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1 Les Soirées-Débat du GREP Midi-Pyrénées Saison 2012-2013 Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les sociétés occidentales Agnès FINE Historienne et anthropologue, spécialiste de la parenté dans les sociétés européennes Directrice d’Etudes à l’EHESS Membre du LISST - Centre d'Anthropologie Sociale Conférence-débat tenue à Toulouse le 18 janvier 2013 GREP Midi-Pyrénées 5, rue des Gestes BP 119 31013 Toulouse cedex 6 www.grep-mp.fr

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Les Soirées-Débat du GREP Midi-Pyrénées

Saison 2012-2013

Pluriparentalités, genre

et système de filiation

dans les sociétés occidentales

Agnès FINE

Historienne et anthropologue, spécialiste de la parenté dans les sociétés européennes

Directrice d’Etudes à l’EHESS

Membre du LISST - Centre d'Anthropologie Sociale

Conférence-débat tenue à Toulouse

le 18 janvier 2013

GREP Midi-Pyrénées 5, rue des Gestes BP 119 31013 Toulouse cedex 6 www.grep-mp.fr

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Pluriparentalités, genre et système de filiation

dans les sociétés occidentales

par Agnès FINE

Historienne et anthropologue,

spécialiste de la parenté dans les sociétés européennes

Directrice d’Etudes à l’EHESS

Membre du LISST - Centre d'Anthropologie Sociale

(Une version très abrégée de ce texte est parue dans Mariage de même

sexe et filiation, Irène Théry (dir), 2013, Ed de l’EHESS.)

En qualité d’anthropologue de la parenté, j’ai choisi de centrer cette conférence

sur la question de la filiation, car elle est d’actualité, au moment où l’Assemblée

parlementaire va discuter de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels et

peut-être dans le même temps commencer à débattre de l’accès à l’AMP des

couples de lesbiennes. Les opposants à la réforme dénoncent les risques d’une

« révolution anthropologique », d’autant plus inquiétante qu’elle bouleverserait un

ordre social multiséculaire fondé sur le mariage entre homme et femme, dont jouit

le plus grand nombre, cela pour répondre aux revendications d’une minorité. Je

voudrais montrer que, loin d’être une « rupture anthropologique », les

revendications actuellement portées par les homosexuels fondant des familles nous

concernent tous parce qu’elles soulèvent explicitement des questions sur le sens de

la filiation, posées par les mutations familiales depuis une cinquantaine d’années et

restées largement irrésolues.

Ces mutations familiales sont liées pour une grande part d’une part à l’évolution

du statut des femmes, d’autre part au développement des techniques dans le

domaine de la procréation qui permettent une contraception très maîtrisée et une

aide à la procréation en cas de stérilité. On peut aujourd’hui choisir le nombre de

ses enfants, le moment de la naissance, on peut devenir parent avec un nouveau

conjoint, sans conjoint, devenir parent tout en étant stérile ou homosexuel. Ceci

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implique une augmentation du recours à l’aide médicalisée à la procréation ou à

l’adoption en cas de stérilité. C’est ainsi que, chaque année, environ 1500 enfants

naissent d’insémination avec donneur ou de dons d’ovocytes. Les couples stériles

commencent très souvent par essayer ces méthodes et, en cas d’échec, se tournent

vers l’adoption. Depuis une vingtaine d’années, entre 3000 et 4000 enfants par an

sont adoptés, même si leur nombre a baissé de manière significative en 2011 avec

moins de 2000 adoptions1. Adoption et AMP concernent aussi les familles

homoparentales et ces deux façons de devenir parents ont pour caractéristiques

d’introduire d’autres parents dans le jeu de l’engendrement, de sorte que l’on a pu

parler de pluriparentalités. Elles sont présentes aussi d’une toute autre manière,

dans les familles recomposées après divorce où l’enfant est souvent doté d’un père

et d’un beau-père, d’une mère et d’une belle-mère. La coexistence de ces

différentes sortes de parents ainsi que la définition de leur statut respectif juridique

et social a fait l’objet déjà de nombreuses analyses des sociologues et

anthropologues qui, par commodité, ont parlé de parents « sociaux » et de parents

biologiques pour distinguer ceux qui n’avaient pas de liens de sang avec leur enfant

et les autres, terme discutable bien sûr car le lien biologique est toujours aussi

social. L’approche anthropologique permet de comprendre en quoi ces

pluriparentalités entrent en contradiction avec les fondements de notre système de

filiation et d’expliquer ainsi les difficultés particulières de nos sociétés à intégrer

des mutations aussi importantes. Avant d’analyser ce point, voyons tout d’abord en

quoi les femmes peuvent être considérées comme les principales actrices des

nouvelles configurations familiales créatrices de pluriparentalités.

1) Femmes et nouvelles formes familiales

Le développement récent des nouvelles formes familiales semble lié pour une

large part au lien traditionnel mais singulièrement réaffirmé et réinvesti

aujourd’hui, entre féminité, maternité et « maternage » des enfants. Les

recompositions familiales après divorce d’une part, les familles adoptives et les

familles ayant eu recours à la procréation médicalement assistée d’autre part,

constituent deux observatoires privilégiés de ce lien spécifique.

Examinons les familles recomposées après divorce tout d’abord.

On sait que la rupture des liens du mariage ou d’union libre et les décisions de

remariage sont dans leur majorité le fruit d’une décision de femmes, une part non

négligeable des divorces tenant à leur exigence plus grande à l’égard du couple et

du conjoint. Or, dans l’écrasante majorité des cas, les enfants sont confiés à la garde

des mères : en 1994, 85% des enfants de parents séparés vivent chez leur mère, 9%

chez leur père. Non pas simplement parce que les juges, les avocats, les

1 Alors que l’on comptait 3504 adoptions en 2010 et 3017 en 2009. La chute actuelle du nombre des adoptions est liée

au durcissement des conditions d’adoptions à l’étranger, la ratification de la Convention de la Haye par de nombreux pays

qui privilégient l’adoption nationale. Le nombre des enfants adoptables dans le monde diminue chaque année.

5

psychologues et les travailleurs sociaux partageraient une conception rétrograde de

la maternité et du pouvoir maternel et qu’ils l’imposeraient, comme on a pu le

soutenir. En fait 12% seulement des pères demandent la garde de leurs enfants, dont

8% sans contentieux avec leur mère. En réalité, ce choix n’est que la poursuite du

partage des rôles existants. En effet les femmes ont encore le quasi monopole des

tâches ménagères et des soins familiaux, si bien que l’on peut parler dans les

couples d’une « monoparentalité éducative » qui se perpétue avec la séparation,

selon l’expression de la sociologue S. Cadolle2. La séparation entraîne dans le

même temps une fragilisation de la paternité dont on connaît l’ampleur. En 1994,

32% des enfants de parents séparés ne voient jamais leur père, 18% moins d’une

fois par mois. Le désengagement est accentué dans les milieux sociaux défavorisés.

Même lorsque les pères voient régulièrement leurs enfants, cela n’entraîne pas

nécessairement des responsabilités éducatives à l’égard des enfants. « Ainsi, la

séparation est un révélateur de la différence de contenu de la paternité et de la

maternité. Tout se passe comme si mariage et maternité étaient pour les femmes des

institutions distinctes : les mères pourvoient aux besoins de leurs enfants, qu’elles

vivent ou non avec les pères, alors que la paternité ne s’exerce pleinement qu’au

sein du couple. Le divorce désengage l’homme vis à vis de ses enfants »3.

S.Cadolle conclut son analyse par la constatation que la séparation et la remise en

couple ne changent pas grand chose à la monoparentalité éducative maternelle qui

caractérise la famille contemporaine.

Deuxième observation : l’adoption et la procréation médicalement assistée, deux

réponses données aujourd’hui à la stérilité d’un couple, sont également créatrices de

pluriparentalités. Elles semblent essentiellement liées au désir féminin de

maternité4. Il est assez difficile de le mettre en évidence, le désir d’enfant étant

toujours énoncé comme un désir de « couple ». On peut aborder la question par un

biais apparemment marginal, l’adoption par des personnes seules dans les sociétés

occidentales. Je ne mentionne ici cette analyse, développée ailleurs5, que pour

insister sur une conclusion importante pour notre propos, l’asymétrie entre hommes

et femmes dans l’adoption par des personnes seules. Aux Etats-Unis, au Québec, en

France, elle peut être évaluée actuellement entre 8 et 10 % de l’ensemble des

adoptants, ce qui est peu, mais les femmes en représentent l’écrasante majorité,

environ 80%. Ce sont souvent des femmes un peu plus âgées que les adoptantes

mariées, elles adoptent plus souvent des fratries, elles sont souvent actives dans des

métiers liés au soin ou à l’éducation des enfants (enseignantes, éducatrices,

professions de santé). Le caractère très majoritairement féminin de la

monoparentalité adoptive, selon l’expression utilisée par les intéressées

2 S. Cadolle, Etre parent, être beau-parent. La recomposition de la famille. Paris, Odile Jacob, 2000

3 S. Cadolle, op.cit

4 Cette analyse est présentée dans A. Fine, « Maternité et identité féminine », in Y. Knibiehler (dir), Maternité, affaire privée,

affaire publique, 2001, pp 61-76 5A. Fine, « Unifiliation ou double filiation dans l’adoption française », Anthropologie et sociétés, Nouvelles parentés en

Occident, 2000, 24-3, pp 21-38

6

aujourd’hui, n’est-il pas le signe manifeste de l’asymétrie des sexes face au désir

d’enfant, dont on peut légitimement supposer qu’il est à l’œuvre également dans

l’adoption des enfants par des couples ? Si tel est le cas, l’évolution historique du

contenu de l’institution (non plus donner un descendant à une famille qui en est

privée mais une famille à un enfant qui n’en a plus) constatée par les juristes,

historiens et anthropologues, serait liée non seulement aux transformations des

représentations de la famille et de l’enfant mais aussi au rôle primordial des

femmes dans la décision d’adoption. Celui-ci s’inscrirait dans le mouvement de

valorisation de la fonction maternelle dans les sociétés occidentales depuis la

seconde moitié du XVIIIe siècle, lui-même lié à la montée de la valeur de l’enfant

dans nos sociétés mise au jour par les historiens. Il semble que nous nous trouvions

actuellement à l’apogée de ce mouvement. L’adoption est souvent présentée

comme la forme égalitaire par excellence de l’accès au statut de parent. Pourtant,

après l’échec des interventions médicales que la plus grande partie des adoptantes

ont tentées, ce sont elles qui, les premières, décident de se tourner vers l’adoption,

qui s’informent (réunions, lectures, etc. ) et s’occupent des démarches

administratives, longues et compliquées qui, dans tout autre domaine de la vie de

couple, sont prises en charge généralement par l’homme. Ici l’initiative leur revient

de toute évidence, elles le reconnaissent d’ailleurs volontiers, en invoquant parfois

l’indisponibilité professionnelle de leur époux ou en avouant parfois plus crûment

l’asymétrie du désir d’enfant. Ceci traduirait peut-être le caractère sexué,

socialement construit, du désir d’enfants chez les femmes.

Les recherches sur les procréations médicalement assistées amènent à la même

conclusion. La stérilité est pensée par les couples, comme par les médecins, d’abord

comme une affaire de femmes, et donc encore traitée comme telle. Nombreuses

sont les femmes pour lesquelles les lourds traitements médicaux sont intervenus

comme la suite logique d’une visite chez leur gynécologue habituel. Il se passe un

temps parfois important avant que soit envisagée une recherche spécifique du

« responsable » de la stérilité au sein du couple. Par ailleurs, une fois repérée sur le

plan physiologique, la stérilité est vécue très différemment selon le sexe. Les

hommes la vivent comme une forme d’impuissance (c’est souvent explicitement dit

dans les entretiens), les femmes comme un malheur affectant leur identité de

femme, elles disent ne plus se « sentir réellement femmes ». N’est-ce pas cette

faille identitaire qui pourrait expliquer l’extraordinaire endurance des femmes pour

supporter l’insupportable ? Car, on le sait, qu’elles soient stériles ou qu’elles ne le

soient pas, ce sont elles qui subissent actuellement toutes les contraintes induites

par les tentatives de FIV ou d’inséminations. Aux yeux de la médecine, seule

compte en effet l’infécondité du couple à laquelle elle tente de remédier. Ce sont

aussi elles seules qui décident de continuer les traitements ou de les arrêter. Loin

d’être de simples « victimes » du système médical, les femmes concernées par ces

techniques sont actrices sociales à part entière, le travail médical sur leur corps

ayant pour effet d’« engager leur subjectivité » et de «reconfirmer leur féminité »,

7

comme le remarque très justement F.R Ouellette6. L’insémination avec donneur

manifeste cette asymétrie entre les sexes. On peut s’étonner de son succès relatif et

donc de la propension des maris à l’accepter, alors que plusieurs enquêtes révèlent

dans le même temps leur réticence à introduire un « autre » dans leur couple. Elle

n’est compréhensible qu’à la condition de voir que, stériles, donc «seuls fautifs »,

selon l’expression d’une mère, ils compensent par là un immense sentiment de

culpabilité : celui de ne pas permettre à leur femme d’être de « vraies femmes ».

C’est ce que disent les mères ayant eu un enfant par insémination avec donneur

interrogées par C. Trouvé-Piquot7. Elles expriment avec force leur profond désir

non seulement d’être mère, ce qu’elles auraient pu devenir par l’adoption, mais de

connaître l’état de grossesse, d’être enceintes, l’importance pour elles de « porter

l’enfant », de l’allaiter etc. Ces femmes racontent « qu’elles ont laissé leur mari

réfléchir », mais le consentement de leur mari leur paraît devoir être le juste retour

des sacrifices que supposent les traitements médicaux qu’elles seules subissent.

Elles expriment souvent leur reconnaissance à leur égard pour avoir compris le

caractère profond et urgent de leur désir de maternité8. Au point qu’elles

l’attribuent parfois aussi à leur mari, comme cette mère qui déclare à l’enquêtrice :

« Moi, je le voulais très fort et puis, mon mari aussi…on voulait vivre la maternité,

parce que l’adoption on ne savait pas vraiment où on allait quoi….. ). Cette

« maternité » à deux suppose tout un ensemble de gestes et de comportements

susceptibles d’associer étroitement l’homme à la maternité de son épouse : les

mères s’y emploient avec acharnement, aidées en cela par les conseils des

psychologues des CECOS.

Ce désir de maternité se révèle aussi dans la composition des associations mixtes

homosexuelles qui luttent pour devenir parents : les femmes y sont beaucoup plus

nombreuses que les hommes. En France, par exemple, l’association des parents gais

et lesbiens ( APGL) compte environ 2/3 de femmes pour 1/3 d’hommes.

Ainsi le lien étroit entre femmes, féminité, maternité et « maternage » serait le

moteur des nouvelles configurations familiales créatrices de pluriparentalités. Il

serait réducteur de voir dans l’acharnement des femmes à vouloir devenir mères, ou

à s’investir dans l’éducation de leurs enfants après une séparation, le simple résultat

d’un partage ancien et traditionnel des fonctions entre hommes et femmes que, par

ailleurs, on ne peut nier. En effet, dans un contexte de maîtrise quasi générale de la

contraception, la maternité constitue pour nombre de femmes une expérience

6 F.R.Ouellette, « Féminisme, femmes « infertiles » et procréation médicalement assistée », Structuration du social et

modernité avancée. Autour des travaux d’Anthony Giddens, Michel Audet et Bouahithi Hamid (éd), colloque de Cerisy, Sainte

Foy, Presses de l’Université de Laval, 1993, pp 353-383 7 C. Trouvé-Piquot, Du désir d’enfant à l’enfant IAD. Essai d’analyse sociologique du processus de parentalité dans les

familles IAD. Thèse pour le doctorat de sociologie (D. Le Gall dir), Université de Caen-Basse Normandie, 2000 8 Voir par exemple cet extrait d’entretien.« La maternité pour moi, c’est tellement beau. Il fallait que je sois enceinte. Il y avait

le bébé mais aussi les 9 mois de femme enceinte, c'était vraiment très, très, important ; et toute la suite aussi, moi, je me voyais

allaiter, vraiment la maternité avec un grand M. Tant qu’on ne pouvait pas me donner la preuve que je ne pouvais pas être

enceinte, il était hors de question pour moi que je dépose un dossier d’adoption.»(C. Trouvé-Piquot, op.cit, p 325)

8

essentielle de la quête de soi, qu’elles jugent non seulement nécessaire à leur

épanouissement personnel mais qu’elles revendiquent même comme un droit ! Il

existe de nombreux signes de cet état d’esprit faisant de la maternité la suite logique

de la réussite de la vie amoureuse et sexuelle du couple

Abordons maintenant le second point : pourquoi ces pluriparentalités engendrées

par ces nouvelles configurations familiales posent-elles des problèmes difficiles

dans des sociétés comme les nôtres ?

2) Pluriparentalités et filiation

On l’a vu, ces pluriparentalités désignent ici, de manière extensive, l’ensemble

des personnes qui occupent à des degrés très divers des positions parentales vis-à-

vis de l’enfant, aussi limitées soient-elles : avoir contribué par un accouchement, le

don de son sperme ou d’un ovocyte, à la naissance d’un enfant, ou à son éducation.

Il faut distinguer à leur propos ce qui relève de la filiation et ce qui relève de la

parentalité. La filiation (descent) est le lien juridique qui détermine la place d’un

individu dans un système généalogique de parenté et qui induit des droits et des

obligations réciproques. Le néologisme « parentalité » (parenthood), apparu

relativement récemment dans les sciences sociales, ne recouvre que le champ des

relations parents/enfants, une partie seulement de celui de la parenté. Il est souvent

utilisé pour référer seulement aux fonctions parentales éducatives alors qu’ici, je me

réfère aussi à la conception et à la mise au monde d’un enfant puisque celles-ci font

des géniteurs, dans la plupart des sociétés, des parents. Dans nos sociétés, pendant

longtemps, toutes ces fonctions (conception, mise au monde, éducation) ont été

exercées par les mêmes personnes, le père et la mère. Aujourd’hui, elles peuvent

être diffractées entre plusieurs personnes. Distinguer filiation et parentalité permet

de reconnaître des positions ou fonctions parentales, qui peuvent être assumées par

des personnes n’ayant pas nécessairement le statut juridique de parents, ou

inversement. Reconnaître la pluriparentalité induite par les nouvelles formes

familiales, y compris par l’homoparentalité, ne revient donc pas à vouloir multiplier

les parents légaux d’un enfant. Par exemple, un consensus existe sur le fait que le

donneur de sperme dans l’IAD n’est pas et ne doit pas être un parent légal. Cela

signifie-t-il pour autant qu’il faille maintenir le secret sur son identité ? Nous ne le

pensons pas et nous y reviendrons.

Un seul père, une seule mère, le modèle de substitution

Comment notre société a-t-elle répondu en termes de droit et de pratique sociale à

ces situations de pluriparentalités ? Comme elles ne sont pas facilement solubles

dans notre système de filiation, on a longtemps tenté de les ignorer. Notre système

de filiation, bilatéral et coïncidant avec les lois de la génétique, paraît naturellement

fondé alors qu’il provient, comme on sait, d’un choix culturel. D’autres sociétés

relient en effet les enfants à un seul sexe des parents, le père (filiation patrilinéaire)

9

ou la mère (filiation matrilinéaire). En outre, il s’accompagne d’une norme,

l’exclusivité, c'est-à-dire que chaque individu n’est mis en position de fils ou de

fille que par rapport à un seul homme et une seule femme, sur le modèle de la

procréation. D’où les difficultés à faire coexister dans les faits et dans le droit

plusieurs parents pour un même enfant. Que faire des parents en plus ? Les

pratiques sociales et le droit sont allés généralement dans le sens de l’exclusivité et

de la substitution d’un parent à l’autre. Cette opération est relativement facile à

l’égard des personnes qui ont contribué à mettre au monde un enfant sans en être

les éducateurs, par exemple les parents de sang ayant abandonné leur enfant ou le

géniteur dans les inséminations avec donneur. Ce dernier a été éliminé à la fois

juridiquement et dans les faits, par les lois de bioéthique garantissant le secret

absolu sur son identité, ceci pour mieux asseoir la paternité du père « social ». C’est

ainsi que l’on peut comprendre la logique qui a présidé à l’élaboration des règles de

fonctionnement des CECOS (centres d’étude et de conservation de sperme) qui,

depuis 1973 en France, pratiquent des inséminations avec donneurs lorsque la

stérilité du père est établie, et l’implantation d’embryons formés avec des ovocytes

donnés par un tiers, en cas de stérilité féminine. Pour que la fiction fonctionne

pleinement, l’opération se fait dans le secret, l’anonymat du donneur étant garanti.

Cette règle de fonctionnement des CECOS était considérée avant tout comme

nécessaire sur le plan pratique, l’absence d’anonymat risquant de décourager des

donneurs éventuels. Or la loi du 29-7-94 sur la bioéthique, renforcée en 2011 au

moment de sa révision, érige l’anonymat du donneur au rang des grands principes

qualifiés d’ordre public. Le donneur n’a pas d’existence juridique, il n’est pas une

personne, il est seulement producteur de substances, gamètes ou ovocytes. Ce secret

légal favorise le secret familial sur les circonstances de la naissance auquel les

CECOS contribuent dans leur pratique. C’est ainsi que l’équipe médicale n’accède

qu’à la demande de couples (mariés ou concubins) et, dans le cas d’insémination

d’une femme, elle lui fournit les gamètes d’un donneur dont les caractères

physiques sont les plus proches possibles de ceux du père, pour que la naissance

semble « naturelle ».

Dans l’adoption, pendant plusieurs décennies, c’est le secret qui a régné en maître

pour mieux garantir l’opération de substitution des parents adoptifs aux parents

d’origine. Il a permis en effet de cacher l’adoption elle-même, longtemps

considérée comme une filiation de seconde zone, ainsi que la stérilité féminine,

particulièrement mal vécue, surtout au moment du baby-boom où se développe une

mystique de la maternité et où flambent les demandes d’adoptions de bébés. Le

secret présentait en outre l’avantage de cacher l’illégitimité de l’enfant mais surtout,

il donnait l’assurance aux parents adoptifs d’être à l’abri de toute concurrence, ce

qui les incitait à construire une relation durable avec leurs enfants. En France,

pendant longtemps, la législation a protégé les prérogatives des parents naturels

jusqu’au vote en 1966 d’une nouvelle modalité juridique, l’adoption plénière, qui

rompt entièrement les liens de l’enfant avec sa famille d’origine. L’enfant perd son

10

nom d’origine, il entre dans une autre lignée, il perd aussi éventuellement (et le plus

souvent) son prénom. Dans l’adoption plénière, l’état civil de l’enfant est modifié,

son acte de naissance est annulé, il lui en est fait un nouveau dans lequel figurent

les noms de ses père et mère adoptifs, favorisant ainsi la fiction de la naissance

naturelle. L’enfant adopté n’est donc pas censé connaître l’identité de ses parents

biologiques. L’adoption simple, qui permet de conserver la filiation d’origine,

continue à exister en France mais elle est très peu utilisée alors que dans la plupart

des pays occidentaux, cette forme d’adoption cumulative n’existe pas. Par ailleurs il

existe en France une institution originale qui organise légalement le secret sur

l’identité des géniteurs : l’accouchement sous X9, expression la plus accomplie du

modèle d’exclusivité puisque la filiation de l’enfant n’est pas établie. Le droit

français n’impose pas un rattachement automatique de l’enfant à ses géniteurs, de

sorte que l’enfant, adopté le plus rapidement possible, n’a qu’une seule famille, sa

famille d’adoption. En résumé, dans les adoptions d’enfants des sociétés

occidentales, l’idéal recherché a été longtemps que parents de sang et parents

adoptifs n’aient aucun contact et même s’ignorent totalement. Le droit a renforcé

l’opération de substitution. Les nombreux obstacles rencontrés par les adoptés pour

connaître leur histoire, ainsi que les réticences à lever l’anonymat des donneurs de

sperme en France, révèlent la force de ces opérations de substitution qui ont pour

but de garantir le principe de l’exclusivité : un seul couple de parents pour les

enfants.

Les familles recomposées après divorce semblent mettre à mal notre modèle

d’exclusivité, puisque l’on y voit jouer la pluriparentalité. Après la séparation du

couple, la configuration familiale la plus fréquente est celle où l’enfant est à la

garde de sa mère et de son nouveau conjoint ou compagnon. L’enfant vit alors au

quotidien avec sa mère et son beau-père, éventuellement ses demi-frères et sœurs,

tandis que périodiquement, il va vivre un temps limité, celui des week-ends et des

vacances, dans la résidence paternelle, où éventuellement il est amené à fréquenter

une belle-mère. Le beau-père gardien assume parfois une fonction nourricière et

éducative de type paternel à l’égard de son bel-enfant qu’il partage en principe avec

le père et la mère. Les enquêtes de sociologie et d’ethnologie ont analysé comment

le partage des tâches éducatives, toujours problématique, est assumé par les adultes

dans un climat de concurrence et de rivalité plus ou moins grand, celles-ci étant

particulièrement vives entre femmes (la mère et la belle-mère). Les statuts du père

et du beau-père, de la mère et de la belle-mère, sont pourtant en principe clairement

distingués, au moins dans le droit qui tranche encore dans le sens de l’exclusivité :

seuls les parents de sang sont les parents aux yeux de la loi et le beau-père est

frappé d’inexistence juridique. De nombreux auteurs ont montré les difficultés de

cette lacune dans la mesure où le beau-parent éducateur et nourricier ne détient ni

autorité parentale, ni possibilité de transmettre un jour ses biens à son bel enfant

9 Une femme enceinte qui entre dans un service d’obstétrique peut demander le secret de son admission et de son identité,

elle n’a ni à abandonner l’enfant, ni à consentir à son adoption puisque la filiation de l’enfant n’est pas établie.

11

autrement que comme à un étranger. Si les choses semblent claires sur le plan

juridique, elles sont loin d’être aussi simples dans la pratique. Les analyses révèlent

en effet que, dans un premier temps, les familles recomposées étant perçues

négativement, les services sociaux et les acteurs de la recomposition ont favorisé

l’instauration d’un modèle de substitution, le beau-père étant invité à tenir la place

du père absent. Ce modèle, encore très répandu dans les familles défavorisées

socialement, trouve son expression ultime dans l’adoption de l’enfant du conjoint,

qui scelle sur le plan juridique l’éviction de fait du père. Ce type d’adoption

représente la grande majorité des adoptions intra familiales en France, au Canada et

aux États-Unis. En France, on a limité la possibilité d’utiliser l’adoption plénière,

mais dans d’autres pays, comme c’est parfois la seule forme juridique d’adoption,

elle a pour effet de couper définitivement un enfant de sa famille paternelle, y

compris de ses grands-parents, frères et sœurs, cousins et cousines. Il y a dans ce

choix de la mère et du beau-père la volonté de reconstituer une nouvelle entité

familiale conforme à la norme de l’exclusivité, et de faire de tous les enfants qui ont

été élevés ensemble des frères et sœurs égaux entre eux. Cette décision a pour effet

d’éliminer la multiparentalité et de faire coïncider la filiation légale avec la réalité

de ce qui constitue à nos yeux des relations entre parents et enfants.

On perçoit la cohérence des réponses apportées aux situations de pluriparentalités

toujours vécues comme instables et menaçantes : elles vont toutes dans le sens de la

substitution pour se conformer au modèle de l’exclusivité

Parents de sang et parents adoptifs

Pourtant dans les faits et dans le droit, le modèle de la substitution est fortement

remis en cause depuis plusieurs décennies. Il existe, au niveau international comme

en France, un mouvement de contestation mené par des enfants touchés par le

secret sur leur histoire, qu’ils soient adoptés ou nés d’insémination avec donneurs

anonymes. Ce mouvement, amplifié par internet, a conduit à un changement dans

les pratiques et dans le droit de l’adoption, ainsi que dans les législations relatives à

l’anonymat des donneurs. Sauf exception notable10

, on considère désormais qu’il

est légitime pour un adopté de rechercher l’identité de ses parents de sang et/ou son

histoire. C’est pourquoi s’est généralisée aux États-Unis et au Canada une forme

nouvelle de pratique adoptive, l’open adoption, (par opposition à l’adoption fermée

ou secrète) qui favorise l’interconnaissance entre parents de sang et parents

adoptifs. En France, depuis 2002, sous la pression de ces groupes, a été créé, non

sans réticences et difficultés, le C.N.A.O.P 11

. On peut noter que les adoptés ou les

10 Il faut citer ici l’opinion pour le moins étonnante de P. Levy-Soussan, psychiatre très sollicité sur les questions d’adoption

qui, lors d’un débat public sur l’adoption auquel j’ai participé en janvier 2012 à Versailles, a qualifié la loi de 2002, ouvrant de

manière très prudente l’accès aux origines de l’enfant, de loi « déstructurante sur le plan psychique » Il considère que ceux qui

défendent la clarté sur l’histoire de l’enfant adopté privilégient la biologie contre la filiation élective, ce qui est absurde !

11

Le Conseil National pour l’accès aux origines personnelles a été créé par la loi du 22 janvier 2002.

12

enfants nés d’insémination anonyme ne contestent pas la filiation qui leur a été

donnée (adoption ou par IAD), mais demandent la levée du secret sur l’identité de

leur géniteur.

Un statut juridique particulier pour le beau-parent

L’opération de substitution est encore moins possible dès lors que plusieurs

adultes concourent non plus seulement à la mise au monde d’un enfant mais à son

éducation. Dans ce cas, se pose la question du statut juridique à donner aux

différents adultes concernés. En Angleterre, par exemple, dans les familles

recomposées après divorce, depuis le Children Act de 1989, le beau-père se voit

doté d’un statut légal, même s’il est limité. En France, la loi du 4 mars 2002 ouvre

la possibilité aux père et mère de partager tout ou partie de l’autorité parentale avec

un tiers, membre de la famille ou proche digne de confiance, ce qui permet de

donner un statut additionnel au beau-parent. Cette situation concerne aussi les

enfants dont l’un des parents séparés vit avec un concubin ou une concubine de

même sexe. Elle peut aussi concerner, dans les coparentalités homosexuelles, la

compagne de la mère de sang et/ou plus souvent le compagnon du père qui, ne

partageant pas le désir d’enfant de leurs partenaires, contribuent néanmoins à son

éducation. Ils peuvent se satisfaire du statut reconnu juridiquement de beaux-

parents, à l’instar des beaux-parents des familles recomposées. Il n’y a donc ici

aucune spécificité particulière des familles homoparentales.

Les pluriparentalités évidentes des familles homoparentales.

Avec les familles homoparentales, les traditionnelles opérations de substitution

que l’on pratiquait sous l’égide du droit sont rendues impossibles, puisqu’elles ne

peuvent et ne veulent pas mimer le couple matrimonial procréatif. Elles perturbent

de manière salutaire les réponses que nos sociétés ont faites jusqu’alors. Les

couples de lesbiennes qui ont recours à l’IAD à l’étranger, ou à un donneur connu

et ami en France, mettent en évidence que cette manière de procréer met en jeu un

tiers, soigneusement éliminé dans le cas des couples hétérosexuels. Les couples de

gays ayant procédé à une GPA ne peuvent éliminer de leur vie, et surtout de celle

de leur enfant, la femme qui l’a porté et a accouché de lui. De sorte que, loin de

contribuer au maintien de la fiction, les lesbiennes et les gays qui ont recours à

l’IAD ou à la GPA apparaissent comme ceux qui empêchent le fonctionnement du

modèle fictionnel, des secrets et souvent des mensonges qui l’accompagnent. Quant

aux couples procréant dans le cadre de coparentalités (un homme gay procréant

avec une femme lesbienne), ils sont tout simplement ignorés, puisqu’entrant dans le

cadre d’une procréation « normale » et légale. Lorsque la compagne de la mère

et/ou le compagnon du père qui ont partagé le projet parental réclament à juste titre

un statut spécifique, eux aussi mettent à mal le modèle procréatif du « ni vu ni

connu »12

en s’ajoutant au duo procréateur. Les familles homoparentales posent de

12

Théry Irène, 2010, Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don. Paris, ed de l’EHESS.

13

manière explicite, par leur existence même et leurs revendications, un ensemble de

questions restées sans réponse dans l’ensemble des nouvelles configurations

familiales de notre société. Elles obligent à reconnaître que nombreuses sont les

familles où il y a plus qu’un seul père et une seule mère !

En conclusion : vers un nouveau droit de la filiation ?

Dès lors, on voit l’inadaptation du modèle juridique biologisant qui continue de

s'imposer à tous, y compris aux familles qui ne sont pas fondées sur la

procréation.«L'adoption plénière, l'AMP avec tiers donneur, l'anonymat des dons,

tout est fait pour que des parents qui n'ont pas procréé ensemble, se coulent dans le

moule d'un modèle pseudo-procréatif. De nombreuses personnes en souffrent : des

parents qui ne savent pas comment expliquer leur histoire à leurs enfants, des

enfants devenus adultes qui veulent connaître leurs origines, des couples de même

sexe qui n'ont pas accès à l'AMP au prétexte qu'ils ne peuvent passer pour avoir

procréé ensemble. Il est temps de refuser le modèle pseudo-procréatif de la filiation

et d'énoncer les grands repères fondant un nouveau droit de la filiation à la fois

commun et pluraliste. Il y a en droit une seule filiation, faite des mêmes droits,

devoirs et interdits pour tous, sans discrimination selon le statut conjugal des

parents ou la composition du couple. Elle est fondée pour les deux sexes sur un

engagement de filiation Elle peut être établie selon trois modalités différentes:

1) l'engendrement procréatif : je m'engage à devenir le parent de cet enfant parce

que je l'ai fait. C'est la reconnaissance.

2) L'adoption : je m'engage à devenir le parent de cet enfant que je ne

prétends pas avoir fait, et qui était de son côté privé de filiation.

3) L'engendrement avec tiers donneur : je m'engage à devenir le parent de cet

enfant conçu grâce au don d'un tiers, et cela que j'aie moi-même procréé ou pas.

Dans ce cas c'est par un engagement public (et non plus secret, comme aujourd'hui),

devant le juge ou le notaire, qu'un couple hétérosexuel infertile, ou un couple

homosexuel ayant recours à une AMP, établirait par avance la filiation de l'enfant,

permettant aux médecins d'engager le processus de la conception.

L'avantage de la troisième modalité, fondée sur l'engagement plutôt que sur un

mime procréatif, outre qu'elle n'oblige pas la compagne de la mère à

adopter lorsque l'enfant a été conçu par AMP avec tiers ou à l'aide d'un donneur

connu, outre qu'elle élimine les inégalités entre les couples ayant recours à un

tiers pour procréer, est qu'elle protégera simultanément les parents intentionnels,

les donneurs qui ne sont pas des parents, et les enfants qui pourront, s'ils

le souhaitent, initier des démarches pour accéder à leurs origines sans provoquer

ou redouter une confusion des places »13

. Il ne s’agit pas par là de privilégier le

sang par rapport à la volonté, la biologie contre l’adoption, comme certains

13

Je reprends ici les termes d’une tribune publié dans Le Monde du 18 septembre 2012 par Théry et al. « Filiation. L’impensé du

projet Taubira »

14

feignent de le croire, encore moins de concourir à déstabiliser l’enfant adopté ou

l’enfant conçu par un tiers anonyme, mais au contraire de lui permettre de

construire son identité à la fois sur une filiation stable et sur une meilleure

connaissance de l’histoire de sa mise au monde14

.

Avant d'ouvrir le débat, je voudrais donner quelques précisions sur l'état de la

législation dans divers pays voisins, parce que vous allez certainement m'en parler!.

Plusieurs autres pays non loin de la France, dont la Belgique, le Danemark,

l’Espagne, l’Islande, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume Uni, la Suède, mais

aussi le Canada, plusieurs États des États-Unis, ont ouvert l’AMP aux couples de

femmes et certains aux femmes seules. Dans la plupart de ces pays, la filiation à

l’égard de la compagne de la mère est établie par l’adoption avec l’accord de la

mère. En Espagne15

, la double filiation maternelle peut être établie avec la

procréation assistée. L’épouse peut manifester son consentement à l’établissement

de la filiation avant la naissance de l’enfant.

Au Royaume Uni, depuis 2009, les couples de femmes sont légalement reconnus

parents de leurs enfants dès le moment de la conception avec don de sperme.

Aux Pays-Bas, le don de sperme n’est plus anonyme depuis 2004. L’information

est accessible à l’enfant à partir de 16 ans. La compagne de la mère peut adopter

l’enfant né du recours à l’AMP. Une loi adoptée en novembre 2012 permet à une

deuxième mère de reconnaître l’enfant né de sa compagne, s’il n’y a pas de père

biologique.

Débat Une participante - En ce qui concerne les beaux-parents, comment s’insèrent ils

dans les trois modèles cités ?

Agnès Fine - Ces modèles viennent d’un article, paru dans Le Monde et signé par

plusieurs de mes collègues et qui concernait uniquement la loi future et ses

propositions de changements dans le droit de la filiation. Mon travail consiste à

montrer, en parlant aussi des beaux-parents, que la question du tiers, c’est à dire du

«plus que deux», concerne aussi ces familles recomposées. C’est cela, dans nos

sociétés occidentales, la nouveauté qu’il faut comprendre : il y a dorénavant dans la

14

Sur ce point, voir l’introduction du livre collectif que j’ai dirigé, Fine Agnès, 2008, Etats civils en questions. Papiers,

identités, sentiment de soi, Paris, CTHS 15

La loi 14/2006 du 26 mai sur les techniques de reproduction assistée prévoit l’accès à la PMA pour toute femme

« indépendamment de son état-civil et de son orientation sexuelle ». La disposition additionnelle la loi 3/2007 du 15 mars ajoute

un paragraphe à l’article 7 (filiation des enfants nés au moyen de techniques de reproduction assistée) : « lorsque la femme est

mariée avec une autre femme, et qu’elle n’est pas séparée légalement ou dans les faits, cette dernière pourra manifester au

registre civil du domicile conjugal son consentement à ce qu’à la naissance de l’enfant de son épouse, la filiation de ce dernier

soit déterminée en sa faveur. »

15

vie d’un enfant, qu’on le veuille ou non, qu’on le regrette ou non, un certain

nombre d’adultes autres que les «parents» qui ont compté dans son éducation.

Donc, la question est de distinguer le statut de chacun : statut dans les faits, dans les

pratiques, et statut juridique.

C’est vrai, j’ai évoqué le statut des beaux-parents qui, d’ailleurs, d’après ce que

j’ai entendu comme vous à la radio ou à la télé, est une des questions que doit

traiter la ministre de la famille dans une prochaine proposition de loi dont l’examen

a été repoussé à 2014. C’est un sujet sur lequel nous sommes souvent consultés. Ce

n’est pas nécessairement comparable au statut de parents. Par contre, c’est vrai qu’il

ne s’agit pas d’une révolution anthropologique, comme disent ceux qui veulent

nous faire croire à la fin du monde ! De nombreuses sociétés occidentales ont déjà

adopté des lois qui vont bien plus loin que celle qu’on va avoir peine à adopter,

mais qui n'apportera pourtant pas une modification anthropologique extraordinaire.

D’ailleurs dans nos sociétés occidentales, les Espagnols, les Néerlandais, les

Belges, les Anglais, les Américains ont déjà avancé sur le sujet. Je veux dire par là

qu’il faut constater les évolutions et peut-être aboutir enfin à une unification du

droit plus clairement fondée sur l’engagement, et un engagement plus public :

devant un juge, un notaire, un maire…

Mais les juristes qui se penchent sur le problème voudraient, semble-t-il, rester

attachés à l'utilisation des formules de droit existantes, comme l’adoption ou la

possession d’état.. Il n’est pas sûr que ce soit bien de proposer une adoption dans le

cas d’une insémination. Parce que ce n’est pas la même chose d’adopter un enfant

déjà né que de décider à deux de mettre au monde un enfant qui n’existe pas

encore. Et pourquoi demander ou imposer l’adoption pour les couples homosexuels

et ne pas l’imposer pour les couples hétérosexuels dans l’insémination avec

donneur : aujourd'hui on ne demande pas du tout aux maris d’adopter l’enfant de

leur femme ou compagne, alors que beaucoup de juristes préconisaient cette

formule qui n’a jamais été à l’ordre du jour. Donc proposer maintenant à des

couples homosexuels de régler cette question par l’adoption de l’enfant de la mère

biologique, c’est faire entre les deux types de couples une discrimination que le

droit réprouve.

Un participant - Vous avez montré par les études sociologiques une asymétrie

dans le désir d’enfants entre l’homme et la femme. Ceci n’explique-t-il pas aussi le

relatif désengagement des hommes dans la prise en charge des enfants et des

charges ménagères qui tournent autour ?

Une autre question concerne les donneurs de paillettes : ont-ils bien envie d'être

connus, ou ne sont-ils pas dans la même démarche que celle des donneurs de sang

ou d’organes qui permettent qu’une vie soit prolongée ailleurs?

16

Agnès Fine - À la première question : s’agissant des pères, sur l’asymétrie du

désir d’enfants, on ne se situe avec nos enquêtes sur le plan du psychisme et du

désir conscient ou inconscient d’enfants. Dans nos sociétés, il y a un désir

construit : la maternité est construite socialement comme une affirmation identitaire

de la femme, alors que ce n’est pas tout à fait le cas pour les hommes. Et sans doute

doit-on y voir en partie la raison du désengagement des hommes. Mais je pense

aussi qu’il est très difficile de vivre une relation de paternité ou de maternité de

manière non quotidienne, interrompue. Quand on réfléchit sur le désengagement

des pères, – une ancienne étudiante a mené, précisément sur ce problème, une

recherche qui se termine cette année – on voit la difficulté pour les pères divorcés

de suivre le fil de l’éducation de leurs enfants en les voyant seulement une semaine

sur deux, et pendant les vacances. Parce que les vacances notamment sont un temps

qui s’inscrit hors de l’ordinaire.

Il y a dans ce tête à tête, une angoisse, une tristesse, dans ce temps qui paraît

artificiel dures à vivre par les enfants et pour les pères. Il n’y a qu’à regarder un

père et son enfant au restaurant… Certains romans écrits par des hommes mettent

bien en évidence cette difficulté. Dan Frank l’a fort bien relaté dans son livre « La

séparation » (Le Seuil, 1991). Il est difficile d’établir des rapports dans le non

quotidien.

Il y a également un problème de niveau socio-culturel : s'il est élevé, le père peut

dire « je veux continuer à jouer mon rôle de père, malgré la séparation ». Mais dans

un milieu social peu favorisé, il est très difficile de trouver, surtout avec un enfant

petit, des rapports de confiance, de complicité. Sans compter que les hommes (qui,

statistiquement, très souvent se remarient après divorce, ou tout au moins revivent

en couple, plus vite que les femmes), se retrouvent très souvent à nouveau pères

d'enfants «à eux» dont ils s’occupent.

Ce qui montre qu’il est difficile de mener une relation paternelle hors de la

présence d’une femme. Les mères font la distinction entre couple et maternité, alors

que les pères ont beaucoup de difficulté à le faire. J’espère avoir répondu à votre

question sur ce sujet.

En ce qui concerne le donneur de sperme, le corps médical est très réticent, en

France, à envisager la levée de son anonymat : il craint de décourager les donneurs,

qui auront peur de voir arriver chez eux des demandes d’argent par exemple. En

fait, c’est sans doute absurde, comme le montre l'exemple des pays qui ont levé

l’anonymat des donneurs de sperme. Aux Pays Bas, l’anonymat est levé, et des

femmes préfèrent se faire inséminer là-bas pour avoir, pour l’enfant, la possibilité

future de rencontrer son géniteur.

Le participant - Dans ce cas, le comportement n’est pas le même que pour le

don de sang ou d’organe.

Agnès Fine - Pour ce qui est des dons, on ne peut pas assimiler le don de sperme

à un don d’organe ou de sang. Car du don de sperme nait une nouvelle vie. Alors

17

que le sang qu’on donne est traité de telle façon qu’on ne peut savoir qui le reçoit ;

quant au don d’organe, c’est aussi très différent.

Dans le cas du don de sperme, celui qui veut savoir ne cherche pas un père, il

cherche à savoir à qui il ressemble physiquement. La semaine dernière, dans une

émission TV où fut abordé le problème du don du sperme d’un même géniteur

servant à plusieurs femmes, on a entendu quelqu’un dire que les centres

d'insémination ne sont pas assez surveillés par des organismes indépendants, car il

avait la preuve que trop d’inséminations étaient opérées avec le même sperme. Et

un jeune né d'une insémination avec donneur a dit alors qu’il avait l’impression, se

promenant dans la rue, de voir son géniteur partout. Et que, dès qu’il sortait avec

une jeune fille en boîte, il se posait la question « pourvu qu’elle ne soit pas ma

sœur ». On retrouve ici la peur de l’inceste.

Une autre émission américaine raconte que plusieurs femmes avaient découvert

qu’elles avaient été inséminées par le même donneur. Elles ont décidé de se réunir

et elles ont contacté par Skype le donneur, qui leur a demandé spontanément des

nouvelles de tous les enfants qu’il avait contribué à mettre au monde.

Un participant - S’agissant du titre de la conférence : « Famille, dernier ancrage

pour l’avenir », le vrai titre ne serait-il pas : « Soyez pour le mariage homo avec

adoption et insémination artificielle. Si vous êtes contre, vous êtes politiquement

incorrect » ?

Agnès Fine - Si vous voulez dire par là que je fais une conférence engagée, je

vous répondrai : oui, tout à fait et je ne m’en cache pas. Et je suis prête à discuter de

vos réticences, de vos questions.

Le participant - Ne croyez-vous pas qu’il faut entrer ici sur la pointe des pieds et

non comme un éléphant dans ce magasin de porcelaines ?

Agnès Fine - Pourquoi ?

Le participant - Il faut y aller doucement, voir comment cela se passe, petit à

petit.

Agnès Fine - (Silence)…

Un participant - Moi-même je n’avais pas bien compris le titre « La famille :

dernier ancrage, quel avenir ? » S’agit-il de regretter que l’ancre s’allège et qu’on

risque de dériver, ou au contraire s’agit-il de magnifier la famille pour nous

maintenir à l’abri de toute transformation?

Agnès Fine - Pour le titre, j’avoue que je n’avais pas moi-même bien compris, et

j’ai fait une variation très personnelle en fonction de questions qui me paraissaient

en pleine actualité. C’est vrai que, sur l’éducation des enfants en collectivité, en

communauté, on n’est plus dans la famille. J’ai cherché un fil qui suive ce qui se

18

fait aujourd’hui, de façon à répondre à de nombreuses questions importantes qui

touchent directement le cœur de la parenté.

On aurait pu aborder d’autres sujets comme la solidarité familiale, l’éducation, où

on veut faire des parents éducateurs spécialistes en leur reconnaissant ou déniant

des « compétences », les rapports entre l’État de la famille. Et tant d’autres sujets

possibles. D’ailleurs, j’avais proposé comme titre « Qu’est-ce qu’un parent ? ».

J’espère avoir répondu quand même à quelques questions importantes.

Un participant - Pour s’en tenir à la filiation, qui est votre centre d’intérêt ce

soir. Parmi les trois propositions que vous avez présentées pour compléter la

filiation naturelle par un engagement juridique et public, je pose le problème en le

rapprochant du mariage où déjà il y a un engagement public à vivre ensemble, se

soutenir l’un l’autre, élever ensemble des enfants. Cet engagement n’a pas de

limites, jusqu’à la séparation. Or aucun engagement juridique ne peut être ad

aeternam. Peut-on envisager un engagement qui concernerait la famille, les frères

et sœurs, les grands-parents, comme dans le cadre de la filiation naturelle. Et qui

pourrait être annulé comme le peut être un mariage.

Agnès Fine - Un des problèmes posé aujourd’hui par la filiation, c’est qu’elle est

fragilisée. La filiation de la naissance peut être modifiée par des contestations de

paternité ou de maternité qui se développent avec les divorces et les séparations.

Une recherche sur les liens homme-femme-enfant (publiée dans un des livres

collectifs que j’ai dirigés), a été faite récemment, en s'appuyant sur les dossiers

réels d’une avocate. On y trouve ce couple où l’homme avait reconnu l’enfant dont

il n’était pas le père biologique, établissant ainsi une réelle filiation ; le couple

venant ensuite à se séparer, le père avait voulu contester la paternité, puisque il

n’était pas le père biologique et qu’il ne voulait pas payer de pension alimentaire.

Ce cas réel montre que bien des situations contribuent à fragiliser la filiation.

L’idéal serait que jamais la filiation ne puisse être remise en question ! Quelle

horreur, à mes yeux, que d’avoir déterré Yves Montand pour vérifier s’il était le

père : créer un lien de paternité avec un mort, c’est le comble !

Il y a une accumulation de règles : avec la présomption de paternité, dans le

mariage, un enfant est présumé être le fils du mari. Sauf si quelqu’un s’y oppose:

les juges alors proposent des tests de paternité, mais alors la stabilité créée par la

société est remise en cause.

La reconnaissance d'un enfant est une autre règle qui n’est pas définitive : il

existe dans notre droit la « reconnaissance mensongère ».

On arrive à des règles absurdes. Le problème des sociétés occidentales vient de

ce qu’elles n’ont pas un seul système de filiation avec une référence unique. Les

références sont multiples : le génétique, la volonté, etc.

Il faut qu’on se mette d’accord sur un droit plus clair, plus unifié, fondé sur la

volonté. D’autant plus que, comme le disent les opposants à la réforme, le désordre

se profile à l’horizon si on permet le mariage pour tous : où va la filiation,

19

puisqu’elle repose sur le socle du mariage. Mais c’est oublier que, selon les

statistiques de l’année dernière (2012), 56 % des enfants en France naissent hors

mariage. Ce qui était vrai du temps où les enfants des couples mariés s’opposaient

aux enfants dits « naturels », sans droit de succession ni d’inscription dans la

parenté, n’est plus vrai depuis les lois de 1972 et 2005, selon lesquelles toute

différence entre enfants a disparu.

Donc la filiation ne repose plus du tout sur le mariage, qui se réduit ainsi à une

affaire de couple, et non plus de famille.

Une participante - En début d’intervention, vous avez dit que les revendications

actuelles posent la question du sens de la filiation. Je ne parle pas de l’aspect

juridique. Effectivement il me semble que les revendications actuelles et ce mariage

pour tous qui est proposé, c’est entériner une situation qui existe de fait. Et, vous

l’avez dit, les célibataires peuvent adopter depuis 1966. Donc des couples

homosexuels adoptent des enfants depuis 45 ans. Et la question qui se pose est que

le conjoint n’a aucun droit. Je pense qu’il faut lever cette hypocrisie.

Après, vient la question de l’insémination. Vous l’avez dit, les femmes vont en

Hollande pour donner à leur enfant un semi-anonymat de leur donneur. Je ne

comprends pas pourquoi en France, il y a une cristallisation. Pourquoi n’y aurait-il

pas de centres où le donneur serait entièrement anonyme, ce qui correspond à ces

couples hétérosexuels stériles qui veulent cacher que l’enfant est né d’une

insémination, et à côté, des centres où le semi-anonymat serait possible ?

Une participante - L’engagement de filiation est très important, dans la mesure

où beaucoup d’enfants souffrent d’être seuls avec un parent. La question se pose de

savoir comment cet engagement sera tenu. Surtout avec des pères qui

démissionnent. Malgré cela, beaucoup de pères tiennent leur engagement.

Un participant - On constate qu’il y a de moins en moins d’adoptions. Et je

m’interroge sur ce désir d’enfants qui, paradoxalement, me paraît aujourd’hui de

plus en plus impérieux, comme s’il était impossible d’imaginer de ne pas avoir

d’enfants, même si on doit pour cela passer par des situations difficiles.

Je voudrais aussi revenir un peu sur tout ce que vous avez dit sur le non-dit et sur

le secret qui, jusqu’à présent, ont perduré dans les conditions que vous avez

montrées : pourquoi faut-il que cela change maintenant, très vite, alors que pendant

longtemps, cela a existé?. Comment peut-on imaginer que les états d’esprit

changent aussi rapidement? Et si cela changeait, si tout était dit, pensez-vous que

tout serait aussitôt réglé? Parce qu’à tous ces enfants qui ne savent pas d’où ils

viennent, et qui donc ne savent pas trop où ils vont, si on leur disait enfin d’où ils

viennent, est-ce que cela suffirait ?

Agnès Fine - Je vais commencer par la question : pourquoi y a-t-il moins

d’adoptions ? D’une part, les pays donneurs, par exemple la Chine, le Vietnam, le

Brésil, suivent désormais les préconisations de la conférence de La Haye, qui a

essayé de mettre de l’ordre et de l’éthique dans l’adoption internationale: il faut

20

maintenant le consentement éclairé des parents qui abandonnent. Ensuite, il faut

rechercher d’abord des solutions nationales à l’adoption, et ces pays ont une

bourgeoisie qui demande davantage d’adoptions qu’autrefois. Donc, entre les

accords de La Haye et les changements démographiques, il y a de moins en moins

d’enfants adoptables. On les évalue aujourd’hui à 20.000 par an au niveau

international, beaucoup moins que le nombre de couples occidentaux qui cherchent

à adopter. Le déséquilibre est de plus en plus grand et l’adoption sera de moins en

moins une solution pour avoir un enfant. En plus, très peu de pays, (l’Afrique du

Sud étant une exception), autorisent l’adoption par des homosexuels.

En ce qui concerne le secret, je ne crois pas que la transparence absolue sur

l’histoire de l’enfant puisse répondre à toutes les questions qu’il peut se poser. Ce

qui est insupportable, d’après les autobiographies, les expressions dans les médias,

ou d’autres sources, c’est qu’ils n’aient pas accès à des informations que d’autres

ont. Si l’identité est clairement connue, l’identité narrative, avec une parole claire

sur son histoire, est plus facile à construire.

Et d’ailleurs, beaucoup de parents adoptifs regrettent d’avoir adopté « sous x »,

alors que, sur le moment, ils avaient l’impression de bien faire. L’enfant devenu

adolescent rend la vie difficile à toute la famille.

L’engagement, ce n’est pas parce que la filiation procède d’un acte volontaire

qu’on a une garantie. À ce jour la filiation est à la croisée de chemins, en raison des

nouvelles techniques de procréation. Et on constate que beaucoup de pères sont

concernés malgré les difficultés, soit dans des gardes alternées, soit dans d’autres

situations. Il faut d'ailleurs rappeler que deux tiers des pères assument leur

engagement auprès de leurs enfants, même si l’autre tiers représente quand-même

beaucoup de personnes !

Les sociologues lient cet engagement à la classe sociale : les milieux petit-

bourgeois, aisés, partagent les responsabilités malgré la séparation, ce qui est moins

fréquent dans les milieux peu favorisés.

Quant à la loi sur le l’anonymat des donneurs, je n’ai pas voulu faire un exposé

sur le mariage pour tous, j’ai voulu englober cette question dans un exposé général,

pour montrer qu’il n’y a pas une spécificité, qu'on ne règle pas seulement la

question d’un petit groupe minoritaire. L’adoption par des célibataires étant

possible depuis 1966, de nombreuses femmes (et hommes) ont pu adopter des

enfants, mais sans révéler qu’ils étaient homosexuels, sinon ils n’auraient pas pu

adopter, même s’il est illégal de refuser l’agrément sur ce motif. Comme le

compagnon ou la compagne n’est rien au regard de la loi, c’est la seule solution que

permet la loi.

Sur la connaissance du donneur, une de mes étudiantes a été une des premières en

France à faire un film et une maîtrise de DEA sur les procréations médicalement

assistées chez les familles homoparentales dans la baie de San Francisco, vers 1996,

97, 98. Il n’y a pas là-bas les règlements que nous connaissons ici. Les couples

21

peuvent choisir entre des donneurs connus ou inconnus. Des agences disposent de

sperme avec des donneurs connus, avec leur Q.I., leur taille, leurs caractéristiques

physiques ; certaines agences font valoir la qualité intellectuelle : super génie, prix

Nobel… Elle avait interrogé un couple de femmes d’origine juive qui avait choisi

un donneur juif. Ce qui m’avait étonné, car dans les coutumes juives l’hérédité se

transmets par les femmes. Pourquoi pas pratiquant ou non pratiquant!

En France, compte tenu de la teneur des débats actuels, le système est verrouillé,

et le changement n’est pas à envisager prochainement. Le vote de la nouvelle loi va

déjà soulever des protestations! J’espère que les lois de bioéthique vont changer,

mais le pouvoir médical est très réticent.

Aux États Unis, des couples de femmes ou d’hommes qui se mettent ensemble

pour faire des enfants pratiquent l’insémination «artisanale» : le donneur est connu :

un ami, un parrain ; les femmes prennent le même ami pour faire des frères ou des

sœurs… Dans ces cas, le donneur connu ne cherche pas à être le père légal.

C’est pour cela que je vous réponds que le fait de procréer ne crée pas la filiation.

Puisque le donneur accepte de faire un enfant, mais il ne veut pas être le père. Il se

met en retrait de tout droit et obligation. Cela se passe aussi en France. Des femmes

peuvent demander à quelqu’un de devenir le géniteur, sans qu’il ait le statut de

père, mais il sera connu.

Dans cette même émission évoquée plus haut, un couple de femmes racontait

comment elles avaient mis au monde leur fille avec un couple d’hommes. Ce qui

n’est pas toujours aussi simple : plus on est de parents, plus les désaccords

apparaissent.

Un participant - Avec des «Banques» de sperme, il n’est pas étonnant de voir

des dérives vers le mercantilisme. Mais les dérives eugénistes, ou le problème des

mères porteuses, sont plus préoccupants.

Agnès Fine - Vous avez raison : c’est cela qui fait peur. On le voit aux États Unis

où l’encadrement est beaucoup moins serré qu’en France. Dans cette émission

citée, un couple d’hommes avait obtenu un enfant grâce à une femme qu’ils

connaissaient bien : on voit ce qu’avait pu être qu’une gestation pour autrui

(G.P.A.) qui se passe bien : sans rapport d’argent, relations entre les êtres, l’enfant

sait d’où il vient. C’est un exemple de G.P.A. éthique.

À l’opposé de cela, en Inde, on voit des officines qui gagnent de l’argent sur le

ventre de femmes. Le pire et le meilleur est possible. C’est comme pour la

prostitution, il faut se garder de parler de « la » G.P.A. Les unes seraient éthiques,

les autres, la pire des choses. De même qu’il y a des adoptions qui résultent de

trafic d’enfants : on cite au Guatemala il y a environ 15 ans, des enfants produits

pour cela, livrés à des couples français qui ignoraient ces pratiques.

22

Pour éviter les dérives, il faut un encadrement. Les Anglais encadrent très

strictement la G.P.A. : pas de rapports d’argent. Le libéralisme sauvage ne peut que

produire des horreurs.

Une participante - Beaucoup de couples ont recours à l’insémination (Agnès

Fine - Cela concerne 1.500 enfants par an). Je travaille dans les services de

l’adoption et je suis frappée par le nombre de couples qui renoncent à

l’insémination pour une adoption, parce qu’ils seront à égalité. Mais le problème est

de distribuer les rôles de parents. Une autre question se pose pour les célibataires

qui n’ont pas accès à l’insémination réservée à des couples stériles. C’est une

injustice qui laisse aux célibataires seulement l’adoption ou d’aller à l’étranger.

La question du secret introduit une contradiction entre le Conseil National pour

l’accès aux Origines Personnelles (CNAOP) et l’accouchement sous x. Or les deux

formes sont maintenues. Ce qui me frappe, c’est que le secret soit remis en question

eu égard au besoin supposé que les adolescents ont de connaître leurs origines.

Mais quand on reçoit des jeunes qui viennent consulter leur dossier ou poser des

questions, je suis toujours étonnée de ce qu’ils demandent. Très souvent, ils

viennent confirmer le roman familial qu’ils se sont construit. La vérité ne les

intéresse pas ou bien elle les perturbe.

Agnès Fine - En effet, il ne faut pas mythifier la transparence. Il faut répondre au

niveau de la demande. Des travaux on été menés sur les changements d’état civil.

On a suivi des parcours d’adoptés ou des gens qui ont eu plusieurs changements de

nom dans leur existence. Ces questions ne sont pas simples.

Ensuite, c’est vrai que les CECOS refusent l’insémination à des personnes

seules ; ils n’exigent pas cependant que les couples soient mariés. Mais depuis la

révision de la loi de 2011, on a ajouté que les CECOS ont pour fonction de traiter

les personnes qui ont une infertilité médicalement attestée. Ce qui est une manière

d’exclure les homosexuels, pour lesquels on considère alors qu'il s'agit d'une

demande de convenance : « nous voulons un enfant ».

(Je rappelle que, dans les CECOS, beaucoup d'inséminations sont opérées avec le

sperme du mari. Mais il n’est pas question de ce cas ici.)

Un participant - Je conseille à ceux qui ne l’ont pas vu le film québécois sur le

donneur de paillettes qui a une descendance innombrable qu’il cherche à identifier.

C’est en Amérique ! On arrive à des situations étonnantes.

Plus sérieusement, le problème de la famille est d’ordre biologique, génétique,

d’ordre juridique, d’ordre social. En France, on est toujours un peu en retard. En

Amérique du Nord, les recherches de paternité ont une autre ampleur que celle de

par exemple d’Yves Montant.

Mais chez nous, on en est encore au code de Napoléon. Donc, nos législateurs et

nos politiques ne s’appuient que sur la certitude (permises par l’ADN et l’ARN)

23

que ce qui ferait la valeur et les caractéristiques de l’individu serait du à l’héritage

génétique du père et de la mère. Il se trouve que récemment, nous avons suivi une

conférence sur l’évolution de la génétique par Jean-Pierre Changeux (chercheur de

pointe) qui nous a montré que la part héritée des parents est loin d’être la seule, et

les recherches n’en sont qu’à leur début. L’exemple donné montre que le

comportement de certains animaux ne serait pas lié à ce qu’ils ont reçu du père et

de la mère mais à ce qu’ils voient ou à la manière dont ils ont été traités, et cela est

transposable aux humains.

On peut donc être convaincu qu’une grande part non héritée caractérise

l’individu, et si on abandonne cette certitude génétique actuelle, on pourra prendre

en compte l’action des parents éducateurs et pas seulement celle des géniteurs.

Souhaitons alors que l’avancée des connaissances scientifique sera rapidement prise

en compte par les législateurs et les politiques.

Agnès Fine - Je partage bien sûr ce souhait, et cela servira de conclusion à cette

discussion.

Le 18 janvier 2013

Biographie

Agnès FINE est historienne et anthropologue, spécialiste de la parenté dans

les sociétés européennes. Ses recherches ont porté sur l’anthropologie historique de

la parenté dans une société rurale pyrénéenne (pays de Sault), puis sur les filiations

électives passées et présentes. Ses principaux ouvrages concernent le parrainage,

l’adoption, la nomination. Elle s’intéresse actuellement à l’histoire de

l’anthropologie (hommes et femmes, domaines de recherches) en France, aux

itinéraires de chercheurs en sciences sociales, aux « parentés intellectuelles ».

Son deuxième axe de recherches concerne les femmes et le genre, et plus

récemment les processus de production du masculin et du féminin dans les sociétés

européennes. Thèmes qu’elle a explorés à partir de l’anthropologie des écritures de

soi chez les jeunes filles et les femmes, les lieux de formation des jeunes hommes

tels qu’ils apparaissent dans les romans contemporains, enfin par le biais des

différents thèmes ((lecture, écriture, liens familiaux, musique, dot et mariage),

choisis par la revue Clio, Histoire, Femmes et sociétés, dont elle est cofondatrice et

membre du comité de rédaction.

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Elle co-dirige avec C. Mennesson et G. Neyrand, professeurs de sociologie à

UT3 à Toulouse, une ANR sur la socialisation sexuée par le corps (sports, loisirs,

apparence corporelle) des petits enfants (entre 5 et 11 ans).Elle est actuellement

responsable d’une équipe de recherche française dans le cadre d’une convention

d’échange CAPES-COFECUB sur « Genre, Parenté, sexualité » avec une équipe de

recherche brésilienne dirigée par Miriam Pillar Grossi de l’université de Santa

Catarina à Florianopolis. Elle est co-directrice de la collection « Le temps du genre

» aux Presses Universitaires du Mirail.

Bibliographie

Directions d’ouvrage :

Fine Agnès et Neirinck Claire (dir), 2000, Parents de sang, parents adoptifs

Approches juridiques et anthropologiques de l’adoption (France, Europe, Canada,

USA), Paris, LGDJ, collection Droit et Société.

Fine Agnès, (dir), 2008, Etats civils en questions. Papiers, identités, sentiment de

soi, Paris, Editions du CTHS, collection Le regard de l’ethnologue.

Articles et contributions à des ouvrages collectifs

Fine Agnès, 2000, « Adoption, filiation, différence des sexes » in

Homoparentalités. Etat des lieux. Paris, ESF, p. 73-85.

Fine Agnès, 2001, « Unifiliation ou double filiation dans l’adoption française »

Anthropologie et sociétés, Nouvelles parentés en Occident, vol 24, 3, p. 21-38.

Fine Agnès, 2001, « Vers une reconnaissance de la pluriparentalité ? », L’un et

l’autre sexe, Esprit, mars-avril, I. Théry (dir), p. 40-52.

Fine Agnès, 2001, « Pluriparentalités et système de filiation dans les sociétés

occidentales contemporaines», in La pluriparentalité, sous la direction de D. Le

Gall et Y. Bettahar, Paris, PUF, p. 69-93.

Fine Agnès, 2005, « L’évolution de l’adoption en France, entre filiation et

parentalité », Journal de pédiatrie et de puériculture, 18, p. 155-161.

Fine Agnès, 2006, « Pluriparentalités et homoparentalités dans les sociétés

occidentales contemporaines », sous la direction de A. Cadoret, M. Gross, C.

Mécary, B. Perreau, Homoparentalités. Approches scientifiques et politiques, PUF,

p. 43-55.

Fine Agnès et Martial Agnès, 2010, « Vers une naturalisation de la filiation ? »,

Genèses, 1, n°78, p.121-134.

Fine Agnès, 2012, « La question de l’adoption par les couples homosexuels »,

Cahiers français, n° 371, La documentation française, p. 59-66.