique pure, la phoronomie et les sciences matĂ©rielles, expĂ©rimentales, sciences ayant un objet matĂ©riel, existant, dĂ©terminable seulement par expĂ©rience. Il ne remarque pas quâon ne peut pas mettre sur le mĂȘme plan les sciences mathĂ©matiques a priori et les sciences physiques. Il ne voit pas que toute science physique, toute expĂ©rience particuliĂšre prĂ©suppose comme dĂ©jĂ donnĂ© et valable lâensemble des sciences a priori7.
La proposition de KoyrĂ©, dĂšs quâil revint Ă ses Ă©tudes aprĂšs un quinquennat de guerre et dâespionnage, nâavait donc pas Ă©tĂ© accueillie par la «Revue de mĂ©taphysique et de morale». Il y avait un autre inconvĂ©nient: Ă ce moment-lĂ le jeune auteur maĂźtrisait encore assez peu la langue française. Il avait obtenu dâabord une rĂ©ponse courtoise quâil avait interprĂ©tĂ©e comme un ajournement dĂ» uniquement Ă la coĂŻncidence avec un autre article sur Einstein qui y Ă©tait publiĂ©8. Mais certainement le plus grave Ă©tait que KoyrĂ© ne se soit pas rendu compte que ce qui avait motivĂ© ce refus Ă©tait le fait que la thĂ©orie gĂ©nĂ©rale prĂ©sentait la relativitĂ© en termes neufs.
Il avait insistĂ© pour quâon lui accorde un entretien, dâautant plus quâil avait un autre travail scientifique (le trĂšs malchanceux ouvrage sur les paradoxes de la thĂ©orie des ensembles)9 prĂȘt pour ĂȘtre offert Ă la revue, mais la rĂ©ponse dĂ©finitive de Xavier LĂ©on aprĂšs une rĂ©union du comitĂ© de rĂ©daction ne laissait aucun espoir, pas mĂȘme en ce qui concernait lâarticle sur la relativitĂ©10. KoyrĂ© rĂ©pliquait aux critiques reçues.
6 J. dieudonnĂ©, Ă lâentrĂ©e Einstein, dans Complete Dictionary of Scientific Biography, 2008 (on line).7 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. A.8 lĂ©on, Correspondance cit., p. 333-334, oĂč KoyrĂ© Ă©crit: «je regrette beaucoup que lâarticle de M. Guillaume pour-rait remettre la publication du mien ad calendas graecas, car, en toute sincĂ©ritĂ©, je ne vous cacherai pas que pour des raisons comprĂ©hensibles jây tenais Ă©normĂ©ment. Je me permets donc de vous faire observer que je nâenvisage point ce principe du mĂȘme point de vue que M. Guillaume â il le critique au point de vue de la science elle-mĂȘme, tandis que je ne le fais pas que du point de vue strictement logique». Lâarticle citĂ© dans le texte dactylographiĂ© de KoyrĂ© est dâEdouard Guillaume et avait paru en 1918. Son auteur sera lâun des critiques les plus rĂ©solus dâEinstein au cours du dĂ©bat de 1922 au CollĂšge de France; son illustre parent Charles-Edouard Guillaume, prix Nobel 1920, Ă©tait le directeur du Bureau International des poids et mesures; cf. M. bieZunski, Einstein Ă Paris, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes 1991, p. 21, 22, 47, 48, 120-122, 138; sur son neveu, ibid., p. 22, 90, 115.9 lĂ©on, Correspondance cit., p. 334, KoyrĂ© Ă©crit le 20.10.1920: «Jâavais aussi un travail sur les paradoxes de la thĂ©orie des ensembles â malheureusement vous venez dâen publier un. Je nâose donc pas vous lâoffrir...». V. supra, II.1, pour le refus husserlien de la thĂšse de doctorat sur ce thĂšme, et pour lâessai publiĂ© ensuite par KoyrĂ© dans lâ«Archiv» de Husserl consacrĂ© au souvenir de A. Reinach en 1922, dont le contenu pourrait ĂȘtre grosso modo celui quâil offrait ici Ă demi-mot Ă X. LĂ©on.10 lĂ©on, Correspondance cit., p. 335-336, oĂč KoyrĂ© commence en acceptant la dĂ©cision nĂ©gative de la rĂ©daction, mais dĂ©clare: «Je me permets toutefois de protester contre lâattribution dâune opinion qui nâest pas la mienne». «Je nâignore nullement que la plupart des savants acceptent en bloc les thĂ©ories dâEinstein, sans en distinguer les Ă©lĂ©ments scientifiques des Ă©lĂ©ments mĂ©taphysiques, mais les thĂ©ories mĂ©taphysiques des grands savants sont bien souvent sujettes Ă caution. Gauss et Riemann, pour ne citer que les plus grands, en offrent un exemple classique â
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Je ne considĂšre nullement comme nulles et non avenues les thĂ©ories physiques, ni les dĂ©couvertes mathĂ©matiques de Einstein et de Minkowski lui-mĂȘme: ayant Ă©tĂ© un Ă©lĂšve de Hilbert et de Minkowski lui-mĂȘme, ayant suivi les cours de Michelson, je suis bien Ă©loignĂ© dâen mĂ©connaĂźtre la beautĂ©, la valeur et lâimportance. Je lâai dâailleurs nettement dit dans mon article. Ma critique Ă©tait dirigĂ©e exclusivement contre la thĂ©orie mĂ©taphysique du temps â câest pourquoi je me suis adressĂ© Ă la Revue de mĂ©taphysique â thĂ©orie Ă mon avis indĂ©pendante des thĂ©ories scientifiques dâEinstein. Je croyais faire une Ćuvre utile Ă la science elle-mĂȘme en essayant de contribuer Ă la sĂ©paration de ces Ă©lĂ©ments de valeur et de provenance trĂšs diffĂ©rents. Je crois en effet que ce sont les thĂ©ories scientifiques et mathĂ©matiques et non la mĂ©taphysique confuse et vraiment trop simpliste de Einstein, qui ont contribuĂ© Ă la rĂ©novation de la science, qui lâont fĂ©condĂ©e.11
MĂȘme sâil nây souscrit pas, KoyrĂ© a toujours prĂ©sent Ă lâesprit lâenseignement de Minkowski (annonçant quâil veut Ă©crire un livre sur lui) et le rapproche de celui de Bergson. KoyrĂ© dĂ©clare quâil ne peut pas
analyser les idĂ©es et le contenu des formules et des intuitions de Minkowski. Nous nous bornerons Ă signaler la concordance de cette âspatialisationâ du temps avec les idĂ©es de Mr. Bergson. Minkowski avait pleinement conscience de faire Ćuvre non seulement mathĂ©matique, mais nettement mĂ©taphysique. Malheureusement, nous semble-t-il, il ne sâest pas compris lui-mĂȘme12.
Koyré insiste:
Le temps et lâespace rĂ©unis forment une [sĂ©rie] complĂšte de quatre dimensions; chaque point matĂ©riel dans chaque moment donnĂ© peut ĂȘtre envisagĂ© comme un point de cet ensemble de quatre dimensions que Minkowski a dĂ©nommĂ© âUniversâ. Toute son histoire, [peut ĂȘtre vue] comme une ligne dans lâUnivers, toutes les lois de la nature seraient formulĂ©es comme des rapports entre les âlignes de lâUniversâ13.
Koyré discutait les questions générales, métaphysiques.
Il fallait donc, ou bien faire la conclusion â supĂ©rieurement improbable, quoique non absurde â de lâimmobilitĂ© absolue de la terre, ou bien abandonner la thĂ©orie courante de lâĂ©ther14, ainsi que le groupe des Ă©quations de Maxwell, et remplacer la thĂ©orie ondulatoire par une autre; il faudrait reprendre
je me permets de croire que Messieurs Einstein et Langevin sont en train dâen fournir un autre. Je me console par le fait que la thĂ©orie de la relativitĂ©, bien quâadoptĂ©e par la plupart des savants, ne lâest pas encore â ou dĂ©jĂ â par tous, et que mes idĂ©es avaient dans le temps obtenu lâapprobation de quelques savants de profession, Weinstein entre autres».11 Ibid. (A. KoyrĂ© Ă X. LĂ©on, 27.8.1920). La graphie (en particulier celle des noms) a Ă©tĂ© rectifiĂ©e. Lâallusion Ă la frĂ©quentation des cours de Hermann Minkowski (mort Ă Göttingen le 12.1.1909) oblige Ă dĂ©placer lâarrivĂ©e de KoyrĂ© Ă Göttingen Ă lâautomne 1908 (WS 1908-1909).12 KoyrĂ© Ă©crit cela ibid. en note.13 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. A; il annonce dans une note: «Nous rĂ©servons lâanalyse de son Ćuvre Ă un ouvrage ultĂ©rieur. Nous ne pouvons quâen indiquer le sens gĂ©nĂ©ral. LâUnivers forme une unitĂ© temporelle et spatiale indis-soluble. Il nây a pas dâaction rĂ©elle qui ne soit temporelle et spatiale en mĂȘme temps. Les lois de la nature rĂ©elle, les lois dâaction ne peuvent et ne doivent ĂȘtre confondues avec les lois abstraites de la mĂ©canique et de la phoronomie â car toute action rĂ©elle implique causalitĂ© et par consĂ©quent un temps. Il nây a pas et ne peut pas y avoir dâaction extratemporelle, dâaction momentanĂ©e. Les formules de Minkowsky Ă©tant les mĂȘmes que celles de Einstein, les consĂ©quences pratiques que lâon en a tirĂ©es sont les mĂȘmes. Le sens profond de son intuition ne fut point analysĂ©, ni remarqué».14 Ibid. KoyrĂ© note: «Il est intĂ©ressant, que la thĂ©orie de relativitĂ©, qui est nĂ©e des tentatives de concilier la thĂ©orie de lâĂ©ther avec lâexpĂ©rience de Michelson, finit par abandonner la notion de lâĂ©ther. Il serait Ă notre avis plus simple de commencer par là ».
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et moderniser la thĂ©orie newtonienne de lâĂ©mission15. En effet, dans la conception newtonienne, la lumiĂšre suivait comme tout autre mouvement les lois gĂ©nĂ©rales de la mĂ©canique16.
Ă propos desquelles17 KoyrĂ© suit attentivement les variantes et les revirements dâEinstein, mentionnant ses Grundlagen des allgemeinen RelativitĂ€tsprinzip publiĂ©s en 1919, mais dans lâarticle tous les calculs se rĂ©fĂšrent Ă la thĂ©orie restreinte.
Dans sa thĂ©orie gĂ©nĂ©rale de relativitĂ© Einstein abandonne le principe de la constance de la vitesse de la lumiĂšre, mais comme il le remplace par une autre constance, nos dĂ©veloppements nâen sont nullement invalidĂ©s18.
Einstein arrive aux conclusions semblables en partant de lâanalyse logique du principe de relativitĂ© de la mĂ©canique newtonienne. Le mouvement absolu des corps ne joue aucun rĂŽle dans la mĂ©canique newtonienne, câest-Ă -dire, les phĂ©nomĂšnes mĂ©caniques se passent exactement de la mĂȘme maniĂšre dans les systĂšmes en repos ou animĂ©s de mouvement rectiligne et uniforme. Nous nâavons aucun moyen de dĂ©terminer si un corps ou â ce qui veut dire au point de vue mathĂ©matique exactement la mĂȘme chose â si un systĂšme de coordonnĂ©es est en repos ou en mouvement19.
Au cours des premiers mois pendant lesquels il reprit ses Ă©tudes Ă Paris KoyrĂ© nâavait pas rĂ©ussi Ă se rĂ©insĂ©rer: il avait cru naĂŻvement que Xavier LĂ©on aurait acceptĂ© sa collaboration simplement parce quâil avait publiĂ© une petite note de trois pages20, qui avait obtenu en 1912 une rĂ©plique de Bertrand Russell.
KoyrĂ©, qui dans ses lettres aussi annonçait un «ouvrage ultĂ©rieur» sur Hermann Minkowski ou sur la relativitĂ©, et faisait allusion Ă la discussion sur les bases empiriques de la gĂ©omĂ©trie, aprĂšs cette nouvelle dĂ©convenue avait laissĂ© la relativitĂ© Ă la critique corrosive des rats, et pendant plus de vingt ans nâen avait pas fait mention, mĂȘme incidemment, dans ses curricula studii ni dans ses Ă©crits postĂ©rieurs; mais il avait conservĂ© de lâintĂ©rĂȘt pour cette problĂ©matique. Câest probablement par suite dâun conseil de sa part quâune dĂ©cennie plus tard le plus grand de ses Ă©lĂšves, Alexandre KojĂšve, Ă©tudiera et prendra des notes sur celle-ci et sur la thĂ©orie des quanta21; bien des annĂ©es aprĂšs KoyrĂ© lui Ă©crira quâil Ă©tait allĂ© de Princeton Ă New York pour y Ă©couter une confĂ©rence de Niels Bohr; il avait Ă©galement lu le dĂ©bat entre Einstein et Bohr et en avait transcrit certains passages22.
LâĂ©pisode prouve que, pour lui, seul Minkowski, et non Einstein, avait le mĂ©rite dâavoir âfait Ă©poqueâ et â pour recourir Ă la terminologie dâun KoyrĂ© dans sa pleine maturitĂ© et cĂ©lĂšbre,
15 Note de KoyrĂ© ibid.: «La seule tentative en cette direction, celle de [Walther] Ritz nâeut pas de succĂšs immĂ©diat et aprĂšs la mort prĂ©maturĂ©e du jeune physicien ne trouva point de continuateurs. Ceci est dâautant plus Ă©tonnant, que justement les thĂ©ories modernes â thĂ©orie dâĂ©lectrons et surtout de quanta â suggĂšrent un retour Ă une concep-tion âatomiqueâ de lâĂ©nergie».16 Ibid., p. 16-17.17 Cak, Archives KoyrĂ©, ms. A, p. 11.18 Ibid., p. 14-15. Je suis reconnaissante au professeur Donato Bramanti de mâavoir aidĂ©e et dâavoir lu ce document et ses calculs.19 Ibid., p. 7.20 koyrĂ©, Sur le nombre de M. Russell, «Revue de mĂ©taphysique et de morale», XX/V, 1912, p. 722-724, oĂč il dĂ©clare que la question «peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e dĂ©finitivement rĂ©solue par le carreau de PoincarĂ©, Russell, Couturat et Husserl».21 BibliothĂšque Nationale de France, Mss., Archives KojĂšve, oĂč ces notes nâont pas attirĂ© jusquâici lâattention des Ă©rudits. Seul Bernard Hesbois dans sa monographie (Le concept, le temps et le discours, Paris, Gallimard 1990) et dans les Ă©ditions dâinĂ©dits de KojĂšve a fait allusion Ă ces intĂ©rĂȘts, rĂ©examinĂ©s par stephanos geroulanos, An Atheism that is not Humanist, Stanford U.P. 2010, auquel je renvoie uniquement pour sa mise Ă jour.22 CAK, Archives KoyrĂ©.
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mais quâil utilisait dĂ©jĂ ici â dâavoir accompli «une rĂ©volution copernicienne».
Cette thĂ©orie, que son auteur ainsi que ses adeptes qualifient dâepochemachende Tat, prĂ©tend avoir complĂštement bouleversĂ© et transformĂ© toutes nos idĂ©es habituelles sur lâespace et le temps, prĂ©tend avoir fait une dĂ©couverte, dont la valeur et lâimportance ne pourraient ĂȘtre comparĂ©es â et encore â quâĂ celle de Copernic. Cette thĂ©orie se proclame fondĂ©e uniquement sur des donnĂ©es expĂ©rimentales â câest cependant par des considĂ©rations dâun ordre philosophique et logico-mĂ©thodologique que Einstein cherche Ă la justifier23.
Ă la diffĂ©rence de son Ă©tude sur les paradoxes, dont entre 1912 et 1946 il sâĂ©tait entĂȘtĂ© Ă promouvoir et, lorsque câĂ©tait possible, Ă imprimer plusieurs versions en langues diffĂ©rentes, dans ce cas KoyrĂ© nâinsista pas: il Ă©tait sur le point de se consacrer Ă un autre genre de discipline et Ă une carriĂšre diverse. De fin 1920 Ă 1922 il confectionnera sa premiĂšre thĂšse sur Descartes et lâannĂ©e suivante celle sur Anselme: nous devons dĂ©duire de ces recherches et de celles qui suivront sur les mystiques que KoyrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ en rapports avec LĂ©vy-Bruhl et avec un Ă©lĂšve de celui-ci, Ătienne Gilson.
* * *
Le milieu intellectuel parisien Ă©tait trĂšs uni et corrĂ©lĂ©: nous savons par la correspondance dâEmile Meyerson quâen 1923 KoyrĂ© lui avait Ă©tĂ© recommandĂ© par Gilson24. Nous ignorons si cette prĂ©sentation avait pour but des Ă©changes intellectuels ou seulement la recherche dâune aide Ă©conomique urgente, que KoyrĂ© obtiendra grĂące Ă la bienfaisance juive (Meyerson, qui avait Ă©tĂ© jusquâen 1923 le directeur de la JCA ou Jewish Colonization Association y conservait une trĂšs grande autoritĂ©)25: nous savons cependant que de tels Ă©changes eurent lieu, et que cette rencontre eut une grande importance pour KoyrĂ© et le ramena Ă lâĂ©tude de lâĂ©pistĂ©mologie et de son histoire.
Au cours de la pĂ©riode qui suivit la premiĂšre guerre mondiale, le philosophe juif dâorigine russo-polonaise Emile Meyerson, dĂ©jĂ bien connu pour son interprĂ©tation mĂ©taphysique causaliste de la science (non «lĂ©gale», câest-Ă -dire conventionnaliste) soutenue dans IdentitĂ© et rĂ©alitĂ© (1908) Ă©tait en train de prĂ©parer la discussion de thĂšmes actuels tels que la DĂ©duction relativiste; dĂšs ses dĂ©buts il avait refusĂ© lâorientation positiviste qui recommandait de se limiter Ă une description des phĂ©nomĂšnes et de leurs lois, comprises comme pure prĂ©vision de faits qui se rĂ©pĂ©taient. DâaprĂšs Meyerson, les positivistes avaient tort de ne pas tenter ni se proposer une interprĂ©tation causale. Avec une grande Ă©rudition et des analyses trĂšs pĂ©nĂ©trantes Meyerson dĂ©montrait que dans toute lâhistoire de la science lâattitude strictement empiriste, recommandĂ©e par Bacon et par certains positivistes (Comte et Mach), nâa jamais portĂ© Ă des rĂ©sultats et Ă des dĂ©couvertes: les savants authentiques ont toujours plus ou moins ouvertement opĂ©rĂ© sur
23 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. A, p. 11, Ă propos des Grundlagen des allgemeinen RelativitĂ€tsprinzip.24 e. Meyerson, Lettres françaises cit., p. 215: «Vous mâavez recommandĂ© un jeune philosophe de vos Ă©lĂšves, M. A. KoyrĂ©, par une lettre extrĂȘmement chaleureuse et qui mâa vivement touché». La lettre de Meyerson est s.d. (1926) et il y dit quâil a dĂ©jĂ eu lâoccasion de frĂ©quenter KoyrĂ©, confirmant lâopinion favorable de Gilson sur «son savoir et ses capacitĂ©s». Il formulait par consĂ©quent une recommandation afin quâon prolonge sa tĂąche de «chargĂ© de confĂ©rences» Ă lâEPHE et Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves. Lorsque KoyrĂ© refusa une chaire au Japon que lui proposait Gilson, Meyerson partagea le choix du jeune homme, fondĂ© sur la crainte dâappauvrir la pratique de la langue française quâil Ă©tait en train dâacquĂ©rir avec beaucoup de peine. Gilson lui avait Ă©galement proposĂ© un poste dâenseignant en AmĂ©rique, ce dont KoyrĂ© le remerciait dans une lettre s.d. (mais probablement antĂ©rieure Ă 1940) dans laquelle il dĂ©clarait quâil nâavait aucune expĂ©rience des universitĂ©s amĂ©ricaines (Toronto, University of St. Michaelâ College Archives).25 Meyerson, Lettres françaises cit., p. 227, 228. Cf. supra, Introduction.
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la base dâune conviction rĂ©aliste et causaliste26. Meyerson nâĂ©tait pas et nâavait jamais Ă©tĂ© un acadĂ©micien, mais il frĂ©quentait Ă Paris un cercle composĂ© de professeurs: Lucien LĂ©vy-Bruhl, Salomon Reinach, HĂ©lĂšne Metzger, AndrĂ© Metz et Xavier LĂ©on, qui aimaient discuter de la relativitĂ©, de la physique des quanta, de la mĂ©canique ondulatoire et de leurs implications philosophiques.
Il y avait aussi, mais il se trouvait alors en province, Gaston Bachelard qui un peu plus tard polĂ©miquera sur les Ă©crits de Meyerson, mais cela nâempĂȘchait pas KoyrĂ© de collaborer avec Bachelard au cours des annĂ©es trente, en le publiant dans les «Recherches philosophiques» et en lâinvitant au comitĂ© de rĂ©daction.
Alexandre KoyrĂ© avait Ă©tĂ© admis assez tĂŽt Ă entrer dans ce cercle et Ă participer Ă ses discussions: le fait dâĂȘtre proche de Meyerson lui fournit lâoccasion non seulement dâamplifier en direction de lâhistoire de la science ses recherches (qui Ă lâĂ©poque, en fĂ©vrier 1922, se limitaient Ă la thĂ©ologie mĂ©diĂ©vale et Ă lâhistoire des religions)27, mais Ă©galement de fixer quelques critĂšres mĂ©thodologiques qui resteront fondamentaux pour lui.
Si lâon analyse concrĂštement et dans le dĂ©tail les Ă©tudes historico-scientifiques que KoyrĂ© publiera Ă partir du milieu des annĂ©es trente, on y retrouve en grand nombre les perspectives qui lui avaient Ă©tĂ© fournies per Meyerson28 et par dâautres reprĂ©sentants de la tradition française de philosophie de la science (il aimait rappeler spĂ©cialement Tannery, Duhem, Hannequin, Brunschvicg et Pierre Boutroux)29.
26 Cf. r. Johan, Raison et irrationnel chez M. Meyerson, dans le premier volume de la publication annuelle «Re-cherches philosophiques» fondĂ©e par KoyrĂ©, I, 1931-32, p. 140: «La premiĂšre Ă©tape de Meyerson... a Ă©tĂ© la consta-tation de lâinsuffisance du positivisme. Comte enfermait la pensĂ©e dans le cercle du lĂ©gal, conçu comme un sys-tĂšme de rapports qui lient les phĂ©nomĂšnes entre eux, par un lien de pure succession et dans le seul but de donner prise Ă lâaction humaine sur lâunivers des sensations. Une telle Ă©pistĂ©mologie est en premier lieu pragmatiste. Meyerson dĂ©montre que la science nâest pas pragmatiste. Il le dĂ©montre par lâhistoire. Dans ce but il examine, plus que les dĂ©clarations des thĂ©oriciens Ă propos de leurs mĂ©thodes, lâorientation effective de leurs doctrines». Johan conclut (citant Du cheminement de la pensĂ©e, I, p. 79) que «la science nâest pas phĂ©nomĂ©niste. Elle exige le concept de chose; elle est substantialiste» (p. 142).27 Au cours de la sĂ©ance du 5 fĂ©vrier 1922 la CinquiĂšme Section charge KoyrĂ© «pendant le second semestre de lâannĂ©e scolaire 1921-1922, dâun cours temporaire sur le Mysticisme spĂ©culatif en Allemagne: Boehme et Baader», et lui donne une «indemnitĂ© de 2000 fr.». Y est jointe une lettre de Maurice Vernes (lâextrait de la sĂ©ance est de la mĂȘme main), du 6 fĂ©vrier 1922, pour lui communiquer cette charge, prĂ©cisant: «Nous insistons seulement pour que vous concentriez votre travail sur Boehme lui-mĂȘme sans vous attarder aux antĂ©cĂ©dents». Pour ce qui Ă©tait de leurs sources, ces recherches ne pouvaient pas se limiter Ă Paris, elles avaient besoin des bibliothĂšques allemandes: le 21 septembre 1925 la police française, informĂ©e de la demande prĂ©sentĂ©e pour la naturalisation, atteste entre autres que «KoyrĂ© Alexandre a obtenu les visas de passeport ci-aprĂšs: Pour lâAllemagne et retour, les 27 Mai 1920, 1er AoĂ»t 1923, 8 Juillet 1924, 21 Novembre 1924, 31 Mars 1925, 4 Juin 1925, 21 Septembre 1925». Au cours de ces annĂ©es KoyrĂ© avait un bon motif pour sây rendre car il faisait des recherches sur les Ă©crits rares des mystiques allemands, mais il faut souligner que ces frĂ©quents sĂ©jours continueront jusquâen 1932 et ne cesseront quâaprĂšs la prise du pouvoir par Hitler.28 Cf. i. bernard Cohen â R. Taton, Hommage cit., p. xxiii; cf. M.a. denti, Scienza e filosofia in E. Meyerson, Florence, La Nuova Italia 1940, p. xii et suiv., xxiii et suiv. (sur les rapports de Meyerson avec cette tradition) et en particulier lâobservation figurant aux pages xvi-xvii: «lâhistoire de la science Ă laquelle Meyerson sâadresse est surtout celle des idĂ©es directrices de la science», comme il lâavait dĂ©clarĂ© dans lâAvant-propos dâIdentitĂ© et rĂ©alitĂ© cit., p. xvii. V. Ă©galement infra, p. 141, n. 36.29 Cf. le jugement tardif de KoyrĂ© sur un philosophe de ce groupe, extrĂȘmement proche de Meyerson: «le mĂ©rite de Brunschvicg dans les Ătapes [de la philosophie mathĂ©matique] est de ne pas avoir fait une histoire de la mathĂ©ma-tique ou de la philosophie, mais vraiment une histoire de la philosophie mathĂ©matique, nous prĂ©sentant lâhistoire de la mathĂ©matique et celle de la philosophie en relation Ă©troite et Ă©galement lâune en fonction de lâautre: une histoire de lâinteraction et de la fĂ©condation mutuelle de la pensĂ©e mathĂ©matique et philosophique» («Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», LVII, 1963, fasc. 2, p. 43-47).
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Le rĂ©sultat fut que dans le groupe de la «Revue de mĂ©taphysique et de morale», qui frĂ©quentait le salon Meyerson (Gilson ne tenait pas salon), KoyrĂ© trouvera non seulement une aide matĂ©rielle et acadĂ©mique, mais un lien intellectuel qui lui permettra â dans un second temps â de reprendre, continuer et enrichir ses intĂ©rĂȘts primordiaux pour la logique et lâĂ©pistĂ©mologie. En 1961 KoyrĂ© fut appelĂ© Ă Ă©voquer le souvenir dâEmile Meyerson dans une rĂ©union de la SociĂ©tĂ© française de philosophie: il ne se limita pas Ă une commĂ©moration Ă©mue et Ă des expressions de gratitude, mais reconnut sa grande influence intellectuelle «à laquelle [lui-mĂȘme] devait de sâĂȘtre orientĂ© ou rĂ©orientĂ© de lâhistoire de la pensĂ©e philosophique vers lâhistoire de la pensĂ©e scientifique»30.
Ă la mort dâEmile Meyerson, KoyrĂ© fut chargĂ©, avec LĂ©vy-Bruhl, de publier des inĂ©dits et des nĂ©crologies, qui sâajoutaient aux comptes rendus et articles en français, allemand et russe qui lui avaient Ă©tĂ© consacrĂ©s alors quâil Ă©tait encore en vie: KoyrĂ© avait donnĂ© le compte rendu de son Du cheminement de la pensĂ©e et des Essais31; quelques articles parus dans des pĂ©riodiques russes imprimĂ©s en France ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s rĂ©cemment32; le compte rendu allemand dâIdentitĂ© et rĂ©alitĂ© est trĂšs important. Il Ă©tait devenu aussi lâami du neveu dâEmile, le psychologue Ignace Meyerson, Ă©crivant dans sa revue et y traduisant en 1929 un article dâErnst Cassirer, Ătude sur la pathologie de la conscience symbolique33.
Les Ă©crits de Meyerson et les discussions quâils eurent ensemble lui avaient enseignĂ© par exemple que
pour le dessein critique du philosophe lâĂ©tude des thĂ©ories fausses nâest pas moins instructive que celle des thĂ©ories vraies, lâĂ©tude des erreurs pas moins rĂ©vĂ©latrice que celle des succĂšs. Car il nâest pas possible de distinguer, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de la pensĂ©e, entre erreur et vĂ©ritĂ©34.
Il est normal, et mĂȘme prĂ©vu, que les commĂ©morations soient gĂ©nĂ©reuses: en fait, il faut reconnaĂźtre que ces principes de mĂ©thode Ă©taient prĂ©sents chez KoyrĂ© encore avant sa rencontre avec Meyerson, Ă©tant donnĂ© quâen 1920, dans son Essai de critique sur la relativitĂ© on lit:
Lâinertie des habitudes de la pensĂ©e joue certainement un rĂŽle considĂ©rable dans lâhistoire de la science. Mais Einstein a tort de la reprocher Ă tous ceux qui ne veulent pas le suivre dans la mĂ©taphysique
30 «Bulletin de la SociĂ©tĂ© française de philosophie», LV, 1961, p. 115-116, citĂ© Ă©galement par delorMe, Hommage cit., p. 132.31 «Journal de psychologie normale et pathologique», XXVI, 1933, p. 647-655; ibid., XXXIX, 1946, p. 124-128. Câest ici que fut publiĂ© par KoyrĂ© lâun des inĂ©dits retrouvĂ©s par un petit comitĂ© aprĂšs la mort dâ E. Meyerson.32 Ils ne sont pas tous inclus dans la bibliographie de Stoffel: certains ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s par daria droZdova (A. KoyrĂ© disciple of E. Meyerson, HOPOS 2010 Conference, Budapest 2010; v. Ă©galement Id., congrĂšs Jewish Press in Russia, Moscou 9-11 dĂ©cembre 2007) dans les pĂ©riodiques «Zveno», n. 180, 11.07.1926 et «Versty», 2, 1927, p. 267-269; Drozdova signale aussi deux comptes rendus en russe de Gilson, Ătudes de philosophie mĂ©diĂ©vale et Le thomisme.33 PubliĂ© dans le «Journal de psychologie» cit. supra, il nâest pas enregistrĂ© dans la bibliographie de Stoffel. Aux Archives Nationales (Peirefitte) sont conservĂ©es des lettres Ă©changĂ©es entre KoyrĂ© et Ignace Meyerson portant sur des sujets Ă©ditoriaux.34 a. koyrĂ©, Du cheminement de la pensĂ©e par E. Meyerson, «Journal de psychologie», 1933, p. 647; il poursuit â en excluant le doute dâun scepticisme relativiste â «du moins lorsquâil sâagit de la pensĂ©e rĂ©elle; câest le mĂȘme motif qui la guide â dĂ©sir de comprendre â lorsquâelle âse trompeâ que lorsquâelle rĂ©ussit; les thĂ©ories erronĂ©es, pĂ©rimĂ©es, sont le produit des mĂȘmes tendances intellectuelles que les thĂ©ories vraies (ou considĂ©rĂ©es telles au-jourdâhui). Or câest dans son exercice rĂ©el quâil faut Ă©tudier la raison. Et ce nâest que lorsquâelle se heurte Ă des difficultĂ©s rĂ©elles que la pensĂ©e âpenseâ vĂ©ritablement... Et ce nâest que lĂ oĂč, dans cette lutte avec des problĂšmes rĂ©els, elle âmarche au ralentiâ que nous pouvons avoir lâespoir de la saisir» (cf. ibid., p. 648 lâĂ©vocation de lâanalyse de la pensĂ©e primitive de LĂ©vy-Bruhl, discutĂ©e Ă©galement par Emile Meyerson).
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â il nous semble mĂȘme que lui-mĂȘme malgrĂ© son radicalisme apparent en offre un exemple frappant35.
Il insistait sur la question et parlait déjà alors des préjugés métaphysiques des savants:
pour le physicien les notions du temps et de la simultanĂ©itĂ© absolues ne sont que de vieux prĂ©jugĂ©s mĂ©taphysiques, dont il faut se dĂ©barrasser le plus vite possible. Ils ne doivent leur existence quâĂ lâinertie de la pensĂ©e humaine, ils ne peuvent ĂȘtre constatĂ©s expĂ©rimentalement, ils nâexistent donc point pour le physicien. Seul le temps de lâexpĂ©rience, le temps relatif a une valeur et une existence rĂ©elles36.
Sur ces principes de mĂ©thode KoyrĂ© restera immuable. Dans ces lignes nous sommes proches de la formulation que lâon trouve dans Orientation et projets de recherches, lâimportant curriculum vitae et programme de recherche rĂ©digĂ© par KoyrĂ© en 1951: «On doit, enfin, Ă©tudier les erreurs et les Ă©checs avec autant de soin que les rĂ©ussites»37.
Les historiens ont parfois indiquĂ© dans lâobstacle Ă©pistĂ©mologique de Gaston Bachelard le prĂ©cĂ©dent dâun aspect fondamental de la mĂ©thode de KoyrĂ©, un motif qui le devance et mĂȘme lui est suggĂ©rĂ©. Mais je nâai pas envie de souscrire Ă ce rapprochement, que certains considĂšrent mĂȘme comme une filiation.
Il est vrai quâau dĂ©but de ses Ătudes galilĂ©ennes38 KoyrĂ© cite Le nouvel esprit scientifique publiĂ© peu de temps auparavant par Bachelard.
Il ne fait aucun doute que Bachelard dans cet ouvrage39, accueilli avec succĂšs, passe en revue dâune façon intelligente et trĂšs actualisĂ©e les dĂ©couvertes scientifiques rĂ©centes et les thĂ©ories et les thĂšses Ă©pistĂ©mologiques sous-jacentes: de ce point de vue il est nettement supĂ©rieur aux tentatives maladroites de KoyrĂ© concernant la relativitĂ©, improvisĂ©es et vite abandonnĂ©es, et qui tĂ©moignaient dâune mise Ă jour insuffisante bien quâelles se fussent dĂ©roulĂ©es Ă lâintĂ©rieur dâun cadre bien plus restreint.
Mais quand aujourdâhui on parle dâobstacle Ă©pistĂ©mologique, on invoque un critĂšre de mĂ©thode qui ne peut pas ĂȘtre Ă©liminĂ© dans lâhistoire de la science, et oĂč Bachelard ne se sentait pas chez lui.
Il soulignait le fait que les dĂ©couvertes et les thĂ©ories rĂ©centes ne peuvent pas ĂȘtre compatibles, ni ĂȘtre ramenĂ©es Ă des principes ou des systĂšmes aristotĂ©liciens, archimĂ©diens, euclidiens, cartĂ©siens, newtoniens. Je ne crois pas que KoyrĂ© fĂ»t en dĂ©saccord sur ce point, qui dâailleurs Ă©tait escomptĂ© et incontestable, sâil est vrai que les mathĂ©matiques nouvelles se dĂ©finissaient comme non-euclidiennes.
On a dit Ă juste titre que «Bachelard non seulement a une formation scientifique, mais se meut entiĂšrement Ă lâintĂ©rieur de la science: son analyse est une analyse interne Ă la science»40. Bachelard avait Ă©tĂ© non seulement chercheur de laboratoire, mais aussi, jusquâen 1930,
35 CAK, Archives KoyrĂ©, ms. A, p. 17.36 Ibid.37 koyrĂ©, EHPS, p. 4.38 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes cit., p. 1, n. 2.39 g. baChelard, Le nouvel esprit scientifique (1934), Paris, PUF 2015, qui a Ă©tĂ© pris en considĂ©ration, avec cer-tains de ses autres Ă©crits datant des mĂȘmes annĂ©es, par s.g. olesen, Wissen und PhĂ€nomen. Eine Untersuchung der ontologische KlĂ€rung der Wisseschaften bei Edmund Husserl, Alexandre KoyrĂ© und Gaston Bachelard, WĂŒrz-burg, Königshausen und Neumann 1997.40 e. giannetto, La materia di Bachelard fra relativitĂ e quantistica, dans Bachelard e le âprovocazioni della ma-teriaâ, sous la direction de F. Bonicalzi, P. Mottana, C. Vinti, J.-J. Wunenburger, GĂȘnes, Il Melangolo 2012, p. 129; dâautres intervenants ont traitĂ© de la science chez Bachelard, dans la partie II de ce colloque (par ex. L. Cerruti a parlĂ© de âlâobstacle Ă©pistĂ©mologiqueâ, p. 81-92).
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professeur de sciences dans un institut technique de province et sâĂ©tait formĂ© Ă une Ă©poque oĂč de nombreux tournants sâĂ©taient produits en mathĂ©matique, physique, logique et dans dâautres disciplines.
Son expĂ©rience didactique lui avait fait aussitĂŽt noter que les cadres mentaux consacrĂ©s dans les manuels scolaires et mĂȘme ceux qui continuaient Ă exister Ă des niveaux plus Ă©levĂ©s et dans des recherches respectables constituaient un obstacle Ă lâacceptation des nouveautĂ©s Ă©pistĂ©mologiques.
Comme il lâavait Ă©crit, au cours de la premiĂšre phase de son Ćuvre il avait pour but dâ«étudier surtout la philosophie des sciences physiques; câest la rĂ©alisation du rationnel dans lâexpĂ©rience physique quâil nous faudra dĂ©gager».
Quant aux fondements Ă©pistĂ©mologiques des Ă©poques historiques antĂ©cĂ©dentes, ce quâil voulait (tout au plus) câĂ©tait les diffĂ©rencier de ceux de la science valable de son temps, pratiquĂ©e en laboratoire; il lui importait moins cependant de reconstruire â historiquement â les conditions objectives et les cadres mentaux dominants au temps de Platon, Aristote, ArchimĂšde, Euclide, Anselme, Descartes, Newton41 ou par exemple GalilĂ©e (quâil ne nomme pas).
Sa thĂšse centrale Ă©tait que «la science non-newtonienne [tout comme les mathĂ©matiques non-euclidiennes, la relativitĂ©, la quantique] se gĂ©nĂ©ralise en une Ă©pistĂ©mologie non cartĂ©sienne42. Sur cela non plus KoyrĂ© nâĂ©tait pas en dĂ©saccord. Entre eux deux il y a la diffĂ©rence existant entre un historien et un critique de lâactualitĂ© scientifique. KoyrĂ© est un historien qui sâintĂ©resse Ă la science et est attentif aux cadres mentaux, Ă la façon de penser quâune autre Ă©poque consentait au savant, tandis que Bachelard exposait et approfondissait par exemple les thĂ©ories de Moritz Schlick et dâautres reprĂ©sentants du circle de Vienne, ou bien de Ferdinand Gonseth, La structure des nouvelles thĂ©ories physiques (1933), de Gustave Juvet ou encore Les concepts fondamentaux dâEnriques. Comme on lâa soulignĂ©43, dans les communications faites Ă Paris par KoyrĂ© au cours des annĂ©es trente, ce nâĂ©taient pas lĂ les scientifiques dont il traitait, ou les dĂ©bats quâil suivait avec le plus de passion.
Il ne sâagissait pas seulement dâune diversification dâintĂ©rĂȘts regardant des disciplines et de deux conceptions opposĂ©es de la connaissance de la nature (pour KoyrĂ© comptaient les sciences mathĂ©matico-physiques; pour Bachelard les sciences dâobservation, botanique, chimie et alchimie, et par la suite psychanalyse).
Dans les Ătudes galilĂ©ennes et dans les contributions pour le centenaire du Discours (1636-1936) KoyrĂ© non seulement considĂšre les interprĂ©tations historiques de Descartes, mais prĂ©sente sa propre dĂ©finition âcartĂ©sienneâ de la connaissance physique comme science gĂ©omĂ©trique et mesurable. Il y discute ensuite â sans le dĂ©clarer â Gaston Bachelard44.
Il lâavait bien lu et connaissait45 son intĂ©rĂȘt pour la «multiplicitĂ© pleine de nuances et imprĂ©cise» du rĂ©el, chĂšre Ă Bachelard dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque; KoyrĂ© souligne que cela est bien diffĂ©rent de la prĂ©cision et de la rigueur du raisonnement gĂ©omĂ©trique46. Par consĂ©quent il savait cueillir au vol le tournant que Bachelard venait dâopĂ©rer dans son ouvrage Formation de lâesprit scientifique et qui ouvrira la voie Ă ses livres psychanalytiques sur les quatre Ă©lĂ©ments
41 baChelard, La formation de lâesprit scientifique (1938), Paris, Vrin 2011, p. 151.42 baChelard, Le nouvel esprit scientifique cit., p. 62; v. Ă©galement la conclusion de lâouvrage.43 redondi, p. 33 et suiv., enregistre lâaccueil polĂ©mique qui avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© Ă KoyrĂ©, et Ă son interpretation de GalilĂ©e, dans les lieux parisiens oĂč lâon traitait dâhistoire de la science (en particulier par Aldo Mieli).44 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes, III cit., p. 272: «un esprit habituĂ© Ă la prĂ©cision et Ă la rigiditĂ© du raisonnement gĂ©omĂ©trique ne sera-t-il pas en effet dâautant moins apte Ă saisir la multiplicitĂ©, nuancĂ©e et imprĂ©cise, du rĂ©el?».45 baChelard, La formation de lâesprit scientifique cit., p. 215 et suiv.46 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes cit., p. 122.
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et sur divers aspects de la nature ou de la vie humaine (ces livres connaßtront un grand succÚs populaire, mais ne rentrent pas dans le champ ni le débat dont nous nous occupons ici).
Il faut parler de quelques amis et mĂ©diateurs entre Meyerson et KoyrĂ© et de leurs discussions informelles portant sur lâĂ©pistĂ©mologie et la science qui se tenaient dans les salons: il serait impossible de les prendre toutes en considĂ©ration quant aux contributions de documentation ou de mĂ©thode que KoyrĂ© puisa dans ce milieu. Je rappelle seulement que dans le compte rendu quâil donna de la traduction allemande dâIdentitĂ© et rĂ©alitĂ© il voulut exposer et opposer Meyerson et Brunschvicg Ă propos du modĂšle thĂ©orique de la rĂ©alitĂ© chez Platon et chez Aristote47. Brunschvicg appartenait au cercle de Meyerson tout en conservant des positions fondamentales diverses, mais lâon doit reconnaĂźtre quâil exerça une influence capitale sur la dĂ©finition que KoyrĂ© donnera des types historiques de platonisme.
HĂ©lĂšne Metzger-Bruhl, parente et collaboratrice48 de LĂ©vy-Bruhl, suivit les cours de KoyrĂ© et prĂ©para avec lui un diplĂŽme Ă lâĂcoles des Hautes Ătudes; Ă©tant une experte en sciences de lâobservation, ainsi quâune historienne et Ă©pistĂ©mologue dĂ©jĂ mĂ»re, elle chercha mĂȘme Ă se poser en trait dâunion entre lui et les historiens de la science positivistes dâ«Archeion» et du Centre de SynthĂšse, dont elle avait Ă©tĂ© lâun des fondateurs49. Elle se tenait trĂšs au courant des propositions de mĂ©thode provenant des historiens de la science (Duhem, Sarton, Brunschvicg) et du cercle de Vienne, avec lequel elle Ă©tait en dĂ©saccord50 non moins que KoyrĂ©. Elle a formulĂ© une mĂ©thodologie pour lâĂ©tude de Paracelse et dâautres scientifiques mystiques en termes plus explicites que ne lâaurait fait KoyrĂ©. Elle mĂ©rite dâĂȘtre citĂ©e parce quâelle semble cohĂ©rente avec lâenseignement de KoyrĂ© dans les annĂ©es vingt et trente, et avec sa grande thĂšse sur Boehme, mais aussi parce quâelle se rĂ©fĂšre explicitement Ă LĂ©vy-Bruhl:
en Ă©tudiant les sauvages a, par un dĂ©tour long et inattendu, mis en lumiĂšre un effet constant des dĂ©marches de notre pensĂ©e qui avait Ă©chappĂ© jusquâalors aux psychologues les plus perspicaces. Ainsi que lâavaient pressenti savants et philosophes mystiques qui dâailleurs, il faut le reconnaĂźtre, ne sont jamais parvenus Ă sâexpliquer clairement, la logique ne serait pas lâinstrument de la pensĂ©e, mais de la vĂ©rification. Et câest prĂ©cisement parce que le besoin de vĂ©rification est trĂšs faible chez le primitif, quâil ne masque pas chez lui le mouvement spontanĂ© de lâesprit que M. LĂ©vy-Bruhl a pu observer dans toute sa force la loi de participation que la refexion logique ne tolĂšre que pĂ©niblement51.
47 koyrĂ©, Die Philosophie Emile Meyersons, «Deutsch-französische Rundschau» IV, 1931, p. 197-217; son spĂ©-cialement intĂ©ressantes les pages 201-202: «erkennen lĂ€sst, wie tief, klug und ernst als diese uns so fremd â und in der landlĂ€ufigen Geschichtsschreibung oft so blöd-anmutenden Lehren der alten Physik, der Alchimie, der Magie gewesen â und demgemĂ€ss als geistige Leistungen eben noch sind ... In der Geschichtsschreibung der Wis-senschaft gebĂŒhrt, meines Erachtens, E. Meyerson der Platz und die Rolle, die, was die Geistesgeschichte im spe-zifischen Sinne anbelangt, M. Weber und W. Dilthey zukommen». V. aussi EHPP, p. 192, oĂč il renvoie aux Ătapes di Brunschvicg pour dĂ©finir deux types de platonisme (mystique numĂ©rologique, ou scientifique-mathĂ©matique).48 LĂ©vy-Bruhl remercie HĂ©lĂšne Metzger dâavoir rĂ©digĂ© les index analytiques de ses livres LâĂąme primitive (1927), Le surnaturel et la nature (1931) et LâexpĂ©rience mystique et les symboles (1938).49 h. MetZger, RĂ©flexions, «Archeion», 17, 1935, p. 421-423. Je renvoie maintenant Ă lâĂ©d. anastatique de cet ouvrage, ainsi quâĂ dâautres travaux de Metzger, La mĂ©thode philosophique en histoire des sciences. Textes 1914- 1939, rĂ©unis par G. Freudenthal, Paris 1987.50 Cf. Ă©galement Ătudes sur H. Metzger, «Corpus. Revue de philosophie», 8/9, 1988.51 MetZger, La philosophie de L. LĂ©vy-Bruhl et lâhistoire des sciences, «Archeion», XII, 1930, p. 20. Cf. du mĂȘme auteur Attraction universelle et religion naturelle chez quelques commentateurs anglais de Newton, Paris 1938. Au cours de ses Ă©tudes sur lâ«évolution de la doctrine chimique» Ă lâĂ©poque newtonienne, Metzger avait observĂ© quâĂ la diffĂ©rence de la pensĂ©e logique, qui peut «souvent ĂȘtre Ă©tudiĂ©e formellement et indĂ©pendamment de son contenu... la pensĂ©e spontanĂ©e qui ne craint pas les participations telles que M. LĂ©vy-Bruhl les a dĂ©crites, ne peut ĂȘtre scindĂ©e en deux; du moins la forme paraĂźt absurde, si on la sĂ©pare du fond».
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H. Metzger poursuit en se demandant comment «la pensĂ©e spontanĂ©e sâoriente»52 devant un phĂ©nomĂšne nouveau (cette terminologie semble une innovation quâelle introduit par rapport Ă LĂ©vy-Bruhl)53. Je crois que lâon peut dire aussi que la mĂ©thodologie ambitieuse de la parente de LĂ©vy-Bruhl offre une clĂ© (et ce nâest probablement pas la seule) pour mieux comprendre la conclusion du Boehme de KoyrĂ©.
Boehme nâa pas su construire un âsystĂšmeâ; il nâavait, pour povoir le faire, ni lâappareil dialectique dont il aurait eu besoin, ni une puissance de pensĂ©e abstrait qui lui eut permis de se le donner. Il nâa su ni mettre de lâordre dans sa pensĂ©e, ni en tirer les consĂ©quences ultimes. Il nâa pa su trouver la voie moyenne entre lâanthropocentrisme, quâil ne pouvait abandonner, et le thĂ©ocentrisme, quâil ne pouvait plus maintenir, entre lâinfini des expressions divines et le fini du monde quâil habitait[...]. Certes, le roman mĂ©taphysique de Boeheme est fort obscur, confus et dĂ©cousu. [...] Dâailleurs nos ignorons si, en fin de compte, lâobscuritĂ© de sa pensĂ©e, le dĂ©cousu de ses oeuvres, ne lâont point plutĂŽt servi que desservi. Car ne sont nullement les doctrines claires qui, dans lâhistoire de la pensĂ© humaine, ont le plus dâaction; et lâinfluence dâune pensĂ©e mĂ©taphysique sâexplique souvent par le nombre dâinterprĂ©tations auxquelles elle a su donner lieu54.
Il ne sâagit pas ici dâun paradoxe, mais dâune prĂ©caution fondamentale dans lâhistoire de la science qui, se fondant dans ses origines positivistes sur un concept naĂŻf de progrĂšs, avait construit des catalogues dâinventions et de conquĂȘtes, dâautant plus inconsistantes sur le terrain historique que chaque âprogrĂšsâ ultĂ©rieur de la recherche obligeait Ă mettre lâinventaire Ă jour, Ă©cartant certaines hypothĂšses et en rĂ©habilitant dâautres.
52 id., Philosophie cit.: «Si la pensĂ©e spontanĂ©e est bien telle que nous venons de la dĂ©crire, pourquoi son image fi-dĂšle nous a-t-elle semblĂ© si Ă©trange? ...Pourquoi M. LĂ©vy-Bruhl en peignant la pensĂ©e des sauvages a-t-il pu croire quâelle ne ressemblait que trĂšs peu Ă celle des civilisĂ©s? Ă ces questions nous rĂ©pondons dâabord que la pensĂ©e spontanĂ©e nâest pas le seul Ă©lĂ©ment de notre mentalitĂ©. Cette pensĂ©e est bien souvent Ă©touffĂ©e ou refoulĂ©e (si lâon ose emprunter Ă Freud des termes Ă©tonnamment justes) par la critique logique qui a normalement pour tĂąche de la discipliner et de la guider. Cette critique logique ...rend Ă la science des grands, dâinestimables services... Nous croyons pourtant quâelle serait Ă elle seule insuffisante pour crĂ©er la philosophie et la science; que lâintelligence humaine a toujours trouvĂ© dans lâimpulsion fournie par la pensĂ©e spontanĂ©e, que M. LĂ©vy-Bruhl appelle Ă tort mentalitĂ© primitive, lâinspiration premiĂšre de ses plus belles dĂ©couvertes, de ses plus admirables inventions».53 Ibid.54 koyrĂ©, La philosophie de Jacob Boehme cit., p. 504. Cf. la mĂȘme thĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e dans La philosophie dialectique de J. Boehme cit., p. 419.
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RĂDACTIONS ET SALONS
II.6 Mystique et eMpirisMe
... il y aurait un grand intĂ©rĂȘt Ă montrer les fondements mystiques de lâ»empirisme» et Ă rĂ©vĂ©ler que les «expĂ©riences» sur lesquelles il se fonde sont, le plus souvent, des «expĂ©riences de pensĂ©e» rigoureusement impossibles Ă rĂ©aliser ...1
Il est dommage que le projet «sur les miracles et les qualitĂ©s occultes» confiĂ© Ă I. Bernard Cohen Ă une date tardive (1963) nâait pas laissĂ© de traces dans les manuscrits inĂ©dits dâAlexandre KoyrĂ©2. Pouvoir connaĂźtre la maniĂšre dont il avait abordĂ© le problĂšme, aprĂšs ses recherches galilĂ©ennes et newtoniennes, serait pour nous du plus grand intĂ©rĂȘt. Il faut souligner la date de ce projet car lâimportance de la mĂ©thode de KoyrĂ© est assurĂ©e et reconnue par ses Ă©tudes publiĂ©es aprĂšs la deuxiĂšme guerre mondiale et ses sĂ©jours aux Etats-Unis (les seules exceptions Ă©tant son commentaire de Copernic et ses Ătudes galilĂ©ennes, qui ont dâailleurs paru en 1939). Si KoyrĂ© a Ă©tĂ© un late bloomer, les recherches de ses cinquante premiĂšres annĂ©es â dans leur variĂ©tĂ© â sont indispensables pour comprendre sa formation riche et complexe et le style de pensĂ©e qui en rĂ©sulte. Dans ses Ă©tudes sur Valentin Weigel (1930), Caspar Schwenckfeld (1932), SĂ©bastian Franck (1932), Paracelse (1933) et surtout en ce qui concerne Jacob Boehme (1929), KoyrĂ© dĂ©clare que «rien nâest plus faux que de les Ă©tudier comme en tant que prĂ©curseurs, de les voir Ă travers les Fichte, les Schelling et les Hegel».
Ces «recherches dâhistoire et philosophie religieuse» avaient Ă©tĂ© mises en chantier comme projet de doctorat en fĂ©vrier 1922, peut-ĂȘtre mĂȘme une dĂ©cennie auparavant: KoyrĂ© devait tenir compte de la thĂšse connue selon laquelle il fallait chercher chez les mystiques un antĂ©cĂ©dent de la philosophie classique allemande, mais il sâen dĂ©tachera rapidement; câest cette hypothĂšse de travail qui le mĂšnera bientĂŽt Ă ses recherches fondamentales sur Hegel et sur lâidĂ©alisme en Allemagne et en Russie.
Nous sommes loin de sa mĂ©thode des annĂ©es cinquante. De lâĂ©tude sur Weigel on a pu Ă©crire que KoyrĂ© y voyait entre autres un prĂ©curseur de Kant3; la thĂšse dâĂtat sur Jacob Boehme discutait la question de savoir sâil Ă©tait le prĂ©curseur de Fichte, Schelling, Hegel, et prĂ©cisĂ©ment du Hegel romantique et mystique qui Ă©tait alors Ă la mode. KoyrĂ© voyait «dans la pensĂ©e de Boehme un des Ă©lĂ©ments constitutifs du grand mouvement de la philosophie post-kantienne» et il aimait «reconnaĂźtre lâinfluence de Boehme, non seulement sur Schelling et sur les romantiques, mais encore sur Hegel et Fichte», «la pensĂ©e de Boehme, ayant Ă©tĂ© un Ă©lĂ©ment constitutif de ces grands Ă©vĂ©nements de lâhistoire de la pensĂ©e moderne que lâon appelle mĂ©taphysique allemande». Il faut rappeler quâil Ă©crivait sur les «mystiques» au moment oĂč
1 koyrĂ©, Le mythe et lâespace, «Revue philosophique», CXL, 1950, p. 321.2 i.b. Cohen, LâĆuvre dâAlexandre KoyrĂ©, dans Atti del symposium [âŠ] Galileo nella storia e nella filosofia della scienza, Vinci, Gruppo italiano di storia della scienza (Florence, Bemporad Marzocco), 1967, p. XVIII3 Jorland, La science dans la philosophie cit., p. 81. Il est difficile de prĂ©ciser les pages exactes auxquelles pense Jorland, car comme toujours il ne donne pas de rĂ©fĂ©rences. Dans les textes que jâai trouvĂ©s KoyrĂ© montre beaucoup plus de nuances et une grande compĂ©tence historique: La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme, «Revue de lâhistoire des religions», XCIII, 1926, p. 122, considĂšre que lâinfluence de Boehme en Allemagne et Ă lâĂ©tranger «ne peut ĂȘtre comparĂ©e quâĂ celle de Kant⊠jusquâĂ nos jours» (p. 125, de Boehme vient aussi «lâidĂ©e maĂźtresse de la mĂ©taphysique leibnizienne»); dans Mystique⊠cit., p. 83, il invite à «redĂ©couvrir Ă cĂŽtĂ© des influences mystiques et paracelsistes la trace des doctrines de lâĂ©cole, - et telle proposition qui avait frappĂ© dâĂ©tonnement Opel et Gruetz-macher, qui leur a fait voir en Weigel un prĂ©curseur mĂ©connu de Kant et de Fichte, ne fait en rĂ©alitĂ© que rappeler des textes de Saint Augustin, de Boetius ou de Saint Thomas».
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Jean Wahl, Karl Löwith et Alexandre KojĂšve Ă©taient en train de publier leurs premiers travaux sur Hegel (quelques-uns dans les «Recherches philosophiques» dirigĂ©es par Spaier, Puech et KoyrĂ© lui-mĂȘme).
Ses recherches sont dâailleurs la preuve dâune compĂ©tence sĂ©rieuse sur ce point difficile Ă documenter. KoyrĂ© sait reconnaĂźtre ce qui distingue les «mystiques, spirituels, alchimistes» des hommes de science. En ce qui concerne Boehme, il Ă©crit: «rien nâest plus faux que de lâĂ©tudier en tant que prĂ©curseur, de le voir Ă travers les Fichte, les Schelling et les Hegel. Boehme est lui-mĂȘme. Câest tel quâil fut, tel quâil a vĂ©cu et pensĂ©, homme du XVIIe siĂšcle et non du XIXe»4.
Il faut donc reconnaĂźtre que si en 1929 KoyrĂ© nâavait pas approfondi sa mĂ©thode dâhistorien des sciences, il avait tout de mĂȘme de la mĂ©thode. On doit lâadmettre quand il Ă©crit:
Nous avons essayĂ© dâĂ©tudier la pensĂ©e mĂ©taphysique de Jacob Boehme, nous efforçant de ne pas en faire un âsystĂšmeâ, ni une âdoctrineâ parfaitement cohĂ©rente; nous nâavons pas voulu lui imposer un ordre trop rigide ni introduire en elle une clartĂ© que, croyons-nous, elle nâa jamais eue5.
Lâon doit noter lâimportance que KoyrĂ© reconnaĂźt au contraire au systĂšme (ou simplement Ă la thĂ©orie) pour lâĂ©volution des sciences; Ă ce propos il ne faut pas nĂ©gliger un document mineur, le compte rendu quâil donna en 1947 des volumes V-VI que Thorndike avait consacrĂ©s au XVIe siĂšcle dans sa History of Magic and Experimental Science. KoyrĂ© partait dâune prĂ©vision qui ne peut pas ne pas nous surprendre et il fĂ©licitait Thorndike dâavoir «entrepris et menĂ© Ă bon terme la tĂąche ingrate dâĂ©tudier ces innobrables volumes dâune science oubliĂ©e [...] tout Ă fait illisibles».6 Cette phrase nous montre que KoyrĂ© Ă©tait loin de prĂ©voir lâintĂ©rĂȘt que les historiens ont consacrĂ© rĂ©cemment Ă ces mĂȘmes magiciens et astrologues, entre autres aux documents et textes alchimiques et millĂ©naristes chers Ă lâun de ses hĂ©ros, Newton en personne. Ce long compte rendu a lâair dâun dialogue de sourds. KoyrĂ© a raison de souligner comment une «conception empiriste de la science» a empĂȘchĂ© Thorndike de voir dans le XVIe siĂšcle â pour citer ses propres exemples: chez Copernic, Giordano Bruno, Benedetti7 â les âprodromesâ de la rĂ©volution scientifique, qui nâa pas Ă©tĂ© inaugurĂ©e par les dĂ©couvertes dues au tĂ©lescope et au microscope.
4 koyrĂ©, La philosophie de J. Boehme cit., p. XIV. En ce qui concerne Schelling â dont la lecture de Boehme a Ă©tĂ© documentĂ©e par les spĂ©cialistes les plus rĂ©cents et les plus sĂ©rieux â KoyrĂ© dans son compte rendu de sChelling, Das Wesen der menschlichen Freiheit, «Revue philosophique», CVIII, 1929, p. 149-151, contredit lâĂ©diteur C. Hermann, niant «que Schelling âait fait la connaissance de Boehme en 1806, par lâintermĂ©diaire de Baaderâ (p. VII). Il a dĂ» le connaĂźtre beaucoup plus tĂŽt et mĂȘme, Ă notre avis, il lâa connu (par Oetinger) avant mĂȘme dâavoir connu Kant et Fichte». Cf. X. tilliette, Schelling, une philosophie en devenir, I, Paris, Vrin 1970, p. 520, n. 59; cette thĂšse historiographique, qui insiste sur les schwĂ€bische Geistsahnen, a Ă©tĂ© ensuite contestĂ©e, comme me lâa fait remarquer lâami et collĂšgue Claudio Cesa, auquel je dois ces indications. Selon KoyrĂ© dans les Recherches sur la libertĂ© de Schelling considĂ©rĂ©es par Hermann comme «une synthĂšse puissante de la pensĂ©e de Spinoza, de Leibniz, de Kant et de Jacob Boehme [âŠ], en fait, câest Boehme qui domine, et de loin». Ă cette relation Schel-ling-Baader-Boehme, KoyrĂ© a consacrĂ© son attention en modifiant son attitude: v. le compte rendu sur sChelling, La libertĂ© humaine, «Revue philosophique», CIV, 1927, p. 467: «Toute la terminologie de Schelling est empruntĂ©e Ă Jacob Boehme, soit directement, soit par lâintermĂ©diaire de Baader».5 Ibid. p. 70, quand il annonce «une Ă©tude systĂ©matique de sa pensĂ©e», KoyrĂ© veut seulement rappeler les limites quâil avait imposĂ©es Ă sa mĂ©thode: «nous nâavons fait allusion aux influences subies et exercĂ©es par lui que dans la mesure oĂč cela nous a semblĂ© strictement indispensable pour pouvoir situer Boehme par rapport aux problĂšmes et aux mouvements dâidĂ©es qui lâentouraient; dans la mesure oĂč une comparaison avec un des prĂ©dĂ©cesseurs ou hĂ©ritiers de sa pensĂ©e pouvait Ă©clairer et prĂ©ciser sa position propre. Nous nâavons pas posĂ© dans toute son am-pleur le problĂšme des sources de sa doctrine, ni tentĂ© de dĂ©crire lâhistoire du courant de pensĂ©e dans lequel baigne Boehme» (ibid, p. xvII).6 koyrĂ©, Histoire de la magie, «Revue philosophique», CXXXVII, 1947, p. 91.7 Ibid, p. 97-98.
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MYSTIQUE ET EMPIRISME
Thorndike [ne] rend [pas] justice Ă ce siĂšcle, ni [...] apprĂ©cie comme il convient son atmosphĂšre gĂ©nĂ©rale. AprĂšs tout, la confusion des idĂ©es, la coexistence dans un seul et mĂȘme esprit de croyances superstitieuses et dâidĂ©es claires et distinctes nâest pas le proprium du XVIe siĂšcle. Il est en effet assez caractĂ©ristique que Bodin, le fameux auteur de la RĂ©publique, fĂ»t en mĂȘme temps celui de lâabominable DĂ©monomanie des sorciers. Robert Boyle fut encore un fervent des sciences occultes; Newton commenta lâApocalypse, les charlatans de toutes espĂšces prospĂ©raient au XVIIe siĂšcle, et la thĂ©osophie nâa jamais connu une telle vogue quâau XIXe. Il ne faut pas se montrer par trop sĂ©vĂšre, car lâhomme est peut-ĂȘtre bien mieux dĂ©fini par la credulitas que par la ratio. [Il ne faut pas reprocher aux humanistes dâavoir Ă©tĂ© particuliĂšrement crĂ©dules, car ils] ne possĂ©daient pas de critĂšre âpour distinguer entre ce qui est possible et ce qui est impossibleâ. Ils nâavaient pas de philosophie, ni de doctrine admise une fois pour toutes (comme les scolastiques avaient Aristote).8
Koyré poursuivait son argumentation.
Pourquoi auraient-ils rejetĂ© leurs croyances - astrologie, nombres et lettres magiques, qualitĂ©s occultes â soutenues par des tĂ©moignages concordant dâauteurs anciens et modernes? Pourquoi accepter lâastronomie de PtolĂ©mĂ©e et rejeter son astrologie? [...] On ne peut douter de ces choses ou les nier que si lâon sait quâelles sont impossibles ou tout au moins improbables, câest-Ă -dire seulement si lâon possĂšde une thĂ©orie de la nature qui permet dâĂ©tablir a priori une discrimination entre ce qui est faux et ce qui est vrai [...]. La Renaissance nâavait pas de principe de choix, ou de discrimination. Câest pourquoi elle croyait que tout Ă©tait possible et que rien nâĂ©tait certain. En outre, elle croyait Ă la magie, parce que la magie [...] est conforme Ă la nature de lâesprit humain. Le monde de la magie est le monde de lâimagination. Le monde de la science est le monde de la raison ou, en dâautres termes, âmagia est naturalis et scientia contra naturamâ.9
Ce compte rendu nous inspire plusieurs observations. La premiĂšre est pour ainsi dire âgalilĂ©enneâ: la science doit toujours âlâemporter sur le sensâ, nâĂȘtre pas esclave des apparences sensibles, mais leur appliquer une hypothĂšse thĂ©orique. Dâailleurs, dans un essai thĂ©orique de 1954, KoyrĂ© trouvait «parfaitement Ă©vident que cette rĂ©volution, qui a substituĂ© au monde qualitatif du sens commun et de la vie quotidienne le monde archimĂ©dien de la gĂ©omĂ©trie rĂ©ifiĂ©e, ne peut pas sâexpliquer par lâinfluence dâune expĂ©rience plus riche ou plus large».10 Tous les lecteurs de KoyrĂ© connaissent sa polĂ©mique contre la thĂšse empiriste qui voit dans la science une simple rĂ©colte et un classement des donnĂ©es de lâexpĂ©rience. Cette attitude est plutĂŽt lâattitude de la magie, conforme Ă la nature de lâesprit humain; pour plaisanter, mais pas seulement pour cela, jâintroduis une deuxiĂšme suggestion: voilĂ donc chez KoyrĂ© une nouvelle dĂ©finition de la magie naturelle! Elle va se ranger Ă cĂŽtĂ© des dĂ©finitions souvent tentĂ©es au Moyen Ăge et Ă la Renaissance, depuis Guillaume dâAuvergne et Roger Bacon jusquâĂ Ficin, Jean Pic, Jacques LefĂšvre dâĂtaples, TrithĂšme, Agrippa et lâacadĂ©micien des âLinceiâ Della Porta. En rĂ©alitĂ© ce qui intĂ©resse KoyrĂ© nâest pas le caractĂšre ânaturelâ dâun type de magie, problĂšme qui sera au centre des recherches faites ensuite par Garin, Walker, Paolo Rossi et Frances Yates. Le paradoxe de KoyrĂ© a une intention polĂ©mique Ă©vidente Ă lâencontre de Lynn Thorndike, cet empiriste mis dans lâembarras par la Renaissance: le chercheur fidĂšle Ă la donnĂ©e naturelle pourra au maximum rĂ©aliser une collection de prodiges de la magie naturelle!
8 Ibid, p. 93.9 Ibid, p. 94. Cf. le compte rendu de lâouvrage de sChelling, Das Wesen cit., p. 151: avant cet auteur «la doctrine du rĂŽle crĂ©ateur et spĂ©cificateur de lâimagination est une doctrine commune Ă Paracelse et Ă Boehme, selon lesquels imaginatio (qui est de la magie) est la puissance intermĂ©diaire entre lâintelligible et le sensible qui incarne la pen-sĂ©e dans la matiĂšre et crĂ©e les ĂȘtres individuels [...] Schopenhauer nâa pas relevĂ© ces passages, parce quâil croyait lui-mĂȘme Ă la puissance magique de lâimagination».10 koyrĂ©, EHPP, p. 238.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
MYSTIQUE ET EMPIRISME
Ăvidemment en 1947 KoyrĂ© ne pouvait pas prĂ©voir lâșintĂ©rĂȘt anthropologique qui liera de nos jours lâșhistoire de la magie âthĂ©oriqueâ Ă celle de la sorcellerie populaire,11 ni la discussion rĂ©cente sur les rapports entre magie naturelle et rĂ©volution scientifique. KoyrĂ© mentionne trĂšs rarement lâhermĂ©tisme (il y a seulement une de ses pages sur Henry More, dans lequel il voit un «contemporain spirituel de Marsilio Ficino», qui «appartient Ă lâhistoire de la tradition hermĂ©tique ou Ă celle de lâoccultisme» et qui mĂȘle «ensemble Platon et Aristote, DĂ©mocrite et la Kabbale, HermĂšs TrismĂ©giste et la Stoa»). Le mĂ©pris que lâșon dĂ©cĂšle dans ces lignes de son livre le plus connu12 ne doit pas surprendre: elles ont Ă©tĂ© Ă©crites avant lâanalyse de ce phĂ©nomĂšne donnĂ©e par les historiens que je viens de mentionner, et que KoyrĂ© nâavait pas pu lire. La seule Ă©tude publiĂ©e alors Ă©tait une recherche Ă©rudite sur les hermĂ©tiques savants et populaires13, qui nâabordait pas la dĂ©finition gĂ©nĂ©rale de ce courant dâidĂ©es, proposĂ©e ensuite par Garin dans un article peu connu14 et par Frances Yates.15 Câest seulement Ă partir de leurs dĂ©finitions du magicien comme crĂ©ateur plus quâinterprĂšte de la nature que sâengagera le dĂ©bat autour dâhermĂ©tisme et rĂ©volution scientifique, qui se dĂ©veloppera dâune façon Ă mon avis Ă©quivoque.
Les interlocuteurs de KoyrĂ© Ă©taient dâune gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente: il sâagit de Peuckert â dont il apprĂ©ciait la biographie de Boehme16, mais sans en accepter les prĂ©supposĂ©s völkisch si bien soulignĂ©s par Halleux17 â ou de Thorndike, qui suivait des lignes de recherche et des prĂ©supposĂ©s diffĂ©rents. Pour cette raison KoyrĂ© peut lui adresser un reproche, impossible Ă appliquer aux historiens que je viens de mentionner.
M. Thorndike nâapprĂ©cie pas Ă sa juste valeur le rĂŽle et lâimportance de la thĂ©orie pure pour et dans la science, et [...] câest lĂ la raison de son antipathie si vive pour la Renaissance. [...] Il croyait Ă lâexistence dâun lien Ă©troit entre la magie et la science, Ă la science Ă©mergeant progressivement de la magie. Il avait trouvĂ© ce phĂ©nomĂšne au Moyen Ăge, mais il ne lâa pas retrouvĂ© dans la Renaissance.18
Câest bien cette hypothĂšse de recherche de Thorndike, qui
11 Je pense surtout Ă k. thoMas, Religion and the Decline of Magic, Londres, Weidenfeld and Nicholson 1971; cf. aussi Ch. Webster, Paracelsus and Demons: Science as a Synthesis of Popular Belief, dans P. ZaMbelli (ed.), Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, Florence, Olschki 1982, p. 3-20.12 koyrĂ©, Du monde clos Ă lâunivers infini [1957], Paris, PUF 1962, p. 124.13 P.O. kristeller, Marsilio Ficino e Ludovico Lazzarelli: contributo alla diffusione delle idee ermetiche nel Ri-nascimento; Ancora per Giovanni Mercurio da Correggio [1938-1941], dans ses Studies in Renaissance Thought and Letters, Rome, Ed. di Storia e Letteratura 1969, p. 221-257.14 e. garin, Note sullâermetismo, dans Testi umanistici sullâermetismo, «Archivio di filosofia», 1955, p. 9-19; rĂ©impr. Id., La cultura filosofica del Rinascimento italiano, Florence, Sansoni 1961, p. 143-154.15 f.a. yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Londres, Routledge and Kegan Paul 1964; Id., The Hermetic Tradition in Renaissance Science, dans Ch. S. Singleton (Ă©d.), Art, Science and History in the Renaissan-ce, Baltimore, The Johns Hopkins P. 1967, p. 255-274 (ce bref article a Ă©tĂ© lâoccasion de la polĂ©mique dĂ©clenchĂ©e par des historiens des sciences contre son auteur); Id. The French AcadĂ©mies of the Sixteenth Century, Londres, The Warburg Institute 1974. De mĂȘme que Garin et Paolo Rossi, Yates avait soulignĂ© les liens â qui dâailleurs existent dans la rĂ©alitĂ© historique â entre magie naturelle et science, mais elle avait aussi soulignĂ© dâautres aspects religieux symboliques, cĂ©rĂ©moniels, et mĂȘme politiques. La richesse de ses recherches consiste Ă mon avis dans de tels aspects, et non pas dans les thĂšses sur le rapport magie-science.16 koyrĂ©, La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme cit., p. 120-121. Si Peuckert «nĂ©glige un peu le cĂŽtĂ© doctrinal et intellectuel», il est utile pour la comparaison avec Paracelse et les croyances populaires.17 r. halleux, KoyrĂ© parmi les masques et le visage de Paracelse, dans Science: the Renaissance of a History cit.. p. 455-464.18 koyrĂ©, Histoire de la magie cit., p. 94.
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lui faisant rechercher quelque chose qui nâa jamais existĂ©, lâa fatalement conduit dans une impasse. Car il nâest pas de science purement expĂ©rimentale. Certes il existe des sciences descriptives, comme la botanique et la zoologie [...] Or il y a une diffĂ©rence profonde entre la description et lâexpĂ©rience; et la science expĂ©rimentale Ă lâencontre de la science descriptive (science naturelle quâil faut distinguer de lâhistoire naturelle) part dâune thĂ©orie et repose sur celle-ci [...]. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, lâobservation est et doit ĂȘtre dirigĂ©e par la pensĂ©e.19
DĂ©jĂ en 1928 KoyrĂ© avait critiquĂ© un historien de La pensĂ©e juive dans le monde moderne et de la Kabbale qui voyait dans Agrippa et dans Paracelse «des pionniers de la science expĂ©rimentale».20 KoyrĂ© reconnaĂźt dâailleurs lâimportance de «lâaccent que M. Thorndike met sur le caractĂšre systĂ©matique de la science et de la magie»,21 mĂȘme si, Ă©crivant en 1947, il ne pouvait pas connaĂźtre la dĂ©finition que lâautre en donnera en 1955. Selon Thorndike, avant la formulation newtonienne de la loi de gravitation universelle, une autre et bien diffĂ©rente loi universelle de la nature Ă©tait reconnue et gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©e.
Cette loi naturelle universelle, qui fut remplacĂ©e par la loi de Newton, Ă©tait astrologique; sa validitĂ© dĂ©pendait de lâassomption sous-entendue que le monde tout entier de la nature Ă©tait gouvernĂ© et dirigĂ© par le mouvement des cieux et des corps cĂ©lestes, et que lâhomme, Ă©tant un animal, gĂ©nĂ©rĂ© dâune façon naturelle, et vivant, Ă©tait par nature lui aussi sous leur domination [...] lâinfluence cĂ©leste Ă©tait la cause gĂ©nĂ©rale et universelle de toute la nature infĂ©rieure.22
Ainsi «la domination des cieux devrait ĂȘtre constamment considĂ©rĂ©e par chaque historien des sciences avant Newton dans son Ă©valuation de tout aspect de lâactivitĂ© scientifique ou humaine»23.
KoyrĂ© cite dâailleurs Pierre Duhem qui reconnaĂźt lui aussi que «lâastrologie Ă©tait un systĂšme parfaitement raisonnable et rationnel»:24 KoyrĂ© est donc conscient de la substructure conceptuelle qui â avant la rĂ©volution scientifique â unifie astrologie, magie, alchimie avec toutes les autres sciences.
KoyrĂ© nâaurait pas perdu son temps Ă nier la prĂ©sence de ces idĂ©es liĂ©es au nĂ©oplatonisme et/ou Ă lâhermĂ©tisme chez les pĂšres de la rĂ©volution scientifique du XVIe-XVIIe siĂšcle: il nâavait pas essayĂ© de leur fabriquer une image plus dĂ©cente en prĂ©fĂ©rant Ă lâhermĂ©tisme âmystiqueâ et imaginatif le nĂ©oplatonisme âplus systĂ©matiqueâ et partant convenant mieux Ă des hommes de science. Cette thĂšse rĂ©cente25 nâaurait pu sâaccorder avec la mĂ©thode des distinctions raffinĂ©es
19 Ibid., p. 95.20 «Revue dâhistoire et de philosophie religieuse», VIII, 1928, p. 329. Le compte rendu concerne les miscellanĂ©es The Legacy of IsraĂ«l et lâauteur critiquĂ© est L. Roth.21 koyrĂ©, Histoire de la magie, cit., p. 96. 22 thorndike, The true Place of Astrology in the History of Sciences, «Isis», XLVI, 1955, p. 273-278. Cf. F. boll, Vorwort zur ersten Auflage, 1917, dans F. boll-C. beZold-W. gundel, Sternglauben und Sterndeutung, Darm-stadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1966, p. VIIII («der Versuch einer Weltauffassung von grossem Stil und imposanter Einheitlichkeit ... nicht weniger als die Scholastik oder die Philosophie Hegels»). La formulation de Thorndike a Ă©tĂ© discutĂ©e en 1964 par paolo rossi, Aspetti della rivoluzione scientifica, Naples, Morano 1971, p.31-49. V. Ă©galement J.D. north, Celestial Influence â The Major Premiss of Astrology, dans P. ZaMbelli (ed.), Astrologi hallucinati. Stars and the End of the World in Lutherâs Time, Berlin-New York, W. de Gruyter 1986, p. 45-100.23 thorndike, The true Place cit., p. 275.24 koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 45.25 C.b. sChMitt, Reappraisals in Renaissance Science, «History of Science», XVI, 1978, v. spĂ©cialement p. 207; R.S. WestMann and J.E. MC guire, Hermeticism and the Scientific Revolution, Los Angeles, W.A. Clark Memorial Library, University of California L.A., 1977; B. viCkers, Introduction, dans B. Vickers (ed.), Occult and Scientific
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et avec ce type de reconstruction historique sans systĂ©maticitĂ© quâon a citĂ© avec les mots mĂȘmes de KoyrĂ©. Il avait souvent admis «un retour Ă des conceptions magiques» chez Kepler Ă cause de son animisme, de son attribution au soleil dâune Ăąme motrice, force motrice magnĂ©tique ou quasi-magnĂ©tique.26 MĂȘme si KoyrĂ© enregistre les critiques de GalilĂ©e Ă ce propos, pour autant Kepler ne cesse pas dâĂȘtre lâun de ses hĂ©ros. Mais lâarticulation complexe des sciences fondĂ©e sur lâșinfluence des deux savants nâșest pas ce qui intĂ©resse vraiment KoyrĂ©. Il accorde davantage dâșattention Ă la prĂ©sence de diffĂ©rentes couches idĂ©ales chez un mĂȘme auteur et dans une mĂȘme Ćuvre. Il observe:
Ce quâil y a de plus difficile â et de plus nĂ©cessaire â lorsque lâon aborde lâĂ©tude dâune pensĂ©e qui nâest plus la nĂŽtre, câest [...] moins dâapprendre ce que lâon ne sait pas, et ce que savait le penseur en question, que dâoublier ce que nous savons ou croyons savoir. Il est parfois, ajouterons-nous, nĂ©cessaire non seulement dâoublier des vĂ©ritĂ©s qui sont devenues parties intĂ©grantes de notre pensĂ©e, mais mĂȘme dâadopter certains modes, certaines catĂ©gories de raisonnement ou du moins certains principes mĂ©taphysiques qui, pour les gens dâune Ă©poque passĂ©e, Ă©taient dâaussi valables et dâaussi sĂ»res bases de raisonnement et de recherche que le sont pour nous les principes de la physique mathĂ©matique et les donnĂ©es de lâastronomie. Il faudrait ainsi admettre le principe de lâĂ©quivalence de la partie au tout, principe dont lâimportance, pour la pensĂ©e primitive, a Ă©tĂ© Ă©tablie par L. LĂ©vy-Bruhl, et pour la pensĂ©e mĂ©taphysique, par Hegel.27
La mention de LĂ©vy-Bruhl dans la page citĂ©e ici me paraĂźt rĂ©vĂ©latrice: de LĂ©vy-Bruhl et des sociologues (auxquels il consacrait son attention et sa collaboration28) KoyrĂ© a appris lâusage de certaines catĂ©gories alors inconnues aux philosophes, aux historiens de la philosophie et aux historiens tout court.29
LâĂ©tude des groupements secrets a Ă©tĂ© singuliĂšrement nĂ©gligĂ©e par la sociologie [...] nous ignorons la structure typologique de ces groupements, dont Simmel fut Ă peu prĂšs le seul Ă reconnaĂźtre lâimportance. 30
Ses recherches sur «le courant mystique qui prolonge celui des Eckhart, des Tauler et de la ThĂ©ologie germanique» et sur le «courant magico-alchimique, qui, avec Paracelse et son Ă©cole, a jouĂ© un rĂŽle de premiĂšre importance dans la formation intellectuelle de lâĂ©poque» sâinspirent dâun cĂŽtĂ© des travaux dâErnst Troeltsch et de Max Weber, comme on le lit dans la premiĂšre ligne de lâĂ©tude sur Schwenckfeld31. Elles sont des «fragments [...] dâun ouvrage
Mentalities in the Renaissance, Cambridge U.P. 1984, p. 3 et suiv.26 koyrĂ©, Attitude esthĂ©tique et pensĂ©e scientifique cit., p. 835 et suiv.27 koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 46 et n. 2. KoyrĂ© ajoute: «Câest en oubliant cette prĂ©caution indispensable, en cher-chant dans Paracelse et les penseurs de son Ă©poque des «prĂ©curseurs» de notre pensĂ©e actuelle, en leur posant des questions auxquelles jamais ils nâont pensĂ© et auxquelles jamais ils nâont cherchĂ© de rĂ©ponses que lâon arrive, croyons-nous, et Ă mĂ©connaĂźtre profondĂ©ment leur Ćuvre, et Ă les enfermer dans les dilemmes qui, contradictoires pour nous, ne lâĂ©taient peut-ĂȘtre pas pour eux». KoyrĂ© historien de la science fera du refus de la notion ânĂ©fasteâ de prĂ©curseur lâun de ses traits caractĂ©ristiques: v. entre autres son Introduction Ă CoperniC, Des rĂ©volutions des orbes cĂ©lestes cit., Appendix III; Id., La rĂ©volution astronomique cit., p. 79.28 Cf. infra, III.1. Cf. koyrĂ©, RĂ©flexions sur le mensonge, «Renaissance», I, 1943, p. 95-111 et particuliĂšrement p. 102, n. 19.29 Cela a Ă©tĂ© notĂ© par A.A. gureviC dans sa prĂ©face Ă L. febvre, Il problema dellâincredulitĂ , Turin, Einaudi 1978, p. xxiii: «le livre de Febvre a vu le jour en 1942 lorsque [...] les historiens Ă©taient encore peu informĂ©s des travaux de M. Mauss et de L. LĂ©vy-Bruhl et de lâimportance que les conceptions de ces Ă©rudits auraient pu avoir pour leurs recherches».30 koyrĂ©, RĂ©flexions cit., p. 102.31 koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 82-83 Ă propos de ces courants qui ont «jouĂ© un rĂŽle de premiĂšre importance dans
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MYSTIQUE ET EMPIRISME
dâensemble»32 annoncĂ© dĂ©jĂ en 192633 sur les sectaires et hĂ©rĂ©tiques des Ă©glises protestantes qui sâorganisaient en «élaborant une hiĂ©rarchie, une dogmatique, une orthodoxie nouvelles». Mais ce qui plaĂźt Ă KoyrĂ© chez ces âspirituelsâ, câest quâils «ne forment, dâailleurs, dâaucune façon un groupe compact ayant des doctrines communes et arrĂȘtĂ©es».34 Lâon suspecte un cĂŽtĂ© autobiographique dans cette sympathie.
KoyrĂ© dĂ©crit lâintuition de Boehme en termes phĂ©nomĂ©nologiques en se laissant conduire par son langage (ou plutĂŽt par cette ontologie rĂ©gionale). Il est correct de souligner, comme le fait Jorland, lâattention de KoyrĂ© pour le sens â dâaprĂšs Husserl â des concepts qui constituent une rĂ©gion linguistique et dâune science a priori des objets; mais â autrement que dans le cas de Hegel35 - ici KoyrĂ© reconnaĂźt souvent la difficultĂ© de suivre les avatars de la langue de Boehme36 dans les sens nombreux et peu rigoureux du terme salliter.
Il faut maintenant rappeler un auteur qui Ă mon avis reprĂ©sente pour KoyrĂ© â tout autant que les phĂ©nomĂ©nologues allemands et au moins un en France, H.-C.Puech â un terme de comparaison plus important encore que Cassirer. Je pense Ă Wilhelm Dilthey, auquel KoyrĂ© a consacrĂ© des observations rĂ©vĂ©latrices: Dilthey «a Ă©tĂ© le promoteur en Allemagne de la psychologie descriptive et analytique» et il a retrouvĂ© des «possibilitĂ©s, attitudes et structures de lâĂąme plutĂŽt que de lâesprit, car Dilthey rĂ©agissait contre la spiritualisation excessive et unilatĂ©rale de lâhomme», tentĂ©e par les rationalistes et les nĂ©okantiens.
Il voulait retrouver lâhomme concret, son Ăąme concrĂšte, Ăąme qui est tendance confuse, passion, Ă©lan, autant â et mĂȘme davantage â quâesprit. Il savait lâimportance du vital, des sentiments obscurs; il savait quâils formaient le fond qui nourrissait les plus hautes productions de lâesprit; fond qui sâexprimait en et par eux, mais qui jamais ne pouvait se spiritualiser tout entier. Câest pour cela, aussi, que jamais lâesprit ne pouvait le pĂ©nĂ©trer entiĂšrement, ne pouvait se saisir de son propre fond.37
la formation intellectuelle de lâĂ©poque». Y est rĂ©imprimĂ©e lâĂ©tude Un mystique protestant, Valentin Weigel (1533-1588), «Revue dâhistoire et philosophie religieuse», Cahiers, 22, 1930: KoyrĂ© mentionne «les mouvements dâidĂ©es issus de la RĂ©forme proprement dite; enfin les courants spiritualistes, auxquels se rattachent Schwenckfeld, les spi-ritualistes-baptistes, SĂ©bastien Franck, etc. Valentin Weigel nâest donc pas un isolé». V. dans son compte rendu de lâĂ©tude de C. CleMen, Die Mystik nach Wesen, «Revue de lâșhistoire des religions», XL, 1924, p. 123, oĂč il oppose lâattitude mystique Ă la Berufsheiligkeit analysĂ©e par Weber. Cf. koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 1.32 Ibid., p. XI.33 koyrĂ©, La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme cit., p. 118-119: «Les doctrines des prĂ©dĂ©cesseurs mystiques de Boehme, de Schwenckfeld, de Valentin Weigel, de SĂ©bastien Franck ne doivent pas non plus ĂȘtre nĂ©gligĂ©s par lâhistorien. [...] Ainsi, il me semble certain que câest contre le dualisme de Schwenckfeld et de SĂ©bastien Franck, qui avaient abouti Ă une conception presque cartĂ©sienne des rapports, ou plutĂŽt de la sĂ©paration, de lâĂąme spiri-tuelle et du corps, que Boehme sâefforce Ă restaurer la notion de lâunitĂ© vivante de lâĂȘtre humain». On devine ici lâunitĂ© dâinspiration de ces Ă©tudes avec ses thĂšses plus traditionnelles sur Anselme et sur Descartes. Cf. les thĂ©-matiques analogues dâhistoire de la thĂ©ologie, Ă la Gilson, dans Id., La philosophie de J. Boehme cit., p. 202-203.34 koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 2, oĂč KoyrĂ© mentionne aussi Hans Denck et Karlstadt. Il faut souligner dâailleurs que ses recherches sur ces ârĂ©formateurs radicauxâ ont Ă©tĂ© conçues et Ă©crites bien avant celles de Cantimori et Wil-liams, qui ont ouvert un domaine nouveau aux spĂ©cialistes qui sont nombreux aujourdâhui: D. CantiMori, Eretici italiani del Rinascimento, Florence, Sansoni 1937; G.H. WilliaMs, The Radical Reformation, Philadelphie, The Westminster Press 1975.35 koyrĂ©, Note sur la langue et la terminologie hĂ©gĂ©lienne (1931), dans EHPP cit., p. 175-204.36 koyrĂ©, La philosophie de J. Boehme cit., p. 146, n. 2, 175, n. 4, 238, n. 3, 258, 268; une section de ce livre traduite en allemand par H. Conrad-Martius parut sous le titre Die Gotteslehre J. Boehmes, dans Festschrift E. Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.S., ErgĂ€nzugsheft zum «Journal fĂŒr Philosophie und phĂ€nomeno-logische Forschung», 1929.37 koyrĂ©, compte rendu du recueil de W. dilthey, Gesammelte Schriften cit., p. 489-490. Cf. Id., compte rendu de lâouvrage de dilthey, Ges. Schriften. VIl: Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, ibid., CX, 1930, p. 315-317.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Cette insistance de KoyrĂ© sur le vital nous fait penser Ă Max Scheler, lâun de ses maĂźtres Ă Göttingen et lâun de ses amis38, mais il nous fait penser aussi aux «analyses si profondes de Lucien LĂ©vy-Bruhl», quâil mentionne Ă cĂŽtĂ© dâEmile Meyerson.39 Il me paraĂźt rĂ©vĂ©lateur que dĂ©jĂ en 1926 â câest-Ă -dire bien avant Lucien Febvre40 â KoyrĂ© insistĂąt sur les termes mentalitĂ©, attitude mentale, structure mentale, qui ont leur origine chez LĂ©vy-Bruhl, mais Ă©galement dans la phĂ©nomĂ©nologie dâAdolf Reinach. KoyrĂ© observait que rien en rĂ©alitĂ© nâest plus variable que les ensembles des vĂ©ritĂ©s admises et crues Ă diffĂ©rents moments dans diffĂ©rents milieux sociaux. «VĂ©ritĂ© en deçà des PyrĂ©nĂ©es, erreur au-delà ». Rien nâest plus variable aussi que les attitudes mentales: individuelles ou sociales, religieuses ou irrĂ©ligieuses, «dĂ©fiance ou confiance», attitude calculatrice ou irraisonnĂ©e, la gamme en est presque infinie. Il existe Ă©galement diffĂ©rentes structures mentales ou mentalitĂ©s individuelles, professionnelles, sociales dans un sens plus large. Il est Ă©vident quâșun primitif qui croit Ă lâșaction magique des causes, un mystique qui âvoitâ dans la nature un reflet de la gloire divine et un physicien qui recherche les lois mathĂ©matiques dâșun mouvement ont des attitudes mentales et des mentalitĂ©s diffĂ©rentes, mais Ă lâșintĂ©rieur de leurs mentalitĂ©s et de leurs croyances le scolastique et le savant pensent de la mĂȘme maniĂšre. Les diffĂ©rences matĂ©rielles laissent subsister lâșidentitĂ© formelle de la pensĂ©e.41
Au cours des annĂ©es vingt KoyrĂ© considĂ©rait comme impossible â comme il lâaffirmera dans le dossier pour sa candidature au CollĂšge de France en 1951 â de
sĂ©parer en compartiments Ă©tanches lâhistoire de la pensĂ©e philosophique et celle de la pensĂ©e religieuse dans laquelle baigne toujours la premiĂšre, soit pour sâinspirer, soit pour sây opposer.42
MĂȘme dans sa thĂšse dâĂtat, KoyrĂ© recommandait de ne pas «introduire dans la pensĂ©e de Boehme plus de prĂ©cision quâelle ne comporte».43 Il Ă©crira en 1951 que la grande difficultĂ© de la doctrine de Boehme consiste dans son caractĂšre non conceptuel ou plus exactement semi-conceptuel. Ă vrai dire il ne sâagit pas dâune doctrine, mais dâune Weltanschauung que Boehme exprime Ă lâaide de symboles, idĂ©ogrammes, signes qui ont toute lâĂ©vidence de la rĂ©alitĂ© sensible, mais en mĂȘme temps toute son obscuritĂ©. Pour exprimer le fond de sa pensĂ©e, il aurait Ă©tĂ©
38 koyrĂ©, compte rendu de M. sCheler, Wesen und Formen der Sympathie cit., p. 456-457.39 koyrĂ©, compte rendu de L. rougier, La Scholastique cit., p. 466. Tous deux «ont bien dĂ©montrĂ©, croyons-nous, cette identitĂ© formelle des catĂ©gories de la pensĂ©e». Pour les relations personnelles, v. redondi cit., p. 34 et suiv.40 febvre, avant-propos Ă Mystiques⊠cit., p. V-VI mentionne KoyrĂ© Ă cĂŽtĂ© de LĂ©vy-Bruhl pour avoir Ă©tudiĂ© «lâĂ©ternel trĂ©sor des superstitions primitives» et souligne «la consonance de ces pages» [KoyrĂ©, Paracelse, 1933] avec celles que «jâai cru pouvoir Ă©crire, au milieu de ricanements imbĂ©ciles, dans mon ProblĂšme de lâIncroyance». Jâavais insistĂ© sur la prioritĂ© de KoyrĂ© dans lâusage de ces catĂ©gories dans mon Introduction Ă son Du monde de lâĂ peu prĂšs cit., p. 20-22; v. maintenant P. redondi, Science moderne et histoire des mentalitĂ©s cit., p. 325 et suiv., qui trouve au contraire dans les mĂȘmes textes «lâinfluence manifeste de L. Febvre». Jorland, La science cit., p. 23 Ă©crit que KoyrĂ© «a substituĂ©, dans ses textes de la derniĂšre pĂ©riode, le terme de âstructureâ au terme dâ âattitude mentaleâ» (mais ne prĂ©cise pas dans quels textes il trouve ainsi confirmĂ©e sa thĂšse, p. 9, dâun KoyrĂ© presque struc-turaliste).41 koyrĂ©, compte rendu de lâouvrage de rougier, La Scholastique cit., p. 466. Ces passages fondamentaux (cf. mon Introduction cit., p. 22) traitent dâun problĂšme de mĂ©thode dĂ©jĂ prĂ©sent dans une page contemporaine sur un auteur «qui se rattache aux travaux de lâĂ©cole âphĂ©nomĂ©nologiqueâ et notamment Ă ceux de PfĂ€nder et de Reina-ch»: v. le compte rendu de K. stavenhagen, Absolute Stellungsnahme, «Revue dâhistoire des religions», XCII/2, 1925, p. 148 et suiv. «M. Stavenhagen voit avec Reinach le spĂ©cificum de lâattitude religieuse (il est assez diffi-cile de traduire exactement le terme: Stellungsnahme - attitude mentale, position spirituelle, acte et Ă©tat en mĂȘme temps) dans le fait que cette attitude ne comporte point de degrĂ©s», ou ibid.: «essence qualitative et sui generis qui seule permet de considĂ©rer un acte spirituel ou une attitude mentale comme religieuse».42 Compte rendu de rougier, La Scholastique cit., p. 466.43 koyrĂ©, La philosophie de J. Boehme cit., p. 175 et note.
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MYSTIQUE ET EMPIRISME
nécessaire que Boehme se formùt un instrument dialectique comme ceux que Schelling et Hegel se sont formé.44 Jorland a raison de souligner que dans son Orientation et projets de recherches de 1951 Koyré affirme que «la mystique de Boehme est rigoureusement incompréhensible sans référence à la nouvelle cosmologie créée par Copernic» (cette observation ne se trouve pas dans la thÚse mais dans un essai postérieur),
mais quâon ne devrait pas voir dans celle-ci un inflĂ©chissement de la pensĂ©e mĂ©taphysique allemande, celle des mystiques Ă partir de MaĂźtre Eckhart, qui se poursuit dans lâidĂ©alisme post-kantien.45
Si le point de dĂ©part des recherches sur Boehme a Ă©tĂ© de ce genre, dĂ©jĂ dans sa thĂšse de 1929 KoyrĂ© Ă©tait capable de souligner tout ce qui sĂ©pare Boehme de la philosophie classique allemande. Lâon vient de lire ses observations sur le langage semi-conceptuel de Boehme: cette attention et cette mĂ©thode annoncent dĂ©jĂ ses Ă©tudes dâhistoire de la science. Boehme «modifie constamment le sens des termes quâil adopte» et passe des termes fantaisistes dâAurora aux expressions savantes, pour ainsi dire «latines, de lâastrologie et de lâalchimie paracelsistes»46. Dâailleurs celles-ci ne fournissent pas la clĂ© de son lexique, car «si Boehme connaĂźt les formules des alchimistes [...], il avoue ingĂ©nument nâavoir jamais fait dâexpĂ©riences», lĂ oĂč «le sens exact [des formules] ne pourrait ĂȘtre dĂ©terminĂ© que par la pratique»47. La tentative faite par KoyrĂ© «de dresser un petit lexique de synonymes» en vue dâșun Lexicon Boehmianum48 ne pouvait pas rĂ©ussir. En 1925 et 1926, Ă propos de Roger Bacon, KoyrĂ© souligne «le rĂŽle, insuffisamment reconnu encore, de la notion de lâexpression49 aliquid exprimitur ab alio et in alio»50 et il y rattache «la doctrine des signatures» chez Paracelse et Boehme, «qui est une doctrine de lâexpression organique de lâinvisible par le visible» et ne doit pas ĂȘtre confondue avec le symbolisme analogique, qui «ne voit dans une image quâune mĂ©taphore (Gleichniss) de lâinvisible et de lâĂ©ternel»51. Cette notion dâexpression ne vient pas du «platonisme et du nĂ©o-platonisme du XVe siĂšcle [...] Ă la maniĂšre de Ficin [qui] reprĂ©sente le monde [comme un]
44 Ibid., p. 168.45 koyrĂ©, La philosophie dialectique de J. Boehme [compte rendu de boehMe, Mysterium magnum, trad. avec deux Ă©tudes de N. Berdiaeff, Paris 1946] cit., p. 417-419. Il poursuit: «On connaĂźt lâinfluence profonde que lâĆuvre de Jacob Boehme Ă exercĂ©e sur la pensĂ©e allemande (et pas seulement sur la pensĂ©e allemande). Et ce ne sont pas seulement des thĂ©osophes et des mystiques, des Pordadge et des Law, des Henry More, des Oettinger, des Baader et des Saint-Martin qui ont mĂ©ditĂ© et propagĂ© ses doctrines. LâĆuvre du cordonnier-thĂ©osophe a eu des lecteurs dâune importance bien plus considĂ©rable: Milton et Newton, Poiret et Leibniz, Comenius et Blake [...] Hamann et Novalis, Schlegel et Schelling, Goethe et Hegel, peut-ĂȘtre mĂȘme Kant [Novalis a reconnu dans lâimagination transcendantale de Kant lâimagination magique de Boehme ...] et Fichte, et certainement Schopenhauer et Hart-mann. Un livre sur «ceux qui ont lu Boehme» jetterait une lumiĂšre curieuse sur la pensĂ©e moderne. Celle du XIXe siĂšcle tout particuliĂšrement [...] La grande difficultĂ© de la doctrine de Boehme consiste en fait dans son caractĂšre non conceptuel ou plus exactement semi-conceptuel. Ă vrai dire, ce nâest pas une âdoctrineâ, câest une vision du monde».46 koyrĂ©, EHPS cit., p. 298, n. 2.47 koyrĂ©, La philosophie de J. Boehme cit., p. 199.48 Ibid., p. 238 et notes.49 Ibid., p. 306.50 koyrĂ©, compte rendu de R. Carton, LâexpĂ©rience physique chez Roger Bacon etc., «Revue de lâhistoire des religions», XCI, 1925, p. 101.51 koyrĂ©, La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme cit., p. 121. Ă la p. 123, KoyrĂ© note «lâattaque violente contre la doctrine officielle du protestantisme luthĂ©rien» lancĂ©e par Boehme â malgrĂ© sa fidĂ©litĂ© aux thĂšmes luthĂ©riens du Zorngott et des Furcht und Zittern â et il insiste sur son refus de la dĂ©finition augustinienne du mal comme defec-tum, sur la thĂ©odicĂ©e; en discutant la relation Dieu-monde. En 1946 KoyrĂ© ne sâĂ©loigne pas complĂštement de ses premiers Ă©crits dâhistoire de la thĂ©ologie et de la philosophie.
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reflet inconsistant et imparfait du monde des idĂ©es»52. Si KoyrĂ© parlait dĂ©jĂ ici de Palingenius Stellatus, Ă propos de Paracelse il avait observĂ©: «ce nâest pas dans les livres, ni dans les doctrines des philosophes classiques que Paracelse avait appris son sentiment de la nature; ce nâest pas le stoĂŻcisme, ni la Kabbale, ni le nĂ©oplatonisme de lâAcadĂ©mie florentine qui ont Ă©tĂ© les sources de sa philosophie; ce nâest pas chez Pic de la Mirandole, chez Reuchlin ou chez Agrippa quâil en a cherchĂ© les Ă©lĂ©ments»53. KoyrĂ© aurait pu reconnaĂźtre que lâidĂ©e de «la relativitĂ© de toutes les formes» religieuses, prĂ©sente chez Sebastian Franck, dĂ©veloppe un aspect fondamental de la thĂšse florentine de la pia philosophia. Mais il souligne trĂšs correctement le caractĂšre original et populaire de ce type dâauteurs54.
Comme KoyrĂ© lâobserve Ă propos de Sebastian Franck, «il nâest pas besoin dâĂȘtre un trĂšs grand philosophe â ceux-ci sont bien rares dans lâhistoire de lâhumanitĂ© â pour avoir jouĂ© dans lâhistoire des idĂ©es un rĂŽle important»55.
52 koyrĂ©, Du monde clos cit., p. 38, oĂč KoyrĂ© admet lâinfluence de ce courant sur Palingenius. Dans ce livre et dĂ©jĂ dans les comptes rendus de niColas de Cuse, Opera omnia. II, Apologia doctae ignorantiae, «Revue philo-sophique», CXV, 1933, p. 309-311 et de E. hoffMann - R. klibansky, Cusanus Texte, ibid. CXIII, 1932, p. 483 et suiv., il signale la continuitĂ© dans la tradition du nĂ©oplatonisme: si LĂ©on lâHĂ©breu est lâune des sources de Spinoza, «on ne trouve presque rien dans lâĆuvre de LĂ©on lâHĂ©breu qui ne soit aussi chez M. Ficin ou Pic de la Mirandole [...] Il semble en tout cas certain que les idĂ©es de lâacadĂ©mie florentine ont jouĂ© un rĂŽle de toute premiĂšre impor-tance dans la formation de sa pensĂ©e»; mais il faut distinguer diffĂ©rents types de vitalisme dans ce courant (KoyrĂ© insiste dans La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme cit., p. 7 sur ces types qui distinguent Paracelse de Bruno et de Boehme): «il ne faut pas non plus trop rapprocher Spinoza du panthĂ©isme naturaliste de la Renaissance». Ă propos dâune Ćuvre antiscolastique telle que la Docte ignorance avec son Apologie on ne peut «affirmer lâinfluence sur Descartes, Spinoza et Leibniz sans mentionner Bruno». Nicolas de Cuse «dĂ©veloppait une nouvelle conception de la connaissance fondĂ©e sur la notion de lâapproximation ... Il renouvelait les erreurs de la tradition nĂ©oplatoni-cienne» (compte rendu cit., p. 309-310).53 koyrĂ©, Mystiques⊠cit., p. 50.54 Ibid., p. 30. KoyrĂ© insiste sur la fidĂ©litĂ© de Franck Ă Ărasme sur la question de la libertĂ© (mais Ărasme est in-fluencĂ© Ă son tour par la pia philosophia). Les passages des Paradoxa de Franck, citĂ©s p. 30 n. 1, pourraient ĂȘtre traduits dâun texte de Ficin: «also sind auch unter Heiden zu aller zeit Christen gewesen [...] Alle Schrift ist eine ewige Allegoria».55Ibid, p. 25.
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MYSTIQUE ET EMPIRISME
II.7 de desCartes à galilée?
BientĂŽt revenu de Montpellier Ă Paris comme Directeur dâĂ©tudes pour lâHistoire des religions modernes aux Hautes Ătudes, (oĂč en 1931-32 il avait inaugurĂ© sa chaire par un cours sur Copernic et Nicolas de Cuse) KoyrĂ© donna Ă partir de 1933-34 quatre cours galilĂ©ens1. Ensuite, au ComitĂ© international dâhistoire des sciences (1935) il traita «de la rĂ©volution scientifique et spirituelle dont GalilĂ©e fut lâauteur»2 et dĂ©jĂ en 1936 exposa au Centre de synthĂšse ses thĂšses les plus caractĂ©ristiques:
La conception de lâespace subit une transformation analogue: Ă lâespace physique dâAristote se substitue lâespace abstrait de la gĂ©omĂ©trie (espace archimĂ©dien) et le cosmos de la physique mĂ©diĂ©vale disparaĂźt. Câest cette transformation des âfondementsâ qui permet et provoque lâĂ©panouissement de la physique classique (galilĂ©enne et cartĂ©sienne), et non le donnĂ© expĂ©rimental, qui dâailleurs nâest aucunement augmentĂ©3.
Je voudrais souligner dans ces lignes, qui pourraient dĂ©jĂ provenir des Ătudes galilĂ©ennes (dont les deux premiĂšres seront bientĂŽt imprimĂ©es par anticipation)4, non seulement le fait important que KoyrĂ© dĂ©finit la physique classique Ă lâaide des noms appariĂ©s de GalilĂ©e et de Descartes, mais aussi quâil insiste sur lâespace archimĂ©dien et sur lâabandon de lâidĂ©e classique et mĂ©diĂ©vale de cosmos, auquel se rĂ©fĂ©raient encore Copernic et Kepler. DâoĂč la rĂ©volution scientifique ou, dâaprĂšs son nĂ©ologisme: «la rĂ©volution galilĂ©o-cartĂ©sienne», que KoyrĂ© devait avoir crĂ©Ă© pour diffĂ©rencier grĂące Ă cette formulation ses nouvelles recherches de ses Ă©tudes scolastico-cartĂ©siennes prĂ©cĂ©dentes5. Dans le premier des cours quâil consacra avec continuitĂ©, entre 1933-34 et 1936-37, Ă des Ă©tudes galilĂ©ennes, KoyrĂ© avait observĂ©:
tandis que Copernic, héritier de la tradition pythagoricienne et néoplatonicienne (métaphysique de la lumiÚre), élabore [...] sa construction astronomique à partir de la vision du cosmos (harmonie, série de corps réguliers, etc.), ce type de raisonnement disparaßt chez Galilée. Plus exactement, tandis que les considérations cosmologiques forment une partie intégrante du raisonnement de Kepler6,
mais non de celui de GalilĂ©e. «Kepler pense en fonction du Cosmos, lâastronomie galilĂ©enne ignore cette notion»7. Pour cette idĂ©e â qui comme chacun sait fĂ©conda son chef-dâĆuvre From the Closed World to the Infinite Universe8 et Ă laquelle il restera fidĂšle dans sa grande
1 redondi, p. 41 et suiv.2 Ibid., p. 38-39: «Lâeffort de GalilĂ©e Ă Padoue (vers 1600) est dirigĂ© vers la constitution dâune physique mathĂ©ma-tique (ni la physique pĂ©ripatĂ©ticienne, ni celle de lâimpetus ne sont mathĂ©matisables) sur le modĂšle de la statique dâArchimĂšde, câest Ă dire dâune dynamique archimĂ©dienne. Ă lâespace ensemble de lieux qualitativement distincts se substitue lâespace homogĂšne de la gĂ©omĂ©trie; aux notions de mouvement-processus ou effet se substitue celle du mouvement-Ă©tat, translation simple».3Ibid., p. 39.4 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes, I: Ă lâaube de la science classique, Paris, Hermann, 1939, avait Ă©tĂ© anticipĂ© dans les «Annales de lâuniversitĂ© de Paris», X, 1935-36, p. 540-551; le fascicule II, La loi de la chute des corps, sorti Ă la mĂȘme date, avait Ă©tĂ© anticipĂ© dans la «Revue philosophique», 62 (CXXIII), 1937, p. 149-204; le fascicule III, GalilĂ©e et la loi dâinertie Ă©tait inĂ©dit au moment de sa sortie chez Hermann en 1939, au dĂ©but de la guerre, qui en entravera la diffusion.5 redondi, p. 38, 43. V. supra, chap. II.3.6 Ibid., p. 42.7 Ibid., p. 44.8 Comme on le sait, ce livre publiĂ© Ă Baltimore, J. Hopkins U.P. 1957, naĂźt de leçons dĂ©livrĂ©es dans cette universitĂ© en 1951 et 1952; v. aussi: LâĂąge de la raison, cours donnĂ© par KoyrĂ© en français Ă New York en 1944 et en 1945, et publiĂ© dans Redondi, p. 68-112, sur les idĂ©es innĂ©es (nombre, droite, cercle, triangle) p. 75, sur le monde comme
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interprĂ©tation de Kepler dans la RĂ©volution astronomique â KoyrĂ© renvoie trop gĂ©nĂ©reusement Ă Emile BrĂ©hier, pour lequel en rĂ©alitĂ© le paradigme hellĂ©nique du cosmos avait Ă©tĂ© abandonnĂ© par le seul Descartes (et non par GalilĂ©e)9. KoyrĂ© est toujours gĂ©nĂ©reux envers les professeurs parisiens, qui lâavaient accueilli et soutenu, mais dans le cas prĂ©sent il y a quelque exagĂ©ration. Par ailleurs, on ne peut pas trop reprocher Ă BrĂ©hier de nĂ©gliger GalilĂ©e: de son temps en effet â Ă part lâexception reprĂ©sentĂ©e par les nĂ©okantiens et en particulier par Cassirer â ce dernier nâoccupait pas beaucoup de place dans le programme des historiens de la philosophie. Bachelard lui-mĂȘme nây consacrait que peu de temps.
DâaprĂšs KoyrĂ© «le copernicanisme, en effet, pour GalilĂ©e est solidaire du platonisme». En 1937 il reprochait aux hommes dâĂ©tude qui sâĂ©taient prĂ©cĂ©demment occupĂ©s du rapport entre GalilĂ©e et Descartes, auquel il consacrait sa communication au CongrĂšs Descartes, de ne pas avoir reconnu
que pour GalilĂ©e les idĂ©es fondamentales de la science (les idĂ©es mathĂ©matiques) sont des idĂ©es innĂ©es. Ce terme, sans doute, on ne se trouve pas chez lui: mais toute la structure du Dialogue, conçu Ă lâimitation consciente dâun dialogue platonicien, lâapplication par Salviati de la mĂ©thode socratique, les affirmations rĂ©pĂ©tĂ©es sur lâimpossibilitĂ© de faire apprendre ce que lâon ne sait pas dĂ©jĂ , sont â ou devraient ĂȘtre â amplement suffisantes. Câest lâinnĂ©isme platonicien, ou plus simplement le platonisme qui supporte la construction scientifique de GalilĂ©e et lui sert de âfondementâ. Câest le platonisme conscient qui justifie lâanalyse de lâessence de la âmatiĂšre ou substance corporelleâ, que GalilĂ©e se voit âcontraint de concevoir comme dĂ©limitĂ©e et dotĂ©e de telle ou telle autre figureâ, âgrande ou petiteâ, âde tel ou tel autre lieu en mouvement ou bien immobileâ, âĂ lâexclusion de toute qualitĂ© sensible ou non mathĂ©matisableâ10.
KoyrĂ© conclut donc que «la pensĂ©e galilĂ©enne ne nous est pas apparue comme rĂ©sultant dâun effort conscient de mathĂ©matisation de la physique». GrĂące Ă la lecture attentive dâĂ©tudes classiques sur GalilĂ©e et ses prĂ©curseurs, il observe:
LâĂ©chec de cet effort â conçu sous lâinfluence de lâĂ©tude de la statique dâArchimĂšde â appliquĂ©e Ă la dynamique dâAristote (mouvement conçu comme un processus) et Ă celle de lâĂ©cole parisienne (dans laquelle le mouvement est conçu comme lâeffet dâune force inhĂ©rente au mobile) aboutit Ă un retour Ă ArchimĂšde et Ă la constitution de ce quâon peut appeler une dynamique archimĂ©dienne (mouvement conçu comme un Ă©tat). LâĆuvre astronomique de GalilĂ©e dĂ©rive de ses convictions coperniciennes. Câest parce quâil est copernicien et convaincu dâavance de lâidentitĂ© de la nature de la terre et des planĂštes quâil se met Ă observer le ciel11.
Sans aucun doute lâinterprĂ©tation galilĂ©enne de KoyrĂ© devrait sâinscrire dans le cadre de celles quâil donna de Nicolas de Cuse, Copernic, Kepler, Bruno, Buonamici, Benedetti, Gassendi, Mersenne et surtout Newton, ce qui par ailleurs est bien connu; mais Ă ce propos il me semble indispensable dâinsister au moins sur Descartes, parce que la lecture de cet auteur,
«gĂ©omĂ©trie rĂ©alisĂ©e» et sur les «raisons mathĂ©matiques», dont la physique est une application, p. 79.9 koyrĂ©, Ătudes galilĂ©ennes cit., p. xxv (passim), renvoie Ă E. brĂ©hier, Histoire de la philosophie, Paris, PUF 1928, II/2, p. 95: «Par lĂ Descartes dĂ©gage la physique de la hantise du cosmos hellĂ©nique, câest-Ă -dire de lâimage dâun certain Ă©tat privilĂ©giĂ© des choses qui satisfait Ă nos besoins esthĂ©tiques et qui ne peut ĂȘtre produit et maintenu que grĂące Ă lâaction dâune intelligence, hantise dont mĂȘme des physiciens comme Kepler et GalilĂ©e nâĂ©taient pas exempts».10 koyrĂ©, GalilĂ©e et Descartes, dans Travaux du IXe congrĂšs international de philosophie. CongrĂšs Descartes, II/2, Paris, Hermann 1937, p. 41-46.11 redondi, p. 43-44, oĂč KoyrĂ© ajoute: «lâopinion publique rattache les dĂ©couvertes de GalilĂ©e au systĂšme philoso-phique de Giordano Bruno. Ce qui explique, dans une grande mesure, la rĂ©action de lâEglise».
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DE DESCARTES Ă GALILĂE?
sur lequel KoyrĂ© continua Ă travailler pendant plusieurs dĂ©cennies, est profondĂ©ment liĂ©e et entrecroisĂ©e avec celle quâil fait de GalilĂ©e.
Je rappelle au lecteur que dans les annĂ©es vingt KoyrĂ© avait Ă©tudiĂ© la thĂ©ologie et la mĂ©taphysique de Descartes en suivant les indications de mĂ©thode donnĂ©es par Gilson et encore avant par LĂ©vy-Bruhl (les combinant mĂȘme avec celles du premier Husserl «platonicien»12, qui deviendront encore plus Ă©videntes dans les Ă©tudes de sa maturitĂ©).
Mais il est juste de reconnaĂźtre que LĂ©vy-Bruhl nâavait pas nĂ©gligĂ© par ailleurs les intĂ©rĂȘts scientifiques de Descartes.
On considĂšre gĂ©nĂ©ralement que le but principal de Descartes fut de constituer une mĂ©taphysique et non pas de fonder une nouvelle science. Nous croyons au contraire, disait LĂ©vy-Bruhl, que le vĂ©ritable but de Descartes fut de fonder une physique dĂ©finitive, et que la mĂ©taphysique nâĂ©tait pour lui quâun moyen et non une fin [âŠ] Descartes, pour faire accepter sa physique, se voyait obligĂ© de la faire prĂ©cĂ©der dâune mĂ©taphysique capable de jeter les fondements de la nouvelle thĂ©orie scientifique et de dĂ©truire les fondements mĂ©taphysiques de la physique traditionnelle13.
«La conception mĂ©canique de la nature lui est venue un peu de toutes parts», comme disait LĂ©vy-Bruhl, observant que Descartes lâappliquait Ă la musique, Ă lâoptique (pour laquelle il avait Ă©tudiĂ© Kepler), aux lois dâinertie et du mouvement accĂ©lĂ©rĂ©, et «à quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables Ă celles des mathĂ©matiques»14. Cette orientation indique que «Descartes dĂ©tache la physique de ses fondements scolastiques traditionnels en sâappliquant Ă la reconstruire sur de nouvelles bases»15.
KoyrĂ© restera fidĂšle Ă cette interprĂ©tation de LĂ©vy-Bruhl et la dĂ©veloppera encore dans les cours quâil donnera Ă lâĂcole libre de New York:
Le monde mĂ©diĂ©val est un monde fermĂ©, clos, limitĂ©, fini: cela commence Ă une pĂ©riode, il y a en vue une fin. Nous sommes dans ce monde si bien ordonnĂ©, tout au centre, dans une place dâoĂč du reste nous regardons toujours vers les cieux en haut et nous sommes en bas; la terre dans ce cosmos occupe la mauvaise place. Mais ĂȘtre au centre câest quelque chose, câest autour de nous que tournent le ciel, la lune, les Ă©toiles, ils tournent pour nous, car nous, lâhomme, nous sommes lâĂȘtre le plus important de la crĂ©ation. Ceci est le monde, le cosmos dans lequel vit lâhomme. Place centrale, et le monde bien que grand est Ă notre Ă©chelle, nous pouvons le comprendre. Dans le monde cartĂ©sien, il nây a pas de centre, pas de bornes, pas de limites, il y a un espace infini, vide, oĂč il nây a rien. Le silence des espaces est infini16.
Lévy-Bruhl avait déjà observé que
chez Descartes seule la physique Ă©tait exempte de la scolastique. On trouverait en effet des traces de celle-ci dans la notion cartĂ©sienne de Dieu et de ses attributs, dans les preuves de lâexistence de Dieu, dans la notion de crĂ©ation, dans les notions de substance et dâaccident, dans la thĂ©orie des esprits animaux, dans la distinction entre Ă©tats actifs et passifs de lâĂąme, etc17.
12 Cf. olesen, Wissen und PhĂ€nomen cit.; F. de gandt, Husserl et GalilĂ©e, Paris, Vrin 2004.13 gilson, Le Descartes de LĂ©vy-Bruhl cit., p. 441.14 Ibid. (desCartes, AT, VI, p. 29). LĂ©vy-Bruhl renvoie Ă AT, II, p. 85-86, pour la musicologie keplerienne.15 Ibid., p. 439, 442.16 koyrĂ©, LâĂąge de la raison, dans redondi, p. 69-70.17 gilson, Le Descartes de LĂ©vy-Bruhl cit., p. 438.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
DE DESCARTES Ă GALILĂE?
Il est compréhensible que Koyré et Gilson aient misé sur la nouveauté paradoxale de ces sources et de cette hypothÚse de recherche de leur professeur.
KoyrĂ© avait fait de frĂ©quents sĂ©jours dans lâAllemagne de Weimar18, visitant un Husserl ĂągĂ© et isolĂ© et participant ensuite aux projets pour sauver son Nachlass19: il suivit certainement ses travaux prĂ©paratoires pour la Krisis, mais je ne crois pas quâil y vĂźt des idĂ©es ou des contributions pour lâhistoire de la philosophie ou de la science. InterviewĂ© ou consultĂ© par deux husserliens plus jeunes, Herbert Spiegelberg20 et Aron Gurwitsch21, KoyrĂ© dĂ©clara quâil Ă©tait restĂ© liĂ© Ă son maĂźtre de Göttingen par une vieille amitiĂ© et de nombreux aspects thĂ©oriques (parmi lesquels il citait le platonisme de Husserl avant Ideen), mais il considĂ©rait que son maĂźtre «ne savait pas grand-chose en matiĂšre dâhistoire (he didnât know much about history)»22.
GrĂące Ă ces voyages de recherche KoyrĂ© se tenait au courant non seulement de la BibliothĂšque Warburg23 et de ses publications, mais Ă©galement de lâĂcole de Francfort, Ă propos de laquelle il faut rappeler un conflit imprĂ©vu. Il avait collaborĂ© Ă la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung» et y avait donnĂ© des comptes rendus portant sur des sociologues français, mais câest prĂ©cisĂ©ment dans ce groupe quâil fut durement attaquĂ© et critiquĂ© en tant quâinterprĂšte «phĂ©nomĂ©nologique»24 de Descartes. Franz Borkenau parlait ainsi de lui dans une monographie publiĂ©e en 1934, alors quâil se trouvait dĂ©jĂ en exil, grĂące au patronage de C. BouglĂ© (avec qui KoyrĂ© collaborait), mais rĂ©digĂ©e certainement plus tĂŽt: cette datation nous permet justement de ne pas exclure que derriĂšre cette attaque se cachaient quelques dessous acadĂ©miques. KoyrĂ© avait fait traduire la thĂšse de 1923 et avait nourri quelque espoir acadĂ©mique en Allemagne, oĂč il frĂ©quentait le milieu catholique de Peter Wust et, tant quâil fut en vie, de Max Scheler, âphĂ©nomĂ©nologueâ Ă sa maniĂšre. La monographie de Borkenau, publiĂ©e dans la sĂ©rie
18 Dâune lettre dâA. von Sybel (14.08.1930) il rĂ©sulte par exemple que KoyrĂ© avait rĂ©sidĂ© plusieurs semaines Ă Berlin pendant lâĂ©tĂ© 1930 grĂące Ă des contributions françaises pour la recherche; v. J. feldes, A yet hidden story: Edith Stein and the Bergzabern Circle, dans Intersubjectivity, Lebech M. and Gurmin J.H. eds., Oxford, P. Lang 2015, p. 12 n. V. aussi Malvine Ă Elli Husserl (30.7.1930) dans husserl, Briefwechsel cit., XI, p. 380-381.19 InvitĂ© Ă Paris Husserl avait Ă ses cĂŽtĂ©s KoyrĂ© comme guide, et avait mentionnĂ© dâune façon Ă©logieuse Gilson et KoyrĂ© dans les MĂ©ditations cartesiennes.20 KoyrĂ© Ă Spiegelberg, 14.12.1953: «I inherited from him the Platonic realism that he discarded, the antipsycho-logism and the antirelativism»: il sâexprime ainsi dans une lettre oĂč il rĂ©pond Ă une enquĂȘte qui est citĂ©e et mise particuliĂšrement en Ă©vidence par spiegelberg, The Phenomenological Movement cit., p. 124, 119. Lâoriginal se trouve Ă Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. ANA 387. E. II. Je renvoie Ă mon Refugee Philosophers. «The Gulf between Continental and Analytical Philosophy» as Registered in H. Spiegelbergâs Interviews cit., p. 141-173, interviews financĂ©es et lues par le service de renseignement des Ătats-Unis.21 KoyrĂ© devait rĂ©pĂ©ter souvent ce propos; cf. aron gurWitsCh, Phenomenology and the Theory of Science, ed. by L. Embree, Evanston, Northwestern University, 1974, p. 39 (cit. par de gandt, Husserl et GalilĂ©e cit., n. 21, p. 100 n.): «the late Alexandre KoyrĂ©... once remarked to me that, even though Husserl was not an historian by training, by temperament or by direction of interest, his analyses provide a key for a profound and radical understanding of Galileoâs work».22 InterviewĂ© par Spiegelberg il rĂ©pond ainsi dans la lettre 1953 cit. supra n. 20.23 Pendant le sĂ©jour auprĂšs de lâĂtat-major de de Gaulle Ă lâautomne 1942 KoyrĂ© avait aussitĂŽt pris contact avec Fritz Saxl, directeur du Warburg Institute, qui laissait entendre quâil lâavait dĂ©jĂ connu prĂ©cĂ©demment, lâayant rencontrĂ© plusieurs fois Ă lâAtheneaum club, proche de lâĂtat-major, et lui avait prĂ©sentĂ© Isaiah Berlin envoyĂ© Ă New York pour le service du Renseignement. (Je dois Ă Miss Anne Marie Mayer ces informations et les copies des lettres de KoyrĂ© Ă Saxl et Ă Gertrud Bing). Câest alors ou peu aprĂšs que KoyrĂ© rapportait avec satisfaction quâil avait reçu une invitation de la «Warburg collection (jâai vu Saxl il y a quelque temps) [qui] mâa proposĂ© de publier une traduction anglaise de mes Ătudes galilĂ©ennes, Ă condition que je me charge de la traduction», proposition qui lâavait sĂ©duit si, comme il le dit, il en avait parlĂ© Ă Santillana et Ă I. Bernard Cohen.24 La premiĂšre thĂšse avait Ă©tĂ© traduite avec de lĂ©gĂšres modifications par deux condisciples de Göttingen, Edith Stein et Hedwig Conrad-Martius, sous le titre Descartes und die Scholastik, Bonn, Cohen 1923.
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francfortoise-in-partibus, Ă©tait lâune des premiĂšres applications, controversĂ©es, de la mĂ©thode matĂ©rialiste-historique Ă lâhistoriographie philosophique moderne. Tout en accordant quelques concessions courtoises aux mĂ©rites de la recherche de KoyrĂ©, Borkenau Ă©crivait que sa thĂšse est un exemple de comment
en ce qui concerne les problĂšmes mĂ©taphysiques, lâĂ©tude du rĂŽle de Descartes en tant que spĂ©cialiste de la nature a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e dans des conditions de forte subordination, comme lâa Ă©tĂ© aussi lâanalyse de la position cartĂ©sienne par rapport Ă la genĂšse de lâimage moderne de la nature25.
MĂȘme si KoyrĂ© fut certainement informĂ© de cette attaque, on ne sache pas quâil ait eu des rĂ©actions critiques immĂ©diates, tandis que Hendryk Grossmann, lâun des Francfortois, prendra sa dĂ©fense dans la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung». Certains essais bien postĂ©rieurs de KoyrĂ© (surtout Les philosophes et la machine. I: LâapprĂ©ciation du machinisme. II: Les origines du machinisme de 1948)26 font cependant penser quâil nâĂ©tait pas Ă©tranger ou peu intĂ©ressĂ© Ă la discussion mĂ©thodologique en cours chez les Francfortois. Si Borkenau nâĂ©tait pas prĂȘt «à partager son idĂ©e [de KoyrĂ©] que câest dans la mĂ©taphysique que lâon doit rechercher lâaspect le plus important du cartĂ©sianisme du point de vue historique et biographique»27, quâil fallait voir au contraire dans la science, nous devons considĂ©rer quâau milieu des annĂ©es trente KoyrĂ© explorait dĂ©jĂ ce terrain. Je ne pense pas que ce fut cette attaque qui dĂ©termina lâintĂ©rĂȘt croissant de KoyrĂ© pour le Descartes savant, mais câest lĂ une coĂŻncidence quâil faut signaler.
KoyrĂ© fit une communication au grand congrĂšs pour le troisiĂšme centenaire du Discours de la mĂ©thode et comme visiting professor au Caire prononça Trois leçons sur Descartes, une divulgation philosophique brillante, qui en 1937 y fut imprimĂ©e avec une traduction arabe en vis Ă vis. Il y avait discutĂ©, sur les traces de Husserl, plus que la structure de la pensĂ©e scientifique, le problĂšme de la connaissance et de lâepochĂ©, mais en substance il nâavait traitĂ© que de lâĂ©pistĂ©mologie et de la mĂ©taphysique chez Descartes. On ne peut pas dire que par la suite KoyrĂ© ait abandonnĂ© ce type de problĂšmes: pour en donner une idĂ©e je me servirai dâun article-compte rendu consacrĂ© en 1946 Ă Jean Laporte, oĂč KoyrĂ© concluait Ă propos de Descartes:
la fĂ©conditĂ© et lâaction de sa pensĂ©e, riche et complexe entre toutes, ne sâest pas tarie pendant les trois siĂšcles qui nous sĂ©parent: de nos jours il a pu inspirer la pensĂ©e dâun Husserl28.
25 franZ borkenau, Das Ăbergang vom feudalen zum bĂŒrgerlichen Weltbild. Studien zur Geschichte der Philo-sophie der Manufaktur, Paris, Institut fĂŒr Sozialforschung, 1934; trad. it. de G. Bonacchi La transizione dallâim-magine feudale allâimmagine borghese del mondo, Bologne, il Mulino 1984, p. 265-266 n: «KoyrĂ© a dĂ©passĂ© la dispute stĂ©rile autour de lâorthodoxie de Descartes, se consacrant Ă lâanalyse de la position cartĂ©sienne par rapport aux diffĂ©rents courants thĂ©ologiques. Nous devons par exemple Ă KoyrĂ© la dĂ©monstration importante du lien Ă©troit existant entre le cartĂ©sianisme et le gibsonisme».26 Parus dans «Critique», IV, 1948, p. 324-333, 610-629, ils furent ensuite rassemblĂ©s dans EHPP.27 borkenau, La transizione cit., p. 266 n. Borkenau fut Ă son tour critiquĂ© dans la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung», IV, 1935, p. 161-231 par Hendryk Grossmann (v. la trad. it. dans F. borkenau, h. grossMann, a. negri, Manifat-tura, societĂ borghese, ideologia, a cura di P. Schiera, Rome, Savelli 1978, p. 65 et suiv.).28 koyrĂ©, Le rationalisme de Descartes, «Europe», septembre 1946, p. 116. Cf. ibid., p. 118: «ces connexions nĂ©cessaires ne sâunifient pas en un tout: elles se rĂ©partissent entre plusieurs ârĂ©gionsâ (au sens de Husserl) dont chacune est dĂ©finie par une notion primitive...Ensuite lĂ oĂč elles se laissent apercevoir â par exemple dans la sphĂšre des essences mathĂ©matiques â les connexions nĂ©cessaires ne sont elles-mĂȘmes que des faits dâun degrĂ© supĂ©rieur». Pour Laporte «Descartes est le pĂšre et lâancĂȘtre dâune foule de doctrines disparates: Spinoza et Malebranche, Ar-nauld et RĂ©gis, Pascal et Leibniz, Locke et les empiristes anglais, Condillac et les matĂ©rialistes français, Voltaire et Rousseau, Kant, Biran, Auguste Comte, Hegel»; KoyrĂ© avait consacrĂ© des Ă©tudes et des cours Ă beaucoup dâentre eux, qui, comme il le souligne ici, constituent «toute la philosophie moderne».
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Pour Laporte et pour Koyré
la vĂ©ritĂ© nâest pas affaire dâexpĂ©rience, si ce nâest parce quâelle est le produit du cogito qui marque le commencement et la fin du cartĂ©sianisme et parce que âchaque rĂ©flexion philosophique a son point de dĂ©part obligĂ© dans le cogitoâ, câest-Ă -dire âdans la remise en question de toutâ dans lâepochĂ© de Husserl29.
Dans ce sens KoyrĂ© avait dĂ©jĂ Ă©crit une page intĂ©ressante dans son cours cartĂ©sien de 1937: prĂ©cisĂ©ment comme lâavait observĂ© Cassirer, KoyrĂ© disait que tandis que «chez dâautres sceptiques, jusquâĂ Montaigne lui-mĂȘme», le doute avait un caractĂšre passif, au contraire «Descartes le dĂ©finissait comme actif, de mĂȘme que lâepoché». Dans un ajout de 1951 au dĂ©but de son cours amĂ©ricain sur Descartes KoyrĂ© rĂ©vĂšle la raison pour laquelle ce point est dĂ©cisif pour lui: câest parce quâil considĂšre que «la phĂ©nomĂ©nologie dâE. Husserl est une reprise consciente de la tradition cartĂ©sienne»30.
KoyrĂ© y affronte aussi la notion cartĂ©sienne dâespace et la libre crĂ©ation des vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles: lâinfini «incomprĂ©hensible» et la toute-puissance divine lui font considĂ©rer Ă©galement «lâabsurditĂ© de la limitation de lâespace euclidien»31.
Câest surtout dans les trois Ătudes galilĂ©ennes â oĂč il met constamment en rapport le savant italien avec Descartes â que KoyrĂ© avait prĂ©sentĂ© sa nouvelle mĂ©thodologie historique de la pensĂ©e scientifique. Il faut signaler le fait que â vu la faible diffusion de ces trois fascicules imprimĂ©s en France Ă une date dĂ©favorable â KoyrĂ© a voulu prĂ©senter de nouveau en anglais (Galileo and Plato)32 la traduction littĂ©rale des pages mĂ©thodologiques qui ouvrent le premier Ă lâaube de la science classique. Je souligne cette coĂŻncidence non pas parce que je considĂšre KoyrĂ© comme un compilateur de lui-mĂȘme (ce quâil nâest pas non plus pendant son difficile exil amĂ©ricain), mais parce que la lecture quâil tint Ă Buffalo en 1951 sur Descartes after Three Hundred Years reprĂ©sente un cas parallĂšle et non moins significatif. Cette confĂ©rence Ă©tait destinĂ©e Ă servir dâintroduction Ă un choix important de textes cartĂ©siens traduits par deux philosophes analytiques devenus cĂ©lĂšbres par la suite, Anscombe et Geach33. Il nâest pas question ici de raconter comment KoyrĂ© sâinscrivait dans la logique contemporaine et les dĂ©buts du tournant linguistique, ce que confirme aussi sa collaboration avec Anscombe et Geach. La comparaison entre ce cours et lâoriginal français (les Trois leçons du Caire citĂ©es, dâailleurs rĂ©imprimĂ©es Ă New York en 1944 sous le titre fort appropriĂ© dâEntretiens) sert Ă mettre en Ă©vidence, grĂące Ă quelques ajouts, les nouveaux intĂ©rĂȘts et les dĂ©veloppements survenus chez KoyrĂ©. Dans la version amĂ©ricaine KoyrĂ©, parlant de la mĂ©thode et de la rĂ©forme de la mathĂ©matique proposĂ©es par Descartes, ajoute:
29 koyrĂ©, Le rationalisme de Descartes cit., p. 124. Ăgalement E. Cassirer, Il concetto di veritĂ in Descartes, trad. it. dans id., Dal Rinascimento allâIlluminismo, Florence, La Nuova Italia 1967, p. 270- 271, souligne le caractĂšre actif que le doute possĂšde chez Descartes. V. le compte rendu que koyrĂ© fit de Cassirer, Die Platonische Renais-sance in England, «Revue de lâhistoire des religions», a. 56, t. CXI, 1935, p. 145-148.30 koyrĂ©, Descartes after Three Hundred Years cit., p. 6 n.: «Edmund Husserlâs Phenomenology is a conscious revival of the Cartesian tradition; the Cogito of Descartes contained more treasure than he himself was aware of».31 koyrĂ©, Le rationalisme de Descartes cit., p. 122. «Descartes ne croit pas que lâincomprĂ©hensibilitĂ© de lâinfini et la toute puissance absolue de Dieu lâobligent dâadmettre comme possible une absurditĂ© flagrante, Ă savoir la limi-tation de lâespace euclidien. Il sâensuit quâil a de la raison une conception diffĂ©rente, telle que le fait que nous ne pouvons pas, sans absurditĂ©, assigner une limite Ă lâextension â ou ce qui est exactement la mĂȘme chose, Ă la divi-sibilitĂ© â de lâespace, suffit pour affirmer sa non-limitation». Id., Essai sur lâidĂ©e de Dieu chez Descartes cit., p. 17: il nâest «par consĂ©quent pas impossible que partant de lâidĂ©e de Dieu, se basant sur lâidĂ©e mĂ©taphysique dâun Dieu absolument libre, crĂ©ateur absolu, il soit parvenu Ă lâimpossibiltĂ© de recourir Ă lâexplication finaliste de la science».32 Il sâagit dâun cĂ©lĂšbre article dans le «Journal of the History of Ideas» amĂ©ricain, IV, 1943, p. 400-428.33 desCartes, Philosophical Writings, translated by E. Anscombe and Peter Thomas Geach, with an Introduction of A. KoyrĂ©, Londres, Nelson Philosophical series, 1954.
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DE DESCARTES Ă GALILĂE?
La nouvelle science, qui est Ă la fois une nouvelle logique qui nous donne le modĂšle dâintelligibilitĂ© et la norme vĂ©ritable de la raison, est la mirabilis scientia de la relation et de lâordre34.
Ce cours cartĂ©sien est, dĂ©jĂ dans la version de 1937, lâun des textes dans lesquels KoyrĂ© formule son idĂ©e de
rĂ©volution intellectuelle, ou mieux rĂ©volution spirituelle, qui sous-tend et porte la rĂ©volution scientifique et qui, avec un radicalisme et une audace inouĂŻs, proclame la valeur, la puissance, lâautocratie absolue de laraison35.
Comment Descartes a-t-il effectuĂ© sa rĂ©volution scientifique, bannissant du rĂ©el les qualitĂ©s, les formes et les forces, les Ăąmes vĂ©gĂ©tatives, les puissances vitales etc. de la physique mĂ©diĂ©vale et affirmĂ© dans le monde (physique) le rĂšgne universel du mĂ©canisme? Il a, on sâen souvient, exclu de la science tout ce qui nâĂ©tait pas âidĂ©e claireâ; ce qui veut dire pour lui idĂ©e âabstraiteâ du sensible, toute idĂ©e qui en porte la trace. Nâest clair, câest-Ă -dire entiĂšrement pĂ©nĂ©trable Ă lâesprit, que ce que lâintelligence conçoit sans aucun concours de lâimagination et des sens. Ce qui, pratiquement, veut dire: nâest clair que ce qui est mathĂ©matique ou, du moins, mathĂ©matisable36.
Il insiste souvent sur la «fondation cartésienne de la science»37. Déjà au Caire il avait souligné que
la physique cartĂ©sienne a dĂ©truit la base mĂȘme des preuves traditionnelles, la conception traditionnelle du cosmos hiĂ©rarchique. Et la logique cartĂ©sienne a dĂ©truit la structure logique de ces preuves, toutes fondĂ©es sur lâimpossibilitĂ© dâune sĂ©rie infinie actuelle; [âŠ] une science de type aristotĂ©licien, qui part du sens commun et se fonde sur la perception sensible, nâa pas besoin de sâappuyer Ă une mĂ©taphysique. Elle y conduit, elle nâen part pas. Une science de type cartĂ©sien, qui postule la valeur rĂ©elle du mathĂ©matisme, qui construit une physique gĂ©omĂ©trique, ne peut pas se passer dâune mĂ©taphysique. Et mĂȘme elle ne commence que par elle. Descartes le savait. Comme le savait aussi Platon qui, le premier, avait esquissĂ© une science de ce type. Nous lâavons oubliĂ©. Notre science avance sans beaucoup sâoccuper de ses propres fondements. Le succĂšs lui suffit38.
Jusquâau jour oĂč une âcriseâ- âune crise des principesâ- lui rĂ©vĂšle que quelque chose lui manque: il lui manque de comprendre ce quâelle fait. Mais Descartes est un philosophe. Et comprendre ce quâelle fait est la chose qui lâintĂ©resse plus que tout. Il tentera donc de fonder sa physique, sa logique et sa âmĂ©thodeâ39.
Dans les passages de 1951 citĂ©s ici je voudrais souligner «crise» et «crise des principes», des termes qui font penser Ă Krisis, la derniĂšre Ćuvre de Husserl qui discute la conception pour ainsi dire âgalilĂ©enneâ.
Lâinsistance sur le âplatonismeâ de Descartes est moins escomptĂ©e et prĂ©visible que celle
34 koyrĂ©, Descartes after Three Hundred Years cit., p. 21, oĂč il Ă©crit aussi que pour Descartes «The first thing to do, therefore, will be to attempt a reform of mathematics».35 koyrĂ©, Introduction [...] Entretiens sur Descartes cit., p. 192.36 koyrĂ©, Introduction [...]Entretiens sur Descartes cit., p. 217.37 koyrĂ©, Descartes after Three Hundred Years cit., p. 27: «Thus we see that the inner development of Cartesian science leads inevitably to the formulation of the epistemological question concerning the very foundations of this science; and the discovery that the clear and distinct ideas are found, or are, in ourselves, in our mind, brings with it the necessity of asking ourselves, âwhat am I?â and âhow is it to be explained that âIâ am endowed with these ideas? Where do they come from? And where do âIâ come from? â questions that clearly belong no longer to epistemology but to metaphysics.»38 Il suffit de citer koyrĂ©, Introduction [...]Entretiens sur Descartes cit., p. 170; ibid. sur Einstein et les quantas. V. Ă©galement Ătudes galilĂ©ennes cit., p. 139, n. 9.39 koyrĂ©, Introduction [...]Entretiens sur Descartes cit., p. 220.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
sur le platonisme de GalilĂ©e, qui est un thĂšme historiquement important, avec divers prĂ©cĂ©dents historiographiques dont KoyrĂ© tient compte et quâil discute (ceux de Brunschvicg et de Cassirer sont fondamentaux, mais dans son insistance sur la problĂ©matique du MĂ©non ou du ParmĂ©nide on perçoit Ă©galement la lecture des premiers essais de Klibansky). Il faut souligner que pendant son exil aux Ătats-Unis KoyrĂ© publie des Ă©tudes sur Descartes et GalilĂ©e, mais aussi sur Platon.
Lorsquâil Ă©crit que Descartes «a fini par trouver âles choses simplesâ Ă partir desquelles il faut commencer», on ne peut sâempĂȘcher de penser au retour aux «choses mĂȘmes» invoquĂ© par Husserl40. Pour KoyrĂ©
il sâagit justement des notions que les philosophes ont toujours considĂ©rĂ©es comme les plus difficiles: les notions de mouvement, dâextension, de durĂ©e et surtout la notion dâinfini qui est en train de poser les fondements dâune nouvelle science, science qui part de lâidĂ©e et non de la chose, et qui suit lâordre des raisonnements et non celui des arguments41.
Plus fidĂšle que Gilson aux recommandations de LĂ©vy-Bruhl, KoyrĂ© nâisole pas le Discours de la mĂ©thode de la Dioptrique et de la GĂ©omĂ©trie (comme câĂ©tait devenu lâusage depuis le milieu du XIXe siĂšcle)42, mais ramĂšne Ă ces essais les «modes de raisonnement» Ă©noncĂ©s dans le Discours.
Mais lâalgĂšbre nouvelle et lâapplication de lâalgĂšbre Ă la gĂ©omĂ©trie, qui rend celle-ci indĂ©pendante de lâimagination et ainsi transforme lâespace en une entitĂ© pleinement intelligible, constituent pour Descartes lui-mĂȘme, et pour ses contemporains et successeurs â pensons Ă Malebranche et Ă Spinoza â et pour nous, sa plus grande conquĂȘte intellectuelle, celle qui rend possible la constitution dâune physique thĂ©orique, celle qui permet Ă Descartes de rĂ©pondre victorieusement aux critiques dâAristote et de franchir lâobstacle qui avait arrĂȘtĂ© Platon43.
Jâavais eu la tentation dâintituler ce chapitre âDe Descartes Ă GalilĂ©e et retourâ. Je voulais dire que du Descartes mĂ©taphysicien KoyrĂ© Ă©tait passĂ© Ă lâĂ©tude du savant et Ă©pistĂ©mologue GalilĂ©e pour le prĂ©senter aux cĂŽtĂ©s dâun Descartes savant. GalilĂ©e lui avait rĂ©vĂ©lĂ© un autre Descartes, que KoyrĂ© rejetait initialement44. Lâanalyse conjuguĂ©e des deux penseurs lâa portĂ© Ă dĂ©finir la mĂ©thode de lâhistoire de la pensĂ©e scientifique qui porte son nom.
40 husserl, Logische Untersuchungen, publiĂ©es en 1900-1901 et Philosophie als strenge Wissenschaft, un essai dans «Logos» de 1911; dans la traduction it. de C. Sinigaglia, Rome-Bari, Laterza 1994, voir les conclusions («Ce nâest pas des philosophies, mais des choses et des problĂšmes que doit provenir lâimpulsion Ă la recherche» p. 105) et les allusions positives au «tournant cartĂ©sien» (p. 9): contre la pseudo-science de la Renaissance, surĂ©valuĂ©e par Dilthey, Husserl Ă©crit: «Pour la connaissance de la nature extĂ©rieure le pas dĂ©cisif de lâexpĂ©rience naĂŻve Ă la scienti-fique, des vagues concepts communs aux scientifiques, fut accompli en toute clartĂ©, comme on le sait, uniquement par GalilĂ©e» (p. 40). Dans les MĂ©ditations cartĂ©siennes cit., p. 6 (et passim) Husserl dĂ©clare: «en suivant en tout Descartes nous accomplissons ce tournant⊠vers lâego cogito».41 koyrĂ©, Introduction [...]Entretiens sur Descartes cit., p. 165-166. Ce nâĂ©tait pas une nouveautĂ© sous la plume de KoyrĂ©, si dĂ©jĂ dans lâEssai sur lâidĂ©e de Dieu chez Descartes (cit. p. 201) on lit que Descartes «nâintroduit rien dans sa doctrine sans lâavoir repensĂ©, repris, refondu dans son esprit; il va aux choses mĂȘmes et ne sâarrĂȘte pas aux mots».42 gilson, Le Descartes de L. LĂ©vy-Bruhl cit., p. 436.43 koyrĂ©, Introduction [...]Entretiens sur Descartes cit., p. 163.44 koyrĂ©, Essai sur... Descartes cit., p. vi, oĂč il avait explicitement contredit Liard et Adam: «rien ne subsiste de nos jours de la physique cartĂ©sienne; la science nâa pas suivi les voies tracĂ©es par Descartes... lâhistoire de la science nâaurait pas Ă©tĂ© sensiblement diffĂ©rente si Descartes nâavait pas paru, lâhistoire de la philosophie en serait, par contre, profondĂ©ment modifiĂ©e». Ibid., p. 128: «son esprit formĂ© par les mathĂ©matique (nous considĂ©rons que la plus grande gloire de Descartes mathĂ©maticien fut de reconnaĂźtre la continuitĂ© du nombre; en assimilant le nombre discret aux lignes et grandeurs il avait introduit la continuitĂ© et lâinfini dans le domaine du nombre infini) â profondĂ©ment conscient du rĂŽle et de la valeur de lâidĂ©e dâinfini».
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DE DESCARTES Ă GALILĂE?
La rĂ©volution mĂ©thodique accomplie par Descartes procĂšde , elle aussi, dâune conception nouvelle du savoir: Ă travers lâintuition de lâinfinitĂ© divine Descartes arrive Ă sa grande dĂ©couverte du caractĂšre positif de la notion dâinfini qui domine sa logique et sa mathĂ©matique45.
45 koyré, Orientation des recherches, dans EHPS, p. 1-5: 2; cf. un contexte plus vaste cit. infra, III.7 et redondi, p. 127-131.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
III.1 entre-deux-guerres: koyrĂ© en franCe, en alleMagne et dans dâautres Contextes
tout de mĂȘme, Ă une nouvelle guerre, je ne parierais pas un sou sur notre vie. La barbarie est arrivĂ©e au pouvoir.Joseph Roth, lettre Ă Stefan Zweig (1933)1
Der grosse praktische Anschauungunterricht fĂŒr ein neues Sehen der Dinge war der Krieg in seiner GĂ€nze, also in einem vierzigjĂ€hrigen Anlauf und einem Sprung in die Revolution.BeRtolt BRecht2
Nous sommes habituĂ©s Ă utiliser lâexpression «entre-deux-guerres» pour indiquer la pĂ©riode 1918-1939 et Ă penser quâelle a Ă©tĂ© inventĂ©e rĂ©troactivement par les historiens: bien au contraire, elle Ă©tait dĂ©jĂ largement utilisĂ©e par les contemporains, surtout par les intellectuels de gauche, pour manifester leur conviction quâune nouvelle guerre mondiale Ă©tait inĂ©vitable, et quâelle Ă©tait mĂȘme en cours de prĂ©paration dans la nouvelle Allemagne. Lâusage de cette expression reprĂ©sentait dĂ©jĂ en soi une prise de position, une dĂ©claration dâantifascisme. Et KoyrĂ© lâutilisait3.
Ă propos du comportement des Juifs en France Ă lâĂ©poque de lâĂ©trange dĂ©faite, Saul FriedlĂ€nder a notĂ© que les Juifs français (pour citer certains dâentre eux dans le contexte prĂ©sent: Marc Bloch, Jean Wahl, Vladimir JankĂ©lĂ©vitch) sâĂ©taient limitĂ©s Ă ressentir de lâinquiĂ©tude, tandis que les Juifs dâimmigration rĂ©cente ou mĂȘme ceux qui avaient immigrĂ© depuis longtemps, souvent depuis vingt ans ou davantage, «suivant un rĂ©flexe ancestral adoptĂšrent la solution de fuir Ă lâĂ©tranger», dâune façon «lĂ©gale ou illĂ©gale», ou bien, lorsque pour des motifs Ă©conomiques ou policiers ils ne rĂ©ussissaient pas Ă le faire, de se replier du moins en zone dite libre dans le sud de la France4. Pendant lâĂ©tĂ© 1940, KoyrĂ© rĂ©sidait en France depuis plus de vingt ans, il y occupait une situation acadĂ©mique respectable et ne manquait pas de «protections, complicitĂ©s, amitiĂ©s, connivences, moyens de se dĂ©fendre»5; cependant, il nâhĂ©sita pas un instant Ă abandonner lâappartement quâil avait acquis depuis peu Ă Paris et sa bibliothĂšque pour tenter en vain de passer en Angleterre et, en attendant de recevoir un visa hors quota pour les Ătats-Unis, Ă sâembarquer pour le Moyen Orient. On sait que du Caire il gagnera lâAmĂ©rique par la route du Pacifique et quâĂ New York il sera lâun des fondateurs de lâĂcole Libre des Hautes Ătudes.
Il y a quelque raison de sâinterroger et de reconstruire les Ă©tapes et les circonstances de sa fuite, et pour ce faire il est indispensable de reconstituer les Ă©tapes et les modalitĂ©s de son intĂ©gration en France au cours de ces deux dĂ©cennies.
Il ne mâa pas Ă©tĂ© permis de faire une recherche appropriĂ©e dans la correspondance de KoyrĂ© avec AndrĂ© Mazon, qui aurait pourtant Ă©tĂ© importante Ă©tant donnĂ© quâil avait Ă©tĂ© lâun de ses collĂšgues, directeur par la suite de lâInstitut dâĂtudes Slaves de Paris, et quâil devait entretenir avec lui dâĂ©troits rapports de solidaritĂ© et dâamitiĂ©: quelques lettres quâil lui adressa au cours de lâĂ©tĂ© 1940 mĂ©ritent cependant dâĂȘtre citĂ©es6. Fin aoĂ»t 1940 KoyrĂ© Ă©crivait:
1 J. roth, Briefe 1911-1939, hg. und eingeleitet von H. Kesten, Cologne-Berlin, Kiepenheur und Witsch 1970.2 b. breCht, Schriften zur Literatur und Kunst, Bd. I, 1920-1939, Berlin Ost-Weimar, Suhrkamp 1966, cit. dans GefĂŒhl ist Privatsache (Austellung Katalog, SMB+Kupferstich Kabinet Berlin), Petersberg, M. Inhof Verlag 2010.3 koyrĂ©, compte rendu de h. rosinsky, The German Army, «Renaissance», II, 1944, p. 520-528: 520: «la pĂ©riode que lâon ne pourra dĂ©sormais appeler que celle du âlong armisticeâ...» (cet Ă©crit est Ă signaler pour la compĂ©tence et lâattention rĂ©servĂ©es par KoyrĂ© Ă la stratĂ©gie et lâhistoire contemporaine).4 s. friedlĂ€nder, Nazi German and the Jews. I. The Years of persecution, 1933-1939, New York, Harper and Collins 1997; trad. fr., Paris, Seuil 2008, p. 53; d. knout, Contribution Ă lâhistoire de la rĂ©sistance juive en France 1949-1944, Paris, Editions du CDJC, 1947, p. 23 et suiv.5 knout, Contribution cit., p. 34.6 ConservĂ©es dans un fonds que les hĂ©ritiers Mazon ont donnĂ© Ă lâInstitut dâĂtudes Slaves, oĂč aprĂšs une corres-pondance entamĂ©e au mois dâaoĂ»t jâai entrepris en octobre 2009 une recherche que jâai dĂ» ensuite interrompre.
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Jâaimerais beaucoup avoir de vos nouvelles; savoir ce que vous pensez faire. Pour moi je suis assez dĂ©sorientĂ©. Je nâai pas de nouvelles de lâĂcole (une lettre de Mauss fin juillet); je nâai pas envie de rentrer Ă Paris, oĂč dâailleurs [je] nâai rien Ă faire pour lâinstant. LâĂcole existera-t-elle encore, ou la supprimera-t-on? Et mĂȘme si elle existe, comment pourra-t-on travailler? Avec qui? Tout cela dĂ©pend Ă©videmment du sort de Paris, et mĂȘme de celui de la France. Si Paris devient une nouvelle Ă©dition de Prague, je ne vois pas trĂšs bien ce quâon irait y faire. Je ne vois pas bien non plus ce quâon ferait ailleurs7.
AprĂšs avoir rencontrĂ© Henri GrĂ©goire, grand slaviste et byzantiniste belge, qui deviendra le vice-prĂ©sident de lâĂcole Libre Ă New York, KoyrĂ© Ă©crivait Ă AndrĂ© Mazon quâil avait «presque envié» GrĂ©goire.
Car, au fond, il ne perd que la Belgique â condamnĂ©e en tout Ă©tat de cause â et pour lui la voie est toute tracĂ©e. Mais lorsquâil sâagit de la France, câest beaucoup plus difficile. Car si le sel nâest pas salĂ©, avec quoi salera-t-on8?
Dans une lettre lĂ©gĂšrement postĂ©rieure, mais toujours datĂ©e dâavant le 3 octobre 1940, lorsque sera publiĂ© par Vichy le statut excluant les Juifs «de la fonction publique», qui comprenait lâenseignement, KoyrĂ© ajoutait:
Jâai pu entrer en rapport avec mon prĂ©sident, M. Mauss [restĂ© Ă Paris] Ă lâĂ©poque du courrier libre. Mais je nâai rien reçu de lui depuis plus de deux mois. LâInstruction Publique semble incapable de transmettre des lettres. Quant au MinistĂšre lui-mĂȘme, sa doctrine, que vous connaissez sans doute, est: tout le monde rejoint son poste. Cela peut se dĂ©fendre, et mĂȘme paraĂźt ĂȘtre tout Ă fait juste. Ainsi les collĂšgues qui ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă demeurer en zone libre sont-ils trĂšs peu nombreux. Des cas isolĂ©s et tout Ă fait spĂ©ciaux. Or le mien nâest ni isolĂ©, ni spĂ©cial. Il a Ă©tĂ© question de me renvoyer au Caire â justement pour occuper tous les postes que la France occupait avant la guerre. Mais lâoffensive italienne remet tout en question. Jâattends donc les instructions. Mais, ainsi que me lâa dit M. Rosset, câest le Caire ou Paris⊠AprĂšs tout, Susini mâĂ©crit que câest peu raisonnable, que lâon ne risque pas plus Ă Paris quâen zone âlibreâ (ou pas moins en zone âlibreâ quâĂ Paris) et que lâexistence mĂȘme de cette zone, du moins dans son Ă©tat actuel, lui paraĂźt ĂȘtre prĂ©caire. Et de courte durĂ©e. La rentrĂ©e de DĂ©at Ă Paris semble confirmer ce pronostic. Il reste vrai que rester dans la zone, ce serait toujours gagner quelque temps et le temps câest beaucoup. Ainsi ne me pressĂ©-je pas. Jâattends lâappel sans le devancer9.
La conclusion Ă©tait sombre:
Il me semble quelquefois que tout, la vie scientifique, les livres, les recherches appartiennent au passĂ© et quâil nây a plus rien que lâignoble presse. Pourtant, les gens qui viennent de Paris disent que les bibliothĂšques sont ouvertes et pleines de monde; et que la RĂ©sist[ance] Ă lâhitlĂ©risme est peut-ĂȘtre plus grande que dans la zone libre. Quâon ne perd pas lâespoir10.
Entre slavistes on passe Ă la langue russe («que la volontĂ© de Dieu soit faite!») et Ă un peu plus dâoptimisme: KoyrĂ© pense au front oriental de la campagne allemande et Ă la dĂ©faite de Bonaparte en Russie11.
7 Fonds Mazon, lettre de KoyrĂ©, 31.08.1940.8 Ibid. Par une amie commune, Claire, Ă©pouse de Jean Lacroix, un philosophe personnaliste connu surtout pour les Chroniques philosophiques quâil tiendra de 1945 Ă 1980 dans «Le Monde», KoyrĂ© avait su oĂč se cachait Mazon, qui devait avoir des rapports avec des personnes liĂ©es Ă la RĂ©sistance. Mazon avait fait lâexperience des prisons bolcheviques Ă Moscou, oĂč il avait Ă©tĂ© attachĂ© en 1917, cf. le compte rendu quâil en avait donnĂ© dans la «Revue de Paris» en 1919.9 Ibid.10 Ibid.11 Ibid.
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ENTRE-DEUX-GUERRES: KOYRĂ EN FRANCE, EN ALLEMAGNE
Ses annĂ©es dâĂ©tudes Ă Paris avaient commencĂ© pour Alexandre KoyrĂ© dans une grande misĂšre. Tandis que croissait la richesse de son frĂšre aĂźnĂ© Michel KoyrĂ©, qui avait acquis une villa Ă Montmorency, une banlieue Ă©lĂ©gante de Paris, et Ă©tonnait par ses dĂ©penses de grand seigneur les policiers chargĂ©s au dĂ©but de le surveiller12, il rĂ©sulte quâAlexandre se dĂ©battait dans de grandes difficultĂ©s Ă©conomiques, sans aucune perspective de carriĂšre certaine. Il ne pouvait compter que sur des emplois prĂ©caires dans lâenseignement tant de la tradition culturelle slave que des sciences religieuses et parfois sur quelques attributions de prix ou de bourses dâĂ©tudes, peut-ĂȘtre sur des contributions de la philanthropie juive13. Ceci explique quâau cours des annĂ©es vingt, ses premiĂšres annĂ©es dâenseignement, il ait tentĂ© de sâinsĂ©rer dans certains milieux, quâil frĂ©quentera moins par la suite et que ses biographes eux-mĂȘmes nâont pas approfondis: lâInstitut dâĂtudes Slaves, oĂč il donnait des cours et publiait, la communautĂ© juive parisienne oĂč il cĂ©lĂ©bra son mariage religieux et collabora Ă un pĂ©riodique de divulgation, «Menorah. Lâillustration juive». Il avait obtenu la protection de personnages illustres, parmi lesquels le Grand Rabbin Israel LĂ©vi, le professeur Sylvain LĂ©vi14 grand organisateur, le protestant sioniste Maurice Vernes.
Meyerson, navrĂ©, soulignait les difficultĂ©s Ă©conomiques de KoyrĂ© et voulait le recommander pour un poste acadĂ©mique15. MalgrĂ© quâil lui eĂ»t procurĂ© des contributions pour faire imprimer ses thĂšses et quâil lâestimĂąt beaucoup («KoyrĂ© est un trĂšs bon esprit, il a une culture philosophique et scientifique solide»), LĂ©vy-Bruhl, dĂ©jĂ parvenu Ă la retraite, considĂ©rait que le jeune immigrĂ© avait tort de miser sur la possibilitĂ© de faire carriĂšre Ă la CinquiĂšme Section et en gĂ©nĂ©ral en France: ce pessimisme Ă©tait peut-ĂȘtre basĂ© sur les difficultĂ©s de KoyrĂ© pour obtenir sa naturalisation. Selon LĂ©vy-Bruhl, KoyrĂ© aurait mieux fait dâaccepter une invitation Ă enseigner au Japon que Gilson, le plus important de ses sponsors, lui avait procurĂ©e16.
Son refus dâenseigner au Japon nâĂ©tait pas dĂ» Ă une mĂ©fiance Ă lâĂ©gard des expĂ©riences internationales. Ă partir dâune Ă©poque lĂ©gĂšrement postĂ©rieure (et dĂšs quâil eut obtenu un poste), KoyrĂ© fut visiting professor Ă lâUniversitĂ© Ăgyptienne du Caire (plusieurs fois: 1933-1934; 1936-1937; fĂ©vrier-juin 1940 et de nouveau en 1941) et fit quelques voyages dâĂ©tude en Angleterre17 et en Allemagne: ces derniers Ă©taient brefs, mais trĂšs frĂ©quents jusquâen 1933, lorsquâils cessĂšrent complĂštement. Ces voyages tenaient dĂ©jĂ KoyrĂ© en contact avec la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg Ă Hambourg, dont
12 V. supra, p. 47.13 Madame Laure Politis, archiviste responsable du Casip-Cojasor (Paris), lâinstitution qui distribue ces contribu-tions Ă des Juifs pauvres, mâa assurĂ© en octobre 2009 que parmi les documents conservĂ©s dans leurs archives il nâexiste pas de listes contenant le nom des bĂ©nĂ©ficiaires.14 Cf. M. Mauss, Sylvain LĂ©vi, dans Mauss, Ćuvres, III, Paris, Ăd. de Minuit 1969, p. 535- 545, qui le dĂ©finissait «un administrateur de sciences et dâhommes». Ă ce professeur de sanscrit au CollĂšge de France et aux Hautes Ătudes, Meyerson avait parlĂ© de KoyrĂ©; aprĂšs lâavoir invitĂ© Ă dĂźner avec sa femme, Sylvain LĂ©vi commence Ă suivre la carriĂšre de KoyrĂ© et les dĂ©marches pour sa naturalisation, au sujet de laquelle il envoie une lettre trĂšs favorable. En fĂ©vrier 1924, KoyrĂ© avait Ă©crit Ă Meyerson, Lettres françaises cit., p. 230: «je vais bien, je fais mes cours et je vais ĂȘtre obligĂ© dâĂ©crire un livre sur Boehme â du moins Sylvain LĂ©vi mâa dit derniĂšrement quâil faut me dĂ©pĂȘcher». Il Ă©crivait cela au dĂ©but de 1924, mais en realitĂ© il faudra cinq ans pour le livre et le doctorat dâĂtat sur Boehme.15 e. Meyerson, Lettres françaises cit., p. 403 (LĂ©vy-Bruhl Ă Meyerson, le 4 juillet 1926): «jâai su que KoyrĂ© est maintenant pour un an dans la situation prĂ©sente. Câest bien â mais il a tort de trop compter sur les Hautes Ătudes pour la suite». «Par contre sa situation matĂ©rielle, comme vous le savez peut-ĂȘtre, continue Ă ĂȘtre des plus prĂ©caires et menace mĂȘme de sâaggraver encore Ă©tant donnĂ© quâil faut prĂ©voir, paraĂźt-il, la cessation imminente Ă la fois de sa situation comme chargĂ© de confĂ©rences Ă lâĂcole des Hautes Ătudes et de celle quâil occupe Ă lâInstitut des Ătudes Slaves». Cf. ibid., p. 421 (15 aoĂ»t 1931) LĂ©vy-Bruhl Ă©tait peut-ĂȘtre influencĂ© par une dĂ©convenue subie Ă lâĂcole des Hautes Ătudes: sa belle-sĆur HĂ©lĂšne Metzger Bruhl nâavait pas rĂ©ussi Ă y obtenir un poste pour lâhistoire de la science. Ibid., p. 408: LĂ©vy-Bruhl, le 6 juillet 1927, Ă propos dâun compte rendu dont KoyrĂ© avait Ă©tĂ© chargĂ©, assure Ă Meyerson quâil «connaĂźt bien votre Ćuvre».16 Ibid., p. 215.17 Pendant lâĂ©tĂ© 1924 il avait passĂ© deux mois et demi Ă faire de la recherche Ă Londres; en 1931 il y Ă©tait retournĂ© pour dâautres recherches; cf. Meyerson, Lettres françaises cit., p. 236, 241. AprĂšs son premier sĂ©jour au Caire, il avait su en rencontrant E. Weil que le Warburg «était installĂ© Ă Londres», Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. [1934].
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il suivra lâinstallation en Angleterre; il Ă©tait au courant des travaux, fondamentaux pour lui, de Cassirer et de ceux de son Ă©lĂšve, mais Ă©galement de lâĂ©cole de Francfort, oĂč Horkheimer Ă©tait le collĂšgue de son maĂźtre et ami Max Scheler dans cette universitĂ© nouvellement fondĂ©e.
LâAllemagne comme contexte idĂ©al et lieu politique a laissĂ© des traces indĂ©lĂ©biles dans lâexpĂ©rience personnelle, philosophique et politique de KoyrĂ©. Ă son retour de prison dâIstanbul il avait Ă©crit Ă Scheler avant encore dâarriver en France (22.5.1920) et quelques jours aprĂšs (27.5.1920) il avait demandĂ© un visa pour lâAllemagne. Il nâest pas Ă exclure quâau cours de la premiĂšre pĂ©riode oĂč il avait des difficultĂ©s Ă sâinsĂ©rer dans le systĂšme universitaire français, il ne songeĂąt, grĂące aux Ćuvres qui y avait Ă©tĂ© imprimĂ©es en traduction allemande, Ă sâinsĂ©rer dans le systĂšme allemand. Ces Ă©pisodes, reconstituĂ©s Ă partir de sa correspondance privĂ©e, ne sont pas les seuls Ă tĂ©moigner de son attention envers lâĂ©volution de la tragĂ©die de lâAllemagne entre les deux guerres.
Il faut souligner que la frĂ©quence des voyages et des contacts avec lâAllemagne nâĂ©tait pas commune, Ă©tant donnĂ© quâau lendemain de la premiĂšre guerre mondiale la «reprise des rapports culturels entre France et Allemagne» Ă©tait lente, laborieuse et pleine de tensions18. Ces voyages de KoyrĂ© en Allemagne (sauf peut-ĂȘtre une exception, si la date dâaoĂ»t 1935 pouvait ĂȘtre confirmĂ©e pour une visite en compagnie de sa femme Ă Edith Stein, dĂ©jĂ carmĂ©lite19, et probablement Ă Maria Scheler) cessent brusquement Ă lâavĂšnement dâHitler20, tandis que dâautres titulaires de bourses et hommes de lettres français, Ă©trangers au nazisme, comme Aron, Corbin et Sartre, nâhĂ©siteront pas, pendant quelques annĂ©es encore, Ă y faire de longs sĂ©jours; KoyrĂ©, lui, malgrĂ© son dĂ©sir de rencontrer les amis qui lui Ă©taient chers, refusera de remettre pied en Allemagne, mĂȘme aprĂšs 1945.
MalgrĂ© sa connaissance prĂ©coce de Heidegger et son admiration pour lui, ce nâest quâen 1946 Ă New York et Ă Paris que KoyrĂ© traitera publiquement de lâexistentialisme, en sâinspirant dâun penseur de gauche comme Jean-Paul Sartre (dont lâun des premiers Ă©crits avait paru dans «Recherches philosophiques»), Ă lâoccasion du succĂšs mondial de son traitĂ© LâĂȘtre et le nĂ©ant. Ces Ă©pisodes, restĂ©s privĂ©s, ne sont pas les seuls qui montrent KoyrĂ© extrĂȘmement attentif Ă lâĂ©volution de la tragĂ©die dans lâAllemagne de lâentre-deux-guerres. Je prĂ©sume quâil sây rendait si souvent non seulement pour consulter quelque texte de «mystiques, spirituels et alchymistes» de la tradition germanique, mais Ă©galement pour ĂȘtre informĂ© des persĂ©cutions infligĂ©es Ă ses amis juifs (parmi lesquels comme on le sait Husserl fut, dans sa vieillesse, un cas exemplaire).
Mais KoyrĂ© ne manquait pas dâĂ©nergie ni de courage pour rĂ©diger de nombreux essais et comptes rendus. Il nâest pas exclu que ses frĂ©quents voyages en Allemagne Ă©taient dus Ă des recherches portant sur
18 klaus grosse kraCht, Les intellectuels allemands Ă Pontigny: autour de Ernst Robert Curtius, Heinrich Mann et Bernard Groethuysen, dans Pontigny, Cerisy dans le S.I.E.C.L.E. (SociabilitĂ©s Intellectuelles Echanges Coo-pĂ©rations Lieux Extension), 2002, on line: «AprĂšs la premiĂšre guerre mondiale, les Ă©changes intellectuels entre la France et lâAllemagne restaient longtemps au point zĂ©ro. Paul Desjardins fut lâun des premiers Ă renouer le contact avec des intellectuels allemands. DĂšs 1922, il invita rĂ©guliĂšrement des Ă©crivains et intellectuels de lâautre cĂŽtĂ© du Rhin Ă participer aux Entretiens dâĂ©tĂ© de Pontigny. Surtout les DĂ©cades littĂ©raires, animĂ©es par le groupe de la Nouvelle Revue Française, jetĂšrent un premier pont par oĂč les Ă©changes culturels entre la France et lâAlle-magne commencĂšrent Ă se rĂ©tablir. La prĂ©sence de Ernst Robert Curtius, Heinrich Mann et Bernard Groethuysen Ă cĂŽtĂ© de Paul Desjardins, AndrĂ© Gide et Charles Du Bos faisait de Pontigny un lieu dâĂ©change intellectuel oĂč des visions diffĂ©rentes dâune culture europĂ©enne se rencontrĂšrent et sâenrichirent mutuellement. Les DĂ©cades de Pontigny constituent ainsi un lieu de mĂ©moire capital dans lâhistoire culturelle franco-allemande du vingtiĂšme siĂšcle». Deutsch-französische GesprĂ€che 1920-1950. La correspondance de E.R. Curtius avec Gide, Ch. Du Bos et ValĂ©ry Larbaud, Ă©d. par H. et J. Dieckmann, Francfort-sur-le-Main, Klostermann 1980, p. 10-11; R. thalMann, Du cercle Sohlberg au ComitĂ© France-Allemagne: une Ă©vocation ambiguĂ« de la coopĂ©ration franco-allemande dans les annĂ©es â30, dans H.M. boCk, Entre Locarno et Vichy: les relations culturelles franco-allemandes dans les annĂ©es 30, Paris, CNRS 1993.19 e. stein, Werke, hg. H.-B. Gerl-Falkovitz, IX, Briefe, n. 430 Ă H. Conrad-Martius, 17.11.1935.20 Ibid. p.50: Stein Ă H. Conrad-Martius, de Cologne le 17.11.1935: «Wissen Sie dass er [KoyrĂ©] und Do im Au-gust hier waren? Ich war seh froh darĂŒber, und es war eine grosse Hilfe fĂŒr mich: ich gab ihm die erste Kapitel des grossen Opus zu lesen und er machte mir Mut zum Weiterarbeitung».
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cette aire culturelle, mais ils Ă©taient probablement liĂ©s aussi Ă son intĂ©rĂȘt pour la situation politique pendant la pĂ©riode de Weimar, au moment oĂč il avait nouĂ© des contacts avec des intellectuels et des groupes fort significatifs pour sa formation culturelle et politique.
Les rapports instaurĂ©s lorsquâil Ă©tait Ă©tudiant Ă Göttingen restĂšrent un point de repĂšre constant et connaĂźtront des dĂ©veloppements intĂ©ressants: il restera en contact non seulement avec Husserl, le professeur qui avait brisĂ© sa carriĂšre dans les universitĂ©s allemandes; il sâattachera Ă le sauver ainsi que son Nachlass; il continuera Ă correspondre avec Hedwig Conrad-Martius et son mari Theodor Hans Conrad (un autre philosophe que Husserl nâavait pas soutenu), Ă©vangĂ©listes comme Hering, mais aussi avec Max Scheler, qui sâĂ©tait converti au catholicisme; il entrera en bons rapports avec Peter Wust, cĂ©lĂšbre professeur catholique Ă Cologne. Celui-ci consacrera un compte rendu enthousiaste au Descartes de KoyrĂ© dans sa traduction allemande (non signĂ©e) de Hedwig Conrad-Martius et dâEdith Stein21 et envisagera dâĂ©crire Ă ce sujet Ă©galement dans un pĂ©riodique catholique français, «La vie intellectuelle», oĂč lâavait prĂ©sentĂ© Jacques Maritain, frĂ©quentĂ© par Wust Ă Paris en 192822. Scheler lui-mĂȘme avait fait quelques sĂ©jours Ă Paris et Ă©tait entrĂ© en contact avec les intellectuels du «renouveau catholique», tandis que KoyrĂ© le pilotait et le prĂ©sentait dans dâautres milieux. Ces amitiĂ©s et collaborations culturelles nâĂ©taient pas entravĂ©es par leurs appartenances respectives Ă des confessions diverses: KoyrĂ© avait Ă©tĂ© liĂ© Ă Hering et aux Conrad Ă©vangeliques; en rĂ©alitĂ©, les frĂ©quentations de KoyrĂ©, Juif non pratiquant depuis au moins les annĂ©es trente, Ă©taient, sans la moindre prĂ©vention, interconfessionnelles, Ă commencer par la plus ancienne de toutes Ă Paris, celle de Gilson23.
Le jeune Henry Corbin, qui a notĂ© Ă Paris «autour de KoyrĂ© de nombreux collĂšgues israĂ©lites qui avaient fui lâAllemagne», dĂ©clarait que
les expĂ©riences allemandes avaient Ă©largi mon cercle dâamitiĂ©s Ă Paris. Je voudrais dĂ©crire tout ce que reprĂ©senta pour moi lâamitiĂ© avec Alexandre KoyrĂ©: il fut, dâune maniĂšre complĂštement diffĂ©rente de Jean Baruzi, lâami, le compagnon de ses Ă©lĂšves et de ses auditeurs Ă lâĂcole des Hautes Ătudes. La plupart des cours se concluaient chez Harcourt, le cafĂ© historique et confortable au coin de la Place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel. [âŠ] Câest chez Harcourt que sâĂ©labora une partie de la philosophie française de lâĂ©poque. Hegel et le renouvellement des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes y occupaient une grande place. Autour de KoyrĂ© il y avait Alexandre KojĂšve (Kojevnikov), Raymond Queneau, moi-mĂȘme, dâautres philosophes comme Fritz Heinemann, beaucoup de nos collĂšgues israĂ©lites qui avaient choisi lâexil et dont les rĂ©cits dĂ©solĂ©s nous informaient du cours des Ă©vĂ©nements en Allemagne. Le ton montait parfois, et de beaucoup. KojĂšve et Heinemann Ă©taient en complet dĂ©saccord sur lâinterprĂ©tation de la phĂ©nomĂ©nologie de lâesprit. Les comparaisons entre la phĂ©nomĂ©nologie de Husserl et celle de Heidegger revenaient souvent. Puis nous provoquions Queneau [âŠ; il y avait aussi] un vieil ami, Bernard Groethuysen, notre incomparable Socrate, figure centrale des soirĂ©es inoubliables quâAlexandre KoyrĂ© et son Ă©pouse organisaient dans leur petit appartement rue de Navarre. Lâhumour de Groethuysen semblait dominer les vicissitudes de lâĂ©poque et nos prĂ©occupations. Ce fut lui qui inaugura lââanthropologie philosophiqueâ (sa grande Ćuvre qui porte ce titre est restĂ©e inachevĂ©e), et ce fut grĂące Ă sa tĂ©nacitĂ© quâapparut ma traduction de Heidegger, parce que ce dernier, philosophe âinconnuâ, intĂ©ressait peu les Ă©diteurs. Au cours des soirĂ©es rue de Navarre, la structure du volume suivant des Recherches philosophiques occupait la plupart des conversations24.
21 p. Wust, Descartes und die Scholastik, «Kölnische Volkszeitung», 4 fĂ©vrier1924.22 Wust, Lettres de France et dâAllemagne, Paris, Tequi 1985, p. 113: le 26 mai 1929, Maritain est reconnaissant Ă Wust dâĂ©crire sur Charles Du Bos, Claudel et lui-mĂȘme pour indiquer «lâimportance spirituelle de la renaissance catholique française». «Du Bos espĂšre faire traduire et publier vos souvenirs de Paris aux âNouvelles littĂ©rairesâ. Jâen parlerai aussi au rĂ©dacteur de âLa vie intellectuelleâ... Je suis heureux que vous fassiez pour cette revue une Ă©tude sur le livre de Koyré». Cf. Wust, Werke, Hambourg, Meiner, X, p. 198.23 Câest ce qui rĂ©sulte Ă©galement de sa tombe au PĂšre-Lachaise, sans aucun symbole religieux, tandis que sur celle de son frĂšre aĂźnĂ© Michel, qui lui est contiguĂ«, on peut voir des symboles orthodoxes (ce dernier sâĂ©tait converti pour pouvoir entrer dans la marine du tsar). Alexandre avait cĂ©lĂ©brĂ© ses noces dâabord Ă la mairie, puis Ă la syna-gogue Ă lâĂ©poque oĂč il Ă©tait dans le besoin.24 Association des amis dâHenry et Stella Corbin, Postscriptum dâH. Corbin Ă la conversation avec Philippe Nemo,
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Jaspers et Heidegger se trouvaient, eux aussi, parmi les auteurs les plus débattus: «rarement se trouva réunie une telle pléiade de philosophes et furent affrontés tant de thÚmes nouveaux, parmi lesquels la phénoménologie occupait, bien entendu, une grande place»25.
Lâun des rĂ©sultats les plus intĂ©ressants des voyages de KoyrĂ© en Allemagne fut sa rencontre avec un Russe, Alexandre KojĂšvnikov (paradoxalement, cette rencontre Ă©tait due Ă une tĂąche familiale dĂ©licate: nĂ©gocier avec ce jeune homme qui avait enlevĂ© la femme de son frĂšre cadet Georges). LâactivitĂ© scientifique de celui-ci, qui deviendra lâĂ©lĂšve, le supplĂ©ant et lâami de KoyrĂ©, reflĂšte sous de nombreux aspects les orientations du professeur.
En premier lieu â dâimportance capitale - il faut examiner les contributions de KoyrĂ© et KojĂšve Ă la renaissance française des Ă©tudes sur Hegel et en particulier sur ses Ă©crits de jeunesse. Cette renaissance hĂ©gĂ©lienne est contemporaine des intĂ©rĂȘts hĂ©gĂ©liens de Horkheimer et des premiĂšres lectures françaises de textes de Heidegger26.
Une monographie rĂ©cente sur KojĂšve27 dresse la liste de diffĂ©rents comptes rendus publiĂ©s dans certains pĂ©riodiques auxquels KoyrĂ© lui-mĂȘme collaborait habituellement: parmi ceux-ci la revue des sociologues francfortois. Il ne me semble pas que lâon ait notĂ© que tous deux ont collaborĂ© Ă la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung» dĂšs la premiĂšre annĂ©e de sa parution, ce qui nâest pas nĂ©gligeable. KojĂšve, Ă ses premiĂšres armes, Ă©crit Ă propos de livres philosophiques, mais dans ses critiques KoyrĂ© compare Les causes du suicide de Halbwachs avec le livre classique de Durkheim sur le mĂȘme thĂšme28, La citĂ© grecque de Glotz avec Fustel
juin 1978 (www.amiscorbin.com/biographie/post-scriptum-biographique). Cf. correspondance A. KoyrĂ©-H. Cor-bin (1936-1938), «Cahiers de lâHerne», 1981, p. 330-331.25 Ibid.26 J. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Paris, Rieder 1929, dont KoyrĂ© fait le compte rendu dans la «Revue philosophique», a. LV, t. CX, 1930, p. 136-143. KoyrĂ© faisait Ćuvre de pionnier dans les cours quâil donna Ă plusieurs reprises sur les Theologische Jugendschriften hĂ©gĂ©liennes Ă©ditĂ©es par Nohl, Ă par-tir de celui de 1926-27 sur la «notion de conscience malheureuse dans la PhĂ©nomĂ©nologie de lâesprit», et ensuite sur la philosophie religieuse de Hegel etc. A. KojĂšve avait pris une part active au cours de 1932-33 (redondi, p. 24, 42) et avait continuĂ© ensuite ces sĂ©minaires hĂ©gĂ©liens en remplaçant KoyrĂ©, invitĂ© au Caire. Ce nâest quâaprĂšs une dĂ©cennie que ce cours sortira, sous la direction de R. Queneau, koJĂšve, Introduction Ă la lecture de Hegel, Paris, Gallimard 1947. Cf. M. roth, Knowing and History. The Resurgence of French Hegelianism, Princeton, Princeton U.P. 1988; d. auffret, Alexandre KojĂšve. La philosophie, lâĂ©tat, la fin de lâhistoire, Paris, Grasset 1990. Au groupe de KoyrĂ© appartient Ă©galement e. Weil, qui publiera Hegel et lâĂ©tat, Paris, Vrin 1950. Parmi les Ă©crits hĂ©gĂ©liens de KoyrĂ© de cette pĂ©riode v. Rapport sur lâĂ©tat des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes en France, dans Verhandlungen des ersten Hegelkongresses 1930 im Haag, TĂŒbingen, Mohr, 1931, p. 80-105; maintenant dans EHPP, p. 205-227; cf. di-verses rĂ©Ă©ditions Paris, Gallimard; Note sur la langue et la terminologie hĂ©gĂ©liennes, «Revue Philosophique», a. 56 (CXII), novembre-dĂ©cembre 1931, p. 409-439 (maintenant dans EHPP, p. 135-173; dans la rĂ©Ă©dition 1971, p. 191-224); Hegel Ă IĂ©na, «Revue philosophique», a. 59 (t. CXVIII), septembre-octobre 1934, p. 274-283 (mainte-nant dans EHPP, p. 147-189; rĂ©Ă©dition 1971, p. 147-189); Hegel en Russie, dans «Monde slave», XIII/2, 1936, p. 215-248, 321-364, 379-388; II, p. 85-135 (maintenant dans KoyrĂ©, Ătudes dâhistoire de la pensĂ©e philosophique en Russie, Paris, Vrin 1950; rĂ©Ă©ditĂ© Paris, Gallimard coll. IdĂ©es, 1976). Sur lâimportance fondamentale de ces es-sais hĂ©gĂ©liens de KoyrĂ©, cf. R. salvadori, Hegel in Francia, Bari, De Donato 1974; J. hyppolyte, a. koJĂšve, a. koyrĂ©, J. Wahl, Interpretazioni hegeliane, a cura di R. Salvadori, Florence, La Nuova Italia 1980. De nombreux spĂ©cialistes de KojĂšve, parmi lesquels M. Filoni, sont dâun avis diffĂ©rent.27 M. filoni, Il filosofo della domenica, Turin, Boringhieri 2008, auquel on renvoie pour la bibliographie citĂ©e, p. 249-252, recense entre autres le compte rendu de lâouvrage de H. gouhier, Vie dâAuguste Comte, I, Paris, Vrin 1931 (mais 1932), p. 152-153. V. Ă©galement du mĂȘme auteur la bibliographie et le catalogue de sa bibliothĂšque consultables on line dans Hommage Ă A. KojĂšve. Actes de la journĂ©e A. KojĂšve 28.1.2003, Editions de la BNF, p. 99 et suiv.28 Jâutilise la rĂ©Ă©dition «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung», hg. v. M. Horkheimer, mit einer Einleitung von A. Sch-
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de Coulanges29, traite de La fin du monde antique et les dĂ©buts du Moyen Ăge de Lot30 et, last but not least, analyse Le salaire, lâĂ©volution sociale et la monnaie de Simiand31. Selon le style de la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung» ce sont de brefs Ă©crits descriptifs, mais trĂšs bien informĂ©s, et ils doivent avoir Ă©tĂ© confiĂ©s Ă KoyrĂ© et Ă son assistant Ă cause de sa maĂźtrise de la langue allemande et de ses rapports de vieille date avec les sociologues parisiens. Comme lâĂ©crit KoyrĂ© dans une lettre de fin 1931 Ă E. Stein, prĂ©cĂ©demment il ne sâintĂ©ressait pas Ă la sociologie et avait par consĂ©quent refusĂ© une bourse de la Rockfeller Foundation, quâil proposait maintenant de demander pour elle32.
Dans ce cas, câĂ©tait surtout CĂ©lestin BouglĂ© qui avait pris lâinitiative de faire envoyer Ă KoyrĂ© ces livres pour en donner le compte rendu, y voyant «une amorce de collaboration qui pourra vous intĂ©resser»33. Ă lâavĂšnement du nazisme, BouglĂ© et lâĂcole Normale SupĂ©rieure constitueront le tout premier point de repĂšre et de sauvetage pour les Francfortois, de mĂȘme que lâUniversitĂ© de Londres le reprĂ©sentait pour le groupe Warburg. Peu importe que les sociologues de Francfort aient gagnĂ© ensuite les Ătats-Unis (dâabord New York et puis la Californie). Câest Ă Paris quâils ont pu faire imprimer la premiĂšre annĂ©e de leur revue, qui venait dâĂȘtre fondĂ©e, et sâinstaller provisoirement dans certains locaux que BouglĂ© leur avait montrĂ©s en juillet 1933. Il Ă©crivait quâil sâoccupait dâun certain nombre de professeurs ou de chercheurs qui avaient dĂ» quitter lâAllemagne.
JâespĂšre bien arriver Ă des rĂ©sultats pour quelques-uns dâentre eux, mais ils sont trop nombreux et une certaine disproportion se rĂ©vĂšle entre les demandes et les subventions ou souscriptions dont nous pouvons disposer34.
BouglĂ© sâoccupait de lâaffectation de professeurs de diffĂ©rentes disciplines et recevait entre autres des lettres «pressantes» de Husserl qui recommandait Aron Gurwitsch. Ăcrivant au recteur CharlĂ©ty le 3 aoĂ»t 1933, BouglĂ© rapporte quâil garde le contact avec Sylvain LĂ©vi pour les disciplines philologiques et avec Kittredge de la Rockfeller Foundation. Il venait de recevoir la visite de Pollock, «lieutenant de M. Horkheimer». Celui-ci et son institut avait Ă©tĂ© «mis Ă lâindex en ce moment en Allemagne: mĂȘme sa collection de livres serait paraĂźt-il menacĂ©e» et ses Ćuvres elles-mĂȘmes avaient alimentĂ© le fameux bĂ»cher de livres en 193335.
Par la suite KoyrĂ© avait proposĂ© dâĂ©crire le compte rendu de «Raison et RĂ©volution» de Marcuse pour «Critique»36, et grĂące aux MĂ©moires de Raymond Aron nous savons quâĂ lâĂ©poque de sa maturitĂ©, il avait peu
midt, Munich, DTV, 1980, t. I/1-2 (1932), p. 173-174.29 Ibid., p. 210-212.30 Ibid., p. 211.31 Ibid., II/3, 1933, p. 472-474.32 E. stein, Selstbildnis in Briefen I.1916-1933, bearbeitet von Maria Amata Neyer, Fribourg, Herder 1998, p. 213: «Man muss soziologisch oder politisch-historisch arbeiten... Mir wurde es vorgeschlagen, doch hatte ich damals kein Interesse fĂŒr Soziologie». Groethuysen est le plus informĂ© en ce qui concerne les offres Rockefeller, mais il est absent Ă ce moment-lĂ .33 Paris, AN, 61 AJ 91: le 8 mai [1932] BouglĂ© lui Ă©crit: «Jâai oubliĂ© de vous dire que jâavais suggĂ©rĂ© Ă M. Max Horkheimer, directeur de la revue allemande âZeitschrift fĂŒr Sozialforschungâ, de vous envoyer deux ou trois livres pour de brefs comptes rendus. Il sâagirait du livre de Delmas et de lâHalbwachs auquel on joindra celui de Blondel. Si cela vous ennuie, prĂ©venez-moi au plus tĂŽt, mais je pense quâil y aurait lĂ une amorce de collaboration qui pourra vous intĂ©resser».34 Ibid.35 Ibid.36 Le 21 octobre 1946 Eric Weil rapporte Ă Georges Bataille que KoyrĂ© lui avait envoyĂ© de New York cette pro-
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dâestime pour la philosophie des Francfortois, mais il nâest pas difficile de dĂ©couvrir ce qui lâunissait Ă eux au dĂ©but des annĂ©es trente.
La mĂ©diation de BouglĂ© entre les Francfortois et KoyrĂ© trouve une confirmation dans le compte rendu37 que celui-ci consacra au Bilan de la sociologie française contemporaine par BouglĂ© dans la cinquiĂšme annĂ©e du pĂ©riodique de Horkheimer. Il y mentionne Berr, Fustel de Coulanges et plusieurs fois Simiand avec sa «vĂ©ritable somme, le TraitĂ© dâĂ©conomie politique et sociale» pour les collections «Peuples et civilisations» et «Ăvolution de lâhumanité». Il traite de lâun des points fondateurs de la conception, celui qui porte sur les reprĂ©sentations collectives.
Exposant la thĂ©orie des «reprĂ©sentations collectives», M. BouglĂ© a soin de rĂ©futer lâobjection classique de Tarde qui âaccusaitâ Durkheim de crĂ©er une nouvelle ontologie. Ce faisant, il suit, bien entendu, lâexemple de Durkheim. Et pourtant... oserons-nous lui dire quâil a tort? Ce que Durkheim appelle «reprĂ©sentations collectives» est une rĂ©alitĂ©; rĂ©alitĂ© aussi dure, aussi rĂ©sistante, aussi rĂ©elle â sinon davantage â que celle de la matiĂšre et des corps. Et câest dans la dĂ©couverte â ou redĂ©couverte, car ce que Durkheim appelle «reprĂ©sentations collectives» nâest rien dâautre que ce que Hegel appelle «esprit objectif» â de cette couche sui generis de la rĂ©alitĂ© â le rĂ©el social â, rĂ©alitĂ© qui nous est Ă la fois «intĂ©rieure» et «extĂ©rieure», que consiste le plus grand mĂ©rite philosophique de la sociologie durkheimienne38.
Non seulement lâarticle sur BouglĂ© tĂ©moignait de sa maĂźtrise de la problĂ©matique sociologique au sens large, mais ce compte rendu permettait Ă KoyrĂ© de parcourir «le domaine de la sociologie durkheimienne», y compris «les hĂ©rĂ©tiques, tel par exemple M. LĂ©vy-Bruhl» (comme lâĂ©crivait BouglĂ©), mais aussi toutes les disciplines et les domaines soumis Ă son influence: ethnologie, Ă©tude des primitifs, cadres sociaux de la mĂ©moire et enfin Ă©thique.
M. BouglĂ© estime quâen dĂ©montrant la variabilitĂ©, selon les structures et les tendances des groupements humains, des âtables de valeursâ, en montrant, dans le moral, du social cristallisĂ© (p. 160), en substituant Ă la âmorale simpleâ une âmorale nuancĂ©eâ, en faisant comprendre la nĂ©cessitĂ© de chercher, pour lâaction morale, des points dâappui dans la rĂ©alitĂ© sociale, et de commencer la rĂ©forme des mĆurs par celle des institutions, la sociologie sâest acquis un mĂ©rite considĂ©rable. Et que les rĂ©actions des tenants de lâabsolutisme moral, qui lâaccusent de âdissoudreâ et de âsaperâ la notion mĂȘme du devoir, nâĂ©taient aucunement justifiĂ©es39.
KoyrĂ© nâest pas dâaccord avec BouglĂ© sur ce point et rĂ©examine la position des ses maĂźtres.
Il est incontestable que Durkheim pensait pouvoir fonder une morale qui sâappuierait directement sur la rĂ©alitĂ© sociale; il est incontestable aussi que la critique sociologique, hĂ©ritiĂšre lĂ©gitime du XVIIIe siĂšcle, en faisant voir dans maint tabou (citons lâexemple cĂ©lĂšbre de lâinceste) une survivance de croyances totĂ©mistes, en dĂ©truisait eo ipso la valeur; et quâelle aboutissait avec la science des mĆurs de M. LĂ©vy-Bruhl Ă un relativisme moral Ă peu prĂšs absolu. Quant Ă la morale que lâon pourrait fonder sur la sociologie durkheimienne, il faut bien reconnaĂźtre que, plaçant la valeur suprĂȘme â la seule valeur vĂ©ritablement âsacrĂ©eâ - dans la cohĂ©sion du groupe social, elle doit, pour rester consĂ©quente avec elle-mĂȘme, justifier toutes les morales et toutes les Ă©chelles de valeur qui, dans un temps et dans des circonstances donnĂ©s, assurent et augmentent ladite cohĂ©sion40.
Il est intĂ©ressant quâil en considĂšre Ă©galement les consĂ©quences pour ce qui est des conceptions politiques dâactualitĂ©.
position, ainsi que dâautres, pour des comptes rendus, mais qui ne seront pas rĂ©alisĂ©s, v. G. bataille-E.Weil, Ă lâen-tĂȘte de Critique. Correspondance 1946-1951, Paris, Lignes 2014, p. 90.37 «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung», t. 5, 1936, p. 260.38 Ibid. p. 264. Ă la diffĂ©rence des comptes rendus citĂ©s, cet article est imprimĂ© en français.39 Ibid., p. 263.40 Ibid., p. 263-264.
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Ce qui veut dire quâelle doit se ranger du cĂŽtĂ© des rĂ©gimes âtotalitairesâ et condamner avec eux le droit au libre examen; elle doit, nĂ©cessairement, justifier une morale conformiste (son socialisme mĂȘme nâest quâun conformisme du progrĂšs, dĂ©sir de nager dans le sens du courant). Câest uniquement parce que, du xviiie siĂšcle, elle avait gardĂ© une foi au progrĂšs quâelle a pu sâabuser sur ses propres tendances41.
Un autre intermĂ©diaire entre KoyrĂ© et les Francfortois Ă©tait son ami Bernard Groethuysen42, un Ă©lĂšve de Dilthey qui sâĂ©tait installĂ© Ă Paris comme consultant dâĂ©dition. Horkheimer considĂšre quâil est le consultant le plus important du pĂ©riodique «Mesures» pour la culture allemande contemporaine et par consĂ©quent que câest lui qui aurait fait traduire Heidegger, comme le pensait Ă©galement Corbin. Horkheimer espĂ©rait donc que Groethuysen pourrait promouvoir et faire traduire Ă©galement les Francfortois43. Herbert Marcuse propose Groethuysen comme auteur Ă Horkheimer en vue dâun fascicule spĂ©cial quâil aurait voulu consacrer au centenaire du Discours de la mĂ©thode et au CongrĂšs Descartes rĂ©uni Ă Paris sous la prĂ©sidence de Gilson. Ils auraient dĂ» par consĂ©quent proposer Ă nouveau une discussion des thĂšses de Borkenau sur les origines de la pensĂ©e bourgeoise et sur la problĂ©matique de Grossmann. Lorsque dans la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung», KoyrĂ© avait Ă©tĂ© critiquĂ© comme interprĂšte «phĂ©nomĂ©nologique» de Descartes par le âfrancfortoisâ Franz Borkenau, lâautre francfortois Grossmann lâavait dĂ©fendu et il y avait eu des rĂ©actions trĂšs favorables de la part du professeur catholique Peter Wust.
Ă cette occasion la «Zeitschrift fĂŒr Sozialforschung» devrait publier une sorte de fascicule commĂ©moratif, qui interprĂšte une bonne fois de maniĂšre juste lâorigine de la philosophie bourgeoise. Lâintroduction Ă©crite par vous [Horkheimer], puis par exemple les principes de Grossmann et Groethuysen sur les courants contemporains caractĂ©ristiques de la pensĂ©e bourgeoise44.
Au cours de ces annĂ©es, les Ă©crits de KoyrĂ© Ă©taient prĂ©sents dans le panorama philosophique allemand grĂące aux traductions de ses condisciples de Göttingen, qui le considĂ©raient comme quelquâun de leur gĂ©nĂ©ration, mais plus avancĂ© dans la carriĂšre acadĂ©mique, et comme un expert de la scolastique: deux de ses essais45 avaient Ă©tĂ© publiĂ©s en traduction allemande et en particulier sa monographie sur Descartes avait Ă©tĂ© traduite Ă quatre mains par H. Conrad-Martius et Edith Stein et imprimĂ©e sans leurs noms un an aprĂšs lâĂ©dition française46.
KoyrĂ© se montre trĂšs sensible au problĂšme des persĂ©cutions antisĂ©mites et de lâaide aux rĂ©fugiĂ©s: en effet on reconnaĂźt gĂ©nĂ©ralement que son pĂ©riodique «Recherches philosophiques» en accueillait les Ă©crits pour les aider Ă se qualifier et Ă obtenir une affectation. Cela est dâautant plus remarquable quâil Ă©tait intedit aux Juifs allemands de publier.
DĂšs 1934 KoyrĂ© faisait partie de lâexĂ©cutif du ComitĂ© pour la DĂ©fense des Droits des IsraĂ©lites
41 Ibid., p. 264.42 k. grosse kraCht, Zwischen Berlin und Paris. Bernard Groethuysen (1889-1946). Eine Biographie, TĂŒbin-gen, Niemeyer 2002. V. Ă©galement Catholicisme et bourgeoisie: Retour sur les origines de lâesprit bourgeois en France. Actes de la table ronde sur B. Groethuysen (Lyon 2002), rĂ©unis par B. hours â C. Maire, Cahiers du Centre de recherches historiques, n. 32, oct. 2003.43 Francfort, Stadt- und UniversitĂ€sbibliothek, Max-Horkheimer Archiv, I.1.260 (lettre de Horkheimer Ă R. Aron, 7.12.1937). Je remercie Furio Cerutti dâavoir mis Ă ma disposition les copies de ce document, et dâautres aussi, effectuĂ©es pour ses recherches.44 Ibid., VI 27°.395 (lettre de Marcuse Ă Horkheimer, de New York, 6.12.1935): «Die âZeitschrift fĂŒr Sozialfor-schungâ zu diesem Anlass eine Art Gedenkheft herausbringen sollte, das den Anfang der bĂŒrgerliche Philosophie einmal auf die rechte Art interpretierte. Das einleitende Aufsatz von Ihnen [Horkheimer], dann etwa Grossmann Grundlagen und Groethuysen ĂŒber die gleichzeitigen charakteristischen Strömungen des bĂŒrgerlichen Denkens».45 koyrĂ©, Bemerkungen ĂŒber die Zenonischen Paradoxen, «Jahrbuch fĂŒr Philosophie und phĂ€nomenologische Forschung», V, 1922; Die Gotteslehre Jakob Boehmes, ibid., VII, 1929. Il sâagit dâ un chapitre de sa thĂšse dâĂtat La philosophie de Jakob Boehme, dont H. Conrad-Martius, traductrice de ces deux contributions, a laissĂ© une traduction manuscrite complĂšte.46 E. stein, Werke, Gesamtausgabe 25 (Ăbersetzungen V), hg. H.-B. Gerl-Falkovitz.
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en Europe Centrale et Orientale. Le nom de KoyrĂ© nâest pas publiĂ© par le ComitĂ©, mais figure dans une de ses listes manuscrites47; son nom est estropiĂ© (KoynĂ©), mais parfaitement reconnaissable grĂące aux donnĂ©es concernant sa date de naissance, sa rĂ©sidence et sa qualification professionnelle figurant dans un document de police48. Câest une circonstance qui mĂ©rite dâĂȘtre soulignĂ©e parce que, dans le cas dâun riche bienfaiteur qui demandait Ă ce que son nom nâapparaisse pas pour ne pas nuire Ă ses affaires, le ComitĂ© avait refusĂ© en arguant du principe quâil nâĂ©tait pas une sociĂ©tĂ© secrĂšte49. En ce qui concerne KoyrĂ©, ils auront Ă©vitĂ© dâimprimer son nom pour ne pas lâexposer Ă dâautres dangers, reconnus par le ComitĂ©.
Câest KoyrĂ© qui donnera le compte rendu dâun livre dans lequel, aprĂšs une prĂ©face de Maritain, le prĂ©lat catholique Joannes Maria Ăsterreicher publie et commente des documents sur la politique de lâĂglise catholique face au racisme, pour rappeler au pape Pacelli que son prĂ©dĂ©cesseur Pie XI sâĂ©tait prononcĂ© Ă plusieurs reprises pour «stigmatiser huit thĂšses racistes comme odieuses, hostiles au message du Christ» et pour dĂ©clarer quâ«il nâest pas possible aux chrĂ©tiens de participer Ă lâantisĂ©mitisme⊠LâantisĂ©mitisme est inadmissible. Nous sommes tous sĂ©mites spirituellement» (septembre 1938). Pour KoyrĂ©, «lâantisĂ©mitisme est la maladie endĂ©mique des chrĂ©tiens bien-pensants, tant catholiques que protestants»; mais grĂące Ă ce dossier prĂ©parĂ© par le groupe de Maritain, chaque lecteur mĂȘme non chrĂ©tien «sera facilement convaicu du caractĂšre paĂŻen, antichrĂ©tien, du racisme et du nazisme, du fait que la haine du Juif et du judaĂŻsme sâaccompagne chez Hitler de la haine ouvertement proclamĂ©e contre le Christ»50.
La nature du racisme et en particulier du nazisme est dĂ©finie par KoyrĂ© avec la mĂȘme formulation que Pie XI avait utilisĂ©e dans lâencyclique Mit brennender Sorge, qui avait Ă©tĂ© lue le dimanche des Rameaux 1937 dans les Ă©glises catholiques allemandes: cette formule remonte Ă Gustav Gundlach51, lâun des trois jĂ©suites rĂ©dacteurs de lâencyclique restĂ©e inĂ©dite Ă la mort du pontife52, mais la dĂ©finition du nazisme et du racisme comme nĂ©opaganisme avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© utilisĂ©e par Edith Stein dans la cĂ©lĂšbre lettre envoyĂ©e en avril 1933 au pape Pie XI, quâon disait introuvable et mĂȘme inexistante il y a encore trĂšs peu de temps.
Pendant des annĂ©es les chefs du national-socialisme ont prĂȘchĂ© la haine contre les Juifs. LâidolĂątrie de la race et du pouvoir de lâĂtat, avec laquelle la radio martĂšle quotidiennement les masses, nâest-elle pas ouvertement une hĂ©rĂ©sie? Cette guerre dâextermination contre le sang juif nâest-elle pas un outrage Ă la trĂšs
47 Paris, MĂ©morial de la Shoah DCLIV.2. Le statut du ComitĂ© dĂ©clare au § 2 quâil a «pour but la dĂ©fense des per-sonnes de religion ou dâorigine israĂ©lite partout oĂč elles se trouvent atteintes ou menacĂ©es dans la jouissance de la plĂ©nitude de leurs droits civiques et politiques, ou dans le libre exercice de toute profession lĂ©gale».48 Ibid., DCLIV.3: Adresses, parmi lesquelles v. n° 25.49 Ibid., DCIV. 14. Lettre Ă Leo Simon, qui avait fourni des moyens au ComitĂ© et personnellement Ă son secrĂ©taire, le journaliste Boris GourĂ©vitch (13.8.1936): «M. GourĂ©vitch nous a fait part Ă maintes reprises de votre dĂ©sir de faire partie de la prĂ©sidence de notre comitĂ©. Malheureusement en 1934 et 1935 vous nous avez priĂ© de ne pas publier votre participation Ă nos travaux de façon Ă sauvegarder vos intĂ©rĂȘts moraux et matĂ©riels en Allemagne. Nous ne sommes pas une organisation occulte, et cela nous a empĂȘchĂ© mĂȘme de vous introduire dans le bureau ou dans le ComitĂ© exĂ©cutif».50 Compte rendu du livre de J.M. österreiCher, Racisme-AntisĂ©mitisme-Antichristianisme, prĂ©face de J. Maritain, New York 1943, R I, p. 658-659 (sur Ăsterreicher cf. D. von hildebrand, Memoiren und AufsĂ€tze gegen den Nationalsozialismus 1933-1938, Mayence, M. GrĂŒnewald 1994). Ce prĂ©lat avait tenu des prĂ©dications antinazies et avait dĂ» sâexpatrier: câĂ©tait un Juif converti, qui avait Ă©tĂ© le pĂšre spirituel de Philip Roth, mais dĂ©clarait que lâĂ©crivain nâavait pas Ă©tĂ© baptisĂ©, tandis que pour dâautres (y compris Husserl) Ăsterreicher avait presentĂ© des conversions prĂ©sumĂ©es. Cf. aussi R I, p. 668 et suiv., oĂč on trouve bien en Ă©vidence le compte rendu de lâun des premiers livres sur les tortures et les expĂ©riences biologiques dans les camps nazis Ă©crit par Constatin JoffĂ©, un Russe qui avait grandi en France. V. maintenant J. Maritain, Scritti di guerra (1940-1945), sous la direction de R. Papini, Rome, Studium 2013.51 Cf. Lexicon fĂŒr Theologie und Kirche, I, 1930, p. 504-505. V. Ă©galement les prises de position du âLion de MĂŒns-terâ, Ă©vĂȘque du diocĂšse oĂč enseignait Edith Stein au dĂ©but des annĂ©es trente, et du primat dâAllemagne, le cardinal M. Faulhaber, v. son ouvrage Giudaismo, cristianesimo, germanesimo, Brescia, Morcelliana 1934.52 P. Chenaux, La Santa Sede e la questione dellâantisemitismo sotto il pontificato di Pio XI, dans A. ales bello-p. Chenaux (eds.), Edith Stein e il nazismo, Rome, CittĂ Nuova, s.d. Du mĂȘme Chenaux v. Pio XII. Diplomatico e pastore, Cinisello Balsamo, San Paolo, 2004.
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ENTRE-DEUX-GUERRES: KOYRĂ EN FRANCE, EN ALLEMAGNE
sainte humanité de notre Sauveur53?
Ce nâest pas une coĂŻncidence due au hasard: sâil paraĂźt improbable que KoyrĂ© suivĂźt de prĂšs les prĂ©dications ou les documents catholiques, il est beaucoup plus vraisemblable quâil ait pu connaĂźtre et mĂȘme avoir contribuĂ© Ă la formulation de cette lettre, envoyĂ©e scellĂ©e par lâintermĂ©diaire de lâabbĂ© de Beuron Raphael Waltzer, alors quâune audience particuliĂšre auprĂšs du pape sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e impossible pour Edith Stein. Son guide principal avait certainement Ă©tĂ© Waltzer (autre antinazi contraint ensuite Ă lâexil), mais comme elle lâĂ©crit elle-mĂȘme, elle nâavait pas voulu prendre position toute seule. Elle pouvait avoir parlĂ© de ces initiatives avec KoyrĂ© qui lâavait fait inviter au congrĂšs de la SociĂ©tĂ© thomiste Ă Juvisy et lâavait accueillie chez lui Ă Paris pendant une dizaine de jours en septembre 1932.
En visitant lâĂ©glise du SacrĂ©-CĆur construite rĂ©cemment Ă Montmartre avec un autre congressiste, un bĂ©nĂ©dictin de cette mĂȘme abbaye de Beuron, les deux condisciples avaient Ă©numĂ©rĂ© les philosophes contemporains qui Ă©taient âdes leursâ, câest-Ă -dire juifs, et qui auraient Ă©tĂ© Ă©liminĂ©s. Le bĂ©nĂ©dictin nâarrivait pas Ă suivre leurs propos et aucun des deux ne les lui avait expliquĂ©s.
Que le comportement public des autoritĂ©s catholiques face au nazisme fĂ»t alors et soit toujours restĂ© une question fondamentale pour KoyrĂ©, une lettre inĂ©dite de lui de 1963, un an avant de mourir, le confirme: il y commente Ă Hedwig Conrad-Martius une biographie dâEdith Stein. LâĂ©vĂȘchĂ© de Cologne avait Ă©galement sollicitĂ© le tĂ©moignage de KoyrĂ© pour le procĂšs de bĂ©atification de cette carmĂ©lite, morte dans un camp en tant que juive, mais aussi en tant quâantinazie: il avait refusĂ© de collaborer, et cela pas seulement parce quâil nâavait pas connu les expĂ©riences religieuses dâEdith. Cette hagiographie comportait de nombreux passages quâil ne pouvait pas apprĂ©cier, surtout lĂ oĂč Ă©tait justifiĂ©e «lâobĂ©issance devant le rĂ©gime de Hitler. Il eut mieux valu que les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques aient fait preuve de moins de loyauté»54.
Il y avait dâautres persĂ©cutĂ©s, moins ĂągĂ©s et illustres que Husserl, par exemple Raymond Klibansky, un Ă©lĂšve de Hoffmann et Cassirer, que KoyrĂ© avait connu Ă lâoccasion de ses Ă©tudes sur Nicolas de Cuse et auquel il donnera par Ă©crit, au dĂ©but de 1933, un conseil dĂ©cisif concernant le choix de son exil, lui proposant de se faire prĂ©senter par Gilson, ThĂ©ry, Puech, Jean Baruzi55. Klibansky, rĂ©fugiĂ© en Angleterre, obtiendra rapidement sa naturalisation et travaillera pendant la seconde guerre mondiale pour le renseignement. Entre 1915 et 1919 KoyrĂ©, lui aussi, avait eu un passĂ©, complexe et ambigu, dans les Services secrets français. Je me permets de prĂ©sumer que cet engagement, qui nâavait pas Ă©tĂ© exempt de risques, de sacrifices ni de confusion, marquait profondĂ©ment de son empreinte ses rapports avec la nation française.
53 J. nobĂ©Court, Les Archives du Vatican sous le pontificat de Pie XI ouvertes aux historiens, «Istina», XLVIII, 2003/3, p. 296-301.54 KoyrĂ© Ă Hedwig Conrad-Martius, 4.03.1963 (Munich, Bayerische Staatsbibliothek / Archiv der bayerischen PhĂ€nomenologen, Conrad-Martiusiana, lettera 35): «Ich habe von dem Kölner Bischofftum eine Edith Steins Bio-graphie erhalten und aufgefordert âZeugeâ am Heiligungsprozess zu sein. Ich kann aber kaum etwas sagen da ich von Ihrem religiöse Leben etwas weiss. Manche Stelle in der Biographie gefielen mir sehr wenig, so die Betonung der Gehorsamkeit gegenĂŒber der Hitler Regierung. Es wĂ€re besser gewesen wenn die kirchlichen AutoritĂ€ten weniger loyal gewesen wĂ€ren». KoyrĂ© parle dâune biographie trĂšs connue, qui est enregistrĂ©e dans lâinventaire de sa bibliothĂšque privĂ©e: teresia renata de spiritu sanCto, S. Benedicta Edith Stein, Nuremberg, Glock und Lutz, s.d.; trad. it. Brescia, Morcelliana 1952.55 KoyrĂ© Ă Klibansky, 1933 s.d. (de Marseille, avant de sâembarquer pour son premier cours au Caire), Marbach: «1. Assurez-vous dâun poste en Angleterre. Les vacances anglaises sont si longues que vous aurez tout le temps nĂ©cessaire pour faire dâautres choses. 2.° Faites sortir vos parents de lâAllemagne. Sicher ist sicher». Dans la mĂȘme lettre il le renvoie Ă Jean Baruzi, Ă Puech, et surtout Ă Gilson et Ă ThĂ©ry, prĂȘts comme lui «à vous recommander et Ă vous garantir pour tout poste et envers toute institution». Cf. E. Cassirer, Nachgelassene Manuskripte und Texte, 18: Briefwechsel, hg. V.M. Krois, Hambourg, Meiner 2009, Klibansky Ă Cassirer, de Heidelberg 24.5.1933: Ă Paris il a Ă©tĂ© invitĂ© Ă participer Ă un sĂ©minaire de KoyrĂ© connu au colloque hĂ©gĂ©lien de Rome. PrĂ©sentĂ© par le P. ThĂ©ry il a rendu visite Ă Brunschvicg et Gilson. Il parle du projet de Calmette de crĂ©er un CollĂšge des Ă©trangers en France et du ComitĂ© international pour le placement des intellectuels Ă©migrĂ©s dĂ©jĂ actif Ă GenĂšve.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
III.2 visites et ensuite fuite en Ă©gypte
Jâai longuement rĂ©flĂ©chi Ă ce que signifie lâexil en gĂ©nĂ©ral et le mien en particulier. Lorsque jây arrivai la premiĂšre fois je nâavais pas de raison de croire que la guerre pourrait finir et quâun jour je quitterais lâĂgypte. Le fait dâĂȘtre quelquâun sans racines, un colonial de famille et de traditions, se rĂ©vĂ©la un avantage.laWrenCe durrell
Au dĂ©but des annĂ©es trente KoyrĂ© se consacra, dans ses cours et dans quelques communications faites Ă lâoccasion de congrĂšs, Ă lâĂ©tude de Hegel, prĂ©sentant une interprĂ©tation de ce dernier qui fera fortune sous la plume de son supplĂ©ant Alexandre KojĂšve; il fonde avec quelques collĂšgues «Recherches philosophiques», une publication annuelle dâun format nettement acadĂ©mique, mais tĂ©moignant dâune bonne mise Ă jour dans le domaine de la philosophie et qui vĂ©hiculait â comme cela sera le cas pour celle qui paraĂźtra Ă New York, intitulĂ©e «Renaissance» â des messages cryptĂ©s de rĂ©sistance aux Ă©vĂ©nements qui sâenchaĂźnaient sur le plan international, avant et durant la deuxiĂšme guerre mondiale. Cette formule, trĂšs acadĂ©mique, de la publication sera celle quâil prĂ©fĂ©rera constamment. Elle ne visait pas le grand public. Du point de vue biographique il faut souligner quâau cours de cette dĂ©cennie si intense KoyrĂ© ne se trouvait pas toujours en Europe. Il tint des cours semestriels au Caire de dĂ©cembre 1933 Ă mai 1934, puis de fin 1936 Ă mai 1937, de fĂ©vrier Ă juin 1940, de dĂ©cembre 1940 au 1er juillet 1941. Ăvoquant lâhistoire des «Recherches philosophiques»1, il signalera les difficultĂ©s quâil avait dĂ» affronter pour suivre de lĂ la rĂ©daction dâun pĂ©riodique international qui voulait accueillir les rĂ©fugiĂ©s et conserver un juste Ă©quilibre entre philosophes analytiques et continentaux.
DĂšs que furent passĂ©es les cinq annĂ©es qui suivirent sa naturalisation KoyrĂ© put ĂȘtre nommĂ© professeur Ă Montpellier et aussitĂŽt, un an aprĂšs, Ă Paris. CâĂ©tait donc presque un blanc-bec du point de vue acadĂ©mique au moment oĂč il commença en 1933 (rĂ©vĂ©lant une tendance qui persistera jusquâĂ ce que sa santĂ© le lui permette) Ă faire la navette avec la nouvelle UniversitĂ© Ă©gyptienne du Caire, une institution francophone du roi Fouad, oĂč KoyrĂ© avait succĂ©dĂ© comme visiting Ă une autoritĂ© telle quâAndrĂ© Lalande. Celui-ci avait Ă©tĂ© lâun des fondateurs de la SociĂ©tĂ© française de Philosophie, pour laquelle Ă partir de 1902 il avait organisĂ©, coordonnĂ© et rĂ©digĂ© le Vocabulaire technique et critique de la philosophie2. Lalande avait dĂ©crit cet institut du Caire et donnĂ© la liste des autres professeurs (français et locaux)3:
Par un Ă©change fĂ©cond pour les deux pays, des philosophes français, MM. BrĂ©hier, Abel Rey, Essertier, Rougier, KoyrĂ©, Burloud, et moi-mĂȘme avons enseignĂ© depuis 1925 Ă lâUniversitĂ© du CaireâŠ
1 Cf. interview Ă Spiegelberg, v. infra.2 La premiĂšre Ă©dition avait paru par livraisons dans le «Bulletin de la SociĂ©té» Ă partir de 1902 et les fascicules avaient Ă©tĂ© complĂ©tĂ©s en 1923; le Vocabulaire sera publiĂ© en volume en 1926, rĂ©Ă©laborĂ© et rĂ©imprimĂ© Ă plusieurs reprises. KoyrĂ© donnera le compte rendu de lâĂ©dition de 1932 dans la «Zeitschrift Sozialforschung», II, 1932, p. 274. Une singuliĂšre coĂŻncidence est represantĂ© par le fait que justement Ă la veille de sa nomination au Caire KoyrĂ© ait consacrĂ© dâautres comptes rendus Ă Lalande (de la ThĂ©orie de lâinduction et de lâexpĂ©rimentation, «Archiv fĂŒr die Geschichte der Philosophie», XL, 1931, p. 284; et des Illusions Ă©volutionnistes, «Revue dâhistoire de la philo-sophie», V/2, 1931, p. 211).3 Les professeurs qui avaient enseignĂ© au Caire provenaient en partie de la province (le psychologue Albert Bur-loud de lâuniversitĂ© de Lyon, lâhistorien Louis Rougier de celle de Besançon, le sociologue et psychologue Daniel Essertier de lâInstitut français de Prague), lâon ne peut donc pas exclure que KoyrĂ© ait posĂ© sa candidature Ă cette mission, avantageuse du point de vue Ă©conomique, dĂ©jĂ depuis Montpellier. En tant que professeur Ă Montpellier il figure Ă©galement dans le comitĂ© de lâ«Archiv fĂŒr die Geschichte der Philosophie».
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VISITES ET ENSUITE FUITE EN ĂGYPTE
en collaboration avec des philosophes comme le Dr. Mansour bey Fahmy, le Cheikh Moustafa bey Abd-Er-Razek, le Dr. Ibrahim Makdour et⊠lâĂ©minent professeur de littĂ©rature arabe, Dr. Taha bey Hussein4.
Lalande avait eu KoyrĂ© parmi ses Ă©lĂšves Ă la Sorbonne5 et ils devaient ĂȘtre restĂ©s en contact Ă©tant donnĂ© que Lalande figure dans le comitĂ© de patronage des «Recherches philosophiques» en 1931. Ils avaient Ă©galement beaucoup dâamis communs, et tout dâabord Meyerson, qui avait Ă©changĂ© une correspondance intense6 avec Lalande, partageant avec lui de nombreuses affinitĂ©s intellectuelles. Celui-ci avait Ă©crit en 1926 une prĂ©face pour Les concepts scientifiques dâHĂ©lĂšne Metzger: ils Ă©taient en rapports cordiaux et faisaient tous deux partie dâun groupe qui avait discutĂ© le positivisme de Spencer, lâĂ©volutionnisme de Darwin ainsi que certaines questions Ă©pistĂ©mologiques des sciences naturelles dâobservation. Ce pouvait donc ĂȘtre HĂ©lĂšne Metzger ou Lucien LĂ©vy-Bruhl (actifs au sein des groupes juifs, pour dĂ©fendre lesquels la premiĂšre perdra la vie pendant la guerre) qui avaient averti leur ami KoyrĂ© que Lalande, Ă presque soixante-dix ans, quittait sa charge, dans le cadre de laquelle il avait Ă©tĂ© amenĂ© Ă donner au Caire des leçons destinĂ©es Ă©galement au grand public. Ce cours de Lalande avait Ă©tĂ© imprimĂ© en français avec une traduction arabe en regard7, comme cela adviendra pour celui que KoyrĂ© tiendra pendant son deuxiĂšme sĂ©jour Ă lâoccasion du centenaire de Descartes. Nous savons quâĂ la veille de ce cours solennel KoyrĂ© Ă©tait si nerveux et anxieux quâil dut prendre de la valĂ©riane, comme Do le racontait partout (câest ce que rapporte avec un peu de malignitĂ© une lettre de Bettina Kraus)8.
En rĂ©alitĂ©, le cours cartĂ©sien doit avoir eu du succĂšs si dans un rĂ©cit du prix Nobel Naguib Mahfouz (1911-2006) un jeune banlieusard se vante dâĂȘtre allĂ© lâĂ©couter. Ă lâUniversitĂ© fondĂ©e par le roi Fouad, qui prĂ©voyait des contributions et des enseignants français, KoyrĂ© avait eu des Ă©lĂšves comme Mahfouz et Abdel Rahman Badawi, un remarquable philosophe, historien et homme politique Ă©gyptien, qui Ă ses dĂ©buts se dĂ©clarait existentialiste: le premier cours public de KoyrĂ© au Caire traitait des «tendances de la philosophie contemporaine»9 et il nâest pas exclu quâil y exposĂąt in partibus des thĂ©ories et des textes de Heidegger, comme il le fera dix ans plus tard Ă New York. Selon un journal publiĂ© en français au Caire, dont KoyrĂ© avait conservĂ© une coupure, il avait donnĂ© un cours sur les «tendances de la philosophie française moderne» jusquâĂ Brunschvicg et Meyerson (soutenant que «dans lâavenir sâil y aura place pour une mĂ©taphysique, celle-ci sera une mĂ©taphysique du temps»). Le mĂȘme journaliste le
4 A. lalande, La philosophie en France 1939-1940, «The Philosophical Review», L/1, 1941, signale les Ătudes galilĂ©ennes de KoyrĂ©, qui avaient Ă©tĂ© imprimĂ©es peu de temps avant que les Allemands nâenvahissent la France, et avaient connu une distribution limitĂ©e. Lalande, qui avait Ă©tĂ© spencĂ©rien Ă lâĂ©poque oĂč il Ă©tait Ă©tudiant, loue KoyrĂ© pour avoir dĂ©truit la lĂ©gende de lâempirisme ou expĂ©rimentalisme de GalilĂ©e. Il mettait aussi lâaccent sur lâun des points forts de lâĆuvre de KoyrĂ© et de sa polĂ©mique contre les historiens de la science français des annĂ©es trente: «GalilĂ©e a Ă©tĂ©, contre lâexpĂ©rimentalisme des aristotĂ©liciens, le grand restaurateur de la mĂ©thode pythagoricienne, platonicienne et archimĂ©dienne».5 gillispie lâaffirme Ă lâentrĂ©e KoyrĂ©, dans le Dictionary of Scientific Biography cit., oĂč il rapportait des renseigne-ments probablement communiquĂ©s par sa veuve, il cite parmi les professeurs V. Delbos, mais non pas LĂ©vy-Bruhl.6 E. Meyerson, Lettres françaises cit., p. 255-302.7 A. lalande, La psychologie des jugements de valeur, Le Caire, UniversitĂ© Ă©gyptienne, 1928.8 Je suis reconnaissante Ă sa fille Jenny Strauss Clay pour le sommaire quâelle mâa courtoisement envoyĂ© de cette lettre du 16.03.1937, et dâautres qui seront citĂ©es ci-dessous avec la seule indication de la date. Au cours de la derniĂšre pĂ©riode, 1940-1941, on suppose traditionnellement que les KoyrĂ©, fuyant la France envahie, recoururent Ă lâaide de Paul Kraus et mĂȘme habitĂšrent chez lui (mais selon sa fille lâadresse ne correspond pas). Il est certain en tout cas que les rapports de KoyrĂ© avec Leo Strauss, avec Paul Kraus et sa femme Bettina, morte en couches en 1942, Ă©taient Ă©troits, mais parfois polĂ©miques.9 Un extrait sur Emile Boutroux en est publiĂ© dans «Un effort», mars 1934, p. 3-5.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
considĂ©rait comme «le digne successeur des BrĂ©hier et des Lalande qui avaient occupĂ© avant lui la chaire de la FacultĂ© des Lettres»10. Suzanne Delorme, qui venait de faire la connaissance de KoyrĂ©, observe quâĂ la faveur de ces dĂ©placements il avait trouvĂ© «un nouveau milieu sociologique Ă Ă©tudier. Les Ă©tudiants Ă©gyptiens et leurs familles, les collĂšgues autochtones deviennent ses amis, il est introduit dans leurs demeures, il apprend Ă les connaĂźtre et Ă les aimer: ils ne lâoublieront pas»11.
Afin de devenir âprofesseur invitĂ©â (faisant toujours la navette) Ă lâUniversitĂ© Ăgyptienne KoyrĂ© avait choisi comme supplĂ©ants pour ses cours parisiens Maurice de Gandillac et Alexandre KojĂšve. Ce dernier, orateur captivant12, lui volera la rĂ©putation quâil venait dâacquĂ©rir comme interprĂšte de Hegel Ă un congrĂšs international en 1930 et grĂące Ă dâautres contributions. Plus encore que KoyrĂ©, quâEric Weil, et mĂȘme que Jean Wahl, avec son ouvrage Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, pendant longtemps lâIntroduction dâAlexandre KojĂšve a Ă©tĂ© un mythe, et câest aujourdâhui encore un topos, alors que ses autres Ćuvres (posthumes) nâont pas connu pareil succĂšs. Une aura de cĂ©lĂ©britĂ© entoure sa premiĂšre Ćuvre, qui a son origine dans des cours donnĂ©s comme supplĂ©ant13. Pour sa publication Ă plus de dix annĂ©es de distance serviront les notes prises sur le vif par Raymond Queneau et sa brillante direction Ă©ditoriale14. La traduction et le commentaire Ă la PhĂ©nomĂ©nologie de lâesprit (1939), publiĂ©s entretemps par Jean Hyppolite, auront peut-ĂȘtre fourni quelque outil prĂ©cieux pour lâĂ©dition de ce cours, due aux soins de Queneau.
En effet, les Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes nâĂ©taient pas Ă lâhonneur en France: personne nâavait pris soin, aprĂšs Augusto Vera, de rĂ©aliser de nouvelles traductions des textes de Hegel; en particulier la Philosophie de lâhistoire, qui en Allemagne, en Italie et dans les pays anglophones avait Ă©tĂ© le principal vĂ©hicule de la pensĂ©e hĂ©gĂ©lienne au XIXe siĂšcle, ne sera retraduite en français quâen 1937.
KojĂšve est connu pour avoir rĂ©uni, outre Queneau, dâautres auditeurs qui deviendront cĂ©lĂšbres quelques annĂ©es plus tard: mais certains dâentre eux avaient dĂ©jĂ Ă©coutĂ© les leçons de KoyrĂ© et collaboraient Ă ses «Recherches philosophiques». Depuis 1931-32 câĂ©tait le cas dâHenry Corbin; Ă partir de la mĂȘme date (donc encore avec KoyrĂ©, avant la supplĂ©ance de KojĂšve), il y avait aussi parmi les auditeurs Georges Bataille, alors bibliothĂ©caire, puis Ă©crivain et fondateur du pĂ©riodique «Critique», et Queneau lui-mĂȘme Ă partir de 1932-33. Ces deux derniers publiaient une Critique des fondements de la dialectique hĂ©gĂ©lienne dans «Critique sociale» (1931-1933), un pĂ©riodique de Boris Souvarine: Queneau dans sa prime jeunesse Ă©tait
10 CAK, Archives KoyrĂ©, coupure anonyme (peut-ĂȘtre de 1933); autres coupures dâ «Un effort», mars 1934.11 S. delorMe, Hommage Ă A. KoyrĂ© cit., p. 134-135. DâaprĂšs Delorme en 1940 KoyrĂ© «regagne Paris quelques jours avant lâarrivĂ©e des Allemands» dans la capitale et passe en zone libre, entre autres Ă Montpellier oĂč il collabore avec ses ex-collĂšgues au sein de la commission pour la licence Ă laquelle sâĂ©taient prĂ©sentĂ©s des candidats septentrionaux.12 Sur ses manuscrits, dĂ©posĂ©s rĂ©cemment Ă la BNF, est en train de paraĂźtre une vaste littĂ©rature secondaire et est imminente la publication des Actes dâun congrĂšs, Philosopher dans les annĂ©es trente KojĂšve/ KoyrĂ©, qui a eu lieu en 2011 Ă lâĂcole Normale SupĂ©rieure de Paris; parmi les diffĂ©rentes Ă©tudes v. g. JarCZy â p.-J. labarriĂšre, De KojĂšve Ă Hegel, Paris, Albin Michel 1996; filoni, Il filosofo della domenica cit.; trad. franc. Paris, Gallimard 2010.13 Comme supplĂ©ant il avait continuĂ© un cours de KoyrĂ© sur Bayle, mais il nâa pas suscitĂ© autant de commentaires, mĂȘme aprĂšs quâen eut Ă©tĂ© publiĂ©e la version inĂ©dite: koJĂšve, IdentitĂ© et rĂ©alitĂ© dans le âDictionnaireâ de P. Bayle, Ă©d. par M. Filoni, Paris, Gallimard 2010. Le dĂ©bat sur la tyrannie avec L. strauss, De la tyrannie ... Correspon-dance avec A. KojĂšve, Paris, Gallimard 1997, fut plus important; ibid., p. 275, KojĂšve le 2 novembre 1936 Ă©crivait Ă Strauss quâil donnait «deux cours: 1. sur Hegel (ch. VI, B et C) et 2. sur Bayle (je remplace KoyrĂ© qui est en Ăgypte)».14 koJĂšve, Introduction Ă la lecture de Hegel cit.
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VISITES ET ENSUITE FUITE EN ĂGYPTE
lié avec Bataille, non seulement au sein des cercles surréalistes, mais aussi du groupe anarco-trotskiste de Souvarine.
Hegel Ă©tait un auteur peu populaire en France, comme le dit KoyrĂ© lui-mĂȘme15; ce nâĂ©tait pas non plus un philosophe cher aux premiers phĂ©nomĂ©nologues husserliens, dont KoyrĂ© faisait partie. Il se trouvera au contraire au centre de lâattention lorsque sâimposera, Ă la veille de la seconde guerre mondiale et aussitĂŽt aprĂšs, un type de phĂ©nomĂ©nologie diffĂ©rent: celle de Heidegger; ce penseur avait Ă©tĂ© tout dâabord traduit par Corbin â encouragĂ© en cela par KoyrĂ© â dans le pĂ©riodique surrĂ©aliste «Bifur» et dans «Recherches Philosophiques»; ce sont les annĂ©es au cours desquelles les textes existentialistes entrent en circulation (par ex. Kierkegaard, cher Ă Wahl) et deviennent Ă la mode. Enfin câĂ©tait le milieu oĂč lâon commençait Ă discuter les Ă©crits de jeunesse de Marx (dont KoyrĂ© donna un compte rendu en 1930)16.
KoyrĂ© est favorable Ă la «nouvelle image de Hegel», fondĂ©e sur les textes «inĂ©dits que Dilthey avait dĂ©jĂ utilisĂ©s pour sa cĂ©lĂšbre Jugendgeschichte [1905] et que Nohl a publiĂ©s en 1907». Pour KoyrĂ© «M. Wahl dit excellemment: la thĂ©ologie dâEckhart, les spĂ©culations de Boehme viennent se fondre avec lâexpĂ©rience luthĂ©rienne du salut [âŠ] une vision boehmienne de la colĂšre de Dieu [âŠ]»17. KoyrĂ© ajoute:
II est bien vrai que le rythme de la pensĂ©e de Hegel imite et calque le rythme de la pensĂ©e mystique, le rythme de lâexpĂ©rience de Luther, et des visions mĂ©taphysiques de Boehme. Mais si cette pensĂ©e â celle de Hegel â nâĂ©tait que cela, nâĂ©tait quâune reproduction, quâune transposition âamaigrieâ de celles des Boehme et des Eckhart, elle eĂ»t Ă©tĂ© bien maigre, en effet. [âŠ] Schelling â qui sây connaissait â lâavait bien discernĂ©: chez Boehme, disait-il, lâivresse est rĂ©elle; elle est factice chez Hegel18.
Il faut rappeler par ailleurs que KoyrĂ© lui-mĂȘme, dans un compte rendu, avait dĂ©clarĂ© que le rapprochement entre Hegel et Boehme Ă©tait exagĂ©rĂ©19. KoyrĂ© avait prĂ©sentĂ© son cours de 1926-27 comme
analyse de la notion de âconscience malheureuseâ, unselige Bewusstsein, telle quâelle est donnĂ©e dans la PhĂ©nomĂ©nologie de lâesprit⊠un substitut et un succĂ©danĂ© de la conscience du pĂ©chĂ©, SĂŒndenbewusstsein20.
15 koyrĂ©, Rapport sur lâĂ©tat des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes en France (1930), dans EHPP, p. 205. Ă noter que dans sa thĂšse complĂ©mentaire La philosophie et le problĂšme national en Russie, Paris, 1929, KoyrĂ© avait traitĂ© de lâhĂ©gĂ©-lisme (et de Schelling) dans son pays dâorigine; v. Ă©galement KoyrĂ©, Hegel en Russie, «Monde slave», N.S. 13, 1936, p. 215-248; 321-364. Cf. G. planty-bonJour, Hegel et la pensĂ©e philosophique en Russie, La Haye, Nijhoff 1974, p. 3-4, 19, 111-114.16 Dans le compte rendu de Marx-Engels, Historisch-kritische Gesamtausgabe, I, 1 [1839-44], «Revue philoso-phique», CX, 1930, p. 153, KoyrĂ© souligne «lâinfluence profonde exercĂ©e» par Feuerbach sur Marx et sur sa Cri-tique de la Philosophie du droit de Hegel, et cite les idĂ©es que Feuerbach a inspirĂ©es Ă Marx contre Hegel.17 koyrĂ©, compte rendu de Wahl, Le malheur, «Revue philosophique», a. 55, t. CX, 1930, p. 137, 141. Il faut souligner la coĂŻncidence parfaite des dates de publication.18 Ibid. p. 141-142. KoyrĂ© Ă©tait devenu lâĂ©diteur français de lâĂ©lĂšve de Heidegger, Karl Löwith, prĂ©cisĂ©ment pour un Ă©crit de jeunesse qui prĂ©sentait ses idĂ©es fondamentales les plus remarquĂ©es, inspirĂ©es de Marx contre Hegel: LâachĂšvement de la philosophie classique par Hegel et sa dissolution chez Marx et Kierkegaard, «Recherches philosophiques», IV, 1934-1935, p. 232- 267; cf. ibid., V, 1935-1936, p. 393-404: «Ce qui devait ĂȘtre le point de dĂ©part devient le rĂ©sultat mystique et ce qui devait ĂȘtre le rĂ©sultat rationnel devient un point de dĂ©part mystique».19 La littĂ©rature rĂ©cente sur J. Boehme, cit., p. 119; dans sa monographie de 1924, p. 117, Hankammer avait adoptĂ© «le thĂšme boehmiste-hĂ©gĂ©lien dâune Ă©volution interne en trois phases». «Hankammer en voulant de la thĂ©orie his-torique de Dilthey faire une recette pratique, a faussĂ© le sens de la doctrine et nĂ©gligĂ© de propos dĂ©libĂ©rĂ© tout cĂŽtĂ© religieux, confessionnel mĂȘme de la pensĂ©e de Boehme».20 redondi, p. 24.
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Ici dĂ©jĂ , la rĂ©fĂ©rence au pĂ©chĂ© fait penser Ă ce que Jean Wahl commençait Ă Ă©crire21. La troisiĂšme et derniĂšre partie du compte rendu â aprĂšs Meyerson et Basch â est consacrĂ©e Ă son livre et loue «lâimage nouvelle, singuliĂšrement attrayante et mĂȘme troublante que, continuant les travaux de Dilthey, nous offre de Hegel M. Jean Wahl»22: KoyrĂ© avait prĂ©parĂ© pour la CinquiĂšme Section une sĂ©rie de cours dĂ©diĂ©s Ă la pensĂ©e religieuse ou âmysticisme spĂ©culatifâ en Allemagne23: avant le cours hĂ©gĂ©lien, selon lâhypothĂšse de la continuitĂ© dĂ©jĂ soutenue par Dilthey et que KoyrĂ© tenait en grande considĂ©ration, il avait traitĂ© de diffĂ©rents penseurs regroupĂ©s sous le mĂȘme titre sĂ©riel et lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente y avait compris Fichte, Schelling, Novalis. KoyrĂ© avait prĂ©parĂ© son cours de 1926-27 sur les Ćuvres de jeunesse de Hegel (sur les inĂ©dits appelĂ©s âthĂ©ologiquesâ par Nohl, mais que KoyrĂ© considĂšre comme âantithĂ©ologiquesâ)24, et sur la PhĂ©nomĂ©nologie de lâesprit, et y avait insistĂ© sur la âconscience malheureuseâ: câest un thĂšme qui fait penser dâhabitude au seul Jean Wahl, qui Ă la mĂȘme date avait intitulĂ© de cette façon un premier article25, que lâon retrouvera dans son livre, couronnĂ© de succĂšs, de 1929. KoyrĂ© lui consacrera un long compte rendu26, apprĂ©ciant «son effort pour ressaisir, derriĂšre et au-dessous des formules abstraites du systĂšme, la vie et le sang qui le nourrissent, et dont elles ne sont que de pĂąles et lointaines expressions»27.
Pendant toute leur existence une amitiĂ© authentique lie Wahl et KoyrĂ©: depuis le dĂ©but de leurs Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes, que tous deux abandonneront rapidement, et lâĂ©poque des «Recherches philosophiques» (aprĂšs la mort de Spaier, câest-Ă -dire dĂšs la quatriĂšme annĂ©e, Wahl, Bachelard et Souriau firent partie des codirecteurs), depuis le moment oĂč â Ă des dates diffĂ©rentes --, dâabord lâun, puis lâautre durent fuir la France occupĂ©e, jusquâĂ leur exil amĂ©ricain commun et ensuite leur retour en France, au CollĂšge philosophique surpeuplĂ© inventĂ© et dirigĂ© per Wahl, mais avec la prĂ©sence de KoyrĂ©.
Câest dâailleurs un Hegel tout nouveau, assez inattendu, que nous rĂ©vĂ©laient les Ăcrits de jeunesse. Un Hegel humain, vivant, souffrant. Un Hegel qui trouvait sa place dans le mouvement spirituel de lâĂ©poque et non seulement dans le tableau, chronologique et systĂ©matique, des systĂšmes. LâexĂ©gĂšse hĂ©gĂ©lienne en fut complĂštement bouleversĂ©e et lâon peut dire [âŠ] toute lâinterprĂ©tation moderne de Hegel â jusques et y compris le trĂšs bel ouvrage de M. Jean Wahl â a Ă©tĂ© dominĂ©e par lâimpression produite par les Ăcrits de jeunesse, par lâimage du jeune Hegel romantique [âŠ] câest dans les Ăcrits de jeunesse que lâon chercha la clef du hĂ©gĂ©lianisme â ou, du moins, le vrai Hegel; câest Ă la lumiĂšre de ces Ă©crits-lĂ que lâon chercha lâinterprĂ©tation de la Logique et de lâEncyclopĂ©die: [âŠ] on le comprend sans peine. Le jeune Hegel, lâami des romantiques, est certainement plus attrayant que lâidĂ©ologue de lâĂtat prussien28.
21 Sur Wahl v. R. salvadori, Hegel in Francia cit.; id. (ed.), Interpretazioni hegeliane cit.22 koyrĂ©, EHPP, p. 226.23 redondi, p. 24.24 koyrĂ©, EHPP, p. 140, n. 5 et passim.25 J. Wahl, La place [...] lâidĂ©e de malheur de la conscience dans la formation des thĂ©ories de Hegel, «Revue philosophique», 1926-1927; id., Le malheur de la conscience dans la formation des thĂ©ories de Hegel, «Archiv fĂŒr die Geschichte der Philosophie», 1931.26 koyrĂ©, compte rendu de Wahl cit.; en outre, lâouvrage est briĂšvement signalĂ© par KoyrĂ© dans le Bericht ĂŒber die 1929 und 1930 erschienen französischen Arbeiten, «Archiv fĂŒr die Geschichte der Philosophie», 1931, p. 287-288; KoyrĂ© figure dans le comitĂ© de cette mĂȘme revue et câest peut-ĂȘtre lui qui a proposĂ© de publier Wahl, Das unglĂŒckliche Bewusstsein (pages finales du Malheur traduites par G.Kantorowicz) ibid., p. 383-395.27 koyrĂ©, EHPP, p. 222.28 Ibid., p. 137-138; une note ajoutĂ©e dans EHPP renvoie Ă Weil, Hegel et lâĂtat cit., pour observer que «lâĂtat prussien dont Hegel a Ă©tĂ© lâidĂ©ologue, diffĂ©rait profondĂ©ment de celui quâavaient connu les historiens de Hegel, en premier lieu R. Haym». KoyrĂ© observe aussi que Hegel prend position pour la dĂ©fense de son Ătat au moment
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Leur amitiĂ© avait survĂ©cu, bien quâau dĂ©but, lorsque le cours de KoyrĂ© avait portĂ© sur le thĂšme de lâarticle contemporain de Wahl, se fĂ»t avĂ©rĂ©e de fait une situation de concurrence. KoyrĂ© avertit quâen insistant uniquement sur les Ă©crits de jeunesse de Hegel, on court le risque
de mĂ©comprendre et de mĂ©sinterprĂ©ter le Hegel âhĂ©gĂ©lienâ, celui de la Logique. Plus exactement: le fait de mettre lâaccent sur lâĆuvre de la jeunesse implique dĂ©jĂ ipso facto une mĂ©sestime et une mĂ©connaissance de la Logique: ce qui veut dire aussi mĂ©sestime et mĂ©connaissance de Hegel philosophe et mĂȘme de la philosophie tout court. Effet de la substitution â mĂ©rite et crime de lâĂ©cole diltheyenne â de lâ âhistoire des idĂ©esâ Ă celle de la philosophie de lâabsorption de la philosophie par la littĂ©rature29.
Dans leurs interprĂ©tations de Hegel tous deux font preuve dâune grande loyautĂ©, mais (il est impossible de ne pas le reconnaĂźtre) expriment Ă©galement un profond dĂ©saccord.
Et lâon aurait tort, selon M. Wahl, de ne voir dans les Ă©crits de jeunesse quâun point de dĂ©part, quâun stade, surmontĂ© et dĂ©passĂ© plus tard, de la pensĂ©e hĂ©gĂ©lienne. SurmontĂ©, ce stade, il lâest, si lâon veut. Mais câest dans le sens hĂ©gĂ©lien quâil lâest, câest-Ă -dire quâil est Ă la fois absorbĂ© et conservĂ©. Et câest pourquoi la lecture des Ćuvres de la maturitĂ© nous fait revenir aux Ćuvres de jeunesse, les Ă©claire et sâĂ©claire par elles30.
Ătant donnĂ© que chez Hegel lâidĂ©e spĂ©cifiquement religieuse de «pĂ©ché» nâexiste pas, cette conscience malheureuse rĂ©sulte ĂȘtre
une Ă©tape nĂ©cessaire de lâĂ©volution de lâEsprit⊠Ce moment nĂ©gatif subsiste Ă©ternellement au sein de lâesprit, comme son moment constitutif, la vie de lâEsprit consistant justement dans le surmonter. Il subsiste donc dans lâEsprit absolu lui-mĂȘme, y Ă©tant toutefois Ă©ternellement surmontĂ© et vaincu: cette conception, qui rejoint celle de rĂ©volution intemporelle, implique: a) la conception de lâEsprit absolu comme personnalitĂ© parfaite, vivante, Ă©ternellement achevĂ©e et Ă©ternellement sâachevant; b) la conception dâune histoire rĂ©elle de lâEsprit, se rĂ©alisant dans lâhistoire du monde et de lâhumanitĂ©, qui reproduit lâĂ©volution intemporelle de Dieu, la dĂ©roulant dans le temps31.
KoyrĂ© apprĂ©cie Wahl lorsque celui-ci reconnaĂźt chez le jeune Hegel «la thĂ©ologie dâEckhart, les spĂ©culations de Boehme», Ă©troitement unies Ă la thĂ©ologie du salut de Luther. KoyrĂ©, qui Ă©tait sur le point de se qualifier grĂące Ă sa thĂšse dâĂtat comme le grand spĂ©cialiste de Boehme, souligne ces prĂ©sences thĂ©ologiques, encore reconnaissables et importantes dans les ouvrages Ă©crits par Hegel Ă IĂ©na et Ă Berlin.
Câest donc du malheur que part Hegel, câest la conscience du malheur qui est pour ainsi dire le moteur du dĂ©veloppement de sa pensĂ©e â de la pensĂ©e â et lâhistoire de la conscience malheureuse, Ă©tant lâhistoire de la conscience en tant que telle, finit par constituer le sujet et le fond de son Ćuvre tout entiĂšre32.
Ă Paris, ses Ćuvres de jeunesse se rĂ©vĂ©laient ĂȘtre une ressource pour Ă©loigner de Hegel les vieilles accusations de «panthĂ©isme» (Ă©mises contre Victor Cousin Ă la Restauration) et surtout celle dâĂȘtre le thĂ©oricien de lâimpĂ©rialisme prussien qui circulait aprĂšs 1870. Câest dans ce contexte que KoyrĂ© â dĂ©fendant lâensemble de la production de Hegel â affronte une Ă©preuve
des guerres napolĂ©oniennes.29 koyrĂ©, EHPP, p. 138.30 Ibid., p. 223.31 redondi, p. 24.32 koyrĂ©, EHPP, p. 225. V. Ă©galement A. bonChino, Sulle letture francesi di Hegel, «Intersezioni», XXIII/1, 2003, p. 109-118, qui souligne ce point ainsi que dâautres oĂč il voit une forte influence de KoyrĂ© sur KojĂšve.
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plus ardue et complexe que ne devait lâĂȘtre lâinterprĂ©tation des Ćuvres de jeunesse dâun Hegel romantique et mystique.
Fort des lectures quâil avait faites de Dilthey33 et de son Ă©cole pour ses cours des annĂ©es vingt, dâautant plus que dans le cadre de ses Ă©tudes sur la pensĂ©e russe il avait rĂ©vĂ©lĂ© une veine hĂ©gĂ©lienne, KoyrĂ© avait obtenu un bon succĂšs au premier colloque de la nouvelle Hegel-Gesellschaft (La Haye 1930) grĂące Ă sa prĂ©sentation de lâĂ©tat des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes en France, oĂč la tradition universitaire Ă©tait caractĂ©risĂ©e par la Hegellosigkeit:
en fait, lâappel: retour Ă Hegel a Ă©tĂ© poussĂ© en France bien avant quâil ne le fĂ»t en Allemagne et la gĂ©nĂ©ration philosophique [âŠ] de Lachelier et de Boutroux [âŠ] consciente de renouer [avec] une vieille tradition de la pensĂ©e philosophique française â la tradition cartĂ©sienne â sâorienta vers un rapprochement de plus en plus Ă©troit avec la pensĂ©e scientifique34.
Cela Ă©tait dĂ» aussi Ă lâinspiration philosophique diverse qui dominait en France (oĂč le contexte avait Ă©tĂ© dâabord kantien, puis spiritualiste et bergsonien), mais lâinnovation de KoyrĂ© sâexpliquait Ă©galement par dâautres circonstances35. Il consacre un tiers de son exposĂ© Ă prĂ©senter ce quâĂmile Meyerson avait Ă©crit sur Hegel: on ne peut exclure que plus que lâimminence du centenaire, câĂ©taient la lecture de son Explication dans les sciences36 et les conversations assidues avec son «cher MaĂźtre» qui avaient suggĂ©rĂ© Ă KoyrĂ© un thĂšme inhabituel pour Paris, oĂč de toute façon Meyerson Ă©tait considĂ©rĂ© comme un spĂ©cialiste et un interprĂšte Ă©minent de la Philosophie de la nature hĂ©gĂ©lienne37.
KoyrĂ© avait poursuivi avec deux autres essais importants: lâun sur la terminologie hĂ©gĂ©lienne, difficile mĂȘme pour des lecteurs allemands, mais liĂ©e en tout cas aux caractĂ©ristiques de cette langue encline aux jeux de mots («Il est superflu de rappeler les calembours de M. Heidegger»)38. Le troisiĂšme essai â qui dans la rĂ©Ă©dition de 1961, comme le note Wahl39, avait Ă©tĂ© placĂ© avant les autres, pourtant plus anciens â traite de la Logique dâIĂ©na et de la PhĂ©nomĂ©nologie dont KoyrĂ© â tout comme pour le systĂšme berlinois â ne voulait pas quâils fussent nĂ©gligĂ©s au profit des Ă©crits de jeunesse «romantiques et mystiques», tellement Ă la mode dans les annĂ©es de lâexistentialisme naissant. Il critique Ă©galement Marcuse qui ne sâen Ă©tait pas servi dans sa rĂ©cente Hegels Ontologie: il faut toutefois souligner le fait que KoyrĂ© le cite dĂ©jĂ alors.
InvitĂ© Ă envoyer un essai destinĂ© Ă Philosophy and History, les miscellanĂ©es en lâhonneur de Cassirer, il sâĂ©tait excusĂ© en disant quâil nâavait rien de prĂȘt: parlant de Hegel
33 Au dĂ©but des annĂ©es trente KoyrĂ© donne plusieurs comptes rendus de Dilthey: Der Aufbau der Geschichtlichen Welt in Geisteswissenschaften cit.; Weltanschauungslehre cit.; je renvoie Ă J.-F. stoffel, Bibliographie dâA. KoyrĂ© cit., par la suite simplement stoffel, pour les nombreux autres comptes rendus sur des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes (Haym, Glockner Voraussetzungen, Glockner Hegel lexicon, Rosca, Haering, Moog, Schilling-Wollny, Steinbuechel, etc.) publiĂ©s Ă cette mĂȘme Ă©poque par KoyrĂ©.34 koyrĂ©, EHPP, p. 206-207.35 Ibid., p. 215-217: aprĂšs 1870 et aprĂšs 1918, les guerres entre les deux pays ont «amenĂ© une rĂ©action violente contre la pensĂ©e allemande, lâart allemand, la civilisation allemande en gĂ©nĂ©ral».36 f. fruteau de laClos, LâĂ©pistĂ©mologie dâE. Meyerson, Paris, Vrin 2009, p. 164 et suiv.37 Meyerson, Lettres françaises cit., p. 388: X. LĂ©on lui Ă©crit le 14.07.1930 en le priant de donner un texte Ă la «Revue de mĂ©taphysique et de morale», ne serait-ce quâun bref fond de tiroir pour un numĂ©ro spĂ©cial en vue du centenaire de la mort (1931).38 koyrĂ©, EHPP, p. 193, n. 6.39 J. Wahl, Le rĂŽle dâA. KoyrĂ© dans le dĂ©veloppement des Ă©tudes hĂ©gĂ©liennes en France, dans Hegel-Tagung Royaumont 1964, hg. v. H.G. Gadamer, Bonn, Bouvier 1966, p. 15-26, qui insiste sur cet aspect linguistique et sur les calembours.
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VISITES ET ENSUITE FUITE EN ĂGYPTE
Ă IĂ©na â le texte que Klibansky lui demandait â 40, il confessait quâil ne voulait pas le publier dans une langue oĂč il aurait dĂ» sacrifier ses traductions françaises des passages de Hegel41. Dans cet essai, imprimĂ© Ă deux reprises au cours de la mĂȘme annĂ©e, il tenait beaucoup Ă la contribution quâil y avait apportĂ©e en traduisant amplement des fragments de Hegel42. KoyrĂ© avait tournĂ© la page, comme on le note souvent dans le dĂ©roulement de ses Ă©tudes. Ă part un essai qui reprend dans «Critique» le livre sur Boehme et quelques autres exceptions assez rares, lorsquâil considĂ©rait quâil avait fourni une contribution originale, KoyrĂ© passait Ă des thĂšmes complĂštement diffĂ©rents: dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es trente il se plongera Ă fond dans les textes de Descartes et de GalilĂ©e43.
Il sâĂ©tait bien insĂ©rĂ© dans le milieu du Caire, se liant aussi avec des magnats locaux, comme le milliardaire juif Elia Mosseri, vice-prĂ©sident de la communautĂ© juive du Caire, qui avait instamment voulu lâengager, au prix fort, pour donner des leçons particuliĂšres Ă sa fille Denise, qui dĂ©sirait coĂ»te que coĂ»te faire des Ă©tudes universitaires bien que ce fĂ»t interdit dans ce milieu; quelques annĂ©es auparavant, sa sĆur Simonetta, de dix ans son aĂźnĂ©e, sâĂ©tait suicidĂ©e Ă cause de cette interdiction. Lâon sait que Denise sâĂ©tablira ensuite Ă Paris, deviendra journaliste, signant Denise Harari dâaprĂšs le nom de son deuxiĂšme mari, et sera considĂ©rĂ©e presque comme une fille adoptive de KoyrĂ©44. Parmi les amis et les tĂ©moins qui ont frĂ©quentĂ© les KoyrĂ© dans les annĂ©es trente, on pensait que lâachat de leur appartement de la rue de Navarre en 1934 avait pu ĂȘtre rĂ©alisĂ© grĂące lâargent gagnĂ© au Caire.
Le sĂ©jour au Caire plaisait Ă KoyrĂ© et lui rappelait celui quâil avait fait Ă Istanbul douze annĂ©es auparavant:
la ville â arabe â est trĂšs curieuse, vivante, grouillante, les mosquĂ©es sont trĂšs belles ou au moins trĂšs curieuses. Personnellement je prĂ©fĂšre les turques. Comme, en gĂ©nĂ©ral, je prĂ©fĂšre Constantinople au Caire. Mais il ne faut pas le dire. La ville europĂ©enne â sauf les quartiers tout rĂ©cents au bord du Nil, Garden City â est levantine. Câest tout dire45.
Il Ă©crivait Ă Klibansky: «ici il fait beau. Et insouciant. Et le soleil donne une Stimmung plus que mĂ©ridionale. On parle voyages, dĂ©sert, fouilles et cours public. LâEurope est loin»46.
KoyrĂ© Ă©tait en contact avec quelques intellectuels rĂ©fugiĂ©s; il en avait rencontrĂ© dâautres prĂ©cĂ©demment (Eric Weil, Jakob Klein): pour ce dernier, KoyrĂ© demandait Ă Klibansky, qui le connaissait dĂ©jĂ , une invitation de quelques semaines pour obtenir un visa pour lâAngleterre47; dans une autre lettre il en demandait une plus longue pour un rĂ©fugiĂ© russo-allemand, Jacob Gordin (ami du prĂ©cĂ©dent et de Levinas), pour qui KoyrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ en contact avec lâAcademic Council, dont les membres disaient quâils auraient pu lâaider sâil venait en Angleterre, tandis quâen France (oĂč il resta cependant), malgrĂ© quâil fĂ»t prĂ©sentĂ© par Brunschvicg, LĂ©vy-Bruhl, et Wahl il nây avait pour lui aucun espoir. «Il sâagit vĂ©ritablement de sauver un homme, et un
40 Marbach, lettre dâEdgar Wind Ă Klibansky, 10.11.1936, qui propose dâannoncer dans le programme les titres dâOrtega y Gasset, Klibansky et KoyrĂ©.41 Ibid., KoyrĂ© Ă Klibansky [1936].42 koyrĂ©, Hegel Ă IĂ©na, «Revue philosophique», a. 59 (CXVIII),1934, p. 274-283; «Revue dâhistoire et philoso-phie religieuse», XXXIV, 1934; câest cette rĂ©daction qui sera reproduite dans EHPP.43 Pour lesquels je renvoie supra, II.7.44 MalgrĂ© ce rapport privilĂ©giĂ©, je nâai pas rĂ©ussi Ă obtenir de sa fille Mme Dreyfus Goguel des renseignements dĂ©taillĂ©s.45 Meyerson, Lettres françaises cit., p. 252 (KoyrĂ©, s.d., dĂ©cembre 1932).46 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. (1935).47 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. (1935).
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homme qui vaut la peine dâĂȘtre sauvé»48. Cette lettre suffit pour tĂ©moigner de lâengagement multilatĂ©ral de KoyrĂ© en faveur des rĂ©fugiĂ©s.
Au Caire (comme dĂ©jĂ Ă Paris, premiĂšre Ă©tape de leur exil) KoyrĂ© frĂ©quentait souvent Paul Kraus et sa future Ă©pouse Bettina, la sĆur de Leo Strauss (une vieille connaissance de KoyrĂ© en Allemagne et Ă Paris: mais Leo Strauss â ayant obtenu encore avant 1932 une bourse Rockefeller â aprĂšs ĂȘtre passĂ© par Paris sâĂ©tait installĂ© Ă Londres).
Leur correspondance est confidentielle: ils ne sont pas seulement collĂšgues, mais amis, mĂȘme sâils Ă©changeaient parfois des critiques et des rĂ©pliques envenimĂ©es; au cours des annĂ©es pendant lesquelles KoyrĂ© Ă©tait un professeur cĂ©lĂšbre et produisait des livres sur la RĂ©volution astronomique et sur Newton, Strauss et KojĂšve le considĂ©raient comme âgagaâ. Pendant la pĂ©riode du Caire Bettina se permettait des critiques encore plus sĂ©vĂšres49. Mais malgrĂ© ces malignitĂ©s, ils formaient un groupe: par exemple en janvier 1937 KoyrĂ© leur donnait des nouvelles de Karl Löwith, qui avait trouvĂ© un poste Ă Sendai et Ă©crivait quâil Ă©tait content de cette affectation au Japon.
Les Kraus connaissaient bien KoyrĂ© et ils se voyaient frĂ©quemment: dâaprĂšs Bettina ils Ă©taient befreundet. KoyrĂ© avait indiquĂ© Ă Paul Kraus un avocat qui se serait occupĂ© gratuitement de son divorce dâavec sa premiĂšre femme (17.04.1935). KoyrĂ© estimait Kraus en tant que travailleur acharnĂ©, intelligent et gentil, modeste bien que dĂ©jĂ cĂ©lĂšbre. Dommage que ses revenus fussent insuffisants pour un homme mariĂ©. Ce nâĂ©tait pas un combinard, mais il savait ĂȘtre actif et entreprenant pour tout ce qui touchait aux sciences et Ă lâĂ©dition50.
Cependant les Kraus considĂ©raient que les deux KoyrĂ© Ă©taient indiscrets, et recommandaient Ă Leo Strauss de ne pas leur parler du voyage quâil faisait â peut-ĂȘtre aux Ătats-Unis? â pour se prĂ©senter en vue dâune chaire, aprĂšs que pour celle de JĂ©rusalem on lui eut prĂ©fĂ©rĂ© Guttmann51. Le 8 mai 1936 Paul Kraus Ă©crivait Ă Strauss que lui-mĂȘme et sa compagne savaient ĂȘtre prudents et diplomates: «je ne parlerai Ă personne de votre voyage. SpĂ©cialement je nâen parlerai pas Ă la tante KoyrĂ© (elle, ou plutĂŽt lui, aime bien bavarder)». Leo Strauss Ă©tait en train de prĂ©senter sa candidature dans deux ou trois endroits en mĂȘme temps: cette annĂ©e-lĂ il arrivera Ă New York grĂące Ă une invitation temporaire Ă la Columbia (11.10.1937; 25.07.1937), pour ĂȘtre ensuite engagĂ© Ă la New School for Social Research. Toutefois, il nâavait pas retirĂ© sa candidature Ă lâuniversitĂ© Ă©gyptienne: pour y ĂȘtre appelĂ©, beaucoup pouvait dĂ©pendre de lâappui et de la loyautĂ© de KoyrĂ©, qui Ă©tait sur le point de revenir au Caire; Bettina sâoffrait pour lâamadouer. KoyrĂ© traducteur de Spinoza avait fait un compte rendu de lâouvrage Die
48 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. (1935): «jâai un service Ă vous demander pour un Ă©migrĂ© allemand de nom Jacob Gordin, ancien collaborateur de lâAkademie fĂŒr die Wissenschaft des Judentums, auteur dâun livre sur Das unendliche Urteil (bei Hermann Cohen) et dâarticles sur la philosophie juive du Moyen Ăge. Il nây a rien Ă faire pour lui ici. Aussi est il trĂšs malheureux. Câest, cependant, un homme de valeur, et nous avons essayĂ© dâintĂ©resser lâAcademic Council. Enfin, en ces derniers temps il a reçu de Norman Bentwill la communication que le secrĂ©taire du Council Adams a presque promis Ă Bentwill de lâaider, Ă condition cependant que Gordin vienne Ă Londres. LĂ -dessus, Bentwill est parti pour la Palestine. Pouvez-vous rappeler Ă Adams cette affaire et veiller quâil ne lâou-blie pas? Il sâagit vĂ©ritablement de sauver un homme, et un homme qui vaut la peine dâĂȘtre sauvé». V. JaCob gor-din, Ăcrits. Le renouveau de la pensĂ©e juive en France, Paris, Albin Michel 1995; A. Cyril, J. Gordin en France, «Archives juives», XXXVIII, 2005, p. 43-55.49 strauss, De la tyrannie, v. ibid. toute leur Correspondance cit.50 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. (1936): «Kraus est ici [...]. Mais il a une situation assez mĂ©diocre 450 ÂŁ pour un an, ce qui pour un homme mariĂ© nâest pas beaucoup. Pourtant ici il peut travailler. Câest un garçon que jâaime beaucoup. Travailleur acharnĂ©, intelligent et gentil. Il a comme vous savez, dĂ©jĂ un nom. Avec ça bien modeste. Actif, enteprenant â pour la science, publications etc. â et pas dĂ©brouillard pour lui. Un garçon bien. Tout Ă fait bien».51 strauss, De la tyrannie cit., p. 263 s.d. (1934).
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VISITES ET ENSUITE FUITE EN ĂGYPTE
Religionskritik Spinozas de Leo Strauss52, de mĂȘme que plus tard il en donnera un de H.A. Wolfson.
De leur correspondance entre 1935 et 1939 il ressort que ces rĂ©fugiĂ©s avaient lâimpression dâĂȘtre snobĂ©s par KoyrĂ©: dâaprĂšs Bettina il affichait de stupides ambitions mondaines, sans se rendre compte quâil paraissait ridicule (27.11.1936). Une fois arrivĂ©s Ă Paris, les Kraus avaient rendu visite aux KoyrĂ©, mais les avaient trouvĂ©s peu disponibles parce quâils devaient aller dĂźner avec des gens plus importants, des politiciens ou des ambassadeurs (18.09.1937). Quelques mois auparavant, Bettina nâavait pas obtenu de rĂ©ponse Ă une lettre trĂšs chaleureuse Ă©crite Ă Do. KoyrĂ© leur apparaissait donc comme quelquâun dâindiffĂ©rent aux problĂšmes dâautrui. Il est vrai quâil promettait de tout faire pour que leurs publications soient imprimĂ©es. Mais dâautre part, «qui croyait-il ĂȘtre» pour adopter devant eux une attitude aussi condescendante (wohlgesinnt)? Ă ces exilĂ©s dâAllemagne et de TchĂ©coslovaquie, qui connaissaient alors de grandes difficultĂ©s, Alexandre et Do disaient que de leur temps ils en avaient expĂ©rimentĂ© et surmontĂ© dâaussi rudes (16.03.1937): mais en disant cela ils se rendaient antipathiques.
Lâon pourrait se demander si, en dehors de ses positions acadĂ©miques et Ă©ditoriales, KoyrĂ© avait Ă©galement quelque fonction secrĂšte lâautorisant Ă coordonner et faciliter la dĂ©signation et le recrutement des intellectuels rĂ©fugiĂ©s, de plus en plus nombreux Ă partir de 1933 et qui se trouvaient dans le besoin spĂ©cialement au Caire et au Moyen Orient en gĂ©nĂ©ral. Si telle Ă©tait sa position, face Ă de nombreux autres rĂ©fugiĂ©s parmi lesquels Karl Löwith, Raymond Klibansky, Jacob Klein (avec qui il restera en rapports mĂȘme aprĂšs 1945) KoyrĂ© aura dĂ» faire des choix et dans lâalternative mĂ©contenter lâun ou lâautre.
Le 18 novembre 1940 Koyré écrivait de Beyrouth (mais faisait poster en France) un billet à Makinsky à Lisbonne:
les bateaux, bien quâil y ait une ligne rĂ©guliĂšre de Bass[ora], sont rares: pas de places avant le mois de Mars. Il eut fallu attendre en Syrie, ce qui, vu la situation, Ă©tait impossible. Cela pouvait devenir mĂȘme assez dangereux. En outre, les autoritĂ©s locales qui voulaient bien nous laisser partir vers lâEgypte estimaient ne pas pouvoir me permettre de partir pour lâAmĂ©rique sans demander lâavis du MinistĂšre. Ce que je devais Ă©viter Ă tout prix. Aussi nous sommes-nous dĂ©cidĂ©s et, croyez-moi, il nây avait rien dâautre Ă faire, de venir ici, dâattendre ici la possibilitĂ© dâun dĂ©part. Cela fait encore des retards et des dĂ©tours, mais jâespĂšre que la New School ainsi que la Fondation Rockefeller ne mâen tiendront [pas] rigueur. Dâailleurs je ne sais pas si, Ă©tant restĂ© en France plus longtemps, jâaurais Ă©tĂ©, Ă lâheure quâil est, plus avancĂ© sur la route menant Ă New York que je ne le suis en ce moment: personnellement jâen doute fort. Il est, au surplus, oiseux de discuter le might have been53.
Outre quâil adresse des excuses et des remerciements, dans cette lettre KoyrĂ© demande si dâautres rĂ©fugiĂ©s de ses amis (AndrĂ© Spire, Paul Schrecker, les Minor) ont rĂ©ussi «à passer les barrages français, espagnols et autres», montrant quâil connaĂźt toutes leurs difficultĂ©s.
Il aimait bien lâEgypte et il encourageait Etiemble Ă sây rendre comme professeur:
Il y a beaucoup Ă faire en Egypte et vous y serez plus utile quâau OWI. Vous aurez une vie agrĂ©able et une activitĂ© Ă©tendue. Et le pays est trĂšs intĂ©ressant et trĂšs prĂ©nant54.
Dans une lettre de New York au mĂȘme il Ă©crivait le 10 Mai 1945 que Ă la conclusion du sĂ©cretariat de lâEcole libre en 1944 il avait vainement dĂ©mandĂ© un âexit permitâ des Etats Unis pour aller au Caire. Il nâĂ©tait pas le seul âfrançais libreâ Ă passer dans le colonies africaines, mais
52 «Revue dâhistoire et de philosophie religieuses», XI, 1931, p. 443-449.53 RAC, R.G.1.1 / s. 200/ b. 51 / f. 63.54 Paris, BNF, Mss. NAF 28279, b.4A.
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il nâavait obtenu le visa. Seulement un an aprĂšs il en avait reçu un pour la France. Il avait
Ă©crit il y a quelque temps Ă Taha Hussein pour lui expliquer que mon non-arrivĂ©e Ă©tait dĂ» Ă une sĂ©rie de causes qui dĂ©passaient de loin ma volontĂ©. Les voyages sont difficiles en temps de guerre et les philosophes ne sont pas compris parmi les Ă©lements indispensables de la victoire. Ă tort sans doute. Mais ce ne sont pas les philosophes qui decident. En bref, nous nâavons pas pu nous mettre en mouvement malgrĂ© tout nostre dĂ©sir. Je suis restĂ© ici plus ou moins en panne et jâai mĂȘme dĂ» renoncer Ă un voyage Ă Mexico pour lequel Rivet avait voulu mâengager [...] Jâai Ă©crit et cablĂ© Ă Taha pour lui dire que je suis toujours Ă sa disposition. Je suis sĂ»r que Paris ne faira pas dâobjection55.
ArrivĂ© a Paris en Ă©tĂ© 1945 ses amis «cairotes» soit français (Jouguet et Laugier) soit egyptiens â entre autres Taha â lui demandĂšrent sâil voulait se porter candidat pour la chaire de philosophie au Caire. Il y avait reflechit et renoncĂ© pour lâinstant: «vu lâimpossibilitĂ© de repartir avant dâavoir repris pied en Frace et renouĂ© tous les contacts.» Le 3 Juin 1946 il Ă©crivat Ă Etiemble que «il est assez difficile, aprĂšs des annĂ©es de propagande et dâenseignement facile, de se replonger dans lâĂ©rudition».
55 Ibid.
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VISITES ET ENSUITE FUITE EN ĂGYPTE
III.3 âAn Ă©migRĂ©âs cAReeRâ: al koyrĂ© dans la seConde guerre Mondiale
Une ligne de recherche sâinscrivant dans une tradition bien Ă©tablie prĂ©sente les intellectuels exilĂ©s en AmĂ©rique Ă cause du nazisme comme les fondateurs dâune nouvelle sociologie1 (et/ou dâune nouvelle science Ă©conomique2 ou bien dâune historiographie rĂ©novĂ©e)3. On a aussi lâhabitude de dire que tandis quâen Europe KoyrĂ© est considĂ©rĂ© comme un historien de la philosophie4, aux Ătats-Unis on le tient pour un historien de la science: mais lorsquâil fut appelĂ© lĂ -bas en 1940 grĂące Ă Alvin Johnson, ce dernier avait parfaitement conscience dâavoir affaire Ă un philosophe.
KoyrĂ© est connu pour avoir Ă©tĂ© un Ă©tudiant de Husserl, au cĆur de la premiĂšre Ă©cole phĂ©nomĂ©nologique de Göttingen. Johnson en personne, le directeur de la New School for Social Research, y avait accueilli en 1943 Alfred Schutz par une boutade («donât try to teach my children phenomenology! They do not swallow this stuff»)5 â toujours est-il quâen lâappelant, lui, Moritz Geiger, Aron Gurwitsch, ainsi que KoyrĂ©, il en viendra contre son grĂ© â Ă lâintĂ©rieur dâune place forte du pragmatisme6 â Ă favoriser la formation dâune Ă©cole phĂ©nomĂ©nologique amĂ©ricaine devenue aujourdâhui imposante.
Johnson admirait Koyré pour sa clarté:
Comme vous verrez dâaprĂšs les lettres de recommandation, KoyrĂ© apparaĂźt comme un homme extrĂȘmement valable. Il se peut que nous exagĂ©rions lĂ©gĂšrement pour ce qui est des philosophes, mais nous sommes une nation terriblement faible dans ce domaine. Tous ces Allemands, Français, Belges, Polonais, Russes pleins de dynamisme mettront en scĂšne ici une vĂ©ritable renaissance de la philosophie. Personnellement je suis trĂšs favorable Ă KoyrĂ©. Je nâai pas lu grand-chose de lui, mais il est clair comme le cristal si vous le comparez aux phĂ©nomĂ©nologues allemands7.
1 JM 18/13. Cf. P.M. rutkoff â W.B. sCott, New School, New York, The Free Press â Londres, Collier 1986, p. 285, n. 2: «The Ăcole Pratique had been established as a âmodernâ alternative, in social sciences, to the traditional French university». V. Ă©galement J.C. JaCkMan â C.M. Borden (eds.), The Muses flee Hitler, Washington, Smith-sonian 1983 (ibid. en particulier stuart hughes, Social Theory in a new Context). Pour la situation gĂ©nĂ©rale du rescue qui en 1941 Ă©tait devenue presque impossible, cf. d.s. WyMan, The Abandonment of the Jews, New York, Pantheon Books 1984; id., Paper Walls. America and the Refugee Crisis 1938-1941, New York, Pantheon Books 1968.2 Câest lĂ la thĂšse de C.-D. krohn, Intellectuals in Exile. Refugee Scholars and the New School for Social Re-search [1987], Amherst, University of Massachussets Press 1993.3 Cf. H. lehMann â J.J. sheehan (eds.), An Interrupted Past. German Speaking Refugee Historians in the United States after 1933, Washington â Cambridge, German Historical Institute, 1991 (en particulier p. 25, E. Schulin sur Lovejoy et la History of ideas et p. 136 et suiv. B.M. Katz sur H. Holborn etc.). Cf. A. Molho, The Italian Renais-sance made in U.S.A., dans A. Molho â g. Wood (eds.), Imagined Histories. American Historians and the Past, Princeton, Princeton University Press 1998.4 redondi cite Ă la page IX une dĂ©finition de M. Clagett: «Si lâhistoire des sciences est parvenue Ă une maturitĂ© durable comme discipline, elle doit en large mesure cette maturitĂ© Ă Alexandre Koyré»; v. aussi C. gillispie, Ă lâentrĂ©e KoyrĂ© cit., p. 482-490: «cette reprĂ©sentation aujourdâhui bien admise du rĂŽle de KoyrĂ© comme fondateur de la discipline âhistoire des sciencesâ vaut pour les Ătats-Unis des annĂ©es cinquante».5 Philosophers in exile. The correspondence of Alfred Schutz and Aron Gurwitsch, ed. by R. Grathoff, transl. by J.C. Evans, Bloomington, Indiana University Press 1989, p. 244.6 rutkoff â sCott, New School cit., p. 79: «The lectures that Kallen, Cohen and Hook gave at the New School soon became legendary: they established the school as the platform for pragmatism in the 1930s and 1940s».7 Alvin Johnson Ă T.B. Appleget, 3 oct. 1940, Rockefeller Archive Center (par la suite abrĂ©gĂ© RAC): Refugee Group (par la suite abrĂ©gĂ© R.G.), 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634: «As you will see from the letters of recommendation, KoyrĂ© appears to be an extremely good man. Possibly we are going in a little heavily on philosophers, but we are as a nation awfully weak in that field. All these dynamic German, French, Belgians, Poles, Russians will set up a real renaissance of philosophy here. I am personally very much for KoyrĂ©. I have read only a little of him, but he
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La plupart des lettres citĂ©es par Johnson sont conservĂ©es dans le dossier de la Rockefeller Foundation: elles permettent de reconstituer la renommĂ©e internationale dont jouissait KoyrĂ© Ă la fin des annĂ©es trente. On avait interpelĂ© des professeurs amĂ©ricains exerçant dans les universitĂ©s les plus prestigieuses et des rĂ©fugiĂ©s allemands de la New School. Richard Mc Keon Ă©tait le seul qui avait rencontrĂ© KoyrĂ© Ă Paris et le considĂ©rait comme le successeur de Gilson: «KoyrĂ© est un spĂ©cialiste de lâhistoire de la philosophie hors de commun⊠Il a Ă©tĂ© officier dans lâarmĂ©e française et jâimagine que sa situation actuelle est dĂ©sespĂ©rĂ©e, car il serait une personne mal vue du rĂ©gime allemand»8. On insiste toujours sur ce point, Ă partir du curriculum que KoyrĂ© envoya de France, pour prouver quâil Ă©tait «in great danger»: Albert Salomon le prĂ©cisera encore mieux, car il devait savoir quelque chose au sujet des expĂ©riences militaires de KoyrĂ© en Russie, qui sâĂ©taient conclues par une condamnation Ă mort parce quâil Ă©tait soit bolchevik soit antibolchevik au mauvais moment ou au mauvais endroit, comme il ressort des procĂšs-verbaux de la police française, qui en 1922 lui avait refusĂ© la naturalisation.
De Harvard George Sarton dĂ©clare que KoyrĂ© Ă©tait «lâun des plus remarquables historiens de la pensĂ©e de notre temps», auteur de «many valuable studies on Descartes, Galileo, Copernicus, Jacobus Boehme». Pour George Boas de la Johns Hopkins «KoyrĂ© a une bonne rĂ©putation comme Ă©rudit et nâimporte quelle universitĂ© serait contente de lâavoir»; quant Ă sa maĂźtrise de lâanglais, Mc Keon sâen portait garant et Boas, nâayant jamais rencontrĂ© KoyrĂ©, renvoyait Ă A. E. Murphy qui peut-ĂȘtre le connaissait personnellement.
LâexilĂ© allemand Albert Salomon Ă©tait le plus informĂ© au sujet de la biographie de KoyrĂ© et prenait le plus grand soin dâen faire une prĂ©sentation attrayante:
Il a Ă©tĂ© un officier russe au cours de la premiĂšre guerre mondiale, a trouvĂ© refuge en France aprĂšs la RĂ©volution. Je ne trouve rien concernant son attitude politique. Mes correspondants mâont assurĂ© quâil a Ă©tĂ© un ami loyal envers ses Ă©tudiants et collĂšgues juifs aprĂšs que le rĂ©gime dâHitler a prĂ©valu et quâil Ă©tait profondĂ©ment attachĂ© Ă Husserl et Ă ses disciples juifs9.
Salomon cite ici «Recherches philosophiques», la revue fondĂ©e et dirigĂ©e par KoyrĂ© («combining the trends of phenomenological, existential philosophizing with the renascent Christian ontology which had its center in Gilson»), et signale que KoyrĂ© y accueillit les travaux de rĂ©fugiĂ©s juifs (et non juifs). En outre Salomon, qui Ă©tait un sociologue sâinspirant de Weber et de Mannheim, voit lâĆuvre de KoyrĂ© «in the direction of a sociological history of philosophical ideas». KoyrĂ© fut aussi soutenu par Kurt Rietzler, autre rĂ©fugiĂ© allemand, qui nâĂ©tait pas seulement un acadĂ©micien: Ă lâĂ©poque de Weimar il avait Ă©tĂ© recteur de la nouvelle universitĂ© de Francfort, mais avait occupĂ© auparavant des charges importantes au MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres (entre autres pendant les nĂ©gociations secrĂštes pour aider Ă©galement sur le
is clear as crystal as compared with the German phenomenologists». Une confirmation provient (New York, Tami-ment Collection) du curriculum manuscrit envoyĂ© par KoyrĂ© Ă la New School s. d. (mais certainement au milieu de lâannĂ©e 1940): il porte, Ă©crit dâune autre main, le nom de Georges Gurvitch, qui devait dĂ©jĂ se trouver Ă la New School et qui Ă©tait consultĂ© pour le recrutement. Cf. RAC, R. G. 1.1 / s. 200/ b. 51 / f. 634 (20.9.1940).8 RAC, R. G. 1.1 / s. 200/ b. 51/ f. 634 (20.9.1940): «KoyrĂ© is an unusually able student of the history of philos-ophy... He was an officer in the French Army, and I should imagine his predicament at present is desperate, since he would be persona-non-grata to the German rĂ©gime». Professeur Ă la University of Chicago, Mc Keon avait Ă©tudiĂ© Ă Paris avec Gilson et aprĂšs la guerre frĂ©quentera Paris et KoyrĂ©. Au sujet des avis dâErnst Cassirer, Harry A. Wolfson et Felix Kaufmann on dit seulement quâils sont favorables.9 Ibid. (11.09.1940): «He was a Russian officer in the first World War, found refuge in France after the Revolution. I cannot find out anything about his political attitude. My correspondents assured me that he was a loyal friend to his Jewish students and colleagues after the Hitler regime came topover, and that he was deeply attached to Husserl and his Jewish disciples»; sur Salomon cf. krohn, Intellectuals cit., p. 66, 95-96, 188 et bibliographie cit. ibid.
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âAN ĂMIGRĂâS CAREERâ: AL KOYRĂ DANS LA SECONDE GUERRE MONDIALE
plan Ă©conomique les rĂ©volutionnaires russes et les bolcheviks eux-mĂȘmes en 1917). Rietzler dĂ©finissait KoyrĂ© comme
un Juif russe, de grand talent [âŠ] lâun des rares qui ait su transmettre la philosophie allemande moderne aux Français. Câest une excellente personne et le principal expert dans son domaine [âŠ] ayant Ă©tĂ© visiting professor Ă lâuniversitĂ© du Caire, on peut sâattendre Ă ce quâil soit large dâesprit et quâil ait la capacitĂ© de sâadapter Ă des conditions mentales fort diffĂ©rentes10.
Felix Kaufmann, un juriste autrichien de la New School, ancien Ă©lĂšve de Husserl, atteste que KoyrĂ© «est tenu en trĂšs haute estime par les philosophes français. Lui et le professeur Hering peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les deux plus grands phĂ©nomĂ©nologues en France»11.
Lorsquâavait pris fin cette expĂ©rience, au cours de laquelle KoyrĂ© rĂ©ussit Ă joindre la propagande gaulliste et lâactivitĂ© didactique Ă un nombre surprenant de recherches, Else Staudinger, la trĂšs compĂ©tente secrĂ©taire de la New School, avait fait une recension sur demande des Rockefeller Officers de la production de KoyrĂ© pendant ces quatre annĂ©es. Un programme pour 1944-45 Ă la Graduate Faculty de la New School, oĂč KoyrĂ© avait annoncĂ© «un sĂ©minaire quâil dirigera avec les professeurs Kurt Rietzler et Leo Strauss sur le dialogue ThĂ©Ă©tĂšte de Platon», Ă©tait considĂ©rĂ© comme fort intĂ©ressant; ce sĂ©minaire Ă trois promettait, dâaprĂšs Alvin Johnson, dâĂȘtre «a most exciting event», attendu par les Ă©tudiants et les professeurs12. Quant aux publications rĂ©alisĂ©es pendant ces annĂ©es dâexil, KoyrĂ© pouvait Ă©numĂ©rer un article sur Copernic13 et deux sur GalilĂ©e14, ainsi que le compte rendu du Ficin de Kristeller15, plus une confĂ©rence faite en français au Canada sur aristotĂ©lisme et platonisme mĂ©diĂ©val16. Lâannonce de deux livres destinĂ©s au grand public Ă©tait plus importante. Il avait rĂ©imprimĂ© son cours public
10 Ibid. (27.09.1940): «a Russian Jew, a very gifted man [...] one of the few able to transmit modern German phi-losophy to the French. He is a very good man and on his field the leading expert [...] as a visiting professor at the University of Cairo, he can be expected to have a broad mind and the capability of adapting himself to very differ-ent mental conditions»; Rietzler, nommĂ© professeur de philosophie (mĂ©taphysique) Ă la New School, nâĂ©tait pas en consonance avec la sociologie appliquĂ©e que lâon y prĂ©fĂ©rait, cf. krohn, Intellectuals cit., p. 74-75, 182-183. ZeMan, Germany and the Revolution in Russia 1915-1918 cit., p. 2 et passim; K. rietZler, TagebĂŒcher, AufsĂ€tze, Dokumente, Göttingen, 1972.11 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634 (2.10.1940): «is held in very high esteem among French philosophers. He and Professor Hering may be regarded as the two leading phenomenologists in France»; cf. krohn, Intellectuals cit., p. 75, 107.12 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597: ces donnĂ©es concernant les «scholarly activities» de KoyrĂ© «during the past and his plans for future scientific work» sont envoyĂ©es par Johnson sur la demande de John Marshall le 2 aoĂ»t 1944 tandis quâest en discussion un grant qui, aprĂšs sa dĂ©mission de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâĂcole Libre, pourrait venir complĂ©ter le modeste salaire de 150 $ quâil touche comme professeur. Dans la lettre dâaccompagnement Johnson prĂ©cise que la didactique de KoyrĂ© ne se limite pas Ă lâĂcole Libre francophone, mais quâil est aussi visiting professor Ă la Graduate Faculty de la New School. Cf. lâAnnuaire 1943-44, p. 38, qui dresse la liste des quelques professeurs qui donnent Ă©galement des cours en anglais Ă la New School (KoyrĂ©, LĂ©vi-Strauss, GrĂ©goire, Wahl, Gurvitch, Schrecker).13 koyrĂ©, Nicolaus Copernicus, «Quarterly Bulletin of the Polish Institute of Arts and Sciences in America» (New York), 1943 July, p.1-26.14 koyrĂ©, Galileo and Plato, «Journal of the History of Ideas», V, 1943, p. 400-428; Id., Galileo and the scientific revolution of the XVIIth century, «Philosophical Review», LII, 1943, p. 338-348 (Ă noter que cette dĂ©finition Ă©tait inusuelle dans les annĂ©es quarante). La liste ne signale pas Traduttore-Traditore: Ă propos de Copernic et GalilĂ©e, «Isis», XXXIV, 1943, p. 209-210, une note brĂšve mais importante sur A. Mieli, reprise (aprĂšs les observations de Ph. Wiener) par KoyrĂ©, Spiritus and littera, «Isis», XXXV, 1944, p. 301-302.15 koyrĂ©, compte rendu de kristeller, Philosophy of Ficino, «Philosophical Review», LIII, 1944, p. 308-312.16 koyrĂ©, AristotĂ©lisme et platonisme dans la philosophie du Moyen Ăge cit., p. 75-107.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
sur Descartes, donné au Caire pour le centenaire du Discours de la Méthode17, et était en train de publier une introduction à Platon ébauchée pendant son exil au Moyen-Orient.
Une autre contribution beaucoup plus technique (anticipĂ©e dans la revue des phĂ©nomĂ©nologues amĂ©ricains) sortira en 1947 sous la forme dâun volume français: ĂpimĂ©nide le menteur. Ensemble et catĂ©gories18. Dans ces Ă©tudes de logique et de thĂ©orie mathĂ©matique contemporaine (qui avaient Ă©galement fait lâobjet dâun cours de KoyrĂ© Ă New York), ce qui frappe est la reprise de la problĂ©matique de sa dissertation doctorale de Göttingen, qui nâavait pas eu de succĂšs auprĂšs de Husserl. Cette version, elle aussi, plus mĂ»re et mise Ă jour, sera critiquĂ©e par ChaĂŻm Perelman et par dâautres, et mĂȘme refusĂ©e par le responsable de lâĂ©dition des miscellanĂ©es en lâhonneur de Sarton.
Du point de vue biographique et psychologique, il est frappant que KoyrĂ©, en pleine guerre et pris par toutes les tĂąches quâil avait voulu assumer, ait senti le besoin de se mesurer au premier problĂšme philosophique quâil avait affrontĂ©, celui qui avait entraĂźnĂ© pour lui Ă vingt ans une dĂ©faite acadĂ©mique cuisante19.
Koyré et la Rockefeller Foundation
KoyrĂ© sâacclimata si bien aux Ătats-Unis quâil commença aussitĂŽt Ă signer «Al Koyré». Mais il Ă©tait arrivĂ© du mauvais cĂŽtĂ©. Cela pourrait sembler une boutade, mais jusquâĂ un certain point seulement: en passant par Bombay il avait dĂ©barquĂ© en effet Ă San Francisco et non pas Ă New York; certains documents prouvent les graves difficultĂ©s quâil rencontra pour se faire rembourser ce voyage.
Comme beaucoup dâautres intellectuels il Ă©tait arrivĂ© Ă New York grĂące Ă un visa basĂ© sur un contrat avec la New School for Social Research; mais il Ă©tait aussitĂŽt devenu le secrĂ©taire de sa nouvelle annexe, lâĂcole Libre des Hautes Ătudes, qui proposa Ă New York, Ă partir de 1942, des cours en langue française. Ă la base de cette affectation il y avait â comme pour les autres rĂ©fugiĂ©s â un financement de la Rockefeller Foundation: mais les rapports entre KoyrĂ© et cette institution mĂ©ritoire seront si tourmentĂ©s quâil est instructif de les restituer et de les voir comme un Ă©pisode de la communication difficile entre la France et les USA au dĂ©but de la seconde guerre mondiale.
Un fascicule de la Rockefeller Foundation montre que si KoyrĂ© finit par obtenir de cette Fondation quatre (et mĂȘme cinq sur le papier) grants annuels de suite, Ă partir du dĂ©but de lâĂ©tĂ© 1942 â moins dâun an aprĂšs son arrivĂ©e Ă New York â il y eut cependant des tentatives sĂ©rieuses pour les lui retirer. Il ressort de ces documents quâAlvin Johnson, depuis toujours son grand
17Les Entretiens, dĂ©jĂ parus en 1937 en Ă©dition bilingue franco-arabe sous le titre Trois leçons sur Descartes, Le Caire, Ed. de lâUniversitĂ©, furent publiĂ©s par Brentanoâs Ă New York en 1944, et ensuite rĂ©imprimĂ©s par le mĂȘme Ă©diteur en 1945 avec lâIntroduction Ă Platon, annoncĂ©e ici en faisant connaĂźtre les referee-reports favorables de J.H. Randall, Irwin Edman, Herbert Schneider, qui en avaient fait faire une traduction anglaise pour la recomman-der Ă la Columbia University Press, oĂč elle sera en effet publiĂ©e en 1945.18 PrĂ©parĂ© pour les miscellanĂ©es pour le 60° anniversaire de Sarton (Studies and Essays in the History of Science and Learning cit.), cet essai de KoyrĂ© nây figure pas: il a Ă©tĂ© joint ensuite Ă ĂpimĂ©nide le Menteur cit., mais an-ticipĂ© dans deux articles anglais parus dans «Philosophy and Phenomenological Research», VII, 1946, March, p. 344-362; ibid., IX, August 1948, p. 1-20. Cela est dĂ» soit Ă un retard de lâauteur, soit aux rapports complexes et imparfaits existant entre lui et Sarton: les Studies, cf. p. 280, 291 et 295, comprennent lâĂ©tude cĂ©lĂšbre dâErnst Cassirer sur Galileoâs Platonism, qui mentionne avec grandes louanges lâarticle de KoyrĂ© sur le mĂȘme thĂšme qui venait de paraĂźtre en 1943 dans le «Journal of the History of Ideas».19 V. supra, II. 1. Fondamental sur la question sChuhMann, KoyrĂ© et les phĂ©nomĂ©nologues allemands cit., p. 149-168.
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âAN ĂMIGRĂâS CAREERâ: AL KOYRĂ DANS LA SECONDE GUERRE MONDIALE
protecteur, fut le seul à avoir une idée exacte et non hostile en ce qui concernait son activité scientifique, administrative et surtout politique.
Cette derniĂšre est en effet la raison principale de la forte hostilitĂ© qui ressortait Ă chaque Ă©chĂ©ance, avec lâintention de le mettre Ă la porte. En rĂ©alitĂ©, cette idĂ©e dâun engagement politique en faveur dâun pays Ă©tranger sera toujours considĂ©rĂ©e par les autoritĂ©s amĂ©ricaines comme un problĂšme de toute lâĂcole Libre, qui ne fut surmontĂ© que grĂące au contrat stipulĂ© avec la New School, non sans avoir provoquĂ© auparavant plusieurs crises20. Pour ne citer que le dernier cas, le 30 mars 1944 le Department of Justice avait posĂ© des conditions pour rĂ©pondre auxquelles lâĂcole avait dĂ» nommer une commission (Maritain, Mirkine-GuetzĂ©vitch, KoyrĂ©, Hofherr, avec A. Frenkley comme secrĂ©taire). Ces conditions regardaient la revue de lâĂcole, «Renaissance», qui pour «ne pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme lâorgane dâun titulaire Ă©tranger (agent of foreign principal)» devait faire examiner attentivement ses articles par le comitĂ© exĂ©cutif et rĂ©duire Ă©galement les abonnements Ă©trangers Ă un maximum de 100 par an: mais ces abonnements correspondaient simplement aux fonds envoyĂ©s par Londres et Ă©taient distribuĂ©s dans des pays francophones (Antilles, AmĂ©rique latine, Canada) pour faire de la propagande gaulliste dâun haut niveau culturel. Le mĂȘme problĂšme sâĂ©tait posĂ© pour lâĂcole Libre, qui au cours de lâassemblĂ©e gĂ©nĂ©rale du 26 mai 1944 devait prendre une dĂ©cision de principe concernant lâoption de se faire enregistrer ou non comme organe des gouvernements europĂ©ens21.
Les âOfficersâ de la Rockefeller, en particulier John Marshall, Director of Humanities, et Alexander Makinsky â ex-dirigeant du bureau de Lisbonne22, une Ă©tape pour la plupart des exilĂ©s â nâavaient guĂšre apprĂ©ciĂ© les frais supplĂ©mentaires et le long retard avec lequel KoyrĂ© Ă©tait arrivĂ© par la route du Pacifique, un an aprĂšs la date prĂ©vue23. Ce retard avait mĂȘme instillĂ© le doute quâil prĂ©fĂ©rait son enseignement au Caire, dĂ©jĂ dĂ©livrĂ© Ă plusieurs reprises. Pourquoi donc quelquâun qui avait fait preuve dâune telle efficacitĂ© au moment de sâembarquer pour Damas (oĂč on le trouvait dĂ©jĂ le 2 novembre 1940, qui demandait de retransmettre au consulat
20 Ce point est repris par E. loyer, Paris Ă New York. Intellectuels et artistes français en exil 1940-1947, Paris, Hachette LittĂ©rature, 2005, p. 216, 227 et suiv.21 JM 18/12. V. aussi Johnson Ă Maritain, GrĂ©goire et Mirkine-GuetzĂ©vitch, 25.4.1944 (JM 18/12): «dĂ©cision ... en principe sur la question de savoir si lâĂcole doit sâenregistrer comme affiliĂ©e au ComitĂ© français de LibĂ©ration Nationale, au Gouvernement Belge et au Gouvernement TchĂ©coslovaque, ou demander Ă ĂȘtre exempte Ă cet en-registrement»; «The representatives of the Department [of Justice] asserted that we not only receive money from Belgium, the [french] Commitee of Liberation and Czecho-Slovak Government, but take instruction from them, in «Renaissance». This I strenuously denied. We got away with an agreement waiving registration as foreign agents, but strongly advised to remove the names of officials of foreign governments from our Faculty roster, and to abstain from discussing in our publications international political issues not immediately concerning France, Belgium and Czechoslovakia».22 Alexander Makinsky, dâorigine aristocratique russe, sera envoyĂ© ensuite en Europe par la Rockefeller Founda-tion afin de mesurer la popularitĂ© des USA et de la Fondation elle-mĂȘme, cf. B. MaZon, Aux origines de lâEHESS, Paris, 1988, p. 75, qui donne des extraits des Trends prevailing in liberated Europe. Notes of visit to Paris and London by A. Makinsky, October 1944-February 1945. RAC, A. Makinskyâs Diaries contiennent divers rensei-gnements sur la fuite de KoyrĂ©.23 RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634: Johnson Ă Appleget, 3 octobre â41: «He has not included his living expens-es, only the cost of tickets». KoyrĂ© avait dĂ» se faire prĂȘter lâargent des billets; en outre, il «had to leave behind him all his belongings, including his books. Therefore, he will have to make some expenditure in order to acquire the most necessary things needed to resume his work. I therefore suggest that you consider an additional grant toward his excess expenses». Sans calculer son entretien, uniquement pour les billets de paquebot et de chemin de fer Le Caire, Bombay, San Francisco, New York, cet excĂ©dent, qui se montait Ă plus de 950 $, fut remboursĂ© par 750 $. Cf. ibid. Ă©galement le devis de ces dĂ©penses expĂ©diĂ© par KoyrĂ© en date du 3 juin, dĂ©posĂ© Ă la banque Th. Cook de New York en vue du voyage et â 11 septembre â le bilan de 1954 $, lettres de D.H. Stevens Ă Johnson 29.9.1941 et remerciements de KoyrĂ© Ă la Rockefeller, 9.10.1941.
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amĂ©ricain de Beyrouth le tĂ©lĂ©gramme recommandant lâoctroi de visas hors-quota pour lui et sa femme sur la base de lâinvitation faite par la New School)24, et ensuite de lĂ se rendait au Caire, oĂč il Ă©tait restĂ© ensuite sept ou huit mois, tardait-il tellement Ă dĂ©barquer en AmĂ©rique? Il est vrai quâen octobre 1940 (et jusquâĂ la reconquĂȘte par les Anglais au cours de lâĂ©tĂ© suivant) la Syrie â oĂč KoyrĂ© Ă©tait arrivĂ© Ă lâInstitut de Damas25 avec une mission confiĂ©e par la Direction de lâEnseignement supĂ©rieur â Ă©tait une colonie fidĂšle Ă la France de Vichy et que par consĂ©quent KoyrĂ© avait de bonnes raisons de ne pas se prĂ©senter aux autoritĂ©s locales pour lâobtention de son visa: mais dĂšs le moment oĂč il Ă©tait arrivĂ© en Ăgypte parmi les Anglais â avant le 1er janvier 1941 â il Ă©tait en sĂ©curitĂ© et aurait pu gagner les USA par la route atlantique. Le 6 janvier 1941 Alvin Johnson lui-mĂȘme sollicita amicalement une dĂ©cision dĂ©finitive de sa part, Ă©tant donnĂ© que bloquer une somme dĂ©jĂ affectĂ©e signifiait empĂȘcher un autre intellectuel en danger de trouver refuge grĂące Ă cette procĂ©dure. Que KoyrĂ© choisisse donc: New York ou Le Caire26? Ce retard dĂ©mentait lâassertion de lâun de ses sponsors les plus rĂ©solus, Max Ascoli, professeur Ă la Graduate Faculty de la New School, qui avait Ă©crit le 20 septembre 1940, au moment des referees qui devaient prĂ©cĂ©der lâaffectation (la proposition sera dĂ©libĂ©rĂ©e Ă la Rockefeller le 20 octobre 1940 et suivie du visa hors-quota):
24 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634: le 18 novembre 1940 KoyrĂ© Ă©crit de Beyrouth (mais fait poster en France) un billet Ă Makinsky Ă Lisbonne: lâinvitation de la Rockefeller Foundation ne lui Ă©tait pas parvenue Ă temps Ă Clermont-Ferrand, mais KoyrĂ© se sent honorĂ© et lâaccepte. Il conclut ici par la phrase quâĂ la Rockefeller on considĂ©ra comme mystĂ©rieuse et due aux circonstances clandestines: «The administrative and physical conditions of undertaking a trip nowadays are such, that I am absolutely unable to indicate even the approximate date of my arrival. Not even the route which I will take to reach New York». Du Caire, oĂč il sĂ©journa chez le jeune orientaliste Paul Kraus, le 1er janvier 1941 il Ă©crira dâune façon plus dĂ©taillĂ©e Ă Makinsky (ibid.): «Nous avons quittĂ© la France quelques jours avant lâarrivĂ©e de la lettre de la New School (que nâa-t-elle pas envoyĂ© un tĂ©lĂ©gramme!), quelques jours avant votre dĂ©pĂȘche adressĂ©e Ă Marseille (je vous en remercie profondĂ©ment). Nous avions, en effet, perdu tout espoir dâĂȘtre appelĂ© en AmĂ©rique et grĂące Ă votre tĂ©lĂ©gramme (merci encore une fois) le Consul des Ătats-Unis nous a dĂ©livrĂ© un non-quota visa».25 RAC, R.G. 2. 100. 1940 / b. 187 / f. 1342: le Dr. Janney tĂ©lĂ©graphie de Lisbonne le 2 dĂ©cembre 1940 Ă la Rockefeller Foundation: «Schrecker here. Date departure uncertain. KoyrĂ© French Institute Damas Syria. Writing details».26 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634: citant un cĂąblogramme de KoyrĂ© Ă GrĂ©goire (non conservĂ©) Johnson lui demande franchement: «Inasmuch as you are at the University in Cairo, it may well be that have decided not to come to the United States. If your post there is only temporary, or if for other reason you decide to come to the United States, we are still anxious to have you. On the other hand, if you are satisfactorily settled in Cairo, and if you feel that the development West of the Lybian border guarantee you a certain security for peaceful work, we will understand [...] If you decide not to come, please cable me negatively at once, so that the funds which we have reserved under your contract may be made available for some other refugee scholar». La lettre de KoyrĂ© Ă Ma-kinsky (1er janvier) et celle que Johnson lui adresse (6 janvier) ont dĂ» se croiser, Ă©tant donnĂ© que celui-ci estimait nĂ©cessaires au moins 17 jours pour parvenir dâĂgypte aux USA: le dossier saute au 8-9 septembre, lorsque KoyrĂ© prit son service Ă New York et eut ses premiers entretiens avec A. Makinsky (qui en parle ainsi Ă Marshall: «for the second [sic!] semester of 1940 KoyrĂ© was visiting professor at the University of Cairo. ... He would like to get in touch with Sarton (at Harvard) and his group, but for the time being he wants to concentrate on the New School and on seeing his friends here. He is a friend of GrĂ©goire, Mirkine, Schrecker, Cohen, and a particularly close friend of Paul Vignaux» (ibid., b. 51 / f. 634). Ce dernier, collĂšgue de KoyrĂ© Ă la CinquiĂšme Section Ă Paris, ne semble pas lâavoir beaucoup frĂ©quentĂ© aux Ătats-Unis, parce quâil nâĂ©tait pas toujours Ă New York et surtout parce que ses positions Ă lâĂ©gard de De Gaulle Ă©taient fort diffĂ©rentes, cf. loyer, Paris Ă New York cit., p. 197, 301 et suiv., 321 et suiv. KoyrĂ© rencontra Marshall lui-mĂȘme, qui formule Ă son propos le jugement suivant: «KoyrĂ© seems a well poised and competent person. He certainly managed well the business of getting out of France in time [...] he is quick to appreciate that the New School is far from typical of this country and feels that, if he is to stay here and establish himself, he is later to live elsewhere. J. Marshall said that the desiderability of moving was pretty well recognized by everyone including Dr. Johnson, but that the New School did, as KoyrĂ© believed, provide an excellent chance of getting acclimated».
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Je recommande fermement de le tenir en trĂšs haute estime. Il y a aussi dans cette affaire un aspect pratique implicite. Les personnes prises sĂ©rieusement en considĂ©ration ont de plus en plus tendance Ă ne pas venir ici. KoyrĂ©, lui, indĂ©pendamment de ses autres qualifications, est impatient de venir et je sens quâil serait une excellente âexpĂ©rimentationâ pour consacrer notre entreprise27.
Cette âexpĂ©rimentationâ de KoyrĂ© mit au contraire Alvin Johnson sĂ©rieusement en difficultĂ©. Heureusement, Ă la Rockefeller Foundation on nâavait pas remarquĂ© une coĂŻncidence fondamentale: KoyrĂ© avait voulu rester au Caire jusquâĂ la visite de de Gaulle au cours de la troisiĂšme semaine de juillet 194128. En Ăgypte KoyrĂ© avait pris la carte N. 471 de la France Libre, contresignĂ©e par de Gaulle et, comme il lâatteste dans un document de 1962, il sâĂ©tait mis Ă la disposition des reprĂ©sentants de la France Libre. «JâĂ©tais restĂ© au Caire jusquâen juillet 1941, puis, suivant lâavis du gĂ©nĂ©ral de Gaulle, je me suis rendu Ă New York oĂč, avec Henri Focillon, Boris Mirkine-GuetzĂ©vitch, Jacques Maritain et dâautres intellectuels français rĂ©fugiĂ©s aux Ătats-Unis, jâai Ă©tĂ© lâun des fondateurs â et jusquâen 1944 le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral â de lâĂcole Libre des Hautes Ătudes de New York⊠[Celle-ci], dont le but principal Ă©tait de faire entendre aux Ătats-Unis la voix de lâUniversitĂ© française, a Ă©tĂ© un organe de la ârĂ©sistance extĂ©rieureâ, reconnu comme tel par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle»29.
Lâauteur dâune monographie sur KoyrĂ© â tenu de ne pas citer les documents quâil disait avoir lus â suppose que KoyrĂ© avait projetĂ© de sâenrĂŽler ou dâexercer des fonctions de propagande30; dans ses intentions elles auraient pu ĂȘtre semblables Ă celles quâassumait Ă Londres Aron (qui par ailleurs ne sâidentifiait pas Ă de Gaulle)31; de Gaulle aurait invitĂ© KoyrĂ© Ă les exercer sous une autre forme aux Ătats-Unis: ce pays, encore liĂ© diplomatiquement Ă Vichy et perplexe face au mouvement gaulliste32, Ă©tait le plus difficile et le plus intĂ©ressant
27 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634 (celle-ci, du 20.09.1940, est la deuxiĂšme lettre dâAscoli Ă propos de KoyrĂ©): «I strongly urge that he be given every possible consideration. There is also one practical issue involved and there is a growing trend on the part of many of the men being seriously considered not to come over here. KoyrĂ©, aside from his other qualifications, is anxious to come and I feel he would make an excellent âtest caseâ for your undertaking».28 En ce qui concerne les dates possibles pour cette rencontre cĂ©lĂšbre cf. O. gerMain-thoMas â ph. barthelet, De Gaulle jour aprĂšs jour, Paris, Nathan 1990, p. 47, enregistre sa prĂ©sence au Caire le 1er, le 2 et le 5 avril 1941 (le 6 il est Ă Alexandrie), du 24 mai au 13 juin (du 13 au 17 juin il est Ă JĂ©rusalem), du 17 au 21 juin (le 22 Ă Damas, le 26 Ă JĂ©rusalem), le 28 juin, du 20 au 24 juillet. Cf. de gaulle, Lettres, notes et carnets, 1940-1941, Paris, Plon 1981, p. 335 (il est au Caire du 25 mai 1941 jusquâau 17 juin environ (entre le 23 et le 27 juin on le trouve Ă JĂ©rusalem), p. 370-385 (de nouveau au Caire du 28 juin au 8 aoĂ»t, pour rentrer ensuite Ă Brazzaville). Le 18 juin au Caire De Gaulle prononce le discours pour le premier anniversaire de lâappel de Londres. Cfr. Archives Nationales 72 AG 222 (fonds ComitĂ© DeuxiĂšme Guerre mondiale): dâaprĂšs GĂ©rard Henri Jouve (qui Ă©tait sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Catroux et devint «dĂ©lĂ©guĂ© de la France Libre en Turquie»), dĂšs le 14 juillet 1941 il fallait «se rattacher au siĂšge central de Londres, la dĂ©lĂ©gation gĂ©nĂ©rale du Caire Ă©tant supprimĂ©e».29 Il sâagit de la reconstitution de sa carriĂšre, qui existe sous forme dâexemplaire non datĂ© ni signĂ© aux Archives EHESS, et a Ă©tĂ© publiĂ©e par redondi, p. 66-67. AprĂšs une visite prĂ©cĂ©dente faite par De Gaulle Ă Alexandrie, sur celle du Caire des 20-24 juillet 1941 cf. de gaulle, Speeches, Oxford U.P. 1942, p. 65-67: A year has passed discours prononcĂ© au Caire pour le premier anniversaire de lâappel de Londres pour la France Libre; J. soustelle, Envers et contre tout. I: La France combattante, GenĂšve, 1970.30 Jorland, La science dans la philosophie cit., p. 12.31 Cf. R. aron, MĂ©moires, Paris, Julliard 1983, p. II, VII, p. 231 et suiv. On sait par ailleurs quâAron ne suivait pas tout Ă fait la ligne gaulliste.32 Ă lâintĂ©rieur de la vaste littĂ©rature concernant la pĂ©riode prĂ©cĂ©dante Pearl Harbour (7 dĂ©cembre 1941) et lâentrĂ©e en guerre des Ătats-Unis, je renvoie Ă G. fritsCh-estagin, New York entre de Gaulle et PĂ©tain. Les Français aux Ătats-Unis de â40 Ă â46, Paris, La Table Ronde 1969, parce quâaux p. 164-166 il fait allusion Ă lâĂcole Libre. Par contraste, v. le livre de lâambassadeur de France de Vichy, lâantisĂ©mite G. henry-haye, La grande Ă©clipse fran-co-amĂ©ricaine, Paris, Plon 1972.
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pour poursuivre un tel but. On ne saurait exclure que KoyrĂ©, de son cĂŽtĂ©, pensĂąt aux missions effectuĂ©es par son maĂźtre Max Scheler en Suisse (1917) et en Hollande (1918) au cours de la premiĂšre guerre mondiale sur ordre du MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres allemand33 ou bien â en sens contraire â Henri Bergson aux Ătats-Unis34: lâobjectif Ă©tait dâĂ©viter que dans les pays neutres â comme lâĂ©taient encore les USA pendant lâĂ©tĂ© 1914 â lâopinion publique ne se rangeĂąt du cĂŽtĂ© opposĂ©.
Encore avant dâavoir lâoccasion dâobserver lâactivitĂ© de militant gaulliste de KoyrĂ© les fonctionnaires de la Rockefeller continueront Ă souligner que «KoyrĂ© nâavait pas rĂ©ussi Ă arriver dans ce pays avant septembre 1941», aprĂšs avoir reçu un premier acompte. La mise en discussion du grant de KoyrĂ© dĂ©jĂ au cours de la premiĂšre moitiĂ© de 1942 reprĂ©sentait une menace certainement grave pour un Ă©migrĂ© qui âmalgrĂ© les insinuations de quelques fonctionnaires â ne disposait en rĂ©alitĂ© dâaucune autre ressource. David H. Stevens Ă©crit une premiĂšre lettre (18 juin1942) faisant suite Ă une conversation de la veille avec KoyrĂ© (dont il requiert le tĂ©moignage) et dâune autre immĂ©diatement postĂ©rieure avec Alvin Johnson, dĂ©clarant que pour lui il Ă©tait clair
que la perspective de continuer comme lecturer Ă la New School est satisfaisante et quâil est improbable que se prĂ©sente quelque perspective dâĂȘtre engagĂ© de maniĂšre stable par un collĂšge ou une universitĂ© amĂ©ricaine. Je sais que dans votre esprit existe une claire distinction entre le statut de la New School et celui de nos collĂšges ou universitĂ©s. Le fait dâĂȘtre engagĂ© sous la conduite du Dr Johnson reprĂ©sentait dĂšs le dĂ©but une situation temporaire. Je pense par consĂ©quent que nous devrions prendre une dĂ©cision sur la base dâun engagement temporaire sous sa direction [de Johnson]⊠Ce grant comporte la condition implicite que pendant cette pĂ©riode il vous faudrait travailler conformĂ©ment aux exigences du Dr Johnson ou bien travailler ailleurs avec son accord35.
Il faut souligner que dans les notes quâĂ©changent les diffĂ©rents officers on parle exclusivement de la New School, et mĂȘme plus tard, lorsque lâĂcole Libre fonctionnait non
33 MĂ€rit furtWĂ€ngler sCheler, Kleine Aufzeichnung ĂŒber mein Leben mit Max Scheler, ms. quâil mâa Ă©tĂ© gĂ©nĂ©-reusement permis de consulter par Max Georg Scheler et par le prof. Wilhelm Mader de lâUniversitĂ© de BrĂȘme, qui lâont dĂ©posĂ© aux Archiv der bayerischen PhĂ€nomenologen, Bayerische Staatsbibliothek, Munich.34 souleZ, Bergson politique cit.35 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597: «that prospect for continuing as lecturer in the New School is satisfactory, and that no prospect is likely to appear for a continuing appointment in an American college or university. The distinction I know is clear in your mind between the status of the New School and our colleges and universities. Appointment under Dr. Johnsonâs guidance was from the first a temporary matter. Consequently, I think we should now make some decision on the basis of a temporary appointment under his [ Johnsonâs] direction ...This grant would carry the understanding that you would give service as requested by Dr. Johnson during this period or ren-der service elsewhere as he agrees». La premiĂšre crise avait commencĂ© en juin 1942 sur la base dâune Ă©quivoque: oubliant que lâallocation consentie Ă KoyrĂ© Ă©tait bisannuelle et par consĂ©quent ne devait pas ĂȘtre renouvelĂ©e avant septembre 1943, les fonctionnaires Ă©taient dâavis de refuser lâattribution dâun nouveau grant annuel Ă partir de septembre 1942. David H. Stevens, Director of Humanities Ă la Rockefeller Foundation, Ă©crivait Ă KoyrĂ© le 12 aoĂ»t 1942: «you were not able to arrive in New York until a year had passed... is our belief that this aid to September, 1943, should be the final aid from the Rockefeller Foundation through the New School toward your temporary salary. There are peculiar factors in the arrangements for you, particularly the delay in beginning your grant. For that reason I should be ready next spring to review again any facts that are of first importance for your future. I am glad to know how useful Dr. Johnson finds your service to be». De nouveau Ă partir de septembre 1942, dans un document signĂ© Ă©galement par David H. Stevens et par lâadministrateur HMC, mais que nâavait pas souscrit le vice-prĂ©sident Thomas B. Appleget, Makinsky propose de ne plus le subventionner. DâaprĂšs une note portant le sigle KB et datĂ©e du 1.9.1942, le secrĂ©tariat du vice-prĂ©sident Appleget, «ECO says it is not necessary to sign this»: en effet, la rĂ©solution concernant le nouveau grant 1942-43, pĂ©niblement nĂ©gociĂ©e, fut simplement retirĂ©e parce que superflue, vu que lâallocation initiale, valable deux ans, Ă©tait encore en cours.
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pas depuis six mois, mais depuis des annĂ©es, KoyrĂ©, qui en Ă©tait le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, nâest jamais mis en relation avec elle, mais seulement avec la New School. Une preuve de la faible importance attribuĂ©e Ă lâĂcole Libre se trouve dans le compte rendu quâavait fait circuler parmi les officers lâAssistant Director de la Rockefeller, T. B. Kittredge, qui avait remplacĂ© Marshall Ă la sĂ©ance inaugurale («more of a political than academical manifestation») le 14 fĂ©vrier 1942 et qui en soulignait le cĂŽtĂ© pathĂ©tique, montrant peu de sympathie pour son engagement politique: lâintervention de Johnson au contraire donnait Ă entendre que «lâĂcole Libre devait ĂȘtre maintenant lâUniversitĂ© française et devait survivre aprĂšs la guerre en tant quâInstitut Français de Haute Culture»36.
Dans un journal français publiĂ© Ă New York par GeneviĂšve Tabouis, KoyrĂ© prĂ©sentait le manifeste de lâĂcole Libre:
Les idĂ©es qui inspiraient les uns et les autres [de ses fondateurs] nâĂ©taient pas pareilles: les uns pensaient Ă la jeunesse française â ou francisĂ©e â que lâĂ©migration forcĂ©e avait jetĂ©e sur les rives de lâHudson [...] Les autres, songeant Ă leurs collĂšgues restĂ©s en France, soumis au joug et Ă la censure de lâennemi, pensaient surtout Ă la nĂ©cessitĂ© de parler en leur nom, de faire savoir Ă lâopinion publique des pays libres, et surtout Ă celle de lâAmĂ©rique, que lâUniversitĂ© française nâa pas trahi, quâelle nâest pas convertie Ă lâidĂ©ologie totalitaire37.
Dans le premier groupe on identifie facilement ceux qui avaient simplement en vue une institution franco-amĂ©ricaine pour Français Ă©migrĂ©s ou Ă©tudiants latino-amĂ©ricains: Gustave Cohen, Pierre Brodin ainsi que dâautres. Le deuxiĂšme groupe comprenait Maritain, Henri Focillon, Jean et Francis Perrin, KoyrĂ© lui-mĂȘme, ceux qui Ă©taient engagĂ©s dans la RĂ©sistance. LâĂcole Libre Ă©tait le lieu de dĂ©bats politiques sĂ©rieux. LâĂ©pisode le plus connu fut le cas de lâarticle de GrĂ©goire dans «Renaissance» qui, bien quâil fĂ»t Ă©crit par lâun des directeurs de la revue, ne fut pas imprimĂ© Ă cause de la forte opposition de KoyrĂ© (le co-editor), Chinard, LĂ©vi-Strauss et dâautres. Un cas prĂ©cĂ©dent, plus gĂ©nĂ©ral et plus intĂ©ressant, avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© le dĂ©bat entre ce dernier et Maritain, qui rĂ©pondait Ă un mĂ©morandum politique diffusĂ© confidentiellement par LĂ©vi-Strauss le 3 juillet 194338:
Votre analyse des contradictions internes et du caractĂšre âtridimensionnelâ de la prĂ©sente guerre me semble excellente. Oui, âun monde doit mourir Ă lui-mĂȘme, pour ĂȘtre sauvĂ©â. Mais comment dĂ©finir le monde nouveau? Ă mon avis il ne peut venir Ă lâexistence que sâil est vitalement pĂ©nĂ©trĂ© par une inspiration chrĂ©tienne39.
Maritain admettait que son correspondant (de mĂȘme que probablement beaucoup de ses collĂšgues) ne considĂ©rĂąt pas «cette position et la vĂŽtre comme compatibles». DâaprĂšs Maritain
36 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 54 / f. 634 (24.2.1942): «Alvin Johnson implied that the Ăcole Libre should now be the French University and should survive as an Institute of French Scholarship in post-war-days!».37«Pour la victoire», January 16, 1942. Ă la fin de son expĂ©rience KoyrĂ© publia Quand lâAxe sera vaincu, «Le Monde libre», III/2, Avril 1945, p. 75 et suiv. Cette publication trimestrielle Ă©tait imprimĂ©e Ă New York et Mon-trĂ©al Ă©galement en Ă©dition amĂ©ricaine («Free world. A non partisan magazine»), et en outre en Ă©dition mexicaine, grecque et chinoise.38 Ce mĂ©morandum politique «sur la guerre et la rĂ©sistance française» a Ă©tĂ© identifiĂ© par loyer, Paris Ă New York cit., p. 457, n. 54a. JM, Box 17, dans un Ă©crit anonyme «rĂ©digĂ© dâabord pour mon usage personnel, mais que des amis ont bien voulu me demander de mettre en circulation â trĂšs restreinte, il nâest pas besoin de le dire». Ă cela Maritain rĂ©pondait amicalement Ă LĂ©vi-Strauss, citant littĂ©ralement certaines thĂšses rapportĂ©es ci-dessus: «Je suis tentĂ© de me dire dâaccord sur la thĂšse gĂ©nĂ©rale, si je ne craignais que les mĂȘmes mots nâaient parfois pour nous un sens diffĂ©rent».39 Maritain Ă LĂ©vi-Strauss, de Croton-Falls, 23 Juillet 1942 (JM 17/05).
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la philosophie politique du socialisme a besoin comme les autres dâĂȘtre profondĂ©ment purifiĂ©e... Tout dâabord, si les chefs ouvriers en France se sont refusĂ©s Ă ouvrir une Ăšre rĂ©volutionnaire par crainte des complications extĂ©rieures, ce nâest pas seulement, Ă mon avis, parce quâils sâĂ©taient laissĂ© persuader par la bourgeoisie. Câest aussi parce que la coĂŻncidence des âintĂ©rĂȘts de classeâ et de lââintĂ©rĂȘt du peupleâ avait Ă©tĂ© doctrinalement niĂ©e par les grandes thĂšses marxistes sur le prolĂ©tariat, en sorte que les chefs ouvriers nâavaient pas une ferme conviction doctrinale de cette coĂŻncidence. Bien plus une sorte de mauvaise conscience Ă cet Ă©gard les avait sensibilisĂ©s Ă la crainte de paraĂźtre manquer pratiquement aux obligations de la dĂ©fense nationale. Câest Marx qui les a disposĂ©s Ă se laisser persuader, le moment venu, par la bourgeoisie40.
Par ailleurs Maritain Ă©tait dans le doute quant aux
possibilitĂ©s pratiques du rĂŽle que vous [LĂ©vi-Strauss] attribuez Ă la France. Le peuple français est engagĂ© dans une lutte trop tragique et trop desespĂ©rĂ©e pour que les mouvements de rĂ©sistance puissent âprĂ©figurer les cadres du nouveau rĂ©gime socialâ. Ils sont trop secouĂ©s par la tempĂȘte, en pleine nuit, pour pouvoir prĂ©figurer quoi que ce soit, sinon la volontĂ© de libĂ©ration. Je crois que câest dans la pensĂ©e des Français dans lâordre de la rĂ©flexion et de la dĂ©termination internes, que la mission de la France peut et doit dâabord ĂȘtre retrouvĂ©e41.
Dans ce groupe lâintĂ©rĂȘt pour les problĂšmes et les discussions concernant la politique Ă©tait certainement trĂšs dĂ©veloppĂ©: parmi tous les professeurs KoyrĂ© Ă©tait lâun des gaullistes les plus francs et les plus naĂŻfs; mais dans une vie antĂ©rieure il avait Ă©tĂ© marxiste, ou tout au moins un SR dans sa patrie la Russie, avant et immĂ©diatement aprĂšs la Grande Guerre. Ce fait, que peu de gens connaissaient, ne doit pas ĂȘtre oubliĂ© si lâon tient Ă expliquer pourquoi, durant son exil amĂ©ricain, la majeure partie de ses problĂšmes avec la bureaucratie venaient de deux Russes (blancs), Makinsky et Mirkine-GuetzĂ©vitch. Il est amusant de noter par ailleurs que cette Ă©cole, sur laquelle le DĂ©partement dâĂtat avait si soigneusement enquĂȘtĂ©, avait Ă©lu comme secrĂ©taires gĂ©nĂ©raux deux personnes, KoyrĂ© et LĂ©vi-Strauss, qui avaient Ă©tĂ©, de façon diffĂ©rente, des marxistes.
Le fait quâĂ lâĂcole Libre, qui avait commencĂ© ses cours en fĂ©vrier 1942, KoyrĂ© exerçùt «trĂšs sĂ©rieusement» son rĂŽle de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral (comme lâatteste un rapport anonyme) ne suffisait pas aux dirigeants de la Rockefeller pour lui Ă©pargner de devoir se soumettre Ă la directive gĂ©nĂ©rale: dâaprĂšs celle-ci, les exilĂ©s français Ă©taient obligĂ©s dâaccepter les propositions pouvant leur arriver de la part dâuniversitĂ©s ou mĂȘme de collĂšges, comme avaient dĂ» le faire les Ă©migrĂ©s allemands au cours de la dĂ©cennie prĂ©cĂ©dente â souvent Ă des niveaux culturels et des conditions trĂšs infĂ©rieures Ă ce quâils avaient connu dans leur patrie. Ni KoyrĂ© ni de nombreuses autres personnes qui avaient dĂ» fuir devant lâinvasion allemande de la France, convaincus toutefois que la guerre nâaurait pas durĂ© pendant des dĂ©cennies, ne visaient une situation permanente en AmĂ©rique: par exemple, ils Ă©taient peu enthousiastes devant la proposition du Dr Seeley de lâEmergency Committee de transfĂ©rer plus ou moins toute lâĂcole Libre Ă la Tulane University de La Nouvelle-OrlĂ©ans (câest-Ă -dire dans une ville de fondation française et vouĂ©e du fait de sa proximitĂ© Ă attirer un grand nombre dâĂ©tudiants latino-amĂ©ricains, qui auraient pu plus facilement faire leurs Ă©tudes en langue française: le projet Ă©choua uniquement parce que la Louisiane nâoffrit pas les fonds nĂ©cessaires)42.
40 Ibid.41 Ibid.42 Cf. les observations de Johnson (3.10.1940) cit., et supra II.7. Cf. RAC, R.G. 1.1/200/b. 53 / f. 625: le 10 no-vembre 1941 on rapporte que selon Vaucher, Roger-Picard, Mirkine-Guetzévitch, Rougier, Gurvitch et Salomon les Français se plaignent de ce que «they have no real work to do at the New School as few students (in some cases none at all) have registered for their courses...The professors on the staff of the Graduate Faculty (formerly
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Johnson lui aussi avait Ă©tĂ© conquis par lâidĂ©e dâutiliser les professeurs francophones pour une Ă©cole destinĂ©e Ă des Ă©tudiants «latins» (qui deviendra Ă lâintĂ©rieur de lâĂcole Libre le Latin-American Center fondĂ© par LĂ©vi-Strauss). Johnson insistait en effet sur lâ«attraction of students from Latin America» et nâexcluait par dâen admettre Ă©ventuellement certains qui au dĂ©but ne parlaient ni le français ni lâanglais, mais seulement lâespagnol, le portugais ou lâitalien. «The Ăcole libre will admit instruction also⊠in Romance languages».
Câest cela lâAmĂ©rique [âŠ] un pays dâimmigration, dans lequel le statut de visiteur temporaire est tenu en piĂštre considĂ©ration. LâĂcole Libre française, pour inspirer un vaste intĂ©rĂȘt, doit se prĂ©senter tout au moins potentiellement comme une institution permanente, une sorte de pont entre la culture française et lâamĂ©ricaine43.
Il ajoutait:
Il est extrĂȘmement important que lâĂcole Libre française soit guidĂ©e au dĂ©part par des spĂ©cialistes dont lâautoritĂ© soit reconnue. Une fois affirmĂ©e comme institution, elle peut donner plus dâespace Ă des Ă©rudits plus jeunes, brillants et mĂ©ritants, inconnus au-delĂ du cercle limitĂ© de lâĂ©cole. Mais au dĂ©but il est nĂ©cessaire de bien mettre en scĂšne lâautoritĂ©. Il sera bon que le groupe prenne en considĂ©ration le lancement dâune revue savante, littĂ©raire et politique, dont le programme se limite Ă la propagation de lâesprit libre et des droits de lâhomme, au-delĂ des pour et des contre de toute situation politique transitoire. Une telle revue pourrait exercer une grande influence partout, non seulement parmi les âFrançais libresâ et leurs amis amĂ©ricains et anglais, mais en particulier en AmĂ©rique latine44.
Ce type de «scholarly magazine» sera rĂ©alisĂ© sous le titre de «Renaissance». Sa rĂ©daction et le secrĂ©tariat de lâĂcole Libre absorbaient une grande part du temps de KoyrĂ©, qui prenait ses tĂąches au sĂ©rieux, comme reconnaissait mĂȘme la personne anonyme (et hostile) citĂ©e le rapporte Ă la Rockefeller. Pendant lâĂ©tĂ© 1942, peu avant sa mission Ă Londres, qui donnera lieu Ă une forte crise au sein de la Fondation Rockefeller, KoyrĂ© avait connu des difficultĂ©s Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de lâĂcole, oĂč Mirkine le rendait responsable de lâinefficacitĂ© de Roger Hahn, un comptable honnĂȘte mais lent, que KoyrĂ© nâavait pas eu le courage de mettre rapidement Ă la porte. Lâastucieux Mirkine fit crĂ©er un poste de chef de bureau, qui enlevait Ă KoyrĂ© une partie de ses prĂ©rogatives, et suggĂ©ra Ă Maritain:
Vous ferez comprendre Ă KoyrĂ© quâil sera beaucoup mieux Ă sa place en consacrant tous ses efforts Ă la revue, qui est si importante etc... quâen outre son titre restera et que personne ne prendra ses fonctions. Cette solution sauvera tout et offre en outre lâavantage de ne pas ouvrir la succession au poste de KoyrĂ© dans le Conseil de Direction45.
called the University in Exile) are, in the majority, refugees from Germany of social-democratic orientation. They have not been disposed to approve the appointment of the new group of scholars, mostly refugees from France since June 1940, to positions on the Graduate Faculty. Alvin Johnson has not been able to persuade and force the Graduate Faculty to agree to such appointments... efforts [were] made by Dr. Seeley to place temporarily from three to five professors from France at Tulane University in New Orleans. Tulane was prepared to offer hospitality, to give academic positions and titles to such scholars, but could not contribute anything to their salaries or give any guarantee of employement after the end of the present Rockefeller Foundation grants. Hence Johnson has not been inclined to agree to transference of such grants from the New School to Tulane for the scholars in question». Des Ă©tudiants dâAmĂ©rique latine, qui se rendaient en France en temps de paix, pensent venir suivre des cours non seulement Ă la Nouvelle-OrlĂ©ans, mais aussi Ă New York: câest ainsi quâest introduite lâannonce de lâĂcole Libre, qui est en voie dâorganisation et Ă laquelle «Johnson has given his blessing».43 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597, document du 6 mai 1942 analysĂ© ci-dessous.44 Ibid.45JM 18/13; 21.07.1942; cf. Ă©galement ibid. la lettre du 11.08.1942.
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KoyrĂ© prenait en outre une part active «aux activitĂ©s tant politiques que culturelles des Free French Ă New York»46. Il ne faisait dâailleurs pas mystĂšre de son zĂšle de militant, quâil acceptait cependant de garder distinct de son rĂŽle acadĂ©mique47. Ă la mĂȘme Ă©poque il Ă©crivait Ă Maritain:
Jâai vu Laugier hier et jâai assez longuement parlĂ© avec lui. TrĂšs amicalement. Je crois quâil a compris que nous ne pouvions pas nous engager dans une action commune avec le Club et France Forever; et que nous ne voulons pas les endosser [...] Je lui ai dit que, individuellement, nous sommes toujours prĂȘts â câest-Ă -dire dans la mesure oĂč etc. â Ă aller faire une confĂ©rence dans un chapitre de France Forever et Ă aider ainsi lâaction de France Forever. Mais que dans ce cas lĂ , ce sera M. X, prof. Ă lâELHE, qui fera la confĂ©rence sous les auspices de France Forever ou du Relief. Ce ne sera pas lâĂcole qui lâorganisera avec eux. Il a compris et ne nous tient pas rigueur. Je pense quâil serait bon que vous le voyiez Ă votre prochain passage Ă New York. Câest, comme vous le savez bien, un homme trĂšs propre, trĂšs franc, trĂšs dĂ©vouĂ© Ă son action. Nous avons, je crois, tout Ă gagner Ă une collaboration amicale et confidente48.
Le rapport anonyme citĂ©, prĂ©sentĂ© â par quelquâun de lâadministration? Peut-ĂȘtre par Makinsky? â Ă la Fondation Rockefeller le 6 mai 1942 (huit mois aprĂšs lâarrivĂ©e de KoyrĂ© Ă New York) se fait de plus en plus malveillant et attribue Ă KoyrĂ© lâintention de poser pour lâaprĂšs-guerre les bases dâune «carriĂšre dâĂ©migrĂ© ayant rĂ©ussi»:
Jâai lâimpression que KoyrĂ© ne fait pas tout ce quâil pourrait pour Ă©tablir des contacts dans ce pays; câest un fait que plus je le vois et plus je suis portĂ© Ă croire quâil cherche Ă rĂ©aliser une carriĂšre bien rĂ©ussie en tant quâĂ©migrĂ©; en dâautres termes, il est en train de parier sur le futur â un futur lointain â plutĂŽt que sur les opportunitĂ©s que lui offre ce pays. Il va plutĂŽt rĂ©guliĂšrement Ă Harvard ou Ă Yale pour y donner des confĂ©rences; mais il est trĂšs Ă©nigmatique en ce qui concerne des plans possibles, que ce soit lĂ ou ailleurs. Ses amis me disent quâil a beaucoup de protecteurs influents Ă Harvard et Ă Yale, mais que la plupart de ses contacts avec eux se limitent Ă des dĂ©jeuners, et quâil ne reçoit jamais aucune rĂ©tribution, si ce nâest 10 $ pour ses frais de voyage. KoyrĂ© mâa souvent dit â et cela est confirmĂ© par dâautres â quâil nâa absolument aucune raison de croire quâil sera jamais assimilĂ© par un milieu amĂ©ricain. Cependant, je sens que sâil avait fait plus dâefforts il aurait pu obtenir davantage de succĂšs, malgrĂ© le fait que le domaine dans lequel il travaille puisse difficilement ĂȘtre mis en relation avec un engagement en rapport avec la guerre49.
46 Cela est confirmĂ© Ă©galement par certaines lettres Ă©crites par Mirkine-GuetzĂ©vitch Ă Maritain en plein milieu de la premiĂšre crise qui avait mis en danger Ă la Rockefeller le financement de KoyrĂ©. Le 21 juillet 1942, devant envoyer un reprĂ©sentant de lâĂcole Libre Ă la Commission Reichenbach, Mirkine, qui parmi les professeurs en exil est le critique le plus explicite de KoyrĂ©, Ă©crit quâil en choisira un autre: «jâai peur que dans cette commission notre secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral oublie quâil reprĂ©sente lâUniversitĂ© et non pas France Forever».47 Cf. Agreement with the New School dans la lettre de Mirkine, GrĂ©goire et KoyrĂ© Ă Johnson (21.11.1941) et le mĂ©morandum que Johnson envoie le 30.9.1941, aprĂšs un colloque avec GrĂ©goire, Ă divers collĂšgues et qui a Ă©tĂ© conservĂ© dans lâexemplaire de Maritain (JM 18/12).48 JM 18/13. Ibid., JM 19/05, le 4 aoĂ»t 1942 (dĂ©sormais conclue la phase oĂč lâon discutait sâil fallait ou non sup-primer le grant de KoyrĂ©) Mirkine rapporte les rĂ©sultats de la âlongue conversationâ que KoyrĂ© a eue avec le re-prĂ©sentant de France Libre, Henri Laugier: KoyrĂ© «croit lui avoir fait comprendre la nĂ©cessitĂ© oĂč nous sommes de rester dans le cadre universitaire que diverses raisons nous obligent Ă respecter. KoyrĂ© mâa dit que la conversation lui a laissĂ© une trĂšs bonne impression et il vous la communiquera directement».49 JM 19/06: «I have the impression that KoyrĂ© did not exhaust all of his possibilities in the way of contacts in this country; as a matter of fact, the more I see of him, the more I am led to believe that he is trying to achieve a success-ful âĂ©migrĂ©âsâ career; in other words he is betting on the future â the distant future â rather than on opportunities in this country. He goes to Harvard and to Yale rather regularly to give lectures there; but he is extremely enigmatic in so far as any possible plans, either here or elsewhere, are concerned. His friends tell me that he has many influ-ential protectors at Harvard and Yale, but that most of his contacts with them are limited to dinner-parties, and that
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Ce rapport venimeux, Ă©crit par un mauvais prophĂšte qui nâimaginait pas KoyrĂ© membre de lâIAS Ă Princeton, avait circulĂ© en lâabsence dâAlvin Johnson. Rentrant du Sud et de Washington le 10 septembre 1942, celui-ci Ă©crit Ă John Marshall quâil a trouvĂ© un billet de KoyrĂ©, qui sâĂ©tait envolĂ© vers lâAngleterre, conformĂ©ment aux plans quâil lui avait dĂ©jĂ annoncĂ©s. KoyrĂ© lui avait Ă©galement Ă©crit quâil sâĂ©tait rendu compte que «la Rockefeller Foundation espĂšre quâil soit parti pour de bon»50. Reconnaissant lĂ un reproche Ă©vident, John Marshall se hĂątait le jour suivant dâexpliquer Ă Johnson quâil ne savait pas dâoĂč provenaient ces fuites51. Le 8 octobre â pendant le sĂ©jour de KoyrĂ© Ă Londres â Johnson Ă©crit de nouveau Ă Marshall (auquel il avait Ă©galement envoyĂ©, par lâintermĂ©diaire dâun fonctionnaire de la New School, Herbert Solow, des explications verbales dont nous ne connaissons pas la teneur). Cette lettre est Ă©clairante, ne serait-ce que pour prĂ©ciser quâAlvin Johnson avait Ă©tĂ© informĂ© par KoyrĂ© de ses rapports privilĂ©giĂ©s avec de Gaulle, chose qui lui avait Ă©tĂ© confirmĂ©e par des sources indĂ©pendantes:
Herbert Solow vous a parlĂ© du cas dâAlexandre KoyrĂ©. Ă la fin de lâĂ©tĂ© KoyrĂ© vint me voir pour me consulter au sujet dâune permission de six semaines dâabsence pour aller en Angleterre, sous le prĂ©texte dây donner des confĂ©rences. Dâabord, jâai objectĂ© quâil ne pourrait obtenir ni visas ni moyens de transport. Il les avait dĂ©jĂ Ă sa disposition. Naturellement, je nâai pas pu lui demander ce quâil y avait derriĂšre cette requĂȘte singuliĂšre. Je suppose quâil a reçu des ordres de de Gaulle, avec lequel il est en quelque sorte en rapports Ă©troits. Ensuite jâai eu par hasard certains renseignements qui confirment cette conjecture. Je lui ai accordĂ© le permis de sâabsenter, sentant que je ne pouvais pas mâinterposer entre un Français Libre et son devoir de patriote. Lorsquâest parvenue lâinvitation de la University of Virginia jâai demandĂ© Ă KoyrĂ© sâil ne pouvait pas renoncer Ă ce voyage en Angleterre pour accepter cette offre. Cela lui a paru impossible. Il a Ă©crit Ă la Virginia en les remerciant pour leur offre, mais disant quâil ne pouvait pas revenir dans ce pays avant le 15 novembre. Son espoir Ă©tait quâils prennent en considĂ©ration un recrutement Ă partir du second semestre. Je ne sais pas sâil a eu une rĂ©ponse de leur part52.
RĂ©pliquant Ă Johnson Marshall il Ă©vite dâaborder la question politique, mais sâĂ©tonne de ne pas avoir Ă©tĂ© directement informĂ© jusquâalors de lâinvitation en Virginie refusĂ©e par
he never receives any fees, except $ 10 for his travel expenses. KoyrĂ© told me many times â and this is confirmed by others â that he has absolutely no reason to believe that he will ever be absorbed in any American milieu. Yet I feel that, had he made greater efforts, he might have possibly succeeded better, in spite of the fact that his field of work is hardly related to the âwar effortâ». Vu lâaffinitĂ© des arguments, je propose de complĂ©ter cette lettre, datĂ©e uniquement âmardi 4â [aoĂ»t 1942], par celle, dĂ©jĂ citĂ©e, de Mirkine parlant du ComitĂ© de Coordination: Ă propos duquel KoyrĂ© Ă©met lâhypothĂšse que Laugier «avait lâidĂ©e de se servir du ComitĂ© de Coordination comme dâun appui contre France Forever. Je veux dire quâil voulait, me semble-t-il, sâappuyer sur nous et le Relief pour limiter certaine activitĂ© et aussi pour contrebattre lâinfluence de certains membres de son comité». La rencontre souhaitĂ©e ici entre Laugier et Maritain, qui collaborait comme indĂ©pendant avec les gaullistes, advint ensuite au cours de la seconde moitiĂ© du mois dâaoĂ»t (cf. Mirkine Ă Maritain, 12.08.1942; JM 19/05).50 Johnson Ă©crit: «I found a note from KoyrĂ©, who was flown off to England. He says that he has found out that the Foundation hopes that he has gone for good» (9.09.1942).51 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51/ f. 597. Une note au crayon commente au sujet du rapporteur anonyme: «Seems to me an administrator, not teacher this man»!52 RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 598: «Herbert Solow has talked with you about the case of Alexandre KoyrĂ©. Late in the summer KoyrĂ© came to me to consult me about six weeks leave of absence, to go to England, osten-sibly to lecture. At first I urged that he could not possibly get visas and transportation. He had these arranged for. Naturally I could not ask him what was behind this peculiar request. I surmised that he got orders from De Gaulle, with whom he stands in some sort of close relation. Later I chanced on some information confirming this surmise. I agreed to the leave of absence, feeling that I could not stand between a Free Frenchman and his patriotic duty. When the invitation came from the University of Virginia I asked KoyrĂ©, if he could not get out of his trip to En-gland in order to accept the offer. This appeared to him impossible. He wrote to Virginia thanking them for their offer, but saying that he could not be back in the country before November 15. It was his hope that they might con-sider him for an appointment beginning the second semester. I do not know whether he heard from them again».
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KoyrĂ©53. On fit en effet grief Ă KoyrĂ© dâavoir refusĂ© une proposition de lâUniversity of Virginia Ă Charlottesville pour le term de lâautomne 1942, alors quâil avait dĂ©jĂ programmĂ© sa visite au quartier gĂ©nĂ©ral de de Gaulle a Londres. Ce choix nĂ©gatif de sa part sera interprĂ©tĂ© par les fonctionnaires comme un calcul Ă©conomique, lorsquâil sera clair que le traitement quâon lui offrait en Virginie Ă©tait infĂ©rieur Ă celui quâil percevait Ă New York54. Ă la Rockefeller Foundation personne ne se demandait sâil Ă©tait normal de pousser le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral dâune institution opĂ©rant depuis seulement six mois Ă lâabandonner. LâĂcole Libre ne jouissait pas dâune grande considĂ©ration. Mais en rĂ©alitĂ©, un mois plus tard on trouve dans le dossier une information de A. Makinsky, rapportant les confidences que lui-mĂȘme ou lâun de ses informateurs avaient reçues de KoyrĂ© en personne: Ă lâĂ©vidence, celui-ci avait une grande confiance, mal placĂ©e toutefois, dans son interlocuteur.
Le professeur Alexandre KoyrĂ© est revenu dâAngleterre et vient me voir. Tout dâabord je pense que sa visite est due Ă son dĂ©sir de me demander mon âavisâ Ă propos de lâoffre de Charlottesville; mais apparemment il ne sâagit pas de cela. Câest juste pour me parler de ses impressions concernant lâAngleterre et le mouvement qui lĂ -bas combat pour la France; il ne se rĂ©fĂšre Ă Charlottesville quâen passant, disant que Solow lui a fait comprendre que la Rockefeller Foundation est âplutĂŽt prĂ©occupĂ©eâ par son refus Ă propos de Charlottesville. Je ne fais aucun commentaire. KoyrĂ© dit que son refus dâaccepter cette offre est dĂ©finitif; que mĂȘme si lâoffre Ă©tait encore valable il ne lâaccepterait pas, parce quâil est convaincu dâavoir devant lui un âfutur intĂ©ressantâ Ă lâĂcole Libre des Hautes Ătudes. Il dit quâil a donnĂ© une sĂ©rie de confĂ©rences en Angleterre; que le gĂ©nĂ©ral de Gaulle paraĂźt trĂšs impressionnĂ© par les choses importantes que lâĂcole a rĂ©alisĂ©es jusquâĂ prĂ©sent; et que lui [KoyrĂ©] a obtenu du ComitĂ© National Français la promesse dâun soutien gĂ©nĂ©reux pour lâĂcole. Il semble dâailleurs que cette promesse nâa pas Ă©tĂ© accompagnĂ©e par une allocation dĂ©finie ni mĂȘme par lâindication dâun chiffre auquel lâĂcole puisse sâattendre pour son budget 1943. NĂ©anmoins KoyrĂ© est plein dâespoir55.
53 RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 598: 9.10.1942. Marshall, uniquement sur la base du dernier mĂ©morandum du Dr. Laurens Seeley de lâEmergency Committee, Ă©tait au courant de cette invitation de Charlottesville Ă KoyrĂ© (qui y avait donnĂ© une confĂ©rence quelques mois auparavant).54 Les fonctionnaires se livrent Ă des conjectures Ă propos des gains totalisĂ©s par KoyrĂ© comme enseignant et comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral: on ignore si cette charge est rĂ©tribuĂ©e, et si oui la rĂ©munĂ©ration ne saurait dĂ©passer de beaucoup 50 $ par mois (en rĂ©alitĂ© au dĂ©but KoyrĂ© et dâautres aussi y avaient renoncĂ©: cf. Mirkine Ă Maritain, 2.6.1942, JM 18/13). Dans une note du 20 mai 1943 Alexander Makinsky rapporte: «KoyrĂ© receives $ 100 a month as regular professor in the Ăcole Libre, a $ 150 a month as General Secretary of the Ăcole Libre, total $ 250. This he has been receiving for quite some time so that may explain his hesitancy about accepting the Char-lottesville post last fall». Makinsky insinue ensuite que comme rĂ©dacteur en chef de «Renaissance» ou du moins comme auteur (de quelques pages...) KoyrĂ© pouvait aussi se procurer «an additional minor income». John Marshall commente durement ces donnĂ©es: «This strikes me as definitive. Our decision, if you agree, is negative on any extension of the present grant. Shall you report this to Johnson or shall I?». D.H. Stevens, Director of Humanities Ă la Fondation, dĂ©clare quâil est dâaccord. Il est Ă©trange que dans sa correspondance de ces mois-lĂ avec Maritain KoyrĂ© ne fasse aucune allusion Ă ces problĂšmes qui le regardent.55 RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51/ f. 597 / 20 mai 1943, Makinsky Ă Marshall (qui note son accord): «Professor A. KoyrĂ© is back from England, and comes in to see me. I am first inclined to think that his visit may be prompted by his desire to ask my âadviceâ about Charlottesville offer; but apparently not. It is just to tell me his impressions about England [and] the Fighting French movement there. He refers to Charlottesville only casually, saying he understands from Solow that the Rockefeller Foundation is ârather concernedâ about his having refused Charlottes-ville. I do not make any comment. KoyrĂ© says that his refusal to accept this offer is definite; that even if the offer were open now, he would not accept it, since he feels he has an âinteresting futureâ ahead of him in the Free French Ăcole des Hautes Ătudes. Says he gave a series of lectures in England; that General De Gaulle seems to be very impressed with the important achievement of the Ăcole up to date; and that he [KoyrĂ©] was promised by the French National Committee that the Ăcole would be receiving in the future rather liberal support. It seems, however, that that promise was not accompanied by any definite grant or even by an indication of any âfigureâ, which the School might expect towards its 1943 budget. But KoyrĂ© is hopeful, nevertheless».
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Ce rapport de Makinsky provoque des rĂ©actions trĂšs dures dans les hautes sphĂšres de la Fondation. John Marshall ajoute sur la mĂȘme feuille une note nĂ©gative Ă©crite Ă la main («I interpret this refusal [to the University of Virginia] to mean that KoyrĂ© is now operating on his own, and hence is to be regarded as off our books with the termination of his current grant in 1943»). David H. Stevens Ă©crit toujours cette mĂȘme feuille un âyesâ lapidaire et cette fois-ci Thomas B. Appleget commente: «KoyrĂ© would seem to be off our hands under any circumstances». Mais grĂące Ă Alvin Johnson cette fois-ci non plus, en septembre 1943, KoyrĂ© nâest pas licenciĂ©56. Au contraire le 8 aoĂ»t 1944, lorsque lâissue de la guerre Ă©tait dĂ©sormais claire et KoyrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ en train de penser Ă son retour en France (ce quâil fera en avril 1945), une rĂ©solution positive fut prise sans aucune difficultĂ©: dâautant plus quâil venait de laisser le secrĂ©tariat Ă LĂ©vi-Strauss (et par consĂ©quent «he is now eligible for assistance which he needs»)57.
Lâon sait quâĂ la diffĂ©rence dâHenri Laugier, dâHenri Seyrig et de certains professeurs de la New School (Henri Bonnet, Maritain, LĂ©vi-Strauss, MossĂ©) KoyrĂ© nâobtint, ni probablement ne chercha aucune situation politique ou diplomatique avantageuse durant le premier gouvernement de de Gaulle, ni pendant le second: son comportement modeste et rĂ©servĂ© au cours des vingt annĂ©es suivantes dut convaincre les plus acharnĂ©s de ses adversaires au sein de la Rockefeller Foundation que leur hypothĂšse selon laquelle KoyrĂ© dĂ©sirait uniquement se prĂ©parer une rentrĂ©e glorieuse et influente en tant quâĂ©migrĂ© important («an Ă©migrĂ©âs career») Ă©tait complĂštement erronĂ©e. John Marshall, qui se dĂ©lectait de philosophie, conserva lâhabitude de consulter KoyrĂ©, aussi bien lors de ses passages Ă New York quâĂ Paris (oĂč il eut le plaisir de rencontrer une fois Jean Wahl, Ă©galement invitĂ© chez KoyrĂ©): en juin 1959, trouvant KoyrĂ© affaibli par une pneumonie, il confie Ă son journal lâespoir de le revoir car il estimait quâil Ă©tait «lâun des meilleurs philosophes dans le domaine gĂ©nĂ©ral de la philosophie et de la science»58.
56 Lâassertion Ă©voquĂ©e par J. Marshall (27.03.1943) selon laquelle KoyrĂ© serait payĂ© 250 $, qui aurait motivĂ© le refus de lui accorder un grant Ă partir de septembre 1943, fut vĂ©rifiĂ©e et dĂ©mentie par Johnson, qui mit en outre en Ă©vidence divers articles publiĂ©s par ce «productive scholar»: «KoyrĂ© had also lectured on invitation at Harvard, Chicago and the University of Wisconsin, and was to have given the leading paper at the canceled meeting of [the] Philosophical Society».57 RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597: A. Johnson Ă T.B. Appleget: «when your grant had expired, he was granted additional support from the French Committee of National Liberation. A few weeks ago, as a result of a reorga-nization of the Ăcole Libre, Professor KoyrĂ© resigned from his administrative work here. Unfortunate [is] this coincidence with the expiration of the contribution he has been receiving from the French Committee of National Liberation. He therefore finds himself practically without any income at the moment and I feel justified in asking you whether you could possibly reconsider a renewal of your former grant to him». Ibid. (9.08.1944) Stevens avait communiquĂ© cette allocation Ă Johnson. La contribution du ComitĂ© de LibĂ©ration nationale citĂ©e par Johnson figure dans Paris, Archives du MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, Guerre 1939-45, Ćuvres, 67, n. 11: «Subvention en faveur de M. KoyrĂ©. Par votre dĂ©cision N. 13483c/Inst. publique reçue le 27 Juillet 1943, M. KoyrĂ© avait obtenu une subvention annuelle de $ 2000 Ă partir du 1er juillet 1943. Cette subvention ne lui a pas Ă©tĂ© versĂ©e le 1er juillet 1944, il lui sera donc dĂ», du 1er juillet au 1er janvier, $1000».58 RAC, J. Marshall, Diaries: «Alexander KoyrĂ© to be one of ablest living philosophers in the general field of philosophy and science, and as such, he is someone whom John Marshall hopes to see more of».
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III.4 un âgardienâ platoniCien en exil et dans la rĂ©sistanCe
Dans un compte rendu dâun ouvrage de Guglielmo Ferrero paru dans «Renaissance»1 KoyrĂ© avait Ă©crit quâil voyait les deux guerres mondiales comme une expĂ©rience historique unique: celle en cours nâĂ©tait autre que
la seconde phase de la guerre mondiale, si comme il est bien probable, les historiens futurs verront les guerres de 1914-18 et de 1939-1945 comme un seule guerre, coupée [...]par une pseudo-paix; en fait, par un long armistice de vingt ans (R II, 136).
Dans ce cadre KoyrĂ© prĂ©sente la guerre dâEspagne comme une premiĂšre phase de la reprise de la guerre:
la contre-rĂ©volution espagnole ne fut-elle pas une explosion spontanĂ©e, mais une machination ourdie du dehors, et ce nâest pas grĂące Ă ses propres forces, mais grĂące Ă lâapport militaire italien et allemand, apport donnĂ© pour des raisons stratĂ©giques, et non idĂ©ologiques, quâelle a remportĂ© la victoire (R II, 146).
La comparaison surprenante avec la guerre du PĂ©loponnĂšse doit avoir Ă©tĂ© inspirĂ©e par un article de Roger Caillois2, mais elle nâest pas exceptionnelle Ă©tant donnĂ© que les Ă©crits de KoyrĂ© concernant lâactualitĂ© politique, modelĂ©s sur Guglielmo Ferrero, combinent continuellement des allusions Ă des institutions et des personnages du temps de Platon avec la phrasĂ©ologie journalistique Ă la mode: il nâest donc pas Ă©tonnant quâune fois la guerre terminĂ©e KoyrĂ© nâait pas Ă©tĂ© trĂšs sollicitĂ© comme commentateur politique. Ăcrivant aprĂšs le 25 avril 1943, il reprenait la polĂ©mique antifasciste de Ferrero.
Les dictateurs ont peur. VoilĂ , selon Ferrero, la clĂ© de leur politique. NapolĂ©on avait peur. Mussolini avait peur. On peut bien ajouter: Hitler a peur. Le totalitarisme nâest rien dâautre que lâexpression de cette peur: la peur de lâopinion libre, de la presse, de toute libertĂ© (mĂȘme que celle des loisirs) laissĂ© aux sujets; de la propagande, la presse dirigĂ©e, la mise au pas, la â ou plutĂŽt â les polices qui se superposent et se surveillent; la dictature â qui sait obscurement quâelle nâest pas âlĂ©gitimeâ et quâelle ne subsiste que par la force, par la peur quâelle inspire Ă ceux dont elle a peur â sâacharne sur ses ennemi imaginaire et rĂ©els; la peur conduit Ă la cruautĂ©, Ă la rĂ©pression impitoyable, Ă la terreur, et finalement Ă la guerre (R I, 662).
KoyrĂ© reprend ses RĂ©flexions sur le mensonge dans lâessai La cinquiĂšme colonne (R II-III, 136-145), qui est dans un certain sens conclusif et pour ainsi dire posthume, car il sortit lorsque KoyrĂ© nâĂ©tait plus secrĂ©taire de lâĂcole Libre et avait cessĂ© de sâoccuper de la rĂ©daction de «Renaissance»: il Ă©crivait au moment oĂč la guerre de fait Ă©tait dĂ©jĂ terminĂ©e. Ici KoyrĂ© donne une acception universelle Ă ce terme devenu Ă la mode grĂące Ă la stratĂ©gie du gĂ©nĂ©ral Franco et aux expressions utilisĂ©es pour proclamer sa victoire («cinquiĂšme colonne»). Ă ce propos KoyrĂ© rĂ©examine les bases de lâunitĂ© nationale au cours des deux derniers siĂšcles.
1 KoyrĂ© avait donnĂ© le compte rendu de Pouvoir de Guglielmo Ferrero (R I, 659-666) et en a fait lâune de ses principales rĂ©fĂ©rences dans le domaine politique, bien que dans son compte rendu il lui reprochĂąt des «erreurs et gĂ©nĂ©ralisations hĂątives» (R I, 661): entre autres de ne pas mentionner Platon lorsque dans Pouvoir il parle de ty-rannie, ni Hobbes lorsquâil fait de la peur la catĂ©gorie fondamentale de la politique. Sur lâidĂ©e de la continuitĂ© entre les deux guerres cf. H. grĂ©goire, The 30 Years of War of the XXth Century (1914-1944), «Belgium», IV, 1942.2 Cf. R. Caillois, AthĂšnes devant Philippe, dans La communion des forts, Mexico, Quetzal, 1943 (cit. par KoyrĂ© dans R II, 137).
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Sans doute savait-on que, sur les confins du monde civilisĂ©, dans lâEst de lâEurope, oĂč subsistaient encore de vastes empires Ă peine sortis de la fĂ©odalitĂ©, en Russie ou en Autriche [...] mais justement ni lâune ni lâautre nâĂ©taient des Ă©tats nationaux; câĂ©taient, au contraire, des prisons des peuples, oĂč une race dominante en tenait dâautres en sujetion ou esclavage. Ainsi comprenait-on bien lâexistance, dans ces pays-lĂ , dâ«ennemis interieursâ» auxquels les gouvernements ne pouvaient faire nulle confiance, et dont il pouvaient craindre que, pendant une guerre, ils feraient cause commune avec lâ«ennemi exterieur». On admettaient parfaitement bien que, dans ces pays-lĂ , des irrĂ©dentismes, ou plus simplement des sĂ©paratismes nationaux, pouvaient affaiblir, ou mĂȘme rompre, les liens dâappartenance Ă lâEtat: lâoppression provoque lâopposition, et lors dâune guerre nourrit le dĂ©faitisme3.
KoyrĂ© considĂšre la guerre de 1914-18 et mĂȘme celle de 1939-45 comme «une guerre surtout nationale» (R II, 141) et il refuse
les interprĂ©tations les plus populaires de la guerre [qui] on a surtout insistĂ© sur son caractĂšre idĂ©ologique: guerre de dĂ©mocraties contre le fascisme, guerre de la libertĂ© contre contre la tyrannie; dans les interprĂ©tations les plus profondes, issues de la plume des reprĂ©santants de la pensĂ©e âliberaleâ, la guerre a Ă©tĂ© presentĂ©e le plus souvent comme une rĂ©volution sociale internationale, qui divise lâhumanitĂ© en deux camps, camps dont la ligne de partage passe Ă travers les frontiĂšres nationales et celles des Ătats (R II, 141-142).
En rĂ©alitĂ© les dĂ©mocraties ont menĂ© une guerre dĂ©fensive nĂ©cessaire: elles nâen seraient pas venues lĂ si lâAllemagne et lâItalie sâĂ©taient limitĂ©es Ă une offensive uniquement idĂ©ologique et si elles avaient gardĂ© le nazisme et le fascisme Ă lâintĂ©rieur de leurs frontiĂšres:
cette guerre nâest pas une guerre doctrinale, une guerre rĂ©volutionnaire, ni pour les russes, ni pour les dĂ©mocratie occidentales. Ce nâest pas pour propager, ou imposer, dans le monde lâidĂ©ologie bolcheviste ou lâidĂ©ologie dĂ©mocratique que les AlliĂ©s ont pris les armes. Et si la destruction du fascisme et du nazisme en tant que tels est devenue pour eux un but de guerre, ce nâest pas Ă cause de leur aversion particuliĂšre pour ces idĂ©ologies, câest par quâils ont dĂ» finir par reconnaitre que le fascisime et le nazisme sont des idĂ©ologies qui inspirent, et de formes dâEtat qui incarnent la volontĂ© de conquĂȘte et de domination4.
KoyrĂ© rappelle que personne ne sâĂ©tait Ă©tonnĂ© de «voir les empires des Habsburg et de Romanov, sous la tension de la guerre» de 1914-18. CâĂ©tait arrivĂ© malgrĂ© le fait que «les oppositions sociales, contrairement Ă ce que craignaient les uns et espĂ©raient les autres, se sont averĂ©es singuliĂ©rement inopĂ©rantes en face du lien nationale: celui-ci sâest partout â sauf en Russie [en 1918] â montrĂ© plus fort et plus profond que tout autre lien». Le sens de cette exception apparaĂźt plus clairement lorsquâaussitĂŽt aprĂšs KoyrĂ© prĂ©cise: contrairement aux thĂ©ories marxistes tellement diffusĂ©es au XIX et XX siĂšcle, la solidaritĂ© de classe, tout
3 R II, 148 n. Cf. koyrĂ©, Introduction Ă la lecture de Platon suivi de Entretiens sur Descartes; je cite dâaprĂšs lâĂ©d. Paris, Gallimard 1962, p. 143 n.: «Et la CinquiĂšme colonne a sĂ©vi dans lâantiquitĂ© autant, et pour les mĂȘmes raisons, que de nos jours». Ă noter que les articles publiĂ©s par KoyrĂ© dans «Renaissance», RĂ©flexions sur le men-songe et La cinquiĂšme colonne, ont Ă©tĂ© plusieurs fois rĂ©imprimĂ©s Ă part (les parutions les plus rĂ©centes sont sorties respectivement chez Allia, Paris 1996 et 1997) et Ă©galement traduits (par ex. en italien Riflessioni sulla menzogna politica, Catane, De Martinis e C., 1994). Maritain lui aussi utilisait cette expression: Ćuvres complĂštes, VIII, Fribourg, Cercle Maritain, 1989, p. 566: «LâantisĂ©mitisme est la cinquiĂšme colonne morale de la conscience chrĂ©-tienne».4 R II, 144; cf. ibid, 138-139 et 149: «phĂ©nomĂšne curieux... paradoxal...: la dĂ©saffection croissante des classes possĂ©dantes â support et fondement de la dĂ©mocratie bourgeoise â pour la dĂ©mocratie et leur admiration croissante pour les formes autoritaires de lâĂtat (en termes platoniciens: pour lâĂtat tyrannique) auxquelles normalement elles devraient ĂȘtre hostiles».
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spĂ©cialement celle de classe ouvriĂšre, nâa pas eu aucun rĂŽle face Ă la solidaritĂ© nationale. Les Ă©vĂ©nements de 1917 â la RĂ©volution dâoctobre (de mĂȘme que celle de fĂ©vrier) â ne font pas exception, parce quâils rĂ©sulteraient non pas de lâinitiative des bolcheviks russes et des socialistes SR, mais uniquement de lâoppression des Romanov. Ces considĂ©rations trahissent une inspiration autobiographique.
Dans le conflit 1939-45 Ă©galement le rĂŽle des prolĂ©taires en Allemagne ou en Italie5 Ă©tait considĂ©rĂ© comme nul par KoyrĂ©, Ă©tant donnĂ© que dâaprĂšs lui «ils ne se sont pas joint Ă leur frĂšres de la Russie soviĂ©tique»6; toujours selon lui «en revanche la solidaritĂ© capitaliste sâest bien souvent rĂ©vĂ©lĂ©e agissante et rĂ©elle» (R II, 139n). Douze ans plus tard, dans sa correspondance avec Raymond Klibansky, son collĂšgue parmi les autoritĂ©s de lâUnesco et de lâInstitut international de philosophie, mais surtout dĂ©sormais une vieille connaissance, KoyrĂ© se plaignait du fait que la France et lâAngleterre avaient perdu une partie de leur prestige et de leur pouvoir international.
Les Ă©vĂ©nements politiques, la dĂ©bĂącle de la France et de lâAngleterre rĂ©duites au rĂŽle de petits satellites et mises au pas avec une brutalitĂ© que lâon ne se permet pas envers la Syrie ou le Liban, nous ont assez affectĂ©. La conjonction de la morale et du pĂ©trole est dĂ©plaisante. Et, en outre, stupide. Dans cinq ans, aprĂšs la liquidation dâIsraĂ«l et des rois arabes, lâAramco sera nationalisĂ©. Mais nos dirigeants ont Ă©tĂ© trop bĂȘtes et trop lĂąches. Maintenant câest fini. LâAngleterre et la France ne sont plus que des âterritoiresâ; pas mĂȘme des âStatesâ7.
LâexpĂ©rience de KoyrĂ© durant la guerre est idĂ©alisĂ©e dans un petit livre Ă©bauchĂ© pendant sa fuite au Moyen-Orient (probablement en vue dâun sĂ©minaire tenu en Syrie avant novembre 1940) et publiĂ© Ă New York. Jâen ai identifiĂ© rĂ©cemment un manuscrit dans les fonds Paul Kraus, Regenstein Library, University of Chicago, circonstance qui le prĂ©sente sous un jour doublement dramatique. LâIntroduction Ă Platon fut Ă©crit en Syrie, premiĂšre Ă©tape lors de sa fuite Ă la fin de 1940: on pourrait penser Ă un cours abrĂ©gĂ© ou Ă une esquisse pour son usage personnel, mĂȘme si sa longueur rend cette hypothĂšse problĂ©matique. Il est probable que la rĂ©daction de ces 160 pages ait Ă©tĂ© reprise et continuĂ©e au Caire, oĂč lâauteur resta plusieurs mois. Il paraĂźt certain quâĂ la fin de cette derniĂšre pĂ©riode Ă©gyptienne KoyrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ en possession dâun texte plus ou moins complet: il en avait probablement un exemplaire avec lui au moment de sâembarquer sur la route du Pacifique. Mais vraisemblablement considĂ©rait-il aussi Ă raison ce voyage comme dangereux: nous en avons un indice dans le fait quâĂ propos de Platon il parle de navires militaires («super-dreadnaughts», p. 158). Je suppose donc que KoyrĂ©, craignant que
5 KoyrĂ© admet quâavait existĂ© en Italie «une opposition au fascisme», mais «trop faible - jusquâĂ la dĂ©faite â pour gĂȘner le rĂ©gime»; «cette lutte sociale internationale, dont on a tant parlĂ©... nâa eu lieu... ni mĂȘme en Italie. Car si finalement une sorte de guerre sociale se dĂ©veloppa dans cette derniĂšre, câest que â il ne faudrait pas lâoublier entiĂšrement â celle-ci a fait la guerre: et lâa perdue» (R II, 145). Ă noter que «Renaissance» avait recherchĂ© la collaboration dâexilĂ©s antifascistes italiens comme Lionello Venturi (R I, 559 et suiv.) ou Guglielmo Ferrero depuis la Suisse; au moment dâĂ©migrer KoyrĂ© avait Ă©tĂ© aidĂ© par le Juif italien Max Ascoli, Ă lâĂ©poque Dean de la New School.6 R II, 139n. Cf. R II, 143-144: «ce nâest mĂȘme pas pour le rĂ©gime soviĂ©tique ou la religion marxiste que se battent aujourdâhui les Russes, mais pour la âpatrie soviĂ©tiqueâ, lâEmpire soviĂ©tique, câest... dire la Sainte Russie, lâEmpire russe dans lequel la structure soviĂ©tique est devenue autochtone, et dans lequel le camarade ou mieux le marĂ©chal Staline a remplacĂ© le Tsar».7 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, 5.01.1957. Ibid., 1.11.1956, KoyrĂ© avait commentĂ© favorablement pour les Chro-niques dirigĂ©es par Klibansky la collaboration proposĂ©e Ă Marrou et LukĂĄcs. «Mais je doute quâil accepte. Aucun communiste, aujourdâhui, nâacceptera de faire cette chronique â peut-ĂȘtre Garaudy ou Desanti, des idiots, parce quâils ne savent pas sur quel pied danser. Au temps de Staline câĂ©tait simple. Mais aujourdâhui avec les Ă©vĂ©nements de Pologne, de Hongrie... prenez un non-communiste».
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son ouvrage ne se perde, en avait confiĂ© un exemplaire Ă Paul Kraus. Mais alors que KoyrĂ© et Do Ă©taient arrivĂ©s sains et saufs aux Ătats-Unis, la fin tragique de Kraus, qui sâĂ©tait suicidĂ© en 1944, a fait que cet exemplaire Ă©tait restĂ© inconnu dans son Nachlass, qui nâa Ă©tĂ© dĂ©posĂ© et rendu public que rĂ©cemment8.
En 1945 Ă New York, chez Brentanoâs (libraire-Ă©diteur proche de lâĂcole Libre) KoyrĂ© avait publiĂ© lâIntroduction: il lâavait certainement rĂ©Ă©laborĂ©e, mais pas dans le but de lui adjoindre des donnĂ©es Ă©rudites ou philosophiques (il ne renvoie mĂȘme pas aux pages Stephanus pour localiser les vastes citations de Platon, et ne dĂ©clare pas non plus utiliser la traduction quâEmile Chambry avait publiĂ©e avec lâĂ©dition du texte grec de Platon pour Les Belles Lettres entre 1932 et 1934). Les ajouts, mis pour la plupart en note, servent Ă insĂ©rer dans la version rĂ©digĂ©e au Moyen-Orient des professions de foi ou des invectives politiques, ainsi que des citations rĂ©centes:
la tyrannie est le rĂ©gime de la peur et du crime: le tyran rĂšgne sur la peur, mais il est lui aussi en proie Ă la peur... du peuple... mais aussi de ses propres gardes du corps ... âle peuple en voulant, comme on dit, Ă©viter la fumĂ©e de lâesclavage, prend la livrĂ©e de la servitude la plus dure et la plus amĂšre, la soumission Ă des esclavesâ et mĂȘme Ă âlâesclave de ses esclavesâ... Le rĂŽle primordial de la peur dans la citĂ© tyrannique (fasciste, nazie) a Ă©tĂ© rĂ©cemment bien mis en lumiĂšre par Guglielmo Ferrero9.
Il est Ă©trange que dans de nombreuses pages du livre des notes soient introduites pour accueillir ces mises Ă jour et ces polĂ©miques: on ne peut sâempĂȘcher de supposer que lâauteur a eu recours Ă cet expĂ©dient pour ne pas perdre de temps Ă rĂ©Ă©crire le texte. ComparĂ©e Ă toutes ses autres Ćuvres, celle-ci nâest pas une recherche, mais un manifeste politique Ă©loquent. Dans la premiĂšre partie de lâIntroduction KoyrĂ© discute de la mĂ©thode socratique opposĂ©e Ă celle des sophistes, dans la deuxiĂšme, plus longue et passionnĂ©e, il discute de la vie de la ville, autrement dit il expose la RĂ©publique et se focalise sur le thĂšme de la tyrannie, explicitement identifiĂ©e avec les dictatures contemporaines. Il ne faut donc pas sâĂ©tonner si au moment oĂč Leo Strauss â Ă©crivant plus tard, Ă partir de 1948 â lâaffrontera Ă quatre mains avec Alexandre KojĂšve, mais dans un contexte beaucoup plus sophistiquĂ© et dĂ©taillĂ©, tous deux Ă©voquent lâIntroduction Ă la lecture de Platon, tout en la critiquant sur le plan philologique ou sur celui de lâĂ©tude du monde antique: informĂ© de ces observations «dâordre matĂ©riel», KoyrĂ© aurait laissĂ© entrevoir sa mauvaise conscience10.
Ce bref Ă©crit de circonstance rencontre un succĂšs mĂ©ritĂ© auprĂšs des non-spĂ©cialistes, lâon pourrait mĂȘme dire que ce fut le plus populaire de ses ouvrages: il fut immĂ©diatement traduit (sous le titre Discovering Plato) Ă la Columbia U.P. et prĂ©facĂ© par un philosophe de cette universitĂ©, Irwin Edman. La traductrice de cet ouvrage et dâun autre aussi bref de KoyrĂ© Ă©tait une Ă©rudite compĂ©tente faisant partie du groupe de la «History of ideas», Eleonore Cohen Rosenfield. Cette traduction connaĂźtra de nombreux comptes rendus, bien davantage que la version originale française.
8 Chicago, University of Chicago Library, Special Collections, Archives Paul Kraus, Box 10, folder 3: Introduc-tion Ă la lecture de Platon. Ătant donnĂ© quâil sâagit dâun manuscrit autographe un exemplaire a dĂ» ĂȘtre copiĂ© et emportĂ© pour arriver en AmĂ©rique.9 koyrĂ©, Introduction Ă la lecture de Platon cit., p. 149 et n. KoyrĂ© se rĂ©fĂšre ici Ă Pouvoir paru en 1942 (câest-Ă -dire aprĂšs son sĂ©jour au Moyen Orient) et dont il avait fait lui-mĂȘme le compte rendu dans «Renaissance» (Stoffel, 43.1); les mĂȘmes pages de KoyrĂ© sont Ă©galement publiĂ©es comme annonce Ă©ditoriale dans un article de «France AmĂ©rique», 17 juin 1945, pour en souligner lâactualitĂ© et «le pĂ©ril dont les dĂ©mocraties sont menacĂ©es quand elles ne parviennent pas Ă se discipliner elles-mĂȘmes».10 L. strauss, On Tyranny. An interpretation of Xerophonâs Hiero, foreword by Alvin Johnson, New York, Political Science Classic, 1948. L. Strauss, De la tyrannie cit., p. 277: «KoyrĂ© a Ă©tĂ© trĂšs touchĂ© par votre rĂ©action critique Ă son livre sur Platon. Je nâai parlĂ© que de critiques dâordre âmatĂ©rielâ. Mais il a visiblement âmauvaise conscienceâ».
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KoyrĂ© y faisait une exposition de texte, mais prĂ©sentait surtout un vigoureux manifeste politique contre le rĂ©gime dâoccupation nazi qui venait dâĂȘtre instaurĂ© en France: il Ă©crivait Ă bĂątons rompus et introduisait souvent des divagations, sâadonnait Ă des transpositions en termes contemporains, faisait mĂȘme parfois des pĂ©roraisons grandiloquentes. On peut confirmer, comme le suggĂšre Gillispie, quâĂ lâorigine lâIntroduction avait fait lâobjet dâune exposition orale: avant les cours sur Platon Ă New York en 1943-44 un sĂ©minaire aurait Ă©tĂ© improvisĂ© et rĂ©digĂ© Ă Beyrouth ou Ă Damas, oĂč KoyrĂ© sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© pendant un mois environ alors quâil fuyait la France Ă lâautomne 1940. Il avait pu obtenir les permis nĂ©cessaires grĂące Ă une invitation de lâInstitut Français de Damas, qui se consacrait surtout Ă lâarchĂ©ologie classique: Henri Seyrig en Ă©tait le directeur. En approuvant lâinvitation faite Ă quelquâun qui nâĂ©tait pas un archĂ©ologue ni un spĂ©cialiste de lâantiquitĂ© classique â invitation qui avait Ă©tĂ© formulĂ©e par le fonctionnaire RenĂ© Varin â il aura certainement eu lâintention dâaider KoyrĂ© Ă quitter la France. Seyrig Ă©tait en effet un gaulliste, que nous retrouverons comme haut responsable Ă New York, oĂč il Ă©tait Conseiller culturel de la France Libre aux Ătats-Unis. Il y fera en 1944 un rapport trĂšs favorable sur lâĂcole Libre. Seyrig devait donc connaĂźtre lâorientation de KoyrĂ© dĂšs 1940.
La derniĂšre partie de lâIntroduction traite de la RĂ©publique et se prĂ©sente comme une mĂ©taphore intelligente des problĂšmes que les intellectuels avaient dĂ» expĂ©rimenter en personne pendant les annĂ©es du fascisme et de la seconde guerre mondiale. KoyrĂ© formule deux questions:
la dĂ©gradation progressive des formes de la vie politique nâest-elle pas, ainsi que Platon semble nous lâavoir enseignĂ©, fatale et irrĂ©mĂ©diable? Peut-on, en gĂ©nĂ©ral, sinon renverser, du moins arrĂȘter le mouvement? Et 2° en admettant mĂȘme que ceci ne soit pas impossible, quel est le rĂŽle que pourrait, ou que devrait jouer le philosophe dans cette entreprise de salut?11
Pour KoyrĂ© «Platon nous dĂ©crit la naissance de la tyrannie quâengendre immanquablement lâivresse de la dĂ©mocratie incapable de se discipliner elle-mĂȘme» 12. Encore avant que la tyrannie ne sâinstaure, devant les agitations des oligarques, le peuple a peur et par consĂ©quent se donne un chef, ou plutĂŽt, comme le dirait Hobbes, un protecteur, qui sâentoure dâune force armĂ©e: mais la phase suivante arrive aussitĂŽt, câest-Ă -dire «la tyrannie [qui] est le rĂ©gime de la peur et du crime», ainsi que lâa montrĂ© Guglielmo Ferrero:
la CitĂ© tyrannique est, de toute necessitĂ©, une CitĂ© pauvre, esclave et en proie Ă la crainte. Il sâensuit que lâĂąme tyrannique est Ă©galement pauvre et affamĂ©e, en proie Ă la crainte et remplie de servitude et de bassesse. Les hĂ©ros nietzschĂ©ens prĂŽnes par CalliclĂ©s et Thrasymaque se rĂ©vĂšlent possĂ©der une Ăąme dâesclave13.
Le tyran nâest pas le maĂźtre, mais lâesclave des esclaves; son Ăąme
asservie Ă ses passions et tyrannisĂ©e par elles. Elle est incapable de se gouverner elle-mĂȘme. Elle ne se possĂšde pas. Elle est dominĂ©e par sa partie la plus basse, par la bĂȘte fĂ©roce qui habite en chacun de nous. Or, ceci nâest pas seulement une perversion flagrante, et une maladie mortelle pour lâĂąme. Câest encore un Ă©tat Ă©minemment malheureux14.
InterprĂ©tant la RĂ©publique de Platon KoyrĂ© rappelle et dĂ©veloppe par consĂ©quent la dialectique serviteur-maĂźtre (pour ainsi dire hĂ©gĂ©lo-marxisteâŠ): il fait donc penser au malheur
11 koyré, Introduction à la lecture de Platon cit., p. 153.12 Ibid., p. 146.13 Ibid., p. 148-149 et n.14 Ibid., p. 150.
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de la conscience, que Wahl avait mis en lumiĂšre chez le jeune Hegel, que KojĂšve avait soulignĂ© dans la PhĂ©nomĂ©nologie de lâesprit et que KoyrĂ© lui-mĂȘme, dĂšs 1926-27, avait illustrĂ© dans les congrĂšs hĂ©gĂ©liens et dans ses cours.
Il voit chez Platon une extraordinaire modernitĂ©, et mĂȘme actualitĂ©:
en lisant les pages passionnĂ©es et sĂ©vĂšres, profondes et caustiques Ă la fois, dans lesquelles Platon nous dĂ©crit la dĂ©cadence de la dĂ©mocratie athĂ©nienne, glissant, par lâanarchie et la dĂ©magogie vers la dictature et le despotisme, le lecteur moderne ne peut pas sâempĂȘcher de se dire: de nobis fabula narratur15.
Revenu en France, KoyrĂ© se mit Ă faire frĂ©quemment des allers-retours avec les universitĂ©s amĂ©ricaines, oĂč il traitait de lâhistoire de la science (publiant des articles dans maints pĂ©riodiques et Ă©galement dans «DiogĂšne», la revue de lâUNESCO): mais ses interventions politiques furent secondaires et sporadiques. Il y eut toutefois un Ă©pisode intĂ©ressant qui le vit participer aux cĂŽtĂ©s de nombreux philosophes latino-amĂ©ricains et de quelques europĂ©ens (Klibansky, qui Ă©tait lâun des organisateurs; Calogero, visiting professor au Canada; Wahl, de retour de New York) Ă une grande table ronde sur le thĂšme El peligro de la libertad intelectual, qui rentrait dans le cadre du troisiĂšme Congreso Interamericano de Filosofia au Mexique en janvier 1950 et qui avait eu un prĂ©cĂ©dent Ă New York en 1947. Ce congrĂšs sera souvent Ă©voquĂ© avec plaisir, du point de vue touristique et personnel, dans la correspondance entre KoyrĂ© et Klibansky.
Les actes le prĂ©sentaient comme un dĂ©bat sur la guerre froide et sur la «croisade idĂ©ologique capitaliste et catholique visant Ă freiner lâexpansion idĂ©ologique du marxisme-lĂ©ninisme», mais il avait Ă©tĂ© dâun haut niveau philosophique. La communication de KoyrĂ© Ă©tait partie de Platon et de Socrate, se rĂ©fĂ©rant donc Ă son Introduction. Il discutait lâalternative de privilĂ©gier lâordre ou la libertĂ©, renvoyait Ă Descartes comme Ă lâun des plus grands destructores quâil y ait eu au monde et analysait la maniĂšre dont les philosophes adoptaient des attitudes dâ âĂ©sotĂ©rismeâ ou de vulgarisation.
Câest lĂ un danger sur lequel Platon a attirĂ© notre attention, scepticisme, immoralisme, nihilisme, pour utiliser une terminologie moderne, qui sont tous des dangers rĂ©els crĂ©Ă©s par les sous-produits et, dans un certain sens, par la vulgarisation de la philosophie, car la philosophie est une chose difficile et se prĂȘte mal Ă la vulgarisation. Le peuple a besoin de mythes16.
Les mythes anciens et dĂ©crĂ©pits ont Ă©tĂ© dĂ©truits, laissant la place aux nouveaux («mitos de raza, de clase, del sentido») qui sont la base du totalitarisme, «plus fĂ©roces dans leurs exigences dâorthodoxie et de conformisme intellectuel, beaucoup plus intransigeants que les ordres anciens dans la suppression de la libertĂ© intellectuelle». De lĂ naĂźt lâexigence du secret, que KoyrĂ© appelle âĂ©sotĂ©rismeâ, mais quâil veut dĂ©conseiller, considĂ©rant au contraire utile une vulgarisation de plus en plus rĂ©pandue et un approfondissement. La philosophie joue un rĂŽle dans la rĂ©alisation de la paix, qui
15 Ibid., p. 158.16 Congreso interamericano de filosofĂa, III. El peligro de la libertad intelectual (1950) Mexico, Imprenta Univer-sitaria, 1952, p. 68: «Es ese un peligro sobre el cual PlatĂłn llamĂł nuestra atenciĂłn, el escepticismo, el inmoralismo, el nihilismo, para emplear un termino moderno, todos los peligros reales de los subproductos y en cierta forma de la vulgarizaciĂłn de la filosofĂa, pues la filosofĂa es cosa difĂcil y mal se presta a la vulgarizaciĂłn. El pueblo tiene necesidad de mitos». Je suis profondĂ©ment reconnaissante Ă Maurice Aymard de mâavoir trĂšs rapidement procurĂ© une copie de ces actes qui ne sont pas enregistrĂ©s dans la bibliographie Stoffel.
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dĂ©rive de son exigence essentielle de libertĂ© intellectuelle. Le seul principe suprĂȘme auquel la philosophie accepte de se soumettre est celui de la libre discussion ou si lâon prĂ©fĂšre le principe du dialogue, principe qui sauvegarde le droit de lâautre, câest-Ă -dire le droit dâĂȘtre compris, le droit dâĂȘtre combattu Ă lâaide dâarguments et non pas par la violence, y compris enfin le droit de se tromper et de dĂ©fendre son erreur par des argumentations17.
La violence est permise uniquement contre ceux qui nâacceptent pas le principe suprĂȘme du logos et de la discussion, le principe que Calogero Ă©tait en train de thĂ©oriser18. La connaissance que KoyrĂ© avait de ce dernier Ă©tait moins approfondie que celle de Klibansky, mais tout aussi vieille: au troisiĂšme colloque hĂ©gĂ©lien qui, aprĂšs La Haye et Berlin, sâĂ©tait dĂ©roulĂ© Ă Rome en 1933, KoyrĂ© lâavait rencontrĂ© et, comme il rĂ©sulte de la correspondance de «Recherches philosophiques», lâavait invitĂ© Ă collaborer, comme il lâavait fait aussi avec Santino Caramella. Le choix de ces deux jeunes antifascistes rĂ©vĂšle comment, dans la capitale du fascisme, KoyrĂ© avait eu soin de prendre contact avec les opposants.
17 Ibid, p. 70.18 Ibid, p. 98, KoyrĂ© dit dans le dĂ©bat final: «No comprendo al professor Calogero cuando habla de la posible existencia de verdad peligrosa. La ortodoxia y la teologia lo creen, pero los que hacen tal cosa quedan fuera de la discusiĂłn filosĂłfica. La filosofĂa no abandona el dialogo y el âlogosâ. Quien lo niegue no puede considerarse ya como filĂłsofo. La discusiĂłn es un principio supremo. El hombre no es capaz de verdad mĂĄs que por que capaz de libertad y viceversa. No se puede renunciar a ninguno de estos dos factores sin renunciar al mismo tiempo al otro»; v. aussi p. 113-114: «el filĂłsofo necesita mĂĄs libertad intellectual»; p. 102-103, oĂč il discute Ă nouveau de Caloge-ro, ainsi quâune communication de Samuel Ramos: «Es cierto que se manifestan cambios variados (por ejemplo la fisica cuantica y la fisica con respecto al problema del conocimiento)... pero en otros casos encontramos problemas que pueden calificarse de eternos... que no son afectados por la evoluciĂłn cientĂfica (el problema del conocimiento sensible...)»; p. 105: «Tenemos por ejemplo el diferente planteamiento de la fisica antes de Galileo y despuĂ©s, y antes y despuĂ©s Kant». Ces divagations qui ne concernent propement la problĂ©matique politique, rĂ©vĂšlent que les intĂ©rĂȘts de KoyrĂ© le ramĂšnent Ă lâĂ©pistĂ©mologie.
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UN âGARDIENâ PLATONICIEN EN EXIL ET DANS LA RĂSISTANCE
iii.5 se retrouver Ă neW york: hannah arendt
Plus important est lâamor donantis, que le donum amantis.koyrĂ©
Alexandre KoyrĂ© et Hannah Arendt sont deux personnages fort diffĂ©rents. Il a laissĂ© de lui-mĂȘme une image abstraite, celle dâun grand spĂ©cialiste organisateur de recherches plutĂŽt que dâun divulgateur populaire de la philosophie, et dâun interprĂšte crĂ©atif dans lâhistoire de la philosophie et des sciences, mais il nâa jamais donnĂ© une interview autobiographique ou politique, au point que le lecteur pourrait penser â Ă tort â quâil ne sâintĂ©ressait pas du tout Ă la politique. Elle au contraire a toujours Ă©tĂ© trĂšs engagĂ©e et outspoken, a suivi comme journaliste et comme auteur de livres dâactualitĂ© un demi-siĂšcle dâhistoire contemporaine en sâexposant aux risques de polĂ©miques enragĂ©es (avec Schlesinger, avec ses amis de «Commentary», avec Scholem et dâautres Ă propos dâEichmann)1.
Qui aurait pensé que Koyré et Hannah Arendt étaient de grands amis?2
Hannah Ă©tait rĂ©fugiĂ©e Ă Paris depuis 1933: ils auraient pu se frĂ©quenter, mais ils avaient ratĂ© cette occasion. Elle Ă©tait alors mariĂ©e avec un collaborateur des «Recherches philosophiques», GĂŒnther Stern: il avait Ă©tĂ© un de ses condisciples auprĂšs de Heidegger, et il fut connu plus tard sous le pseudonyme de GĂŒnther Anders; sur le conseil de Raymond Aron, GĂŒnther et peut-ĂȘtre aussi Hannah avaient pris part en 1934-35 aux sĂ©minaires de KoyrĂ© et Ă ceux de KojĂšve3: contrairement Ă lâavis prĂ©dominant des auditeurs (presque tous admirateurs du jeune KojĂšve qui avait de la faconde), rappelant Ă son Ă©lĂšve Kohn les deux sĂ©ries de sĂ©minaires hĂ©gĂ©liens Hannah dĂ©clarait, bien des annĂ©es plus tard, sa propre prĂ©fĂ©rence pour KoyrĂ©4. Avec lui et Heidegger Hannah ne parlait pas seulement de livres et de problĂšmes dâactualitĂ© mais revenait souvent sur un passĂ© lointain: il avait dĂ» en ĂȘtre ainsi pour les essais hĂ©gĂ©liens de KoyrĂ© et pour lâIntroduction de KojĂšve quâelle avait expĂ©diĂ©e Ă Heidegger5.
LâamitiĂ© et la continuitĂ© dâĂ©changes culturels avec Hannah Arendt sont en elles-mĂȘmes une preuve que KoyrĂ© nâĂ©tait pas un ennemi de la gauche et quâil nâĂ©tait pas non plus anticommuniste, comme on lâa dit, sinon il nâaurait pas eu de telles affinitĂ©s avec lâune des figures fondatrices de lâextrĂȘme gauche aux USA, comme il en avait dĂ©jĂ avec Groethuysen Ă Paris et avec Meyer Schapiro Ă New York.
1 H. arendt, Eichmann in Jerusalem: a Report on the Banality of Evil, New York, Viking Press 1965, enlarged ed. Cf. H. arendt â J. fest, Eichmann... Intervista, lettere, documenti, Florence, Giuntina 2013.2 Jâai publiĂ© dans les «Nouvelles de la RĂ©publique des lettres», 1997, p. 131-165, les 23 lettres inĂ©dites dâAlexandre KoyrĂ© Ă Hannah Arendt conservĂ©es Ă la Library of Congress (Washington), H. Arendt Papers, container 11, folder 18. Jâutilise ici les donnĂ©es de cette correspondance et je remercie le bibliothĂ©caire M. Fred Bauman et Mrs. Lotte Kohler, trustee de lâhĂ©ritage Arendt, de mâavoir donnĂ© la permission de les Ă©tudier et de les publier.3 redondi, p. 46: en 1933-34 KoyrĂ© (avant et aprĂšs sa mission au Caire, dĂ©cembre 1933-mai 1934) avait donnĂ© deux cours sur Calvin et sur GalilĂ©e, suivis par GĂŒnther Stern; E. young-bruehl, Hannah Arendt: For Love of the World, New Haven-Londres, Yale U.P. 1982, p. 116-117, prĂ©cise que Raymond Aron, dĂ©jĂ en 1933, avait connu Ă Berlin les deux Stern (un couple sur le point de se sĂ©parer), leur conseillant de suivre au moins KojĂšve, supplĂ©ant de KoyrĂ©, et que KoyrĂ© lui-mĂȘme les avait prĂ©sentĂ© Ă Jean Wahl.4 arendt, Essays in Understanding 1930-1954, ed. by J. Kohn, New York, Harcourt, Brace and Co. 1994.5 h. arendt â M. heidegger, Briefe 1925-1975 und andere Zeugnisse, Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 16, 324, 208 et suiv., 244 et suiv.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
En 1958 KoyrĂ© Ă©crit: «rĂ©trospectivement jâai senti le regret de vous avoir trop peu vue Ă Paris avant la guerre!»6. Ce regret, quâil rĂ©pĂ©tera souvent, laisse deviner au lecteur quâil y eut entre eux une tendresse et un rapport qui nâĂ©tait pas seulement celui de deux collĂšgues.
Il nâest pas exclu que ces rencontres manquĂ©es puissent ĂȘtre expliquĂ©es non seulement par lâabandon pendant vingt ans, de la part de Hannah, de la profession de philosophe, mais aussi par lâattitude diffĂ©rente quâils avaient alors face au sionisme. Ă Paris Hannah travaillait pour Youth Aliya et dâautres organisations qui prĂ©paraient les Juifs Ă passer en Palestine; encore journaliste Ă New York elle avait adhĂ©rĂ© au Commitee for a Jewish Army of Stateless and Palestinian Jews. KoyrĂ© au contraire nâĂ©tait pas sioniste. Il Ă©tait liĂ© Ă la tradition intellectuelle dâassimilation telle quâelle Ă©tait reprĂ©sentĂ©e en France par des Juifs comme Brunschvicg et LĂ©vy-Bruhl: pour ce dernier il avait traduit et publiĂ© des documents pour la dĂ©fense de Dreyfus7 et il est certain que pendant la pĂ©riode hitlĂ©rienne il avait Ă©tĂ© profondĂ©ment solidaire des rĂ©fugiĂ©s juifs.
Dans les annĂ©es vingt KoyrĂ© avait frĂ©quentĂ© des milieux juifs parisiens et sâĂ©tait mariĂ© Ă la synagogue, mais ces frĂ©quentations, plus assidues quâau cours dâautres phases de sa vie, pouvaient avoir Ă©tĂ© inspirĂ©es par la crainte de ne jamais obtenir en France â sans de tels appuis â un poste de professeur, possible uniquement cinq ans aprĂšs la naturalisation. Dans sa production on ne trouve pas trace de sionisme: câest Ă cette Ă©poque quâil avait entrepris la traduction, restĂ©e inachevĂ©e et manuscrite, de A History of Medieval Jewish Philosophy du Juif amĂ©ricain Isaac Husik8, que les bibliographies indiquent Ă tort comme une Ćuvre originale de KoyrĂ©9. Un autre document est lâinĂ©dit sur Disraeli, un reprĂ©sentant du judaĂŻsme âdâassimilationâ â qui sâinspirait de la biographie Ă©crite par AndrĂ© Maurois. AprĂšs avoir obtenu sa naturalisation en 1925, il ne collabora plus à «Menorah» et ne manifesta pas la moindre sympathie pour le sionisme. Lorsquâen 1953 un congrĂšs international dâHistoire de la Science lâobligera Ă se rendre Ă JĂ©rusalem, lâannonçant Ă Hannah comme une surprise incroyable, il lui Ă©crira: «tiens-toi bien!»10.
Leur correspondance enregistre des Ă©changes de livres, qui parfois donnent lieu Ă des discussions intĂ©ressantes: câest le cas du premier grand livre de H. Arendt sur le totalitarisme, qui en France nâallait dâailleurs pas avoir de succĂšs, ni ĂȘtre rapidement traduit. KoyrĂ© tenta de lâaider Ă trouver un Ă©diteur français11.
Ces Ă©changes ne sont pas tous documentĂ©s dans la correspondance, qui commence en 1951, et les plus importants doivent avoir eu lieu surtout au dĂ©but, lorsque Hannah Arendt Ă©tait en train dâĂ©crire la premiĂšre partie de son Totalitarisme consacrĂ©e non pas Ă un rĂ©gime (comme le rĂ©gime nazi ou le communiste, traitĂ©s par la suite), mais Ă une idĂ©ologie ou un mouvement politique comme lâantisĂ©mitisme; parmi les rares communications politiques que KoyrĂ© fit pendant les annĂ©es de guerre, au moins celle sur le mensonge a Ă©tĂ© indiquĂ©e comme importante pour elle. Il lui fait ce reproche:
6 Dans une lettre de Paris du 7.02.1958, KoyrĂ© la remercie pour un livre rĂ©cent «dont la couverture mâa appris un tas de choses sur vous que jâignorais».7 Cf. supra II.4, n. 29.8 I. Husik (1876-1939), professeur Ă lâuniversitĂ© de Pennsylvanie, parmi dâautres nombreuses Ă©tudes sur AverroĂšs, Judah Messer LĂ©on et MaĂŻmonide, mais aussi sur des philosophes du droit allemands (Ihering, Kelsen, Stammler), avait publiĂ© Ă New York, Macmillan 1918, ce manuel qui avait connu plusieurs rĂ©impressions. KoyrĂ© en avait traduit 8 chapitres; il resta en correspondance avec Husik jusquâaux annĂ©es trente.9 Cf. Jorland, La science dans la philosophie cit., p. 117 n.: «KoyrĂ© a consacrĂ© Ă la philosophie juive [...] une longue Ă©tude de 205 pages laissĂ©es inĂ©dites et dont les notes ont Ă©tĂ© perdues...»; v. redondi, p. 215.10 Cf. «Les Nouvelles de la RĂ©publique des Lettres», 1997, p. 143-144 (lettre du 7.07.1953).11 young-bruehl, H. Arendt cit., p. 280-281.
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SE RETROUVER Ă NEW YORK: HANNAH ARENDT
Je vous trouve un peu trop sĂ©vĂšre pour les Juifs. Vous nĂ©gligez un peu trop le fait de lâantisĂ©mitisme chrĂ©tien: câest ce qui reste de la foi chrĂ©tienne lorsquâelle disparaĂźt; aussi dans une sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne, ou ex chrĂ©tienne, les Juifs sont nĂ©cessairement les âautresâ. Et âles autresâ on ne les absorbe quâen petites doses, comme exception. Il en est de mĂȘme partout: les âcitoyens romainsâ, exceptions Ă©gales; les coptes et les armĂ©niens dans lâIslam⊠Les anticlĂ©ricaux chrĂ©tiens peuvent accepter les anticlĂ©ricaux juifs, mais non les Juifs12.
Lâon reconnaĂźt dans ces phrases de KoyrĂ© lâinfluence des catholiques de gauche Jacques Maritain13, Paul Vignaux et le P. Ducattillon, avec lesquels il avait collaborĂ© Ă lâĂcole Libre de New York (et au sujet desquels Hannah avait Ă©crit dans «The Nation»)14: lâanalyse de lâantisĂ©mitisme catholique et lâeffort pour sâen libĂ©rer caractĂ©rise ce groupe et surtout Maritain. KoyrĂ© ajoute encore quelques phrases qui semblent paradoxales, si lâon pense quâelles sont adressĂ©es Ă une personne qui avait Ă©tĂ© la secrĂ©taire dâune organisation sioniste.
Ironique, KoyrĂ© Ă©crivait: «Quant aux Juifs, vous savez mieux que quiconque que nous nâexistons pas»15. Il fallait du courage pour Ă©crire cette boutade Ă Hannah Arendt, qui de Rahel Varnhagen Ă Eichmann, avait consacrĂ© aux Juifs, quâils fussent des parias ou des parvenus, tous ses Ă©crits et toutes ses rĂ©flexions. KoyrĂ© tient Ă mieux sâexpliquer:
MalgrĂ© le revival, dĂ» Ă Hitler et Ă lâantisĂ©mitisme, personne nâa encore dĂ©couvert un contenu propre au judaĂŻsme en dehors de la religion, câest-Ă -dire du rite; câest une catĂ©gorie purement nĂ©gative, une catĂ©gorie dâexclusion. TrĂšs importantes, historiquement et mĂȘme mĂ©taphysiquement, les catĂ©gories nĂ©gatives. Mais que voulez-vous faire avec elles? Tout au plus des goim comme on en fait en Palestine. Ce qui, autant que lâassimilation (intermariage) mĂšne droit Ă la disparition des Juifs et nâest, dâailleurs, quâune assimilation un peu violente (il paraĂźt que les yĂ©mĂ©nites sont les Juifs de lĂ -bas)16.
Lorsque Hannah Arendt sâadressera Ă KoyrĂ© pour promouvoir des comptes rendus français de Kabbalah, Gershom Scholem se souviendra de lâavoir rencontrĂ© en France et dâavoir eu une longue discussion avec lui: il le dĂ©finissait comme quelquâun dâintelligent, mais «un terrible adepte de lâassimilation»17.
Au contraire de Michel, son frĂšre aĂźnĂ©, devenu orthodoxe pour se faire officier de la marine du tsar et rĂ©ussir plus tard comme industriel Ă succĂšs en France et parmi les Russes blancs, si lâon veut voir en Alexandre KoyrĂ© un Juif (et pas simplement un agnostique), il faut le classer parmi les parias et non pas parmi les parvenus.
Ă sa maniĂšre (Ă la maniĂšre dâun agnostique, dâun Juif Ă©duquĂ© dans une famille peu pratiquante, dont tous les membres sâĂ©taient convertis Ă dâautres religions, chrĂ©tienne-orthodoxe ou protestante), lâon voit que KoyrĂ© Ă©tait en train de rĂ©flĂ©chir Ă la figure du paria, telle quâelle avait Ă©tĂ© dĂ©finie par Bernard Lazare: lâon ignore qui des deux avait Ă©tĂ© le premier Ă sâen occuper, mais câest un fait que Hannah lâavait reprise et placĂ©e au centre de sa conception.
12 «Les Nouvelles» cit., p. 138-139 (13.5.1951). Cf. L. poliakov, Histoire de lâantisĂ©mitisme du Christ aux Juifs de cour, Paris, Calmann-LĂ©vy 1955, qui est le premier volume dâune sĂ©rie cĂ©lĂšbre. KoyrĂ© Ă©tait en rapports avec Poliakov et le recommandait Ă Braudel dans une lettre de Madison, Winsconsin du 2.10.1953.13 J. Maritain, Lâimpossible antisĂ©mitisme, dans son recueil Les Juifs, Paris, Plon 1937; cet article sera dĂ©veloppĂ© ensuite dans Le mystĂšre dâIsraĂ«l et autres essais (1965), dans Ćuvres complĂštes, XII, Fribourg, Cercle Maritain, 1992, p. 429 et suiv.14 arendt, Christianity and Revolution, «The Nation», 22.9.1945, p. 285 et suiv.15 Cf. lettre de Paris, 13.05.1951, «Nouvelles» cit., p. 138.16 «Nouvelles» cit., p. 138-139.17 h. arendt â g. sCholeM, Correspondance, Paris, Seuil 2010, p. 170 (15.10.1957).
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
LâamitiĂ© de KoyrĂ© pour Hannah, une amitiĂ© profonde et tendre18, Ă©tait nĂ©e avec en arriĂšre-plan lâAmĂ©rique en guerre, et avait continuĂ© ensuite. La correspondance conservĂ©e par Hannah Arendt19 commence en 1951, aprĂšs lâun des premiers visiting professorships de KoyrĂ© sur lâEast Coast amĂ©ricaine, et dure jusquâĂ sa maladie mortelle en 1963-64. On nây constate rien dâexplicite entre lui et Hannah, vu que tous deux vivaient avec leurs Ă©poux respectifs. Avec le deuxiĂšme mari de Hannah, Heinrich BlĂŒcher, et avec Do, la femme de KoyrĂ©, ils sâĂ©taient Ă©videmment vus plusieurs fois Ă New York et Ă Paris. Leur frĂ©quentation Ă©tait dĂ©jĂ ancienne au moment du deuxiĂšme voyage de Hannah en Europe en 1952, lorsquâelle rend visite Ă deux reprises Ă KoyrĂ© et Ă©crit Ă BlĂŒcher quâelle le trouve «bien vieilli»20.
MĂȘme avant le dĂ©but de la correspondance connue aujourdâhui, il se mettait en contact avec elle au cours de ses frĂ©quents voyages atlantiques: il la prĂ©venait de la date de son arrivĂ©e Ă New York, de façon Ă ne pas manquer de lui rendre visite21.
Dans une confĂ©rence faite Ă New York en 1946 KoyrĂ© tient Ă mentionner ce que Hannah Arendt venait dâĂ©crire sur lâexistentialisme22 et partage avec elle sa prĂ©fĂ©rence pour Albert Camus parmi tous les Ă©crivains que la mode de cette doctrine avait fait connaĂźtre. Dans ses Present Trends of French Philosophical Thought KoyrĂ© fait des distinctions plus subtiles et met en Ă©vidence le caractĂšre littĂ©raire comme lâune des spĂ©cificitĂ©s de lâexistentialisme.
Cette prĂ©sentation âlittĂ©raireâ de lâexistentialisme a fait en outre classer comme âexistentialistesâ quelques Ă©crivains, par exemple Albert Camus. Du point de vue de lâhabiletĂ© littĂ©raire, Camus est probablement le plus douĂ© de tous les Ă©crivains français dâaujourdâhui; bien que ses essais, publiĂ©s sous le titre Le mythe de Sisyphe, et ses romans et piĂšces de thĂ©Ăątre si bien Ă©crits expriment la mĂȘme conception nihiliste et pessimiste du monde quâexprime Sartre â le monde est absurde et nâa pas de sens â il nâest pas proprie dictu un philosophe et ne partage pas les thĂšses philosophiques des existentialistes; il ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un existentialiste au sens strict du terme23.
18 Ibid., p. 137 (lettre du 3.02.1951): «plus important est lâamor donantis que le donum amantis»; p. 154, lettre du 10.8.1958: «On vous embrasse trĂšs tendrement avec toute notre affection».19 Les rĂ©ponses de H. Arendt et toute la correspondance personnelle de KoyrĂ© nâont pas Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es aux Archives du Centre KoyrĂ©: aprĂšs des annĂ©es de recherches je ne saurais dire si lui-mĂȘme ou sa veuve Do les ont dĂ©truites ou si lâhĂ©ritiĂšre universelle de Do, HĂ©lĂšne Teillac nĂ©e KoyrĂ©, les a conservĂ©es en secret ou les a supprimĂ©es.20 Cf. h. arendt â h. blĂŒCher, Briefe, ed. L. Kohler, Munich-Zurich, Piper 1996, p. 253- 254, Hannah Ă©crit de Paris le 24.4.1952: «Heute abend KoyrĂ©, dem es wohl etwas besser geht. Er ist sehr alt geworden. Sartre et al. will ich nicht sehen». Cf. ibid, p. 293 (de Paris, 2.9.1955): «Dann ausserordentlich nett und freundschaftlich mit KoyrĂ©s einen langen abend»; p. 460 (de Paris 14.5.1958): «Heute abend gehe ich zu KoyrĂ©s, die wir schon gestern zufĂ€llig im Theater trafen und [mit denen wir] dann noch langen zusammen waren», p. 462 (du Luxembourg, 10.5.1958): «Paris war schoen ... sehr nett mit KoyrĂ©s, reizender Abend mit den beiden».21 Arendt Ă Jaspers, 4.10.1950, dans H. arendt â k. Jaspers, Briefwechsel 1926-1969, hg. L. Koehler, H. Saner, Munich-Zurich, 1985, p. 195: «Heute frĂŒh rief KoyrĂ© plötzlich an: grosse Freude» (cf. young-bruehl, H. Arendt cit., p. 251 et n. 96, qui donne une datation erronĂ©e: 11.7.1950, et traduit âFreudeâ, joie, comme âFreundâ, ami).22 H. arendt, What is Existenz Philosophy, «Partisan Review», 13/1 (Winter 1946), p. 34-56; cf. id., French Exis-tentialism, «The Nation», Febr. 23, 1946, p. 226-228; rĂ©imprimĂ©s (le premier dans une nouvelle version allemande parue dans arendt, Sechs Essays, Heidelberg, Schneider 1948), dans arendt, Essays in Understanding 1930-1954 cit., p. 163-187, 188-193.23 koyrĂ©, Present Trends of French Philosophical Thought, p. 521-540 (CAK, ms. dâune confĂ©rence donnĂ©e fin 1946 Ă la New School Graduate Faculty dont jâ ai fait lâĂ©dition dans «Journal of the History of Ideas», 59, 1998, p. 521 - 540): «This âliteraryâ presentation of existentialism has, moreover, led to the classification as âexistentialistâ of some writers, such for instance as Albert Camus. Camus, from the point of view of literary ability, is probably the most gifted of all French writers today, and though his essays, published under the title Le mythe de Sisyphe, as well as his beautifully written novels and plays express the same nihilistic and pessimistic world-view as Sar-tre, â the world is absurd and meaningless â yet as he is not a philosopher proprie dictu, and does not share the philosophical tenets of existentialism, he cannot be considered an existentialist in the strict meaning of the term».
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SE RETROUVER Ă NEW YORK: HANNAH ARENDT
KoyrĂ© et Hannah ne se bornent pas Ă sâenvoyer mutuellement leurs livres dĂšs quâils sont publiĂ©s, mais ils en parlent souvent au cours de leur composition, laissant paraĂźtre leurs sentiments, assez variables. Par exemple, KoyrĂ© trouve dĂ©sagrĂ©able la rĂ©daction dâun chapitre destinĂ© Ă un manuel collectif et il le lui Ă©crit; il rĂ©vĂšle quâil aime bien, au contraire, les chefs dâĆuvre de sa maturitĂ©, From the closed World et La RĂ©volution astronomique. Pour ce dernier, un retard dans lâimpression lui avait fait craindre quâun Ă©crivain cĂ©lĂšbre comme Arthur Koestler, en prĂ©sentant dans ses Somnambules un exposĂ© analogue (quâil citera par la suite) ne rende son livre superflu; mais il nâen fut pas ainsi, et cette coĂŻncidence sur Copernic, GalilĂ©e, Kepler fit naĂźtre une amitiĂ© entre les deux auteurs. Koestler publia non pas un, mais deux comptes rendus de From the closed World24 et les envoya Ă KoyrĂ© en se proclamant son admirateur25.
La preuve la plus sĂ»re de lâinfluence de Hannah sur KoyrĂ© nous est fournie par la visite quâil rendit Ă Jaspers, dont il apprĂ©ciait certainement plus la figure morale que la philosophie, quâil connaissait depuis les annĂ©es des «Recherches philosophiques»26. On le devine en lisant une lettre qui fĂ©licite Hannah dâavoir Ă©tĂ© choisie pour en faire une laudatio: «Quant Ă votre discours en lâhonneur de Jaspers, ce sera sa plus belle Ćuvre»27.
Avant la visite de KoyrĂ© Ă Jaspers, ils avaient dĂ©jĂ entendu parler lâun de lâautre Ă lâoccasion de lâorganisation ratĂ©e de lâune des Rencontres internationales de GenĂšve, Ă laquelle lâinvitation adressĂ©e Ă H. Arendt avait Ă©tĂ© annulĂ©e: «les penseurs du Parti» y Ă©taient en grande majoritĂ©. Elle rapporte Ă Jaspers ce que KoyrĂ© lui avait Ă©crit dans une lettre perdue du 7 septembre 1956:
KoyrĂ© mâa Ă©crit et il rĂ©sulte que les Français, qui ne sont pas communistes, subissent une pression tellement forte, quâils nâosent pas venir, si le Parti nâobtient pas ce quâil prĂ©tend. Tableau28!
Jaspers se proposait de rĂ©agir «au sĂ©rieux». La visite de KoyrĂ© Ă Jaspers Ă BĂąle concernait un projet que Harcourt, Brace and Co., lâĂ©diteur amĂ©ricain de H. Arendt, rĂ©alisera cinq ans plus tard: prĂ©senter au lecteur amĂ©ricain The Great Philosophers de Jaspers29. Hannah Ă©tait en AmĂ©rique et KoyrĂ© la remplaçait, par amitiĂ© et non pour des intĂ©rĂȘts Ă©ditoriaux. Lâon sait que Hannah Arendt sâĂ©tait beaucoup impliquĂ©e pour aider le traducteur amĂ©ricain de Heidegger, J. Glenn Gray30; dans ce cas-ci elle faisait de mĂȘme pour Jaspers, son Doktorvater. Cette Ćuvre
24 A. koestler, extrait dâ«Encounter», novembre 1957, conservĂ© au CAK, envoyĂ© «as a mark of my admiration».25 Un autre compte rendu est conservĂ© au CAK, avec une dĂ©dicace de Koestler Ă KoyrĂ© (Long Barn/Kent, 9.11.1957).26 Cf. G. MarCel, Situation fondamentale et situations limites chez Jaspers, «Recherches philosophiques» II, 1932-33, p. 317-348.27 Cf. koyrĂ©, lettre du 12.8.1958, «Nouvelles» cit., p. 155, et H. arendt, Karl Jaspers. Rede zur Verleihung des Friedenspreises des Deutschen Buchhandels, plaquette publiĂ©e en 1958 et traduite en anglais dix ans plus tard dans arendt, Men in Dark Times, Londres, Harcourt Brace 1968.28 arendt â Jaspers, Briefwechsel cit. Ni Jaspers ni KoyrĂ© ne prirent part Ă la 12° rencontre: LâEurope et le monde dâaujourdâhui (1957), Ă©d. par AndrĂ© Philip et autres, NeuchĂątel, La BaconniĂšre 1958 (bien que KoyrĂ© fĂ»t un ad-mirateur de lâeditor Philip), ni Ă la 13°: Lâhomme et lâatome, NeuchĂątel, La BaconniĂšre 1958; mais probablement parle-t-on ici dâune Rencontre qui nâeut pas lieu non plus par la suite. Ă Marbach, Schiller Nationalmuseum â Deutsches Literaturarchiv, oĂč est conservĂ©e la correspondance de Jaspers avec H. Arendt, on ne trouve aucune lettre de KoyrĂ© Ă Jaspers. (Je remercie Ulrich von BĂŒlow pour ce renseignement quâil mâa transmis le 23.1.1997).29 K. Jaspers, The Great Philosophers, ed. by H. Arendt, transl. by R. Manheim, New York, Harcourt, Brace and Works/Londres, Hart-Davis 1962-1966; certains chapitres (Plato and Augustine; Kant) seront rĂ©imprimĂ©s Ă New York en 1962. Lâanthologie dont KoyrĂ© discute le plan pourrait ĂȘtre Jaspers, Three essays: Leonardo, Descartes and Max Weber, transl. by R. Manheim, New York, Harcourt, Brace and Co. 1964.30 young-bruehl, H. Arendt cit., p. 442-444.
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P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
Ă©tait inachevĂ©e et le premier volume traitait uniquement de Socrate, Bouddha, Confucius, JĂ©sus, Platon, Augustin, Kant, Anaximandre, HĂ©raclite, Plotin, Anselme, Spinoza, Lao-tseu et Nagarjuna; il est probable quâun deuxiĂšme volume avait Ă©tĂ© planifiĂ© sur la philosophie moderne ou bien â Ă partir dâun petit livre de Jaspers (Descartes und die Philosophie) - quâon avait projetĂ© un reader sur Descartes, entiĂšrement de Jaspers ou bien de diffĂ©rents auteurs (âŠy compris KoyrĂ©?)31. Jaspers avait promis Ă KoyrĂ© de rĂ©Ă©crire cet ancien texte (1937); peut-ĂȘtre ne lâavait-il pas fait et pour cette raison le projet ne fut pas rĂ©alisĂ©. Dâailleurs le souvenir de cette visite, dominĂ©e par la prĂ©sence idĂ©ale de Hannah, sâĂ©tait bientĂŽt effacĂ©: lorsquâen 1964 elle annoncera Ă Jaspers la mort de KoyrĂ©, elle lui Ă©crira comme si pour lui il sâagissait dâun inconnu: «Je ne sais pas si tu lâas connu. CâĂ©tait un vieil ami Ă nous. Câest un deuil. Je lâai vu il y a un an Ă Paris aprĂšs une attaque dâapoplexie, qui lâavait fait beaucoup vieillir. Maintenant⊠il a eu un cancer des os»32.
Avec beaucoup de retard, en raison de sa tristesse, Do rĂ©pondra aux condolĂ©ances de Hannah, qui lui avait Ă©crit quâelle voyait KoyrĂ© partout: «je vous envie⊠je ne vois que ce lit dâhĂŽpital et ce calvaire des six derniers mois».
31 koyrĂ©, Trois leçons; Entretiens sur Descartes cit., ou bien Descartes after Three Hundred Years, Buffalo, 1951. Câest la seule hypothĂšse permettant de voir un intĂ©rĂȘt personnel dans cette visite de KoyrĂ©.32 arendt â Jaspers, Briefwechsel cit., p. 593: «Ich weiss nicht, ob Du ihn kanntest. Ein alter Freund von uns. Traurig. Ich sah ihn vor einem Jahr in Paris nach einem Schlaganfall, durch den er sehr vergreist war. Jetzt... er habe Knochenkrebs gehabt». En rĂ©alitĂ© KoyrĂ© mourut dâun cancer de la gorge et de ses mĂ©tastases.
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SE RETROUVER Ă NEW YORK: HANNAH ARENDT
iii.6 heidegger âCoMMe dieu en franCeâ
Le philosophe nâest pas un sage. Le philosophenâest quâun homme. Un sage, ce serait Dieu.EHPP, 272
AprĂšs tant de documents clairs et univoques je voudrais me permettre, pour ouvrir ce chapitre, dâessayer de rĂ©soudre une Ă©nigme en exposant la recherche que jâai consacrĂ©e Ă quelques pages piquantes. Il existe dans les Archives KoyrĂ© un document qui sâinspire de Max Stirner et qui mâa paru mĂ©riter des recherches ou tout au moins des conjectures. Il sâagit dâun âdoubleâ (câest-Ă -dire dâun deuxiĂšme exemplaire obtenu avec du papier carbone): en tout, trois feuillets rĂ©digĂ©s en allemand et intitulĂ©s Vorwort (âprĂ©faceâ).
Ils ont peut-ĂȘtre Ă©tĂ© proposĂ©s Ă KoyrĂ©, Ă la fin de son exil amĂ©ricain, en tant que consultant dâĂ©dition, afin de faire lâobjet dâune publication en allemand, pas encore rĂ©alisĂ©e ni dĂ©cidĂ©e; ou bien un auteur pourrait les lui avoir montrĂ©s pour lui demander de lâaider Ă les faire imprimer ou pour lâinviter dâavance Ă Ă©crire un compte rendu: mais il ne se trouve pas parmi tous ceux, et ils sont nombreux, que rĂ©digea KoyrĂ©.
En tout cas, le Vorwort est la proclamation en faveur de la rĂ©sistance au nazi-fascisme la plus explicite et la plus violente de toutes celles qui sont conservĂ©es aux Archives KoyrĂ©. Ce texte dactylographiĂ© est intĂ©ressant tout au moins parce quâil montre que KoyrĂ© ne frĂ©quentait pas seulement le milieu, acadĂ©miquement prudent, de lâĂcole Libre, mais Ă©galement des groupes ou des groupuscules moins officiels, une bohĂšme de rĂ©fugiĂ©s. Le texte mĂȘme de ce Vorwort fournit un terminus a quo. Il est Ă©crit en effet aprĂšs le 25 aoĂ»t 1944 (libĂ©ration de Paris), car si on y reconnaĂźt que la France est dĂ©truite et appauvrie, on se rĂ©jouit de ce quâelle ne soit plus occupĂ©e: or aprĂšs cette date, KoyrĂ© resta plusieurs mois Ă New York et y retourna Ă la fin de 19461.
Je me suis demandĂ© oĂč ce fragment aurait pu ĂȘtre publiĂ©. Le Vorwort est si court quâil aurait mĂȘme pu ĂȘtre un plan destinĂ© Ă prĂ©senter une confĂ©rence donnĂ©e par un spĂ©cialiste de Stirner dans un endroit new yorkais oĂč on utilisait lâallemand. Cette hypothĂšse â la seule qui permettrait de ne pas exclure quâil sâagit dâun texte de KoyrĂ© lui-mĂȘme â ne serait pas absurde: elle aurait pu se vĂ©rifier non seulement Ă la New School, mais dans dâautres cercles frĂ©quentĂ©s par les rĂ©fugiĂ©s.
Aux Ătats-Unis et spĂ©cialement Ă New York il y avait des revues et des Ă©diteurs qui publiaient en langue Ă©trangĂšre (dâautant plus durant la guerre). Il faut rappeler au moins deux maisons dâĂ©dition: en premier lieu Schocken Books (Hannah Arendt en Ă©tait devenue le chef de rĂ©daction); ensuite Pantheon Books, fondĂ©e par Kurt Wolf et destinĂ©e prĂ©cisĂ©ment Ă publier pour les Ă©migrĂ©s allemands, qui Ă©tait sur le point dâentreprendre son activitĂ©.
Ă New York le pĂ©riodique «Aufbau», Ă la rĂ©daction duquel Hannah Arendt collaborait, paraissait en allemand. Câest lĂ quâelle avait recommencĂ© Ă publier, aprĂšs dix annĂ©es pendant lesquelles elle nâavait pu Ă©crire ni faire imprimer aucun de ses propres ouvrages. Dans «Aufbau» Ă©crivaient des amis de son groupe (par exemple GĂŒnther Anders). KoyrĂ© connaissait la âfamille Ă©largieâ de Hannah et Ă New York avait rapidement commencĂ© Ă en faire partie.
1 Il rĂ©sulte en effet que KoyrĂ© repartit des Ătats-Unis en avril 1945 (presque un an aprĂšs la libĂ©ration de la France), pour y retourner plusieurs fois par la suite comme visiting professor. En 1946 il arriva Ă New York avant le 23 no-vembre, invitĂ© Ă la Columbia pour trois confĂ©rences sur The main Stages in the History of Czecoslovakian Thought (Huss, Comenius, Masaryk).
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Le premier mari de Hannah, GĂŒnther Stern, alias GĂŒnther Anders, avait Ă©tĂ© un auditeur de KoyrĂ©2 aux Hautes Ătudes Ă Paris pendant la premiĂšre Ă©tape de son exil. Dans la correspondance Arendt-BlĂŒcher les vicissitudes et les difficultĂ©s dâAnders lors de sa vieillesse sont suivies avec perplexitĂ© et prĂ©occupation, mais avec sollicitude: tous deux lui Ă©taient encore reconnaissants Ă©tant donnĂ© que, arrivĂ© cinq ans avant eux en AmĂ©rique, il leur avait fourni lâAffidavit et lâargent nĂ©cessaire pour sâembarquer vers les USA en 19413. Donc Anders, lui aussi, qui dâaprĂšs Jakob Taubes doit ĂȘtre tenu pour lâun des âheideggeriens de gaucheâ4, pourrait se trouver parmi les candidats Ă la rĂ©daction de la prĂ©face dâun livre de/sur Stirner5: il est en effet considĂ©rĂ© par les historiens comme un type nouveau dâ âanarchiste existentialisteâ.
Le deuxiĂšme mari de Hannah Arendt, Heinrich BlĂŒcher, sâĂ©tait formĂ© encore trĂšs jeune Ă Berlin auprĂšs des spartakistes (anarchistes ayant rejoint les communistes autour de Rosa Luxemburg). AprĂšs la guerre et une longue pĂ©riode de chĂŽmage, BlĂŒcher sera engagĂ© Ă partir de 1952 comme enseignant dâabord Ă la New School (en remplacement dâAnders), et ensuite au Bard College (Annandale-on-Hudson, NY), oĂč son efficacitĂ© didactique laissera un grand souvenir. Mais BlĂŒcher est connu pour nâavoir eu ni la vocation, ni lâhabitude dâĂ©crire: autrement â en vertu de son idĂ©ologie - son nom aussi reprĂ©senterait une hypothĂšse plausible pour lâauteur de ce fragment, dâautant plus quâil est trĂšs court.
Stirner âhĂ©gĂ©lien de gaucheâ et âanarchisteâ nâĂ©tait pas un auteur populaire au milieu de XXe siĂšcle (les derniĂšres rĂ©impressions de ses Ćuvres dataient des annĂ©es vingt).
Que lâon sache en effet, ni lâoriginal de lâUnique de Max Stirner ni une anthologie de lui nâont Ă©tĂ© imprimĂ©s aussitĂŽt aprĂšs la seconde guerre mondiale, bien que le centenaire de la publication de son chef-dâĆuvre (1844) fĂ»t trĂšs rĂ©cent. Mais Stirner Ă©tait loin dâĂȘtre oubliĂ© ou inconnu. Par exemple Albert Camus avait Ă©crit Ă son sujet dans Lâhomme rĂ©voltĂ© (1951), et un peu plus tard Althusser et lâhistorien Henri Arvon sâoccuperont de lui6.
Max Stirner Ă©tait naturellement inclus et analysĂ© dans les Ă©tudes sur la Gauche hĂ©gĂ©lienne que Karl Löwith avait en cours. Câest Ă lui que lâon doit dâavoir prĂ©cisĂ© en termes historiques la dĂ©finition dâun courant nihiliste7, de Nietzsche jusquâĂ Heidegger et au nazisme: Löwith lâavait prĂ©sentĂ©e dâune façon polĂ©mique dĂ©jĂ au dĂ©but de son enseignement lors de son exil japonais8.
2 redondi, p. 46: dans son compte rendu Ă propos du cours sur Calvin de 1934-35 KoyrĂ© rappelle quâAnders, KojĂšve et Adler ont pris une part active Ă ce sĂ©minaire.3 arendt â blĂŒCher, Briefe cit., p. 109 et passim.4 V. Ă©galement sur ce groupe R. Wolin, Heideggerâs childrens, Oxford-Princeton University Press, 2003, p. 10-13, 59-63, 162-165, 194; F. volpi, Su Heidegger. Cinque voci ebraiche, Rome, Donzelli 1998.5 arendt â blĂŒCher, Briefe cit., p. 544-545 (28.05.1961). Au cours de ses premiĂšres annĂ©es amĂ©ricaines H. Arendt, en collaboration avec Scholem, tout en critiquant Adorno et les autres Francfortois, sâĂ©tait passionnĂ©ment attachĂ©e Ă la publication des Ă©crits de Walter Benjamin. Celui-ci Ă©tait le cousin dâAnders.6 Je cite parmi ses diffĂ©rentes contributions H. arvon, Max Stirner ou lâexpĂ©rience du nĂ©ant, Paris, Seghers 1973.7 On cite souvent lâouvrage contemporain La rivoluzione del nichilismo (trad. it. Rome, Armando 1994) publiĂ© en 1938 par H. Rauschning, un conservateur rĂ©volutionnaire (ou mieux un ex-nazi Ă©migrĂ©), auteur dâun best-sel-ler: Conversations avec Hitler; mais la RĂ©volution de Rauschning ne traite pas du tout de philosophie, nâest pas conceptualisĂ© et est moins rigoureux.8 Löwith fit traduire en japonais pour la revue «Shisoh», fasc. 220-222, sept.-nov. 1940, son Nihilisme europĂ©en, dont lâoriginal allemand ne parut que dans ses SĂ€mtliche Schriften, II, Stuttgart, 1983 et ensuite en trad. it., Bari, Laterza 1999, sous la direction de C. Galli; je renvoie Ă la prĂ©face de ce dernier. AprĂšs la guerre Löwith ne sâĂ©tait pas souciĂ© de faire circuler cet Ă©crit polĂ©mique, ayant dĂ©veloppĂ© et approfondi la mĂȘme thĂšse dans ses ouvrages classiques sur la gauche hĂ©gĂ©lienne (v. aprĂšs Nietzsche et lâĂ©ternel retour de 1935 ses livres De Hegel Ă Nietzsche, 1941 et Essais sur Heidegger, 1953). En 1946 Löwith ne rĂ©sidait pas encore Ă New York, mais nâĂ©tait pas loin et on lâinvitait souvent Ă la New School.
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HEIDEGGER âCOMME DIEU EN FRANCEâ
KoyrĂ© connaissait ce jeune collĂšgue depuis longtemps, ils sâĂ©taient rencontrĂ©s au sĂ©minaire de Husserl; ils sâĂ©taient vus de nouveau lorsquâen 1935 Löwith Ă©tait venu Ă Paris pour se mettre dâaccord avec Groethuysen (reprĂ©sentant de la Fondation Rockefeller) au sujet dâun grant-in-aid en remplacement de la fellowship qui ne pouvait pas ĂȘtre renouvelĂ©e parce que la loi contre les Juifs avait radiĂ© Löwith de son poste en Allemagne9. KoyrĂ© avait suivi avec sympathie ses rĂ©actions lorsquâil sâĂ©tait adaptĂ© Ă lâUniversitĂ© de Sendai. De son exil au Japon (lorsque ce dernier sâĂ©tait alliĂ© avec lâAllemagne), Löwith avait rĂ©ussi Ă gagner les USA: de 1941 Ă 1949 il avait enseignĂ© dans un College trĂšs distinguĂ© de lâEast Coast (Hartford Theological Seminar au Connecticut), puis de 1949 Ă 1952 Ă la New School for Social Research Ă New York, oĂč il avait prĂ©cĂ©demment donnĂ© des confĂ©rences et Ă©tĂ© un auteur et un critique assidu10.
Je continuais Ă envisager trois hypothĂšses (sans compter H. Arendt et KoyrĂ© lui-mĂȘme), me demandant qui pouvait avoir Ă©crit ce Vorwort. Ă force de le relire, je me suis mise Ă penser que ce fragment ne sâadressait pas aux diverses gĂ©nĂ©rations dâĂ©migrĂ©s aux USA: il semblait plus adaptĂ© aux lecteurs de lâAllemagne annĂ©e zĂ©ro, les ciblant mĂȘme expressĂ©ment.
Ce texte dactylographiĂ© est en rĂ©alitĂ© un Ă©crit politique: il traite de lâUnique et de Stirner, «monopoliste ratĂ© de son moi»11, de maniĂšre trĂšs expĂ©ditive.
Aujourdâhui â bien que lâĂ©poque de lâIndividualisme soit dĂ©passĂ©e depuis longtemps â on reste stupĂ©fait que la philosophie de lâexistence, câest-Ă -dire la philosophie de lâisolement absolu, ait pu connaĂźtre un succĂšs aussi Ă©norme, se prĂ©senter comme une mode. Mais ce nâest lĂ quâapparence. Car lâisolement est le fruit de la terreur12.
DâaprĂšs le Vorwort la conception dâ âisolementâ tel que lâentend Stirner
reflĂ©tait la libertĂ© bourgeoise, tandis que de notre temps [lâisolement] existe, mais a pour origine la dictature: aujourdâhui chacun voit dans son prochain un ennemi mortel, ou bien un loup dĂ©guisĂ© en agneau, câest-Ă -dire quâil voit partout un piĂšge mortel dans lequel il pourrait tomber sâil ne se mĂ©fiait pas assez [âŠ] il y a une pĂ©riode derriĂšre nous au cours de laquelle la seule forme de rapport Ă©tait le soupçon [âŠ] les enfants Ă©pient leurs parents, et les parents dĂ©noncent leurs enfants13.
9 K. löWith, La mia vita in Germania prima e dopo il 1933, Milan, Saggiatore 1988, p. 141 (rĂ©utilisĂ© partiellement dans le Nihilisme contemporain).10 V. entre autres löWith, Nature, History and Existentialism, «Social Research», XIX, 1952, p. 79-94. De la New School il passera ensuite Ă la University of Chicago, dâoĂč il restera Ă©troitement en contact avec KoyrĂ© et avec KojĂšve.11 CAK, carton 6, n.n. (pour ces passages et les suivants cf. avec de rares variantes G. anders, Ăber Heidegger, ed. G. Oberschlick, Munich, Beck 2001, p. 39-71, en particulier 39-40; trad. it. dans «Micromega», 1988, fasc. 2, p. 185 et suiv.); dâaprĂšs le Vorwort «Noch Stirner, der verbockte Monopolist seiner selbst, zeigte in seiner Vereinzelung den, wenn auch kleinbĂŒrgerlichen, vererrzeten Abglanz der bĂŒrgerlichen Freiheit. Die heutige Vereinzelung aber entstammt der Diktatur, der Diktatur die alle, nicht von oben her zusammengezwungenen mitmenschlichen Gruppierungen auseinander sprengte und im Zuge der Totalisierung dialektischer Weise gerade jenen sozialen Atomismus volkommen herstellte, der von Hobbes an als die anarchistische Grundlage der bĂŒrgerlichen Gesellschaft gegolten hat». Outre Hobbes et Kant le texte Ă©ditĂ© par Oberschlick ajoute Hegel et sa dĂ©finition de la propriĂ©tĂ©.12 CAK carton 6, n.n.: «Dass heute obwohl das Zeitalter des Individualismus weit hinter uns liegen scheint, die Existenzphilosophie, also die Philosophie der absoluten Vereinzelung, einen so ungeheuren ja geradezu modischen Aufschwung nehmen konnte, scheint verbluffend. Er scheint nur. Denn die Vereinzelung ist das Kind des Terrors». Lâauteur poursuit dans le Vorwort du CAK: «Im neunzehnten Jahrhundert war sie noch eine Derivatform der Frei-heit gewesen; gewissermassen die melancholische Kehrseite der (wirklichen oder nur vorgeblichen) Autonomie des Individuums â gleich ob sich diese mit Kant âmoralische Selbstgesetzgebungâ oder als wirtschaftliche Selbst-staendigkeit verstand».13 Ibid.: «Hinter uns liegt eine Periode, in der Misstrauen die einzige Verkehrsform war». Voir Ă©galement les lignes
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Il est clair dĂ©sormais que Stirner est un prĂ©texte: celui qui Ă©crit le cite parce que câest un auteur cĂ©lĂšbre, il veut rĂ©vĂ©ler une ordonnance politico-idĂ©ale, antifasciste et grosso modo anarchiste, mais en rĂ©alitĂ© il polĂ©mique contre un certain type de nihilisme, ou pour mieux dire contre sa rĂ©incarnation dans la philosophie (et surtout dans la politique) de Heidegger, et contre la mode française trĂšs rĂ©cente de lâexistentialisme.
Lâauteur du Vorwort met la France en lumiĂšre, y voyant une expĂ©rience Ă comparer avec celle de lâAllemagne, qui est Ă peine mentionnĂ©e avec de rares dĂ©tails (on ne peut exclure en effet quâelle fĂ»t encore aux mains des nazis au moment de la premiĂšre rĂ©daction de ces lignes)14, mais on pourrait penser surtout que lâAllemagne annĂ©e zĂ©ro nâĂ©tait certes pas un terrain appropriĂ© pour le triomphe de Heidegger et de sa philosophie, qui faisait rage au contraire Ă Paris et maintenant aussi Ă New York.
Comme je lâai appris en effet grĂące Ă la rĂ©ponse rapide, courtoise et efficace de Reinhard Ellensohn, secrĂ©taire de la GĂŒnther Anders Gesellschaft de Vienne, cette prĂ©face nâĂ©tait pas destinĂ©e Ă la publication de lâUnique ou dâun texte mineur de Stirner, ou bien Ă un choix de ses Ă©crits, mais Ă un texte personnel de GĂŒnther Anders: Nihilismus und Existenz15, Ă©crit Ă New York (oĂč il Ă©tait rentrĂ© de Californie en 1943)16.
Bien des expĂ©riences dâAnders sont pour ainsi dire parallĂšles aux rencontres et aux pĂ©ripĂ©ties de la vie dâAlexandre KoyrĂ©. Ă vingt-deux ans Anders avait obtenu un doctorat en philosophie17 Ă
prĂ©cĂ©dentes du document, rĂ©sumĂ©es ci-dessus: «Eine Periode liegt hinter uns, in der niemand den Nachbarn ĂŒber den Weg traute; in der jeder dem Anderen, ja in sich selbst, den virtuellen Geheimagenten der Gewalt zu erkennen sucht; in der jedes Schaf und jeder Wolf im Anderen den Wolf im Schafspelz oder das Schaf im Wolfspelz witterte; eine Periode, in der erst keiner mehr sprach, was er zu sprechen hatte; und dann, da er nichts mehr zu sprechen hatte, schwieg oder mitschrie; eine Periode, in der die Kinder die Eltern bespietzelten und die Eltern die Kinder denunzierten; eine Periode, in der jeder des anderen Todfeind war nicht etwa, weil der anders von sich aus entege-gengesetzen Interessen vertreten hĂ€tte, sondern weil der Andere, jeder Andere, statt eines Mitmenschen eine Falle sein konnte; eine Periode, in der jeder jedem anderen zuvorkommen suchte, also entweder sich in das Fallensystem miteinschaltete, oder ĂŒber jeden in die Falle gefallen froh war, weil der Tod des anderen oder Tod gar en masse bedeutete, dass es eine oder viele virtuelle Falle weniger gab».14 Ibid.: «Auf Frankreich trifft zwar, was fĂŒr Deutschland gilt mutatis mutandis auch zu. Aber es gab ein Ereignis, das es begreilich macht, dass die Philosophie der Vereinzelung gerade in Frankreich eine IntensitĂ€t solchen Grades erreichte, dass sie die Paradoxie eine Massenmode hervorrufen konnte. Die Resistance-Bewegung hatte Hunder-tausenden die erstmalige und einmalige Erfahrung einer totalen Solidarisierung gebracht. Wir sagen âtotalâ: denn wo sich eine Antidiktatur-SolidaritĂ€t ĂŒberhaupt kristallisieren kann, da bezieht sie ihre StĂ€rke und Breite von der StĂ€rke und Breite des diktatorialen Druckes; und bis zu einem gewissen Punkte gilt wohl: je vehementer der Terror umso geschlossener die Solidaritaet».15 Paru dans la «Neue Rundschau» de 1946, il est rĂ©imprimĂ© avec diffĂ©rents autres articles dans le recueil Ăber Heidegger cit., p. 39-71, oĂč les pages citĂ©es correspondent presque littĂ©ralement (sauf la ligne en italique) Ă lâin-cipit, p. 37-38. Il nâest pas analysĂ© par un historien rĂ©cent, bien informĂ© et raffinĂ©, comme F. volpi, Il nichilismo, Rome-Bari, Laterza 1996.16 Tant lui que Marcuse (et beaucoup dâautres exilĂ©s) avaient Ă©tĂ© recrutĂ©s par des organes dâinformation et de pro-pagande: Anders obtint Ă New York un emploi Ă lâOWI, supprimĂ© en septembre 1945.17 Il avait Ă©tudiĂ© Ă lâUniversitĂ© de Hambourg avec Panofsky et Cassirer (ainsi quâavec son pĂšre Wilhelm Stern, illustre professeur de psychologie infantile); ensuite Ă Fribourg avec Heinrich Wölfflin, Ă Munich avec le husser-lien Moritz Geiger; revenu Ă Fribourg, il avait Ă©coutĂ© Heidegger, et enfin avait prĂ©sentĂ© Ă Husserl «eine Arbeit gegen ihn». Câest ainsi quâil lâavait dĂ©fini lui-mĂȘme lorsquâil avait Ă©tĂ© interviewĂ© par F.J. raddatZ, Brecht konnte mich nicht riechen dans «Die Zeit», 22.03.1985, rĂ©imprimĂ© dans G. Anders antwortet, Berlin, Tiamat 1987, p. 101: «Wer meine Leherer gewesen sind?... Das waren mein Vater und Cassirer, dann waren es Edmund Husserl und Martin Heidegger; mit Max Scheler war es schon nicht mehr eine Leherer-SchĂŒler-VerhĂ€ltnis, da wir uns viel unterhalten haben; wenn auch nicht von gleich zu gleich, denn dafĂŒr war ich viel zu jung. Wie ĂŒberhaupt meine Lehrzeit in die grĂŒnste Jugend fĂ€llt. Ich habe im Jahre 1923, also als Einundzwanziger, bei Husserl promovier. Ăbrigens mit eine Arbeit gegen ihn». Ă Francfort il avait frĂ©quentĂ© Scheler et Helmut Plessner, mais aprĂšs le refus
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HEIDEGGER âCOMME DIEU EN FRANCEâ
Fribourg auprĂšs de Husserl18; en effet, Ă la diffĂ©rence de ce quâil avait fait en 1912 avec KoyrĂ©, dans le cas de cet Ă©lĂšve (fils dâun illustre collĂšgue) Husserl aurait admis quelquâun qui le critiquait dans sa thĂšse mĂȘme. Mais tous deux, KoyrĂ© et Anders, avaient toujours gardĂ© de lâaffection pour le «MaĂźtre». Toutefois, la peregrinatio studiorum dâAnders, encore avant son exil, avait Ă©tĂ© excessive: Heidegger lâavait rĂ©primandĂ© pour cela.
KoyrĂ© avait publiĂ© dans «Recherches philosophiques», en deux livraisons, sa confĂ©rence inĂ©dite Weltfremdheit des Menschen donnĂ©e Ă la Kantgesellschaft de Francfort-sur-le-Main19. LĂ Anders avait frĂ©quentĂ© Max Scheler20, ami de longue date de KoyrĂ©, et avait fait la connaissance des sociologues; et câest lĂ quâAnders avait prĂ©parĂ© en vain un Ă©crit de phĂ©nomĂ©nologie musicale pour son Habilitation, mais il nâĂ©tait pas arrivĂ© Ă dĂ©crocher ce titre indispensable pour obtenir une chaire dâuniversitĂ©21.
Le Vorwort (et tout lâessai qui le suivait) avait Ă©tĂ© publiĂ© en 1946 dans «Die neue Rundschau», un ancien et cĂ©lĂšbre pĂ©riodique culturel, qui se prĂ©sentait Ă cette date comme lâun des rares Ă©pisodes de rĂ©sistance au rĂ©gime nazi. LâĂ©diteur Gottfried Bermann-Fischer sâĂ©tait organisĂ© dĂšs 1932, dâabord en Autriche, puis en Suisse et enfin en SuĂšde, pour sauvegarder le copyright et la publication des auteurs des Ă©ditions Fischer que les nazis considĂ©raient comme âdĂ©gĂ©nĂ©rĂ©sâ. «Die neue Rundschau», pĂ©riodique dirigĂ© par Peter Suhrkamp, avait conservĂ© son siĂšge en Allemagne et nâavait Ă©tĂ© interdit quâen 1944, lorsquâexistait dĂ©jĂ en SuĂšde une structure permettant de continuer Ă lâimprimer: Bermann-Fischer, qui avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă Stockholm, avait dĂ» Ă©migrer Ă New York, mais avait fait en sorte de poursuivre en SuĂšde les publications en langue allemande. Anders ne cessera pas dây collaborer22 et signalera Ă KoyrĂ© en 1947 quâun fragment de lui Ă©tait sur le point de sortir
de son Habilitation (intitulĂ©e Philosophische Untersuchungen ĂŒber musikalische Situationen) il passa de lĂ Ă Ber-lin et travailla comme journaliste. Ă lâavĂšnement dâHitler il Ă©migra immĂ©diatement en France, et ensuite aux USA en 1936 oĂč, ayant Ă©tĂ© privĂ© en 1938 de la nationalitĂ© allemande, il dut beaucoup peiner pour obtenir des documents amĂ©ricains. Pendant les annĂ©es de guerre, passĂ©es sans moyens en Californie, il fut hĂ©bergĂ© par Herbert Marcuse, son meilleur ami avec lequel il correspondra constamment jusquâĂ sa mort; avec Horkheimer et Adorno Anders eut quelques contrastes dâidĂ©es. Cependant il Ă©crivit alors des comptes rendus pour leur revue (comme lâavait fait KoyrĂ© au cours des premiĂšres annĂ©es). Se souvenant de la mĂ©thode phĂ©nomĂ©nologique dâobservation, quâil avait apprise en se promenant avec Husserl, Anders en 1940 (lorsquâil rĂ©sidait en Californie et KoyrĂ© nâĂ©tait pas encore arrivĂ© aux Ătats-Unis) figurait parmi les membres fondateurs de lâInternational Phenomenological Society et pu-bliait les articles On the Pseudoconcretness of Heideggerâs Philosophie (1948) et ensuite en 1950 Emotion and Reality (sur Sartre) et The acoustic Stethoscope dans leur revue «Philosophy and phenomenological Research» dirigĂ©e par un Ă©lĂšve de Husserl, Marvin Farber.18 husserl, Briefwechsel, VI cit., p. 501-502: Husserls Gutachten ĂŒber Sterns Dissertation âDie Rolle der Situa-tionskategorie bei den Logischen Satzenâ. Le 12 juillet 1924 Husserl atteste que Stern a assimilĂ© ses leçons et celles de Heidegger, mais lui recommande de rĂ©Ă©laborer la dissertation et se dĂ©clare disposĂ© Ă prendre la responsabilitĂ© de le diriger. Ibid., p. 503, il y a une lettre de Stern qui refuse courtoisement une offre de Husserl (probablement celle de lui servir de secrĂ©taire, comme lâavait fait Edith Stein dans le passĂ©).19 stern, Une interprĂ©tation de lâa posteriori, «Recherches philosophiques», IV, 1934-35, p. 65- 80; id., Pa-thologie de la libertĂ©, ibid, VI, 1936, p. 22-54; la premiĂšre livraison avait Ă©tĂ© traduite en français par Emmanuel Levinas, ce dont il avait probablement Ă©tĂ© chargĂ© par KoyrĂ©. Je renvoie Ă la trad. it. des deux articles sous le titre de Patologia della libertĂ , avec des Ă©crits de K.P. Liessmann et de R. Russo, Bari, Palomar 1992. Ces antĂ©cĂ©dents expliquent pourquoi une dĂ©cennie plus tard Anders sâĂ©tait adressĂ© Ă KoyrĂ© pour trouver un traducteur pour son livre sur Kafka; v. la lettre du 19.4.1946 cit. infra, et pourquoi KoyrĂ© rĂ©pond quâĂ la diffĂ©rence de lâĂ©poque de «Re-cherches philosophiques», il ne dispose plus dâune Ă©quipe de traducteurs et nâest plus en contact avec des jeunes disponibles pour de tels travaux, tandis que Wahl saurait peut-ĂȘtre en indiquer un.20 Dans son ouvrage Pathologie cit., p. 46, Anders rappelle La situation de lâhomme dans le monde de Scheler, oĂč il est dit que «sĂ©parer lâessence de lâexistence» est une prĂ©rogative qui appartient uniquement Ă lâhomme.21 Bien des annĂ©es aprĂšs la guerre (lorsque ses livres principaux Ă©taient dĂ©jĂ publiĂ©s), Anders nâentrera pas dans le quota rĂ©servĂ© en Allemagne aux exilĂ©s pour lâenseignement universitaire (Ă Halle et Ă la FU de Berlin).22 FondĂ©e en 1890, la sĂ©rie commencĂ©e en 1904 fut lâun «der wichtigsten Foren fĂŒr moderne Literatur und Essays-
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(«condensé») dans un fascicule spĂ©cial de cette mĂȘme «Neue Rundschau» consacrĂ© Ă Kafka23. Ami de Bertolt Brecht et connaissant bien les milieux thĂ©Ăątraux de Berlin et ceux de Hollywood, Anders pouvait avoir accĂšs Ă cette revue spĂ©cialisĂ©e dans la littĂ©rature et le spectacle. Bermann-Fischer Ă©tait dâailleurs Ă New York: tant Anders que KoyrĂ© auraient pu le rencontrer. Il nây a par consĂ©quent aucune raison de penser que le premier ait eu besoin de KoyrĂ© pour le prĂ©senter; pour procĂ©der Ă une comparaison entre eux quelques autres pistes fournies par leur correspondance, ainsi que les paroles de ce Vorwort, nous sont plus utiles.
AprĂšs lui avoir montrĂ© le Vorwort Ă New York, les rapports dâAnders avec KoyrĂ©, dĂ©sormais rentrĂ© Ă Paris, continuent au moins pendant un certain temps (pour mieux dire, trois lettres de 1946-47 en ont Ă©tĂ© conservĂ©es).
KoyrĂ©, tout en «applaudissant Ă une tendance antiheideggerienne»24, dans ces annĂ©es commune Ă beaucoup de gens (y compris H. Arendt), dans une lettre du 11 fĂ©vrier 1946 Ă©lude la demande dâAnders de faire publier en France «Die Wiederholung des Gewesenheit: hĂ©las, une chose difficile!»25. KoyrĂ© Ă©tait attentif et trĂšs sensible Ă la recherche dâun langage clair et sans ambiguĂŻtĂ©: il Ă©tait au courant du tournant linguistique. Il semble quâen allemand Anders lui paraissait suivre de trop prĂšs le style heideggerien. ApprĂ©ciant lâarticle Pseudoconcretness, traduit et Ă©ditĂ© par les phĂ©nomĂ©nologues, il lui recommandait dâĂ©crire en anglais au lieu dâaspirer Ă des traductions françaises de lâallemand.
Lâexistentialisme est de plus en plus Ă la mode, surtout lâexistentialisme extra et ultra philosophique. Mais en France, vous le savez bien, une doctrine ne devient importante que lorsquâelle devient extra philosophique, câest-Ă -dire lorsquâelle sâexprime au moyen dâĆuvres non techniques: le roman, le thĂ©Ăątre... Le fait littĂ©raire continue Ă nous dominer (les faits politiques et Ă©conomiques nous Ă©crasent).26
KoyrĂ© apprĂ©cie («trĂšs joli, me plaĂźt beaucoup») un thĂšme souvent repris par Anders qui indique dans lâexistence la version allemande du topos amĂ©ricain du self made man27; mais il nâhĂ©site pas Ă souligner le point fondamental qui les sĂ©pare.
Dâautre part, je ne crois pas que le marxisme rĂ©sout tous les problĂšmes et que les problĂšmes â ou plutĂŽt les faits â de la solitude et de la mort se rĂ©solvent par la satisfaction des besoins. MĂȘme dans le brave new world les gens auront lâangoisse de la mort. Ă moins, sans doute quâils ne se dĂ©personnalisent et ne deviennent des dieux. Ou des animaux28.
tik in Wilhelminische Deutschen Reich und in der Weimarer Republik». Au cours de la pĂ©riode nazie les publica-tions avaient pu continuer jusquâen 1944, alors quâelle avait Ă©tĂ© refondĂ©e et imprimĂ©e Ă Stockholm par lâĂ©diteur Gottfried Bermann-Fischer. Publiant dans la deuxiĂšme annĂ©e de la sĂ©rie suĂ©doise Anders se montre trĂšs Ă la page.23 V. la lettre du 19.4.1946 supra dĂ©jĂ cit. Ă la n. 19.24 Vienne, ĂNB, G. Anders Nachlass, lettre de KoyrĂ©, du 11.2.1946.25 Ibid. Il sâagit peut-ĂȘtre de Wesen und Eigentlichkeit, namentlich bei Heidegger, Ă©d. maintenant dans G. anders, Ăber Heidegger cit., p. 32-38, dont la rĂ©daction remonte Ă 1936, annĂ©e oĂč lâauteur aurait pu en discuter avec KoyrĂ©.26 koyrĂ©, lettre cit. supra, n. 24; KoyrĂ© poursuit: «Sartre a rĂ©ussi lĂ oĂč Gabriel Marcel a Ă©chouĂ©. Le Monde cassĂ© a Ă©tĂ© un four et les Mouches un succĂšs sans prĂ©cĂ©dent». Anders Ă©tait en rapports avec Gabriel Marcel depuis les annĂ©es trente (lorsquâil avait Ă©tĂ© invitĂ© par lui Ă faire une confĂ©rence sur Heidegger) et leur correspondance se poursuivra aprĂšs la guerre.27 Vienne, ĂNB, G. Anders Nachlass, lettre de KoyrĂ©, du 11.02.1946. Cf. anders, Nihilismus, dans Ăber Heidegger cit., p. 53; id. On the Pseudoconcretness cit.; id., Heidegger esteta dellâinazione, trad. it. dans F. volpi, Su Heide-gger cit., p. 42. Cf. J.-P. sartre, Lâexistentialisme est un humanisme (1946), Paris, Nagel 1951, p. 22 et suiv. (§ Lâhomme est ce quâil se fait), oĂč, aux p. 15-16, Anders discute Ă©galement le fait que lâexistentialisme est Ă la mode.28 koyrĂ©, lettre cit. supra, n. 24.
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Sâadressant Ă KoyrĂ© comme Ă une personne bien disposĂ©e Ă son Ă©gard et comme Ă un acadĂ©micien prestigieux aux yeux des Ă©diteurs29, Anders confesse quâil vient Ă peine de «lire Sartre pour la premiĂšre fois», en particulier Lâexistentialisme est un humanisme, et Ă©crit quâen le lisant «il nâen croyait pas ses yeux parce quâil y reconnaissait ses propres mots», ceux qui avaient Ă©tĂ© imprimĂ©s dans «Recherches philosophiques» (mais avec lesquels maintenant il nâĂ©tait plus tout Ă fait dâaccord, parce quâil les avait formulĂ©s en Allemagne entre 1928 et 1929 et parce quâils «dĂ©pendaient en partie de Heidegger»)30.
Les coĂŻncidences dans la formulation (dĂ©sormais je ne peux plus y souscrire entiĂšrement) sont parfois vraiment amusantes. Ă ce moment-lĂ naturellement les choses en partie Ă©taient sans fondement, et en partie venaient de Sein und Zeit. Je me reproche sĂ©vĂšrement de ne pas avoir citĂ© alors ce qui sâest montrĂ© prophĂ©tique, lĂ oĂč je parlais du choc de la contingence31.
CâĂ©tait vraiment un thĂšme central dans cet essai dâAnders32, sorti alors quâil se trouvait Ă Paris et ne pouvait pas ne pas avoir eu connaissance des premiĂšres publications françaises de Heidegger, dont KoyrĂ© avait Ă©tĂ© le deus ex machina33.
Ce qui frappe dans cet Ă©change entre eux aprĂšs la guerre, câest la problĂ©matique de lâisolement, de lâindividualitĂ©, du silence prudent que la terreur â Ă lâĂ©poque mĂȘme ou trĂšs peu de temps auparavant â imposait nĂ©cessairement Ă tout le monde: câest une problĂ©matique qui fait penser aux articles dâactualitĂ© et de thĂ©orie politique Mensonge et CinquiĂšme colonne que KoyrĂ© avait Ă©crits pour «Renaissance» (Stoffel 43.6; 44.3). Et qui laisse Ă©galement prĂ©sager le questionnement sur lâexistentialisme que malgrĂ© lui et aprĂšs un long silence KoyrĂ© Ă©tait sur le point de reprendre.
La premiĂšre connaissance de Heidegger en France est certainement due pour une bonne part Ă KoyrĂ©, mais il est aussi la source de la mĂ©fiance ou de lâhostilitĂ© que dĂšs 1933 de nombreux intellectuels nourriront envers la figure du recteur de Fribourg34. En rĂ©alitĂ©, câest KoyrĂ© qui avait fait connaĂźtre et condamner au dehors de lâAllemagne le nazisme de Heidegger. Plus tard Emmanuel Levinas Ă©crira ce qui suit:
29 Vienne, ĂNB, G. Anders Nachlass, lettre dâAnders (qui signe ici G. Stern) du 19.04.1947: Ă©tant donnĂ© que Wahl lui a envoyĂ© le programme du CollĂšge philosophique, Anders demande diplomatiquement Ă KoyrĂ©: «wie Sie alle gleichzeitig Sorbonne und Schreiben und VortrĂ€ge an den neuen Institut kombinieren können, das ist mir zeit- und energiemĂ€ssig unbegreiftlich. Sind sie in systematischer oder historischer Arbeit?».30 Ibid.: «So sehr Ă€hnlten meine Thesen die ich im Jahr 1928 aufgeschrieben, 29 in Frankfurter Kantgesellschaft vorgetraben, 36 durch Sie in den «Recherches philosophiques» unterbringen konnte, denen von Sartre». Anders ne trouvait pas correct que Sartre se fĂ»t appropriĂ© de ses mots, mais demandait Ă KoyrĂ© ce quâon pouvait faire dans un cas de ce genre. KoyrĂ© signale Ă Anders quâil pourrait en parler avec son plagiaire: «By the way, avez-vous rencontrĂ© Sartre, en ce moment Ă N.Y.?».31 Ibid.: «Die Koinzidenze von Formulierung (mit denen ich mich heute nicht mehr ganz identifiezieren kann), sind zuweilen wirklich belustigend. NatĂŒrlich lagen damals die Dinge teils in der Luft, teils in Sein und Zeit. Aber ich machte mir doch die schwerste VorwĂŒrfe, dass ich damals nicht die prophetische Quotations gemacht habe, wo ich von Kontigenzschock sprach, da die einzige Definition das sei, was er aus sich selber machte nicht definiert werden könne, da die einzige Definition das sei, was er aus sich selber macht».32 G. anders, Patologia della libertĂ cit., p. 55, 66, 78 et suiv.33 Vienne, ĂBN, fonds Anders, lettre du 19.04.1947: aprĂšs avoir affirmĂ© que «Ein bischen stutzig macht es mich, wie vollkommen meine damalige Arbeit von den grossen Volumen dessen, was nachkam, zugeschĂŒttert wurde ganz gerechtfertigt scheint mir das nicht», Anders se demandait: «Aber was kann man da machen?».34 Cf. koyrĂ©, EHPP, p. 272, n. 1: «On comprend bien comment M. Heidegger a pu, dâĂ©tapes en Ă©tapes, en rĂ©dui-sant la masse des âhommes historiquesâ, en arriver Ă identifier lââhomme historiqueâ et donc le Da-sein avec la ârace aryenneâ, le âpeuple allemandâ, Hitler, et sans tomber dans le biologisme, devenir nazi».
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Jâappris assez tĂŽt â peut-ĂȘtre mĂȘme avant 1933 â et certainement aprĂšs les grands succĂšs dâHitler au temps de lâĂ©lection au Reichstag â la sympathie de Heidegger envers le national-socialisme. CâĂ©tait feu Alexandre KoyrĂ© qui mâen avait parlĂ© pour la premiĂšre fois, Ă son retour dâun voyage en Allemagne35.
CâĂ©tait par haine de sa politique que KoyrĂ© nâavait ensuite plus rien publiĂ© sur Heidegger, depuis le milieu des annĂ©es trente jusquâen 1946. Toutefois, il sâĂ©tait tenu au courant en lisant les quelques pages de lui qui avaient Ă©tĂ© imprimĂ©es et en interrogeant ceux qui Ă©taient en mesure de lâinformer: par exemple, il correspondait avec Henry Corbin, le premier traducteur français de Heidegger, qui rĂ©sidait en Allemagne et pouvait lui rendre visite36.
Une rencontre au moins de KoyrĂ© avec Heidegger (peu amicale autant que peu documentĂ©e) avait eu lieu au cours de lâune des rares rĂ©unions du comitĂ© qui aurait dĂ» publier lâĆuvre posthume de son ami Scheler, mais qui fut supprimĂ©37.
KoyrĂ© avait Ă©tĂ© le premier Ă attirer lâattention sur Heidegger en France et Ă pousser quelques collaborateurs Ă publier des traductions de ses textes.
En 1929, Ă une date trĂšs prĂ©coce pour la connaissance et la diffusion de Sein und Zeit, KoyrĂ© avait fait inviter Heidegger Ă lâune des DĂ©cades de Pontigny pour discuter de thĂ©ories physiques avec Whitehead et Eddington. Mais cette fois-lĂ Heidegger nâĂ©tait pas venu38. Les premiers dĂ©codages de Heidegger en français remontent au groupe de KoyrĂ©, en particulier Ă Corbin, qui dans la revue surrĂ©aliste «Bifur» (rĂ©dacteur Paul Nizan) avait publiĂ© Quâest-ce que la mĂ©taphysique? prĂ©facĂ© par KoyrĂ©39. La mĂȘme traduction avait Ă©tĂ© offerte Ă la «Nouvelle Revue Française» qui lâavait refusĂ©e, mais qui avait dĂ©dommagĂ© KoyrĂ© en publiant un de ses comptes rendus oĂč lâon peut lire son unique Ă©loge dĂ©cisif de Heidegger:
Lâadmirable opuscule de M. Heidegger prendra une place dâhonneur parmi la production philosophique de ces derniĂšres annĂ©es. Une pensĂ©e profonde, honnĂȘte et droite sây exprime dans un
35 Cf. eMManuel levinas, Alexandre KoyrĂ© avait averti les Français, «Le Nouvel Observateur», 22.1.1987, p. 82. Cf. viCtor farias, Heidegger et le nazisme, Paris, 1987.36 KoyrĂ© Ă Henry Corbin, lettre s.d. [fĂ©vrier? 1936], «Cahiers de lâHerne», 39 (1981) (= numĂ©ro spĂ©cial «Cahier de lâHerne H. Corbin»), p. 330: «Avez-vous correspondu avec Heidegger? Irez-vous le voir?»; ibid.: «[Ă Paris] on HĂ©gĂ©lianise et on Platonise. Et lâon est de plus en plus existentiel. Ă tel point que jâorganise une contre-attaque. La contre-attaque (celle de Bataille) semble se disperser ne sachant pas ce quâelle attaque â les attaquĂ©s, en outre, ne se sont pas aperçus du fait (ni avant, ni aprĂšs)». KoyrĂ© fait allusion ici Ă Georges Bataille, Le Labyrinthe, «Recherches philosophiques», 5 (1935-36), p. 364-372. Lâoriginal de cette lettre et de quelques autres Ă©tait conservĂ© par Mme Stella Corbin, qui a eu la gentillesse de me permettre de la citer.37 V. supra III.1, p. 161, n. 20.38 Je cite dâaprĂšs une lettre inĂ©dite Ă©crite par Paul Desjardins Ă KoyrĂ© le 4 juin 1929 (je suis reconnaissante Ă Mme Yvon Belaval de mâen avoir fourni une copie) sur la «prĂ©paration» de la DĂ©cade et les six orateurs proposĂ©s, «à commencer par Heidegger. Croyez-vous vraiment quâil pourrait venir? La rencontre de ce mĂ©taphysicien avec des physiciens anglais tels que Whitehead ou Eddington serait grosse de rĂ©vĂ©lations». Heidegger ne participa pas Ă la DĂ©cade (1-11 septembre 1929), intitulĂ©e Imago mundi nova. Imago nulla. Un univers sans figure et le courage de vivre. Cf. Paul Desjardins et les DĂ©cades de Pontigny. Ătudes, tĂ©moignages et documents inĂ©dits, Ă©d. A. Heurgon Desjardins, Paris, 1964, p. 406. Dans sa riche monographie, D. JaniCaud, Heidegger en France. I. RĂ©cit, Paris, Albin Michel 2001, p. 40-41, sur la base des souvenirs de Corbin mentionne Ă©galement Jean Baruzi pour ce projet non rĂ©alisĂ© dâun colloque (ou tout au moins dâune confĂ©rence).39 koyrĂ©, EHPP, p. 252, n. 2: «Lâoutil ne devient chose que lorsquâil est cassĂ©... On a Ă peine besoin dâinsister sur lâorigine pragmatiste et bergsonienne des conceptions de M. Heidegger. Il faut remarquer toutefois que le travail ne forme pas une structure essentielle du Dasein: il nâest pas faber». Lâabsence de dĂ©veloppement du dasein comme faber, travailleur etc. est reprise par Anders.
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langage dâune densitĂ© et dâune force admirable40.
CâĂ©tait KoyrĂ© qui avait publiĂ© dans la premiĂšre annĂ©e de «Recherches philosophiques» la traduction faite par Corbin de Vom Wesen des Grundes41. Mais toutes ces initiatives et son intĂ©rĂȘt lui-mĂȘme remontaient Ă une pĂ©riode antĂ©rieure Ă 1933.
Plus de vingt ans aprĂšs, lorsque la seconde guerre mondiale Ă©tait loin dĂ©sormais, Heidegger Ă©tait finalement venu en France et KoyrĂ© avait choisi de ne pas assister Ă sa confĂ©rence, dĂ©cision Ă laquelle sâĂ©taient ralliĂ©s Jean Wahl et de nombreux catholiques: mais interrogĂ© par lettre, KoyrĂ© devait admettre Ă regret que cette rencontre avait attirĂ© un grand public et eu beaucoup de succĂšs42. Ne pas y participer Ă©tait une prise de position politique, alors que lâintĂ©rĂȘt de KoyrĂ© pour la pensĂ©e de Heidegger Ă©tait restĂ© vif.
Lâexistentialisme Ă©tait un thĂšme largement dĂ©battu en Europe, et spĂ©cialement Ă Paris, dĂšs la fin de la seconde guerre mondiale. Dans la revue «Europe» Henri Mougin observait que Heidegger Ă©tait «comme un Dieu en France», car il avait Ă©tĂ© interviewĂ© cinq fois en lâespace de deux mois43.
DĂšs son retour Ă Paris Jean Wahl, tout en restant toujours fidĂšle Ă ses intĂ©rĂȘts dâavant-guerre, se consacra Ă la rĂ©daction dâouvrages sur Heidegger et lâexistentialisme. Ce fut lui qui donna Ă la Sorbonne des leçons qui traduisaient littĂ©ralement et commentaient un cours dispensĂ© par Heidegger en 1929-3044: ce nâĂ©tait pas le seul cours inĂ©dit en circulation45, mais le
40 koyrĂ©, compte rendu de heidegger, Was ist Metaphysique?, «N.R.F.», 1931, p. 750-753: p. 750. V. JaniCaud, Heidegger cit., p. 40.41 M. heidegger, De lâessence du fondement, «Recherches philosophiques», 1, 1931-32, p. 83-124.42 KoyrĂ© dans la lettre Ă Herbert Spiegelberg, Films-Waldhaus, 10.8.1956 (CAK): «Heidegger ne vint jamais en France avant 1955... Cette rĂ©union fut un succĂšs: Gandillac, Gabriel Marcel et beaucoup dâautres personnes y as-sistĂšrent. Plusieurs catholiques, Jean Wahl et moi-mĂȘme bien sĂ»r nây allĂąmes pas»; «Il a Ă©tĂ© invitĂ© par Mme Anne Heurgon, la fille de Paul Desjardins, Ă Cerisy-la-Salle (Manche), un chĂąteau quâelle possĂšde et oĂč elle organise des âRencontresâ, câest-Ă -dire des rĂ©unions de philosophes, dâartistes, dâĂ©crivains etc.».43 H. Mougin, Comme Dieu en France. Heidegger parmi nous, «Europe», 24, avril 1946, p. 132-138. Lâune des interviews (trĂšs critique) fut imprimĂ©e par un Ă©lĂšve et supplĂ©ant de KoyrĂ©, M. de Gandillac, dans «Temps Mo-dernes», a. 1, fasc. 4, janvier 1946, qui notait que Heidegger ne connaissait pas le livre fondamental de Waelhens sur sa pensĂ©e, ni les Ă©crits français rĂ©cents de Raymond Polin et Brice Parain. «Nous lui rappelons lâimportance dâun Jean Wahl, dâun Gabriel Marcel». Gandillac rapporte lâespoir de Heidegger quâ «en raison de sa cĂ©lĂ©britĂ© exceptionnelle, il serait invitĂ© prochainement, non seulement Ă Baden, mais Ă Paris. Naturellement les milieux ârĂ©sistantsâ de Fribourg sâindignent de cette magnanimité». Ces invitations Ă©taient dues Ă lâinitiative dâun autre interviewer publiĂ© dans le mĂȘme numĂ©ro des «Temps Modernes», p. 717-724, FrĂ©deric de Towarnicki, favorable Ă Heidegger (Ă propos de cette interview le bruit courait mĂȘme que Towarnicki fĂ»t simplement le traducteur de Heidegger sous sa dictĂ©e). V. aussi toWarniCki, Ă la rencontre de Heidegger. Souvenirs, Paris, Gallimard 1993. Gandillac mentionne Ă©galement les tendances politiques de Heidegger: «le nouveau recteur de Fribourg, peu de temps aprĂšs avoir signifiĂ© Ă Husserl son arrĂȘt dâexclusion, subit-il Ă son tour une sorte de demi-disgrĂące qui lui sert aujourdâhui dâalibi». On connaĂźt toutes les manĆuvres que Heidegger avait faites pour se rapprocher des philosophes en France, qui Ă©tait dâailleurs lâautoritĂ© dâoccupation en Allemagne de lâOuest, oĂč son procĂšs dâĂ©pu-ration Ă©tait en cours. Il Ă©tait de notoriĂ©tĂ© publique quâil avait Ă©rit Ă BrĂ©hier, sans obtenir de rĂ©ponse. Un ouvrage fondamental sur ce sujet comme sur dâautres est JaniCaud, Heidegger en France cit., p. 15, qui le dĂ©crit comme «extrĂȘmement attentif Ă sa rĂ©ception en France».44 Wahl, Introduction Ă la pensĂ©e de Heidegger. Cours donnĂ©s en Sorbonne de janvier Ă juin 1946, Paris, Livre de poche 1998: il sâagit dâun commentaire sur les leçons de Heidegger, et le responsable de lâĂ©dition indique KoyrĂ© comme le propriĂ©taire du manuscrit.45 Walter bieMel, Le concept de monde chez Heidegger, Louvain, Nauwelaerts 1951 recense ce cours ainsi que divers autres qui circulaient sous forme de manuscrits, comme cela rĂ©sulte maintenant de la section II (Vorlesun-gen) de la Gesamtausgabe de Heidegger (en particulier vol. 27, p. 403-404). V. Ă©galement JaniCaud, Heidegger
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manuscrit en avait Ă©tĂ© apportĂ© en France prĂ©cisĂ©ment par KoyrĂ©. InterrogĂ© par H. Spiegelberg46 au sujet des raisons pour lesquelles les «Recherches philosophiques» nâavaient plus paru aprĂšs la guerre, KoyrĂ© mentionnera, parmi dâautres inconvĂ©nients, le fait que Wahl, lâun des directeurs, sâoccupait exclusivement dâexistentialisme.
En 1945, dans le premier numĂ©ro des «Temps modernes», la revue du groupe existentialiste, Merleau-Ponty publiait La querelle de lâexistentialisme, un article dans lequel il critiquait le silence qui avait entourĂ© LâĂȘtre et le nĂ©ant de Sartre (1943), un silence quâil dĂ©clarait «terminĂ© maintenant, Ă la fin de la guerre»47.
Cet article de Merleau-Ponty avait ouvert une discussion et en 1946 le marxiste Henri LefĂšvre avait publiĂ© son livre sur Lâexistentialisme. Alphonse de Waelhens, auteur en 1942 depuis Louvain dâune monographie fondamentale sur Heidegger, continuait Ă Ă©crire Ă son sujet et au sujet de Sartre dans la nouvelle revue «Deucalion»48.
AprĂšs les deux interviews pro et contre rĂ©alisĂ©es par Towarnicki et par Gandillac un autre Ă©change important fut publiĂ© dans «Les Temps modernes». Karl Löwith y fit paraĂźtre un essai quâil avait rĂ©digĂ© comme un document Ă usage privĂ© en 193949; Waelhens et Eric Weil rĂ©pondirent Ă Löwith50. Surpris par le fait que prĂ©cisĂ©ment pendant la seconde guerre mondiale Heidegger ait eu un tel succĂšs en France («cette nombreuse audience parmi les intellectuels français»), Löwith entreprit de reconstituer la pensĂ©e politique de Heidegger sur la base de ses «discours et confĂ©rences», commençant par une analyse approfondie de la Rektoradsrede et utilisant Ă©galement quelques lettres que lui avait envoyĂ©es Heidegger alors quâil Ă©tait son Ă©tudiant51. Sa thĂšse principale Ă©tait que «les implications politiques immĂ©diates, câest-Ă -dire
cit., p. 96.46 Au sujet de cet historien de la phĂ©nomĂ©nologie et de cet extrait dâune lettre de KoyrĂ©, je renvoie Ă mes deux contributions dans G. geMelli (ed.), The âUnacceptablesâ cit., p. 141 et suiv., 173 et suiv.47 M. Merleau-ponty, La querelle de lâexistentialisme, «Les Temps Modernes», 1, fasc. I, octobre 1945, p. 344-56, qui se rĂ©fĂšre aux dĂ©bats sur Sartre entre Gabriel Marcel, J. Mercier et Henri LefĂšvre.48 A. de Waelhens, Heidegger et Sartre, «Deucalion (Cahiers de Philosophie. Ădition de la Revue «Fontaine»: re-vue et Ă©ditions qui avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es en Suisse durant la RĂ©sistance)», 1, 1946, p. 15-37; v. p. 22: «Câest un mĂ©rite essentiel de lâexistentialisme français que dâavoir compris, dĂšs le Journal mĂ©taphysique de Gabriel Marcel, quâon ne saurait dĂ©finir lâexistence humaine par lâĂȘtre dans le monde, si lâon ne sâapplique Ă dĂ©terminer le sens exact de notre corporĂ©ité». Waelhens cite «la philosophie du corps propre» de Sartre et la PhĂ©nomĂ©nologie de la percep-tion de Merleau-Ponty. V. p. 34: «Sartre adresse Ă la conception heideggerienne du nĂ©ant une objection capitale et, semble-t-il, bien fondĂ©e: il reproche Ă Heidegger, dâabord de nâavoir pas vu au contraire de Hegel que lâesprit est le nĂ©gatif ou en langage phĂ©nomĂ©nologique que le Dasein ne saurait ĂȘtre source du nĂ©ant sans ĂȘtre lui-mĂȘme nĂ©antisant. Il est incontestable que Heidegger nâa pas Ă©tĂ© jusque lĂ . Voici quâapparaĂźt en pleine lumiĂšre ce par quoi Sartre sâĂ©carte dĂ©cisivement de Heidegger». Quelques commentaires heideggeriens de Jean Beaufret avaient paru dans «Deucalion».49 löWith, Les implications politiques de la philosophie de lâexistence chez Heidegger, «Les Temps Modernes», 214
(novembre 1946), p. 343-360: p. 359-360: «La fascination que Heidegger a exercĂ©e depuis 1920 par sa rĂ©solution au contenu indĂ©terminĂ© et par sa critique impitoyable nâa pas quittĂ© sa personne et lâinfluence de son enseignement se fait sentir un peu partout»; p. 360: «la vĂ©ritĂ© de la prĂ©sente existence allemande se trouve toujours, et mĂȘme plus que jamais, chez Heidegger en ce qui concerne la philosophie, chez Karl Barth pour la thĂ©ologie et chez Spengler pour la philosophie de lâhistoire». Câest un texte contemporain du Nihilisme et de My life in Germany, cit. supra.50 Waelhens, La Philosophie de Heidegger et le nazisme, «Les Temps Modernes», 220, mai 1947, p. 115-127; E. Weil, Le cas Heidegger, ibid., p. 128-138.51 löWith, Les implications cit., p. 343: «Les implications politiques immĂ©diates, câest-Ă -dire nationales-socia-listes de la notion heideggerienne dâexistence... vont bien au-delĂ de la personne de Heidegger». «La possibilitĂ© de la politique philosophique de Heidegger nâest pas nĂ©e dâun âdĂ©raillementâ quâon pourrait regretter, mais du principe mĂȘme de sa conception de lâexistence qui combat Ă la fois et assume âlâesprit du tempsâ». Löwith admet (p. 357) que Heidegger nâa pas suivi la pensĂ©e raciste (biologiste) et antisĂ©mite, mais conclut (p. 359-360): «Ce nâest pas que Heidegger nâait pas Ă©tĂ© un reprĂ©sentant distinguĂ© de la rĂ©volution allemande, mais quâil lâa Ă©tĂ© dans
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national-socialistes de la notion dâexistence» ont chez Heidegger une signification historique qui ne concerne pas que lui52. Löwith admettait la grandeur de Heidegger comme penseur, prĂ©sentant son article comme «une dĂ©fense de lâimportance philosophique de Heidegger et une condamnation de son attitude politique».
AprĂšs avoir passĂ© cinq annĂ©es en exil, et de plus surchargĂ© de responsabilitĂ©s administratives, il est comprĂ©hensible que KoyrĂ© souhaitĂąt se remettre au courant du dĂ©bat en cours entre les penseurs contemporains et prendre position Ă leur propos. Peut-ĂȘtre nâaura-t-il pas Ă©tĂ© satisfait du climat et des auteurs qui rĂ©gnaient alors en France, proches par ailleurs des sujets quâil avait probablement discutĂ©s Ă New York dans le groupe de Hannah Arendt: ils nâĂ©tait pas nouveaux pour lui, spĂ©cialement dans le cas de Heidegger, mais perçus de maniĂšre diffĂ©rente.
KoyrĂ© avait Ă©tĂ© invitĂ© en octobre 1946 Ă New York en vue dâautres programmes, mais le fait que les notes et les citations de Sartre se trouvent toutes sur du papier Ă en-tĂȘte de la New School fait supposer quâĂ la demande gĂ©nĂ©rale il avait improvisĂ© sur place sa confĂ©rence sur lâexistentialisme. Nous en trouvons confirmation dans une de ses lettres prĂ©cĂ©dentes de Paris, dans laquelle il Ă©crit quâil nâa pas encore trouvĂ© le temps de lire «la bible des existentialistes» introuvable malgrĂ© ses 700 pages, ouvrage totalement Ă©puisĂ© et vendu au marchĂ© noir53.
Il venait dâĂ©crire pour «Critique» lâessai citĂ© sur le penseur allemand et avait eu rĂ©cemment lâoccasion dâen discuter, car peu avant sa confĂ©rence Ă New York54 il avait participĂ© en France Ă un dĂ©bat portant sur la philosophie de Heidegger avec Jean Wahl, Maurice Merleau-Ponty, Georges Blin, Maurice de Gandillac et Gabriel Marcel. Les deux derniers ainsi que KoyrĂ© lui-mĂȘme, publiĂšrent dans une revue leurs contributions, rĂ©unies plus tard dans un volume dont Jean Wahl rĂ©digea lâintroduction. Dans sa communication KoyrĂ© mettait en relief les idĂ©es de Sein und Zeit (Sorge: souci, prendre soin) et de lâĂȘtre pour la mort (zum Tode sein): il Ă©crivait que «lâhomme de Heidegger est un homme sans mĂ©taphysique et sans religion»55, Gandillac au contraire critiquait KoyrĂ© et voyait en Heidegger «une perspective essentiellement religieuse», tandis que Gabriel Marcel trouvait que «lâĂȘtre pour la mort» de Heidegger Ă©tait ambigu: il le rattachait Ă lâexpĂ©rience de mort qui avait couvert les jeunes de son ombre durant la premiĂšre guerre mondiale. Selon Marcel la spĂ©cificitĂ© du concept de Heidegger faisait paraĂźtre sa philosophie peu universelle: sur ce point il lui prĂ©fĂ©rait Sartre56.
Au cours de cette mĂȘme annĂ©e 1946 KoyrĂ© avait publiĂ© Ă Paris un important essai dans lequel il faisait une reconstruction gĂ©nĂ©rale de lâĂ©volution de la pensĂ©e de Heidegger tout en analysant sa derniĂšre phase ontologique et en traduisant des passages de Vom Wesen der Wahrheit
un sens bien plus radical que MM. Kriegk et Rosenberg».52 Ibid., p. 344: «Ce mĂȘme homme Ă la pensĂ©e si actuelle a pourtant assimilĂ© dans son Ćuvre la philosophie grecque et la thĂ©ologie scolastique. Son savoir, il le tient de premiĂšre main, pris aux sources mĂȘmes»; p. 347: «LâĂ©lĂ©ment primordial de son action ne fut pas chez ses disciples lâattente dâun nouveau systĂšme, mais au contraire lâindĂ©termination du contenu et le caractĂšre de pur appel de sa leçon philosophique... Le nihilisme intĂ©rieur, le ânational-socialismeâ de cette pure rĂ©solution devant le NĂ©ant restaient dâabord cachĂ©s sous certains traits qui per-mirent dâimaginer une prĂ©occupation religieuse».53 Marbach, Klibansky Nachlass, lettre de KoyrĂ©, 9.3.1946, qui indique Ă©galement la bibliographie de Merleau-Ponty et Polin.54 CAK, Paris; Present Trends, cf. supra, p. 170, n. 23.55 Un dĂ©bat sur la philosophie de lâexistence, «Dieu vivant», 2, 1946, p. 121-126, «lâhomme de Heidegger est un homme sans mĂ©taphysique et sans religion», rĂ©imprimĂ© ensuite dans J. Wahl, Petite histoire de lâexistentialisme, Paris, 1947, p. 66 et suiv., qui y ajoute des Ă©tudes de Nikolaj Berdiaev, Georges Gurvitch et Emmanuel Levinas.56 Ibid.
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qui avait Ă©tĂ© publiĂ© par Heidegger en 1943, plus de dix ans aprĂšs en avoir prĂ©sentĂ© le contenu dans ses cours et confĂ©rences57. KoyrĂ© non seulement donnait Ă cet Ă©crit «une place importante dans lâĆuvre de M. Heidegger», mais y voyait «une Ă©tape importante dans lâĂ©volution de sa pensĂ©e» et de sa terminologie. Il Ă©tait donc nĂ©cessaire de le comparer avec Sein und Zeit.
Explication authentique du grand mystĂšre de la philosophie heideggerienne: la non-publication du deuxiĂšme volume de Sein und Zeit ... ne pouvait sâexpliquer que par des raisons internes, Ă savoir par lâimpossibilitĂ© de tenir la promesse imprudemment donnĂ©e dans le premier58.
PrĂ©cisĂ©ment Ă cause de la terminologie de Sein und Zeit, dont lâauteur prĂ©tendait quâelle Ă©tait «originellement dĂ©couvrante», KoyrĂ© pensait que la philosophie de Heidegger pouvait dĂ©gĂ©nĂ©rer en Gerede (bavardage)59:
En effet la terminologie Ă©sotĂ©rique des Ćuvres de M. Heidegger a certainement contribuĂ© Ă leur popularitĂ© Ă©tonnante. LâĂ©sotĂ©risme est plein dâattraits... Plein de dangers Ă©galement. Ainsi M. Heidegger sâest plaint rĂ©cemment de nâavoir jamais â ou presque â Ă©tĂ© compris. Son cas illustre donc bien la thĂšse selon laquelle âla diffusion dâune doctrine philosophique est fonction directe du nombre de contresens que lâon peut commettre Ă son sujetâ60.
KoyrĂ© analysait diffĂ©rents termes, retrouvait leurs origines historiques, se rĂ©fĂ©rant mĂȘme Ă la terminologie de la scolastique: il serait impossible de citer toutes ses remarques et comparaisons pour ainsi dire linguistiques entre Sein und Zeit et les Ă©crits rĂ©cents. Entre autres choses elles constituent le fondement de son observation selon laquelle âVorhandenheitâ est une dĂ©gradation de âZuhandenheitâ, prouvant que Heidegger tirait son inspiration des pragmatistes et dâHenri Bergson61.
Un assistant de KoyrĂ©, Maurice de Gandillac, dans son Entretien avec Martin Heidegger dans «Les Temps Modernes» citĂ©, avait dĂ©clarĂ© ouvertement que le philosophe allemand se rĂ©jouissait de ce que son Ćuvre fĂ»t intraduisible et ses principales idĂ©es jamais comprises exactement62.
Peu aprÚs son retour en France en 1945 Koyré avait écrit à Leo Strauss: «je lis des livres (beaucoup de trucs heideggeriens). Toute la jeunesse ici est existentialiste»63:
57 Ibid. KoyrĂ© lui-mĂȘme Ă©numĂšre BrĂȘme, Marburg, Fribourg, et enfin Dresde entre 1930 et 1932 (Ă noter que câĂ©taient encore les annĂ©es au cours desquelles KoyrĂ© frĂ©quentait lâAllemagne).58 koyrĂ©, EHPP, p. 249: «Lâexistence de lâhomme, son Dasein, sâest avĂ©rĂ©e impuissante Ă porter le poids de lâon-tologie fondamentale dont M. Heidegger a voulu le charger. De cette impuissance, Ă vrai dire, on se doutait dĂ©jĂ depuis longtemps...».59 Ibid., p. 256, n. 4: «La terminologie de Vom Wesen des Wahrheit diffĂšre profondĂ©ment de celle de Sein und Zeit. Ainsi on nây trouve plus ni la Sorge (souci), ni le in-der-Welt-sein..., ni la triade Befindlichkeit..., Verstehen... et Rede, ni mĂȘme la Geworfenheit et le Entwurf... M. Heidegger ne communique pas la raison de ces changements terminologiques. Il se peut quâelle se trouve dans son Ă©tude de Hölderlin; mais il se peut Ă©galement que M. Heide-gger se soit aperçu que la terminologie âoriginellement dĂ©couvranteâ de Sein und Zeit pouvait se transformer en Gerede (bavardage) avec beaucoup plus de facilitĂ© encore que la terminologie ârĂ©ifiĂ©eâ de la tradition». V. Ă©gale-ment ibid., p. 272.60 koyrĂ©, EHPP, p. 260, n. 3.61 «Bifur», VIII, juin 1931, p. 5-8.62 gandillaC, Entretien avec M. Heidegger, «Les Temps Modernes», 1, 1946, p. 713-716; p. 715: «Il se sait intra-duisible et parle avec ironie dâune transcription japonaise de son Ćuvre, entreprise naguĂšre sous les auspices de lâaxe Berlin-Tokyo. Est-ce la faute dâune langue Ă©sotĂ©rique? Ă lâen croire, personne nâaurait exactement dĂ©celĂ© le vrai sens du Dasein».63 University of Chicago Library, Special Collections, Archives Leo Strauss; lettre de Paris, 28.10.1945.
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HEIDEGGER âCOMME DIEU EN FRANCEâ
les livres de philosophie qui ont paru au cours de ces annĂ©es, les plus importants, câest-Ă -dire ceux dont on parle le plus, sont de âphilosophie existentielleâ. Ă propos, Heidegger a Ă©crit une lettre Ă BrĂ©hier en lui demandant des nouvelles et en offrant pratiquement sa collaboration64.
KoyrĂ© voyait cette ferveur heideggerienne comme «faire de la littĂ©rature»65, lui-mĂȘme ne nĂ©gligeait pas la vĂ©ritable littĂ©rature, le thĂ©Ăątre et les romans (il aimait beaucoup Camus). Encore avant la confĂ©rence de New York, il justifiait la reprise de ses intĂ©rĂȘts pour toute la veine existentialiste en Ă©crivant Ă Richard Mc Keon en aoĂ»t 1946:
Tout le monde â la jeune gĂ©nĂ©ration â est existentialiste. Tout le monde parle de Heidegger et Ă©crit Ă son propos. Moi-mĂȘme je dois cĂ©der Ă la pression sociale et remettre un papier sur ce sujet66.
Il avait Ă©crit auparavant Ă Klibansky: «lâengouement heideggerien continue»67.
Dans son compte rendu de 1946 de Vom Wesen der Wahrheit KoyrĂ© citait comme preuve de lâ«aveuglement» de Heidegger
son espoir, â insensĂ© sans doute et absurde, mais rien nâĂ©gale la perspicacitĂ© dâun philosophe si ce nâest son aveuglement â espoir exprimĂ© dans sa fameuse Rektoratsrede, que la rĂ©volution hitlĂ©rienne, que la tempĂȘte quâelle souffle sur le monde, en brisant les cadres de lâexistence quotidienne, du bavardage, de lâaffairement, du sens commun, rendra possible une existence dans le danger et âdans la vĂ©ritĂ©â68.
En 1946 KoyrĂ© et Hannah Arendt, Anders et Löwith portaient le mĂȘme jugement sĂ©vĂšre sur la responsabilitĂ© de Heidegger due Ă son rĂŽle politique69: dans un article de la «Partisan Review» (modifiĂ© lorsquâelle le traduira en allemand dĂšs 1948)70 elle Ă©crivait:
Comme on le sait, il [Heidegger] entra au parti nazi dâune maniĂšre fracassante en 1933 â un acte qui le dissocia fortement de ses collĂšgues de mĂȘme niveau. Bien plus, en sa qualitĂ© de recteur de lâuniversitĂ© de Fribourg, il interdit Ă Husserl, son maĂźtre et ami dont il avait hĂ©ritĂ© la chaire, lâentrĂ©e de la facultĂ© parce que Husserl Ă©tait juif. Enfin, le bruit courut quâil sâĂ©tait mis Ă la disposition des autoritĂ©s françaises dâoccupation pour la rĂ©Ă©ducation du peuple allemand71.
Ă cette Ă©poque Hannah Arendt, qui nâavait pas encore repris contact avec son amant et nâĂ©tait pas encore retombĂ©e sous son charme (comme cela adviendra en 1949), Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre Ă lâĂ©gard de Heidegger; elle lâĂ©tait mĂȘme trop au goĂ»t de Jaspers72, lâauteur de la Schuldfrage, qui par ailleurs nâĂ©tait pas indulgent envers Heidegger.
64 Ibid., lettre de KoyrĂ© Ă Strauss, Paris, 15.8.1945.65 Cf. koyrĂ©, lettre Ă J. Wahl non encore revenu des USA, de Paris, 8.8.1945 (IMEC, Institut pour la mĂ©moire de lâĂ©dition contemporaine): «Tout le monde ici est existentiel. Sartre, Merleau-Ponty, Polin. Tout le monde fait de la littĂ©rature».66 University of Chicago Library, Special Collections, Mc Keon Papers: lettre de Paris, 7.05.1946.67 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, lettre du 15.03.[1946] «Hyppolite fait un cours sur Heidegger! Je nâai pas encore lu son Einleitung in die Metaphysik: pas le temps!»68 koyrĂ©, compte rendu sur heidegger, Von Wesen der Wahrheit, «Fontaine», IX, 1946, p. 289 et suiv.69 arendt, «What is Existenz Philosophy?» cit.70 id., Sechs Essays cit.71 id., Essays in Understanding 1930-1954 cit., p. 187.72 arendt â Jaspers, Briefwechsel cit., p. 60, en particulier les lettres de H. Arendt du 6 juin et 6 juillet 1946. Jas-pers â ignorant encore les rapports intimes entre Hannah et Heidegger â observait quâen demandant Ă Husserl de ne pas entrer dans les locaux de lâuniversitĂ© Heidegger avait simplement transmis une circulaire. H. Arendt rĂ©pondit que son devoir aurait Ă©tĂ© de donner sa dĂ©mission plutĂŽt que dâenvoyer cet ordre Ă Husserl.
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Au cours des annĂ©es 1931-32, KoyrĂ© nâavait pas hĂ©sitĂ© dâautre part Ă dĂ©finir Heidegger comme «une Ă©toile brillant dâun Ă©clat de premier ordre dans le ciel philosophique de lâAllemagne»73. Pour lui Heidegger «nâĂ©tait pas un auteur Ă lâinfluence et la cĂ©lĂ©britĂ© Ă©phĂ©mĂšres» comme certains cas rĂ©cents en Allemagne.
La gloire et lâinfluence de M. Heidegger sont des phĂ©nomĂšnes dâune nature totalement diverse dâun engouement â aussi soudain que passager â pour un Spengler ou pour un Keyserling74.
Ses Ćuvres «longuement mĂ»ries et longuement mĂ©ditĂ©es»
portent la marque dâune pensĂ©e philosophique forte, originale et personnelle [âŠ]. Contrairement Ă ce que lâon dit habituellement, le dĂ©fi de Heidegger nâest pas du tout de chercher âune rĂ©conciliation entre le transcendantalisme et lâintuitivisme, entre lâhistoricisme et lâabsolutismeâ, Dilthey et Kierkegaard, Bergson et Husserl75.
KoyrĂ© nâavait pas une haute opinion de la «conciliation et synthĂšse» dans lâĆuvre philosophique.
La philosophie de Heidegger est devenue le point de repĂšre vers lequel tendent et auquel se mesurent tous ceux qui comptent aujourdâhui dans la philosophie allemande, câest peut-ĂȘtre parce quâil a Ă©tĂ© le premier Ă oser, au temps de lâaprĂšs-guerre, faire descendre la philosophie du ciel sur la terre, parler de nous-mĂȘmes, parler â en philosophe â de choses fort âtrivialesâ et fort âsimplesâ: de lâexistence et de la mort, de lâĂȘtre et du nĂ©ant; parce quâil a Ă©tĂ© capable de poser une fois de plus le problĂšme du gnĂŽthi seautĂłn, le problĂšme du soi et le problĂšme de lâĂȘtre: Que suis-je? Et que signifie âĂȘtreâ?76
En tant quâĂ©lĂšve et ami de Max Scheler, KoyrĂ© apprĂ©ciait ces analyses de problĂšmes âtriviauxâ et soulignait tout ce que Heidegger avait Ă©crit pendant la premiĂšre dĂ©cennie qui suivit la Grande Guerre. DâaprĂšs KoyrĂ©, au cours de la mĂȘme pĂ©riode Scheler avait Ă©tĂ© un penseur original et brillant relativement Ă ces sujets, bien quâil fĂ»t moins systĂ©matique que Heidegger. Le compte rendu (empreint de mĂ©taphysique) dans la «Nouvelle Revue Française» et la brĂšve mais importante prĂ©face publiĂ©e dans «Bifur» avaient attirĂ© lâattention de deux au moins des vieux amis husserliens de KoyrĂ©, Edith Stein et Hedwig Conrad-Martius (toutes deux croyantes, mais appartenant Ă des Ă©glises diffĂ©rentes)77. En 1932 E. Stein demandait dans une lettre Ă H. Conrad-Martius si
toute la force de Heidegger ne rĂ©side pas dans son athĂ©isme? MalgrĂ© la thĂ©ologie tenue Ă distance â et dans Sein und Zeit il y en a mĂȘme trop â il me semble quâil sâagit dâune tentative de prendre le temps au sĂ©rieux sans recourir Ă lâĂ©ternitĂ©. Je ne crois pas que vous ayez raison de lui reprocher dâavoir ouvert âlesportesâ et de les avoir aussitĂŽt refermĂ©es. Il les a ouvertes en grand et derriĂšre
73 koyrĂ©, PrĂ©face, «Bifur», VIII, 1931, p. 5. Il faut noter quâil y a chez KoyrĂ© un peu dâironie lorsquâil cite cette dĂ©finition de Fritz Heinemann, Neue Wege der Philosophie, Leipzig, 1929, Ă©tant donnĂ© que pour Heinemann, Heidegger «nâest mĂȘme pas une Ă©toile: câest un soleil qui se lĂšve et qui de sa lumiĂšre Ă©clipse tous ses contem-porains», câest-Ă -dire «un de ces grands gĂ©nies mĂ©taphysiques qui marquent de leur influence une pĂ©riode tout entiĂšre». Dans les notes anonymes sur les auteurs publiĂ©es par les surrĂ©alistes dans «Bifur» (1931), p. 169, on lit Ă propos de Heidegger: «Un des philosophes les plus importants de lâAllemagne. A fondĂ© la philosophie du nĂ©ant. On raconte quâil en eut la rĂ©vĂ©lation grĂące Ă la pratique du ski».74 koyrĂ©, PrĂ©face cit.75 Ibid.76 Ibid., p. 6.77 E. stein, Werke, VIII, cit., p. 123, lettre Ă Hedwig Conrad-Martius, 13 novembre 1932: «Haben Sie die kleine Heidegger Einleitung von KoyrĂ© indessen bekommen?».
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HEIDEGGER âCOMME DIEU EN FRANCEâ
elles il a trouvé le néant78.
Dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre KoyrĂ©, lui aussi intĂ©ressĂ© par les textes de Heidegger et de Sartre, participait aux discussions courantes Ă leur propos. Mais cela ne dura pas longtemps: il dĂ©clarera quâil les trouve «insupportables». En 1961, lorsquâil fit rĂ©imprimer son article sur LâĂ©volution philosophique de Martin Heidegger, son intĂ©rĂȘt sâĂ©tait Ă©moussĂ©; il est remarquable certes que parmi ses nombreux textes disponibles pour son recueil dâĂ©tudes sur lâhistoire de la philosophie il ait choisi de prĂ©senter Ă nouveau celui-ci, tout en dĂ©clarant lĂ mĂȘme ne pas sâoccuper de lâĂ©volution de Heidegger dans ses Ă©crits les plus rĂ©cents, «spĂ©cialement en ce qui concerne le dĂ©passement de la mĂ©taphysique, qui finit par faire de lâhomme le âberger de lâĂȘtreâ»79.
Plus tard KoyrĂ© se rĂ©jouira de ce que les phĂ©nomĂ©nologues de la âvieille gardeâ aient fondĂ© Ă Munich une sociĂ©tĂ© philosophique ou phĂ©nomĂ©nologique, et sâexprimait sans façon avec ses vieux amis:
je suis trĂšs content que la phĂ©nomĂ©nologie ne soit pas identifiĂ©e avec Heidegger, qui est devenu maintenant tout Ă fait insupportable. Malheureusement son influence est considĂ©rable. En France il est continuellement traduit, mĂȘme ses Ă©crits les plus rĂ©cents. On donne des cours sur lui Ă la Sorbonne. Câest monstrueux. Husserl nâest perçu que comme philosophe transcendantal: tout ce quâon connaĂźt de lui, ce sont les MĂ©ditations cartĂ©siennes et les IdĂ©es. De plus, Jaspers lui aussi⊠80.
78 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Archiv der Bayerischen PhĂ€nomenologen, E. stein, lettre non datĂ©e [1932]: «Ihre [Conrad-Martiusâs] Besprechung Heideggers hat mir ausserordentlich gefallen. Sie haben natĂŒrlich sofort das tiefsten gesehen. Aber: ist nicht die ganze Wucht Heideggers darinn, dass es Atheismus ist? Trotz der abgestandenen Theologie, deren es in Seit und Zeit zu viel ist? Es ist, so scheint es mir, der erste Versuch die Zeit wirklich ernst zu nehmen ohne auf die Ewigkeit zu recurrieren. Ich glaube nicht dass, Sie recht haben ihm vor-zuwerfen âdie ThĂŒrenâ aufgemacht und sofort zugeschlossen zu haben. Er hat sie eben weit aufgemacht und unter ihnen eben das Nichts augefunden». Edith Stein ajoutait: «Es kann natĂŒrlich â es ist ihm alles zuzuhauen â auch Gott wiederentdecken. Aber dann hört er auf bedeutend zu Sein».79 koyrĂ©, EHPP, p. 277.80 La conviction, que KoyrĂ© nourrissait en privĂ© et ne livrait pas Ă lâimpression, apparaĂźt clairement dans ses lettres Ă Hedwig Conrad-Martius (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Archiv der Bayerischen PhĂ€nomenologen): le 22.09.1954, KoyrĂ© prĂ©sente ses fĂ©licitations Ă la «PhĂ€nomenologische oder Philosophische Gesellschaft» fondĂ©e Ă Munich: «Es freut mich... dass die PhĂ€nomenologie nicht mit Heidegger identifizierd wird. Nun ist er völlig ungeniessbar geworden. Leider ist sein Einfluss mĂ€chtig. Es wird in Frankreich immerwĂ€hrend ĂŒbersetzt. Selbst die letzten Sachen. An die Sorbonne hĂ€lt man Vorlesungen ĂŒber ihn. GrĂ€sslich! Und Husserl is nur als Transzen-dentalphenomenologe bekannt: Cartesianische Meditationen und die Ideen ist alles was man von Ihm weisst. Daneben noch Jaspers...» Cf. une lettre intĂ©ressante que lui Ă©crivit KoyrĂ© le 10.01.1957 pour lâinviter au Colloque de Royaumont «eine Woche lang ĂŒber Husserl diskutieren... Wichtig ist es aber nicht. Nur in der Sinne dass die âalte Gardeâ â Göttingen â auch vertreten sein sollte. Nicht nur die Freiburger und die Heideggeraner».
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III.7 de paris Ă prinCeton et retour (de febvre et braudel Ă oppenheiMer et panofsky)
âŠseven marvellous years, perhaps the best yearsof my life.1
koyré
Revenu en France en 1945, KoyrĂ© sâattendait Ă ce que son engagement fĂ»t reconnu, en particulier par la ratification de sa pleine intĂ©gration tant dans la nation française quâau sommet de lâestablishment acadĂ©mique. Mais sa demande en vue dâun nouvel enseignement (histoire de la pensĂ©e scientifique) en 1951 au CollĂšge de France nâavait pas Ă©tĂ© acceptĂ©e, ce qui fut pour lui une vraie dĂ©ception, et mĂȘme un profond traumatisme. Il nây avait pourtant pas de quoi sâĂ©tonner, non seulement parce que prĂ©cĂ©demment le CollĂšge nâavait pas voulu de Maritain, mais parce quâon savait que Faral (le recteur du CollĂšge en 1951) avait Ă©tĂ© un collaborateur. Mais en raison de la valeur symbolique que KoyrĂ© avait attribuĂ©e Ă sa candidature â fortement soutenue par quelques hommes de science, dont le prĂ©sentateur Francis Perrin, son collĂšgue Ă New York, et parmi les historiens par Febvre et Braudel â il paraĂźt mĂȘme que le traumatisme, pour lui extrĂȘmement grave, lâait poussĂ© Ă une tentative de suicide.
Lâon sait cependant quâun peu plus tard il obtint des revanches: lâinvitation et ensuite la dĂ©signation par lâInstitute for Advanced Study Ă Princeton, et Ă Paris la crĂ©ation de ce qui deviendra le Centre KoyrĂ©. Cette institution conserve les documents donnĂ©s par sa veuve. LĂ , et Ă©galement aux archives de lâIAS (Institute for Advanced Study) on trouve des copies de quelques documents biographiques intĂ©ressants. Peut-ĂȘtre en consĂ©quence de la centralisation de la haute culture et instruction française Ă Paris, qui permettait des contacts personnels ou tĂ©lĂ©phoniques, en ce qui concerne lâenseignement prĂ©cĂ©dent en France je nâai trouvĂ© aucun document semblable Ă cette correspondance de KoyrĂ© avec un Ă©lĂšve amĂ©ricain. Il reste trace de nombreuses thĂšses sous sa direction Ă Paris, mais le seul dossier que je connaisse qui donne une idĂ©e de KoyrĂ© comme directeur de recherche a pour origine les Ătats-Unis. KoyrĂ© suivait un Ă©tudiant (A. Foerstler Scott) qui prĂ©parait un PhD sur des questions dâhistoire et de thĂ©orie de la chimie moderne, et ce de fĂ©vrier 1952 Ă dĂ©cembre 1961, câest-Ă -dire depuis lâĂ©poque prĂ©cĂ©dant le M.A. de Scott Ă la Johns Hopkins jusquâĂ la conclusion de sa thĂšse de doctorat et aux nĂ©gociations en vue de sa publication.
La correspondance dĂ©bute Ă la fin de 1952, lorsque KoyrĂ© rĂ©pond de Paris Ă une proposition regardant lâĂ©dition que Scott, encore Ă©tudiant Ă la Johns Hopkins, lui a envoyĂ©e de Baltimore pour lâinviter Ă faire partie dâun comitĂ© qui a pris lâinitiative de traduire et rĂ©imprimer des chefs-dâĆuvre scientifiques du passĂ©, sous le patronage de la History of Science Society. KoyrĂ© fait lâĂ©loge de ce projet, passe en revue certaines tentatives dâĂ©dition effectuĂ©es auparavant et se dĂ©clare prĂȘt Ă venir une ou deux fois par an Ă Baltimore pour participer Ă cette «trĂšs grande» entreprise, dâautant plus quâen Europe elle nâaurait mĂȘme pas pu ĂȘtre pensĂ©e.2
1 IAS: KoyrĂ© Ă Oppenheimer, 18.12. [1963], dans la lettre Ă©crite au cours de sa maladie terminale, poursuit: «The better I feel the more I miss Princeton, the friends there â especially this year â and the wonderful atmosphere of the Institute»; 31.5.1959: «I have been very, very busy â the Ăcole, the Institute, the Academy; these two months were really pretty hectic. Paris is terrible and I feel homesick for Princeton⊠Paris is, nevertheless, a very beautiful place as I have had the opportunity of ascertaining two or three times; and, in spite of the catastrophic economic and political situation, it looks amazingly prosperous and gay».2 IAS et CAK, lettre de KoyrĂ© Ă Scott, 12.2.1952: il cite quelques-uns des «Hundred Great Books» (PtolĂ©mĂ©e, Copernic, Kepler); dans la collection âOpen Courtâ, qui nâa pas eu beaucoup de succĂšs du point de vue des ventes, sont inclus la GĂ©omĂ©trie de Descartes, Barrow, les manuscrits mathĂ©matiques de Leibniz; Ă Ann Arbour ont Ă©tĂ© rĂ©imprimĂ©s Gilbert et Dalton; dans les âCase Historiesâ publiĂ©es Ă Harvard par le recteur, le chimiste James B.
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DE PARIS Ă PRINCETON ET RETOUR
Il prĂ©voit des difficultĂ©s en ce qui concerne le financement, ainsi que pour trouver des traducteurs adĂ©quats3 vu quâil faudrait rĂ©ussir Ă mobiliser tous ceux (et ils sont rares) qui seraient capables de traduire des Ćuvres scientifiques du XVIIe ou XVIIIe siĂšcle, il faudrait mĂȘme les instruire expressĂ©ment et en former dâautres (des jeunes). Ces derniers manquent aujourdâhui de prĂ©paration Ă©tant donnĂ© que lâhistoire de la science nâest plus Ă©tudiĂ©e dans les universitĂ©s amĂ©ricaines. KoyrĂ© soutient que lâimportance de cette discipline doit ĂȘtre reconnue non seulement en France, mais aussi aux Ătats-Unis, et quâon doit lâintroduire dans les cursus universitaires.
Il rĂ©pond Ă une autre question de Scott Ă propos de sa recherche: bien que lâhistoire de la chimie ne soit pas de son domaine et que KoyrĂ© admette quâil sâest intĂ©ressĂ© aux dĂ©veloppements postĂ©rieurs Ă Newton uniquement grĂące Ă HĂ©lĂšne Metzger et Ă son livre Newton, Stahl, Boerhaave, il continuera Ă suivre le travail de Scott de 1953 Ă 1959. Il commence par demander au jeune homme sâil a lu Euler qui
conduit directement Ă [Thomas] Young, [Augustin] Fresnel, Faraday, Maxwell⊠LâidĂ©e de la conservation de lâĂ©nergie conduit directement, mais pas en ligne droite, Ă©galement Ă la thĂšse cartĂ©sienne de la conservation de la quantitĂ© de mouvement (momentum); comme vous le savez, Leibniz y a opposĂ© la loi de conservation de la vis viva et les physiciens et mathĂ©maticiens du XVIIe siĂšcle ont Ăąprement combattu Ă ce propos, jusquâĂ ce que dâAlembert signale que cette polĂ©mique Ă©tait sans sujet et que les deux parties avaient raison. NĂ©anmoins, lâhistoire de cette polĂ©mique est extrĂȘmement instructive et les historiens modernes de la mĂ©canique ont tort de la nĂ©gliger, pensant quâelle est dĂ©nuĂ©e de sens. Elle est au contraire fort significative: câest lâhistoire de lâĂ©laboration dâune sĂ©rie de concepts reliĂ©s, mais diffĂ©rents, momentum, travail, Ă©nergie, action; [âŠ] en elle il y a mĂȘme davantage, [âŠ] le principe [inception] dâespace et de temps est impliquĂ© dans la prĂ©fĂ©rence donnĂ©e Ă lâun ou lâautre de ces concepts. Ce nâest quâaprĂšs dâAlembert, et mĂȘme aprĂšs [James Prescott] Joule que lâidĂ©e dâĂ©nergie a pu ĂȘtre enfin conçue. Quant Ă Kant, je ne pense pas que son enthousiasme pour Euler ait jouĂ© un rĂŽle important dans son dĂ©veloppement. Kant Ă©tait faible comme mathĂ©maticien et (avant la Critique) comme physicien, il essaya de donner une base mĂ©taphysique Ă la (pseudo) attraction newtonienne.4
Conant, les textes sont exposĂ©s ou rĂ©sumĂ©s au lieu dâĂȘtre traduits. Mais il y a des cas plus favorables: Newton et GalilĂ©e imprimĂ©s et rĂ©imprimĂ©s, la Chicago U.P. est mĂȘme en train de publier une nouvelle traduction du Dia-logue; dans la sĂ©rie âEverymanâ Faraday et Boyle sont Ă©puisĂ©s. Une telle initiative serait impensable en Europe: tant dans les Ostwalds Klassiker (qui reprĂ©sentent le cas le plus favorable), quâaux Ă©ditions Gauthier, et mĂȘme dans les Loebâs Classics et dans les sĂ©ries Guillaume BudĂ© ils nâarriveraient mĂȘme pas Ă commencer. Dans sa lettre du 25.07.1953 KoyrĂ© reprend le thĂšme des classiques de la science, qui en Allemagne, dans la sĂ©rie citĂ©e en premier, avaient eu plus de succĂšs quâen France, parce que lâhistoire de la science nâest pas enseignĂ©e dans les universitĂ©s française.3 koyrĂ©, lettre Ă Scott, de Paris 12.2.1952 cit.: «I do not believe that a translation agency, even the best one, could do the job. The difficulties are greater that you surmise. It needs a great deal of training and scholarship, and as these are, generally speaking, lacking just because there is no teaching, etc.». Les lettres sont datĂ©es 22.11.1953; 25.07.1955; 10.09.1955; 12.10.1955; 20.11.1955; 10.12.1957; 25.12.1957; 6.06.1958; dans les deux derniĂšres il accepte dâĂȘtre lâun des deux directeurs de la PhD thesis Ă la Johns Hopkins; 14.12.1958: il fĂ©licite Scott pour un paper prĂ©sentĂ© Ă lâAAAS; 18.08.1959: il dĂ©clare que Scott mĂ©rite le titre Ă la J. Hopkins et quâil devrait leur pro-poser son livre, car KoyrĂ© nâest pas en mesure de le prĂ©senter Ă la Princeton U.P. (laquelle Ă la fin de 1960 prend sa publication en considĂ©ration); 18.12.1959: il fĂ©licite Scott dâavoir obtenu son PhD, quâil aurait mĂ©ritĂ© bien avant; 9.12.1960; 7.12.1961.4 koyrĂ©, lettre Ă Scott, 22.11.1953: «Euler lead directly to Young, Fresnel, Faraday, Maxwell. Did you read Euler Letter? The idea of conservation of energy leads certainly both to the cartesian thesis of conservation of the quanti-ty of motion (momentum), but not in a straight way. As you know Leibniz opposed to it the law of conservation of the vis viva and the XVII century physicians and mathematicians fought bitterly about it, until dâAlembert pointed out that the fight was objectless as both parts were right. The history of this fight is nevertheless extremely instruc-tive, and modern historians of mechanichs are wrong in dismissing it as meaningless. It is, on the contrary, quite meaningful: it is the history of the elaboration of a series of connected, but different concepts â momentum, work,
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Les lettres les plus pĂ©nĂ©trantes continuent Ă sâoccuper de cette thĂ©matique (dâautres regardant des rendez-vous, des dĂ©marches acadĂ©miques ou de simples civilitĂ©s): KoyrĂ© recommande Ă Scott de traiter de la
position paradoxale de Descartes, en ce quâelle permet aux cartĂ©siens leurs Ă©tranges alliances. Câest-Ă -dire: Descartes (A) nie que lâattribut dâimpĂ©nĂ©trabilitĂ© soit un attribut propre (lâimpĂ©nĂ©trabilitĂ© est pour lui une consĂ©quence de lâidentification de la matiĂšre avec lâextension); (B) il insiste sur la divisibilitĂ© infinie, de sorte quâil nây aura ni atomes, ni vide; (C) il sâoppose Ă lâĂ©lasticitĂ© [âŠ]. Dâautre part, la matiĂšre est pour lui absolument rigide et non sujette Ă lâĂ©lan. Ils le soutenaient aussi pour ce qui Ă©tait du principe de la conservation du mouvement. Avec cohĂ©rence, il semble quâil fĂ»t pour Descartes une quantitĂ© du rĂ©el et pour Wallis une quantitĂ© algĂ©brique. Je pense que vous devriez donner Ă Wallis un rĂŽle plus important, et dâautre part vous devriez mentionner Malebranche â le seul cartĂ©sien Ă avoir Ă©tĂ© convaincu par Leibniz; dâaprĂšs la brochure de Brunet (chez Hermann) il semble que Leibniz, en Ă©tablissant le principe de lâaction minimale, ait Ă©tĂ© plus important que vous ne le supposez.5
Aller Ă Princeton relevait dâun choix conscient: Henry Guerlac, un historien de la science amĂ©ricain, se trouvait en France et KoyrĂ© lui avait Ă©crit de Paris le 25 novembre 1954 quâil se sentait «un peu homesick de ne pas ĂȘtre en AmĂ©rique. Cela me manque dĂ©cidĂ©ment. Et bien entendu les amis de lâautre cĂŽtĂ© de lâeau». Il le chargeait par consĂ©quent de sâoccuper de lâinvitation Ă©ventuelle Ă lâIAS de Princeton annoncĂ©e Ă KoyrĂ© et que celui-ci espĂ©rait voir se concrĂ©tiser.6
Guerlac ne manquera pas de servir de médiateur pour cette invitation.7
energy, action â; [...] there is even more in it [...] the whole inception of space and time is implied in the preference given to the one or to the other of these concepts. It is only after dâAlembert, and even after Joule that the idea of energy could be finally conceived. As for Kant, I do not think that his enthusiasm for Euler played an important part in his development. Kant was a poor mathematician, and, as a physicist (before the Critique) tried to give a metaphysical support to the newtonian (pseudo) attraction».5 koyrĂ©, lettre du 25.12.1957: «paradoxical position of Descartes, as this enables cartesians to make their strange alliances. Namely: Descartes (A) denies the attribution of impenetrabily to make its proper attribute (impenetra-bily is for him a consequence of the identification of matter with extension); (B) insists on the infinite divisibility, thus no atoms and no void; (C) opposes the elasticity [...]. On the other hand, his matter is absolutely hard (rigid) and does not yeald under the imp[etus], yet, they retained â because of the principle of conservation of motion. Accordingly it seems that it was for Descartes a realer quantity â and for Wallis an algebraic one. I think that you should make Wallis a role more important, and on the other hand, mention Malebranche â the only cartesian who was convinced by Leibniz: Leibniz it seems, according to the brochure of Brunet (Hermann) in the establishment of the principle of least action was more important than you assume». KoyrĂ© recommande Ă©galement la lecture des livres de M. gueroult, Dynamique et mĂ©taphysique chez Leibniz et de I.B. Cohen, Franklin and Newton (1956); il traite du phlogistique, de Boscovich, et du revival (non dĂ©clarĂ©) de ces thĂ©ories chez les contemporains.6 Cornell University, Ithaca NY, rare and Mss Collection, folder 14/17/2354 Box 25: KoyrĂ© Ă Guerlac, Dr. Oppen-heimer a entendu dire que je serai aux States cette annĂ©e et se demandait si je ne serai pas «interested in paying a visit to the Institute». Jâai rĂ©pondu que malheureusement je nâallais pas aux States cette annĂ©e, mais que jâĂ©tais interested». KoyrĂ© priait Guerlac de bien vouloir le «rappeler Ă son souvenir, car il est clair que je prĂ©fĂ©rerais beau-coup aller Ă Princeton pour travailler que quelque part oĂč il faudrait faire de lâenseignement».7 Henry G. Guerlac Ă Oppenheimer, Saint-Paul-de-Vence 28 juillet 1954: «I know for certain that KoyrĂ© would be delighted to receive an invitation to visit the Institute, but I do not believe (unless something has happened in the last two weeks or so) that he has at present any plans to visit the States next year. I need hardly say that I think the invitation would be a splendid idea. KoyrĂ© is the most gifted person working today in the history of physics. He is a careful and productive scholar, and a man of great personal qualities. He would be an asset to the Institute, a stim-ulating colleague, and would certainly make admirable use of the opportunity. The Rosenwald Collection would be of considerable use to him [...], our interests are somewhat complementary and we have been hoping for some time to carry on some preliminary discussion about a project we may jointly undertake some day». La lettre continue avec des dĂ©clarations de solidaritĂ© Ă Oppenheimer pour la «stupid ingratitude and vindictiveness with which you
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DE PARIS Ă PRINCETON ET RETOUR
Il y a aussi les lettres, cordiales au plus haut point (et je nâai lu que la correspondance de bureau)8, que KoyrĂ© avait Ă©changĂ©es pendant toute cette pĂ©riode (1955-1964) avec J. Robert Oppenheimer, le Director de lâIAS (Institute for Advanced Study)9. LĂ KoyrĂ© fut tout dâabord invitĂ© avec une bourse et fut Ă©lu ensuite parmi les permanent fellows (qui Ă©taient une bonne trentaine pour les quatre classes de disciplines); câest Ă la mĂȘme Ă©poque quâappartient lâexpĂ©rience la plus dure que connut Oppenheimer, le coordonnateur et le âpĂšre de la bombe atomiqueâ. Son succĂšs Ă la direction du laboratoire de Los Alamos avait fait de lui le leader le plus important et le plus cĂ©lĂšbre de tout le domaine scientifique: il ne lui suffisait plus dâenseigner Ă Berkeley. Il se consacrait Ă des confĂ©rences pour le grand public sur lâĂ©thique de la recherche, ainsi que sur lâhistoire de la science. Il avait Ă©tĂ© nommĂ© alors Ă la direction de lâInstitute for Advanced Study par Lewis L. Strauss lui-mĂȘme, un amiral qui Ă©tait chairman de lâAEC (Atomic Energy Committee), et qui par la suite lâen fera exclure. Au moment de sa nomination en 1947 (Ă lâIAS de Princeton Oppenheimer conserva cette fonction jusquâĂ sa mort en 1967, et les fellows lui manifestĂšrent toujours une solidaritĂ© absolue)10, Strauss avait peut-ĂȘtre espĂ©rĂ© grĂące Ă cette riche et prestigieuse direction le dissuader dâintervenir dans la politique nuclĂ©aire; mais Oppenheimer Ă©tait en train de perdre le rĂŽle incontestĂ© qui avait Ă©tĂ© le sien dans la recherche atomique aussitĂŽt aprĂšs la fin de la guerre. En fait, il sâĂ©tait prononcĂ© dĂšs 1946 contre la rĂ©alisation de la bombe Ă lâhydrogĂšne (la âsuperâ bombe): il aurait voulu bannir lâutilisation de lâĂ©nergie atomique pour les armements et mettre en place un contrĂŽle sĂ©rieux, instaurant la communication et les Ă©changes internationaux pour les recherches.
Ătait dans lâespoir de les utiliser contre lâAllemagne quâil sâĂ©tait vouĂ© en effet en 1942 aux recherches et Ă leur coordination dans le domaine des armes nuclĂ©aires (celles-ci toutefois nâavaient pas Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es Ă temps); dĂ©jĂ la destruction de Nagasaki une fois que la guerre Ă©tait dĂ©sormais terminĂ©e lâavait mis moralement en difficultĂ©. Oppenheimer sâĂ©tait opposĂ© aux militaires et aux techniciens de lâadministration Truman et au prĂ©sident lui-mĂȘme, qui nâavait pas apprĂ©ciĂ©, alors quâil le recevait en octobre 1945, que le savant dĂ©clarĂąt sentir sur ses mains le sang des victimes. Mais au sein de cette administration il avait bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun certain appui de la part de Dean Acheson et David Lilienthal.11 Ses rapports avec le gouvernement Eisenhower furent encore pires, bien que le prĂ©sident â reconnaissant que pendant toute la pĂ©riode 1942-1944 Oppenheimer avait Ă©tĂ© un homme dâĂtat â lui eĂ»t Ă©vitĂ© dâĂȘtre poursuivi en justice par McCarthy en personne12: cet interrogatoire se serait dĂ©roulĂ© devant le CongrĂšs et aurait peut-ĂȘtre eu encore davantage de retentissement sur le plan de la politique pacifiste13.
Inutile se sâattarder Ă©tant donnĂ© quâil existe une abondante littĂ©rature non seulement historique, mais aussi romanesque et thĂ©Ăątrale (outre le roman The Man who would be God
have been treated [...].Your own statement after the A.E.C. decision was magnificent [âŠ]. But it seems to me that all scholars and scientists in America owe you a good deal more than the most powerful expressions of support».8 Certaines communications sont en effet adressĂ©es Ă la secrĂ©taire Verna Hobson qui avait jouĂ© un rĂŽle important auprĂšs de lâIAS, dâOppenheimer et de sa femme Kitty; v. A. pais, Oppenheimer. Dalla bomba atomica alla guerra fredda. La tragedia di uno scienziato, sous la direction de R.P. Crease, Milan, Mondadori 2006, p. 352-354.9 M. Wolverton, A Life in Twilight. The Final Years of J.R. Oppenheimer, New York, St. Martin Press, 2008.10 pais, Oppenheimer cit., p. 333, de nombreux tĂ©lĂ©grammes de solidaritĂ©, parmi lesquels ceux de Harold Cherniss, Pais, Kurt Goedel, Ernst Kantorowicz, Erwin Panofsky.11 Ibid., p. 213. V. ibid., p. 246-248 Ă propos du projet Lincoln de 1952, qui lui valut de nouvelles inimitiĂ©s dans les hautes sphĂšres de lâaĂ©ronautique.12 Ibid., p. 326.13 Ibid., p. 285-286 (on demanda Ă Eisenhower en avril 1952 si on avait voulu «éviter une audience publique au CongrĂšs»).
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publiĂ© en 1959 par Haakon Chevallier14, collĂšgue dâOppenheimer Ă lâuniversitĂ© de Berkeley et compromis davantage encore dans des expĂ©riences politiques antĂ©rieures Ă 1939 15, je pense Ă des Ă©crivains cĂ©lĂšbres comme DĂŒrrenmatt, Brecht, John Adams, Heiner Kipphard).
Lâon sait quâOppenheimer, dĂ©jĂ au cours des annĂ©es trente, faisait lâobjet dâune surveillance de la part de J. Edgar Hoover. Le 7 juin 1949 il avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© interrogĂ© par le comitĂ© du CongrĂšs pour les activitĂ©s antiamĂ©ricaines de McCarthy, mais la procĂ©dure dâexclusion se dĂ©roula dans lâAEC, dont il avait dirigĂ© une section. LĂ on arriva par Ă©tapes Ă lui retirer le 12.12.1953 son permis (security clearance) dâaccĂ©der aux donnĂ©es secrĂštes et aux bureaux AEC que lui-mĂȘme avait dirigĂ©s16. Oppenheimer refusa de dĂ©missionner et tint bon dans sa bataille, mais lui et sa famille payĂšrent le prix fort (suicide, alcoolisme, chĂŽmage). Il y eut bientĂŽt des pressions et des persĂ©cutions contre ses dĂ©clarations publiques au sujet des armements nuclĂ©aires, et qui durĂšrent longtemps: ce nâest quâen 1963 que lâadministration Kennedy-Johnson le rĂ©habilitera en lui attribuant le prix Fermi.
Il avait Ă©tĂ© destituĂ©17 et soumis Ă une enquĂȘte sous le prĂ©texte de ses sympathies passĂ©es en tant quâintellectuel de gauche et compagnon de route (fellow traveler) de lâURSS pendant le New Deal18, dans un climat politique bien diffĂ©rent de celui de la Guerre froide. Oppenheimer avait apportĂ© des contributions Ă©conomiques Ă des causes communistes ou gĂ©nĂ©riquement de gauche, frĂ©quentant son frĂšre Frank et sa belle-sĆur, sa femme Kitty, sa maĂźtresse Jean Tatlock et certains collĂšgues de Berkeley, qui contrairement Ă lui Ă©taient tous inscrits au Parti communiste USA dans les annĂ©es trente. Ces circonstances Ă©taient bien connues, enregistrĂ©es au moyen dâinterceptions tĂ©lĂ©phoniques encore avant quâil ne fĂ»t appelĂ© â Ă cause de ses grandes qualitĂ©s dâorganisateur â Ă diriger le âprojet Manhattanâ Ă Los Alamos, câest-Ă -dire le plan secret concernant les premiĂšres bombes atomiques19. Ce lointain contexte politique nâĂ©tait quâen apparence la matiĂšre du contentieux au cours des annĂ©es cinquante: il sâagissait au contraire dâattaques contre sa prĂ©sente autoritĂ© sur le plan scientifique et sur celui de lâorganisation, mais surtout contre son hostilitĂ© actuelle envers lâengagement amĂ©ricain en faveur des armes nuclĂ©aires durant la Guerre froide.
14 Sur ce roman Ă clĂ© et sur dâautres mĂ©morandums de ce spĂ©cialiste de la culture française v. surtout R. Oppenhei-mer and the Communist Party, lâarticle de K. Bird et M.J. Sherwin (auteurs de la monographie American Prome-theus, 2005, utilisĂ©e pour sa copieuse documentation Ă©galement par dâautres articles dans ce volume collectif de G. Herken et B.J. Bernstein), dans Reappraising Oppenheimer. Centennial Studies and Reflections, eds. C. Carson and D.A. Hollinger, Berkeley, Office for History of Science and Technology, 2005, p. 73-75.15 Cf. pais, Oppenheimer cit., p. 318 et passim.16 Le retrait Ă©tait advenu au retour dâOppenheimer dâun voyage acadĂ©mique Ă lâĂ©tranger et visait Ă provoquer sa dĂ©mission, lorsque son mandat Ă©tait sur le point dâarriver Ă expiration, et de toute façon il nâaurait plus fait partie que dâun comitĂ© consultatif AEC, qui prĂ©voyait exclusivement dâĂ©ventuelles convocations sporadiques: cette pro-vocation et dâautres prĂ©cĂ©dentes lui avaient procurĂ© une grave dĂ©pression, mais il avait trouvĂ© la force de refuser de dĂ©missionner et de demander Ă ĂȘtre Ă©coutĂ© (hearing Ă lâAEC) au printemps 1953, obtenant lâappui de trĂšs nombreux hommes de science.17 en-wikipedia.org: § Legacy: «He went on to become chairman of the General Advisory Committee of the Atom-ic Energy Commission, which, in October 1949, opposed the development of the hydrogen bomb. This shocking opposition led to accusations that Oppenheimer was a Communist supporter. Thusly, in 1953, he was suspended from secret nuclear research, stripped of his security clearance by the Atomic Energy Commission. In 1963, he was reinstated and awarded the Enrico Fermi Award by President Lyndon B. Johnson». «He was ejected from his position of political influence in 1954».18 oppenheiMer, Da Harvard a Hiroshima. Lettere e ricordi, a cura di A. Kimball Smith e C. Weiner, trad. it., Rome, Editori Riuniti 1980, p. 226 pour citer parmi diffĂ©rents documents possibles tombĂ©s dans le domaine public la lettre au sĂ©nateur F.R. Coudert, 13 octobre 1941.19 pais, Oppenheimer cit., chap. XVIII et passim, en particulier p. 283 oĂč est citĂ©e une Ă©dition locale du «New York Times» du 18 avril 1953: «il Ă©tait unanimement connu que celui-ci avait eu par le passĂ© des rapports avec les communistes [...] lâexpulsion dâOppenheimer nâa pratiquement rien fait pour accroĂźtre le crĂ©dit» de McCarthy.
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LorsquâĂ la fin de 1953 on lui avait retirĂ© lâautorisation dâaccĂ©der au dĂ©partement quâil avait dirigĂ©, Oppenheimer eut le courage de refuser de dĂ©missionner et de prĂ©fĂ©rer une audition (hearing), dĂ©cision qui lui avait valu la solidaritĂ© du conseil de lâIAS et de la plupart des hommes de science. Oppenheimer Ă©tait proche dâEinstein et de Russell20.
KoyrĂ© le connaissait dĂ©jĂ et avait passĂ© quelque temps Ă Princeton comme invitĂ© lorsquâil Ă©crivait Ă Hannah Arendt le 17 avril 1954 que la mesure prise contre Oppenheimer avait causĂ© une impression plus forte que dâautres Ă©vĂ©nements de politique internationale, parmi lesquels la bombe Ă lâhydrogĂšne21. Entre fĂ©vrier et mai 1959 il se trouvera lĂ avec Hannah, invitĂ©e Ă lâUniversity of Princeton et qui en parlera Ă Blumenberg22.
Câest Ă Oppenheimer et Ă sa vaste culture quâest dĂ» le fait que â peu aprĂšs sa nomination â lâInstitute for Advanced Study fondĂ© une quinzaine dâannĂ©es auparavant sâouvre aux humanities (alors que les mathĂ©maticiens auraient voulu quâil demeure uniquement un bastion de la recherche scientifique pure).
Avec KoyrĂ©, de douze ans plus ĂągĂ© que lui, Oppenheimer avait en commun une formation dans les facultĂ©s scientifiques de Göttingen, oĂč Oppenheimer avait Ă©tudiĂ© avec Niels Bohr et avait passĂ© son doctorat en 1927, Ă lâĂ©poque oĂč KoyrĂ© visitait encore lâAllemagne23. Je ne sache pas quâils se soient rencontrĂ©s alors, mais lâimage aimĂ©e de lâalma mater Göttingen Ă©tait chĂšre Ă tous deux. Ils avaient au moins un ami commun, le grand mathĂ©maticien Richard Courant24. Pour Oppenheimer comme pour KoyrĂ© au cours de sa premiĂšre phase, les Ă©tudes mathĂ©matiques quâils y avaient faites avaient Ă©tĂ© fondamentales: KoyrĂ© avait recommencĂ© Ă en discuter durant sa pĂ©riode new-yorkaise et dans ses publications de 1947 25. On aurait dâailleurs pu dire de tous deux ce que Murray Gell-Mann a dit de son Director, avec qui il avait collaborĂ© Ă Princeton en 1951: ni lâun ni lâautre nâavait un cul de plomb. Oppenheimer «nâavait pas Ă©crit dâessai long ni de long calcul, rien de semblable. Il nâavait pas la patience de le faire; son Ćuvre consistait en de brefs aperçus, par contre trĂšs brillants. Mais il inspirait les autres afin quâils concluent leurs recherches et exerçait une influence fantastique». «Son attention dans le domaine scientifique avait souvent et rapidement changĂ© dâobjet»26. Ces mots â qui ne sont pas une critique, mais une description pleine de sympathie â auraient pu ĂȘtre appliquĂ©s Ă KoyrĂ©, qui avait essayĂ© diverses thĂ©matiques (Frege-Russell; Boehme et les mystiques; Descartes, GalilĂ©e, NewtonâŠ), mais qui au cours de ses derniers sĂ©jours en AmĂ©rique et surtout Ă Princeton se consacrera Ă des ouvrages complexes et dĂ©cisifs tels que Du monde clos Ă lâunivers infini,
20 Il semble probable, Ă cause des aspects scandaleux de son procĂšs, que lâon ait considĂ©rĂ© comme inopportun quâil signĂąt leur document antinuclĂ©aire-pacifiste de 1955, par lequel fut fondĂ© le mouvement de Pugwash.21 «Nouvelles de la RĂ©publique» cit., p. 145: «Entre la guerre en Indochine, le rĂ©armement de lâAllemagne, la bombe Ă lâhydrogĂšne et la bombe Oppenheimer (celle-ci a fait plus dâimpression que lâautre) les gens pataugent». Dans la mĂȘme lettre on trouve des renseignements sommaires sur Wahl, Weil, KojĂšve et Strauss, et sur la compĂ©tition qui les caractĂ©risait.22 arendt â k. bluMenberg, âin keinem Besitz verwurzeldâ. Die Korrespondenz, ed. I, Nordmann and I. Pilling, Hambourg, Rotbuch Verlag 1995, p. 235 (du 2.05.1959) oĂč H. Arendt, invitĂ©e par lâUniversitĂ© de Princeton, dĂ©-crit lâambiance snob qui y rĂšgne et rapporte une boutade de KoyrĂ© sur les Ă©tudiants, tous aisĂ©s, qui se prĂ©parent Ă devenir alumni, câest-Ă -dire quâon les habitue Ă Ă©mettre des chĂšques... en faveur de lâuniversitĂ©; ibid., p. 226 (1.02.1959) oĂč elle dĂ©crit KoyrĂ© comme sa seule consolation Ă Princeton: «russischer Jude, nach Frankreich ver-schlagen und ganz französiert. Aber eben doch ganz ein russischer Jude. Ich habe ihn sehr gern, kenne ihn seit ewigkeiten und kann dort wenigstens ins Unreine quatschen».23 oppenheiMer, Da Harvard cit., p. 113.24 Pour Courant, cousin dâEdith Stein, v. ibid, p. 113, 142. Cf. supra, II.1, n. 21.25 V. supra chap. II.1.26 en.wikipedia.org, n. 51. Gell-Mann Ă©tait un homme de science qui avait reçu le prix Nobel.
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RĂ©volution astronomique et Ătudes newtoniennes.
Surtout â mĂȘme sâil faut faire la part dâune diffĂ©rence de contexte et de gĂ©nĂ©rations â il y avait une certaine analogie entre leurs expĂ©riences politiques, les soupçons dâespionnage quâils avaient suscitĂ©s et les graves tourments qui en Ă©taient dĂ©rivĂ©s par la suite: les engagements quâils avaient pris hardiment lâun comme lâautre pendant leur jeunesse avaient marquĂ© leur maturitĂ© de maniĂšre indĂ©lĂ©bile et mĂȘme tragique.
GrĂące Ă lâavis dâOppenheimer et de Harold Cherniss (membre du club History of Ideas) et Ă une commission dirigĂ©e par un exilĂ©, Erwin Panofsky, qui avait Ă©tĂ© lâune des figures les plus importantes de la Warburg Bibliothek Ă Hambourg, KoyrĂ© sera nommĂ© Ă lâInstitute of Advanced Study de Princeton. En 1953 il sera invitĂ© comme boursier Ă Princeton et Ă partir de 1956 deviendra permanent fellow27. LâInstitute dĂ©clarait en effet dans son programme vouloir «étendre son activitĂ© dans le domaine de lâhistoire de la science» et adjoindre KoyrĂ© Ă Otto Neugebauer («the most eminent student of ancient science»), comme lâĂ©crivait Panofsky dans son expertise de 1955. LâInstitute voyait en KoyrĂ© «un Ă©rudit en mesure de traiter de la science du Haut Moyen Ăge, de la Renaissance et des temps modernes avec une autoritĂ© comparable» Ă celle du spĂ©cialiste de lâAntiquitĂ© citĂ©. KoyrĂ© Ă©tait donc invitĂ© Ă rĂ©sider pendant une ou deux semaines au cours des prochaines annĂ©es: Panofsky le considĂ©rait
particuliĂšrement bien qualifiĂ© [âŠ] non seulement Ă cause de lâexcellence de sa recherche, mais de sa vaste gamme [«its wide range»], et en raison de la mĂ©thode et de la vivacitĂ© avec lesquelles il affronte le problĂšme de lâhistoire de la science. Sa formation englobait le domaine mathĂ©matique aussi bien que classique, de mĂȘme que la philosophie; tandis que dans des travaux rĂ©cents fort significatifs il a traitĂ© de la pĂ©riode de la rĂ©volution scientifique, de Copernic et GalilĂ©e jusquâĂ Descartes et Newton; il a fourni une contribution importante Ă lâĂ©tude de la pensĂ©e grecque antique (son livre Introduction Ă la lecture de Platon est reconnu comme un petit classique, traduit en anglais, italien et espagnol). Il a Ă©galement Ă©crit des Ă©tudes pĂ©nĂ©trantes sur la pensĂ©e philosophique et scientifique mĂ©diĂ©vale et moderne28.
Tous deux auront aussi des Ă©changes scientifiques prĂ©cisĂ©ment Ă cette Ă©poque, parce que Panofsky publiera en 1955 son petit volume Galileo as a Critic of Art et KoyrĂ© consacrera Ă ce dernier un compte rendu ainsi quâune note importante dans «Critique»29. Quâil prĂźt en considĂ©ration Ă deux reprises le mĂȘme livre nâest pas sans prĂ©cĂ©dents, mais dans ce cas la chose est peut-ĂȘtre due Ă un compte rendu sĂ©vĂšre de Rosen, un historien de la science Ă©minent, Ă
27 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, 11.12.1955: «Je vous avais fait allusion, dans une de mes lettres, des problĂšmes qui se posaient pour moi. Une solution, que je crois trĂšs bonne a Ă©tĂ© trouvĂ©e. Jâai reçu lâoffre dâun poste permanent Ă lâInstitut et je lâai acceptĂ© avec le proviso de ne pas ĂȘtre astreint au full time et de pouvoir diviser mon temps entre lâInstitut et lâĂcole des Hautes Ătudes Ă ma convenance. Pratiquement cela fera un semestre ici et un Ă Paris». Ibid., 6.12.1956: «Paris est une ville biofatigante, et je pense avec nostalgie Ă lâabbaye de Princeton. Quatre cours, des rĂ©unions, des commissions... Et les bibliothĂšques incommodes, et le temps quâon perd... et tout et tout. Jâai beau refuser cette annĂ©e tout travail et toute activitĂ© supplĂ©mentaires, je nâarrive pas Ă travailler pour moi».28 E. panofsky, Korrespondenz, ed. by D. Wuttke, Wiesbaden, Harassowitz, III, 2011, p. 1120-1121: «a scholar who can treat the science of the high Middle Ages, the Renaissance and modern times with authority comparable [...] peculiarly well qualified [...] not only for the eminence of his scholarship, but for its wide range and by the method and spirit with which he approaches the problem of the history of science. He was trained in mathematics and classic as well as in philosophy; and while his most significant recent work has dealt with the period of the scientific revolution from Copernicus and Galileo to Descartes and Newton, he has made important contribution to the study of ancient Greek thought (his book Introduction Ă la lecture de Platon is admittedly a small classic, which has been translated into English, Italian and Spanish) and has written penetrating studies in the fields of medieval and modern philosophical and scientific thought».29 stoffel, 55.4 et 56.11.
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propos de certaines questions de fait30 pour lesquelles Panofsky avait ensuite accepté quelques corrections.
Je ne sais pas depuis combien de temps Panofsky connaissait KoyrĂ©, quâil dĂ©crivait aux hĂŽtes de lâInstitute comme fort spirituel31. Dans une lettre Ă©crite Ă Klibansky en novembre 1951 de Baltimore (oĂč il nâavait pas pu rencontrer Lovejoy malade), KoyrĂ© rapporte quâil a Ă©coutĂ© «une trĂšs belle confĂ©rence» de Panofsky Ă la rĂ©union de lâAmerican Philosophical Society Ă Philadelphie, oĂč il Ă©tait intervenu lui aussi comme orateur, et quâils avaient convenu de se revoir le mois suivant32. Ils avaient comme ami commun Meyer Schapiro, auquel KoyrĂ© rendait souvent visite quand il Ă©tait Ă New York.
Cependant Panofsky connaissait ses Ă©tudes et leur contenu le plus original: «ses Ătudes galilĂ©ennes ont fait Ă©poque, dans lesquelles il a tirĂ© au clair la modernitĂ© de la mathĂ©matique archimĂ©dienne et lâimportance de sa renaissance pour comprendre les rĂ©sultats de Kepler»33. Panofsky montre quâil a bien lu From the Closed World, et quâil est informĂ© sur les recherches en cours (La rĂ©volution astronomique); Panofsky renvoie aussi aux deux essais de «Critique» dans lesquels KoyrĂ© avait discutĂ© du machinisme et de la «prĂ©cision».
AprĂšs avoir examinĂ© les faits contradictoires qui dans lâantiquitĂ© et Ă lâĂąge moderne diffĂ©rencient les rapports de la science et de la technologie, et aprĂšs avoir analysĂ© et repoussĂ© les diverses thĂ©ories psycho-sociologiques qui avaient Ă©tĂ© proposĂ©es pour expliquer ces phĂ©nomĂšnes [âŠ] tout montre combien est fĂ©conde de maniĂšre surprenante la combinaison [«cross-breeding»] de diffĂ©rentes disciplines dans lâesprit dâun seul homme34.
Cet Ă©change, quâil serait erronĂ© de considĂ©rer comme une pure flagornerie acadĂ©mique, est le premier qui amĂšne KoyrĂ© Ă Ă©crire longuement sur Johannes Kepler35, auquel il consacrera ensuite la section principale de La rĂ©volution astronomique. Cela mĂ©rite dâĂȘtre soulignĂ© Ă©tant donnĂ© que la personnalitĂ© de Kepler allie les deux thĂšmes principaux des recherches de KoyrĂ©36: celui sur Boehme et les mystiques et celui sur la rĂ©volution galilĂ©enne:
il est bien probable que la symbolique de Kepler et son usage de raisonnement cosmothĂ©ologiques suscitaient en GalilĂ©e la mĂȘme aversion que provoquait en lui lâallĂ©gorisme de Torquat Tasso. Et lâanimisme de Kepler, son attribution au soleil dâune Ăąme motrice en vertu de laquelle il tourne autour de lui-mĂȘme et Ă©met, comme un tourbillon trĂšs rapide, une force motrice magnĂ©tique ou quasi magnĂ©tique qui saisit les planĂštes et les entraĂźne autour de lui, devait agir dans le mĂȘme sens. Pour GalilĂ©e, câĂ©tait lĂ un retour Ă des conceptions magiques; de mĂȘme que le recours rĂ©pĂ©tĂ© Ă la notion dâattraction quâaucun galilĂ©en jamais ne pourra accepter.37
30 «Isis», XLVII, 1956, p. 78-80, 182-185.31 panofsky, Korrespondenz cit., p. 811; cf. p. 516.32 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, 9.11.[1951].33 panofsky, Korrespondenz cit., p. 1120: «in addition to be the greatest living historian of science, is an âextreme-ly amusing manâ; his epoch making Ătudes galilĂ©ennes, in which he made clear the modernity of Archimedean mathematics and the importance of its revival for the understanding of the achievements of Kepler».34 Ibid., p. 1211: «after examining the recalcitrant facts in the difference between the relations of science and technology in ancient and modern times and after analysing and rejecting the various psycho-sociological theories advanced to explain these phenomena [...] all show the amazing fruitfullness that results from this cross-breeding of disciplines in the mind of one man».35 Cf. supra, II.7.36 Cf. niCk Jardine, KoyrĂ©âs Kepler, «History of science», XXXIII, 2000, p. 363: «Kepler was, on KoyrĂ©âs own admisssion, his hero. More than any other personality he marked the epoch of the Scientific Revolution».37 panofsky, GalilĂ©e critique dâart. Suivi de Attitute estĂ©thique et pensĂ©e scientifique par A. KoyrĂ©, Paris, Les impressions nouvelles 1992, p. 95.
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* * *
Pour KoyrĂ© une autre revanche avait Ă©tĂ© la crĂ©ation Ă Paris, Ă lâinitiative de Braudel, du Centre pour lâhistoire de la science et de la technique Ă la SixiĂšme Section, instituĂ©e depuis peu: en 1953 KoyrĂ© avait Ă©tĂ© nommĂ© «Directeur dâĂ©tudes cumulant» dans cette section. Avant 1950 dĂ©jĂ KoyrĂ© Ă©tait en rapport avec Lucien Febvre; dâailleurs ils Ă©taient collĂšgues depuis longtemps: Ă la CinquiĂšme Section Febvre Ă©tait professeur cumulant pour lâhistoire de la RĂ©forme et KoyrĂ© directeur dâĂ©tudes pour les religions dans lâEurope moderne, ce qui ne correspondait plus Ă lâensemble de ses intĂ©rĂȘts en matiĂšre de recherche, mĂȘme sâil nâavait jamais eu de difficultĂ©s Ă y donner des cours sur lâhistoire de la pensĂ©e scientifique.
Lorsquâen 1948 KoyrĂ©, aussitĂŽt aprĂšs son retour de New York, avait publiĂ© deux essais dans «Critique», un pĂ©riodique fondĂ© par Bataille et dâautres amis, Febvre, qui se trouvait Ă lâapogĂ©e de son pouvoir acadĂ©mique, lâavait honorĂ© en lui consacrant un article dans les «Annales»: De lâĂ peu prĂšs Ă lâunivers de la prĂ©cision en passant par ouĂŻ-dire38. Comme il lâavait fait dans ses cours new-yorkais KoyrĂ© embrassait tout ce qui allait de la GrĂšce Ă Lewis Mumford. Febvre apprĂ©ciait particuliĂšrement cette problĂ©matique quâil rapprochait de celle que Marc Bloch avait proposĂ©e pour le moulin Ă eau, et rĂ©examinait
le problĂšme du machinisme et de la longue carence, de lâinexplicable carence des Grecs, des Anciens et aprĂšs eux des hommes du Moyen Ăge dans ce domaine. ProblĂšme dâexĂ©cution? Si lâon veut. Et câest un fait que les premiĂšres machines inventĂ©es au cours de ce quâon peut nommer la prĂ©-rĂ©volution des techniques, ne sont jamais calculĂ©es [...] ProblĂšme de mentalitĂ© en dernier ressort. Voyez lâalchimie. Au cours de son existence millĂ©naire â qui intĂ©ressait si fort Berthelot â elle est parvenue Ă se constituer un vocabulaire, une notation et mĂȘme un outillage dont notre chimie a reçu et conservĂ© lâhĂ©ritage. Et cependant, elle nâa jamais rĂ©ussi une expĂ©rience au sens moderne du mot. Ce qui manquait, câĂ©tait lâidĂ©e mĂȘme de lâexpĂ©rimentation39.
Koyré lui répondit dans une lettre du 4 juin 1950, publiée ensuite presque littéralement:
La crĂ©dulitĂ© est de rĂšgle tant que lâon ne peut pas infirmer le rĂ©cit en lui opposant lâimpossibilitĂ© de la chose. La cassure est bien marquĂ©e dans la correspondance de Spinoza: tandis que tout le monde est en Ă©moi par suite du miracle de la naissance dâun enfant avec une dent en or, et que les gens raisonnables demandent une enquĂȘte, Spinoza en nie la nĂ©cessitĂ©, lâĂ©vĂ©nement Ă©tant impossible, pas la peine de se dĂ©ranger. En revanche Glanvill, empiriste pur et sceptique, croit tout ce quâon lui raconte ou plus exactement, tout ce que des tĂ©moins dignes de foi assurent avoir vu. Aussi la connaissance par ouĂŻ-dire (ex auditu) figure-t-elle dans la classification des modes du savoir que nous donne Spinoza. Le raisonnement de esse ad posse, bien que logiquement correct, aboutit Ă lâerreur tant quâil nâest pas soutenu par le de non-posse ad non-esse consequentia validissima40.
Mais lâintention de mettre KoyrĂ© en valeur, et mĂȘme dâen faire un collaborateur indispensable pour mener Ă bien le projet dâun nouveau type de recherche et dâenseignement, nâavait pas Ă©tĂ© abandonnĂ©e par les historiens qui le soutenaient au CollĂšge. Le Centre dâĂ©tudes et dâenseignement de lâhistoire des sciences et des techniques, au sujet duquel KoyrĂ© Ă©crivait Ă Braudel le 7 mai 1957, Ă©tait Ă cette date «un projet dĂ©jĂ fort ancien â antĂ©rieur, en fait, Ă la fondation de la SixiĂšme Section de lâEPHE»: il visait Ă dĂ©velopper en France lâhistoire de la pensĂ©e scientifique («partout ailleurs [ces enseignements] sont inclus dans les curricola rĂ©guliers
38 Les deux essais de KoyrĂ© Les philosophes et la machine, et Du monde de lâĂ peu prĂšs Ă lâunivers de la prĂ©cision, Ă©taient sortis dans «Critique» 1948, fasc. 23, 26, 28, et ont Ă©tĂ© ensuite rĂ©imprimĂ©s dans EHPP.39 febvre, «Annales», 1949.40 koyrĂ©, ibid.
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des UniversitĂ©s, ils ne le sont pas en France»). Il suffit de comparer avec les Ătats-Unis, oĂč dĂ©jĂ avant la seconde guerre mondiale avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es des revues et des Ćuvres riches en matĂ©riaux, comme celles de Sarton et Thorndike: celles-ci, bien que ressortissant dâune mĂ©thodologie positiviste que lâon nâacceptait plus volontiers, Ă©taient tout de mĂȘme des ouvrages de grande envergure e dâun bon niveau.
Avec la fondation du Centre les historiens de la SixiĂšme Section entendaient, aprĂšs lâĂ©pisode du CollĂšge, offrir une rĂ©paration Ă KoyrĂ© on lui donnant un poste rĂ©pondant davantage Ă ses nouveaux intĂ©rĂȘts en matiĂšre de recherche et dâenseignement pendant la derniĂšre dĂ©cennie de sa vie. Ils pouvaient lui faire confiance du point de vue de lâorganisation: il Ă©tait expert et diligent dans ses rapports avec la bureaucratie, Ă laquelle il avait dĂ» sâadapter et qui lui Ă©tait devenue familiĂšre aussi bien au cours de sa carriĂšre personnelle que pendant ses nombreuses missions en Allemagne, en Angleterre et en Ăgypte dans les annĂ©es vingt et trente, et enfin comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâĂcole Libre Ă New York. La SixiĂšme Section lui offrit Ă©galement lâoccasion de publier dans ses collections des livres nouveaux comme La rĂ©volution astronomique (1961) ou des recueils dâessais plus anciens (Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIĂšme siĂšcle allemand, 1955; Ătudes dâhistoire de la pensĂ©e philosophique, 1961).
Febvre Ă©tait mort le 26 septembre 1956. La fondation du Centre sera donc rĂ©alisĂ©e par Braudel, qui remplissait le rĂŽle de prĂ©sident de la SixiĂšme section; KoyrĂ© avait fait partie dĂšs le dĂ©but de son comitĂ©. Il lâavait remerciĂ© le 15 juillet 1954 pour lâarrĂȘtĂ© qui devait ĂȘtre votĂ© le 3 aoĂ»t et qui le chargeait de donner des cours comme cumulant Ă la SixiĂšme Section; la premiĂšre annĂ©e KoyrĂ© traitera de «1. Les origines de la science moderne: 1450-1600; 2. Recherches sur lâhistoire de la dynamique au XVIIe siĂšcle». Il recourait Ă©galement Ă la SixiĂšme Section pour les congrĂšs quâil organisait ou ceux auxquels il participait: il en fut ainsi pour le Colloque sur lâhistoire des sciences au XVIIe siĂšcle de juillet 1957 Ă Royaumont et pour un autre (6.2.1958) avec le Centre de SynthĂšse. Le fait que ce dernier soit indiquĂ© comme siĂšge du nouveau Centre, qui comprenait Ă©galement «lâhistoire des techniques» (elles deviendront autonomes dans un bref dĂ©lai) est peut-ĂȘtre le rĂ©sultat dâun compromis avec les vieilles gĂ©nĂ©rations qui y avaient exercĂ© leur activitĂ© dans les annĂ©es trente. KoyrĂ© en rapportait le succĂšs Ă Braudel le 12 juillet 195741.
Lâenseignement de KoyrĂ© Ă la SixiĂšme Section prĂ©voyait, diffĂ©remment de celui quâil avait conservĂ© Ă la CinquiĂšme, des invitations Ă des spĂ©cialistes Ă©trangers afin dâactualiser et de dĂ©velopper en France lâhistoire de la science: KoyrĂ© transmettait Ă©galement des invitations pour les sĂ©minaires confiĂ©s Ă RenĂ© Taton (y seront conviĂ©s Jouchkevitch en provenance dâURSS et Ugo Cassina dâItalie). Les invitĂ©s Ă©taient souvent des Ă©lĂšves amĂ©ricains de KoyrĂ©, qui deviendront cĂ©lĂšbres par la suite, comme Marshall Clagett ou John Murdoch, ou bien des collĂšgues rencontrĂ©s aux USA, comme Marie Boas Hall ou Alistair Crombie: beaucoup avaient obtenu du succĂšs auprĂšs de ses auditeurs parisiens.
Si la France, elle aussi, avait connu avec Duhem et Tannery au dĂ©but du XXe siĂšcle une pĂ©riode glorieuse en ce qui concerne lâhistoriographie des concepts et des systĂšmes scientifiques, dans les annĂ©es trente avaient prĂ©valu les Ă©tudes positivistes sur le progrĂšs de la science et de la technique, et sur leur blocage dans le monde antique et mĂ©diĂ©val; KoyrĂ© avait Ă©tĂ© introduit au Centre de synthĂšse par HĂ©lĂšne Metzger-Bruhl et avait eu des dĂ©saccords bien connus avec ces Ă©rudits et avec les historiens de la science de la rue du Four42. Ses Ătudes galilĂ©ennes et sur Descartes marquent sa distance par rapport Ă cette gĂ©nĂ©ration encore positiviste.
41 koyrĂ©, lettre Ă Braudel, 12.07.1957: «les pourparlers prĂ©liminaires et rapides â ils partaient en vacances â avec les fonctionnaires du Centre de SynthĂšse, i.e. M. Chalus et Mlle Delorme ont abouti Ă un accord de principe».42 Sur ces malentendus et ces conflits v. redondi, p. 33 et passim.
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Il voyait dans les recherches amĂ©ricaines, qui portaient surtout sur lâhistoire des idĂ©es et mĂȘme dĂ©sormais sur les bases Ă©pistĂ©mologiques des sciences, un modĂšle sur lequel attirer lâattention en France pour lây organiser. LâĂ©cole dâ âhistoire des idĂ©esâ fondĂ©e justement Ă la Johns Hopkins par Lovejoy et Boas ne doit pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e, comme le fait un biographe de Braudel43, en rapport avec la problĂ©matique de lâhistoire Ă©conomique et sociale, mais avec celle de lâhistoire littĂ©raire et celle de la philosophie: elle reprĂ©sente de ce point de vue une perspective mĂ©thodologique capable dâunifier des problĂ©matiques et de concilier lâĂ©tude de documents littĂ©raires et artistiques avec celle de lâhistoire de la pensĂ©e philosophique et scientifique. KoyrĂ© sâen Ă©tait vite rendu compte, peut-ĂȘtre grĂące Ă des indications de LĂ©vy Bruhl, et avait traitĂ© de The Revolt against Dualism: an Enquiry about the Existence of Ideas dâArthur Lovejoy en 1931 dans la «Revue dâhistoire de la philosophie» et dâun livre important publiĂ© par celui-ci et par George Boas, Primitivism and related Ideas in Antiquity, dans la «Revue philosophique» de 1936. La connaissance prĂ©coce de cette mĂ©thodologie sera lâun de ses points forts lorsquâil se plongera dans lâenvironnement amĂ©ricain et devra en tenir compte. En AmĂ©rique il avait eu des contacts personnels avec ce groupe, dont Cherniss, maintenant membre de lâIAS, avait fait partie. AprĂšs New York et avant Princeton, Baltimore câest pour KoyrĂ© la plus importante parmi les nombreuses universitĂ©s visitĂ©es. Il la dĂ©crit comme Ă©tant petite, mais dĂ©gageant une sympathique atmosphĂšre informelle, et se rĂ©jouit dây avoir connu Boas, Temkin et Edelstein44.
Il avait choisi le «Journal of the history of ideas» pour y publier en anglais un essai sur Bonald et Galileo and Plato, un extrait traduit des Ătudes galilĂ©ennes. Ce nâest pas un hasard si ses «Noguchi Lectures» From the Closed World to the Infinite Universe ont Ă©tĂ© tenues Ă la Johns Hopkins et y ont Ă©tĂ© publiĂ©es en 1957: au dĂ©but de ce livre cĂ©lĂšbre il renvoyait Ă la Great Chain of Being de Lovejoy, qui y avait enseignĂ©.
Mais KoyrĂ© Ă©tait aussi en contact avec dâautres instituts, oĂč il avait pris la parole dĂ©jĂ avant la guerre. Depuis 1946 il avait visitĂ© de nombreuses universitĂ©s amĂ©ricaines: la New School for Social Research et sa Graduate Faculty, la University of Chicago et son Theological Seminary; la Columbia; Harvard; Notre Dame; le Saint John College dâAnnapolis; le Swarthmore College en Pennsylvanie; Yale; Cornell; Buffalo (Rosswell Park Lecture); Brandeis; Virginie; Pennsylvania State University et Pennsylvania State College; Johns Hopkins Baltimore; Boston, American Academy of Science and Arts; MIT; Madison, Wisconsin; et pour conclure Princeton.
KoyrĂ© avait Ă©crit en 1952 Ă Braudel que lâun des buts de son enseignement en AmĂ©rique Ă©tait le «maintien du prestige de la tradition française de lâhistoire philosophique des sciences». En remerciant pour la mĂ©daille Sarton qui lui avait Ă©tĂ© attribuĂ©e Ă Boston en 1954, KoyrĂ© supposait que les AmĂ©ricains avaient
43 G. geMelli, Fernand Braudel, Paris, O. Jacob 1995, p. 214, Ă propos de Lovejoy (filtrĂ© Ă travers lâinterprĂ©ta-tion de Perry Miller). Lâauteur reprend le jugement de Frederic Lane, enseignant dâune gĂ©nĂ©ration postĂ©rieure et aux intĂ©rĂȘts divergents Ă la mĂȘme universitĂ© de Baltimore; Ă la p. 213 et n. il rappelle aussi que dâaprĂšs Robert Darnton dans les annĂ©es quatre-vingts les «Annales» bĂ©nĂ©ficient dâune «mode qui semble se rĂ©pandre partout, exceptĂ© que dans le secteur de lâhistoire intellectuelle», mais que «le terme [mentalitĂ©] survivra difficilement Ă lâamĂ©ricanisation».44 Marbach, KoyrĂ© Ă Klibansky, lettre du 15.10.1951, Ă©crit: «Baltimore est une petite UniversitĂ© et lâatmosphĂšre est trĂšs sympathique. TrĂšs informal. Et la tradition de Lovejoy est vivante. Jâai fait la connaissance de Boas, de Temkin, dâEdelstein qui est ici pour un an».
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voulu honorer dans ma personne la tradition que je reprĂ©sente, ou du moins je mâefforce de reprĂ©senter, la tradition des Tannery, des Brunschvicg, des Meyerson, la tradition de ce que jâaimerais appeler lâhistoire philosophique de la science45.
Lâhistoire de la science peut ĂȘtre faite de beaucoup de maniĂšres diverses: on peut
chercher Ă isoler cette histoire et nous la prĂ©senter comme une chronologie des dĂ©couvertes, bulletin des victoires remportĂ©es par elle sur la nature [...] On peut aussi [...] la prĂ©senter comme un graveyard of forgotten theories, histoire des erreurs, et mĂȘme de la bĂȘtise humaine. On peut au contraire chercher Ă relier lâhistoire de la science Ă celle de la technique, de lâĂ©volution sociale, de la lutte des classes, que sais-je encore, expliquer par exemple la naissance de la science moderne en tant quâelle sâoppose Ă celle du Moyen Ăge par lâeffet ou le reflet de la substitution du monde bourgeois au monde fĂ©odal46.
Pour le Centre KoyrĂ© prĂ©sente des demandes de postes, de personnel et de moyens, mais le programme mĂ©thodologique est considĂ©rĂ© comme sous-entendu Ă©tant donnĂ© que Braudel et les siens le connaissaient: ils avaient dĂ©jĂ soutenu, dans le cas du CollĂšge de France, son Orientation des recherches et projets dâenseignement, qui marquait le programme de KoyrĂ© en 1951 et oĂč il dĂ©clarait:
impossible de sĂ©parer, en compartiments Ă©tanches, lâhistoire de la pensĂ©e philosophique et celle de la pensĂ©e religieuse dans laquelle baigne toujours la premiĂšre, soit pour sâen inspirer, soit pour sây opposer. [...il est] pareillement impossible de nĂ©gliger lâĂ©tude de la structure de la pensĂ©e scientifique. [...] LâĂ©volution de la pensĂ©e scientifique [...] ne formait pas, non plus, une sĂ©rie indĂ©pendante, mais Ă©tait, au contraire, trĂšs Ă©troitement liĂ©e Ă celle des idĂ©es transscientifiques, philosophiques, mĂ©taphysiques, religieuses47.
Ă la lumiĂšre des profondes crises contemporaines («la crise des fondements» et lâ«éclipse des absolus mathĂ©matiques, la rĂ©volution relativiste, la rĂ©volution quantique») KoyrĂ© recommandait dâaccorder dans les recherches scientifiques autant dâattention aux Ă©checs quâaux rĂ©ussites.
Les erreurs dâun Descartes et dâun GalilĂ©e, les Ă©checs dâun Boyle et dâun Hooke ne sont pas seulement instructifs, ils sont rĂ©vĂ©lateurs des difficultĂ©s quâil a fallu vaincre, des obstacles quâil a fallu surmonter48.
Il rappelait ses études sur les mystiques («la mystique de Boehme est rigoureusement incompréhensible sans référence à la nouvelle cosmologie créée par Copernic», comme il le montrera dans un article paru dans «Critique») et réaffirmait sa thÚse fondamentale49.
45 KoyrĂ©, Ibid. ; v. aussi sa confĂ©rence prononcĂ©e devant lâAmerican Association for the Advancement of Sci-ence, Ă Boston 1954, Influence of Philosophical Trends on the Formulation of Scientific Theories, âThe Scientific Monthlyâ, LXXX/2, 1955, pp. 107-111; rĂ©imprimĂ© dans The Validation of Scientific Theories, mĂ©langes Ă©d. par Philipp Franck, New York, Collier, 1961, p. 177-187; KoyrĂ©, EHPP, p.231-246..46 Ibid.47 KoyrĂ©, EHPP.48 Ibid.49 Ibid.: «transformation spirituelle qui a bouleversĂ© non seulement le contenu, mais les cadres mĂȘmes de notre pensĂ©e: la substitution dâun univers infini et homogĂšne au cosmos fini et hiĂ©rarchiquement ordonnĂ© de la pensĂ©e antique et mĂ©diĂ©vale, implique et nĂ©cessite la refonte des principes premiers de la raison philosophique et scien-tifique, la refonte aussi des notions fondamentales, celles du mouvement, de lâespace, du savoir et de lâĂȘtre. [...] LâĂ©tude de la pensĂ©e philosophique et religieuse des grands protagonistes du mathĂ©matisme expĂ©rimental, des
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Il apprĂ©ciait le fait quâaux USA ces Ă©tudes fussent connues Ă©galement en province:
Madison est un trou, mais un trou charmant, une citĂ©-jardin entre deux grands et deux petits lacs; capitale de lâĂtat du Wisconsin â beurre, Ćufs, fromage â et de lâUniversitĂ© du dit Ătat: 13.000 Ă©tudiants! On y fait mĂȘme du grec, et de la linguistique comparĂ©e, de la philo et de lâhistoire des sciences. Câest Ă©tonnant50.
Ă lâĂ©poque câĂ©taient lĂ des expĂ©riences peu communes qui faisaient de KoyrĂ© une figure de spĂ©cialiste possĂ©dant une trĂšs vaste pratique internationale: une figure quâon ne trouvait pas facilement dans lâhistoire des sciences, tant en France quâaux Ătats-Unis, et qui Ă©tait considĂ©rĂ©e par Braudel comme une figure-clĂ©. Dans les universitĂ©s des USA il avait rencontrĂ© et influencĂ© de nombreux hommes dâĂ©tude plus jeunes (Clagett, Gillispie, Grant, Murdoch, Kuhn), au point quâon a lâhabitude de dire quâil a Ă©tĂ© en AmĂ©rique le fondateur de lâhistoire des sciences, qui sâest imposĂ©e grĂące Ă lui en divers lieux. En France aussi, pendant la pĂ©riode qui suivit la guerre, il avait autour de lui Belaval, Costabel, Taton, Russo, Itard, Roger, Moscovici. Il rĂ©sulte des lettres cordiales et familiĂšres Ă©crites par KoyrĂ© Ă Braudel quâil sâĂ©tait adaptĂ© avec enthousiasme aux milieux acadĂ©miques des USA, surtout Ă lâInstitute for Advanced Study de Princeton («ßle de ThĂ©lĂšme», «cette ThĂ©baĂŻde») et que chaque fois quâil devait revenir en France il regrettait beaucoup les conditions de recherche quâil laissait outre-Atlantique.
Les jours se suivent et se ressemblent â par quoi se distingueraient-ils ici dans cette ThĂ©baĂŻde? â et donc passent vite. Je mâaperçois avec terreur que le jour du dĂ©part approche. Et que je nâai pas fait la moitiĂ© du quart de ce que jâavais lâintention de faire, et nâai pas lu le dixiĂšme du quart des livres que jâavais la ferme dĂ©cision de lire51.
Comme il lâavait Ă©crit Ă Hedwig Conrad-Martius en 1956, si cela nâĂ©tait pas pour Do (qui ne se plaisait pas Ă Princeton) et Ă cause dâ«une sorte de lien qui lâobligeait Ă ne pas quitter Paris, il serait restĂ© Ă Princeton»52. Ă Paris, son nouveau rĂŽle Ă la SixiĂšme Section et auprĂšs du Centre, oĂč il avait divers collaborateurs, lui donnait un but. Mais en rĂ©alitĂ© il tenait beaucoup Ă faire des allers-retours: lâexil et le mouvement Ă©taient propres Ă sa nature inquiĂšte; encore durant sa maladie terminale il essayait dâorganiser son retour Ă Princeton. Pendant toute sa vie il nâavait jamais connu de patrie unique.
On a souvent utilisĂ© en parlant de KoyrĂ© la dĂ©finition de cosmopolite: mais elle nâest pas appropriĂ©e, comme le fait noter Hannah Arendt qui le connaissait bien et dans un certain sens lui ressemblait, dâaprĂšs la description que Jaspers fait dâelle53.
prĂ©curseurs et des contemporains de Newton et de Newton lui-mĂȘme, se rĂ©vĂ©la indispensable pour lâinterprĂ©tation complĂšte de ce mouvement. Les conceptions philosophiques de Newton concernant le rĂŽle des mathĂ©matiques et de la mesure exacte dans la constitution du savoir scientifique furent aussi importantes pour le succĂšs de ses entre-prises que son gĂ©nie mathĂ©matique».50 KoyrĂ© Ă Braudel, 2.10.53. KoyrĂ© dĂ©crit Madison et son universitĂ© dâune maniĂšre trĂšs favorable Ă©galement Ă son Ă©lĂšve Scott.51 Je cite dâaprĂšs une lettre de KoyrĂ© Ă Braudel, de Princeton, 30.11.57. Je dois Ă Paule Braudel dâavoir pu faire une copie de cette lettre ainsi que dâautres, alors quâelles Ă©taient rangĂ©es et conservĂ©es Ă la MSH, avant quâelles ne soient dĂ©posĂ©es Ă lâInstitut de France.52 koyrĂ©, lettre du 29.4.1956, dans Munich, Staatsbibliothek, mss. ANA, Conrad-Martiusiana: «eine Art von PflichtmĂ€ssigkeit Gebundenheit Paris nicht zu verlassen, wĂ€re ich in Princeton geblieben».53 Jaspers, Autobiografia filosofica, Naples, Morano 1969, p. 117: «ExilĂ©e en 1933, parcourant le monde, gardant confiance au milieu de difficultĂ©s infinies, elle connaissait les horreurs bouleversantes de notre existence lorsque celle-ci, arrachĂ©e Ă son Ă©tat dâorigine, se retrouve privĂ©e de tout droit, confrontĂ©e aux conditions inhumaines de lâapatride. Elle avait tentĂ© de prendre racine, ayant toujours quelque terrain Ă cultiver, mais elle ne se sentit pas Ă
221
DE PARIS Ă PRINCETON ET RETOUR
Hannah Arendt avait donnĂ© Ă Blumenberg une description sympathique et vivante de KoyrĂ©, lâĂ©voquant comme un «Juif russe, ballottĂ© en France et complĂštement francisĂ©, mais encore et toujours totalement juif russe»54. Une dĂ©finition plus large et convaincante que le cosmopolitisme pur et simple.
mĂȘme de sây fixer de maniĂšre Ă lâaccepter en sens absolu et sans Ă©mettre de critiques, loin de ses attaches comme lâavait voulu lâhistoire et au-delĂ des tĂąches tour Ă tour assumĂ©es. LâindĂ©pendance intĂ©rieure en fit une cosmopo-lite».54 Cf. supra, n. 22.
P. Zambelli, A. KOYRĂ âUN JUIF ERRANTâ?
ABRĂVIATIONS
EHPP = A. KoyrĂ©, Ătudes dâhistoire de la pensĂ©e philosophique, Paris,
A. Colin 1961.
EHPS = A. KoyrĂ©, Ătudes dâhistoire de la pensĂ©e scientifique, Paris, PUF 1966.
CAK = Archives Koyré au Centre Alexandre Koyré, Paris.
AN = Paris, Archives Nationales.
Paris, AC = Paris-Fontainebleau, Centre Archives Contemporaines.
Washington, NA = Washington-College Park, Md., National Archives.
OSS = Office of Strategic Services.
DS = Department of State.
JM = Notre Dame University, J. Maritain Center.
RAC = Rockefeller Archive Center / RG = Refugee Group / s.= series / b. =
box / f. = folder.
R. I = «Renaissance», I, pâŠ
R. II-III = «Renaissance», II-III, pâŠ
Redondi = P. Redondi éd., Koyré, De la mystique à la science, Paris, EHESS,
1986.
Marbach = Deutsches Literaturarchiv, Marbach, Klibansky Nachlass.
223
INDEX DES SOURCES MANUSCRITES
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Chicago, University of Chicago Library, Special Collections, Richard Mc Keon Papers (lettre de KoyrĂ© Ă Mc Keon, Paris 7.05.1946).â Archives Paul Kraus, Box 10, folder 3 (KoyrĂ©, Introduction Ă la lecture de Platon).â Archives Leo Strauss (lettre de KoyrĂ© Ă Strauss, Paris, 15.8.1945).â Archives Leo Strauss (lettre de KoyrĂ© Ă Strauss, Paris, 28.10.1945).
Fontainebleau, Centre des Archives Contemporaines, Archives de la Direction de la Sûreté, Cabinet du Ministre du Travail n. 1.11.193567, cote 940457/228 (Dossier Michel Koyré).
Francfort-sur-le-Main, Stadt- und UniversitÀsbibliothek, Max Horkheimer Archiv, I.1.260 (lettre de Horkheimer à R. Aron, 7.12. 1937).
â VI 27°.395 (lettre de Marcuse Ă Horkheimer, de New York, 6.12.1935).
Ithaca, NY (USA), Cornell University, Rare and Mss Collection, Box 25 folder 14/17/2354 (lettre de Koyré à Guerlac, 25.11.1954).
Kiev, Archives centrales dâĂtat de lâUkraine, F. 2, op. 1, str. 281 (Bulletins du bureau de propagande, Odessa), 1919.
â 83 3897 (supplique de Wladimir KoyrĂ© pour son fils Alexandre).
â Copie 125 (N. 122). MinistĂšre de lâIntĂ©rieur. Gouverneur dâOdessa (Nabokov), Chancellerie du tribunal Ă la section des gardes dâOdessa (10.06.1909). N. 1909.
Londres, the Warburg Institute, Archives, lettres de Koyré à Saxl et à Gertrud Bing, et de Saxl à Koyré.
Marbach, Deutsches Literaturarchiv, Klibansky Nachlass (Koyré à Klibansky, de Marseille s.d. [1933]).
â (KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. [1935]).â (KoyrĂ© Ă Klibansky, s.d. [1936]).â (KoyrĂ© Ă Klibansky 9.3.1946).â (KoyrĂ© Ă Klibansky 15.03.[1946)].â (KoyrĂ© Ă Klibansky 15.10.1951). â (KoyrĂ© Ă Klibansky, 9.11.[1951]).â (KoyrĂ© Ă Klibansky, 11.12.1955).â (KoyrĂ© Ă Klibansky, 1.11.1956).â (KoyrĂ© Ă Klibansky, 5.01.1957).â (Edgar Wind Ă Klibansky, 10.11.1936).Ibid, Jaspers Nachlass.Moscou, Archives KGB, 10/A-713 (funĂ©railles et nĂ©crologes de Wladimir KoyrĂ©).
224
Moscou, GARF (Archives dâĂtat de la FĂ©dĂ©ration Russe), Ph. 102 (dĂ©partement Police) d.7 (tenue registres de lâa. 1907) No. 3223/8362 (11.12.1907).
â archives 10, section spĂ©ciale (20.12.1907) No. 30202 (Compte rendu de service, 3.11.1907).â archives 10, section spĂ©ciale 102 DB 05 19089, f. 83r-85r.â 102 D.6.1913, 15r17, f. 113.â 102.D/1907. 8263, f. 10 (Archives 3, f. 2).â 102.00, section spĂ©ciale. 1910. 139m1, f. 53: Bureau Registre n. 9, 25.06.1914, N° 40462
(rapport du chef de la police dâinvestigation de Rostov-s.-le-D. le 21.05.1914).â 626 sect. spĂ©ciale n. 29260, reçu le 17.12.1907 (Chef de section au Directeur du DĂ©partement
de police sect. spĂ©ciale, de Rostov, 30 novembre 1907).â Archives 83, feuillet 24 et suiv., Entr. 626 du 17.12.1907 (section spĂ©ciale, N. 29260, 12.12.1907;
registres, 4.01.1908, N. 311), Chef de section du service de garde Donskoi, Rostov-sur-le-Don au Directeur du Département de la Police, section spéciale, 30.11.1907, N. 3130).
â Archives 83, feuillet 24 et suiv., Entr. 626 procĂšs verbal du 27-30 novembre 1908, N° 18, p. 58.
â N°. 21520 (ville de Kherson), 71047 registres de bureau (secret), f. 110, 3, document rĂ©trospectif du M.V.D. (MinistĂšre de lâIntĂ©rieur) Gouverneur de Kherson (chancellerie), du 27.06.1913.
â N° 21520 / table 3 (MDV = MinistĂšre de lâIntĂ©rieur, Gouvernatorat et ville de Kherson) 71047; N° 12333 (tenue des registres du bureau âSecretâ), f. 110, rĂ©trospective du 27.06.1913.
â section spĂ©ciale No. 30202, Compte rendu de service du 3.11.1907; parvenu le 20.12.1907.â section spĂ©ciale secrĂšte, Rostov-s.-le-D., 17.09.1908 (surveillance et arrestation de KoyrĂ©
1907).â section spĂ©ciale, n. 3130 du 30.11.1907 (entrĂ©e 626, 17.12.1907; f. 24: renvoie Ă son rapport
du 30 novembre, n. 3099).â 102 D-/1907, N. 8263, ff. 15-16 (142804, tenue registres n. 7, 4.12.1907, 32260).
Moscou, GIJS (Centre russe de conservation et dâĂ©tude de documents dâhistoire moderne), 2270.â Archives 62, Section SpĂ©ciale, 1828 (10 mai 1908).â 93: Lieutenant de Vaisseau Rollin, chef du Service Renseignement Marine [S.R. Marine
Russie Sud, rapport n. 67] (de Constantinople, 9.11.1919: arrestation de KoyrĂ© qui sâĂ©tait prĂ©sentĂ© Ă un torpilleur français Ă Odessa, 1919).
â 102 d-7 19078263, f. 26r-v (lettre sĂ©questrĂ©e par la Police, 1907).â 26071: La section Ă©trangĂšre du bureau dâinformations du commissariat des affaires Ă©trangĂšres
dâOdessa. DâaprĂšs des renseignements dâexcellente source.â 26079 (2270. 1.42/.1.660; 122).â 26079, CAA. Commandement des ArmĂ©es AlliĂ©es en Orient.â 26079, Compte rendu du renseignement n. 21 / Renseignements spĂ©ciaux. I: Agents bolchevistes
(7 dĂ©cembre 1921).â 26079: Le PrĂ©fet de Police Ă M. le Ministre de lâIntĂ©rieur, Paris le 24.05.1922.â 27787 (= f. 7, op. 2, d. 2741), f. 45 (N. D M/2148).â 2Ăšme bureau S.R. N° 498/2 S r (10773), dossier 26079, Commandement des armĂ©es alliĂ©es en
Orient: GĂ©nĂ©ral Nayral de Borgon Commandant du Corps dâOccupation Ă Constantinople Ă M. le Ministre de la Guerre, Ătat-Major de lâArmĂ©e, 2Ăšme bureau, le 27.09.1920.
â 2Ăšme bureau S.R. N° 498/2 S r (10773), dossier 26079: Arrestation de Reiter chef du service de Renseignement bolchevik Ă bord du Marocain Ă Odessa le 1er septembre 1919 p. 28, n. 4-5.
â Archives 62, section spĂ©ciale, No. 14364, du 15 mai 1908, Compte rendu pour le mois dâavril 1908.
225
INDEX DES SOURCES MANUSCRITES
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Paris, Archives privĂ©es Mme Belaval (Lettre de Gilson âĂ qui pourrait ĂȘtre intĂ©ressĂ©â, 6 novembre 1940).
Paris, Archives privées Mme Corbin (lettre de Koyré à H. Corbin).
Paris, BibliothÚque Nationale de France, Mss., Archives KojÚve (notes sur relativité et quantistique).
Paris, CAK (KoyrĂ© lettre Ă Herbert Spiegelberg, 10.8.1956).â KoyrĂ©, Present Trends of French Philosophical Thought, (confĂ©rence 1946 New School
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INDEX DES SOURCES MANUSCRITES
226
Paris, Institut dâĂtudes Slaves, Fonds Mazon (lettre de KoyrĂ© Ă A. Mazon, s.d.1940).â (lettre de KoyrĂ© Ă Mazon, 31.08.1940).
Paris, Archives de lâAlliance IsraĂ©lite Universelle, Ms. CDV, ms. 650, b. 6, d.20 (confĂ©rence) (LĂ©vy-Bruhl au ComitĂ© de Documentation et Vigilance, 1.2.1938), texte dactylographiĂ© .
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â (X. LĂ©on Ă HalĂ©vy, 28.03.1911).â ms. 368 (X. LĂ©on Ă HalĂ©vy, 8.07.1911, 3.8.1911, 9.08.1911, 23.09.1912), p. 60, n. 13.â (lettre de KoyrĂ© Ă Xavier LĂ©on, 23.12.1920) p. 59, n. 6.â ms. 362 (microfilm FB 669), p. 332, Xavier LĂ©on, Correspondance (A. KoyrĂ© Ă X. LĂ©on,
1920) p. 110, n. 1; p. 113, n. 11-12.
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Rostov-sur-le-Don, Archives dâĂtat (26.11.1907) .â protocole datĂ© du 30.11.1907 (qui renvoie au protocole n. 18, paragraphes 49 et 98).Sect. SecrĂšte, Chef de la sect. Donskoj des Gardes, nr. 3618 (24.09.1909), nr. 25859 (29.09.1909).
Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Caen), IMEC (Institut pour la mĂ©moire de lâĂ©dition contemporaine) (KoyrĂ©, lettre Ă J. Wahl, de Paris, 8.8.1945).
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INDEX DES SOURCES MANUSCRITES
227
â JM 19/6.â JM (Lettre de Johnson, 9.9.1942).â JM (lettres Ă©crites par Mirkine-GuetzĂ©vitch Ă Maritain durant la premiĂšre crise Ă la
Rockefeller).â Tarrytown, N.Y. (USA) RAC, J. Marshall, Diaries.â RAC, R. G. 1.1 / s. 200/ b. 51 / f. 634 (11.09.1940).â RAC, R. G. 1.1 / s. 200/ b. 51 / f. 634 (27.09.1940).â RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 598 (8.10.1942).â RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 598 (9.10.1942).â RAC, R.G. 1.1 / s. 200 / b. 51/ f. 597 (Makinsky Ă Marshall 20 mai 1943).â RAC, R.G. 1.1/200/b. 53 / f. 625.â RAC, R.G. 2. 100. 1940 / b. 187 / f. 1342.â RAC, R.G., 1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634, Alvin Johnson Ă T.B. Appleget (3 oct. 1940).â RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597 p. 19, n. 12.â RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 597 (A. Johnson Ă T.B. Appleget).â RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 51 / f. 634 (2.10.1940).â RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 54 / f. 634 (24.2.1942).â RAC, R.G.1.1 / s. 200 / b. 54 / f. 634 (24.2.1942).â RAC, R.G.1.1 / s. 200/ b. 51 / f. 63.
Vienne, ĂNB, G. Anders Nachlass (lettre dâAnders - qui signe G. Stern - Ă KoyrĂ©, 19.04.1947).â Anders Nachlass (lettre de G. Anders Ă KoyrĂ©).â Anders Nachlass (lettre de KoyrĂ©, du 11.2.1946).â Anders Nachlass p. 231, n. 19.
Vincennes, AM (Archives militaires): S.H.D. (Service historique de la Défense), AG (Archives de la Guerre), 7 N2 3008 (jadis: série Renseignements, dossier 26079), fol. 42.
â AM, Carton 1089, Dossier 7-2-2270.â AM, 7 N 644.â AM, 17 N 570.â AM, 17 N 586.â AM, IIĂšme bureau, S.R.-S.C.R. / Carton 1089, Dossier 7-8-2270, original, dat. 27.12.1919.â AM, MinistĂšre de la Guerre, Ătat-Major de lâArmĂ©e / IIĂšme Bureau / N. 3345 S.C.R. 2/11:
Note pour la Direction de la Sûreté Générale.
Washington, Library of Congress, Arendt Papers (Lettres de Koyré à H. Arendt).
INDEX DES SOURCES MANUSCRITES
228
AbĂ©lard, PierreAbramson, HenryAcheson, DeanAdam, CharlesAdams, JohnAdams, secrĂ©taire de lâAcademic Council, LondresAdler, MaxAdorno, TheodorAgrippa von Nettesheim, Heinrich CorneliusAlembert, Jean-Baptiste Le Rond, dit dâAles Bello, AngelaAlthusser, LouisAnders v. SternAnscombe, ElizabethAnselme dâAosteAntisthĂšneAppleget, ThomasArchimĂšdeArendt, HannahAristoteArnauld, AntoineAron, RaymondArvon, HenriAscoli, MaxAubert, PierreAuffret, DominiqueAugustin dâHipponeAvĂ©-Lallemant, EberhardAverroĂšsAvicenneAymard, MauriceAzan, lieutenant colonel
Baader, Franz vonBachelard, GastonBacon, FrancisBacon, RogerBadawi, Abdel RahmanBaldwin, ThomasBarrow, IsaacBarth, KarlBarthelet, Philippe
Baruzi, JeanBaruzi, JosephBasch, VictorBataille, GeorgesBauman, FredBayle, PierreBeaufret, JeanBĂ©la Kun, v. Kun, BĂ©laBelaval, YvonBenar, Y.G.Benedetti, Giovanni BattistaBenjamin, WalterBentwill, NormanBerdiaev, Nikolaj AleksandrovitchBerg, OttoBergson, HenriBerkeley, GeorgeBerkov Kozlovsky, Iosif-DavidBerlin, IsaiahBermann-Fischer, GottfriedBernstein, BartonBerr, HenriBerthelot, MarcelinBezold, CarlBiemel, WalterBiezunski, MichelBillington, James HadleyBing, GertrudBird, KaiBlake, WilliamBlanchet, LĂ©onBlin, GeorgesBloch, MarcBlondel, RaoulBlĂŒcher, HeinrichBlumenberg, HansBoas, FranzBoas, GeorgeBoas Hall, MarieBocheĆski, JĂłzef MariaBodin, JeanBody, MarcelBoĂšce, SeverinusBoehme, Jacob
INDEX DES NOMS
229
Boerhaave, HermanBogdanov, Alexandr AlexandrovitchBohr, NielsBoll, FranzBolzano, BernhardBonald, Louis deBonaparte, NapolĂ©onBonaventure de BagnoregioBonchino, AlbertoBonicalzi, FrancescaBonnet, HenriBorden, C.M.Borelli, Giovanni AlfonsoBorkenau, FranzBĂČscovich, Rudjer JosipBouglĂ©, CĂ©lestinBoulat, AndrĂ©,Boulgakov, MichailBoulgakov, SergueiBoutroux, ĂmileBoutroux, PierreBoyle, RobertBramanti, DonatoBraudel, FernandBraudel, PauleBrecht, BertoltBrĂ©hier, ĂmileBrentano, FranzBrinkley, GeorgeBrodin, Pierre,BrouĂ©, PierreBrouwer, LuitzenBrovkin, VladimirBrunet, Jacques CharlesBruno, GiordanoBrunschvicg, LĂ©onBuonamici, FrancescoBurke, PeterBurloud, Albert
Cachin, MarcelCaillois, RogerCallicleCalmette, AlbertCalogero, GuidoCalvin, JeanCamus, AlbertCantimori, DelioCaramella, Santino
CarathĂ©odory, ConstantinCarre, WildonCarson, CathrynCarton, RaoulCassina, UgoCassirer, ErnstCatroux, GeorgesCavaillĂ©, Jean-PierreCavaillĂšs, JeanCavalieri, BonaventuraCazeneuve, JeanCelpanov, GeorgesCerruti, LuigiCevyrevChalus, PaulChamberlain, LeslieChambry, ĂmileCharlĂ©ty, SĂ©bastienChenaux, PaulCherniss, Harold FredrikChestov, LĂ©onChevallier, HaakonChinard, GilbertChkheidze, NikolajCieszkowsky, August Cinnella, EttoreClagett, MarshallClemen, CarlClĂ©ment, OlivierCohen, GustaveCohen, HermannCohen, I. BernardCohen, MorrisCohen Rosenfield, EleonoreComte, AugusteComenius, Jan AmosConant, James B.Condillac, Ătienne Bonnot deConrad, Theodor (dit Hans)Conrad-Martius, HedwigConstant, LouisConte, FrancisCopernic, NicolasCorbin, HenryCorbin, StellaCostabel, PierreCoudert, FrĂ©dĂ©ric RenĂ© JuniorCourant, RichardCouratier, M.
INDEX DES NOMS
230
Courcy de, colonelCousin, VictorCouturat, LouisCrease, RobertCretiens, capitaineCrombie, Alistair CameronCurtius, Ernst Robert
Dalton, JohnDarnton, RobertDarwin, CharlesDavy, GeorgesDĂ©at, MarcelDe Gandt, FrançoisDelambre, Jean-BaptisteDelbos, VictorDeleuze, GillesDella Porta, Giovanni BattistaDelmas, BernardDelorme, SuzanneDĂ©mocriteDenck, HansDenikine, Anton IvanovitchDennes, MaryseDenti, Adalgisa MariaDesanti, Jean ToussaintDescartes, RenĂ©Desjardin, PaulDewey, JohnDiederichs, EugenDieudonnĂ©, Jean Alexandre EugĂšneDilthey, WilhelmDi Vietto, MarioDobarinov, TimofeĂŻ IvanovitchDobrolioubov, NikolaĂŻ AleksandrovitchDostoievski, Fedor MikhaĂŻlovitchDrewitz, AmelieDreyfus, AlfredDreyfus Goguel, MmeDrozdova, DariaDu Bos, CharlesDuhem, PierreDuns Scot, JohnDurkheim, ĂmileDĂŒrrenmatt, Friedrich
EckhartEddington, Arthur StanleyEdelstein, Ludwig
Edie, CallistusEdman, IrwinEdouardova, ZoiaEichmann, AdolfEinstein, AlbertEisenhower, Dwight DavidEllensohn, ReinhardEmbree, LesterEngels, FriedrichEnglish, JacquesEnriques, FederigoEpiménide de CrÚteErasme de RotterdamErlich, V.Essertier, DanielEucken, RudolfEuclideEuler, LeonhardEvans-Pritchard, Edward Evan
Fagan, GusFaraday, MichaelFaral, EdmondFarber, MarvinFarias, VictorFaulhaber, Michael vonFay, ThomasFaye, EugĂšne deFebvre, LucienFeldes, JoachimFerrero, GuglielmoFest, JoachimFeuerbach, LudwigFhamond, colonelFichte, Johann GottliebFicin, MarsileFiloni, MarcoFocillon, HenriFomin, DmitrijFouad I, roi dâĂgypteFranchet dâEspĂ©rey, LouisFranck, SebastianFranco, FranciscoFrangian, E.Frankel, JonathanFrazer, JamesFrege, GottlobFrenkley, AlexanderFresnel, Augustin
231
INDEX DES NOMS
FriedlÀnder, SaulFritsch-Estrangin, GuyFruteau de Laclos, FrédéricFukujama, Francis FurtwÀngler Scheler, MÀritFustel de Coulanges, Numa-Denis
Gadamer, Hans GeorgGalilĂ©e, GalileoGalli, CarloGandillac, Maurice deGaraudy, RogerGarin, EugenioGassendi, PierreGaulle, Charles deGaunilonGauss, Carl FriedrichGeach, PeterGeifman, AbrahamGeiger, MoritzGell-Mann, MurrayGemelli, GiulianaGeorge, StephanGerl-Falkovitz, Hanna-BarbaraGermain-Thomas, OlivierGeroulanos, StephanosGiannetto, EnricoGide, AndrĂ©Gilbert, Ludwig WilhelmGillispie, CharlesGillouin, RenĂ©Gilson, ĂtienneGisler, ErikaGismondi, MichaelGlanvill, JosephGlockner, HermannGlotz, GustaveGoedel, KurtGoerdt, WilhelmGoethe, Johann Wolfgang vonGoldseger, messagerGoldstein, JulesGolovko, V.A.Gonseth, FerdinandGoody, JackGordin, JacobGottlieb, ChristianGouhier, HenriGourĂ©vitch, Boris
Granovskii, TimofeyGrant, EdwardGrass, GĂŒntherGraziosi, AndreaGrĂ©goire, HenriGregorieff, inspecteurGroethuysen, BernardGrosse Kracht, KlausGrossmann, HendrykGuerlac, HenryGuĂ©roult, MartialGuidera, PaoloGuillaume, Charles-EdouardGuillaume dâAuvergneGuillaume, EdouardGundel, WilhelmGundlach, GustavGundolf, FriedrichGurevic, AlexanderGurvitch, GeorgesGurwitsch, AronGuttmann, Ludwig
Haardt, AlexandreHaering, TheodorHÀfner, LutzHahn, RogerHalbwachs, MauriceHalévy, ElieHalleux, RobertHamann, Johann GeorgHamelin, OctaveHankammer, PaulHannequin, ArthurHartmann, Eduard vonHaupt, GeorgesHaym, RudolfHegel, Georg Wilhelm FriedrichHeidegger, MartinHeinemann, FritzHeinzmann GerhardHenry-Haye, GastonHerbart, Johann FriedrichHering, JeanHerken, GreggHerlihy, PatriciaHermÚs TrismégisteHerzen, AlexandreHesbois, Bernard
232
INDEX DES NOMS
Hettne, BjörnHeurgon Desjardins, AnneHilbert, DavidHildebrand, Dietrich vonHildemeier, ManfredHitler, AdolfHobbes, ThomasHobson, VernaHoffmann, ErnstHofherr, MarcHolborn, HajoHölderlin, FriedrichHollinger, DavidHolton, GeraldHook, SidneyHooke, RobertHoover, John EdgarHorkheimer, MaxHorton, RobinHours, BernardHubert, HenriHugues de Saint-VictorHume, DavidHuss, JanHusserl, EdmundHusserl, ElliHusserl, MalvineHyppolite, Jean
Ihering, Rudolf vonIngarden, RomanItard, Jean
Jabotinsky, VladimirJackman, J.C.Jacobi, FriedrichJakobsĂČn, RomĂ nJakowenko, BorisJames, WilliamJanicaud, DominiqueJankĂ©lĂ©vitch, VladimirJanney, docteurJarczyk, GwendolineJardine, NickJaspers, KarlJaurĂšs, JeanJĂ©sus ChristJoffĂ©, ConstantinJohan, R.
Johannes TrithemiusJohnson, AlvinJohnson, Lyndon B.Jorland GĂ©rardJouchkevitch, AntoineJoule, James PrescottJouve, GĂ©rard HenriJuvet, Gustave
Kafka, FranzKallen, HoraceKanevskaya, MarinaKant, EmmanuelKantorowicz, ErnstKantorowicz, GertrudKaplin, Ghersc ZalmanovKarakhan, Lev MikhailovicKatasonov, Vladimir *Katz, BarryKaufman, médecin auxiliaireKaufmann, FelixKaufmann, FritzKautsky, KarlKeck, FrédéricKenez, PeterKepler, JohannesKerenski, Aleksandr FedorovitchKestner, AugustKeyserling, Hermann vonKierkegaard, SÞrenKimball Smith, AliceKing, WilliamKipphard, HeinerKittredge, TracyKlein, FelixKlein, JacobKlépinine, TamaraKlibansky, RaymondKneale, MarthaKneale, WilliamKnout, DavidKoestler, ArthurKohler, LotteKohn, JeromeKojÚve, AlexandreKojÚvnikov, Alexandre, v. KojÚve, AlexandreKolsky, Alexander WeniaminovitchKoltchak, Alexandr
233
INDEX DES NOMS
Kondratieva, TamaraKornilov, LavrKorobkov, Nazar MikhailovicKorolivskij, S.M.Kotehonnovsky, MstislawKoyré, GeorgesKoyré Teillac, HélÚneKoyré, JuliaKoyré, MichelKoyré, Vladimir (ou Wolf)Koyré Levine, MarieKozba, soldatKrassin, LeonidKrassina, LioubovKraus, BettinaKraus, PaulKrell, DavidKriegk, OttoKristeller, Paul OskarKrohn, Claus DieterKropotkin, Petr AlekseievitchKroukez, soldatKrug, Georghij AndreevKuhn, ThomasKun, BélaKursonov, Petr Nikolaev
LabarriÚre, Pierre J.Labourbe, JeanneLabry, RaoulLachelier, Jules-Esprit-NicolasLacroix, ClaireLacroix, JeanLalande, AndréLami, GiuliaLandsberg, Paul-LudwigLane, FredericLane, JohnLange, Friedrich AlbertLangevin, PaulLapenko, PavelLaporte, JeanLaruelle, MarlÚneLaugier, HenriLautmann, AlbertLavelle, LouisLavergne, généralLavrov, Pëtr LavrovitchLaw, William
Lebedensky, familleLeenhardt, MauriceLefĂšvre, HenriLefĂšvre dâĂtaples, JacquesLehmann, HartmutLeibniz, Gottfried WilhelmLĂ©nine (Vladimir Ilitch Oulianov)Lenz-Medoc, PaulusLĂ©on lâHĂ©breu (J. Abravanel)LĂ©on, XavierLe Roy, ĂdouardLeschinsky, MarcLeschinsky, MichelLeschinsky, ZakharLe Senne, RenĂ©LĂ©vi, IsraelLĂ©vi, SylvainLevinas, EmmanuelLevine, CatherineLĂ©vi-Strauss, ClaudeLĂ©vy, PaulLĂ©vy-Bruhl, LucienLiard, LouisLichtenberger, HenriLiessmann, Konrad PaulLilienthal, DavidLipps, HansLivscits, Iakov IosifovicLloyd, GeoffreyLocke, JohnLockhart, R.H. BruceLorentz, Hendrik AntoonLosski, NikolajLosski, VladimirLot, FerdinandLounatcharski, AnatoliLovejoy, Arthur OnckenLöwith, KarlLowrie, DonaldLoyer, EmanuelleLoyson, CharlesLukĂĄcs, GyörgyLukes, StevenLuther, MartinLutz, HansLuxemburg, Rosa
Mach, ErnstMader, Wilhelm
234
INDEX DES NOMS
Magnin, E.Mahfouz, NeguibMaine de BiranMaire, CatherineMaitron, JeanMaizelis, MoiseMakdour, IbrahimMakhno, NestorMakinsky, AlexanderMalebranche, NicolasMalinowski, BronisĆawManasevic, MikhailMangin, gĂ©nĂ©ralMann, HeinrichMannheim, KarlMansour Fahmy beyMarcel, GabrielMarcuse, HerbertMarion, Jean-LucMaritain, JacquesMarkoff, gĂ©nĂ©ralMarrou, Henri-lrĂ©nĂ©eMarshall, JohnMartius, Hedwig, v. Conrad-Martius, HedwigMarx, KarlMasaryk, TomĂĄĆĄ GarrigueMasoero, AlbertoMastroianni, GiovanniMata HariMathesius, WilĂ©mMathura, ErrolMauss, MarcelMaxwell, James ClerkMayer, Anne MarieMazon, AndrĂ©Mazon, BrigitteMcCarthy, JosephMc Guire, J.E.Mc Keon, RichardMelancon, MichaelMendel, Arthur PaulMercier, Joseph DĂ©sirĂ©Merleau-Ponty, MauriceMersenne, MarinMetz, AndrĂ©Metzger-Bruhl, HĂ©lĂšneMeyer, R.W.Meyerson, Ămile
Meyerson, IgnaceMiannay, PatriceMichelson, Albert AbrahamMieli, AldoMikhailovskij, NikolaĂŻMikhailow, NicolasMikhejkin, N.P.Milhaud, GastonMill, John StuartMiller, PerryMiller, R.C.Milton, JohnMimey, chef dâescadronMinkowski, EugĂšneMinkowski, HermannMinor, O.S.Mirkine-GuetzĂ©vitch, BorisMirsky, BorisMolho, AnthonyMonod, GabrielMontagu, AshleyMontaigne, Michel deMontucla, Jean ĂtienneMoog, WillyMoore, George EdwardMore, HenryMoscovici, SergeMossĂ©-Bastide, Rose-MarieMosseri, DeniseMosseri, EliaMosseri, SimonettaMottana, PaoloMoustafa Abd-Er-Razek beyMĂŒller, Georg EliasMĂŒller, sergentMumford, LewisMurdoch, JohnMurphy, A.E.Mussolini, Benito
Nayral de Borgon, généralNegri, AntonioNelson, LeonardNemeth, ThomasNemo, PhilippeNeugebauer, OttoNewton, IsaacNeyer, Maria AmataNicolas de Cuse
235
INDEX DES NOMS
Nicolson, MarjorieNiessel, généralNietzsche, Friedrich WilhelmNikolas PremierNizan, PaulNobécourt, JacquesNohl, HermanNora, PierreNorth, JohnNoulens, JosephNovalis
Oberschlick, GerhardOettinger, JosephOlesen, SĂžren GosvigOppenheimer, FrankOppenheimer, Julius RobertOppenheimer, KittyOranowsky, AnnaOrtega y Gasset, JosĂ©Osberg, capitaineOssipoff, AnnaĂsterreicher, Joannes MariaOtt, HeinrichOttaviano, GiuliettaOtto, Rudolf
Pacelli, Eugenio pape Pio XIIPais, AbrahamPalingĂšnio Stellato, MarcelloPanofsky, ErwinPapini, RobertoParacelseParain, BricePascal, BlaisePascal, PierrePaton, H.J.Peake, T.R.Peckhaus, VolkerPĂ©guy, CharlesPeiffer, GabriellePeirce, CharlesPerelman, ChaĂŻmPerrin, FrancisPerrin, JeanPerry, RalphPetit, M.-L.Petit, PierrePetlioura, Simon
Peuckert, Will-ErichPfÀnder, AlexanderPflug, GeorgPhilonenko, agentPiatakov, Georgij LeonidovitchPicard, RogerPicavet, FrançoisPic de la Mirandole, GiovanniPlanty-Bonjour, GuyPlatonPlekhanov, Georgui ValentinovitchPlessner, HelmuthPoincaré, HenriPoiret, PierrePolin, RaymondPolitis, LaurePolitzer, GeorgesPollock, FriedrichPomian, KrzysztofPopov, IassanPordadge, JohnPospielov, PetrPovetkin, Ivan NikiforovPreobrajenski, EvgueniProudhon, Pierre JosephProust, MarcelPtolémée, ClaudePuech, Henri-Charles
Queneau, RaymondRaddatz, FritzRadek, KarlRadkey, Oliver HenryRaeff, MarcRakovskij, Christjan GeorgievitchRamos, SamuelRandall, F.B.Randall, John HermanRatti, Achille, pape Pio XIRaulff, UlrichRauschning, HermannRedondi, PietroRégis, Pierre SylvainReinach, AdolfReinach, SalomonReiter, AndréReshetar, John S.Reuchlin, JohannesRey, Abel
236
INDEX DES NOMS
Reybermann, Naum G.Reybermann KoyrĂ©, Dorothea (Do)Reybermann KoyrĂ©, FedericaReymond, ArnoldRibot, ThĂ©odule ArmandRiemann, BernhardRietzler, KurtRitz, WaltherRodis-Lewis, GeneviĂšveRoger, JacquesRogger, HansRomano, RuggieroRosca, DumitruRosen, EdwardRosenberg, AlfredRosinsky, HerbertRosset, monsieurRossi, PaoloRoth, JosephRoth, MichaelRoth, PhilipRougier, LouisRousseau, Jean-JacquesRunge, KarlRussell, BertrandRusso, FrançoisRusso, RosaritaRĂŒstow, AlexanderRutkevitch, A.M.Rutkoff, Peter
Sadoul, JacquesSaint-Martin, Louis Claude deSalomon, AlbertSalvadori, RobertoSalviati, FilippoSaner, HansSantillana, Giorgio Diaz deSarton, GeorgeSartre, Jean-PaulSauer, JosefSaxl, FritzScanlan, James P.Schapiro, MeyerScheler, MaxScheler, Max Georg JuniorScheler Scheu, MariaSchelling, FriedrichScheu, Maria, v. Scheler Scheu, Maria
Schiera, PierangeloSchilling-Wollny, KurtSchlegel, Karl Wilhelm Friedrich vonSchlesinger, Arthur JuniorSchmid, U.Schmitt, CharlesSchneider, HerbertScholem, GershomSchopenhauer, ArthurSchrecker, PaulSchuhl, Pierre-MaximeSchuhmann, KarlSchulin, ErnstSchutz, AlfredSchwedenborg, EmanuelSchwenckfeld, KasparSclick, MoritzScott, William BerrymanScott Foerstler, A.Scribano, EmanuelaSeebohm, ThomasSeeley, LaurensSeidengart, JeanSeitz, JohannSerge, VictorSĂ©riot, PatrickSeyrig, HenriSheehan, JamesSherwin, Martin J.Shook, Laurence K.Shpet, GustavSimiand, FrançoisSimmel, GeorgSimon, LeoSingleton, CharlesSkirda, AlexandreSkoropadsky, PaoloSmirnov, Alexandr NikolaievitchSocrateSoljenitsyne, AlexandrSolow, HerbertSolowjow, Vladimir SergueievitchSorel, GeorgesSoulez, PhilippeSouriau, ĂtienneSoustelle, JacquesSouvarine, BorisSpaier, AlbertSpencer, Herbert
237
INDEX DES NOMS
Spengler, OswaldSpeth, GustavSpiegelberg, HerbertSpinoza, BaruchSpire, AndrĂ©Spiridonova, Maria AlexĂ ndrovnaStabile, GiorgioStahl, Georg ErnstStaline, JosephStaudinger, ElseStavenhagen, KurtSteila, DanielaStein, EdithSteinbuechel, TheodorStern, GĂŒnther (GĂŒnther Anders)Stern, WilhelmStevens, David H.Stirner, MaxStoffel, Jean-FrançoisStrada, VittorioStrauss Clay, JennyStrauss, LeoStrauss, Lewis L.Struve, Petr BerganovitchStuart Hughes, HenrySuhrkamp, PeterSullivant, RobertSusini, GianfrancoSwain, GeoffreySybel, Alfred von
Tabouis, GeneviĂšveTaha Hussein beyTannery, PaulTasse, Torquato Tasso, dit LeTatlock, JeanTaton, RenĂ©Taubes, JakobTauler, JohannesTchadaiev, PiotrTchernov, Viktor MichailovitchTchernychevski, NikolaĂŻ GovrilovitchTemkin, MaxTeresia Renata de Spiritu SanctoThĂ©ry, GabrielThomas, AlbertThomas, KeithThomas dâAquinThorndike, Lynn
Tihanov, GalinTilliette, XavierTolstoi, Lev Towarnicki, Frédéric deTrasimaqueTrithemius, Johannes, v. Johannes TrithemiusTroeltsch, ErnstTrotski, LevTroubetskoii, NikolaiTroubetskoii, SergueiTruman, HarryTugan-Baranovsky, MikhaylTylor, Edward Burnett
Valéry, PaulVarin, RenéVarukha, Vassili IvanovitchVaucher, PaulVautier, consul à OdessaVenturi, AntonelloVenturi, FrancoVenturi, LionelloVera, AugustoVernes, Maurice,Vicaire, sous-lieutenantVichnevski, AnatoliVickers, BrianVignaux, PaulVinti, CarloVolpi, FrancoVoltaire (François Marie Arouet)
Waelhens, Alphonse deWahl, JeanWalicki, AndrzejWalker, DanielWallis, JohnWaltzer, RaphaelWeber, MaxWebster, CharlesWeierstrass, KarlWeigel, ValentinWeil, EricWeinberg, RobertWeiner, CharlesWestmann, RobertWeyl, HermannWhewell, William
238
INDEX DES NOMS
Whitehead, Alfred NorthWiener, PhilipWilliams, George HuntstonWind, EdgarWindelband, WilhemWolff, KurtWölfflin, HeinrichWolfson, HenryWolin, RichardWolverton, MarkWood, GordonWrangel, PëtrWunenburger, Jean-JacquesWust, PeterWuttke, DieterWyman, David
Xydias, Jean
Yates, FrancesYoung, ThomasYoung-Bruehl, Elisabeth
Zak, L.M.Zeman, Z.A.B.Zenkovsky, Basile [Vassili]ZĂ©non dâĂlĂ©eZermelo, ErnstZilli, ValdoZipperstein, StevenZohrab, IreneZuckerman, Fredric
239
INDEX DES NOMS
soMMaire
Préface. Alexandre Koyré incognito? .........................................................................Page III
Introduction. La formation dâune mĂ©thode ....................................................................» VII
preMiĂšre partie
SECRETS DE JEUNESSEDE MIKHAILOVSKI Ă RAKOVSKY
Chapitre I â Alexandre KoyrĂ© SR (socialiste-rĂ©volutionnaire) ......................................» 201. Un Juif errant? ............................................................................................................» 202. Un curriculum vitae ...................................................................................................» 233. La premiĂšre arrestation ..............................................................................................» 264. Attentat au gouverneur ...............................................................................................» 285. Pris en filature Ă lâĂ©tranger .........................................................................................» 306. La deuxiĂšme arrestation .............................................................................................» 327. Adieu Ă Rostov, Ă Tbilisi, Ă Odessa et... Ă Novnij Novagarod ...................................» 34
Chapitre II â KoyrĂ© S.R. (Service des renseignements): informateur des Français et/ou des bolcheviks? .................................................................................................» 38
1. La grande guerre dans la Légion étrangÚre ................................................................» 382. Missions françaises et agents K .................................................................................» 413. Dénonciations ............................................................................................................» 464. Service de presse? ......................................................................................................» 485. Réinsertion en France ................................................................................................» 516. Rakovsky et Koyré? ...................................................................................................» 55
Chapitre 3 â KoyrĂ©, as a Russian abroad ......................................................................» 581. Les cours de KoyrĂ© Ă lâșInstitut dâĂ©tudes slaves .........................................................» 582. LâidĂ©alisme et les professeurs en Russie ....................................................................» 613. Autour de Nikolaj Berdiaev .......................................................................................» 674. ...et la barbe?! .............................................................................................................» 72
deuxiĂšMe partie
UN EXILĂ ET SES ĂTUDES
1. Ă Göttingen parmi les phĂ©nomĂ©nologues ...............................................................Page 742. Ăcouter Bergson .........................................................................................................» 873. Gilson, un frĂšre aĂźnĂ© ...................................................................................................» 954. Autour de LĂ©vy-Bruhl ................................................................................................» 1025. RĂ©dactions et salons, mĂ©taphysique et physique thĂ©orique .......................................» 113
240
6. Mystique et empirisme ...............................................................................................» 1247. De Descartes à Galilée? .............................................................................................» 134
troisiĂšMe partie
DE LA MĂDITERRANĂE AUX ĂTATS-UNIS
1. Entre-deux-guerres: KoyrĂ© en France, en Allemagne et dans dâautres contextes .................................................................................................................Page 144
2. Visites et ensuite fuite en Ăgypte ...............................................................................» 1553. âAn Ă©migrĂ©âs careerâ: Al KoyrĂ© dans la seconde guerre mondiale ............................» 1664. Un âgardienâ platonicien en exil et dans la RĂ©sistance...............................................» 1815. Se retrouver Ă New York: Hannah Arendt .................................................................» 1886. Heidegger «comme Dieu en France» .........................................................................» 1947. De Paris Ă Princeton et retour (de Febvre et Braudel Ă Oppenheimer
et Panofsky) ...............................................................................................................» 209
Abréviations ...................................................................................................................» 223
Index des sources manuscrites .......................................................................................» 224
Index des noms ..............................................................................................................» 229
soMMaire
241