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Les pensées tibétaines

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La pensée bouddhique au Tibet1

par Matthew Kapstein

Avant-propos : aperçu historiqueL’histoire intellectuelle du bouddhisme tibétain n’est

qu’imparfaitement comprise. Dans les dernières décennies, d’abondantes sources manuscrites ont été découvertes. Toutefois, il faudra encore du temps aux spécialistes pour assimiler la documentation désormais accessible, laquelle, à ne considérer que les textes pertinents pour l’histoire de la pensée philosophique, s’élève à plusieurs milliers d’ou-vrages composés au cours de plus d’un millénaire. Ainsi, dans le présent contexte, nous ne pouvons guère offrir

1. Traduction française de Stéphane Arguillère. L’auteur et le traducteur tiennent à remercier vivement Mlle Cécile Ducher et MM. Rémi Chaix, Marc-Henri Deroche, Pierre-Julien Harter, Thierry Lamouroux et Ananda Massoubre pour leur relecture soigneuse et leurs nombreuses suggestions ainsi que Madame Christine Mollier pour ses importants conseils en vue de la rédaction définitive.

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davantage qu’une brève introduction, effleurant quelques thèmes choisis, désormais généralement considérés comme d’importance majeure quant à l’histoire de la pensée tibé-taine dans son ensemble.

Bien que la distinction occidentale entre « philosophie » et « religion » n’ait pas son pendant exact au Tibet, les penseurs tibétains n’en distinguent pas moins les approches « rationaliste » (rigs pa’i rjes ‘brang) et « fidéiste » (dad pa’i rjes ‘brang) à l’égard de la quête de l’éveil (cf. texte 18). C’est sur la première que nous allons insister. Cependant, parce que le rationalisme bouddhique tibétain se déploie dans le champ plus large des perspectives et valeurs du bouddhisme, les caractéristiques éminemment religieuses de la pensée philosophique tibétaine seront évidentes tout au long de notre exposé.

Les commencements du bouddhisme au Tibet : ses sources indiennes, chinoises et indigènes

La tradition veut que le bouddhisme ait été adopté initialement au Tibet par le monarque Songtsen Gampo (Srong-btsan sgam-po, qui régna ca. 617-650), lequel unifia la nation en fondant ses institutions, et la mit sur la voie de l’expansion impériale. Ses épouses étrangères, chinoise et népalaise, furent, dit-on, de ferventes boudd-histes, qui encouragèrent le roi et sa cour à souscrire aux enseignements du buddha. Toutefois, il n’y a guère de preuves que la nouvelle religion ait connu beaucoup de succès avant le début du viiie siècle, lorsqu’une autre prin-cesse chinoise, Jincheng (ob. 739) épousa le descendant de Songtsen, Tri Detsuktsen (Khri Lde-gtsug-btsan, règne :

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712-755) et patronna une communauté monastique origi-naire du Khotan, état bouddhiste alors sous domination tibétaine. En dépit de ce mécénat royal, après la mort de la princesse, une réaction anti-bouddhiste des nobles favorables aux traditions religieuses ancestrales (auxquelles on devait ultérieurement faire référence sous l’intitulé de « Bön »), conduisit à l’expulsion des moines khotanais.

Le fils héritier de Tri Desuktsen, Tri Songdetsen (Khri Srong-lde-btsan, qui régna entre 755 et ca. 797), adopta fermement le bouddhisme et consacra une partie des ressources de l’État à sa promotion. Plusieurs des édits promulgués par ce souverain remarquable sont conservés, et l’on y trouve quelques indications sur ce qu’il compre-nait et ce qui l’intéressait dans la doctrine bouddhique. Il écrivit notamment que :

Tous ceux qui sont nés et s’égarent dans les quatre sortes de naissances1, depuis des temps sans commencement et à l’infini, prennent [forme] selon leurs propres actes (������). […] Le résultat de ce que l’un fait à l’autre mûrit sur lui-même. On peut naître comme un dieu dans les degrés célestes, ou comme un être humain sur terre, ou un titan, ou un esprit avide, un animal, ou une créature souterraine des enfers – tous ceux qui sont nés dans ces six [conditions] l’ont fait en fonction de leurs propres actes.

Surpassent le monde ceux qui sont devenus des buddha, ceux qui s’avancent dans [la carrière des] bodhisattva, les buddha-par-soi (�������� ��) et les pieux auditeurs

1. Naissance (a) à partir d’un œuf, (b) d’une matrice, (c) due à la moiteur et (d) naissance miraculeuse.

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(�������) – et tous ceux-là l’ont fait grâce à leurs provisions de mérite et de sagesse, qu’ils ont eux-mêmes accumulées.

Outre l’adhésion, ici manifeste, à la doctrine bouddhique normative – les notions de cycle des renaissances (saμsæra) gouverné par le principe du karman et de liberté à l’égard de ce dernier, atteinte dans le ������a – Tri Songdetsen s’est à l’évidence singulièrement intéressé aux moyens par lesquels nous pouvons connaître les vérités religieuses. En effet, il poursuit :

Si l’on recherche ce que contient le Dharma [l’enseignement du Buddha], il y a des points dont les conséquences bonnes ou mauvaises sont immédiatement patentes, tandis que d’autres, qui ne sont pas aussi immédiatement évidents, peuvent cependant être induits sur la base de ceux qui le sont et qu’il convient donc de professer avec assurance1.

En d’autres termes, il était coutumier de l’idée, à laquelle il voulait introduire ses sujets, des logiciens bouddhistes indiens, pour qui, la connaissance comporte deux sources valides (pramæ�a). Celles-ci sont la perception directe (pratyakÒa) de ce qui est évident pour les sens ou pour l’in-tuition intellectuelle, et l’inférence (�����) de ce qui est « caché », autrement dit, de ce qui n’est pas directement manifeste.

1. Nous suivons le texte établi par Hugh Richardson, « The First Tibetan Chos-’byung », in High Peaks, Pure Earth : Collected Writings on Tibetan History and Culture, éd. Michael Aris (Londres, Serindia), pp. 88-89.

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C’est Tri Songdetsen qui établit au Tibet le premier monastère véritable, Samyé (Bsam-yas) vers 779. Ce monastère accueillit une importante académie de traduc-teurs. Ses savants, moines tibétains autant qu’étrangers, ont atteint un niveau de précision remarquable, dont un des fruits fut la formation d’une terminologie philosophique standard. Leur projet se poursuivit sous les successeurs de Tri Songdetsen, jusqu’à l’effondrement de la dynastie au milieu du ixe siècle. À cette époque, plusieurs centaines de textes religieux et philosophiques indiens étaient déjà disponibles en version tibétaine. Parallèlement, les traduc-teurs tibétains avaient également entrepris la rédaction de manuels lexicographiques présentant aussi des éléments de la pensée bouddhique.

Certains de ces ouvrages sont indiscutablement philo-sophiques, tel le traité du célèbre traducteur du ixe siècle, Yéshé-dé (Ye-shes-sde, cf. texte 1). Grâce à ces avancées et à celles d’autres érudits, les penseurs tibétains commen-cèrent à se familiariser avec les grandes traditions de la philosophie bouddhique indienne : celles des VaibhæÒika, des Sautrāntika, du Yogācāra (ou Cittamātra) et du Madhyamaka (cf. texte 1). Yéshé-dé reconnaissait deux subdivisions majeures de ces derniers : l’une, placée sous l’autorité de Bhāvaviveka (ca. 600), adhérait aux conven-tions phénoménistes de l’école Sautrāntika dans son trai-tement de la réalité relative, tandis que l’autre, fidèle à Śāntarak�ita (viiie siècle), suivait l’approche idéaliste du Yogācāra.

Le bouddhisme chinois s’était aussi frayé un chemin dans certains secteurs du monde tibétain. Des maîtres

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affiliés à l’enseignement du Chan (« méditation », « Zen » en japonais) présentaient aux Tibétains l’idée que l’Illumi-nation ou l’Éveil était immédiatement, ou intuitivement, présente sans que l’on ait à s’y appliquer pendant d’in-nombrables vies, comme l’affirmait le courant dominant du bouddhisme indien. Un débat prolongé s’ensuivit, au Tibet, entre les partisans de l’éveil « subit » et ceux de l’éveil « graduel ». Cette controverse devait resurgir à maintes reprises du fait de ses implications avec les concepts liés à la progression spirituelle et à notre nature : sommes-nous essentiellement des créatures déchues, pour lesquelles la perfection serait un but fort éloigné, ou bien sommes-nous, et tous les êtres avec nous, d’ores et déjà fondamentalement des buddha ? Cette dernière position implique-t-elle une forme de gnosticisme, au sens où l’ignorance et la connaissance seraient les seuls détermi-nants de notre condition spirituelle, l’effort moral n’étant qu’illusion ?

Les sources traditionnelles rapportent que le premier véritable débat sur ces questions eut lieu à Samyé à la fin du viiie siècle, et que la disputation opposa le maître de Chan chinois, Moheyan et le philosophe indien, ����������. Les récits qui nous en sont parvenus sont pour la plupart tardifs, et ont tendance à caricaturer le point de vue du Chan (cf. texte 13). Quoique l’échange qui y est rapporté puisse n’être qu’une fiction pieuse, il reflète le rôle capital, hérité des modalités indiennes de l’argumentation, de l’exemplification et des contre-exemples dans les procé-dures admises de raisonnement. En même temps, il met en évidence l’abîme qui séparait les approches rationalistes

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et intuitionnistes de la vision bouddhique. Ces dernières, cependant, laissèrent un héritage considérable au Tibet, comme en témoigne un manuscrit chan du milieu du ixe siècle, découvert à Dunhuang, où l’on trouve L’Hymne au chemin du yoga d’un adepte tibétain :

Le recueillement dynamique est la voie certaine du yoga,Depuis toujours non-née, qui ne cessera jamais.Comme la trace du passage d’un oiseau dans le ciel,Il n’y a point d’objet à regarder, ni description verbale

adéquate1.

Les courants de pensée indiens et chinois provoquèrent de vives réactions au sein des traditions indigènes, ce qui donna naissance au Bön, proprement tibétaine, qui, à partir du xe siècle environ, établit ses propres communautés monas-tiques et ses canons scripturaires ressemblent à ceux du bouddhisme (cf. texte 8). Le Bön conféra aussi une expres-sion textuelle à des techniques et croyances autochtones. Ses penseurs qui ont souvent fait usage de l’appareil philo-sophique du bouddhisme, ont ainsi développé un intérêt quasi-anthropologique pour les méthodes d’interaction des Tibétains avec le monde naturel, perçu comme la demeure d’esprits propices ou malins (cf. texte 12).

Avec le temps, ces traditions anciennes, qui n’avaient pas la transcendance en vue, mais bien plutôt une maîtrise des forces inhérentes au monde phénoménal, devinrent partie intégrante de la pensée et de la pratique du bouddhisme

1. D’après le texte reproduit par Marcelle Lalou, « Document tibétain sur l’expansion du dhyāna chinois », in Journal Asiatique 231 (1939) ; pp. 505-523.

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tibétain. Un penchant holiste vers une vision du monde comme jeu d’énergies divines et quasi-divines se réaffirma à intervalles réguliers dans toute l’histoire ultérieure de la pensée religieuse tibétaine. Ainsi le bouddhisme ésoté-rique (ou « tantrique »), avec l’accent qu’il fait porter sur l’efficience rituelle et ses fondements dans la conception mahāyānique de l’identité ultime de l’existence mondaine (saμsāra) et de la paix transcendante (nirvā�a), laissait-il une place suffisante pour les dieux et les démons indigènes du Tibet.

La formation des traditions majeures du bouddhismeLa tradition se souvient des siècles qui suivirent l’effon-

drement de l’empire tibétain comme d’un âge de ténèbres où le bouddhisme aurait été aboli et où l’étude des lettres se serait éteinte. La recherche récente a montré qu’il y a là une certaine exagération : il est clair, par exemple, que de puissantes lignées bouddhiques continuaient d’exister dans le Nord-Est du Tibet. Il n’en reste pas moins que les activités de traduction et l’érudition qui leur étaient associées déclinèrent fortement jusqu’à la fin du xe siècle. Ce n’est que lorsque le royaume de Gugé, au Tibet occi-dental, devint progressivement le grand mécène de l’art et des études bouddhiques que, de nouveau, la recherche philosophique put prospérer.

Emblématique de cette renaissance fut le séjour du savant et saint bengali Dīpaμkaraśrījñāna, plus connu sous le nom d’Atiśa, tout d’abord à Gugé (1042-1045), puis au Tibet central jusqu’à sa mort en 1054. Atiśa insista sur les fondements éthiques du bouddhisme du Mahāyāna, en

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particulier dans ses nombreux écrits concernants les « exer-cices spirituels » (blo-sbyong, cf. texte 14), dont le cadre essentiel était une anthropologie morale qui reconnaissait trois niveaux chez les aspirants. Ils sont définis par Atiśa dans sa Lampe de la voie de l’Éveil (Bodhipathapradīpa) :

Quiconque, d’une quelconque manière, travaille à son propre bien,

Exclusivement en vue des plaisirs du saμsāra – celui-là est l’individu inférieur.

Tournant le dos aux plaisirs mondains et fuyant les actes négatifs,

L’âme qui s’éfforce à son propre apaisement est appelée l’in-dividu moyen.

Celui qui, en raison des souffrances de sa propre existence, aspire de tout cœur

À la fin de toutes les souffrances d’autrui – tel est l’individu supérieur1.

La préoccupation principale d’Atiśa – encourager à devenir des « individus supérieurs » – saute aux yeux, également, dans les réserves qu’il émet à l’égard de certains aspects de l’activité philosophique. Tout en favorisant l’étude du Madhyamaka, il souligna l’importance de la méditation sur la vacuité en tant qu’élément nécessaire à la pratique, et abandonna le raisonnement dialectique per se, comme on le verra dans le texte 2. Ainsi Atiśa pensait-il, en accord avec Candrakīrti (viie siècle) et selon ce qui allait

1. Atiśa, Bodhipathapradīpa, stances 3-5.

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être connu sous le nom de Prāsa�gika-Mādhyamika1, que la réalité relative, ou apparente, est optimalement décrite dans les termes du langage de la vie quotidienne. La fonc-tion spécifique du discours philosophique ne serait donc pas la construction de systèmes, mais la critique de nos présuppositions erronées à propos de la réalité, critique qui les démantèle jusqu’au point où l’on parvient à la profonde découverte de la vacuité2.

Les disciples d’Ati‡a établirent un ordre monastique appelé Kadampa (Bka’-gdams-pa), ce qui signifie « les adeptes du canon et des instructions de pratique » du Mahāyāna. Durant la même période, d’autres ordres nouveaux furent fondés qui allaient de même contribuer à la configuration de l’histoire ultérieure du bouddhisme tibétain. Les plus saillants étaient les Kagyüpas (Bka’-brgyud-pa, « adeptes de la lignée orale »), qui suivaient l’enseignement du traducteur et maître tantrique Marpa Chökyi Lodrö (Mar-pa Chos-kyi-blo-gros, 1012-1096) et les Sakyapas (Sa-skya-pa, « adeptes de Sakya »), dénommés

1. École du Madhyamaka qui n’admet que la réduction à l’absurde, en sanskrit prasa©ga.2. Par contraste avec les écoles dites Svātantrika-Mādhyamika, les « parti-sans du Madhyamaka qui adhèrent aux arguments probants ». Voyez p. 346 ci-dessous. En somme, ce que l’on appelle ici « argument probant » est une démonstration reposant sur des prémisses établies au moyen d’opérations cognitives reconnues comme « critères » (de connaissance valide) par celui qui propose la démonstration (voire, dans le cas d’un débat, par les deux protagonistes). Dans le cas de la « réduction à l’absurde », les prémisses du raisonnement sont simplement les opinions dont on entend montrer l’ina-nité – que, naturellement, on ne considère pas comme vraies et moins encore comme prouvées.

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d’après le monastère fondé en 1071 par la famille aristo-cratique Khon (’khon).

Les différences entre ces ordres monastiques concer-naient la lignée et les traditions du rituel ésotérique et du yoga plutôt que la philosophie ou les doctrines, même si, au fur et à mesure de leur évolution, elles dévelop pèrent des positions théoriques distinctes. Durant la même période, des lignées d’enseignement qui faisaient remonter leurs origines à la période impériale s’appliquaient à main-tenir une identité distincte, et en vinrent donc à être connues sous le nom de Nyingmapas (Rnying-ma-pa, les « Anciens »). Ces derniers, de même que les partisans du Bön, considéraient que l’enseignement le plus élevé était celui de la « Grande Perfection » (rdzogs chen), un système de contemplation abstraite parfois attaqué par ceux qui voulaient y voir une résurgence de l’enseignement Chan sur l’éveil subit. Les Kagyüpas, de leur côté, propageaient la Mahāmudrā – le « Grand Sceau » apposé à toute expé-rience possible –, une approche ésotérique de la médita-tion qui, du moins dans quelques-unes de ses formes, allait faire l’objet de critiques semblables. L’un et l’autre de ces systèmes servirent de stimuli importants pour certaines investigations doctrinales postérieures1.

La scolastique tibétaineÀ partir de la fin du xie siècle, les collèges monas-

tiques favorisèrent une approche hautement rationalisée de la doctrine bouddhique, par opposition au fidéisme.

1. Les écoles et les ordres mentionnés ici font l’objet d’une plus ample discus-sion autour des textes 3, 5, 8, 11, 12, 15, 16, 19 et 20.

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En première ligne de ce développement se trouvait le collège de Sangpu (Gsang-phu), fondé en 1073 par l’un des disciples d’Atiśa. C’est Ngok Loden Sherab (Rngog Blo-ldan-shes-rab, 1059-1109), le neveu de ce disciple, qui établit la réputation de Sangpu en tant que centre philosophique. Ngok était un excellent sanskritiste qui avait étudié la philosophie bouddhique au Cachemire et qui, malgré les réserves d’Atiśa, était enthousiasmé par la rigueur des théories indiennes de la connaissance. Le cursus qu’il agença mettait l’accent sur la philosophie, avec les œuvres logiques de Dharmakīrti (ca. 600) comme organon. Le programme comprenait également le code de discipline monastique ou Vinaya (’dul-ba), la « méta-doctrine » ou Abhidharma (chos-mngon-pa), la « Perfection de Sagesse » ou Prajñāpāramitā (phar-phyin) et les enseignements de la « Voie Médiane » (dbu-ma), c’est-à-dire la dialectique du Madhyamaka de Nāgārjuna (iie siècle après J.-C.). Les collèges monastiques tibétains allaient s’en inspirer très largement dans l’élaboration de leur cursus, quelle que fut leur école de rattachement.

L’instruction délivrée à Sangpu insistait sur la pratique du débat. La définition précise des termes-clefs (comme dans le texte 10) et la compréhension des opérations logiques de base formaient le socle de cette logique tibé-taine. Les relations entre les termes étaient déterminées par « inclusion » (skt. vyāpti, tib. khyab pa), concept technique dérivé de la logique indienne et qui se réfère à l’extension des termes (autrement dit, ce que le terme « recouvre »). Quand deux termes sont mutuellement inclusifs – nous dirions qu’ils sont coextensifs – ils sont synonymes. La

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compréhension de ces relations – les termes sont-ils syno-nymes, contradictoires, contraires ? – permet de délimiter leurs implications. Cette logique pousse l’exploration des implications des termes proposés, jusqu’au point où l’on arrive soit à la reconnaissance du fait que les prémisses sont inconsistantes ou invalides, soit aux conclusions fonda-mentales dont il faut bien accepter la validité, sans qu’il y ait lieu de discuter davantage. Ainsi le débat est-il à la fois une investigation qui tend vers des conclusions sensées et véridiques et, en même temps, un jeu dans lequel chacun déploie toute la maîtrise dialectique qu’il a acquise, dans le seul dessein de vaincre son adversaire.

Chaque argument est envisagé comme un élément d’une discussion plus ample et introduit de nouvelles pistes d’enquête, contribuant à l’approfondissement de la philo-sophie bouddhique. Par analogie avec une partie d’échecs, chaque intervention dans le débat apparaît comme un coup. La méthode dialectique à l’œuvre a souvent été décrite comme une procédure triple, consistant, premiè-rement, à une réfutation des positions erronées (dgag), deuxièmement à la détermination de la position que l’on souhaite défendre (bzhag) et enfin à la réfutation des objec-tions contre cette position (spong). Les disputants dévelop-pent leur maîtrise par la pratique, tels des joueurs d’échecs engagés dans une compétition constante. Ils s’appliquent à l’analyse de tout le spectre des sujets traités dans le cursus monastique, examinant en détail les notions relatives à la réalité fondamentale, à la voie menant à l’éveil spirituel et à la nature de l’Illumination du Buddha elle-même, telles qu’elles sont détaillées dans les quatre écoles majeures,

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mentionnées plus haut, de la philosophie bouddhique indienne.

Le cursus de Sangpu a été raffiné par une succession de professeurs de génie, dont Chapa Chökyi Senggé (Phya-pa Chos-kyi-seng-ge, 1109-1169) à qui l’on attribue souvent la fixation définitive du système des débats monastiques. L’un des descendants de Sakya, connu sous le nom de Sakya ������� (Sa-skya �������, 1182-1251), reçut aussi sa formation philosophique initiale à Sangpu, après quoi, à partir de 1204, il poursuivit ses études avec le maître cache-mirien Śākyaśrībhadra, ce qui donna une tournure nette-ment « indianiste » à son activité intellectuelle ultérieure.

Les traditions indiennes relatives à la logique et à la théorie de la connaissance figuraient éminemment au nombre des préoccupations de Sakya �������. Parmi ses contributions essentielles, il faut compter la rédaction définitive de la traduction tibétaine de l’œuvre majeure de Dharmakīrti, le ���������������, et son propre ouvrage de synthèse, le Trésor de la logique (Tshad-ma rigs-gter), l’un des plus beaux fleurons de la philosophie tibétaine, qui a lui-même fait l’objet d’une vaste littérature de commen-taires. Dans d’autres écrits, il explora les débats doctrinaux en cours, articulant des critiques incisives à l’encontre de bien des développements tibétains. Au nombre de ses cibles principales, figurait la notion d’éveil subit, qu’il a souvent caractérisée comme la « grande perfection à la chinoise » (rgya-nag rdzogs-chen). Mais il trouvait par ailleurs des difficultés sur nombre d’autres points, y compris dans les thèses de la « philosophie du discours ordinaire » (cf. texte 9).

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Le contenu, le style et la méthode ultérieure sont à bien des égards tributaires de la scolastique des traditions de Sangpu et de Sakya. Cette scolastique en vint à être carac-térisée par l’étude des principaux philosophes bouddhistes indiens – avant tout Nāgārjuna, Asa�ga et Dignāga ainsi que leurs commentateurs Candrakīrti, Vasubandhu et Dharmakīrti – par une adhésion rigoureuse aux canons de l’argumentation, et par un usage précis et élégant du langage. Toutefois, en dépit de l’édification de systèmes exégétiques sous la forme desquels l’enseignement du Buddha fut rationalisé au plus haut degré, des courants sceptiques sous-jacents affleurèrent parfois. Ainsi le second hiérarque karmapa1, Karma Pakshi (1206-1283), compila-t-il un inventaire des opinions discutées, soutenant que les vues philosophiques en général devaient être abandonnées dans la quête de l’éveil (cf. texte 11).

La nature de buddha et la luminosité de l’espritLe xive siècle fut témoin d’un intérêt accru pour des sujets

associés au « troisième cycle de la doctrine » : la nature de buddha ou la « matrice des tathāgata2 » (tathāgatagarbha), la « conscience-substrat » (ālayavijñāna) et la « luminosité de l’esprit » (cittaprabhāsa), notamment. Les efforts pour rendre compte de ces notions et d’autres thèmes connexes reçurent en partie leur impulsion de la diffusion de tech-

1. Les Karmapa sont des hiérarques importants de l’ordre Kagyüpa et c’est avec eux que l’institution tibétaine caractéristique des réincarnations de hiérarques (sprul sku) a été originellement établie.2. Tathāgata, terme qui désigne un individu qui « a bien quitté [le monde pour atteindre la transcendance] », est une épithète des buddha.

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niques contemplatives et yogiques où il était fait usage de concepts similaires dans d’autres contextes. La présence de la même terminologie dans certaines branches de la litté-rature scolastique indienne et dans certains sūtra amena quantité de savants à soutenir que les enseignements les plus élevés du Buddha se trouvaient dans de tels textes. Les débats qui en procédèrent finirent par devenir les plus ardemment disputés de la pensée bouddhique tibétaine et sont parmi les plus riches quant au champ des perspectives ouvertes.

Les auteurs bouddhistes indiens s’étaient longtemps appliqués à distinguer les enseignements de la conscience-substrat et de la nature de buddha des diverses « doctrines du soi » (ātmavāda) caractérisant la pensée brahmanique. Certains penseurs avaient considéré que les doctrines en question n’étaient pas à prendre au sens littéral, mais procédaient d’une stratégie sotériologique façonnée sur mesure, pour les besoins de ceux qui n’étaient pas prêts à appréhender la visée authentique des enseignements du Buddha sur le non-soi (anætman). Mais il y en eut aussi pour soutenir que ces doctrines étaient à prendre littérale-ment, en ajoutant que leur juste rapport avec les discours sur l’a bsolu, et notamment avec le concept de vacuité, devait alors être compris adéquatement. C’est cette dernière approche qui était problématique, dans la mesure où elle suggérait qu’une fois la vacuité discernée, il restait encore quelque chose à connaître.

Le troisième hiérarque Karmapa, Rangjung Dorjé (Karma-pa Rang-byung-rdo-rje, 1284-1339), fut l’un des personnages dont l’influence fut déterminante sur ces

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développements. Dans sa pensée, comme on le verra dans le texte 3, les notions relatives à la « pureté innée de l’es-prit » jouent un rôle central et, extraits de leurs contextes, certains passages pourraient donner à penser qu’il incli-nait vers une ontologie substantialiste semblable à celle de l’idéalisme subjectif. D’autres passages de l’œuvre du Karmapa, cependant, montrent clairement que la base fondamentale, telle qu’il l’entend, est bien plus diaphane qu’aucune « substance spirituelle ». En effet, quand il s’approche au plus près d’une caractérisation directe de celle-ci, il sape résolument toute tendance à la substantialisation :

La base causale est l’esprit-comme-tel qui est sans commen-cement […].

Vide pour ce qui est de l’essence, d’une nature radieuse,Sans entraves quant à ses attributs– Elle se manifeste sous toute forme [possible]1.

Il expose ailleurs le sens de la base dans les termes, clas-siques dans le cadre de l’enseignement Madhyamaka, de « réalité incomposée, surpassant la pensée, ni indiquée par des affirmations, ni réfutée par des négations2 ».

Cependant, le personnage que l’on associe le plus communément à ces spéculations ontologiques litigieuses, est un contemporain plus jeune du troisième Karmapa,

1. Karma Rang-byung-rdo-rje, « Zab mo nang gi don zhes bya ba’i gzhung », in Bka’brgyud pa’i gsung rab pod nyi shu pa : thabs grol, pp. 3-4.2. Karma Rang-byung-rdo-rje, « Nges don phyag rgya chen po’i smon lam », op. cit., p. 892.

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Dölpopa Sherab Gyeltsen (Dol-po-pa Shes-rab-rgyal-mtshan, 1292-1361), qui affirme que la vacuité n’est pas la nature intrinsèque de l’absolu, lequel, selon lui, n’est pas vide, mais plénitude. Ainsi n’est-il qu’« extrinsèque-ment vide » (gzhan-stong), autrement dit, vide de tout ce qui constitue la réalité relative (cf. texte 4). La pensée de Dölpopa fut le point de départ d’une vive controverse et il fut condamné par certains cercles comme adhérent tacite des doctrines brahmaniques de l’ātman. Quand l’ordre dont il était membre, les Jonangpas, fut supprimé pour des raisons politiques par le Ve Dalaï Lama, ses écrits furent proscrits, et d’aucuns ont même imaginé que cette censure était due à son prétendu caractère hérétique.

Toutefois, l’insistance de Dölpopa sur l’idée que l’a bsolu ne devait pas être conçu comme un pur néant, toucha une corde sensible chez les penseurs tibétains, de telle sorte que ses doctrines ont été souvent reprises, quoique avec des amendements, jusqu’à nos jours. Son œuvre mettait en lumière les grandes difficultés qu’implique la concilia-tion des enseignements du « troisième cycle » (relatifs à la présence de la nature de buddha chez les êtres ordinaires) avec ceux du « deuxième cycle » – les sūtra de la « Perfection de Sagesse », insistant sur la vacuité. L’éditeur du canon, Butön Rinchen-drup (Bu-ston Rin-chen-grub, 1290-1364), par exemple, soutint fortement, contre Dölpopa, que les enseignements du Buddha valables en dernière analyse se trouvaient exclusivement dans le « deuxième cycle », et non dans le troisième cycle. Ce désaccord sur des questions d’herméneutique a eu d’importantes ramifi-cations philosophiques.

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Cet intérêt pour la luminosité et la nature de Buddha s’observe également dans l’œuvre de Longchen Rabjam (Klong-chen-rab-’byams, 1308-1364), le plus grand théo-ricien de la doctrine nyingmapa de la « Grande Perfection ». Cela n’est nulle part plus manifeste que dans la manière dont il traite la « Base » (gzhi), fondement de l’actualisation du « Fruit » (’bras-bu), qui n’est autre que la bouddhéité. Dans sa conception de la vacuité de l’absolu, comme on le verra (cf. texte 5), il résiste aux positions de Dölpopa, mais ne cherche pas moins à éviter ce qu’il considère comme les tendances nihilistes de certains savants tibétains.

Tsongkhapa et ses critiquesLe xive siècle fut, sous bien des aspects, l’âge d’or de la

philosophie bouddhique tibétaine. À côté des personnages que l’on vient d’évoquer, de nombreux savants, souvent formés dans les traditions kadampa et sakyapa, contri-buèrent à chacun des aspects alors connus de la pensée bouddhique, ce qui engendra de vives controverses dans la plupart des domaines. L’usage se répandit chez les étudiants de passer d’un centre à l’autre, se formant sous divers maîtres, aiguisant, chemin faisant, leurs talents dans le débat.

L’un de ces chercheurs itinérants fut Jé Tsongkhapa Lozang Drakpa (Rje Tsong-kha-pa Blo-bzang-grags-pa, 1357-1419). Originaire de la province d’Amdo dans le lointain Nord-Est (l’actuel Qinghai), il arriva au Tibet central durant son adolescence pour étudier avec les maîtres les plus éminents de différentes écoles. Son adhésion aux traditions kadampas sur la voie progressive des bodhisattva

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valut à sa postérité l’appellation de « nouveaux Kadampa » (bka’-gdams gsar-ma) ; son traité, Le Grand livre de la progression vers l’éveil (Byang-chub lam-rim chen-mo), passe pour l’expression la plus aboutie de cette approche (cf. texte 17). L’un de ses maîtres, le Sakyapa Remdawa Zhönu Lodrö (Red-mda’-ba Gzhon-nu-blo-gros, 1349-1412) lui transmit le goût de la philosophie Prāsa©gika-Mādhyamika de Candrakīrti. Il rejeta totalement la doctrine du « vide extrinsèque » de Dölpopa, qu’il considérait comme carac-téristique des méprises tibétaines à l’endroit de la doctrine indienne du Yogācāra (ou Cittamātra), et, tout en acceptant l’autorité du Prāsa©gika-Mādhyamika, il en développa une interprétation personnelle et singulière (cf. texte 6), qui, sur bien des points, n’était pas préfigurée chez Remdawa. En bref, bien qu’il puisât dans la tradition antérieure, Tsongkhapa articula une nouvelle synthèse de l’héritage bouddhique indien, insistant sur l’étude méticuleuse des textes et sur les réquisits de la logique. Après qu’il eut fondé son propre centre monastique – Ganden – en 1409, ses successeurs en vinrent peu à peu à se constituer en un ordre distinct, qui adopta finalement le nom de « Gelukpa » et auquel se rattachent les Dalaï Lama.

Tsongkhapa perçut clairement que les nombreuses ques-tions disputées du bouddhisme de son temps ne pourraient être résolues par le seul recours à l’autorité scripturaire et il écrivit :

Un passage de l’Écriture qui dit simplement que « Tel [texte] est de tel [niveau de sens] » ne peut pas établir qu’il soit [effec-tivement] tel. En effet, puisqu’il n’y a pas en général de rela-

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tion invariable [entre des assertions de la forme considérée et les niveaux de sens auxquels ils réfèrent], la simple proposition : « Ce [texte] est de tel [niveau de sens] » ne saurait prouver, dans aucun cas donné, s’il est de sens interprétable ou définitif 1.

L’exégète est ainsi renvoyé aux opérations de la raison naturelle quand il s’agit de frayer sa voie à travers des énigmes afférentes aux contradictions entre textes doctri-naux. La philosophie Prāsa©gika-Mādhyamika, notam-ment, présentait en abondance de telles apories, à l’égard desquelles Tsongkhapa proposa des solutions nouvelles. Il affirma surtout qu’à la seule exception du Prāsa©gika-Mādhyamika, toutes les traditions de la philosophie boudd-hique acceptaient tacitement l’idée – tirée de l’œuvre du logicien Dignāga et développée dans son école – selon laquelle la base primaire de notre expérience de la réalité est l’« être établi en tant que particulier concret » (rang mtshan gyis grub pa), considéré comme une sorte d’atome logique, dont l’existence serait par principe autonome. Par sa contradiction évidente à l’égard de la doctrine cardi-nale du bouddhisme, celle de la contingence radicale (et donc de l’hétéronomie) de toute chose, ce « particulier concret » est, aux yeux de Tsongkhapa, la source princi-pale de nombreuses erreurs des philosophes. Ses thèses sur cette question sont ainsi résumées par le deuxième Dalaï Lama (Dge-’dun rgya-mtsho, 1476-1542)2 :

1. Rje Tsong-kha-pa, Drang nges legs bshad snying po, édition de Sarnath, p. 3.2. Dalaï Bla-ma II Dge-’dun-rgya-mtsho, Grub mtha‘ rgya mtshor ’jug pa’i gru rdzings. Traduction inédite de Marc-Henri Deroche et Ananda Massoubre, sous la direction de M. Kapstein.

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« Bien des différences font que les Prāsa©gika ne sont pas en accord avec les Svātantrika et les Cittamātra, etc.1. Ils diffèrent par le fait qu’ils n’affirment pas l’existence d’un être établi en tant que particulier concret. Ils diffèrent par le fait qu’ils ne soutiennent ni le syllogisme autonome, ni l’aperception2. Ils diffèrent par le fait qu’ils considèrent que l’appréhension [des phénomènes comme] réels appar-tient au voile des passions et, quant aux deux non-soi [des personnes et des choses], qu’ils ne font pas la distinction du subtil et du grossier3. Ils diffèrent par le fait qu’ils consi-dèrent comme vérité absolue la vérité de la cessation et qu’ils affirment que les nobles auditeurs et buddha-pour-soi comprennent le non-soi des phénomènes4. Ils diffèrent par le fait qu’ils soutiennent que toutes les consciences des êtres ordinaires sont illusionnées et qu’ils affirment

1. Cf. page 334.2. Si, selon Tsongkhapa, l’aperception est considérée comme un acte mental réflexif auto-suffisant – la contrepartie subjective du « particulier concret » pris comme objet, en fait – alors elle devra également être tenue pour autonome, d’une manière qui n’est pas cohérente avec le principe de contingence.3. Notre propension à tenir les choses pour réelles n’est donc pas une erreur cognitive innocente, mais elle est, en un sens, motivée. Pour la même raison, nos tendances à trouver de l’« égoïté » (autrement dit, une réalité substantielle) tant dans les personnes, d’une part, que dans les choses, d’autre part, ne sont pas, en dernière analyse, dues à deux opérations distinctes, mais représentent les deux faces d’une même réification.4. Il suit du principe précédent que la thèse, courante chez les auteurs boud dhistes tibétains, selon laquelle le non-soi ne serait pas intégralement compris par les Arhats (c’est-à-dire, ceux qui ont atteint la réalisation en suivant avec les voies des auditeurs et des buddha-pour-soi), ne saurait être correcte. Ces derniers doivent être distingués des bodhisattva eu égard à leurs mérites et à leurs aspirations, qui sont inférieurs, mais non en ce qui concerne leur perception de la contingence radicale des choses.

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comme source valide de connaissance la mémoire1. Ils diffèrent par le fait qu’ils considèrent que la perception mentale et l’activité conceptuelle sont coextensives et qu’il y a pour les êtres ordinaires une réalisation de l’imperma-nence subtile par perception directe2. »

Chacun de ces thèmes est complexe et tous ont été très débattus. Dans le texte donné ci-dessous (cf. texte 6), on découvrira certains aspects du rejet par Tsongkhapa de la conscience-substrat, ainsi que les implications de sa théorie du karman. Sa solution du problème du karman et de la causalité, selon laquelle l’annihilation ou destruc-tion (zhig-pa) d’une chose peut fonctionner dans un flux causal au même titre qu’un étant, peut apparaître comme un tour de passe-passe dialectique. C’est ainsi, du moins, que ses critiques l’ont perçue et, en dehors de l’ordre Gelukpa, elle a été universellement rejetée. L’un de ses adversaires les plus incisifs, le Sakyapa Gorampa Sonam Senggé (Go-rams-pa Bsod-nams-seng-ge, 1429-1489), par exemple, lui objecta qu’elle entraînait la conséquence absurde que « le karman et ses effets sont […] séparés par un intervalle, c’est-à-dire la “destruction en tant qu’étant”, tout comme deux montagnes se faisant face l’une à

1. Les critères de la connaissance tels qu’ils sont énoncés, par exemple, dans le texte 10 ci-dessous (« la clarification d’un objectif [jusqu’alors] non compris ») et tels qu’ils sont généralement reçus dans les cercles philosophiques bouddhistes, rendent la connaissance mémorielle douteuse. Pour les Prāsa©gika, cependant, puisque le concept même de « critères de la connaissance » implique la position implicite d’un objet et d’un sujet autonomes, il convient de le rejeter, sauf en tant que simple convention commune. Dès lors, la mémoire, au même titre que la perception, l’inférence ou le témoignage autorisé, peut servir de source de connaissance fiable.2. Cf. texte 18 ci-dessous.

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l’autre »1. Une bonne partie de l’histoire postérieure de la pensée bouddhique au Tibet peut s’interpréter comme la poursuite du débat entre les adversaires et les partisans de Tsongkhapa sur ce point et ceux dont on a donné la liste plus haut (cf. pp. 346-347).

Développements ultérieursLe chaos politique au Tibet central durant la plus grande

partie des xviie et xviiie siècles, suite à l’évolution des rela-tions avec les voisins Mongols et Mandchous, engendra un changement dans la géographie culturelle du Tibet. Tandis que le Tibet central avait été jusqu’alors sans conteste le cœur de la vie religieuse, de nouveaux centres d’activité intellectuelle et artistique émergèrent dans les lointaines régions orientales de l’Amdo et du Kham. Dans cette dernière, sous la protection des souverains de Dergé (Sde-dge), la fondation de la plus grande maison d’édition du Tibet, l’Imprimerie de Dergé, favorisa l’a ccessibilité des textes canoniques et autres. Dans le même temps, certains monastères gelukpa de l’Amdo devinrent égale-ment des centres d’étude majeurs en tant que tels, notam-ment Kumbum (Sku-’bum), près du lieu de naissance de Tsongkhapa, et Labrang (Bla-brang), fondé par Jamyang Zhepa (’Jam-dbyangs-bzhad-pa, 1648-1721) dans le Sud du Gansu. Souvent, les savants associés à ces centres n’étaient pas tibétains, et il n’était pas rare qu’ils bénéfi-cient du soutien de la cour mandchoue, qui considérait le bouddhisme tibétain comme une lingua franca culturelle

1. Cf. texte 7 ci-dessous.

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à l’usage des peuples d’Asie centrale. La prééminence de l’Est à cette époque est bien illustrée par la vie et l’œuvre du grand maître du xviiie siècle, Changkya Rölpé Dorjé (Lcang-skya Rol-pa’i-rdo-rje, 1717-1786). Son ascension, sous l’empereur Qianlong (qui régna de 1736 à 1799), en fit le premier prélat bouddhiste de l’Empire, et par ailleurs le confident et le biographe du VIIe Dalaï Lama, Kelzang Gyatso (Skal-bzang-rgya-mtsho, 1708-1757). Comme il est clair à la lecture de son œuvre, il était réso-lument partisan de l’idéal rationaliste de Tsongkhapa dans sa recherche personnelle de solutions aux apories de la doctrine bouddhique (cf. texte 18).

La position des ordres non-gelukpa était comparative-ment plus solide dans le Kham que dans le reste du Tibet, et c’est là qu’au cours du xixe siècle, un mouvement actif, souvent qualifié d’« éclectique » ou d’« universaliste » (ris-med) s’appliqua à désamorcer le fort sectarisme qui grevait le bouddhisme tibétain. Les écrits encyclopédiques de Jamyang Khyentsé (’Jam-dbyangs-mkhyen-brtse, 1820-1892) et de Jamgön Kongtrül (’Jam-mgon Kong-sprul, 1813-1899) devinrent à certains égards le nouveau canon des adhérents de ce mouvement, et le second, en particulier, encouragea fortement un renouveau de la philosophie du « vide extrinsèque » professée par Dölpopa. L’un de leurs disciples, Mipam Namgyel (Mi-pham-rnam-rgyal, 1846-1912), élabora un nouveau cursus scolastique mettant l’ac-cent sur le point de vue doctrinal de l’ordre Nyingmapa, et s’engagea dans des disputations d’ample portée avec les Gelukpa de son temps (cf. texte 22). Pourtant, comme ses maîtres, Mipam était persuadé que les ordres du boud-

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dhisme tibétain avaient davantage en commun que les polémistes sectaires n’étaient enclins à l’admettre.

Dans un essai satirique, après avoir indiqué quelques-uns des points forts et des faiblesses des quatre ordres majeurs, il conclut :

Quand on pense aux autres factions, [considérons bien que] parmi les non-bouddhistes et les barbares, avec qui nous n’avons en commun ni les signes, ni la vêture et qui sont [aussi nombreux] que les étoiles de la nuit, nous autres, qui ne sommes que bien peu, à l’exemple des étoiles [visibles] de jour, confinons au crépuscule de la Doctrine. Tant qu’il en reste quelque chose, ceux qui se sont engagés dans le champ de l’Enseignement avec un objectif commun devraient cultiver un sentiment de proche parenté. Puisque l’inimitié mutuelle nous conduirait à notre perte, considérons-nous les uns les autres comme une mère son enfant, ou comme un mendiant regarde un trésor – et appliquons-nous à nous en réjouir1.

Quoique les antagonismes sectaires soient demeurés entiers chez certains Tibétains, l’idéal de tolérance qui est ici adopté s’est largement diffusé et, de nos jours, il est partagé par de nombreux hiérarques, dont le XIVe Dalaï Lama.

1. Mi-pham, Gzhan stong khas len seng ge’i nga ro, Ser-lo dgon-pa (Népal), édition xylographique.

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Tableau chronologique

par Matthew Kapstein

La plupart des éléments pris en considération ici appar-tiennent à l’histoire du bouddhisme tibétain avant 1400.

Le tableau chronologique, courant de 650 à 1400, présente un aperçu du bouddhisme au Tibet durant cette période. Les paragraphes de conclusion résument les déve-loppements postérieurs à 1400, auxquels il sera également fait référence.

650 Les traditions et légendes tibétaines rapportent, sur plus de trente générations, les origines anciennes de la dynastie qui parvint à unifier le Tibet sous un régime impérial pendant le règne de Songtsen Gampo (ca. 617-649/50). Le système d’écriture tibétain est inventé à cette époque et, selon des traditions légendaires posté-rieures, le boud dhisme est initialement introduit par

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l’épouse chinoise de l’empereur, la princesse Wencheng (décédée en 680).

700 Au temps de l’empereur Düsong (mort en 704), quelques temples sont probablement fondés. C’est sous son fils Tri Desuktsen (qui régna entre 712 et 755/6) que la princesse Jincheng (décédée en 739) promeut à la fois la culture et le bouddhisme chinois.

750 L’empereur Tri Songdetsen (règne : 755/6-797) adopte le bouddhisme, vraisemblablement en 762. En 763, ses armées prennent la capitale chinoise, Chang’an. Il établit le premier monastère tibétain, Samyé (vers 779) et conquiert Dunhuang, un des centres majeurs du bouddhisme chinois. Le maître Chan chinois Moheyan est invité au Tibet central, où il se trouve impliqué dans un débat avec le philosophe bouddhiste indien ����������. L’occupation tibétaine de Dunhuang a pour conséquence la préservation en ce lieu de nombreux manuscrits tibé-tains, dont la découverte au début du xxe siècle constitue notre plus riche source de documentation tibétaine pour cette période.

800 Sous les grands successeurs de Tri Songdetsen, Tri Desongtsen (règne : 804-815) et Relpachen (815-838), le bouddhisme continue de fleurir sous la protection royale. Durant le règne de Lang Darma (838-842), le soutien aux monastères est réduit ou suspendu, et les traditions posté-rieures affirment qu’il y eut une persécution du boud-dhisme qui aboutit à l’assassinat de Lang Darma en 842 par un moine bouddhiste.

850 La chute de la dynastie royale du Tibet central s’ensuit, entraînant un vide à la tête du pouvoir, qui devait

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persister durant quatre siècles entiers, jusqu’à ce que les Sakyapa, soutenus par les Mongols gouvernant la Chine, émergent en tant que maîtres suprêmes du Tibet à la fin du xiiie siècle.

950 Le renouveau du bouddhisme monastique au Tibet central commence vers le milieu du xe siècle. À la fin du xe et au début du xie siècles, le bouddhisme tibétain connaît une nouvelle période de développement rapide. Les seigneurs locaux rivalisent en vue de la domination et l’autorité religieuse n’est pas moins contestée que le pouvoir temporel. À partir de la fin du xe siècle, des traduc-teurs et des pèlerins tibétains entreprennent le voyage en Inde ou au Népal à la recherche de maîtres spirituels, de textes et de savoir ésotérique.

1000 Ces développements sont particulièrement impres-sionnants dans le Tibet occidental, où le grand traducteur Rinchen Zangpo (958-1055) bénéficie de la protection des souverains du royaume de Gugé. L’adepte érudit Atiśa (982-1054) y est invité à enseigner à partir de 1042. La carrière de ces deux remarquables religieux bouddhistes marque ce que les historiens tibétains ont appelé « la deuxième diffusion des enseignements », ou l’époque des « nouvelles traductions ». En réaction contre ces dévelop-pements nouveaux, les traditions religieuses tibétaines plus anciennes – la religion Bön et les Nyingmapa ou « école ancienne » du bouddhisme – se réaffirment.

1050 Les nouveaux apports de bouddhisme indien occa-sionnent la naissance des sectes et écoles du bouddhisme tibétain. Parmi les plus saillantes, on trouve les Kadampa, qui procèdent de la postérité d’Atiśa, les Sakyapa, qui repré-

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sentent la tradition de la famille Khön à Sakya (monastère fondé en 1071), et les Kagyüpa, qui préservent les ensei-gnements tantriques de Marpa le traducteur (1012-1097).

1100-1150 Le monastère kadampa de Sangpu, fondé en 1071 ou 1073, s’impose rapidement comme le centre dominant pour ce qui est de l’étude de la logique et autres thèmes philosophiques. La postérité de Marpa prolifère en une quantité de subdivisions des Kagyüpa après Gampopa (1079-1153), le plus éminent disciple du poète et saint Milarepa (1040-1123).

1200 En 1204, le savant cachemirien ������� arrive au Tibet avec une suite de disciples indiens instruits et leur visite contribue à catalyser un nouvel enthousiasme pour les études indiennes. L’un des héritiers de la famille Khön de Sakya, qui devient célèbre sous le nom de Sakya ������� (1182-1251), se consacre au progrès de la connaissance des traditions intellectuelles indiennes au Tibet.

1250 En 1246, Sakya ������� est invité à rendre visite au souverain Mongol, inaugurant ainsi le lien entre Sakya et le pouvoir mongol qui allait dominer le Tibet au siècle suivant. Son neveu, Chögyel Pakpa (1235-1280), devient Précepteur d’État sous Khoubilaï Khan. Des membres de sectes non-sakyapa entretiennent également des relations avec les seigneurs mongols, comme dans le cas du second hiérarque Karmapa, Karma Pakshi (1206-1283) ou de son successeur, Karmapa III Rangjung Dorjé (1284-1339).

1300 Durant la période de l’hégémonie mongole-sakyapa, la scolastique bouddhique tibétaine fleurit. Parmi les nombreux personnages célèbres actifs durant cette période, il faut compter le philosophe scolastique

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kadampa Chomden Rikrel (1227-1305), Butön, le rédacteur du canon bouddhique tibétain (1290-1364), Dölpopa, le fondateur de l’enseignement controversé du « vide extrinsèque » (1292-1361) et le maître du système de la « Grande Perfection », Longchenpa (1308-1364).

1350 Sous le gouvernement de Tai Situ Jangchub Gyeltsen (1302-1364) de l’ordre Pakmodrupa, le Tibet s’émancipe du régime mongol-sakyapa. Les écrits histo-riographiques « redécouverts » par Orgyen Lingpa (1323-ca. 1360) contribuent à mythologiser l’empire tibétain du viiie siècle. La philosophie scolastique continue à pros-pérer, notamment dans les centres monastiques liés aux traditions intellectuelles de Sakya.

1400 Jé Tsongkhapa (1357-1419) fonde le monastère de Ganden (1409) à l’Est de Lhasa, qui donne bientôt naissance à un nouvel ordre bouddhique, dit « Gelukpa », qui fait porter l’accent sur sa continuité avec l’école Kadampa, plus ancienne. Bien que Tsongkhapa fût très admiré pour sa vaste érudition et pour son exigence élevée au sujet de la pratique, les rapports entre ses disciples et certains représentants des autres écoles devinrent de plus en plus conflictuels. Les xve et xvie siècles seront témoins de débats doctrinaux intenses entre les Gelukpa et leurs rivaux Sakyapa et Kagyüpa.

Du XVIe siècle à nos jours L’essor de l’ordre Gelukpa coïncide avec une période prolongée de guerre civile au Tibet. Vers le xvie siècle, les pouvoirs majeurs de la province tibétaine centrale du Ü sont alliés aux Gelukpa, tandis que les rois du Tsang, à l’Ouest, soutiennent les hiérarques des Kagyüpa et d’autres écoles. L’un des princi-

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paux hiérarques des Gelukpa, Sonam Gyatso (1543-1588), part en mission auprès des Mongols et, ayant gagné le soutien du chef Altan Khan (1578), reçoit le titre mongol de Dalaï Lama (« gourou océanique »). Étant donné que ce titre a été accordé de manière posthume à ses prédéces-seurs, il est considéré comme le troisième de la lignée. La connexion créée avec les Mongols stimule le renouveau de l’intérêt mongol pour la domination sur les affaires tibétaines et, en 1642, Gushri Khan, de la tribu Khoshot, conquiert l’ensemble du Tibet, établissant le cinquième Dalaï Lama (1617-1682) à la tête du pays réunifié.

En 1717, la tribu mongole des Dzungars envahit le Tibet, provoquant un retour à la guerre civile et un surcroît de violence inter-sectaire. Les souverains mandchous de la dynastie Qing (1644-1911) s’impliquent directement dans les événements au Tibet, et, durant les années 1720, ils consolident leur emprise directe sur de larges portions des provinces orientales de l’Amdo et du Kham. Au cours des xviiie et xixe siècles, toutefois, ces régions s’imposent comme les nouveaux centres de l’énergie créative dans le développement de la pensée bouddhique tibétaine.

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Textes tibétains

présentés, traduits et commentés par Matthew Kapstein et Stéphane Arguillère

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Le choix de textes tibétains présentés ici est disposé selon le schéma traditionnel de «  la Base  » (gzhi), de «  la Voie  » (lam) et du « Fruit », ou Résultat (’bras bu).

La première correspondrait, dans la philosophie occidentale, à l’ontologie – discipline qui s’applique à déterminer ce qui existe effectivement, et quelle est la nature de la réalité elle-même.

La deuxième se subdivise en deux parties, dont la première concerne la logique et la théorie de la connaissance, ou « critério-logie » (tshad-ma) en termes traditionnels, tandis que la seconde concerne la sotériologie du bouddhisme tibétain, telle qu’elle s’ex-prime dans les principales approches de la pratique spirituelle.

La section finale relève de la « bouddhologie » – terme formé par analogie avec « théologie » ou « christologie » dans l’usage occi-dental – et elle concerne les recherches à propos de la nature de l’état de buddha (sangs rgyas) – l’éveil qui est le fruit du chemin bouddhique.

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I. La Base

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« La Base » (skt. āśraya, tib. gzhi) est traitée assez diversement dans les différentes écoles du bouddhisme indien dont la philoso-phie bouddhique tibétaine dérive initialement. Pour les réalistes Vaibhā�ika (tib. bye brag tu smra ba), la réalité consiste en atomes matériels, constituant le monde extérieur, et en instants atomiques de phénomènes mentaux, également réels, qui composent le courant de conscience. Les Sautrāntika (tib. mdo sde pa) adoptaient une vue similaire, mais interprétaient le monde extérieur d’une manière phénoméniste, en insistant non sur la réalité des atomes matériels, mais bien plutôt sur l’existence des propriétés réelles – forme, couleur, son, etc. – et non moins sur leur existence momen-tanée. Les tendances anti-réalistes de la pensée bouddhique émergè-rent de manière saillante dans le Yogācāra (tib. rnal ’byor spyod pa), ou école de l’« Esprit Seul » (skt. Cittamātra, tib. sems tsam pa), que l’on interprète en général comme une forme d’idéalisme, niant tout à fait la réalité du monde extérieur. Finalement, dans la tradition du Madhyamaka (tib. dbu ma), fondée au IIe siècle par Nāgārjuna, les théories métaphysiques avancées tant par les

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bouddhistes que par les écoles brahmaniques furent soumises à une critique sceptique rigoureuse, aboutissant à la reconnaissance de la réalité comme essentiellement « vide » (skt. śūnya, tib. stong pa), concept difficile dont l’interprétation devint l’une des préoccupa-tions majeures de la philosophie bouddhique au Tibet. Outre ces écoles philosophiques bouddhistes, la pensée tibétaine a également été inspirée par des éléments de la pensée bouddhique chinoise de même que par l’ésotérisme des tantra bouddhiques. Par ailleurs, les modes de pensée proprement tibétains ont reçu une formulation systématique sous l’influence du bouddhisme en matière d’organi-sation des connaissances.

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1. « De quelle façon les objets existent-ils ? »

par Zhang Yéshé-dé

Distinction des vues

Zhang Yéshé-dé (Zhang Ye-shes-sde, IXe siècle) fut l’un des traduc-teurs célèbres de la fin de la période impériale. Outre ses abon-dantes contributions au canon bouddhique tibétain, quelques-unes de ses œuvres personnelles sont conservées, dont l’une, qui porte le titre de Distinction des vues (Lta ba’i khyad par), procure une introduction aux traditions majeures de la philosophie bouddhique indienne. Les extraits traduits ici donnent des résumés d’arguments célèbres relatifs à ce qui, en dernière analyse, est réel. Comme l’une et l’autre formes du Madhyamaka évoquées par Yéshé-dé affirment que l’absolu vide de réalité peut être établi au moyen de preuves positives, elles en sont venues à être considérées par les penseurs tibétains ultérieurs comme des branches de l’école philosophique de la « Voie Médiane présentant des arguments probants » (skt. svātantrika-mādhyamika, tib. dbu ma rang rgyud pa), par opposé à l’école Prāsa©gika de Candrakīrti, favorable à la réduc-tion à l’absurde (cf. texte 2).

[De l’existence des objets extérieurs]Les partisans du « Petit Véhicule » qui affirment l’exis-

tence des objets extérieurs [posent que] ces objets exté-

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rieurs sont les quatre éléments1 ainsi que la forme, etc., qui en sont des métamorphoses. En effet, [disent-ils,] il est évident, de par le critère de la perception directe, qu’ils existent. […] Si la forme, etc., à l’exemple de la corne de lièvre2, n’existait pas, et n’était que la conscience elle-même apparaissant de cette manière, alors, du fait que ces [objets extérieurs] auraient été inexistants depuis des temps sans commencement, l’illusion de la forme serait sans fonde-ment. Il est donc incorrect d’affirmer que la conscience se manifeste ainsi par le pouvoir de cette [illusion]. […]

Toutefois, pour preuve de l’inexistence des objets, rédui-sons les choses grossières aux atomes ; ces atomes ont des parties spatialement [distinctes] ; mais, puisque cela n’est pas établi, ils ne sont qu’esprit. Cependant, à l’encontre de cette assertion, [les réalistes objectent que] les instants temporels de la conscience, ramenés à leurs parties anté-rieures et postérieures, ne sont pas [non plus] établis dans l’existence. Puisqu’il y a erreur égale [de part et d’autre], il serait inadéquat [de soutenir] que l’esprit existe tandis que les objets n’existent pas. […] Puisque le Seigneur Buddha, en outre, s’est exprimé dans les termes d’une distinction entre production conditionnée externe et production conditionnée interne, il est évident que tant l’esprit que les objets existent dans l’absolu. […]

Pour ce qui est des partisans de [l’existence de] la seule conscience, [ils soutiennent que] la forme et les autres

1. Les quatre éléments communs aux civilisations indo-européennes : terre, eau, feu, air.2. La « corne de lièvre » est un exemple standard, dans la philosophie indienne, d’une impossibilité empirique.

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objets externes ne sont rien d’autre que la conscience elle-même se manifestant de cette manière, et que les diverses affirmations du soi et désignations des phénomènes qui sont reçues dans le monde ou enseignées dans les traités sont des modalités de la conscience, mais qu’elles ne sont pas des attributs de choses réelles. Au cours de temps sans commencement, les dispositions impliquant des concep-tions relatives au soi, à la forme, etc., et aux phénomènes, qui sont présentes dans la conscience-substrat, prolifè-rent, à partir de quoi surgit, dans la conscience-substrat, une conception selon laquelle « il y a une manifesta-tion-en-tant-que-soi et une manifestation-en-tant-que-phénomènes », bien qu’[en vérité] de tels objets ne soient point. Si l’on demandait : «  comment il en est ainsi ?  », alors [il faudrait répondre que] les choses qui se manifes-tent comme des touts sont des assemblages de nombreux atomes. Et parce que les atomes subtils ont six parties spatialement [distinctes], l’atome subtil n’est pas établi ; il est par conséquent évident qu’il n’y a pas d’objets. Il en va, par exemple, comme de celui dont la vision est défec-tueuse, qui perçoit des lignes de cheveux dans l’espace, et ainsi de suite. Du reste, est-il dit dans le Sūtra des dix étapes (Daśabhūmikasūtra) : « Fils du Vainqueur ! Ces trois mondes ne sont qu’esprit1 ».

[Les écoles du Madhyamaka]Les écrits du maître Nāgārjuna et du maître Āryadeva

expliquent, en général, en accord avec ce qui ressort de la

1. Ce passage est régulièrement cité comme caution scripturaire de l’idéalisme, par exemple chez Vasubandhu, Viμśatikav®tti, ligne 2.

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Sublime perfection de sagesse (Prajñāpāramitā), que, parce que les choses se produisent de manière interdépendante, d’un point de vue relatif, elles viennent à l’existence simple-ment comme des apparitions, tandis qu’ultimement elles sont dénuées d’être substantiel, car elles ne sauraient être produites ni par elles-mêmes, ni par d’autres, ni par les deux à la fois, ni sans cause. L’un et l’autre [systèmes du] Madhyamaka se fondent là-dessus.

Mais le système Yogācāra-Madhyamaka, pour ce qui est du relatif, s’accorde avec les partisans de l’« Esprit Seul » : bien que la conscience connaisse un objet, cet objet étant de la nature de la conscience – puisqu’il y a relation – il peut être connu par une conscience aperceptive ; tandis que, si l’on soutenait l’existence d’objets disjoints [de la conscience], alors, comme ceux-ci n’auraient pas de rela-tion avec la conscience, il n’y aurait pas perception [de ceux-ci]. Quoique la production conditionnée puisse se manifester extérieurement, il en va comme des choses que l’on voit en rêve, qui ne sont pas des objets, mais des vues de l’esprit lui-même. Comme le dit le Sūtra de la descente à La©kā (La©kāvatārasūtra) :

« Les formes extérieures n’existent point ;C’est l’esprit interne qui se manifeste au-dehors1. »Ultimement, l’esprit lui aussi est dénué d’essence simple

ou multiple – et par cette preuve il est établi qu’il n’existe pas. Comment cela ? Si l’objet lui-même est de la nature de la conscience, alors ou bien l’esprit doit être multiple, tout comme [du côté de] l’objet il y a diverses choses, ou bien,

1. La©kāvatārasūtra, X. 489.

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comme l’esprit, l’objet doit être sans variété. […] Ainsi, selon cette tradition du Madhyamaka, l’esprit aussi doit être compris comme dénué d’un soi. […]

Pour ce qui est du Sautrāntika-Madhyamaka, en accord avec le système énoncé par "#����$�%��&���, on y explique que tous les étants externes et internes sont produits de manière interdépendante. Du point de vue relatif, parce qu’ils sont issus de causes et conditions, ils n’existent qu’en tant qu’apparitions, tandis que dans l’absolu, les choses sont exemptes de production, [comme il est démontré] par la quadruple preuve qui pose qu’elles ne sont nées ni d’elles-mêmes, ni d’autres, ni des deux à la fois, ni sans cause.

« Non produit par soi » signifie précisément non engendré par soi-même. En effet, si les étants étaient nés d’eux-mêmes, il faudrait qu’ils soient nés ou bien d’un soi dont la propre venue à l’être était déjà achevée, ou bien d’un soi qui n’était pas encore advenu. Si, d’un côté, ils procédaient de quelque chose qui était déjà venu à l’être, il n’aurait jamais pu se faire qu’ils n’existassent point, et cela mène à une régression à l’infini. Mais si, d’un autre côté, ils devaient naître de quelque chose qui n’est pas encore advenu, alors la corne du lièvre, ou le fils de la femme stérile1, pourraient aussi voir le jour ! Ainsi ne sont-ils point nés de soi.

Ils ne sont pas davantage nés d’un autre, car cela impli-querait le défaut qu’il y aurait production de n’importe quoi à partir de n’importe quoi. Ils ne sont pas non plus nés à la fois de soi et d’un autre, car, dans ce cas, les unes

1. Le « fils de la femme stérile » est le type de la contradiction logique.

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et les autres des conséquences fâcheuses mentionnées plus haut s’additionneraient. Et ils ne sont pas plus nés sans cause, parce que, dans ce cas, il y aurait les défauts suivants : ils se produiraient sans cesse, sans dépendre de rien d’autre ; tout serait issu de n’importe quoi ; et toutes les entreprises sensées seraient vaines.

Zhang Yéshé-dé [Ye-shes-sde], Distinction des vues (Lta ba’i khyad par), IXe siècle

� la conscience – l’existence – le monde – l’esprit – la matière – la perception

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2. « Comment distinguer vérité relative et vérité ultime ? »

par Ati‡a

Les Deux Vérités

La plupart des systèmes de philosophie bouddhique analysent la réalité en termes de deux « vérités » (skt. satyadvaya, tib. bden gnyis) : la «  vérité relative  », ou apparente (skt. !�'�(��!���, tib. kun rdzob kyi bden pa) et la « vérité absolue », ou ultime (skt. paramārthasatya, tib. don dam bden pa). Cependant, il y a bien des différends quant à la manière de les comprendre. L’une des approches dont l’influence sur cette question a été des plus détermi-nantes procède du philosophe mādhyamika Candrakīrti (VIIe siècle de notre ère) et a été soutenue dans le Tibet du XIe siècle par le maître indien Atiśa. La perspective de Candrakīrti, telle qu’elle est interprétée ici, n’admet aucune construction d’un système philo-sophique positif. Au contraire, la vacuité universelle du monde apparent y est établie en soulignant les incohérences et les consé-quences absurdes des autres systèmes philosophiques proposés. C’est pourquoi cette approche en est venue à être connue au Tibet comme la « Voie Médiane par réduction à l’absurde » (skt. ���!��%���)�� ������, tib. dbu ma thal ’gyur pa). À cet égard, cette approche se distingue des écoles du Madhyamaka catégorisées comme « favorables aux preuves autonomes » (cf. texte 1). Bien que l’interprétation correcte de la philosophie de Candrakīrti ait été débattue, la plupart des penseurs postérieurs, à l’exception des parti-

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sans du « vide extrinsèque » (voir texte 4 ci-dessous), s’accordèrent à y voir l’expression ultime de la doctrine bouddhique.

[La définition des deux vérités]La doctrine enseignée par les buddha repose sur les deux

vérités : la vérité mondaine, ou relative, et la vérité ultime. La relative, à son tour, est dite être de deux espèces : erronée et adéquate. La première elle-même est également double : [les illusions perceptives, qui sont comme le reflet de] la lune dans l’eau, [d’une part,] et les conceptions des mauvais systèmes de pensée, [d’autre part]. La réalité relative adéquate, cependant, est considérée comme se rapportant aux phénomènes qui sont sujets à la génération et à la corruption, et qui, avant analyse [critique], ont une identité, sont [conceptuellement] satisfaisants et objecti-vement efficients.

L’ultime seul est «  un  », tandis que les formes de la réalité relative sont sujettes à la dualité. Car, dans la réalité, qui n’est pas établie en tant que quoi que ce soit, où pourrait-il y avoir dualité, triplicité, etc. ? Par réflexion sur l’enseignement verbal, elle peut être approchée [dans les termes des instructions sur] la non-production, la non-cessation, etc.

Du fait de l’indifférenciation de l’ultime, il n’y a ni réels (skt. dharma, tib. chos), ni « réalité » (skt. dharmatā, tib. chos nyid ). Du point de vue de la vacuité, il n’y a rien qui s’en distingue si peu que ce soit. Quand elle est réalisée sur un mode non-conceptuel, on parle conventionnellement de « voir la vacuité ». Cette non-vision même est vision, comme il est dit dans les plus profonds des sūtra. Il n’y a ni vision ni voyant, mais une paix sans commencement

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ni fin : ayant répudié la substantialité et l’insubstantialité, libre des conceptions, libre de visées, ni une demeure, ni un quelque chose qui demeure, sans allée ni venue, sans exemple, indicible, non sujette à être vue, immuable, incomposée – si l’adepte réalise cela, les voiles passionnels et cognitifs auront été abandonnés1.

[Critique des systèmes philosophiques]La perception et l’inférence sont toutes deux soutenues

par les [logiciens] bouddhistes, mais des personnes superfi-cielles affirment sans savoir [de quoi elles parlent] que « la vacuité peut être réalisée par l’une et l’autre ». Cela impli-querait que les Tīrthika et les auditeurs réalisent la réalité, et que ce serait, à plus forte raison, le cas des partisans de l’Esprit seul2. Il s’ensuivrait qu’ils n’auraient nulle diver-

1. Le « voile passionnel » (skt. kleśāvara�a) inclut toutes les dispositions sous-tendant les émotions qui nous lient aux schémas mondains ; le « voile cogni-tif » (skt. jñeyāvara�a) est l’incapacité d’accéder à une pleine réalisation du véritable sens des choses.2. Le terme de « Tīrthika », qui, littéralement, fait référence à ceux qui s’appli-quent à des pratiques religieuses dans des lieux saints situés sur les berges des rivières, en vint à être l’expression indienne standard pour nommer les partisans des autres courants spirituels, et donc, dans ces pages, les non-bouddhistes. Les śrāvaka (« auditeurs ») sont les adeptes du « Petit Véhicule » du Bouddhisme et sont considérés comme ne réalisant que partiellement la doctrine bouddhique à propos de la réalité : ils comprennent le « non-soi » des personnes, mais pas le « non-soi » subtil (ou l’insubstantialité) des phénomènes en général. Les Idéalistes, dans la mesure où ils comprennent la réalité en termes d’esprit et non de vacuité, manquent également à parvenir au fond de l’enseignement. Il a toute-fois été contesté, dans le Tibet ultérieur, en quel sens « réaliser », dans ce contexte, s’applique à la compréhension philosophique seule, ou aussi bien à la compré-hension issue de l’intuition contemplative. Certains ont pu poser, en effet, que les śrāvaka, dans la contemplation, parvenaient à la perception des deux aspects du « non-soi ».

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gence avec le Madhyamaka, et, dans cette mesure, que les systèmes philosophiques seraient d’accord dans leur appli-cation des critères de la connaissance. Toutefois, puisque, de fait, il n’y a pas consensus entre les dialecticiens, ne faudrait-il pas que la réalité [même], à laquelle ont été appliqués ces critères, soit multiple ?

[Les doctrines philosophiques relatives à] la perception et à l’inférence sont superflues. Elles ont été articulées par les savants en vue de réfuter les controverses des Tīrthika. Mais il a été clairement affirmé par l’érudit maître Bhavya [alias Bhāvaviveka] que [la vacuité] n’est réalisée par voie de cognition ni conceptuelle, ni non-conceptuelle.

[La réalisation dans la tradition du Madhyamaka]Par qui la vacuité est-elle donc réalisée ?Selon la prophétie du Tathāgata, c’est Nāgārjuna

qui contempla la réalité dans sa vérité. Son disciple fut Candrakīrti1, et c’est au moyen des préceptes qui procè-dent de sa lignée que la réalité dans sa vérité peut être réalisée. Le tout des quatre-vingt-quatre mille enseigne-ments de la doctrine qui ont été proclamés se confond en cette réalité2. Grâce à la réalisation de la vacuité, l’on se libérera – tel est le sens de la méditation supérieure.

Si l’on médite sur la vacuité mais que l’on rejette la réalité relative adéquate, on s’abuse à l’endroit des vies futures, des causes et des effets, de la vertu et du vice, toutes choses

1. « Disciple » au sens de : celui qui suit un système de pensée, mais non, dans ce cas, au sens de disciple direct.2. 84 000 est le dénombrement traditionnel des enseignements du Buddha, que l’on mentionne dans l’Écriture.

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qui relèvent du relatif. Se fondant sur une maigre étude, ne comprenant point le sens de la vacuité, le vulgaire ne [se conduit pas de manière] méritoire et, par là, il se perd. Une mauvaise vue de la vacuité est ruineuse pour celui dont faible est le discernement. C’est pourquoi le maître Candrakīrti affirme :

« La vérité relative est le moyen,La vérité absolue est ce à quoi aboutit ce moyen.Quiconque ne connaît pas la distinction de ces deux

[choses],Tombera, en raison de ses vues perverses, dans les

mauvaises destinées1. »Ainsi, sans prendre appui sur les conventions, l’on

ne réalisera pas l’absolu. En effet, celui qui est instruit reconnaîtra qu’il ne peut accéder à l’étage supérieur de la demeure de l’Authentique sans gravir l’escalier de la réalité relative adéquate.

Pour ce qui est du relatif tel qu’il apparaît – s’il est examiné rationnellement, l’on n’atteint aucune conclusion ferme à son endroit, et c’est précisément cette « non-atteinte » qui est l’absolu, la réalité qui demeure originellement. Le relatif est établi exactement tel qu’il apparaît, pour autant qu’il est produit de causes et conditions. S’il ne pouvait pas être établi de cette manière, comment les lunes d’eau2, etc., pourraient-elles venir au jour ? Ainsi, c’est du fait qu’elles sont produites par une diversité de causes et conditions que toutes les apparences sont établies. Si le flux de ces

1. Madhyamakāvatāra, VI. 80.2. La lune reflétée dans l’eau est l’exemple habituel d’une chose qui, pour être fantasmagorique, n’en apparaît pas moins selon un procès causal réglé.

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conditions s’interrompt, [ces apparences] ne se manifes-tent pas, fût-ce [d’un point de vue] relatif.

Atiśa, Les deux vérités (Bden gnyis la ’jug pa), xie siècle

� la vérité – la pensée – la démonstration – la connaissance – la perception – le jugement

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3. « La dualité signale l’ignorance »

����*��%&��%�+,�&�De la nature de buddha

Le troisième karmapa, Rangjung Dorjé (1284-1339), fut l’un des principaux responsables de la systématisation, dans la tradi-tion kagyüpa, de l’enseignement de la Mahāmudrā (« Grand Sceau ») relatif à la réalisation de l’absolu. Il entreprit d’har-moniser rigoureusement cet enseignement avec la doctrine mahāyānique indienne de la « nature de buddha », ou « matrice du Tathāgata » (tathāgatagarbha), que certains textes canoniques présentaient comme coextensive au courant de conscience des êtres. Selon ces textes, de ce fait, les propriétés de l’état de buddha sont présentes de manière latente en nous, de telle sorte que l’éveil en est l’actualisation, et non une production nouvelle. La manière dont Rangjung Dorjé traita cette doctrine s’avère avoir exercé une grande influence ; durant les générations suivantes, elle trouva son expression la plus extrême dans la thèse de Dölpopa sur le « vide extrinsèque » (gzhan-stong, texte 4). Toutefois, son insistance sur la découverte de l’éveil du buddha au sein même de notre « fonc-tionnement cognitif ordinaire » (tha mal gyi shes pa) confère une coloration particulière à sa pensée.

« Quoique sans commencement, il a une fin,Car le principe véritable, qui est naturellement pur et

éternel,

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Est inaperçu du fait qu’il est voilé par une clôture sans commencement,

Et, de ce fait, il demeure tel une image d’or que l’on aurait recouverte1. »

Dans ce passage, ce qui est appelé « sans commence-ment » est sans antécédent causal. Cela ne veut pas dire qu’il se déroule comme quelque chose qui durerait depuis un autre [point du] temps [constitué] d’instants [succes-sifs]. Quoique cette strate élémentaire ne soit point un agent, on la dénomme à partir des caractéristiques singu-lières qui la définissent.

Il est enseigné que les principes de l’être, saμsāra et nirvā�a, se manifestent sous forme duelle dans ce qui est appelé « le niveau des dispositions de l’ignorance ». Ici, les causes productrices sont les impulsions des volitions inauthen-tiques et de la réalisation authentique, respectivement. La condition causale est présentée [en tant que] substrat universel ; la demeure [en] est la matrice des Vainqueurs2.

La conceptualisation fourvoyée n’en demeure pas moins dans la pureté de l’esprit. Cette pureté même est présente [dès] maintenant, mais en dépit du fait qu’elle est donnée, parce qu’elle n’est point perçue par les conceptualisations de l’ignorance, il y a [la condition que nous appelons] saμsāra. Quand cela est ôté –, le nirvā�a ! C’est cela qui a le sens d’une fin. Les commencements et les fins, du reste, sont tributaires de nos conceptualisations.

1. Attribué par Jamgön Kongtrül au Mahāyānābhidharmasūtra, qui, par ailleurs, est perdu, et cité dans le Ratnagotravibhāgaśāstrav�tti d’Asa�ga, éd. Johnston, p. 37.2. Vainqueur est une épithète de Buddha.

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Les volitions, de même que l’énergie vitale, créent des actes et des passions, du fait desquels les agrégats, les bases et les domaines1 se déploient, révélant ainsi tous les prin-cipes de l’apparence duelle. Ceux qui acceptent ou rejettent sont par là plongés dans la confusion. À quoi aboutissent-ils en rejetant ce qui, en fait, est auto-manifestation ? Cette appréhension duelle n’est-elle pas pure tromperie ?

Bien que cette connaissance [du caractère erroné de l’appréhension dualiste] soit appelée un « antidote », la réalisation non-duelle ne constitue pas une vérité supplé-mentaire. Puisque c’est le non-conceptuel qui est la réali-sation, comprendre la vacuité au moyen de l’analyse de la forme [qui la réduit à] ses parties, et ainsi de suite, c’est se tromper soi-même, n’est-ce pas ?

Et pourtant, cette [vérité de la réalisation non-duelle] a été enseignée afin de mettre un terme à la quête avide d’une vérité. Pour le Sage, cependant, toute chose, n’étant ni vraie ni fausse, est considérée comme semblable à une lune d’eau.

En fait, ce que l’on appelle « étendue de la Réalité » ou « matrice des Buddhas victorieux » n’est rien d’autre que la cognition ordinaire. Les Saints ne l’améliorent point, les

1. Dans l’Abhidharma (la « méta-doctrine ») du bouddhisme ancien, telles sont les catégories principales dans lesquelles les éléments de la réalité sont classés : les cinq « agrégats » (skt. skandha, tib. phung-po) constituant l’individu (forme, sensation, perception, volitions et autres « facteurs », et conscience) ; les douze « domaines » (skt. āyatana, tib. skye-mched), comportant six paires, chacune faite d’un type d’objet sensible et de l’organe qui le perçoit (le mental et les objets mentaux étant comptés comme un sixième sens) ; et les dix-huit « bases » (skt. dhātu, tib. khams), semblables aux précédentes, mais où chaque sens est analysé selon la triade de l’objet, de l’organe et de la conscience sensorielle.

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êtres ordinaires ne la dégradent pas. Bien que l’on en parle au moyen de nombreuses désignations, sa signification véritable n’est point comprise en discourant à son propos. [Les Écritures enseignent que] dans son jeu incessant, il y a soixante-quatre qualités – mais ce n’est qu’une estimation grossière, car [dans chacune des soixante-quatre], il est dit qu’il y en a encore dix millions !

Rangjung Dorjé [Karma-pa III Rang-byung rdo-rje], De la nature de buddha (Zab mo nang gi don zhes bya ba’i

gzhung), xive siècle

� la connaissance – la vérité – l’erreur

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4. « La vision authentique »

par Dölpopa Sherab GyeltsenLumière sur les deux vérités

La ligne de pensée illustrée par l’œuvre de Rangjung Dorjé a été poussée jusqu’à ses plus ultimes conséquences par Dölpopa Sherab Gyeltsen (1292-1361), qui défendit l’idée selon laquelle la vacuité doit se prendre en un sens entièrement différent selon qu’il s’agit de la vérité absolue ou relative. Pour Dölpopa, l’ab-solu, identifié à la matrice de Buddha grâce à laquelle tous les êtres sont potentiellement éveillés, ne peut en aucun cas être considéré comme un pur vide. Il affirme donc que les deux vérités doivent être considérées comme tout à fait distinctes, étant caractérisées l’une par la « vacuité intrinsèque » (rang stong), et l’autre par la « vacuité extrinsèque » (gzhan stong), la première étant l’objet de la « conscience mondaine » (skt. vijñāna, tib. rnam shes), tandis que la seconde l’est de la « gnose transcendante » (skt. jñāna, tib. ye shes).

La caractéristique par laquelle se définit la vérité relative est d’être un objet de conscience qui, dans sa nature fonda-mentale, est en lui-même vide d’être véritable, tandis que la caractéristique par laquelle se définit la vérité absolue est d’être l’objet d’une gnose sublime et authentique, qui,

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dans sa nature fondamentale, n’est pas en soi vide d’être véritable. Comme il est dit dans Les Deux vérités :

« Le relatif et l’absolu sont les deux vérités qu’enseigna le Sage :

Cela même, tel qu’il apparaît, est le relatif, cependant que l’autre en est l’opposé1. »

« Tel qu’il apparaît », c’est ce qui apparaît à la conscience. « L’autre » est ce qui n’apparaît pas à la conscience, mais à la gnose ; autrement dit, « l’opposé » est l’absolu.

Parce que le relatif n’existe pas effectivement, il est intrinsèquement vide et apparaît à la conscience, non à la gnose. Parce que l’absolu existe effectivement, il n’est pas intrinsèquement vide, mais extrinsèquement vide et il apparaît à la gnose, mais aucunement à la conscience. […]

Le texte fondamental de l’Ornement des Sūtras du Mahāyāna l’affirme :

« Pour les êtres puérils, qui ont masqué l’authentique, c’est l’inauthentique qui apparaît de toute part.

Le bodhisattva élimine ce [voilement], de telle sorte que c’est l’authentique qui lui apparaît de toute part.

Ce qui n’existe pas effectivement et ce qui existe effectivementSont [alors] dits [respectivement] ne pas se manifester et

se manifester.Telle est la transmutation de la base,Telle est la liberté, où tous les désirs sont satisfaits 2. »Ainsi, pour les êtres puérils, selon leurs propres disposi-

tions, seules des caractéristiques inauthentiques se mani-festent, mais pas l’ainsité authentique, tandis que, de la

1. Jñānagarbha, Satyadvayavibha©ga, stance 3.2. Mahāyānasūtrālaμkāraśāstra, XIX, 53-54.

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même manière, pour les bodhisattvas, selon les dispositions qui leur sont propres, seul se manifeste l’authentique, et non ce qui est inauthentique. C’est ainsi que, quand des attributs qui n’existent pas effectivement ne se manifestent plus et quand apparaît l’ainsité qui existe effectivement, on doit y reconnaître la transmutation de la « Base ». Et c’est en ce sens que ces [états] sont [évoqués respective-ment en termes de] non-manifestation et de manifesta-tion. S’il en était autrement, cela impliquerait que les êtres puérils auraient atteint la transmutation de la «  Base  », tandis que les êtres sublimes ne l’auraient point atteinte. En ce sens, selon l’Introduction au Madhyamaka du maître Candrakīrti :

« L’objet de la vision authentique est l’absolu,Tandis que la vision illusionnée est dite être la réalité

relative. »

Dölpopa Sherab Gyeltsen, Lumière sur les deux vérités (Bden gnyis gsal ba’i nyi ma), xive siècle

� la réalité – la vérité – la connaissance

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5. « Comment se manifeste l’essence de l’esprit ? »

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Le Fond selon la Grande Perfection

Longchen Rabjam (1308-1364) est considéré comme le plus grand penseur du système contemplatif de la « Grande Perfection » (rdzogs-chen) chez les Nyingmapa, à l’égard duquel il fut inspiré par son maître Kumārarāja (1266-1343) et qu’il présenta en accord avec les principaux axes de la pensée du Mahāyāna. Les écrits de Longchenpa manifestent un croisement d’apports et un mélange des genres d’une prodigieuse richesse – toutes les rubriques de la littérature bouddhique indienne et tibétaine sont convo-quées dans ses œuvres et il se meut librement parmi les allégo-ries, les arguments philosophiques rigoureux, l’histoire, la poésie didactique, etc. La tradition nyingmapa le regarde avec une telle unanimité comme incarnant son enseignement qu’elle l’appelle le « second Samantabhadra », en faisant référence au « Buddha Primordial » de la mythologie qui lui est propre. Dans le texte ci-dessous, on remarquera sa résolution de frayer une voie à mi-chemin des tendances nihilistes qu’il attribue à certains parti-sans de la doctrine Madhyamaka sur la vacuité et des inconvé-nients du substantialisme qui a pu paraître impliqué par les théo-ries concernant la nature absolue de l’esprit. Des passages du même texte, qui résument ses vues sur la « Voie » et le « Résultat », sont présentés plus loin (textes 16 et 20 ci-dessous).

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[Le sens de la « Base »]Cette gnose lumineuse, présente en nous lors [même]

que nous sommes des êtres sensibles, est la « Base ». Ces quatre [termes que sont] les provisions, l’application, la vision et la culture1, dans l’étape [où l’on est] un bodhi-sattva, est la « Voie ». La culmination des attributs éveillés tels que les pouvoirs, etc., au moment [où l’on atteint l’état de] Tathāgata est le « Fruit ». Davantage, parce que c’est la nature lumineuse de l’esprit des êtres sensibles qui est l’ainsité souillée, elle est appelée la base vertueuse du réel, la matrice des Tathāgata et la nature lumineuse de l’esprit.

Ici, tout d’abord, il convient d’expliquer le sens de la «  Base  » : la réalité primordialement lumineuse, qui est inconditionnée et spontanément présente, n’est, dans la perspective de la vacuité, nullement établie ni comme un étant, ni comme une caractéristique, et dès lors, elle n’est nullement divisée en saμsāra, nirvā�a, etc. ; elle est donc libre de tous les extrêmes de la prolifération discursive, d’où sa ressemblance avec l’espace. Du point de vue de sa transparence, étant primordialement dotée de la nature de la structure incorporante (skt. kāya, tib. sku) et de la gnose, il y a présence spontanée et luminosité, à l’exemple des ma��ala du soleil et de la lune. Ces deux [choses, présence spontanée et luminosité,] demeurent primor-dialement en tant que la réalité exempte de composition

1. La doctrine bouddhique considère traditionnellement que le chemin qui aboutit à la bouddhéité se subdivise en cinq phases principales, dont la cinquième est l’atteinte de l’éveil même. Les quatre qui sont mentionnées ici sont celles que cultive le bodhisattva avant cette culmination.

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et de division. […] Ainsi, la gnose de luminosité est-elle établie de manière certaine par la vue afférente à la base primordiale.

De nos jours, la plupart tant des précepteurs spirituels que des ermites font de la « Base » une vacuité sèche, un néant, et cela ne concorde pas avec l’idée du sens de la matrice. En cultivant sur le plan de l’expérience une base qui ne serait rien du tout, le « Fruit » de l’illumination en tant que buddha, avec ses attributs éveillés, ne viendra pas au jour, car la base, la « Voie » et le « Fruit » auront été confondus. En effet, le buddha éveillé, inconditionné et pourvu des attributs éveillés spontanément présents est une manifestation du résultat d’une séparation1. En ce sens, [ces savants et ermites] semblent se conformer à la vue du sommet de l’existence mondaine2.

Ici, bien plutôt, c’est la luminosité inconditionnée et spontanément présente qui est considérée comme la « Base ». Eu égard à la structure inhérente d’une telle base, c’est parce qu’on ne la reconnaît pas pour ce qu’elle est que se produit l’ignorance. Dès lors, ayant construit le sujet préhensile et l’objet préhensible, on erre parmi les trois mondes. […] Et cette inconnaissance du mode d’être, du reste, est l’ignorance fondamentale. Depuis la struc-ture inhérente de cette base, ou semence, ou fondement, qui engendre l’erreur première, le surgissement de l’acti-

1. Selon la philosophie de la nature de buddha, puisque la bouddhéité est en fait la condition naturelle sous-jacente des êtres sensibles, sa réalisation se produit lorsque les facteurs qui la voilaient sont ôtés, autrement dit, que l’on s’en est « séparé ».2. La cosmologie bouddhique traditionnelle caractérise la condition mondaine la plus relevée comme une absorption dans une extase exempte de contenu.

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vité conceptuelle qui appréhende de manière dualiste est l’ignorance fictionnante. De ces deux [ignorances] sont issues les multiples apparences, et en particulier, pour les plus mauvais des êtres sensibles, les enfers, pour [ceux qui sont] moyens, le [monde] humain et, pour les meilleurs, le [monde] divin. Après quoi, du fait des potentialités implantées dans le substrat universel sous la forme de dispositions variées, comme des tourbillons brassant les hauts et bas du saμsāra, chaque individu éprouve plaisirs et peines auto-manifestes. […] De cette manière, traver-sant de part en part les trois mondes, la matrice du sugata demeure, infuse en tous les êtres sensibles sans qu’elle s’en trouve dégradée. […]

[Distinguer l’esprit de l’essence-de-l’esprit]Il y a des sots qui se croient avisés quand ils disent qu’il

n’est pas établi que l’esprit et les affections de l’esprit soient obscurcis, parce que l’on n’en développe pas moins l’esprit d’éveil et parce que l’essence de l’esprit est la base lumineuse élémentaire. C’est pourquoi [ils affirment que] l’esprit sans activité conceptuelle est la concentration méditative conjointe à l’éveil. Mais c’est là une expression de leur incapacité de saisir l’Idée des sūtra et des tantra. En effet, la culture de l’esprit d’éveil, dans les circons-tances du saμsāra, n’est-elle pas conceptuelle eu égard aux engagements et aux interdits ? Et si elle l’est, alors, en dernière analyse, il faudra la récuser. Mais si l’on se réfère à l’essence-de-l’esprit, alors, puisqu’elle est sans objet ni agent de culture, elle ne saurait être établie, et dans cette mesure [leur position] est incorrecte.

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Il apparaît que [dans la thèse que l’on vient de criti-quer] l’esprit et l’essence-de-l’esprit n’ont pas été situés sur leurs plans respectifs. L’esprit est, dans les courants de conscience des trois mondes, ce qui appréhende les carac-téristiques erronées projetées par leurs conceptions et investigations, avec [tous] leurs aspects, et qui comporte le substrat universel et les huit domaines [de conscience]. […] L’essence-de-l’esprit, en revanche, est la matrice du sugata, la gnose de luminosité. Quand l’esprit s’arrête et ne fonctionne plus, l’essence-de-l’esprit, connaissance prin-cipielle de luminosité, se manifeste en tant que présence auto-manifeste.

Longchen Rabjam, Le Fond selon la Grande Perfection (titre tibétain), xive siècle

� la connaissance – l’esprit – la pensée

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6. « Il n’existe pas de substrat universel »

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Contre la conscience-substrat

Le concept de « conscience-substrat » (ālayavijñāna) avait été avancé dans la philosophie idéaliste bouddhique indienne afin de donner une explication de la continuité du karman – la causalité qui connecte les actes à leurs résultats en fonction de leur valeur morale – d’une vie à la suivante, en l’absence du soi substantiel (ātman) supposé par la pensée brahmanique. Quoique la plupart des penseurs tibétains, souscrivant au Madhyamaka, s’accor-dassent à penser que ce concept ne pouvait être reçu comme une réalité au sens absolu du terme, nombreux furent ceux (y compris les auteurs que nous venons de voir dans les textes 3-5) qui étaient disposés à l’admettre conventionnellement, c’est-à-dire en réalité de surface. Parmi les innovations associées à l’interprétation de la philosophie Prāsa�gika-Mādhyamika (cf. pp. 345-347 ci-dessus) par Tsongkhapa (1357-1419), il faut compter son rejet de la théorie de la conscience-substrat, même au sens conventionnel. Comme on le verra plus loin (texte 7), cette position suscita une vive controverse. Dans le présent extrait, ses arguments sont agencés selon le résumé qu’en a donné son disciple proche Gyeltsab Darma Rinchen (Rgyal-tshab Dar-ma rin-chen, 1364-1432).

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Quant à notre négation du substrat universel, [voici] l’objection [de l’adversaire] et [notre] réponse.

Sur le premier point : il y en a eu pour soutenir que, si les actes vertueux ou vicieux devaient perdurer jusqu’à maturation du résultat, alors ils devraient être perma-nents, de telle sorte que [ceux qui affirmaient cela] tombe-raient dans l’extrême de l’éternalisme. Mais si, d’un autre côté, l’acte accompli s’anéantissait au deuxième instant, alors, puisque ce qui est aboli ne saurait être un étant, il ne pourrait pas produire le résultat mûri ; d’où il s’ensui-vrait que les actes accomplis s’évanouiraient sans [laisser de] trace.

Notre réponse : il y en a qui contredisent cette objection en disant que même si l’acte est aboli, il y a une base pour la venue au jour progressive du potentiel de cet acte, qui est, selon eux, le substrat universel ; d’autres affirment que c’est le courant ininterrompu de la conscience mentale. Certains répondent aussi en affirmant que quoique l’acte soit aboli, l’« obtention » de l’acte subsiste, tandis qu’il y en a d’autres qui posent qu’il y a un autre principe, qu’ils appellent le « non-épuisement », qui est comme le sceau témoignant d’une dette1. Notre propre réponse est que, même sans souscrire [à aucune de] ces quatre [théo-ries], à commencer par [celle du] substrat universel, il n’y a nulle raison que l’acte accompli disparaisse sans [laisser

1. Les écoles Vaibhā�ika et Sautrāntika avaient posé les principes divers de l’« obtention » et du « non-épuisement » respectivement, afin d’expliquer le lien entre un acte moral et son résultat karmique. Le problème, pris abstraite-ment, ressemble à celui de l’« action à distance » dans l’histoire de la physique occidentale.

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de] trace. Car, même sans professer [aucune de] ces [théo-ries], il n’y a point de contradiction impliquée dans l’af-firmation selon laquelle c’est l’acte aboli qui engendre un résultat.

Si [l’adversaire réagit en] disant : « Cela n’est pas démontré ! Ce qui est anéanti, en effet, ne peut être un étant ! », alors [nous répondrons que] l’assertion n’est pas prouvée, car, bien que l’aboli ne puisse être un étant si l’on affirme [la réalité du] particulier concret1, comme nous n’affirmons pas même le particulier concret en termes conventionnels, les actes abolis ou non-abolis sont équivalents pour ce qui est d’être ou de ne pas être des étants.

Parmi ceux qui professent le particulier concret, il n’en est aucun qui professe que l’aboli soit un étant. La raison en est qu’ils posent qu’est un étant ce qui est à même de se produire comme un objet autonome de l’intellect, sans considérer aucun autre principe [s’y] opposant. Toutefois, s’agissant de l’acte aboli, il est considéré qu’il n’y a nulle chose qui vienne au jour d’une manière autonome, [puisqu’il est posé] seulement par opposition à cet acte qui d’abord a été aboli et s’est présenté comme un objet pour l’intellect.

Pour ceux qui ne professent pas le particulier concret, cependant, il est excessivement aisé d’établir que l’aboli est un étant : il est impliqué que l’acte aboli [d’une part]

1. En d’autres termes, si l’on suppose que les particuliers concrets qui sont produits et disparaissent sont réels, alors leur production et leur disparition ne peuvent pas être tenues pour des étants distincts, mais seulement pour des modes de ces particuliers eux-mêmes.

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et l’acte non aboli d’autre part reviennent au même pour ce qui est d’être ou de n’être pas des étants. Et pourquoi cela ? Parce que, même dans le cas de l’acte non aboli, il n’y a ni classe d’inclusion ni classe d’exclusion en rapport avec une causalité qui serait établie par l’objet en et par soi, et les classes d’inclusion et d’exclusion, qui sont purement et simplement posées par convention, sont aussi bien présentes dans [le cas de] l’aboli. [Si l’on nous objectait que] « Cela n’est pas démontré, car l’aboli, qui n’est qu’un étant [posé] par opposition, est impropre à être une cause dont découlerait quoi que ce soit », [nous répondrions alors que,] dans ce cas, l’acte ne serait pas davantage cause [pour la même raison], puisque, après avoir été accompli, il ne saurait produire nul résultat. […]

En outre, si l’aboli n’est pas tenu pour un étant, cela contredira la transmission scripturaire qui dit que « du fait de la condition de naissance, [il y a] vieillissement et mort… », puisque, [dans ce passage,] la naissance est dite être la condition de la mort. […] C’est pourquoi, puisque la naissance n’est point établie en termes d’es-sence substantielle, l’aboli n’existe pas davantage en termes d’essence substantielle. En ce sens, puisque l’aboli et l’ina-boli nominalement posés reviennent au même en tant qu’étants, alors, sans même que l’on [ait à] poser le subs-trat universel, etc., c’est l’aboli qui engendre le résultat, et c’est ainsi que des actes achevés ne sont pas [pour autant] épuisés [quant à leur fécondité causale]. Et c’est en pensant à cela que le maître [Nāgārjuna] a dit :

« Puisque les actes sont sans naissance, et à cet égard, sans essence substantielle,

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Ces actes sont donc non-advenus et c’est pour cette raison qu’ils ne sont pas épuisés1. »

Gyetltsab-Jé [Rgyal-tshab-rje Dar-ma-rin-chen], Contre la conscience-substrat (Dbu ma’i lta khrid phyogs

bsdebs), xive-xve siècles

� la morale – l’action – la réalité – la vertu

1. Mūlamadhyamakakārikā, XVII 21.

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7. « Réfutation de quelques erreurs courantes »

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Contre la « destruction en tant qu’étant »

Parmi tous ceux qui trouvèrent à objecter aux arguments de Tsongkhapa, l’un des plus incisifs fut le philosophe sakyapa Gorampa Sonam Senggé (Go-rams-pa Bsod-nams seng-ge, 1429-1489), auteur prolifique dont les écrits portent sur la plupart des domaines de la pensée bouddhique. Dans l’œuvre dont le passage est tiré, il défend l’idée selon laquelle Dölpopa (texte 4) aurait erré par l’adoption d’une position impliquant les défauts de l’éternalisme, tandis que Tsongkhapa (texte 6) tendrait vers l’extrême opposé, celui du nihilisme, par négation de la contexture cohérente de la vérité conventionnelle, ou relative. Pour Gorampa, le véritable enseignement du Madhyamaka doit être cherché précisément dans ce qui est exempt de ces extrêmes. Ses vues ont été abondamment critiquées par les Gelukpa, postérité de Tsongkhapa ; mais elles sont restées en vigueur chez les Sakyapa et chez d’autres jusqu’à nos jours. On trouvera ici sa critique de cette innovation théorique de Tsongkhapa, que nous venons de voir : l’explication du méca-nisme du karman au moyen de la « destruction, ou aboli, en tant qu’étant » (zhig pa dngos po ba).

Demandons à ceux qui s’adonnent à cet étrange système philosophique si c’est du point de vue de la raison ou

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bien seulement conventionnellement qu’ils professent cette production de la « destruction en tant qu’étant » par l’acte, puis la production du « Fruit » à partir de cette « destruction ».

La simple compréhension du sens de la première hypo-thèse ne nous laisse rien à ajouter1.

Mais dans la seconde hypothèse, il s’ensuivrait fatale-ment que l’acte et son fruit seraient conventionnellement distincts. En effet, conventionnellement, la « destruction en tant qu’étant » s’interposerait entre eux deux. Il en irait comme des deux versants d’une vallée coupée par une rivière. Si vous2 acceptez cette conséquence, il s’ensuivra fatalement que la graine [antérieure] de l’arbre et son tronc [postérieur] seront distincts conventionnellement. Si vous professez cette thèse également, rappelez-vous le passage : « Pourquoi, dans le monde, en plantant simple-ment une graine… »3, expliqué dans le commentaire qui donne comme preuve de l’inexistence d’une production par un autre4, [même] conventionnellement, le fait que, conventionnellement, la graine [antérieure] de l’arbre,

1. C’est-à-dire qu’il s’agirait alors d’une forme de production établie comme réelle, donc existante dans l’absolu, ce qui est visiblement incompatible avec le cadre doctrinal prāsa©gika.2. Les partisans de Tsongkhapa.3. Candrakīrti, Madhyamakāvatāra (Introduction au système du milieu), VI.32.4. Ce raisonnement n’a de sens que dans le contexte de l’analyse de la causalité selon les quatre branches de l’alternative : production par soi-même (identité de la cause et de l’effet), production par un autre (altérité de la cause et de l’effet), production à la fois par soi-même et par un autre, et production ni par soi-même, ni par un autre (c’est-à-dire absolument sans cause).

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d’une part, et son tronc [postérieur] ne sont pas deux choses différentes1.

Du point de vue Præsa©gika-Mādhyamika, les supports de la fructification des actes professés par les bouddhistes subs-tantialistes2, tels le « non-épuisement », l’« obtention »3 ou la conscience-substrat4, d’une part, et la destruction en tant qu’étant que vous, [Tsongkhapa,] posez, d’autre part, sont au même titre des méprises5. Mais les trois premiers relèvent [du moins] des systèmes philosophiques du bouddhisme, tandis que la destruction en tant qu’étant est étrangère à notre religion [Dharma]. C’est une thèse des atomistes infidèles. Puisqu’elle n’existe pas dans les systèmes philosophiques du bouddhisme, elle est absolument irrecevable.

Les raisonnements appliqués par le glorieux Candrakīrti à la réfutation de la conscience-substrat comme support de la fructification des actes valent également pour la destruc-tion en tant qu’étant :

« Autant ceci [l’acte] ne s’abolit pas par sa nature propre,Autant, même en l’absence de l’aboli substantiel, [la

fructification de l’acte] est possible6. »

1. Candrakīrti fait observer que l’on dit communément : « j’ai planté cet arbre » quand on n’a en fait planté que la graine.2. C’est-à-dire les partisans des trois tendances extérieures au Madhyamaka selon les doxographies tibétaines.3. Voir texte 6 p. 388, n° 1.4. Ælayavijñæna, doctrine de l’idéalisme bouddhique (Cittamātra ou Vijñānavāda).5. Parce qu’ils relèvent au même titre de la « production par un autre » (ou « à partir d’un autre »).6. Paraphrase de Madhyamakāvatāra , VI. 39, dont la lecture originale est la « même en l’absence du substrat universel… »

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Cela fonctionne en effet en modifiant ainsi le passage cité.

Que trouvez-vous d’irrecevable, par ailleurs, à la conscience réceptacle, et pourquoi tant de sévérité ?

Vous donnez pour preuve de la thèse selon laquelle il ne serait pas contradictoire que le «  Fruit  » se produise longtemps après l’acte, même en l’absence d’un support de la fructification des actes tel que la conscience-subs-trat, etc., l’idée que « l’acte ne s’interrompt point de par sa nature propre ». La même chose est dite, du reste, dans les Stances du milieu par excellence. Si l’on comprend en quel sens il n’y a pas « production à partir d’un autre » même conventionnellement, [dire cela et prendre ce passage en ce sens] n’implique aucun contresens. Mais il semble bien, en revanche, que ceux qui font de tout ce qui leur passe par la tête une connaissance valide ne comprennent pas ces points. Comme j’ai expliqué cela en détail ailleurs, on s’y reportera pour s’en instruire.

Gorampa Sonam Senggé [Go-rams-pa Bsod-nams-seng-ge], Contre la « destruction en tant qu’étant »

(Lta ba’i shan ’byed theg mchog gnad kyi zla zer), xve siècle

� la vertu – l’action – la morale

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8. « Qu’est-ce que le Bön ? »

����$�����1�����0��!�Définition du mode propre de la Base

Les canons scripturaires de la religion Bön se sont constitués à partir du Xe siècle et témoignent d’une synthèse de matériaux tibétains autochtones et d’influences étrangères – principalement bouddhiques. Les Bönpos commencèrent très tôt à développer des traditions scolastiques qui leur sont propres, lesquelles, tout en portant la marque bien reconnaissable du bouddhisme, n’en explo-rent pas moins, parfois, des pistes de réflexion d’une intéressante originalité. Dans l’extrait suivant, nous trouvons une citation tirée d’un texte canonique du Bön dans lequel la « Base » est présentée, d’une manière qui mérite d’être remarquée, en termes de « Soi » (bdag nyid). Ce bref passage est commenté par Nyammé Sherab Gyeltsen (Mnyam-med Shes-rab-rgyal-mtshan, 1356-1415), un contemporain de Tsongkhapa et fondateur du monastère de Menri (Sman-ri), qui allait devenir pour des siècles le principal collège monastique des Bönpos. Ses remarques comportent la définition scolastique du terme bon, laquelle ressemble à bien des égards à celle que les commentateurs bouddhistes appliquent au terme dharma (tib. chos).

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Selon les Huit sphères1 :« Longanime-Secret-du-Bön-Prodigieux demanda :– Ô maître ! Quelle est la base et quel est le fondement

de tous les phénomènes ?Le Grand Adepte (Shenrab2) répondit :– La base et le fondement de tous les phénomènes se

ramènent intégralement au Soi [= propriétaire].Alors le Fils de l’Intelligence demanda :– Ô maître ! Comment la base et le fondement de tous

les phénomènes se ramènent-ils intégralement au Soi ?Le Grand Adepte répondit :– Quand on dit que la « Base » ou fondement de tous

les phénomènes se ramènent intégralement au Soi, cela s’applique aux phénomènes du saμsæra, qui sont [souillés par] les passions, et aux phénomènes du �������, [c’est-à-dire à tout ce qui relève de] la puri-fication. Qu’est-ce à dire ? Tout ce qui va de la forme à la vieillesse et mort [constitue] les phénomènes du saμsæra, car cela est intégralement [souillé par] les passions. Tout ce qui va de la générosité au suprême [éveil constitue] les phénomènes du �������, car cela est purification. »

Le Bön qu’il s’agit d’énoncer ici ne s’écarte certes pas du mode d’être exempt de proliférations discursives, mais il n’en accomplit pas moins la fonction de protéger les êtres à convertir des souffrances, etc. D’où la formule : « Bön signifie ce qui, sans s’écarter, protège. »

1. Khams brgyad, texte canonique bön.2. gShen-rab, le « Buddha » des Bönpo, que leur historiographie traditionnelle situe dans un passé très reculé (il y a dix-huit mille ans).

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Quant au Bön qui énonce [le précédent], c’est ce qui fait comprendre que les concrétions (tib. ’du byed, éq. skt. saμskæra) sont vides, etc., d’où [sa caractérisation par] la formule : « Par l’évaluation du vocable “vide”, on en comprend les caractéristiques ».

C’est-à-dire que le terme bön se prend, par exemple, en sept [acceptions] :

(a) Au sens de connaissable, comme quand on dit : « tous les bön… » ;

(b) Au sens de chemin, comme quand on dit : « les bön du chemin… » ;

(c) Au sens de saμsæra et de �������, dans l’expression : « les bön du saμsæra et du �������… »

(d) Au sens d’objet de l’entendement, comme dans l’ex-pression : « entendement et bön » ;

(e) Au sens de mérite, comme quand on dit : « Pratiquez le bön éternel » ;

(f) Au sens d’objet cognitif, comme dans la formule : « les bön préhensibles externes » ; ou au sens de sujet-préhensile interne, comme dans l’expression : « le bön du sens du mode d’être » ;

(g) Au sens de ce qui énonce [la doctrine libératrice], comme quand on dit : « prêcher et expliquer le bön aux quatre portes avec le trésor comme cinquième1 ».

Ici, toutes ces [acceptions] s’appliquent au complet, mais [le terme] se prend principalement au sens de « connais-sable » et de « saμsæra et ������� ».

1. L’une des manières de classer l’ensemble des enseignements du Bön, utilisée alternativement aux divers agencements de neuf véhicules (cf. texte 12).

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En effet, [dans le passage commenté], « les phénomènes » (bon), ce sont le saμsæra et le �������. « Tous » signifie : « vaste et en grand nombre ». La « Base », c’est leur côté vide. Le « fondement », c’est le côté clair et manifeste. « Intégralement » veut dire : sans exception. Le terme de « Soi » (bdag nyid ) est surimposé à l’essence de l’esprit, indissolublement vide et claire. « Se ramener » veut dire être présent dans la nature [d’une chose] de manière inhé-rente, sans y avoir été conjoint ni pouvoir s’en dissocier.

Nyammé Sherab Gyeltsen [Mnyam-med Shes-rab-rgyal-mtshan], Définition du mode propre de la Base

(Sa lam ’phrul gyi sgron me’i rang ’grel), xive-xve siècles

� l’Être – la réalité – l’esprit – la conscience – les passions

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II. Les voies de la raison

Parce qu’ils suivaient des traditions indiennes, les penseurs tibé-tains ont souvent conçu le chemin spirituel dans les termes de la culture des trois degrés de la sagesse : la sagesse tirée de l’écoute, celle qui procède de la réflexion critique, et enfin celle qui est tributaire de la pratique contemplative.

L’« écoute » fait référence à la réception par l’étudiant de la connaissance du bouddhisme par le truchement des explications qui lui sont conférées par des enseignants qualifiés.

La deuxième, que l’on nomme souvent « la voie de la raison » (rigs pa’i lam), est la distillation intellectuelle de ce qui a été appris, par où l’on en acquiert la maîtrise – intérieurement par le raisonnement critique, extérieurement par la pratique du débat. Les démarches intellectuelles impliquées ici, qui exigent la maîtrise de l’argumen-tation logique et de la théorie de la connaissance, sont elles-mêmes l’objet d’une discipline spécifique, la « science du critère » (skt. pramā�aśāstra, tib. tshad ma’i bstan bcos), qui dérive de l’œuvre des maîtres indiens Dignāga (VIe siècle) et Dharmakīrti (VIIe siècle). Les extraits donnés ci-dessous donnent un aperçu de cette discipline ainsi qu’une réaction critique à son encontre (texte 11).

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9. « Qu’appelle-t-on objet ? »

����1�����������Trésor de la logique

�� ������������������������ (le « ������ » de Sakya ») est né en 1182 dans la famille Khön qui gouvernait la principauté de Sakya dans le Sud-Ouest du Tibet et il a été formé dans les traditions religieuses de Sakya sous l’autorité de son oncle, Drakpa Gyeltsen (Grags-pa rgyal-mtshan, 1147-1216), célèbre érudit et adepte laïque. En 1204, quand le maître cachemirien Śākyaśrībhadra arriva au Tibet, Sakya ������� fut l’un des nombreux jeunes penseurs tibétains qui saisirent cette occasion d’étudier les traditions indiennes directement et il s’appliqua à maîtriser la grammaire et la littérature sanskrites.

Ses écrits comprennent plus d’une centaine de textes, allant de brefs poèmes jusqu’à de longs traités systématiques, formant une collection remarquable pour la variété des sujets traités non moins que pour l’influence peu commune qu’eurent ses écrits majeurs sur une bonne part de l’histoire intellectuelle et littéraire du Tibet après lui. Les présents extraits sont tirés du Trésor de la logique (Tshad ma rigs pa’i gter), sa contribution principale à l’interprétation de la théorie de la connaissance de Dharmakīrti. Dans cette œuvre, Sakya ������� analyse en profondeur la nature de l’objet cognitif, de l’esprit connaissant et des diverses modalités de l’acte cognitif. Voici quelques passages relatifs au premier point, qui incluent une critique très remarquable de l’appel au discours ordinaire tel qu’on l’a vu dans le passage d’Atiśa ci-dessus (texte 2).

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[Les divers types d’objets et les principales théories boudd-hiques à leur propos]

Parce que l’objet cognitif est exclusivement le particu-lier concret unique, tout ce que l’on entreprend ou évite a trait à l’existence ou à l’absence du particulier concret et, puisqu’il n’est ni nécessité ni potentiel dans ce qui est inefficient, ces [entreprises et évitements] ne s’y rappor-tent pas. […] Si le particulier concret est évalué dans sa réalité effective, il est un objet de préhension ; si, lorsqu’on l’évalue, il n’est pas [donné de manière] évidente, c’est un objet intentionnel ; et dans la mesure où il n’y a pas méprise quand une personne s’engage à l’égard de l’un ou l’autre, c’est [alors] un objet d’engagement. […]

[L’objet de la perception est-il simultané ou antérieur à l’acte même de la perception ?]

La plupart des Tibétains affirment qu’une chose, si elle n’est pas simultanée [à l’acte de perception qui la constate], ne peut pas être un objet et, puisque la faculté sensorielle [comme telle] n’est pas un [sujet] percevant, l’objet de préhension et le sujet préhensile devraient être un objet et une conscience simultanés. Mais cela n’est pas démontré. […] En effet, comme un objet et une conscience qui seraient simultanés n’auraient aucune connexion, il n’y aurait pas d’acte de préhension [par lequel ils seraient conjoints] ; et s’il n’y a pas d’objet en tant que base, alors la conscience [supposément] avertie d’un contenu aurait dû naître sans base objective.

On pourrait soutenir que l’objet de l’instant précédent serait la base de la conscience, tandis que l’objet simul-

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tané serait son objet de préhension. […] Mais, comme la conscience [d’un objet] est en fait établie [comme telle] précisément parce qu’elle est produite par cet objet, par la faculté sensorielle et par l’attention [qui sont survenus] dans l’instant antécédent1, pourquoi un objet simultané [à la conscience, au second instant] serait-il requis ? S’il était nécessaire que la conscience, outre le fait qu’elle est produite par un objet [immédiatement antécédent], devait être accompagnée par un objet simultané correspondant, alors, puisque, [dans cette logique,] une faculté sensorielle, etc., concomitante serait également requise comme accompa-gnement, des implications absurdes s’ensuivraient. Cela reviendrait au même que de dire que, bien que le bois de santal naisse des conditions assemblées sur le Mont Malaya, il serait nécessaire que l’Himālaya l’accompagne aussi !

[Les insuffisances de la philosophie du discours ordinaire]Il y a des sophistes qui, suivant le maître Candrakīrti,

établissent le relatif en s’accordant aux conventions mondaines ordinaires et qui disent que, bien que l’individu puisse n’être pas mondain, il ne s’engage pas moins [pour autant dans des activités] conformes à [ce qui se trouve dans le cas] de l’engagement sans analyse ni critique d’un esprit mondain2. Mais, si cela est soumis à un examen [en termes de] logique des signes conventionnels, on [constate que] ce

1. La philosophie d’abhidharma du bouddhisme indien ancien traite la conscience d’un objet comme un effet produit par la conjonction, à l’ins-tant précédent, de l’objet, de l’organe sensible et de l’attention appropriée par laquelle le stimulus sensoriel est détecté.2. C’est-à-dire, se conformant aux vues pré-critiques du monde, telles qu’elles se donnent dans les conventions de l’usage ordinaire.

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n’est pas raisonnable. En effet, pour un esprit qui ne les a pas soumis à investigation, il n’y a pas d’engagements qui impliquent [des notions bien formées relativement à] la perception, à l’inférence, à la preuve, à l’élimination de l’e xclusion1, et ainsi de suite. L’ordre entier des critères logiques et de leurs opposés, tels qu’ils sont expliqués dans les sept traités [de Dharmakīrti], font alors faillite. S’il vous sied de suivre ceux qui professent de la sorte une philosophie mondaine, alors [vous êtes d’ores et déjà réfuté], car, parmi les objets de connaissance, [vous admettez peut-être] qu’il n’y a que des étants et des non-étants, et, au nombre des étants, [vous comptez probablement] seulement la matière inerte et la conscience. Or, toutes les manières [possibles] de poser [l’existence de] la matière inanimée ont déjà été réfutées2, alors que, pour ce qui est de la conscience, nulle approche, hormis celle de l’Esprit Seul, n’est recevable.

1����������� [1�)!��������������) %�2)�%��)��!���], Le Trésor de la logique (Tshad ma rigs pa’i gter),

fin xiie-xiiie siècles

� la réalité – la connaissance – la conscience – la perception

1. L’« élimination de l’exclusion » (skt. anyāpoha) est au cœur de la théorie bouddhique de la signification telle qu’elle fut développée par Dignāga. Selon cette théorie, qui s’accorde d’ailleurs par certains côtés avec la sémantique moderne, le contenu d’un terme ou d’un concept est fonction de son champ d’exclusion. Ainsi, par exemple, « vache », qui exclut toutes les choses qui ne sont pas des vaches, est-il conceptuellement plus riche que « être vivant ».2. Cf. texte 1 ci-dessus, p. 361-363.

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10. « Comment définir un critère de connaissance ? »

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L’Ornement floral des sept textes de logique

Chomden Rikrel (Bcom-ldan Rig-ral, 1227-1305) du monas-tère de Nartang (Snar-thang) fut l’un des penseurs les plus influents parmi les Kadampa de son temps. Son œuvre, longtemps inacces-sible, n’a été redécouverte que récemment et il n’y a guère encore de chercheurs qui aient entrepris de l’étudier en détail. Il est toutefois clair qu’elle représente l’un des plus beaux fleurons de la scolas-tique tibétaine. Parmi plusieurs traités qu’il consacra à l’analyse des doctrines de Dharmakīrti, il en est un, L’Ornement floral des sept textes de logique (Tshad ma sde bdun rgyan gyi me tog) qui présente une brillante synthèse des traditions commentariales indiennes, révélant l’extraordinaire maîtrise que possédait son auteur du champ entier des matériaux qui, à son époque, étaient accessibles au Tibet. Dans le court passage que voici, il entreprend la définition du standard ou critère de la connaissance vraie sans lequel nulle théorie de la connaissance ne saurait se déployer.

La caractéristique qui définit le critère (skt. pramā�a, tib. tshad ma) en général est, selon Devendrabuddhi, le caractère non corrigeable et la clarification d’un objectif [jusqu’alors] non compris. L’auteur de l’Ornement

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(Alaμkāra)1 posait qu’il était tel [en effet], tandis que Dharmottara tenait pour l’incorrigibilité en rapport avec un objectif déterminé. Le brahmane Śa�karānanda professait que c’était la compréhension d’un objectif véritable. En effet, il est dit dans le Commentaire versifié (Pramā�avārttika) :

« C’est, en outre, la clarification d’un objectif [jusqu’alors] non compris

Après la compréhension de la propre essence duquelL’on acquiert la conscience d’un universel2. »Et selon la Détermination certaine du critère

(Pramā�aviniścaya) :« Ayant déterminé [l’objet], si l’on s’engage [en lui], c’est

non corrigeable3. »Et :« Son essence est établie en ce qui concerne l’existence

et l’absence4. »Telles sont quelques-unes des citations pertinentes.La signification de ces trois définitions est censée être

la compréhension de l’objet tel qu’il est ; en effet, selon la Détermination certaine du critère, ce n’est pas l’occurrence subjective d’un étant qui est le critère, mais, bien plutôt, la caractéristique qui définit le critère est son [caractère] non corrigeable. À cet égard, s’il n’y a pas contradic-tion avec l’objet propre, alors son essence est établie en

1. C’est-à-dire Prajñākaragupta, l’auteur du Vārttikālaμkāra, l’« Ornement du Commentaire versifié [de Dharmakīrti] ».2. Dharmakīrti, Pramā�avārttika, Pramā�asiddhi 5-6 (7-8).3. Dharmakīrti, Pramā�aviniścaya, éd. Steinkellner, p. 1, ligne 10.4. Dharmakīrti, Pramā�aviniścaya, ch. 3 (parārthānumāna).

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ce qui concerne l’existence et la non-existence1. Comme l’ Ornement l’explique :

« La détermination de la nature de l’objet évaluableEst dite être un acte orienté vers lui.En regardant simplement une image,Le fruit est entièrement compris2. »Pour ce qui est de la position de l’existence ou de

l’inexistence par l’intellect, on professe qu’il ne s’agit pas d’un engagement dans le critère en l’absence d’une vérité non contredite par l’intellect évaluant les oppositions. Et quant à la distinction de l’objet – l’engagement dans ce qui n’avait pas été antérieurement compris –, à la distinc-tion dans le mode d’appréhension – l’absence d’erreur eu égard à l’objectif –, et à la distinction de la fonction – l’élimination des imputations –, on professe que ces trois [aspects] doivent être présents dans tous les [actes faisant office de] critères. En effet, autrement, s’il y avait erreur, il ne pourrait pas y avoir [le caractère] non corrigeable ; [et sans distinction de l’objet], il y aurait engagement dans ce qui était déjà compris ; et sans l’élimination des impu-tations, nul objet d’engagement ne pourrait être indiqué. Or, sans cela3, il ne peut y avoir nul critère de la connais-sance. Car si ce critère était présent même quand il y a erreur, ou pas d’indication de l’objet d’engagement, alors tous les actes mentaux seraient critères ; car l’erreur aussi

1. En effet, puisque tout ce qui est sujet à être défini doit l’être de telle manière que certaines propriétés lui soient attribuées tandis que d’autres en soient niées, la caractérisation de l’essence d’une chose se fait toujours en référence tant à l’existence qu’à l’inexistence.2. Prajñākaragupta, Vārttikālaμkāra, Pramā�siddhi 9.3. L’indication de l’objet d’engagement.

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bien que l’absence d’erreur, pour autant qu’ils impliquent des engagements et des non-engagements dans des objets, incluent tous des actes mentaux.

Chomden Rikrel [Bcom-Idan Rig-pa’i ral-gri], L’Ornement floral des sept textes de logique (Tshad ma sde

bdun rgyan gyi me tog), xiiie siècle

� l’existence – la connaissance

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11. « Les raisons d’un sceptique »

�������������!��L’Océan illimité des opinions

Karma Pakshi (1204/6-1283) est généralement considéré comme le premier représentant de la plus singulière des institutions hiérarchiques tibétaines, l’identification d’un nouveau dignitaire comme la réincarnation, ou « corps d’émanation » (sprul-sku), de son prédécesseur défunt. En 1255/6, en réponse à l’invitation du souverain mongol, Möngke Khan, il se rendit au camp impérial pour participer à un conclave inter-religieux. Bien qu’il eût alors participé à des débats avec les fidèles d’autres religions, y compris des taoïstes, des confucéens et des chrétiens, il n’en devint pas moins un partisan résolu de la politique de tolérance religieuse promulguée par le Khan. Il considérait son œuvre comme le dévoilement d’une vision unifiée et synthétique de la doctrine et de la pratique du bouddhisme, qu’il baptisa Le Cycle de l’océan sans limites (Rgya mtsho mtha’ yas skor). De son propre aveu, le passage traduit ci-dessous est central dans sa pensée, et il est indicatif d’une tour-nure d’esprit d’un pyrrhonisme caractéristique. Comme certains sceptiques occidentaux, tel, peut-être, Montaigne, il soutient que le conflit entre doctrines divergentes nous amène au doute et à une suspension du jugement, lesquels, à leur tour, sont surmontés par la foi. Dans son cas, cependant, l’épochè sceptique ouvre un espace non pas à la foi chrétienne, mais à une libération à l’égard des vues limitatrices qui faisaient obstacle à notre réalisation de l’éveil bouddhique tel qu’il est présenté, par-dessus tout, dans les préceptes

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méditatifs du « Grand Sceau » et de la « Grande Perfection » des traditions Kagyüpa et Nyingmapa.

[Certains systèmes de pensée] veulent qu’il y ait une connexion entre les éléments du saμsāra et du nirvā�a et les noms par lesquels ils sont désignés, et [d’autres doctrines] veulent qu’il n’y ait aucune connexion entre les éléments du saμsāra et du nirvā�a et les noms par lesquels ils sont désignés. [Certains] veulent que [pour certains types de créatures sensibles] ce soit le feu qui apaise la souffrance de la soif, tandis que l’eau [leur] donnerait chaud et soif. [Il y en a pour] vouloir que les phénomènes du saμsāra et du nirvā�a aient un commencement et une fin ; [d’autres] se figurent que s’[ils] étaient sans trêve, alors [tout] pourrait apparaître partout ; et [certains] veulent que, demeurant sans allée ni venue [dans un état d’équilibre méditatif], ils soient devenus omniprésents. On veut qu’il y ait un lien entre les nuages et le ciel, et l’on veut [aussi, par ailleurs,] qu’il n’y ait point de connexion entre nuages et ciel. On veut qu’il n’y ait pas de rapport entre le jour et la nuit, et l’on veut [également, d’autre part,] que le jour et la nuit soient liés. On veut qu’il y ait un lien entre cette vie et la suivante, et l’on veut [aussi] qu’il n’y ait point de lien entre cette vie et la suivante. On veut qu’il y ait un lien entre le feu et la fumée, et l’on veut [également, d’autre part,] qu’il n’y ait pas de lien entre le feu et la fumée. On veut qu’il y ait des rapports entre les trois poisons [stupidité, haine et attachement], et on veut [aussi] qu’il n’y ait pas de rapports entre les trois poisons. [Certains] veulent qu’il y ait un lien entre bonheur et souffrance, et [d’autres] veulent qu’il n’y ait pas de lien entre bonheur et souffrance. On veut qu’il

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y ait une connexion entre le sujet d’une propriété réelle et la réalité en soi, et l’on veut qu’il n’y ait pas de connexion entre le sujet d’une propriété réelle et la réalité en soi. Apprenez donc, au moyen des deux critères de connais-sance, quelle est l’inconcevable étendue des imputations [que l’on fait] de connexions qui existeraient entre [des choses] qui n’en comportent aucune. Celui qui comprend toutes choses [de cette manière] est le prince du savoir et de l’omniscience.

Selon la transmission de la Perfection de Sagesse (Prajñāpāramitā) :

« Les opinions sont comme le tranchant d’un sabre. Les opinions sont comme une plante vénéneuse. Les opinions sont comme une fosse embrasée. Les opinions sont comme le fruit kimpaka [qui est toxique]. Les opinions sont comme un crachat. Les opinions sont comme un vase d’impureté. Les opinions1 sont dénigrées de tous. »

C’est pourquoi, quelles que soient les opinions – bonnes, mauvaises ou médiocres – auxquelles on pourra bien souscrire, elles sont les causes des [conditions] bonnes, mauvaises ou médiocres du saμsāra. Elles sont dépourvues de la force vitale du nirvā�a. Par conséquent, quelles que soient les opinions, les penchants ou les positions philoso-phiques auxquels on s’accroche, ils font que l’on est sans buddha et nous amènent à rencontrer le saμsāra. Ainsi

1. Le terme ici traduit par « opinions » est, en tibétain, identique au verbe « désirer » (’dod-pa), ou « vouloir » au sens de « croire », tel qu’il est employé dans le passage précédent. La manière dont Pakshi cite ce passage dans le présent contexte est peut-être spécieuse, puisque la plupart des interprètes le comprennent comme dénotant les désirs et non les vues philosophiques.

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faut-il considérer les masses d’opinions, [et chacune] en particulier. […]

Comprenez l’ainsité du Buddha. Comprenez l’ainsité de la doctrine et de la communauté. Comprenez l’être propre de la déité et du mantra. […] Il y a un océan infini d’opi-nions sur les principes du saμsāra et du nirvā�a, propres à [chacun des] systèmes philosophiques particuliers. Il vous faut comprendre qu’elles ne sont ni conjointes à, ni sépa-rées de l’océan illimité de la réalisation, qui est libre d’as-sentiment comme de rejet, et qui est gnose spontanément présente.

Karma Pakshi, L’Océan illimité des opinions (’Dod pa rgya mtsho mtha’ yas), xiiie siècle

� la connaissance – la sagesse – la démonstrationles opinions – le doute

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III. Voies spirituelles

Dans la présentation de la section précédente, nous avons fait référence aux trois phases de la culture de la sagesse. La troisième est la contemplation, l’exercice proprement spirituel, au moyen duquel les points d’aboutissement de l’étude et de la réflexion raisonnée sont intégrés et maîtrisés. À cet égard, la culture de la sagesse est néces-sairement incluse dans la voie spirituelle, qui est plus large, en ceci qu’elle embrasse également le perfectionnement moral de l’individu et la discipline de la méditation. C’est en ce sens que la catégorie du « chemin » enveloppe finalement toutes les facettes de la pratique du bouddhisme. La progression sur la voie est d’ailleurs souvent exprimée dans des termes qui rappellent l’ascension de l’âme dans « l’Allégorie de la Caverne » de la République de Platon, notam-ment dans cette formulation célèbre1, attribuée au fameux maître kagyüpa Gampopa (Sgam-po-pa, 1079-1153) :

Puissent mes pensées se tourner vers la doctrine.Puisse la doctrine me conduire au chemin.

Puisse le chemin éliminer l’erreur.Et, là où était l’erreur, que surgisse la gnose !

1. Que l’on appelle les Dwags po chos bzhi, « Les Quatre principes de Dakpo ». Dakpo est le nom de la province dans laquelle le siège monastique de Gampopa était localisé.

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Pour classer les diverses approches du chemin qu’ils connais-saient, les penseurs tibétains ont souvent adopté la notion de divers « véhicules » menant à l’éveil. Dans le bouddhisme indien, il s’agissait, à l’origine, des trois véhicules des śrāvaka (« audi-teurs »), des pratyekabuddha (« buddha-pour-soi ») et des bodhi-sattva (« ceux qui visent à l’éveil »), dont les deux premiers étaient parfois nommés « petit véhicule » (hīnayāna) tandis que le dernier était appelé « grand véhicule » (mahāyāna). Cependant, on a pu parler aussi d’autres « véhicules », notamment en rapport avec les tantra bouddhiques. L’ancien ordre tibétain des Nyingmapa, par exemple, adopta une classification en neuf véhicules gradués (theg pa rim pa dgu) : les trois susnommés, plus trois relevant des systèmes exotériques du rituel tantrique et trois liés aux tantra ésotériques, culminant dans la Grande Perfection.

Au-delà de questions classificatoires, on verra que des thèmes affé-rents aux chemins spirituels ont pu donner parfois matière à contro-verse, ou être tenus pour problématiques. Dans les textes suivants seront présentés quelques aspects saillants de la riche littérature tibé-taine relative aux voies et aux véhicules.

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12. « Les chemins du Bön vertueux »

par Kutsa DawöLes Neuf Cycles secrets de l’esprit d’éveil

La religion Bön, comme l’ordre bouddhiste Nyingmapa, a été portée à agencer la pratique spirituelle en neuf véhicules gradués. En fait, on connaît trois systèmes de ce genre dans les sources Bön. Parmi ceux-ci, d’un intérêt tout particulier est le dispositif apparte-nant à ce que l’on appelle le Trésor du Sud, un ensemble de textes révélés diffusés dans le Sud du Tibet au début du premier millénaire de notre ère. Ce système se distingue par le fait qu’il intègre en un agencement global tant les rituels « mondains » (visant à réguler les relations entre les humains et les innombrables dieux et esprits du monde naturel) que les enseignements « transcendants », lesquels, à l’instar des véhicules du bouddhisme, tendent à l’obtention de l’éveil. Le texte qui suit fut rédigé au XIIe siècle, mais il est censé remonter au VIIIe, et se présente comme un commentaire sur un texte sacré du Bön relatif à la « Grande Perfection », intitulé Les Neuf cycles secrets de l’esprit d’éveil (Byang sems gab pa dgu skor). Il démontre le développement à une époque assez haute, chez les Bönpo, de méthodes scolastiques d’analyse et de classification. En ce qui concerne les systèmes « mondains », en particulier, l’on y perçoit un intérêt quasi-ethnographique à l’égard de la vie rituelle du Tibet ancien.

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Abordons maintenant l’enseignement des grands textes propres à la voie [du Bön] qui se compose de trois sections : l’enseignement des quatre Bön de la cause, l’enseignement des quatre Bön du fruit et l’enseignement du véhicule excellent.

[I. Les quatre bön de la cause]En premier lieu, les quatre bön de la cause seront donc

enseignés, c’est-à-dire, le véhicule des shen1 des augures, le véhicule des shen du monde visible, le véhicule des shen de l’illusion et le véhicule des shen de l’existence. Pour chacun d’entre eux, il y a trois divisions : l’enseignement de la porte d’entrée, de l’action pratique et de la Vue à comprendre.

[1. Le véhicule des shen des augures][…] On entre [dans ce véhicule] par la porte des rites

d’exorcisme et des examens. […]L’action pratique concerne ce qui provient des mala-

dies et des démons. Premièrement on considère comment sont les fautes propres, les démons qui sont présents. On examine les maladies au moyen des pouls et de l’urine. On découvre les démons par les sortilèges. […]

Enfin, la Vue à comprendre est similaire à l’espion qui observe tous les ennemis et les dangers. Comprendre qu’il

1. Ce terme (gshen), qui, à l’origine, est un nom de clan, s’applique au clergé de la religion Bön, aussi bien qu’à son pouvoir et à sa connaissance sacerdotaux, comme c’est ici le cas. On le trouve dans le nom ou titre Shenrab (gshen-rab), « le meilleur des Shen », où il est virtuellement un synonyme de buddha, mais avant tout en référence au buddha fondateur du Bön, appelé Tönpa Shenrab Miwoche.

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y a des maladies qui peuvent être traitées et soignées, et comprendre qu’il y a des démons qui peuvent êtres vaincus ou convertis, voilà ce qu’est la Vue.

[2. Le véhicule des shen du monde visible][…] On y entre par les quatre portes des activités

rituelles, les neuf chants liturgiques et les quarante-deux rites d’expiation. Les quatre portes des activités rituelles sont : la porte de l’offrande aux saints dieux, la porte des interdits et des ablutions, la porte de la délivrance et des rites de substitution et la porte de la richesse et de la puis-sance terrifiante. […]

Comme le monde visible et l’existence restent dans leur totalité mêlés de dieux et de démons, l’action pratique consiste […] à renvoyer les esprits qui font obstacle par des offrandes de rites de substitution. Ainsi, on se réconci-liera avec eux et l’on calmera leur colère. On pourra alors enlever les clous et les flèches, [c’est-à-dire] se libérer des maladies et arrêter leur développement. On termine en enfouissant le démon dans la porte. Mettre dans un trou les démons carnivores, voilà ce qu’est l’action pratique.

Quant à la Vue à comprendre, c’est comme dans l’exemple du commerçant qui vend sur le marché en négociant : il satisfait les désirs de chacun. En compre-nant comme acceptable ce qu’on appelle « divinité » dans le monde visible mais comme nuisible ce qu’on appelle « démon », on comprend que les divinités et les démons font toutes les naissances et toutes les morts. […]

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[3. Le véhicule des shen de l’illusion]On y entre par la porte des différents moyens et pouvoirs

miraculeux. Selon les moyens protecteurs du Bön Éternel (g.yung drung bon), après avoir rassemblé les éléments nécessaires de la chair et du sang, etc., on pénètre dans un lieu où sont présents dieux et démons sauvages et effrayants […] afin de [les] asservir.

Dans le Bön, [si] les aspirations et les désirs des shen s’accomplissent de façon proche ou lointaine, au moyen des mantra, mudrā et samādhi1, […] on connaît [alors] les signes d’accomplissement [montrant] que la force vitale de l’ennemi a été capturée ou non. Faire cette expérience est l’action pratique.

Quant à la Vue à comprendre, c’est comme dans l’exemple du maître et de l’esclave. Le pratiquant est lui-même comme le seigneur ou le maître. Comprenant […] les agents comme des serviteurs et des sujets, on libère l’ego. La Vue consiste à souhaiter libérer autrui par la pratique.

[4. Le véhicule des shen de l’existence]On y entre par les quatre portes mortuaires [compre-

nant] les quatre-vingt-une façons de mourir et les trois cent soixante méthodes funéraires. Pour les quatre-vingt-une une façons de mourir, il y en a une vingtaine qui sont dues aux maladies chaudes et froides, une vingtaine de morts soudaines dues aux démons et aux obstacles, une

1. Dans le contexte de la pratique rituelle tantrique, les mantra (formules incantatoires), les mudrā (gestes rituels) et le samādhi (absorption concentrée) sont associés respectivement avec la parole, le corps et l’esprit de la divinité tutélaire à laquelle on rend un culte. Voir ci-dessous, p. 424.

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vingtaine causées par les armes durant les combats, une vingtaine dues aux circonstances qui apparaissent et une quand le karma de cette vie est épuisé. […]

La conduite étant l’amour et la compassion envers celui qui souffre, et alors que [celui-ci], le défunt, erre dans les six causes [de renaissances] et tourne dans les trois mondes, on devient expert dans les moyens [permettant] de [le] guider. Dans l’intervalle entre la présence visible d’un être vivant et sa disparition à sa mort, on joint le sens aux signes véritables et on purifie les dettes karmiques au moyen d’une effigie de rançon. Ceci est l’action pratique.

Quant à la Vue à comprendre, c’est comme dans l’exemple du rêve. Bien que, lorsqu’on est endormi, le corps ne bouge pas du lit, des objets émanent du mental (yid) et de l’esprit (sems) et l’on fait l’expérience de toutes sortes de bonheurs et souffrances comme quand on est réveillé et qu’il s’accomplit quoi que ce soit. Bien que le corps et l’esprit du défunt soient séparés et que l’âme (bla)1, le mental (yid) et l’esprit (sems) quittent le corps matériel, ils errent dans le cycle des existences et font l’expérience de la souffrance. L’âme, le mental et l’es-prit sont ceci : ce qui accumule les empreintes karmiques dans la conscience-substrat, c’est l’âme. Ce qui opère la conjonction d’après celles-ci, c’est l’esprit. De là, ce qui

1. Dans l’usage bouddhique, les trois désignations principales de l’esprit sont « intellect » (skt. manas, tib. yid), « esprit » (skt. citta, tib. sems) et « conscience » (skt. vijñāna, tib. rnam shes). Il est d’un intérêt considérable, dans cette mesure, que notre texte, qui conserve l’usage des deux premières, remplace la troisième par le terme indigène tibétain nommant l’âme dans sa dimension de force vitale, bla.

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est la cause de toutes sortes de bonheurs et souffrances, c’est le mental. […]

[II. Les quatre bön du Fruit]Nous allons maintenant enseigner des quatre bön du

Fruit en traitant successivement du véhicule des adeptes de la vertu, de celui des ascètes, de celui des alpha blancs, et de celui des shen primordiaux. Chaque véhicule est aussi divisé en trois sections.

[5. Le véhicule des adeptes de la vertu]Pour commencer, le véhicule des adeptes de la vertu

possède une porte que l’on franchit au moyen des dix vertus que sont le renoncement aux trois sortes de maux du corps1, le renoncement aux quatre sortes de maux qui empruntent la parole2 et le renoncement aux trois sortes de maux de l’esprit3.

L’action pratique consiste à renoncer aux maux, même les plus infimes, mais à poursuivre la pratique de la vertu, même la plus infime.

La Vue à réaliser : étant donné qu’un Fruit apparaît ultérieurement, suite à l’action d’une cause antérieure, et que cette cause, l’erreur, existe au sein de l’esprit, on déve-loppe une pratique à la racine des austérités. Ainsi, la Vue

1. Protéger la vie, pratiquer le don, respecter le célibat.2. Dire la vérité, éviter les paroles médisantes, parler avec douceur, ne pas prendre part aux bavardages.3. Ne pas avoir de pensées avares, avoir des pensées bienveillantes, ne pas penser la réalité de façon erronée.

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parfaite, c’est, après avoir renoncé et purifié cette erreur, de désirer obtenir le Fruit [de la vertu] postérieur.

[6. Le véhicule des ascètes]Les ascètes franchissent la deuxième porte par le moyen

des quatre infinis et des dix vertus. Les quatre infinis sont l’amour infini, la joie infinie, la compassion infinie et l’équanimité infinie. L’amour, c’est protéger complètement ; la compassion, c’est soutenir avec empathie ; la joie, c’est se réjouir du bonheur des êtres ; l’équanimité, c’est ne pas faire de différence dans cette joie. Les dix vertus sont les mêmes que celles qui ont été énoncées précédemment.

L’action pratique consiste dans les disciplines des hommes et des femmes. La discipline des hommes compte quatre règles principales, dont la forme développée atteint deux cent cinquante règles. Les quatre [fautes] principales sont : prendre la vie, ne pas pratiquer le don, ne pas garder le célibat, parler pour tromper. […] La discipline des femmes compte huit règles principales, dont la forme déve-loppée atteint trois cent soixante règles secondaires. Parmi les huit [fautes] principales, on range, en plus des quatre fautes principales énumérées ci-dessus, le désir déviant, les pensées blessantes, fomenter la division et se mettre en colère. […] Respecter ces règles sans les corrompre et avec pureté, voilà en quoi consiste l’action pratique.

Enfin, la Vue à comprendre réside dans la compréhen-sion du fait que les choses appréhendées comme [objets] extérieurs sont des atomes et dans la compréhension de ceci, que la conscience intérieure qui [les] saisit est

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momentanée. Soutenir que ces deux [types d’étants] exis-tent ultimement, voilà ce qu’est la Vue.

[7. Le véhicule des alpha blancs]En troisième lieu, les alpha blancs franchissent les neuf

portes qui sont les supports du service liturgique de la divi-nité et les dix-huit portes qui sont les rituels secondaires. […]

L’action pratique consiste en gestes rituels (mudrā) comme action du corps, à réciter le mantra et [la syllabe] du « cœur » comme action de la parole, et à cultiver les trois modes du samādhi comme des actions de l’esprit.

La Vue à comprendre est semblable à la lune qui appa-raît sur l’eau ou à l’arc-en-ciel qui apparaît dans le ciel. En effet, tous les phénomènes que l’on peut rassembler sous les termes d’univers et d’êtres, de saμsāra et de nirvā�a, sont, depuis l’origine, la gnose primordiale aperceptive. On doit considérer que tous les mondes que compte l’uni-vers sont des palais célestes divins et voir que tous les êtres qui y habitent ont des corps de dieux et de déesses. Pour autant, c’est l’absence de substantialité de ces visions que l’on comprendra.

[8. Le véhicule des shen primordiaux]Les shen primordiaux empruntent la porte qui est celle

de l’Élément et de la gnose primordiale. Ce qu’on appelle l’Élément, c’est le substrat qui est imperturbable. La gnose primordiale, c’est l’Intelligence lumineuse et sans obstruc-tion ; on la franchit par [les pratiques de] la luminosité et l’immobilité.

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L’action pratique : des assemblées de pures divinités sont parfaites au regard de leurs caractéristiques et de leurs signes ; et être parfait, sans aucune corruption, c’est [ce que l’on appelle] l’action pratique.

La Vue à comprendre, c’est que, depuis l’espace des apparences non-nées, l’Intelligence surgit sans obstruc-tion, ou encore c’est comprendre que l’Élément et la gnose primordiale sont dénués de dualité. […]

[9. Le véhicule excellent]Parmi ces véhicules, ce texte-ci1 enseigne l’excellence

générale de tous les véhicules : comme l’activité béati-fique de ce grand véhicule2 n’est pas embrassée dans les huit véhicules [précédents], il est général, et comme il ne saurait y avoir d’accomplissement plus éminent que [dans] ce véhicule supérieur, il est excellent. Ainsi, ce qui est le général et l’excellence des neuf véhicules progressifs est désigné conventionnellement par rapport aux huit véhi-cules précédents.

D’abord on franchit la porte du grand véhicule non pas comme dans les véhicules inférieurs par [des raisonnements sur] les idées fictives, le sujet et l’objet, etc., mais par l’état d’équilibre [méditatif], par la grande gnose primordiale née d’elle-même et dénuée de dualité.

L’action pratique ne s’accomplit pas par un effort, comme dans les véhicules inférieurs, mais par les quatre

1. Les Neuf Cycles secrets sur l’esprit d’éveil.2. « Grand véhicule » s’applique ici à l’enseignement de la « Grande Perfec-tion » en particulier et non au Mahāyāna en général.

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pratiques de la Vue que sont l’unicité, l’absence d’artifice, l’absence absolue et l’établissement spontané.

La Vue à comprendre ne consiste pas, comme avec les véhicules inférieurs, à tendre vers un objet, mais elle est établissement spontané, libre de tout défaut ; on regarde les [deux] vérités comme indissociables et libres des extrêmes, comme le Corps du Bön, comme la bouddhéité originelle.

Kutsa Dawö, Les Neufs Cycles secrets de l’esprit d’éveil (Rgya mtsho mtha’ yas skor),

viiie siècle, rédigé au xiie siècle

� l’éducation – la pensée – la vertu – la sagesse – la mort – les passions – la morale – Dieu

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13. « L’éveil est-il graduel ou subit ? »

������� ���0��%��Coffre au trésor bleu

Le Coffre au trésor bleu (Be’u bum sngon po), ouvrage popu-laire issu de la tradition Kadampa, est une synthèse versifiée de l’ensemble du chemin du Mahāyāna, admirablement écrite et bien développée, composée par Geshé Dölpa (Dge-bshes Dol-pa, fin du XIe siècle). Elle s’accompagne d’un commentaire détaillé de son disciple, Lhadri Gangpa (Lha-’bri sgang-pa). Le passage traduit ici est tiré d’un chapitre qui apporte des précisions sur un thème important de la pensée du Madhyamaka : la relation exacte entre le discernement, ou sagesse (skt. prajñā, tib. shes rab), et les moyens habiles (skt. upaya, tib. thabs). Il commence, d’une manière signi-ficative, par un rappel du débat, dans le Tibet du VIIIe siècle, entre le maître de Chan chinois Heshang (« le moine ») et le philosophe indien Kamalaśīla. Il apparaît clairement dans le texte, cepen-dant, que l’on connaissait encore une version des enseignements du Chan au XIe siècle dans l’extrême Est du Tibet, tandis que l’ordre Kadampa se constituait dans les régions occidentales et centrales. Le récit de la confrontation des deux approches opposées de l’éveil représente donc, sans aucun doute, des conflits au sein de la pensée religieuse tibétaine, toujours à l’œuvre du vivant même de l’auteur.

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Autrefois, en ce qui concerne la méditation sur la vacuité, apparurent à la fois le dunmenpai, ou parti de l’accès soudain, et le jianmenpai ou parti de l’accès graduel1. La voie de l’accès soudain remontait à Ærya Kæ‡yapa par le maître Dharmatala2, qui diffusa cette voie en Chine jusqu’aux rives de l’océan. Plus tard, le moine chinois appelé Heshang Moheyan vint à Samyé, après quoi une division survint entre les partis gradualiste et subitiste. Parce qu’ils étaient en conflit, le roi n’était point content. […]

À Jangchubling, le Roi s’assit à la tête [de l’assemblée], avec le maître Kamalaśīla et le Heshang assis sur des trônes de lions à sa droite et à sa gauche. On donna une fleur à chacun d’entre eux, qu’il dut tenir à la main, et le Roi dit : « Il vous faut maintenant enseigner ce que vous savez, sans fatuité, et offrir la fleur à quiconque aura les raisons les meilleures. »

Le Heshang chinois dit : « L’esprit est produit par la pensée. Du fait du karman vertueux ou non-vertueux, l’on erre dans le saμsāra et les mauvaises destinées, éprouvant de la souffrance. Puisque c’est sans “penser”, sans rien faire du tout, que chacun se libérera du saμsāra, que l’on ne “pense” pas du tout.

“Aussitôt que le vautour, le roi des oiseaux, prend son essor,

Tous les petits oiseaux sont sous son ventre.Quand on atteint les cimes du Mont Meru, sommet

souverain,

1. D’une manière significative, le texte fait ici usage des termes chinois, suivis de leurs traductions tibétaines.2. C’est-à-dire Bodhidharma, le premier patriarche du Chan en Chine.

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Toutes les petites collines sont sous son ventre.”De même, quand le discernement est cultivé [au moyen

de] la méditation, la générosité et les autres [vertus] s’y trou-vent incluses. Car la générosité et les dix autres pratiques religieuses1 qui sont mentionnées ont été prêchées à l’usage de personnes dont les facultés sont émoussées. Ceux dont les facultés sont aiguës, qui ont antérieurement affiné leur intellect, y accèdent immédiatement, sans penser, sans conceptualiser, sans objectifier. Et cela est comme le dixième niveau2. »

Le maître Kamalaśīla répartit : « Le roi des oiseaux, lui aussi, fend le ciel en volant un coup d’aile après l’autre. Même sur les versants du Mont Meru, pic souverain, l’on s’avance un pas après l’autre. Semblablement, même ceux dont les facultés sont aiguës et qui ont compris la vacuité s’avancent en cultivant la méthode. Puisqu’il en est ainsi, ce que vous avez dit, c’est-à-dire : “Dès maintenant, l’on ne ‘pensera’ à rien”, manque de sagesse. Car, sans cela, comment le yogin pourrait-il [s’adonner à] la culture médi-tative du non-conceptuel ? Si l’on médite en se disant : “Je ne me rappelle pas les activités mentales”, alors on est en train de se rappeler les activités mentales. Dans ce cas, si l’on prend la simple absence de réminiscence et d’activité mentale pour la non-conceptualité, alors, sans le discerne-ment, qu’y aurait-il de si remarquable dans l’absence de

1. Copier les Écritures, accomplir des rites d’adoration, pratiquer la générosité, écouter le Dharma, le mémoriser, le lire, l’enseigner, le réciter, réfléchir sur son sens et en cultiver le sens par la contemplation.2. C’est-à-dire le dixième niveau du chemin des bodhisattva, à partir duquel le niveau suivant est l’atteinte de la parfaite bouddhéité.

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réminiscence et d’activité mentale ? Et alors, en l’absence de discernement, comment la vacuité serait-elle comprise ? Faute de la comprendre, comment bannirait-on les voiles ? En effet, si l’on pouvait y parvenir, alors tous seraient libérés, et, de ce fait, cette absence de réminiscence et d’ac-tivité mentale [dont vous parlez] est d’une insigne idiotie, car elle nous écarte bien loin de l’aube de la gnose authen-tique. Mais, tout à l’opposé de cela, la gnose sans élabora-tion, qui surpasse le monde, se produit chez les personnes ordinaires [pourvu] qu’elles aient cultivé les méthodes par le truchement desquelles tous les voiles sont répudiés. C’est pourquoi le discernement impliquant la méthode, habile à l’égard des deux vérités, conduit à résider dans le degré de l’état de buddha sans [nul] voile. »

Quand il eut dit cela, le parti de l’accès subit concéda sa défaite et répandit les guirlandes de fleurs. Le Roi dit alors : « Si, à l’instar du parti de l’accès soudain, on rejette les dix actes religieux et l’on ferme la porte de l’entraînement spirituel, cela a l’inconvénient de faire décliner la doctrine et [d’empêcher] que la foi se développe. Pour ce qui est de la vue, reportez-vous donc à celle du maître Nāgārjuna, et pour la méditation, fiez-vous aux trois [degrés de la] sagesse, en cultivant par la méditation la quiétude et la pénétration. »

Pour cette raison, quant à la tradition [de l’accès soudain], le vénérable Setsün1 a dit : « Quoique je la connusse bien, je n’ai pas consacré fût-ce un seul instant à la méditer. La

1. Setsün (Se-btsun) était un maître qu’avait antérieurement suivi Dromtön (’Brom-ston, 1004-1064), le principal disciple d’Atiśa. Son témoignage suggère que la tradition tibétaine du Chan était encore en activité vers le début du xie siècle.

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raison pour laquelle je ne l’ai point méditée, c’est que c’est la culture méditative du discernement et elle seule qui est la voie du grand véhicule ; et c’est pour cela que Kamalaśīla et les autres de ceux qui ont mis les grands chars en mouve-ment ont réfuté et rejeté [cette tradition] par le double biais de l’autorité de l’Écriture et de la raison. »

Lhadri Gangpa, Coffre au trésor bleu (Be’u bum sngon po), xie siècle (?)

� la méditation – la vertu – la pensée – la sagesse

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14. « Exercices pour progresser »

par Ati‡aLe Collier de joyaux des bodhisattva

Le Collier de joyaux des bodhisattva est un court traité d’éthique attribué à Atiśa, qui reflète certaines tendances nettement associées à son enseignement ; il est toutefois troublant à certains égards et l’histoire exacte du texte reste à établir. D’une manière générale, il est représentatif d’un genre important, qui s’est développé chez les Kadampa, que l’on appelle lojong (blo-sbyong), terme qui peut être rendu par entraînement, purification ou affinement de l’esprit, ou encore « exercices spirituels », au sens du judicieux emprunt de Pierre Hadot à Ignace de Loyola. Le lojong est censé conférer son assise à la discipline pratique par laquelle on se met en accord avec la voie du Mahāyāna en s’appliquant rigoureusement et méthodi-quement au développement de l’attitude éveillée, bodhicitta, et à éviter les pensées, les paroles et les actes qui lui sont contraires. Une vigilance constante, qui sonde scrupuleusement toutes les facettes de l’activité corporelle, vocale et mentale du sujet, est ici le fondement du progrès spirituel.

Tous les doutes doivent être abandonnés, et il faut avoir à cœur l’assiduité dans la pratique.

Renonçant au sommeil, à la torpeur et à la lassitude, je m’appliquerai assidûment et avec énergie.

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Avec vigilance, attentivement et scrupuleusement, je veillerai sur le tout des portes des sens,

Et durant les trois périodes, jour et nuit, encore et encore, j’examinerai le flux de mon esprit.

Je dois déclarer mes propres fautes, mais ne point voir les erreurs des autres.

Je dois cacher mes mérites, tout en proclamant ceux des autres.

Il faut renoncer au gain et à l’honneur ; de la gloire, on doit toujours faire fi.

N’ayant que peu de désir, je devrai toujours savoir gré des bontés que l’on a pour moi.

Il faut cultiver la bienveillance aimante et la compas-sion ; je dois me fonder sur l’esprit d’éveil.

Les dix non-vertus1 sont à bannir et il me faut être toujours ferme dans ma foi.

Colère et orgueil doivent être vaincus ; puissé-je être doué d’humilité.

Les modes de vie pervers doivent être rejetés : que je mène une vie justement réglée.

Il me faut renoncer à toutes les distractions matérielles et être paré des richesses du sublime.

Je dois renoncer à toute activité affairée et demeurer reclus en retraite.

Il me faut renoncer à tout bavardage débridé et demeurer lié par les vœux de la parole.

Quand je verrai le maître ou le précepteur, puissé-je lui présenter mes respectueux hommages.

1. Voir p. 422, notes 1-3.

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Il me faut m’appliquer à percevoir comme des maîtres les individus qui ont l’œil de la doctrine,

Non moins que les êtres qui ne sont que de simples commençants.

À la vue de tout être vivant, je dois m’efforcer de le percevoir comme un parent, comme mon propre enfant, comme un proche.

Aux fréquentations de péché, il me faut renoncer, et je dois me fier à des amis spirituels.

Bannissant les pensées de colère et de souci, j’irai là où je suis à l’aise.

Renonçant à mes désirs pour toute chose, je demeurerai dans l’absence de désir.

Par le désir, l’on n’obtient nulle heureuse destinée et la force vitale de la libération est retranchée.

Partout où paraît la bienheureuse doctrine, là je m’ap-pliquerai toujours.

Quoi que l’on ait d’abord entrepris, c’est cela qui doit être accompli en premier lieu.

Ainsi tout est-il bien accompli ; autrement, ni l’une ni l’autre [fin] n’est atteinte.

Ne me complaisant pas dans le péché, quand la superbe verra en moi le jour,

Qu’alors mon orgueil soit brisé – puissé-je me rappeler les instructions du maître !

Quand mon esprit versera dans le découragement, je le relèverai en l’inspirant.

Alors, [découragement et inspiration] devront être l’un et l’autre contemplés dans leur vacuité.

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Quand se présenteront les objets du désir ou de l’aver-sion, puissé-je les voir comme fantasmagories ou prodiges ;

Quand j’entendrai des paroles fâcheuses, puissé-je les considérer comme des échos.

Quand mon corps sera blessé, puissé-je le regarder comme s’il était le corps [de ma vie] passée.

Résidant en retraite dans des régions sauvages, puissé-je me tenir caché,

Comme la dépouille d’un animal, et demeurer libre de [tout] désir. […]

Lorsque je serai parmi la multitude, puissé-je surveiller ma parole.

Quand je serai seul, puissé-je surveiller mon esprit !

Atiśa, Le Collier de joyaux de bodhisattva (Byang sems rin chen phreng ba), xie siècle

� la vertu – l’esprit – l’action – la vertu

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15. « Les deux voies du Grand Véhicule »

par Sachen Kunga Nyingpo

Dissertation générale sur les tantra

Sachen Kunga Nyingpo (Sa-chen Kun-dga’-snying-po, 1092-1158) est largement responsable des caractéristiques qui distinguent la tradition de Sakya, à commencer par celle d’une famille aristo-cratique soutenant le Dharma en général, goûtant le raffinement dans les études bouddhiques et cultivant une compétence toute particulière dans le domaine du rituel et du yoga tantriques. Alors qu’une bonne part de la littérature consacrée au tantrisme consiste en manuels de pratique sans intérêt philosophique immédiat, un corpus d’exégèse tantrique ne s’en est pas moins développé, qui allait influencer considérablement la formation ultérieure de la littéra-ture commentariale en général.

L’un des genres que l’on trouve dans ce registre est celui des disser-tations générales sur les tantra (Rgyud sde spyi rnam), souvent utilisées comme textes de référence pour introduire les étudiants à ce domaine. Parmi les plus anciens exemples de ce genre, et parmi ceux dont l’influence a été la plus grande, il faut mentionner le court traité de Sachen dont un extrait est traduit ici.

Dans ce passage, il présente une question clé : comment, en essence, les enseignements des tantra ésotériques se distinguent-ils de ceux des sūtra bouddhiques, qui présentent la voie exotérique de la « Perfection de Sagesse » ? Les remarques synthétiques sur l’état de buddha par lesquelles il commence son exposé allaient être dévelop-

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pées, comme on va le voir, dans l’œuvre de son fils Sonam Tsemo (cf. texte19 ci-dessous).

En général, quoiqu’il y ait bien des divergences entre les voies et les systèmes philosophiques, le fruit indépassable est dit être obtenu dans le seul degré du parfait éveil authen-tique. Et c’est cela qui est appelé « buddha parfait » ou, de même, « l’homme de la femme de sagesse1 » ou « le treizième niveau qui est la gnose du détenteur du vajra2 », ou encore le « grand sceau qui est l’accomplissement suprême ». On en parle dans ces termes-là et sous d’autres [vocables].

Qu’il n’y ait qu’un seul fruit culminant, cela est affirmé dans le Tantra de la glorieuse embrassade (Śrīsaμpu†a) :

« Parce qu’au moyen de nombreuses doctrinesUne seule libération [est atteinte],De même que l’océan [rejoint] par [divers] fleuves ;Ainsi n’y a-t-il pas une multiplicité de buts. »Mais, demandera-t-on, comment se fait-il qu’il n’y ait pas

plus d’un fruit ? – C’est parce qu’il est dit que « buddha » signifie la réalisation du mode d’être des choses, et que cette nature est une. Mais, parce qu’il y a beaucoup de divergences entre les systèmes philosophiques, bien que le mode d’être soit unique, il est dit dans le Tantra ultérieur de l’embrassade (�������� rgyud phyi ma) :

«  Par les fleuves et le domaine océanique, [dans le quatrain cité plus haut,] des exemples de l’une et l’autre

1. «  La femme de sagesse  » signifie, selon la symbolique du bouddhisme tantrique, la gnose libératrice.2. Le vajra, à la fois diamant et foudre, est le sceptre rituel représentant la clarté et l’immuabilité de l’esprit, dont l’éveil parfait est réalisé en ascendant au « treizième niveau », la bouddhéité dans l’enseignement des tantra.

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chose [la diversité des systèmes philosophiques et leur unité sous-jacente] sont exprimés… »

Quant au fait qu’il est établi que la réalisation du mode d’être du fond des choses est le buddha, il est dit dans le tantra-racine :

« Grâce à la compréhension des choses, buddha suis-je… »Parmi l’ensemble des enseignements [du buddha,] ces

paroles étabissent la bouddhéité par rapport à la réalisation de l’essence de l’esprit dans sa nature fondamentale. De plus :

« Le buddha éveillé, parce que la félicité est réalisée… »Cela est établi en termes de réalisation de la gnose incor-

ruptible. De plus :« Brahmā sans voiles, le buddha en fait1… »Cela établit définitivement l’état de buddha dans les

termes de la perfection du renoncement. Ainsi est-il dit qu’il y a trois raisons qui établissent l’état de buddha.

On aboutit ainsi au fait qu’il y a deux voies : le chemin des perfections transcendantes, qui répudie le fond ; et la voie du véhicule indestructible des mantra secrets, qui ne répudie pas le fond. Cela est dit également dans le Tantra ultérieur de l’embrassade :

«  Il y a l’action qui oriente vers l’éveil sur la base de l’abandon des passions, et l’action qui oriente vers l’éveil alors même que l’on se fonde sur elles… »

De plus :« Le “Grand Véhicule” est le véhicule supérieur, c’est-

à-dire, la voie des bodhisattva avec son fruit. Parce qu’il

1. Brahmā : le dieu créateur hindou, signifie, dans ce contexte, la pureté de l’éveil.

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procure l’union avec les sept “grandeurs1”, il est parachevé par des sūtra compilés comme ceux de la Perfection de Sagesse. Par-delà ce véhicule des perfections, le véhicule de la réalité indestructible (vajrayāna) est hautement exalté, car il est le plus grand des véhicules, par lequel on obtient bien la bouddhéité et ainsi de suite en cette vie. Ainsi ses qualités sont-elles tout à fait excellentes. »

La proclamation de deux voies en ce sens est destinée à deux types d’individus. Certains sont peu tourmentés par le désir des plaisirs sensuels et sont, de la sorte, capables de les bannir, de telle sorte que c’est à l’attention de tels aspi-rants à l’éveil qu’a été proclamé le véhicule des perfections transcendantes. D’autres sont considérablement travaillés par le désir des plaisirs sensuels et incapables de les aban-donner ; et c’est à l’attention de tels aspirants à l’éveil qu’a été proclamé le véhicule de la réalité indestructible. Le fruit qu’il s’agit d’atteindre est donc uniquement le degré de la bouddhéité ; mais les chemins qui y mènent sont [au nombre de] deux.

Sachen Kunga Nyingpo [Sa-chen Kun-dga’-snying-po], Dissertation générale sur les tantra (Rgyud sde spyi rnam), xiie siècle

� le salut – la sagesse – la morale – l’éthique – le plaisir

1. Les sept « grandeurs » de la réalisation sont : l’objectif, l’accomplissement, la gnose, l’effort, l’habilité, l’engagement et l’activité éveillée.

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16. « Comment il convient de méditer »

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La Voie selon la Grande Perfection

Bien que, comme le souligne Sachen Kunga Nyingpo, les voies des sūtra et des tantra soient distinctes, certains ont été d’avis qu’elles se réconciliaient dans les enseignements suprêmes de la « Grande Perfection » ou du « Grand Sceau », par lesquels, pensaient-ils, la gnose illuminative pouvait être révélée directement. Tel est le cas dans le passage suivant, qui est la suite de l’exposé par Longchenpa des principes de la « Grande Perfection », dont on a donné plus haut la première partie (texte 5). Le chemin, dans ce contexte, est défini en termes de pratique de la méditation qui, par-delà l’« esprit », atteint « l’essence de l’esprit », ou la gnose.

Comprenant que la matrice du buddha éveillé est en soi, l’on s’adonne à la contemplation dans cet état d’être. La contemplation peut être cultivée, après avoir développé l’esprit d’éveil selon la tradition des perfections trans-cendantes, ou bien, au-dessus et au-delà de cela, selon les mantra, où l’on est mûri par l’initiation et libéré par les instructions ésotériques. Ici, la voie où l’on cultive l’ex-périence [les présentera comme ayant] une commune essence, et sera donc conforme aux sūtra.

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Vous étant assis sur un siège confortable, vous prendrez refuge et développerez l’esprit d’éveil. Après avoir briève-ment imaginé la divinité à laquelle va votre dévotion et avoir adopté les sept principes de Vairocana1, alors, sans penser à rien, sans rien appréhender, vous vous recueillerez dans la sphère de la présence ouverte, claire et éclatante, qui n’est point appréhendée par l’intellect [mais qui est toujours présente] dans la mesure même où quelque objet apparaît. Tel est le placement dans le sens de la luminosité. […]

De plus, à ce moment-là, l’esprit et les affections de l’es-prit s’interrompent et l’on demeure dans l’essence de la présence aperceptive qui est gnose non conceptuelle. […] C’est cela même qui est la vérité absolue, dont il est dit qu’elle « transcende les objets de l’esprit et de la pensée ». Au moment où l’esprit est arrêté et la pensée transcendée, la gnose qui demeure en chacun est la réalité pareille au soleil éclatant, libéré des nuées.

Dans un tel [état d’] absorption équilibrée, afin d’en tirer parti en séparant la pure essence de la lie, asseyez-vous, quand le ciel est sans nuages, le dos tourné au soleil, et fixez de vos yeux la sphère ou la surface du ciel, de telle sorte qu’une cognition limpide, sans activité conceptuelle, surgira. Alors, parce que l’esprit est arrêté, il n’y a pas de réification qui appréhenderait les objets apparents comme des étants externes et séparés et qui saisirait l’esprit comme un étant interne distinct. Ainsi, comme on ne conçoit ni

1. C’est-à-dire la posture contemplative du buddha Vairocana.

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l’entité ni la non-entité, sans réifier un troisième terme préhensile à côté de ce couple, on est en paix. […]

Alors, la fin pour laquelle l’esprit a été arrêté est le dévoi-lement de la présence, corps de gnose. C’est là l’un des aspects de la formule :

« Cet arrêt de l’esprit est rendu manifeste par le Corps… »S’il y a concentration authentique, il s’avère qu’il n’y a

plus de vacillement hors de la disposition de la présence entièrement libre à l’égard du substrat universel, de l’esprit qui est conscience-substrat, de la cognition intellectuelle et des consciences des cinq portes [des sens]. […]

Grâce à la culture d’une telle méditation, les trois expé-riences de la félicité, de la clarté et de l’absence de pensées discursives se produiront naturellement, de même que d’autres [expériences], sans limites…

Longchen Rabjam, Le Fond selon la Grande Perfection (titre tibétain), xive siècle

� l’esprit – la conscience – la méditation – le salut

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17. « Les trois principes du chemin »

����.��/!,�%�����Les Trois Principes du chemin

Jé Tsongkhapa (Rje Tsong-kha-pa, 1357-1419), le fondateur de l’ordre Gelukpa, s’est acquis une gloire universelle par son admi-rable traité de la Grande voie graduée vers l’éveil (Byang chub lam rim chen mo), commentaire développé de la Lampe de la voie de l’éveil d’Atiśa. Il y vient à bout, en effet, d’une synthèse de toutes les facettes de la doctrine du Mahāyāna. Les instructions relatives au chemin étaient clairement l’une de ses préoccupations princi-pales et, à côté de la Grande voie graduée, il composa plusieurs écrits complémentaires, les uns d’étendue moyenne, les autres plus abrégés, résumant son approche de cette question. Le bref texte ici traduit, Les Trois Principes du chemin (Lam gyi gtso bo rnam gsum), est son exposé le plus condensé, et aussi bien l’un des plus populaires. Il est communément mémorisé par des membres de l’ordre Gelukpa aux fins de récitation quotidienne ; de même est-il fréquemment enseigné au sein de cet ordre. Les trois points abordés – le renoncement, l’aspiration à l’éveil et la sagesse qui reconnaît que la réalité est produite de manière conditionnée et qu’elle est vide – introduisent les thèmes-clés qui sont traités in extenso dans l’œuvre majeure de cet auteur.

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[Le renoncement]Sans renoncement authentique, on lutte pour le bonheur

dans l’océan des possibilités mondaines, où il n’est nul moyen de parvenir à la quiétude. Puisque la soif du monde est une entrave pour les êtres corporels, je préconise le renoncement en premier lieu.

Se rappelant que cette féconde occasion [d’une naissance humaine] est malaisée à obtenir et qu’il n’y a pas de conten-tement en cette vie, on se détourne des apparences de la présente existence. Considérant le caractère inéluctable de la causalité karmique et les souffrances de la farandole mondaine, l’on se détourne des [espoirs] spécieux à l’égard des prochaines vies. Ayant cultivé cela, on ne soupire pas une seconde après les voluptés du monde. Quand la pensée de la libération se présente [en nous] jour et nuit, alors, en vérité, le renoncement est là.

[L’aspiration à l’éveil]Si au renoncement ne s’ajoute pas une pure aspiration

à l’éveil, alors il ne constitue pas [à lui seul] le fondement [permettant d’atteindre] la parfaite félicité de l’éveil insur-passable. C’est pourquoi il convient que les avisés culti-vent la suprême aspiration à l’éveil.

Ceux qui furent nos mères [dans le cycle des renais-sances] ont été emportés par les quatre terrifiantes rivières [de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort] ; ils sont entravés par les liens étroits et très solides du karman. Ils sont pris aux rets de fer de l’égoïsme et égarés dans l’épais brouillard de l’ignorance. Renaissant encore et encore parmi les possibilités illimitées de l’exis-

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tence, ils [se voient] constamment infliger les trois souf-frances1. Pensant à leur condition, il nous faut aspirer à l’éveil.

[La sagesse]Sans la sagesse qui comprend le mode d’être, même en

cultivant le renoncement et l’aspiration à l’éveil, on ne pourra trancher les racines de l’existence mondaine. C’est pourquoi il faut s’appliquer à comprendre la production conditionnée.

Celui qui percevra le caractère inéluctable de la causa-lité en ce qui concerne les phénomènes du saμsāra et du nirvā�a et qui aura démoli toutes les visées réifiantes, s’en-gagera dans la voie qui est agréable aux buddha. Toutefois, ce qu’a réalisé le Sage n’est point conçu tant que seront compris comme [deux choses] séparées [d’une part] le caractère inéluctablement conditionné des apparences et [d’autre part] la vacuité sans contrepartie positive2. Quand [ces deux choses se manifestent] à la fois, sans alterner, et que c’est à même la perception de l’inéluctable copro-duction conditionnée que se dissolvent toutes les positions

1. Les trois souffrances sont les troubles provoqués par les peines, par les changements, et par la nature même de l’existence conditionnée.2. La vacuité sans contrepartie positive est l’assertion selon laquelle les phénomènes sont vides d’existence propre, sans affirmer en contrepartie une quelconque autre forme d’existence. Il s’agit d’une pure et simple négation, ou d’une négation sans plus, n’engageant pas une affirmation qui viendrait remplacer la négation. Dire que les phénomènes sont vides, pour Tsongkhapa, ce n’est pas laisser la place vide être remplie par autre chose de plein. À ceci près, toutefois, que, pour Tsongkhapa, le phénomène n’est pas vide de lui-même, mais seulement de l’existence inhérente qui lui avait été faussement imputée et qui, seule, constitue l’« objet de réfutation » (tib. dgag bya).

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relatives à l’appréhension de l’objet à déterminer, alors l’analyse des points de vue est parvenue à sa conclusion. De plus, si l’on sait que c’est la vacuité qui se manifeste en tant que causalité, [autrement dit, si l’on connaît] les apparences sans réifier l’existence, et la vacuité sans réifier l’inexistence, alors on ne sera pas emporté par les vues extrêmes.

Jé Tsongkhapa [Rje Tsong-kha-pa], Les Trois Principes du chemin (Lam gyi gtso bo rnam gsum),

xive- début xve siècles

� la sagesse – le bonheur – la morale – l’éthique – le salut

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18. « Un rêve de la Raison »

����3���%���*4����+,�&�La Voie épistémique

Dans les cercles bouddhistes, on s’est quelquefois opposé sur la question de savoir si les doctrines de logique des philosophes indiens Dignāga et Dharmakīrti avaient une quelconque fonction sotério-logique, ou ne constituaient qu’un organon aux fins de connais-sance spéculative. Toutefois, nombre de penseurs tibétains formés dans les traditions de ces auteurs comprirent leur pensée en l’asso-ciant à un programme précis d’exercices spirituels. Cette tendance est bien illustrée par les écrits d’un grand maître du XVIIIe siècle, Changkya Rölpé Dorjé (1717-1786), personnage d’importance capitale dans les affaires religieuses de l’empire mandchou en son temps. Le texte ci-dessous, intitulé La voie épistémique (Tshad ma lam rim), est l’un de ses écrits les plus prisés, mais aussi l’un des plus énigmatiques. Il rapporte en effet un rêve visionnaire, dans lequel les relations entre l’étude systématique de l’épistémo-logie de Dharmakīrti et la progression sur la voie bouddhique sont établies en termes généraux. Tenu caché pendant la dernière année de la vie de Changkya – sans aucun doute pour éviter le soupçon de vouloir lui faire attribuer le statut de révélation onirique –, il fut cependant publié de manière posthume dans la magnifique biographie que lui consacra son disciple Thuken (1737-1802). Le texte ne se propose pas d’examiner tel ou tel argument en détail, mais présente bien plutôt une stratégie pour faire usage de l’étude de la théorie de la connaissance de Dharmakīrti au service de la démarche sotériologique du bouddhisme. L’aspect visionnaire du

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texte tend à saper l’idée selon laquelle il y aurait eu une profonde scission entre l’univers des logiciens et celui des mystiques au sein du bouddhisme. Changkya, en situant son dispositif de rationalité bouddhique dans le cadre d’un rêve visionnaire, supprime en effet l’abîme censé séparer la raison de l’expérience religieuse.

Moi, Rölpé Dorjé, je me rendis au Mont Wutai1, demeure suprême de l’émanation de 5�6&����%�,��, durant l’année bois-serpent du treizième cycle (1785). […] Pendant la retraite [que j’y fis], j’eus l’expérience de toutes sortes d’états altérés [de conscience], dans lesquels expé-rience spirituelle et songe se mêlaient. Dans la plupart des cas, il paraissait s’agir d’expériences mélangées de présages d’obstacles, de telle sorte qu’il était difficile d’y démêler le bon du mauvais. Toutefois, il y en avait quelques-unes qui me portèrent à me demander fréquemment si elles pouvaient [procéder] de la bénédiction du maître et de la divinité. Quand je quittai ma retraite et m’en retournai [à Pékin], […] j’eus en mon esprit diverses expériences plai-santes. [Une nuit,] je m’endormis en récitant une prière à Mañjuśrī au moment de m’assoupir. Alors, à un moment donné où j’avais le sentiment d’être comme à l’état de veille, quelqu’un arriva brusquement et, comme je lui demandais qui il était, il répondit : « Je suis Jamyang2 ». Je pensai que ce devait être mon moine appelé Jamyang, qui dormait dans l’antichambre, et j’allais y voir. Comme ma vue n’était pas claire, je ne vis ni la forme, ni les vêtements

1. Wutaishan. C’est la montagne sacrée du bodhisattva 5�6&���� dans la province chinoise du Shanxi.2. Le nom tibétain « Jamyang » traduit le sanskrit 5�6&����. Ici le terme est donc équivoque.

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d’un être humain. Mais, juste à ce moment-là, apparut un jeune religieux, de petite taille, portant une tunique neuve de soie jaune. […] Alors, le souvenir me passa soudain par la tête des [premières lignes du Commentaire versifié sur la critériologie (Pramā�avārttika) de Dharmakīrti]. Tout d’un coup, ce petit religieux se trouvait assis là, et bien qu’il ne fût pas apparent qu’il parlât, une voix [se fit entendre] à mes oreilles :

« Ce Commentaire versifié sur la critériologie est un traité suréminent ! La foi envers notre maître et son enseigne-ment qui atteint la [plus grande] profondeur devrait se faire jour chez ceux qui travaillent à la libération et à l’om-niscience. Sur ce point, c’est parce que la certitude apportée par la raison pure ne se produit pas chez les fidéistes que, bien qu’ils puissent connaître une foi convaincue, il [leur] est difficile de passer par-delà une [foi] conditionnelle. Si la certitude naît sur la base de la raison authentique, cependant, elle ne sera pas renversée par les circonstances ; une disposition stable sera [alors] établie. […] De ce fait, comprenant que l’abondance de propos chez les étrangers [à la foi bouddhique] à propos de la libération et des voies qui y mènent n’est qu’un babil infantile, on ne viendra à l’irrésistible avènement d’une foi profonde à l’endroit de notre Maître et de son enseignement, à laquelle on sera parvenu sur la voie de la raison.

De plus, quand on se livre à l’examen de la proclama-tion des quatre vérités1 par le Seigneur Buddha, avec toutes

1. Les quatre vérités du bouddhisme canonique : la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin qui conduit à cette cessation.

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les prescriptions, les proscriptions et les méthodes [qui en découlent, on découvre qu’] il n’y a [là] pas même le plus léger défaut, la plus petite contradiction, le moindre manque de preuve ou la plus petite [chose laissée] incertaine. Davantage, quand on explore toutes les raisons formulées [dans l’enseignement du Buddha] au moyen de l’étude et de la réflexion, il [s’avère qu’elles] pénètrent vraiment le cœur du sujet. Réfléchissez sur cette [pénétration intellectuelle], en la mêlant avec votre expérience présente : ces plaisirs et ses peines divers, qui se produisent maintenant dans le cours de nos activités, sont des accidents éphémères. Il est expéri-mentalement prouvé que ces plaisirs et ces peines, quel que soit leur degré d’intensité, surviennent sur la base de causes et conditions. Ayant pris cela en compte, [l’on en vient à comprendre que] les agrégats d’appropriation dépendent assurément de causes et que ces causes elles-mêmes ne surgissent pas de causes permanentes ou hétérogènes. Ainsi accède-t-on à la pensée que [les enseignements sur l’imper-manence, la souffrance et la causalité, tels] qu’ils ont été proclamés par le Maître, sont établis de manière certaine. »

Changkya Rölpé Dorjé, La Voie épistémique (Tshad ma lam rim), xviiie siècle

� la sagesse – la foi – la raison – la pensée – la méditation – la connaissance

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IV. Le fruit : l’éveil à l’état de Buddha

Le savant belge Louis de la Vallée Poussin (1869-1938) forgea le terme « bouddhologie » pour nommer la part de la pensée boud-dhique consacrée à la spéculation relative à la nature du plus haut éveil s’incarnant dans la figure du Buddha. Les Tibétains ont hérité de nombreuses sources indiennes, y compris des tantra, un riche éventail de réflexions dans ce domaine, sur la base desquels ils s’appliquèrent à construire des théories claires et cohérentes sur la bouddhéité. Dans cette entreprise, les notions d’« incarnation » ou de « structure incorporante » (skt. kāya, tib. sku) ont eu une place centrale, représentant les dimensions métaphysiques de l’éveil, ainsi que celle de « gnose » (skt. jñāna, tib. ye shes), autrement dit l’éveil dans son aspect noétique. En rapport avec ces principes fondamentaux, les notions relatives à la parole, aux qualités et activités des buddha furent également analysées dans le plus grand détail. Toutefois, l’élaboration de la théorie de la bouddhéité occa-sionna le surgissement d’un certain nombre de problèmes philo-sophiques, outre la production d’une métalangue dans laquelle il

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s’agissait de décrire l’éveil. En effet, il s’avéra nécessaire de réflé-chir aussi au statut, précisément, des termes de cette métalangue elle-même. Ces termes correspondaient-ils à des attributs réels du monde, tel qu’il se révèle lors de l’éveil, ou bien ne sont-ils que des désignations conventionnelles développées afin de décrire ce qui, en dernière analyse, serait une réalité surpassant toute possibilité de description verbale ? Les premiers passages donnent un aperçu de la manière dont les principaux penseurs ont traité de la bouddhéité, tandis que les deux derniers comportent des réflexions sur le statut conceptuel de la discussion elle-même.

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19. « À quoi reconnaît-on Buddha ? »

����1,����/!�,Dissertation générale sur les tantra

Le célèbre maître sakyapa Sonam Tsemo (Bsod-nams-rtse-mo, 1142-1182) était le fils de Kunga Nyingpo, dont on a vu plus haut un passage de la Dissertation générale sur les tantra (texte 15). Sonam Tsemo, composant un ouvrage de même titre, se conforma étroitement aux grandes lignes établies par son père, mais développa un exposé de bien plus ample portée. Comme on va le voir, bien que cet écrit soit à certains égards un commentaire, le traitement que donne Sonam Tsemo de la conception tantrique de la boudd-héité comporte une élaboration plus complète de plusieurs des points résumés par son prédécesseur et une réflexion plus approfondie à leur sujet. L’un des attraits de son œuvre, qui est aussi la raison pour laquelle elle est appréciée jusqu’à nos jours, est l’acuité peu commune avec laquelle l’auteur examine les présupposés philoso-phiques et doctrinaux nécessairement impliqués par les questions tantriques dont il traite. En outre, du moins dans l’original tibé-tain, le style de Sonam Tsemo se caractérise par une fluidité et une clarté grâce auxquelles il se lit encore aisément, même huit siècles après la composition de ses œuvres.

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D’une manière générale, l’objectif à viser, autrement dit le fruit culminant qu’il s’agit d’obtenir, est dit être l’in-surpassable et authentique degré du parfait éveil. Quelles sont donc, tout d’abord, les caractéristiques définissant un buddha ?

On dit, en fait, qu’elles sont [au nombre de] trois : une compréhension irréversible du mode d’être des étants ; le fait d’être parfaitement pourvu de la félicité incorruptible ; et le bannissement de toutes les souillures occultantes. C’est par les transmissions scripturaires que l’on apprend qu’il en est ainsi :

« Grâce à la compréhension des choses, buddha suis-je… »Et :« Le buddha éveillé, parce que la félicité est réalisée… »Et :« Brahmā, sans voiles, le buddha en fait… »Entre ces trois choses, de plus, pour commencer, ce

qui est appelé « le dévoilé » est la base (rgyu). Il y a trois [espèces de] voiles, lesquelles comprennent tous les voiles [particuliers] : l’inimitié et [autres affects] sont les voiles passionnels ; les voiles du connaissable sont les obstacles à la connaissance des choses toutes autant qu’elles sont et les obstacles à la connaissance des choses telles qu’elles sont ; et il y a ce que l’on appelle le voile du recueillement. L’« absence » est la totale non-existence. C’est pourquoi, puisque le bannissement [de ces voiles] est parfaitement accompli, [le terme de] buddha comporte la signification « éveillé », comme un homme l’est du sommeil [où il était plongé].

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En réalisant ce type de continuum (skt. tantra, tib. rgyud), l’on comprend le mode d’être des étants, dans toute l’étendue des réels, et, en intention, conformément à la Réalité. Quand on aura acquis l’intégrale maîtrise de cette profonde conjonction, l’étendue de la réalité et la gnose s’unifieront en tant que structure incorporante de la réalité (skt. dharmakāya, tib. chos kyi sku) ; et il est dit que, grâce à un tel accomplissement, l’on atteint à la félicité. Pourvu des structures incorporantes, des gnoses, etc., – [c’est-à-dire de toutes] les qualités immenses d’un buddha – il y a ce que l’on appelle « la félicité impliquant libération ».

Ainsi ces deux [choses, la réalisation de la félicité et de la félicité impliquant libération] sont purement et simple-ment un déploiement et épanouissement de l’esprit, à l’exemple d’un lotus qui s’ouvre, d’où vient que le [mot] buddha est chargé du sens [« épanoui »]. Telle est la perfec-tion de gnose.

De la sorte, par le biais de chacun de ces trois [aspects] également, toutes les autres qualités [de l’éveil] peuvent-elles être implicitement connues. De surcroît, bien que nombre de qualités des buddha soient décrites en divers sūtra, tantra, kalpa et śāstra, on s’en tiendra ici à l’explica-tion de ces trois, en accord avec ce que le maître authen-tique [Kunga Nyingpo] a déclaré être tiré des transmissions scripturaires du Hevajratantra et de La Glorieuse embras-sade (Śrīsaμpu�a). Il est à savoir que toutes les caractéris-tiques (ou qualités) d’un buddha y sont incluses.

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[Il n’y a qu’un but]Le second point, c’est la démonstration de l’unicité du

fruit suprême. Ici, deux [rubriques] : la démonstration qui détermine son unicité et la réponse aux objections à ce sujet.

Premièrement : en général, et quoiqu’il y ait diverses voies, le point culminant est unique. Cela est affirmé dans la Glorieuse embrassade :

« Parce qu’au moyen de nombreuses doctrinesUne seule libération [est atteinte],De même que l’océan [rejoint] par [divers] fleuves ;Ainsi n’y a-t-il pas une multiplicité de buts. »Dans le Tantra ultérieur, de même, il est dit que l’exemple

des fleuves et de l’océan s’applique des deux manières ; qui plus est, il y est dit que, comme les nombreuses rivières confluent dans un même océan, il ne se peut faire qu’elles se donnent comme distinctes. Ainsi est-il démontré que, bien qu’il y ait nombre de systèmes philosophiques, il n’y a qu’un seul mode d’être et que, quoiqu’il y ait diverses voies, il n’y a qu’un seul aboutissement final.

Ainsi, quant au fruit culminant, c’est-à-dire la réalisa-tion du mode d’être des étants, puisque ce mode d’être est sans diversité, l’aboutissement final ne [saurait] être multiple. De plus, il est « un » parce que la perfection de la gnose et du bannissement [des souillures] est d’une espèce unique, mais ce n’est pas [à dire] qu’il n’y ait qu’une seule essence substantielle, comme dans le cas de la fusion dans l’ātman telle que les Tīrthika la présentent.

Deuxième [point], les objections auxquelles il faut répondre à ce sujet comportent, d’une part, l’argument

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selon lequel il y a une diversité de systèmes philoso-phiques, et, d’autre part, celui selon lequel trois véhicules ont été enseignés [par le Buddha].

Pour ce qui est du premier, si l’on objecte que « Le mode d’être des étants est divers, puisqu’il est manifeste qu’il y a une multiplicité de systèmes philosophiques, telle [la doctrine des] extrémistes [sur] le Soi », alors [nous répondrons que] l’apparence de diversité est une fiction [projetée par] les nombreuses pensées de chacun, chez ceux qui n’ont pas réalisé le point culminant. Pour ceux qui l’ont réalisée, il n’est rien de divers en dehors du profond devenir contingent des phénomènes. Il en va par exemple comme des fleuves qui paraissent au-delà de la mer ; quand ils se fondent dans l’océan, [leurs eaux] n’ont plus qu’un seul goût ; ou comme de l’orbe solaire où, selon l’objet de chacun, se manifestent diverses apparences. Ou encore, [il en va comme] quand cent aveugles touchent un éléphant et que leurs sensations particulières semblent diverger [quant à l’identité de l’objet touché].

Deuxièmement, ceux qui objectent que trois véhicules ont été enseignés peuvent penser que « Le Seigneur, l’at-tention dirigée vers trois types spirituels [distincts], a parlé de trois espèces d’éveils. Comment cela doit-il s’en-tendre ? ». Mais il a présenté les fruits de chemins tran-sitoires afin de guider par des médiations les [individus] moins avancés. C’est là ce que l’on appelle la preuve du fait qu’il n’y a qu’un seul véhicule. Et c’est purement et simplement ce [fruit du véhicule unique] que l’on nomme la vue réalisée. Puisque l’engendrement de l’esprit d’éveil est le point de départ du chemin et parce qu’il est éclairci

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par cela, il est enseigné d’abord. Et comme le sens de ce [point] est élucidé par tous les traités qui établissent l’Au-thentiquement Réel, tels les traités du Madhyamaka, c’est là que l’on s’en instruira en détail.

Sonam Tsemo [Bsod-nams-rtse-mo], Dissertation générale sur les tantra (Rgyud sde spyi rnam), xiie siècle

� la sagesse – le bonheur – les passions – le savoir – la pensée – la méditation – le salut – l’Être

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20. « Comment accéder à l’état de parfait éveil ? »

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Le Fruit selon la Grande Perfection

Le texte ici présenté est la suite de l’exposé de la « Base  », du « Chemin » et du « Fruit » par Longchen Rabjam (textes 4 et 16). Conformément aux passages précédents, on verra que l’accent est mis sur les qualités intrinsèques de la Présence, cette bouddhéité qui est donnée à l’état latent dans les structures de la base même.

Par la connaissance de la base et la culture méditative du chemin, on se purifie des souillures de l’esprit et des affections de l’esprit, qui voilaient la base élémentaire, après quoi, à la fin de la série des dix étapes1, la gnose de l’éveil des buddha surgit au sortir de l’absorption pareille au vajra. Parce que la base élémentaire elle-même est alors libre de toute souillure, cela est appelé la « transmutation de la base en éveil ». Alors, la structure incorporante de la réalité, la gnose lumineuse qui est intuition personnelle (skt. pratyātmasaμvid, tib. so so rang rig) dévoile la cessa-

1. C’est-à-dire les dix étapes du sentier canonique du bodhisattva.

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tion véritable qui est l’interruption de l’esprit. Comme il est dit dans l’Introduction au Madhyamaka :

« Quand le combustible sec des objets de connaissance, sans reste,

Est consumé, cette paix est le Corps de Réalité du Vainqueur.

Alors il n’y a ni naissance ni cessation ;L’interruption de l’esprit est révélée par cette structure

incorporante. »1

Cette structure incorporante, en outre, comporte trois aspects : la structure incorporante de la Réalité ; la structure incorporante du parfait ravissement (skt. sambhogakāya, tib. long spyod rdzogs pa’i sku), parée des cinq infaillibilités ; et la structure incorporante émanée (skt. nirmā�akāya, tib. sprul pa’i sku), qui se manifeste afin d’instruire chacun selon ses besoins en se conformant aux penchants de chaque apprenti. Comme dans le cas du joyau qui accomplit les souhaits, ces attributs sont spontanément présents et, aussi longtemps qu’il y aura un saμsāra, les activités éveillées spontanées surgiront pour le double bien des êtres [pour soi-même et pour autrui]. Cela apparaît et se révèle en tant que la structure incorporante de gnose (skt. jñānakāya, tib. ye shes sku), libre de toute élaboration, comme le dit [le texte] que l’on vient de citer :

«  La structure incorporante de la paix, tel l’arbre qui comble les désirs, s’épanouit en clarté ;

Comme le joyau qui accomplit les souhaits, elle est sans concepts

1. Madhyamakāvatāra, XII. 8.

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Et persiste pour unifier le monde jusqu’à la libération de tous les êtres.

Cela se manifeste en l’absence de proliférations discursives. »1

De plus, au moment de l’éveil d’un buddha, quoique l’esprit et les affections de l’esprit s’interrompent, la gnose, [elle,] ne s’interrompt pas ; aussi n’est-ce pas comme l’inerte vacuité de l’espace. Bien plutôt, elle agit au service des êtres sensibles grâce à son inconcevable clairvoyance et son inconcevable compassion, qui comportent les attri-buts de bannissement, ou libération à l’égard des voiles, et les attributs de réalisation […]. Cela est inconditionné et spontanément présent ; c’est l’actualisation du poten-tiel des attributs existant primordialement dans la base élémentaire. Selon le Continuum suprême :

« Inconditionné et spontanément présent,Non réalisé par des conditions extrinsèques,Doué de connaissance, d’amour et de pouvoir,L’éveil d’un buddha est doué des deux finalités. »2

Bref, le potentiel de la base lumineuse élémentaire, appelé « parfait éveil », est le fruit.

Longchen Rabjam, Le Fond selon la Grande Perfection (titre tibétain), xive siècle

� la pensée – la méditation – le salut – la vérité – la démonstration

1. Madhyamakāvatāra, XII. 9.2. Ratnagotravibhāga, I. 5.

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21. « Les erreurs de nos adversaires »

par Sera JetsünDe la Gnose intuitive personnelle

Parmi les critiques adressées à la philosophie de Tsongkhapa (textes 6 et 17), on trouve l’objection selon laquelle elle paraissait reléguer au statut de l’irréel les qualités de l’éveil des buddha elles-mêmes. Certains penseurs trouvaient le rejet de l’aperception (ou de la réflexivité de la conscience) par Tsongkhapa contradictoire avec l’idée essentielle, que l’on trouve dans les textes canoniques, selon laquelle l’éveil est éprouvé sur le mode d’une intuition personnelle, au sens où Longchenpa l’affirme dans l’extrait que l’on vient de lire.

Dans ce passage, l’un des principaux apologistes de la doctrine de Tsongkhapa, Sera Jetsün Chöki Gyeltsen (Se-ra Rje-btsun Chos-kyi-rgyal-mtshan, 1469-1546) répond aux critiques qui avaient adopté cette ligne d’argumentation qu’ils se méprenaient sur les Écritures mêmes sur lesquelles repose leur objection.

Sur ce point, le vénérable [viiie] Karmapa [Mi-bskyod-rdo-rje, 1507-1554] et le seigneur de la doctrine Serdokchenpa [Gser-mdog-can-pa, c’est-à-dire Gser-mdog pa�-chen Śākya-mchog-ldan, 1428-1507] ont dit qu’à cause de cette formule [que l’on trouve dans l’Écri-ture] selon laquelle « une intuition non-conceptuelle et personnelle est d’une certaine façon survenue… », la gnose non-duelle serait la culmination du mode d’être. En

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effet, ce passage voudrait dire que le mode d’être suprême serait objet d’expérience pour une intuition personnelle lors du recueillement. Mais ils n’ont nullement compris convenablement le contexte. Selon eux, rien, à part une cognition unique, ne saurait être l’objet propre de la gnose intuitive (rang rig pa’i ye shes). Cependant, la « gnose intui-tive personnelle » [doit se prendre au] sens d’une gnose dont l’adepte fait individuellement l’intuition, et elle n’est jamais semblable à la réflexivité revêtue des trois [aspects de] subjectivité, objectivité et spécificité tels qu’ils sont exposés dans les Écritures en général, et qui n’ont [ici] nulle pertinence. En effet, si Bhāvaviveka et sa postérité, de même que les Prāsa©gika-Mādhyamika, les VaibhæÒika et autres, affirment qu’il y a une gnose personnelle dans le recueillement méditatif, ils [n’en] récusent [pas moins] la réflexivité. Vous qui pensez autrement, comment se peut-il que vous ayez manqué à comprendre la pertinence de cette preuve ? Si nous examinons ce dont il est principalement question dans ce contexte, c’est ce sur quoi s’accordent les Jonangpa, le vénérable Karmapa et le seigneur de la doctrine Śākya Chokden, à savoir, que la réalité absolue est le mode d’être suprême qui est extrinsèquement vide, autrement dit, vide de la [réalité] apparente qui est extrinsèque [à son égard], tandis [qu’ils posent que] la base de désignation [du terme de] « vérité absolue » est la gnose exempte de la dualité du sujet préhensile et de l’objet préhensible. C’est cela, disent-ils, qui est l’intention suprême du Sūtra du dévoilement de l’Idée [du Buddha] (Sandhinirmocanasūtra). Mais ce n’est là en aucune manière l’intention du Sūtra du dévoilement de l’Idée, car ce sūtra ne dit pas un mot

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qui indiquerait que la gnose non-duelle en termes d’objet préhensible et de sujet préhensile soit le mode d’être ultime.

Sera Jetsün [Se-ra Rje-btsun Choskyi-rgyal-mtshan], De la Gnose intuitive personnelle (Dgag lan phyogs bsgrigs),

xve-xvie siècles

� la démonstration – le jugement – l’expérience – la sagesse

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22. « Sur l’ultime et le vide »

����5�����$��%�Rugissement du lion proclamant le vide extrinsèque

À l’encontre de cette condamnation de la philosophie du vide extrinsèque, les penseurs en lien avec le « mouvement éclectique » (ris-med) de l’extrême Est du Tibet au XIXe siècle lui ont en général été plutôt favorables, sans toutefois souscrire au substantialisme souvent reproché (à tort ou à raison) à Dölpopa (texte 4).

Le célèbre polygraphe Mipam Namgyel (1846-1912) de l’ordre Nyingmapa fut l’un de ceux dont les idées eurent le plus grand impact. Ses interprétations, toutefois, sont subtiles et difficiles et elles ont fait l’objet de controverses, même parmi ses successeurs.

Le texte ici partiellement traduit, le Rugissement du lion proclamant le vide extrinsèque, est la plus célèbre « défense » de la doctrine de Dölpopa de la part de Mipam ; cet écrit est souvent mentionné par ceux qui veulent que Mipam ait été un véritable partisan du vide extrinsèque. Se trouve ici présupposée la distinc-tion de deux catégories de raisonnements philosophiques, que Mipam prend toujours le plus grand soin de bien départager.

Il y a, d’une part, le « raisonnement qui examine les conven-tions » (tha snyad dpyod pa’i tshad ma), essentiellement fondé sur les systèmes de logique du maître indien Dharmakīrti, pour qui la vérité réside dans la cohérence du système lui-même et, par-dessus tout, dans l’efficacité pragmatique. Et, d’autre part, il y a le « raisonnement qui examine l’ultime » (don dam dpyod pa’i tshad ma), pour lequel la vérité consiste, selon les propres termes de

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Mipam, dans la « concordance entre la réalité et l’apparence » (gnas snang mthun pa). Or, cette concordance n’est jamais réalisée dans le cas d’opérations cognitives impliquant une conscience divisée en objet préhensible et sujet préhensile. La vérité, telle qu’elle est pour une telle conscience, ne peut donc se trouver que dans la cohérence établie par un raisonnement qui examine les conventions.

C’est pourquoi Mipam est profondément sensible à l’idée que l’ultime ne saurait être dans le champ de la pensée, et que même des notions telles que « ce qui est exempt de la prolifération des catégories dichotomiques » ou « la concordance entre la réalité et l’apparence » doivent être entendues comme des éléments du raison-nement conventionnel, engendrant des modèles conceptuels en vue de penser un absolu qui reste à jamais hors de sa portée. Parce que la pensée ne peut se soustraire à son enracinement originaire dans des procédures binaires, nos représentations de l’absolu interprètent sa compréhension comme s’il pouvait être d’un côté l’objet d’une intuition (la vacuité), et d’autre part un sujet cognitif (la gnose, jñāna), par lequel la vacuité serait comprise.

Cela étant, en un sens, Mipam désamorce la doctrine de Dölpopa, en insistant sur le fait que, si tant est que le vide extrinsèque doive être posé, il ne le saurait être qu’en tant qu’aspect du raisonnement qui examine les conventions et non dans l’absolu. Cela éclairci, la voie est ouverte pour montrer en quel sens nos conventions relatives aux énonciations sur la réalité ultime peuvent exiger quelque chose comme le vide extrinsèque. Ainsi, même s’il faut dire de l’absolu qu’il est libre de la dichotomie du sujet et de l’objet, il n’en reste pas moins que nous sommes contraints, quand nous sommes amenés à parler de sa compréhension, à évoquer la vacuité et la gnose qui la réalise ; en effet, même sa caractérisation comme « non-duel » implique l’attribution par un sujet d’une propriété, « la non-dualité », à l’absolu envisagé comme un objet.

C’est un minimum qu’il faut concéder à la grammaire. Le discours sur l’absolu, à la différence de l’absolu lui-même, requiert

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que l’on parle de ses propriétés et c’est en ce sens que des notions comme celle de « gnose non-duelle » ou de « gnose intuitive person-nelle », dont nous venons de voir la critique (texte 21), peuvent toutefois être posées.

Afin d’asseoir de manière définitive le système philoso-phique du vide extrinsèque, tout d’abord, en accord avec les textes du Seigneur Nāgārjuna, on doit établir que tous les principes sont dénués de nature substantielle. Si cela n’est pas compris, on ne peut guère établir en quel sens la réalité apparente serait intrinsèquement vide, tandis que la réalité ultime serait vide extrinsèquement. Aussi, ce qui, d’emblée, doit être établi, c’est le sens de l’absence de proli-férations discursives réalisée dans l’intuition personnelle.

Il s’ensuit que, quand le sens de cette vérité ultime libre de proliférations est compris par un sujet – à savoir, la gnose sans concept –, on peut parler de l’« ultime », eu égard tant à l’objet qu’au sujet, lesquels en sont venus à concorder en tant que le mode d’être de la réalité et sa manifestation. Les objets et sujets quand leur mode d’être et l’apparence ne concordent point sont désignés comme « apparents ».

Quand ces questions sont examinées par les moyens de connaissance conventionnels, on fait usage de distinctions comme celle du trompeur et du non-trompeur, ou du fourvoyé et du non-fourvoyé. Ce dont [le caractère] non-trompeur et non-fourvoyé est établi est l’ultime, tandis que la [réalité] apparente est tout l’inverse. Tant l’explica-tion bien connue des deux vérités en référence à la vacuité et à l’apparence que leur présentation dans les termes de la concordance et du désaccord du mode d’être et de l’appa-

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rence, telle que l’on vient de la donner, ont été originelle-ment enseignées dans les sūtra et les grands traités, et [ni l’une ni l’autre] n’est donc une nouveauté forgée par les partisans du vide extrinsèque […].

Il faut comprendre que les deux vérités doivent être énoncées dans leur différence, autrement dit, que leur unité est niée ; aussi cela ne peut-il jamais être entendu quand les deux vérités sont établies en termes d’appa-rence et de vacuité, où apparence et vacuité sont [conçues comme] divers modes-opposés d’une même essence. Cela étant, dans l’erreur, les perceptions fourvoyées dans lesquelles le mode d’être et l’apparence ne s’accordent pas semblent être dans l’erreur, mais, au fond, il n’est pas prouvé [qu’elles soient telles qu’elles paraissent être]. C’est pourquoi elles sont appelées « apparentes ». Mais, quant à l’autre [l’ultime], il est prouvé qu’il concorde avec la vision non-fourvoyée ; aussi n’est-il falsifié par nul critère épistémique. Il est donc appelé « ultimement existant » et « véritablement prouvé ». Il ne faudrait pas prendre cela au sens où il serait véritablement prouvé que l’apparence diffère de la vacuité. Car, d’entrée de jeu, on a établi que l’espace de la réalité est la conjonction de l’apparence et de la vacuité ; […] et c’est en ce sens que le mode d’être, la vérité ultime, est posé.

C’est donc cette espèce de [réalité] ultime qui n’est pas vide intrinsèquement. À titre d’exemple conventionnel, une corde bariolée pourrait être comparée à la vérité ultime, et un serpent [perçu par erreur au lieu de la corde] à la vérité apparente. Il faut bien distinguer [la différence qu’il y aurait] entre établir conventionnellement qu’elles

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sont une [et la même], et établir qu’elles ne le sont pas. En effet, il n’est pas possible que toutes deux soient erronées ou que toutes deux soient vraies.

De la sorte, l’ultime n’est pas intrinsèquement vide, puisque, eu égard à l’ultime, le sujet et l’objet non-four-voyés existent l’un et l’autre ; et il ne saurait y avoir nulle falsification épistémologiquement valide par quoi l’on pourrait montrer que ce qui existe n’est point tel [qu’il est]. Or, comme les arguments qui établissent la vacuité ont été antérieurement présentés, ce point [à savoir, que « tous les principes sont dénués de nature substantielle »] a déjà été établi. De plus, eu égard à ce qui est prouvé par les critères corrects d’analyse de la vérité conventionnelle, il n’est personne au monde, pas même les dieux, qui puisse légitimement le contester.

Par conséquent, puisque l’ultime est intrinsèquement véritable et non-trompeur, il n’est jamais vide des prin-cipes qui sont tels ; car, s’il [en] était vide, il devrait y avoir un critère pour établir [qu’il soit] sans vérité, erroné – et cela n’est pas possible. Car, si cela était, il faudrait que cette paix qu’est le nirvā�a soit un but non fiable ; or, une telle assertion n’est pas avancée par ceux qui ont de la déférence pour cet enseignement, mais seulement par des démons, des extrémistes, ou des polémistes sans principes. […]

En bref, dans ce contexte, la base pour [l’application des] désignations d’« ultime » et de « relatif » est comprise comme, respectivement, les sujets et objets non-four-voyés et fourvoyés. L’ultime non-fourvoyé est dit exister en tant qu’objet de l’intellect non-fourvoyé, comme véritable, et comme vide à l’égard de l’erreur du relatif.

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Conventionnellement, on pose qu’il est non vide intrinsè-quement et qu’il existe du point de vue des êtres sublimes.

Mipam Namgyel, Rugissement du lion proclamant le vide extrinsèque (Gzhan stong khas len seng ge’i nga ro),

xixe- début xxe siècles

� la vérité – l’expérience – la connaissance

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Glossaire

skt. = sanskrittib. = tibétain

ACTE (skt. karman, tib. las) : Dans le bouddhisme, action, soit corporelle, soit verbale ou mentale, dotée d’une valeur morale correspondant à celle de son motif, et dont les effets peuvent se réaliser dans une vie prochaine.

AGRÉGATS (skt. skandha, tib. phung po) : Terme boud-dhique désignant les cinq constituants principaux d’un être vivant : aspects physiques, sensations, perceptions, volitions et conscience.

BODHICITTA (tib. byang chub sems) : Terme sanskrit boudd-hique signifiant l’« attitude éveillée » caractéristique du bodhi-sattva, la volonté d’obtenir l’éveil afin de délivrer tous les êtres de la souffrance.

BODHISATTVA (tib. byang chub sems dpa’) : Terme sanskrit bouddhique désignant celui qui se destine à devenir buddha après avoir parfait son bodhicitta et accumulé mérite et sagesse plusieurs vies durant.

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BÖN (tib. bon) : Religion autochtone tibétaine, qui s’est déve-loppée sous la forme d’une religion monastique et savante après l’introduction du bouddhisme au Tibet.

BUDDHA (skt. buddha, tib. sangs rgyas) : Individu qui, pour le bien-être de tous les êtres, a obtenu la libération finale. Le terme tibétain, formé selon les commentaires indiens, signifie littérale-ment « éveillé et épanoui, » parce que le buddha a parfaitement actualisé les qualités de l’amour spirituel, de la sagesse et de la puissance.

BUDDHA-PAR-SOI (skt. pratyekabuddha, tib. rang sangs rgyas) : Être qui, en aspirant à obtenir l’état de buddha, obtient une libération dont les qualités sont inférieures, parce que son but est sa propre émancipation et non pas celle de tous.

CONSCIENCE-SUBSTRAT (skt. ælayavijñæna, tib. kun gzhi’i rnam shes) : Il s’agit, selon la théorie du Yogæcæra, du tréfonds de la conscience, où les impressions laissées par les actes subsistent et mûrissent jusqu’à la réalisation de leurs résultats, soit dans la présente existence, soit dans une vie prochaine.

DEUX RÉALITÉS, ou VÉRITÉS (skt. satyadvaya, tib. bden gnyis) : La réalité absolue (skt. paramærthasatya, tib. don dam bden pa) et la réalité relative (skt. saμv®tisatya, tib. kun rdzob bden pa), ou conventionnelle (skt. vyævahærika, tib. tha snyad pa).

EXERCICES SPIRITUELS (tib. blo sbyong) : Dans le boud dhisme tibétain, les pratiques élaborées pour le perfectionnement de bodhicitta.

FIDÉISTE (tib. dad pa’i rjes ’brang) : En bouddhisme tibétain, celui dont la foi religieuse est due à ses tendances affectives. Opposé à Rationaliste.

GNOSE (skt. jñæna, tib. ye shes) : Dans les systèmes du Grand Véhicule bouddhique, la gnose transcendante est la conscience

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éveillée, par opposition à la conscience mondaine (skt. vijñæna, tib. rnam shes) : La gnose intuitive (skt. pratyætmavedanÚya, tib. so so rang gis rig pa) est la compréhension adéquate de l’absolu.

GRANDE PERFECTION (rdzogs chen) : L’enseignement suprême des bouddhistes tibétains d’obédience Nyingmapa («  les Anciens ») et des fidèles de la religion Bön.

MADHYAMAKA (tib. dbu ma) : La « Voie Médiane  » système philosophique bouddhique, fondé par Nāgārjuna (IIe siècle de notre ère), qui met l’accent sur la relativité des choses, c’est-à-dire, sur leur vacuité. Les Tibétains le subdivisent en plusieurs écoles, dont l’une, dite « Prā!��%���-Mā ������ » (tib. dbu ma thal ’gyur pa) : n’admet, pour établir la vacuité, que les arguments du type reductio ad absurdum. La seconde, appelée «  Svātantrika-Mādhyamika  » (tib. dbu ma rang rgyud pa), en revanche, considère que la vacuité peut être démontrée en tant que thèse philosophique indépendante.

MAHÆMUDRÆ (tib. phyag rgya chen po) : Le « Grand Sceau ». Dans le bouddhisme indien tardif et dans les traditions tibé-taines qu’il a inspirées, intuition innée et spontanée de l’absolu, la nature ultime de l’esprit ; le terme signifie aussi le système de contemplation ésotérique grâce auquel cette connaissance peut être atteinte.

MATRICE DES TATHÆGATAS, ou DES SUGATAS (skt. tathægata-garbha, sugatagarbha, tib. de/bde gshegs snying po) : Potentiel permettant de réaliser la bouddhéité, immanent à l’esprit de tous les êtres conscients.NIRVÆ�A (tib. nirvæ�a, tib. myang ’das) : La paix transcen-

dante qui est le but ultime des fidèles bouddhistes.NON-SOI (skt. anætman, tib. bdag med) : Doctrine-clé du

bouddhisme classique, qui nie le concept brahmanique d’une

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âme, d’un Soi, d’un individu immuable et substantiel. Pour la pensée bouddhique, nous sommes bien plutôt des êtres radicale-ment éphémères qui, quoique sujets à l’illusion d’une existence immuable et substantielle, n’en sommes pas moins soumis à d’incessantes mutations au fil de nos renaissances successives.

PIEUX AUDITEURS (skt. �rævaka, tib. nyan thos) : Les fidèles du buddha qui travaillent à l’obtention d’un éveil personnel. À l’origine, le terme semble avoir voulu dire « disciple mendiant. »PRAMÆ�A (tib. tshad ma) : Les critères ou sources valides de

la connaissance, et la science qui concerne ces critères, d’où « critériologie. » Les philosophes bouddhistes considèrent qu’il y a deux sources principales de la connaissance : la perception directe (skt. pratyakÒa, tib. mngon sum) et l’inférence (skt. anumāna, tib. rjes dpag). Parfois, les maîtres tibétains subdi-visent aussi la théorie de la connaissance en fonction de ses objets  ; ainsi parlent-ils d’un «  raisonnement qui examine les conventions » (tha snyad dpyod pa’i tshad ma), qu’ils opposent à un « raisonnement qui examine l’ultime » (don dam dpyod pa’i tshad ma).

RATIONALISTE (tib. rigs pa’i rjes ’brang) : En bouddhisme tibé-tain, celui dont la foi est née de la certitude intellectuelle qui est obtenue à l’issue d’un examen critique. Opposé à Fidéiste.SAÏSÆRA (tib.’khor ba) : Pour l’hindouisme et le boud-

dhisme, c’est l’existence mondaine, le cycle des renaissances où l’on souffre des douleurs de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort.������ (tib. bstan bcos) : Dans le bouddhisme, ainsi que dans

la culture savante indienne en général, ce terme désigne à la fois une science spécifique (telle la grammaire, l’astronomie ou la logique) et un traité systématique relatif à cette science.

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SAUTRĀNTIKA (tib. mdo sde pa) : École philosophique du bouddhisme, selon laquelle nous ne connaissons pas le monde extérieur d’une manière directe, ou immédiate. Autrement dit, selon cette école, les contenus de notre expérience ne sont que des phénomènes, des signes par l’intermédiaire desquels une connaissance rationnelle du monde est possible.

STRUCTURE INCORPORANTE (skt. ���, tib. sku) : Lit téralement « corps » ; ce terme est utilisé dans le bouddhisme du Grand Véhicule pour désigner les structures formelles de l’état de buddha. On en distingue principalement trois espèces  : la structure incorporante de la réalité (skt. dharmakæya, tib. chos kyi sku) ; la structure incorporante du parfait ravissement (skt. !����,%����, tib. long spyod rdzogs pa’i sku) ; et la structure incorporante émanée (skt. ����������, tib. sprul pa’i sku). D’autres éléments sont quelquefois ajoutés à cette liste, telle la structure incorporante de gnose (skt. jñænakvya, tib. ye shes sku).���� (tib. mdo) : Dans le bouddhisme, les discours censés

avoir été prononcés par le buddha lui-même. Dans les autres traditions indiennes, les sætra sont souvent les formules apho-ristiques dans lesquelles sont codifiés les principes fondamen-taux d’un système philosophique ou scientifique.

TANTRA (tib. rgyud) : Dans l’hindouisme et le bouddhisme, texte ou recueil de rituels et doctrines ésotériques. Pour les savants bouddhistes indiens et tibétains, le sens littéral du terme est celui de « continuum, » idée qui a suscité bien des spécula-tions métaphysiques et sotériologiques.

VACUITÉ, ou VIDE (skt. �7����, tib. stong pa nyid) : L’insubstantialité des choses conditionnées. Idée-clé de la philosophie bouddhique Madhyamaka. Les traditions tibé-

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taines distinguent parfois la vacuité intrinsèque de la vacuité et extrinsèque : la première (rang stong) serait caractéristique de la réalité relative, tandis que l’absolu est qualifié d’extrinsèquement vide (gzhan stong), c’est-à-dire vide de à la réalité relative, mais non pas quant à sa propre nature.

VAIBHĀÒIKA (tib. bye brag smra ba) : École philosophique du bouddhisme ancien, selon laquelle le monde extérieur à l’es-prit est réel, objet de nos perceptions et composé d’atomes indivisibles.

VAJRA (tib. rdo rje) : Symbole pan-indien, renvoyant, à l’ori-gine, au sceptre de la foudre du dieu Indra et qui en est venu, dans le bouddhisme tardif – notamment tantrique – à désigner le caractère adamantin (le terme tibétain signifie littéralement « diamant ») de la nature ultime des choses, d’une part, et la puissance des moyens que le tantrisme propose au pratiquant pour hâter la réalisation du fruit ultime de l’Éveil.

VÉHICULE (skt. yæna, tib. theg pa) : Le cheminement du prati-quant bouddhiste. Les textes mentionnent généralement trois véhicules : (1) le véhicule des pieux auditeurs (skt. ����������, tib. ������,!������%���) ; (2) le véhicule des buddha-par-soi (skt. �������� �����, tib. ���%� !��%!� �%�!� ��� ��%�pa) ; et (3) le véhicule des b odhisattva (skt. �, ��!��������, tib. ���%�#����!�!� ��2�� ��%���). Grâce à son souci du salut de tous êtres vivants, ce dernier est souvent appelé le Grand Véhicule, ou Mahāyāna (tib. theg pa chen po), opposé aux deux premiers qui sont les petits véhicules (skt. �������, tib. ��%� ���). Plusieurs autres nomenclatures des véhicules sont également connues  : la tradition Bön et les Nyingmapa parmi les bouddhistes tibétains, par exemple, parlent de neuf véhicules.

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YOGĀCĀRA (tib. rnal ’byor spyod pa) ou CITTAMĀTRA (tib. sems tsam) : École de philosophie bouddhique du Grand Véhicule, caractérisée principalement par la négation de l’existence d’une réalité matérielle extérieure à l’esprit. Dans cette doctrine, les phénomènes ne sont que des modes de l’esprit qui croit les constater, voire, selon certaines tendances, de simples vues de l’esprit, parfois envisagé comme pure conscience non modifiée par les perceptions dont elle fait l’expérience.

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Bibliographie sélective

Textes fondamentaux traduits :Comprendre la vacuité  : Deux commentaires, traduit par le Comité

Padmakara, éditions Padmakara, 1997.La Distinction des Vues  : Rayon de Lune du Véhicule Suprême,

traduit par arguillère (Stéphane), Fayard, Paris, 2008.L’Opalescent joyau : Nor bu ke ta ka., traduit par arguillère

(Stéphane) ; Fayard, Paris, 2004.Le Précieux Ornement de la libération, traduit par le Comité Padmakara,

éditions Padmakara, 1999.Le Traité du tathægatagarbha du Buston Rin chen grub, traduit par

ruegg (David Seyfort), EFFO, Paris, 1973. Tsong-kha-pa : Le grand livre de la progression vers l’éveil, traduit par

driessens (Georges) 2 tomes, Dharma, Paris, 1990.

Pour aller plus loin :arguillère (Stéphane), Vaste sphère de profusion, Klong-chen

rab-’byams (Tibet, 1308-1364), sa vie, son œuvre, sa doctrine, Orientalia Analecta Lovaniensa 167, Leiden, Peeters, 2007.

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Philosophies d’ailleurs

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demiéville (Paul), Le concile de Lhasa : une controverse sur le quié-tisme entre bouddhistes de l’Inde et de la Chine au viiie siècle de l’ère chrétienne, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Chinoises, vol. VII., Imprimerie Nationale de France, Paris, 1952.

kapstein (Matthew), Reason’s Traces : Identity and Interpretation in Indian and Tibetan Buddhist Thought, Wisdom Publications, 2001, Boston.

kapstein (Matthew), the Tibetans, Blackwell, Oxford, 2006.ruegg (David Seyfort), Ordre spirituel et ordre temporel dans la

pensée bouddhique de l’Inde et du Tibet, Collège de France, Paris, 1995.

silburn (Lilian et al.), Aux sources du Bouddhisme. Fayard, Paris, 1997.

stein ( Rolf A.), La civilisation tibétaine, Dunod, Paris,1962.stearns (Cyrus), Le Bouddha du Dolpo, traduit par Sylvie Carteron,

éditions Claire Lumière, 2005.tucci (Giuseppe) et heissig (Walther), Les Religions du Tibet et de la

Mongolie, Payot, Paris, 1973.

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Index des mots clefs

l’action T1 : 97, 243, 295, 391, 396, 436

T2 : 67, 214, 404l’âme T2 : 252, 263, 312, 328, 426

l’autorité T1 : 152, 243, 266

T2 : 144, 207, 294, 316, 393Autrui T2 : 56, 138

le bonheur T1 : 448, 460

T2 : 42, 125, 312la connaissance T1 : 85, 105, 111, 125, 136, 143, 152, 166, 256,

261, 277, 284, 295, 372, 376, 379, 385, 410, 414, 452, 460, 474

T2 : 62, 80, 86, 108, 138, 114, 214, 260, 263, 267, 279, 287, 386, 412

la conscience T1 : 74, 85, 97, 105, 111, 119, 179, 261, 366, 400, 443

T2 : 86, 225, 260, 267le corps T1 : 74, 179

T2 : 119, 252, 263, 267, 316, 328, 378, 426

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Page 164: Philosophies d Ailleurs Tib

Philosophies d’ailleurs

486

la croyance T2 : 97, 119la culture T1 : 314

T2 : 299, 316la

démonstrationT1 : 143, 171, 314, 372, 414, 463, 467

le désir T1 : 97Dieu T1 : 143, 171, 426

T2 : 62, 80, 86, 91, 104, 219, 225, 229, 256, 328, 338, 374, 378, 381, 386, 399

le doute T1 : 414le droit T2 : 47, 157

l’éducation T1 : 229, 236, 243, 426

T2 : 114, 144, 412l’erreur T1 : 85, 125, 376l’espace T2 : 233l’esprit T1 : 105, 111, 302, 366, 385, 400, 436, 443

T2 : 74, 119, 328, 334l’essence T1 : 256

l’État T1 : 266

T2 : 150l’éthique T1 : 295, 314, 440

T2 : 67, 214, 321l’Être T1 : 400, 460

T2 : 219, 256l’existence T1 : 160, 166, 171, 366, 383, 410

T2 : 42, 108, 219l’expérience T1 : 105, 119, 467, 474

la foi T1 : 186, 452, 476l’Homme T1 : 229, 236

T2 : 74, 108, 125, 299, 321, 338, 374, 381, 386l’intelligence T1 : 85

T2 : 74, 241, 252, 294, 308

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Les pensées tibétaines

487

le jugement T1 : 125, 372, 467la justice T2 : 47, 150, 279, 393, 396, 399, 404, 416, 419le langage T1 : 85, 125, 136, 152, 277

T2 : 86, 104, 299, 378, 393, 435la liberté T1 : 229

T2 : 67, 157, 256, 308la loi T1 : 266

T2 : 47, 279la matière T1 : 160, 166, 302, 366

T2 : 74, 241la méditation T1 : 97, 186, 428, 443, 452, 460, 463

le monde T1 : 160, 179, 256, 261, 284, 302, 366

T2 : 62, 225, 229, 233, 241, 252la morale T1 : 236, 243, 391, 396, 426, 440, 448

T2 : 56, 80, 157, 272, 312, 321, 399, 414, 416, 419la mort T1 : 74, 426

T2 : 42, 80, 399, 426, 429, 432, 435la nature T1 : 236, 256, 261, 302

T2 : 104, 125, 299les passions T1 : 306, 346, 375, 398, 400, 426, 439, 460

T2 : 104, 138, 334la pensée T1 : 74, 105, 130, 266, 372, 385, 426, 431, 452,

460, 463

T2 : 74, 263, 328, 378la perception T1 : 130, 160, 366, 372la philosophie T1 : 314

T2 : 272, 279, 287, 294le plaisir T1 : 119, 295, 440

T2 : 202, 249la politique T1 : 266

T2 : 144, 150, 272, 287, 294, 396

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Page 166: Philosophies d Ailleurs Tib

Philosophies d’ailleurs

488

le pouvoir T2 : 144la raison T2 : 86, 132, 308

la religion T1 : 74

T2 : 97, 119, 294, 308, 381La réalité T1 : 130, 136, 160, 379, 391, 400la sagesse T1 : 229, 261, 302, 414, 426, 431, 440, 448, 452,

460, 467

T2 : 67, 108, 132, 202, 207, 267, 338, 404, 412, 432, 435

le salut T1 : 119, 179, 186, 440, 443, 448, 460, 463

T2 : 80, 91, 202, 312, 419la science T2 : 214, 272

la technique T1 : 277le temps T2 : 42, 233, 429, 435le travail T2 : 125la vérité T1 : 85, 136, 166, 277, 372, 376, 379, 463, 474

T2 : 47, 91, 114, 132 , 150, 260, 334, 404, 416la vertu T1 : 243, 295, 302, 391, 396, 422, 426, 431, 436

T2 : 404, 412, 414la vie T1 : 284

T2 : 429, 432

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