plus fort: caroline & west, t2 (new adult) (french edition)ekladata.com ›...
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RobinYork
PLUSFORT
CAROLINE&WEST–2
Traduitdel’anglais(États-Unis)parLaurenceBoischot
Milady
JedédiecelivreàMaryAnn,avectoutmonamourettoutemagratitude.
FIN
WEST
Quandj’aidûluidire«aurevoir»àl’aéroport,j’aipensé:C’estladernièrefois.Tunepourrasplusjamaisl’embrasser,latoucher.C’estladernièrefoisquetuvoissonvisage.Etpuis,quandj’aitournélestalonsetquejesuisparti,jemesuisdit:Etvoilà.C’estfini.Il faut croireque jemesuisdirigévers laported’embarquementpuisque jesuismontédans l’avion.Jesaisqu’il yavait
quelqu’unàcôtédemoimaisjenemesouviensmêmepassic’étaitunhommeouunefemme.Jenecessaisdemerépéterqueçaallaits’arranger,quetoutseraitforcémentplusfacile,parcequeriennepouvaitêtreplusdurquedequitterCaroline.
Çamefaitpresquerirequandj’yrepense–enfin,sionpeutappelerça«rire»quandçalaisseunarrière-goûtdesangdanslagorge.Sionpeutparlerdesourirequandilfautsanscessedéglutirpourtenter–envain–defairepasserlegoûtamerdeseserreurs.
JesuisrentréàSiltenm’imaginantunescènededueldigned’unwestern.Jedéfieraismonpèredem’affronteraupistoletdanslagranderueàmidipile.Ondégainerait,maballel’atteindraitdroitaucœur,etpuis…Jen’osaispaspenseràcequisepasseraitaprès.Danslesfilms,c’estlemomentoùl’écrans’assombritsurlesbordspournelaisserqu’uncercledelumièrequirétrécitpeuàpeupourprendrelatailled’unepiècede1dollar,puisde1cent,puisd’unetêted’épingle,puisplusrien.
Lenéant.Voilàoùj’habiteraisaprèsavoirécartémonpèredemavieunebonnefoispourtoutes.Jemeretrouveraisprisdanscetteobscuritéquiavaitététêted’épingleavantquetoute lumièredisparaisse.J’yplanteraismatente,merouleraisdansunecouvertureetsubiraismontristesort.
Aprèstout,j’étaisleshérif,non?Etlui,c’étaitleméchant.Etpourtant,pourtouterécompense,j’auraisdroitàuneéternitévidedetoutcequejedésirais.Oupeut-êtreàunbadgeenformed’étoileàépingleràmachemise.
J’étaistellementpersuadéd’êtredanslerôledushérif…Çamefaitpresquemarrer,maintenantquej’yrepense.EnrentrantàSilt,j’aiétéaccueilliparunbordelencoreplusmonstrueuxquecequej’auraispuimaginer.
J’avaisaccomplil’impossibleenm’éloignantdeCaroline.Puismavien’afaitqu’empirer.
CAROLINE
QuandmontéléphonesemetàjouerlapetitemusiqueréservéeàWestdansl’obscuritédemachambre,mon subconscient saute sur l’occasion et invoque un de ces rêves de dernière minute – de dernièreseconde–quisemblentfaitsdesensationspures.LachaleurdeWestpartoutcontremapeau,lepoidsdesoncorps,sonodeur,lesmusclesdesescuissestenduscontrel’arrièredesmiennes,samainglissantlelongdemonventre…toutWestmélangéenunlentfonduenchaîné,jusqu’àcequelachansonparvienneenfinàpercerlesbrumesdusommeilpourvenirmepincer.Jemedémêledemesdraps,àlafoisexcitéeeténervéeparcequejesaiscequim’attend.L’estomac
nouédèsleréveil,lajournéeentièreàtenterenvaindedissipercettevaguedesensationsfantômes…Jevais encore tout revivre, et puis je vais encore tout perdre – chacun demes beaux souvenirs de
West–alorsquejenedemandequ’àreplongerdanscerêvepouryvivreàjamais.Ça fait chier. Ça fait vraiment chier ! Je suis tellement dégoûtée par tout ça que j’attrape mon
téléphoneetfaisglisserledoigtsurl’écranavantd’avoirpleinementcompriscequisepasse.C’estlapetitemusiquedeWest.Westm’appelle.Alorsqu’ilest1heuredumatinetquejesuissansnouvellesdepuisdeuxmoisetdemi.S’il téléphoneparcequ’il est bourré, je sautedans lepremieravionpour l’Oregonet je vais lui
collermongenoudanslesburnes.Voilàcequejepenseaumomentoùj’approchel’appareildemonoreille,maisçan’arienàvoiravec
cequejeressens.J’aimeraisbien,pourtant.J’aimeraisêtrecapabledelancerunjoyeux«bonjour»etd’entendreWestrépondre«salut»sansmesentiraussitôttoute…Jenesaismêmepascommentdécrirel’effetqueçamefait.Jesuistoutallumée,chargéeàbloc.Jecrépitepresque.Jemelèvedansl’obscurité,électriséedesavoirqueWestrespireàl’autreboutdufil–àl’autrebout
dupays.J’ai beaucoup trop de souvenirs qui commencent comme ça. Trop de conversations où je me suis
promisunechoseavantdefairelecontraire.Jecroulesouslepoidsdudésiretdelapeine,unpoidssilourdquejel’entendsdansmavoix.—Qu’est-cequetuveux?—Monpèreestmort.Brusquementj’ail’espritclair,affûté,àl’écoute.—Ilaprisuncoupdefeu,poursuitWest.C’est…c’estunvraibordel,Caro.Jesaisqueje…jene
devraispastedemanderça.Jen’aipasledroitdetedemanderquoiquecesoitmaisjevoulaisjusteteledireparcequejen’arrivepasà…Unesortedepétaradeauboutdelalignel’interrompt–legenred’interférencequiemplitlatêted’un
bruit blanc assourdissant. Je reste plantée au milieu de ma chambre, à attendre que la voix deWestrevienne.J’appuiemon téléphonecontremonoreillede toutesmes forces, le souffle court, consciente– avec
cetteluciditédontjenesuiscapablequ’enpériodedecrise–que,detoutefaçon,çan’aaucuneespèced’importance.AvantderencontrerWest,jenesavaispasqu’ilexistaitdesgensquiontlepouvoirdedésarmertoute
logique,touteraison.Ilm’aquittée.Ilm’ablessée.
Pourtant,deboutdansmachambreobscure,letéléphoneplaquécontrel’oreille,jesaisdéjàque,dansquelquesheures,jeseraiàbordd’unavion.
SILT
CAROLINE
Ensortantdel’aéroportd’Eugenej’aperçoisWestadosséàunpick-upnoirpoussiéreux.Lapremièrechosequimetraversel’esprit,c’est:Ils’estcoupélescheveux.Ladeuxième,c’est:Peut-êtrequ’ilafaitçapourelle.Si«elle»existevraiment.Jen’arrivetoujourspasàmefaireàcetteidée,malgrécequ’ilapume
raconter.Quoiqu’ilensoit,ellen’estpaslà.Moi,si.Westmefaitunpeupeur.Sescheveuxpresquerasombrentsoncrâneetaccentuentlesreliefsdeson
visage:lalignedesamâchoire,sespommettes,lesorbitesdesesyeuxsoussonfronttêtu,sonmentondécidé,sabouchemarquéed’unpliamer.Ilalesbrascroisésetlesmusclesd’unbagarreur.LeWestquim’aquittéeàDesMoinesilyadeçaplusdequatremoisétaitunétudiantauxalluresde
petit garçon,mais celui quim’attend aujourd’hui est un homme, fort et vaguementmenaçant.Quand ilposeleregardsurmoi,jemefige.Jeporteungiletblancpar-dessusunpetithautvertachetéexprèspourl’occasion – et beaucoup trop cher –, un jean demarque et une paire de ballerines aussi mignonnesqu’inconfortables.J’ail’airridicule,habilléecommeçaenpleinmoisd’août,maisilfaittoujoursfroiddansl’avion.J’aivoulumefairebelle,mais jemesuiscomplètementplantée. J’ai tout faux, sur toute la ligne,et
pourtantj’ail’impressionquecen’estriencomparéàcequinevapaschezWest.Ilseredresseets’avanceversmoi.Jemeremetsenmarche.Jen’aipaslechoix.—Salut,dis-jequandnousnousretrouvonsfaceàface,àquelquesmètresdesonpick-up.Tueslà.Jefaisunetentativepoursourire,maisWestnesedonnepascettepeine.—Toiaussi.—Désoléequetuaiesdûvenirmechercher.Jeluiaienvoyéuntextojusteavantdemonterdansmonpremieravionpourleprévenirquej’arrivais.
Jenevoulaispasluilaisserlechoix,alorsjemesuisbornéeàluiindiquermonnumérodevoletmeshoraires.Quandj’aiatterriàMinneapolispourmacorrespondance,j’avaistroistextosetunmessagevocalde
sapart–quatrevariationssurlethèmede«remontedansl’avionetrentrecheztoi.»J’aiattendulemomentd’embarquerpourPortlandavantdeluirépondre:
Jevaislouerunevoiture.Endescendantlapasserelle,j’aipuliresaréaction:
Jevienstechercher.C’étaitcequejevoulaisdepuisledébut.Jemesuisdonccontentéed’écrire:
Cool.Pourtantlasituationn’estpascooldutout.Loindelà.West porte un bermuda à poches et un polo rouge orné du logo d’une société de paysagistes. Il est
bronzé–une jolie teintedorée–et sentmerveilleusementbon–uneodeur fraîcheet résineuseque je
n’arrive pas à identifier, mais qui me rappelle la fois où mon père avait poncé l’intérieur delabonnetière.—Tuesvenudirectementdutravail?—Oui.J’aidûpartirplustôt.—Désolée.Tuauraisdûmelaisserlouerunevoiture.Westtendlebras.L’espaced’uninstant,j’ail’impressionqu’ilvam’attirercontrelui,etuneespècede
collisionseproduitdansmapoitrine.Unepartiedemoifreinedesquatreferstandisquel’autrefoncetêtebaisséeetvas’écrasercontremavolontéderesterdigne.Ses doigts heurtent les miens lorsqu’il s’empare de la poignée de ma valise. Le temps que je
comprenne,ilestrepartiendirectiondupick-up.Jelesuisduregard,médusée.Ressaisis-toi,Caroline.Tunevasquandmêmepaspéteruncâblechaquefoisqu’ilfaitunpasdans
tadirection.Ilouvre laportièrearrièrepourcalermonbagagesur labanquette.Sonpick-upestun trucénorme,
dontlecôtépassagerestméchammentcabossé.J’espèrequeWestn’étaitpasdedansaumomentduchoc.Quandilseredresse,jecomparelamusculaturedesondosaveclesouvenirdesesépaulessousmes
mainsladernièrefoisquejel’aivu.Lacourbedesesmolletsestlamêmequ’avant.C’estbienWest,etenmêmetempscen’estpluslui.Il s’écarte pour me laisser monter. Je dois me hisser dans la cabine tellement elle est haute. À
l’intérieurilrègneunechaleuretuneodeurdetabacaussiétouffantesl’unequel’autre.Pourtantjegardemongiletsurmoi,gênéeàl’idéedemedévêtir,mêmesipeu.Jemetournepourrefermerlaportièreetletrouvetoujoursplantélà,quifaitbarrièredesoncorps.C’estalorsquejecomprends.Cenesontpassescheveux,sonbronzagenisesmusclesquilerendent
sidifférent;cesontsesyeux.Ilafficheuneexpressionpolie,maissonregardlaisseàpenserqu’ilveutdéchirerlemondeàpleinesdentsetluiarracherlesentrailles.—Tuasbesoindemanger?demande-t-il.Jenepensepasque lahainecyniquequi faitvibrersavoixsoitdirigéecontremoi.Jesuispresque
sûrequ’elleestdirigéecontre lemondeentier,pourtant je réprimeun frissond’appréhension.C’est lapremièrefoisquej’entendsWestparlercommeça.—Non,çava.J’aidînéàPortland.—Ilyapresquetroisheuresderoutejusqu’àSilt.—Çava,jet’assure.Westmedévisage.Jepinceleslèvrespourm’empêcherdebafouillerdesexcuses.Je suis désolée d’avoir sauté dans l’avion dès que tu m’as appelée. Désolée de t’avoir fait te
déplacer jusqu’à l’aéroport pour venirme chercher.Désolée d’être ici, désolée que tu nem’aimesplus,désoléequetongrosconnardabusifdepèresoitmort.Lemiennevoulaitpasquejevienne.Iln’étaitpasd’accorddutout.J’aidûdémissionnerducabinet
dentaireoùj’avaisunboulotd’étécommesecrétairetroissemainesplustôtqueprévu,etlebilletd’avionm’a coûté presque l’intégralité de mon salaire – décision que mon père trouve « complètementaberrante».IlseméfiedeWestet,surtout,nemefaitpasconfiance.Lerésultat,c’estquechaquefoisqu’onparle
de lui, on finit par se disputer.On s’est encore disputés cematin au petit déjeuner quandmonpère acomprisqu’iln’arriveraitpasàmefairechangerd’avis.Évidemment,çan’arrangerienquel’onsoitsurlepointdelancerl’actionenjusticecontreNate,mon
ex.J’intenteuneprocédurecivilecontre luipouratteinteà lavieprivéeetpréjudicemoral.Monpère
tientàcequejesoisauprèsdeluiafinqu’onreliselaplainteencoreunpetitmillierdefois.Il est juge de profession, père célibataire de trois filles, et a une fâcheuse tendance à vouloir tout
régenter.Danslasituationoùjemetrouve,lecocktaildestroislerendassezinsupportable.Jeluiairappeléquec’étaitprécisémentpourlireetreliretouslesdocumentsdudossierqu’ilpayait
notreavocatunepetitefortune,maisilprétendquec’estunebonneexpériencepourmoietque,sijeveuxdevenirjuristeunjour,jeferaisbiend’êtreattentiveàtoutcequisepasse.Jelesuis,attentive.Enfin,j’essaie.J’aiunpeudemalàmeconcentrerdepuisqueWestm’aapprisqu’ilavaitrencontré
unefille.Quandilm’aappeléehiersoir,j’aioubliétoutlereste.Leprocèsquim’attendest important.Honorer lecontratdetravailquej’aisignépourcetété l’était
également,maisWestl’estencoreplus.Ilesthorsdequestionquejelelaissetomberalorsqu’ilabesoindemoi.—Net’embêtepaspourmoi,dis-jeenfin.Jesuisvenuepourt’aider.Sansunmotdeplus,ilclaquelaportière,s’installeauvolant,etdémarre.Jepensaisqu’Eugeneétaitunegrandeville,maisàpeinesortisdel’aéroportnousnousretrouvonsau
milieudenullepart.Lepaysageesttellementvertautourdenousqueçamedonnesoif.Auboutdequelquesminutes,Westtourneàdroite,etnousnousdirigeonsverslesmontagnes.Ilestpresque19heures,cequiveutdirequ’onn’arriverapasàSiltavant22heures.Jenesaismême
pasoùjevaisdormircesoir.Jevaispasserlesprochainesheuresdansl’obscuritéàcôtédeWest.J’enlève mon gilet. West met la climatisation un peu plus fort et se penche sur moi pour changer
l’orientationdel’aérationdemoncôté.Soudainjemeprendsunsouffled’airfroidenpleinefigure.Mapeaumoitesecouvredechairdepoule,etmestétonsdurcissent.Westbaisselaventilation.—Tubossespourunpaysagiste?—Oui,répond-il.—Çateplaît?Leregardqu’ilmejettemefaitpenserauchatdemasœurJanelle.Audébut,chaquefoisqu’ilsautait
surleplandetravaildelacuisine,elleluienvoyaituncoupdepistoletàeauentrelesdeuxyeux,etillatoisaitd’unairàlafoisdédaigneuxetincrédule,commeWestencetinstant.—Désolée,dis-jedansunsouffle.J’essaiedemerappelercombiendefoisjemesuisexcuséedepuisquejesuissortiedel’aéroport.Beaucouptrop.Jesuisen traindemelaisseratteindrealorsque,dans l’avion, jem’étaispromisde
resterinébranlable,quoiqu’ilarrive.Lasituationestcompliquée.Quelqu’unestmort,ilyaeudescoupsdefeu,etWestétaitsuffisammentperturbépourm’appeler.Monrôle,danscettehistoire,c’estdegardermon sang-froid coûte que coûte. Je ne vais pasmemettre en colère nim’apitoyer surmonpetit cœurbrisé.Jenevaispasluifairelesyeuxdouxnijouerlespleureuses,etencoremoinsmejetersurluipourluiarrachersesvêtements.Jesuisvenuepourêtreàsescôtés,toutsimplement.Jeluiaidonnémaparolequandilaquittél’Iowa.Jeluiaifaitpromettredem’appeleretjeluiaidit
qu’ilpourraittoujourscomptersurmois’ilavaitbesoind’uneamie.Ilm’aappelée.Mevoilà.Aprèsdelonguesminutesàmarinerensilencedansl’odeurdutabacfroid,jemeprendsàexaminer
Westunefoisdeplus,saufquecettefoisjechercheàvoirlesressemblancesplutôtquelesdifférences.Sesoreillessonttoujoursunpeutroppetites.Ilatoujoursunsourcilbarréd’unefinecicatriceetl’autre
quiremonteunpeuaubout.Sabouchen’apaschangé.Sabouche…Leparfumqui émanede luim’évoqueunechaude journéed’étédans lesbois,ouun sapindeNoël
fraîchementcoupé,pourtantcen’estpasexactementça.Sur lefauteuildumilieu,entrenous, ilyaunepaire de gants de jardinage qu’il a dûposer là en quittant le travail. J’ai envie de les toucher, de lesenfiler,deremuerlesdoigtsàl’intérieur.Aulieudeça,monregards’attardesurlacuissedeWest,sursonshortdélavéauqueldepetitscopeauxd’écorcesontrestésaccrochés,sursongenou.Jedétaillelehautdesonbras,delacourbedesonépauleàl’élastiquedesamanchedepolo,tendusur
sonbiceps.Jenediscernepasdemarquedebronzage,cequidoitvouloirdirequ’iltravailletorsenu.Cetteidéemelaisselagorgesèche.Ladernière foisque je l’aivu,onétaitdans lesbras l’unde l’autreà l’aéroportetons’embrassait
fougueusementavantdesedire«aurevoir».J’aibeausavoirquerienn’estpluspareil,toutnemeparaîtpas radicalement différent pour autant. C’est cruelmais réel :malgré ce qu’ilm’a fait – ce qu’il ditm’avoirfait–,jesuislà,assiseàcôtédelui,àledévorerdesyeux.Jesuistoujoursaccro.J’aibienessayédemeraisonner,maisjecommenceàcomprendrequelaraison
n’apasgrand-choseàvoiravecl’amour.Westm’aadouciemaisilm’aaffaiblieparlamêmeoccasion,plusquejenel’auraisvoulu.Pourtant,avantqu’onparteenvrille,j’aimaisbeaucouplapersonnequej’étaisàsoncontact.J’étais
certesplusvulnérable,maisilmerendaitaussiplusforte.—Tuveuxmeracontercequis’estpassé?finis-jepardemander.Unmusclesecontractedanssamâchoire.—J’aipassélajournéeautaf,jenesaispascequis’estpassé.—D’accord,maisavantça?C’enétaitoù?—Monpèreétaittoujoursmort.—OùestFrankie?Auxdernièresnouvelles,lasœuretlamèredeWestvivaientavecsonpèredanslemobil-homeoùila
grandi.C’estpourêtreauprèsd’ellesetlesprotégerqueWestarenoncéàsesétudesetqu’ilestretournédansl’Oregon,maiscen’estpasévidentd’aiderquelqu’unquin’enapasenvie.Samèrearefusédequittersonpère,etWestadécrétéqu’ilnemettraitpaslespiedsdanslemobil-
home tant que son père y habiterait. Le résultat, c’est qu’il ne voyait pas Frankie aussi souvent qu’ill’auraitvoulu,etçaleminaitdenepasêtrelàpourlaprotéger.—Elleestchezmagrand-mère,répond-il.Ilfautquejepasselachercher.—Ellevabien?—Jen’arrivepasàsavoir.—Ellen’étaitpaslà,aumoins?Quand…—Mamèreprétendqu’elleétaitalléedormirchezunecopine.Je regardesesmains,crispéessur levolant,etvois sesdoigtsblanchirpeuàpeu tandisqu’il serre
encoreplusfort.—Tunelacroispas?—Jenesaispas.Onsetaitpendantunlongmoment.Jeremarquequ’ilaunepetiteplaieàlamaindroite,entrelepouce
etl’index.Ilyaunecroûteaumilieu,craqueléeendeuxendroits.Toutautourlapeauestroseetpèle.Iladûs’écorcherousebrûler.Si on avait été à Putnam, j’aurais su comment il s’était fait ça et je l’aurais obligé à mettre un
pansement dessus, ou aumoinsde la crèmepourque ça cicatriseplusvite. J’aurais sûrement fait une
grimaceenluidisantdecacherça.Jen’auraispaseuenviedetouchersablessure,commemaintenant.J’aienviedecaresserduboutdu
doigtsapeautouterosedenouveau-né.Jebrûledesavoircommentilréagiraitsijelefaisais.Est-cequ’ils’écarteraitensursaut?Est-cequ’il
s’arrêteraitsurleborddelarouteletempsdemeparler–demetoucheràsontour?—C’estquoi,l’odeurquejesenssurtoi?Jen’arrivepasàreconnaître.Ilsoulèvesonpolopourlerenifler.J’aperçoislaboucledesaceinture,etçasuffitàm’exciteralors
quejem’étaisjurédemettremalibidoenveilleuse.Mesjouess’enflamment,etunincendiesepropagedemonnombrilàmesorteils.Jemedétourne.Quandjerisqueuncoupd’œilversWest,jecroisesonregardposésurmoi,cequinefaitqu’empirer
monétat.Pendantcesquelquessecondesrythméesparlesbattementsdemoncœur,Westn’apasl’airencolère. Il a sur levisage lamêmeexpressionquequand j’étais allongée sur son lit etqu’il s’avançaitlentementau-dessusdemoiaprèsm’avoirretirémaculotte–commes’ilavaitenviedemefairesienne,demedévorer,dem’attraperlespoignetsetdemefairecrierdeplaisirjusqu’àcequejenepuisseplusjamaisimaginerapparteniràunautre.Jepousseunlongsoupirtremblant.Westreportesonattentionsurlaroute,lessourcilsfroncés,commes’ils’attendaitàdevoirnégocierà
toutinstantuneséried’obstaclesdangereux.Unsilencepesants’éternise,jusqu’àcequ’enfinWestexpirelentement.—C’estdugenévrier.Ilmefautuneéternitépourmerappelerquejeluiaiposéunequestion.—C’estunarbreouunbuisson?—Lesdeux,enquelquesorte.Ilpianotedoucementsurlevolanttandisquesongenougauches’agite.—Enfait,c’estunarbremaisçarestesouventassezpetit,àl’étatd’arbuste,poursuit-il.Lesforêtsde
l’Oregonensontinfestées,çapoussepartoutetçaétouffelereste.Monpatrons’ensertpourmonterdesterrasses,maisj’aiaussivuqu’onpouvaitenfairedesmeubles,commedes…Ils’interromptetmejetteuncoupd’œilpresquegêné,commes’illuiétaitdifficiledes’empêcherde
mediretoutcequ’ilsaitsurlegenévrier.Ildéglutit.—J’aipassélajournéeàréduiredeschutesdeboisensciure.C’estpourçaquejepue.J’attendsensilence.Songenounecessederebondir.Allez,West.Parle-moi!—C’estaveclesbaiesdugenévrierqu’onfabriquelegin,reprend-ilauboutd’unmoment.Enfin,pas
legenévrierqu’ontrouveici,maislavariétélapluscommune,quipousseenEurope.—Commelesloegin?MasœurJanelleenaoffertunebouteilleàmonpère,unefois.C’étaitbonmaistrèssucré.—Pasexactement.Pourlesloegin,onmetdesprunellesetdusucredansdugindéjàtoutfait,c’est-à-
direoùlesbaiesdegenévrierontdéjàétédistillées,etpuisonlaissemacérerpendantsuperlongtemps.Pour la première fois depuis que j’ai atterri, j’ai envie de sourire. Il est peut-être blessé, tendu et
torturé,maisl’hommequiestassisàcôtédemoidanscettevoituren’estautrequeWest.MonWest.S’ilalamoindrechanced’amasserdesinformations,mêmesurunsujetaussitrivialquelegenévrieretl’alcooldeprunelle,ilnepeutpass’enempêcher.Ilmefaitpenseràunepievoleuseallantramasserdespapiersdebonbonquibrillentpourendécorersonnid.
Lafillequim’a remplacée,est-cequ’elle l’écoutequand ildissertecommeça?Est-cequ’elle l’enaimedavantage?Sitantestqu’elleexiste.Cettepetiteidéesournoisenecessedemetarauder.Entoutcas,cen’estpasellequ’ilaappeléehiersoir.—Çasentbon,j’aimebien,dis-je.—Quand jesuis ici, jeneremarquemêmepas,maisquand je reviensdePutnam,c’est lapremière
chosequimefrappequandjedescendsdel’avion.Cettefois,quandilcroisemonregard,jen’ydécèleaucuneémotion.—Enfin,c’étaitlecas,àl’époque,corrige-t-il.—Jeteparieque,quandjevaisrentrerdansl’Iowa,jevaisêtrefrappéeparl’odeurdupurin.—Seulementsic’estlasaison.Lesilencequis’installeentrenousalorsestbeaucouppluspaisible,dumoinspourmoi.Westdemeure
visiblementàcran;ilnecessedetapotersurlevolant.—Ilestàtoi,cepick-up?—Non.C’estceluideBo,maisilmeleprête.Bo,c’estl’exdelamèredeWest.Frankieetellevivaientchezluijusqu’àcequ’elleseremetteavec
leurpère.Boétaitlà,danslemobil-home,quandlepèredeWests’estfaittuer.Épineuxsujet.—Ilestencoreengardeàvue?—Non,lesflicsl’ontlaissérepartiraprèsl’avoirinterrogé.—Est-ceque…(Jeprendsuneprofondeinspiration.)Ilavraimenttuétonpère?—Ilrefusededirequoiquecesoit.Ilétait là, ilyaeudescoupsdefeu.Ilyavaitdeuxarmessur
place,et jenesaispas lequeldesdeuxa tiré,nimêmesi l’undesdeuxseulementa fait feu.Siça setrouve,c’étaitunsuicide.Sacolères’estréveillée.Ilparled’unevoixmorne,commes’ils’ennuyait.—C’estpeuprobable,s’ilsontemmenéBopourl’interroger.—Qu’est-cequet’ensais,decequiestprobableoupas?—Rien.Pardon.Jeviensdetrouverlalimiteànepasfranchir.Onpeutdiscuterdesdifférentsusagesdugenévrier,àla
rigueurévoquerlamortdesonpère,maispasquestiond’envisagercequipourraitsepasseraprès.Westsepenchepourallumerlaradio.Ontombesuruntubederockkitschdesannées1980,àplein
volume.J’éteinsaussisec.—L’enterrementestprévupourquand?—Dèsquelemédecinlégisteaurafinid’examinerlecorps.—Ah.—Jenevaispasyaller.—OK.Nouveausilence.Uneforêtdenseetvertfoncéflanquelaroutedesdeuxcôtés.Oncommenceàmonter
doucementversdescollinessituéesauloin.—Tucomptesrestercombiendetemps?medemandeWest.—Aussilongtempsquetuaurasbesoindemoi.Ilme regarde avec une insistance quimemetmal à l’aise. Je préférerais qu’il se concentre sur sa
conduite.—Quoi?finis-jepardire.—Quandest-cequelescoursreprennent?—Le28.—C’estdansdeuxsemaines.—Deuxsemainesetdemie.—Tunevaspasresterdeuxsemainesetdemie.—C’estcommeçat’arrange.Westsedétourneverslavitredesaportière.—Tun’auraispasdûvenir.Jemesuisdéjàditlamêmechose,maisçamefaitmaldel’entendredesaboucheàlui.—Moiaussi,çamefaitplaisirdetevoir,West.—Jenet’aipasinvitée.—Mercipourlecompliment.J’aiperduunpeudepoids,eneffet.Ilfroncelessourcils.—Tuestoutemaigre.Vexée,j’abandonnetoutetentativedeledérider.—Àl’avenir,jetâcheraidemeremplumerpournepascontreveniràtonsensdel’esthétique.—Situveuxm’envoyermefairefoutre,neteprivepas.—Vatefairefoutre,West.Ilcrispelamâchoireetsepencheverslaradio,maisj’écartesamaind’unetape.—Jenesaispasquoifairedetoi,grommelle-t-il.—C’estfacile:tun’asqu’àacceptermonaide.—Jeneveuxpastemêleràcemerdier.—C’estgentil,maisc’esttroptard.Marepartiemevautunregardassassin.—Iln’yapasdeplacepourtoiàSilt.—Ça,jenevaispastarderàenjugerparmoi-même.—Ça,c’estsûr.Cettefois,quandilallumelaradio,jelelaissefaire.Jemefaislaréflexionquenousnousdirigeonsversl’océanPacifique,quejen’aiencorejamaisvu.JepenseàWestetàcequej’aimeraisqu’ilmedonne.Àlaraisondemavenue.Jenetrouveaucuneréponseàça.Pourtantjenemefaispasd’illusions.Dansmatrousseàmaquillage,
aufonddemavalise,ilyaunbraceletencuiravecsonnomgravédessus.Jen’auraispasdûvenir,etpourtantmevoilà.Jenerepartiraipastantquejen’auraipaslacertitudequejeneporteraiplusjamaiscebracelet.L’accotementpartendéversdel’autrecôtédelaroute.Ilyaunbienungarde-fou,maisjen’aipasl’impressionqu’ilserviraitàgrand-chosesiWestdécidait
dedonnerungrandcoupdevolantetdenousprécipiteràflancdecolline.Nonpasqu’ilsoitdugenreàfaireça.Enfin,jenecroispas.On roule parmi des rideaux d’arbres impressionnants, en décrivant de vastes courbes au son d’un
torrentinvisible.Lejours’assombritpeuàpeu.Jen’enrevienspas,detoutcevert.Cen’estpaslamêmecouleurquedansl’Iowa,mêmeenpleinmois
d’août.Là-bas,c’estlevertclairdespelousesetdeschampsquidomine,épousantlaterre.Icilevertestvertical.Jen’avaisjamaisvuunetelleprofusiond’arbres,sidrusetsiélancésqu’ilsattirentmonregardversleciel.Au bout d’un moment, on commence à redescendre en de longues ondulations qui me donnent
l’impressiond’être en train de skier sur unepiste à l’échelle extravagante – ungigantesque champdebossesparmi lesquelles lepick-upnousentraîneavectoute ladouceurd’unepairedeskisfraîchementfartéssurunecouchedepoudreuse.Jesuisdéjàalléeàlamontagne,maisl’Oregonn’arienàvoiravecAspenouTelluride,oùmonpère
nousaemmenéesquelquesfois,messœursetmoi.Icilarouteestsiétroiteetlaforêtsidensequejemecroiraispresquedansunpaysageprimitif,inachevé.Onnecessedetourneretvirerendegrandesvolteslentes.Lesilences’étirepuiss’éternise.Cetrajet
n’enfinitplus.Westtendlamainau-dessusdemesgenouxpourouvrirlaboîteàgants.Ilfaitbienattentiondenepas
metoucherenattrapantunpaquetdecigarettes.—Tufumes,maintenant?—Tumepasseslebriquet,s’ilteplaît?Lebriquetenquestion–untrucenplastiquerosefluo–setrouvetoutaufond,horsdeportéedeWest.
Jenebougepas.—Letabac,çapue.On aborde une longue ligne droite.West en profite pour se pencher afin d’atteindre le briquet. Son
épaulevientappuyercontremacuisse.Il se redresse au bruit du briquet, et aussitôt l’odeur du tabac emplit la cabine, âcre d’abord, puis
étrangementsucrée.Cebrefcontactphysiquefaitdesricochetssurmapeau,danstoutmoncorps.Westrecrachesafuméeparlavitreentrouverte,endelongsrubansquisedissipentaussitôtdanslanuit
noire.J’ail’impressiondepartirenfumée,moiaussi.Lescontoursdemonêtresedissolventunpeuplusà
chaque kilomètre, à chaque claquement discret qui fait passer les phares en feu de route avant de lesatténuer.L’obscuritéconcentrelapuissancedeWest,lerendplussolidealorsmêmequ’ellemegommedoucement,commepourm’effacerduréel.Quand il finitparbaisser levolumede la radio–préludeévidentàuneconversation–, jedoisme
forceràrevenird’unailleurstrèslointain.—Commentçasepasse,avecNate?demande-t-il.—Ilnesepasserien.—Ilacessédediffuserlesphotos?—Autantquejesache.Ellesrefontsurfacedetempsentemps,maisc’étaitprévisible.Jesuispresque
sûrequecen’estpluslui.Nate a passé l’essentiel de l’année dernière àmettre et remettre en ligne des photos demoi au lit,
pendantque,demoncôté,jeperdaisdesheuresàenvoyerauxsitesconcernésdesinjonctionspourqu’ilsles retirent. Jemeseraiscruedansuneversiongrandeurnaturedu jeuoù il fautassommerdes taupes,maisenvachementmoinsmarrant.Ilaenfinarrêtéquandj’aisignaléleproblèmeàl’administrationdelafac.Lorsquel’universitéalancé
l’enquête, j’espéraisqu’ilseferait renvoyerpouravoirenfreint laconvention informatiqueducampus,mais il a été trop malin et il sait très bien mentir, ce salaud. Sinon il n’aurait jamais réussi à meconvaincrequ’ilétaitquelqu’undebienquandons’estrencontrés.L’administration s’est contentée de le priver de tous ses accès Internet sur le campus – unemesure
symbolique–,maisçaaquandmêmedûlesecouerparceque,depuis,ilalâchél’affaire.—Vousavezunedatepourleprocès?reprendWest.—Non.Onn’apasencorefinidepeaufinerlaplainte.—Etqu’est-cequetuasdécidé,pourcettehistoiredeJaneDoe?J’ailedroitdeporterplaintedefaçonanonyme,cequisignifiequemonnom–CarolinePiasecki,ce
n’estpascommun–nesera jamaisévoquédans lecontextedudossier,pasplusquedans lesarchivesofficiellesduprocès.Çaveutdirequ’ilyapeut-êtreunechancepourquemonaveniretmacarrièrepolitiquenesoientpas
compromisparlesalecoupqueNatem’afaitouparlesreprésaillesqu’ilvasubirdemapart.—Mon père connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui lui a dit qu’étant donné le juge qui va
s’occuperdemoncas,çanedevraitpasposerdeproblèmes.—Quandest-cequ’onvatedonnerunedate?—Une foisqu’onaura formellementdéposéplainte.Çanedevraitplus tarder,dis-je.En revanche,
monpèrepensequ’ilfautcompteraumoinsdouzemoisavantleprocèslui-même.—J’espèrequececonnardvaseprendreunebonneraclée.—Ouais…—Tun’aspasl’airenthousiaste.—Çavanouscoûterunefortune.—Combien?—Lafacturepourraits’éleverà100000dollars,d’aprèsnotreavocat–peut-êtremêmeplus.Westémetunsifflement.—Ilnousaaussiprévenusqueçarisquaitd’êtredifficile,unpeucommelesplaintespourviol.Onva
s’enprendreàmacrédibilité,alorsj’essaiedemeprépareràtoutça.—Çarisquedenepasêtreévident,touscesavocatsauxdentslonguesquivontteposerdesquestions
surtaviesexuelle…—Sansoubliermonéquilibremental.—Tonmentalestplutôtbienéquilibré.—Oui,maisilsvontleremettreenquestion,çaaussi.Jedevineundemi-souriresurseslèvres.—Génial.Donne-leurmonnuméro,jeleurparleraidelapauvrefillecomplètementtimbréequivenait
squatterlaboulangeriel’andernier.—Merci,c’estvraimentsympadetapart.—Jet’enprie.Jecrispelesmainssurmescuissespouréviterdelesappuyersurmoncœur–làoùj’aitellementmal.C’estbeaucouptropfaciledeluiparler,demerappeler…Si je fermais les yeux, je suis sûre que j’arriverais à me convaincre que les quelques dernières
semaines n’ont jamais eu lieu et que je replongerais sans mal dans le souvenir de ces nuits à laboulangerie–cesnuitspasséesàtomberamoureusedeWest.Peut-êtrequ’ilressentlamêmechose,carilsepencheetremontelesondelaradio.Jemetourneverslessombressilhouettesdesarbresauxbranchesbrouillées.J’oublieleprocèsetme
plongetoutentièredanslaraisondemaprésenceici:cequejeveux.West.Puis,auboutd’unmoment,mêmeWestdisparaît,ettoutbasculedanslenoir.Lecourantd’airfroidquis’engouffreparlaportièreopposéemeréveillebrusquement.
Onestgarésdansunerueoùtouteslesmaisonsseressemblent,petitesetserréeslesunesauxautresaumilieud’étroitsjardins.Westrestedeboutderrièresaportièreouverte,levisagesoulignépardesombresanguleuses.—C’esticiquedortFrankie?—Oui.Onestchezmagrand-mère.Sansrefermercomplètementlaportière,ilposelesdeuxmainssurletoitdelavoitureetsepencheen
avant pourm’examiner à travers la vitre. J’ai l’impression qu’il se protège derrière un bouclier pourmieuxmeregarder–meregardervraiment,pourlapremièrefoisdepuisquej’aiatterri.Ilexaminemeschaussurespuisremontelentement.Virageàdroiteauniveaudemesgenoux,virageà
gauchepourmeshanches.Ils’attardesursesendroitspréférés.C’estcommedansmesrêves.J’ail’esprittropembrumépoursongeràmedéfendrecontrelabrûlure
duregardglacialdeWest.Toutcequejeveux,c’estgrimperàquatrepattessurlabanquetteetfoncertêtebaissée,mecogneràlui,lesentirsurmoi,enmoi,dansunfouillisdemainsetdelèvres–detoutcequim’atantmanqué.Ilasuffidequelquesheuresenvoiturepourquemessainesrésolutionsfaitesd’amitiéetdeloyauté
fondentcommeneigeausoleil–jenepeuxriencontremondésir.L’expressiondeWests’estassombrie.—Turestesicicesoir,lance-t-il.—Quoi?Jedorsici?—Oui.—Ettoi?—JedorschezBo.—C’estloin?—Àunetrentainedekilomètresd’ici.—Jeveuxresteravectoi.Il sort enfin de derrière sa portière et bascule le dossier de son fauteuil vers l’avant pour pouvoir
attrapermavalise.Quandillaposesurletrottoiretcommenceàsedirigerverslamaison,jecomprendsquesadécision
estnonnégociable.Jelerattrapeencourant.—Ilyabeaucoupdemonde?—D’aprèslenombredevoitures,jediraisqu’ilyamagrand-mère,mamère,Frankieetuneoudeux
demestantes.Jene savaispasqu’il avaitdes tantes.Àvraidire, avantqu’ilm’enparle tout à l’heure, j’ignorais
mêmequ’ilavaitencoreunegrand-mère.—Est-cequ’ilyadeschosesquejedevraissavoiràleursujet?—Çafaitsixansquejenelesaipasvues.—Sérieux?—Quoi?Tucroisquejeteracontedesconneries?Jenelecroispas,non.J’aimalauventre.—Désolée.Commenttu…Commentjemeprésente?—Tufaiscequetuveux,répond-ilenappuyantsurlasonnette.J’aitoutjusteletempsdeprendreuneprofondeinspirationetdemedirequeçavaêtresuperbizarre
avantquelaportes’ouvre.Elledonnedirectementdanslacuisine.Lapremièrechosequejeremarque,c’estunefemmequisanglote,assiseàlatable.
Ellesanglotefort.Ilyadeuxautresfemmesettroisenfantsdanslapetitepièce,maisjenefaispasattentionàeux,parce
que ladeuxièmechoseque jeremarque,c’estque lafemmequinousaouvertaexactement lesmêmesyeuxqueWest.Personnen’adesyeuxcommeWest–mêmepasWest,puisqu’ilschangentdeteinted’unjouràl’autre,
enfonctiondelalumière,desonhumeuretd’untasd’autresfacteursquejen’aijamaispuidentifier.Jemesuistoujoursdemandécequ’ilyavaitdemarquésursonpermisdeconduire,parcequ’iln’yapasdemotpourdécrirelacouleurdesonregard.C’estvaguementdélirantdevoirlesyeuxdeWestdanslevisageridéd’unevieilledame.Àpartça,laressemblanceentreeuxestténue.Elleestobligéederenverserlatêteenarrièrepourlui
parlertellementelleestminuscule.Elleestrondedepartout–desseins,deshanches,desfesses–,etsescheveuxpoivreetselsontcoupéscourt.Elletiresurlacigarettequ’elletientdanssamaingauche,etjeremarquequesesdoigtssonttordusetnoueuxcommedevieillesracines.—Çaalors!Onvadesurpriseensurprise,s’écrie-t-elle.Cen’estpascequej’appelleraisunaccueilchaleureux.Jem’attendspresqueàcequ’ellesoufflesa
fuméedecigaretteàlafiguredeWest,maisaulieudeça,elletournelatêteversl’intérieur.—Michelle,regardequiestlà.Michelle,c’estlamèredeWest.Ça,aumoins,jelesais.Cettedernièrerelèvelatête.Sesyeuxressemblentàdeuxtroussombresdansunebouledepâteàpain.—Quic’est,ça?interroge-t-elled’unevoixéraillée,affreuse,enmedésignantdumenton.J’aienviedemecacherlevisagedanslesmains.—C’estCaroline,ditWest.Ellecilledeuxfois,sefrottelespaupières,cilledenouveau.—Carolinequi?Derrièreuneportefermée,ondevinelebruitd’unechassed’eau.—Qu’est-cequ’elleapris?demandeWestàsagrand-mère.—Rien.Elleestcommeçadepuiscematin.—Oh,putain…,soupire-t-ilavantdeprendreunelongueinspiration.Est-cequ’onpeutentrer?—Commenceparfairelesprésentations,lance-t-elle.—Caroline,voicimagrand-mère,Joan.Joan,Caroline,dit-ilavantdedésignerlesautrespersonnes
rassembléesdanslapetitecuisine.Etlà,cesontmestantes,StephanieetHeather,etmescousins,Tyler,Tayloret…jeneconnaispaslenomdelapetitedernière.—Hailey,indiqueladénomméeHeather.—Hailey,répèteWest.Enchantédefairetaconnaissance,Hailey.Moi,c’estWest.Jeserrelamaindelagrand-mèredeWestavecunpetit«bonjour»timide.—Jel’aiamenéepourqu’elleresteavecFrankie,expliqueWest.—Frankieestavecmoi,rétorqueJoan.—Tuasdéjàbienassezdetrucsàréglercommeça.—Jesaisencorem’occuperd’unegamine.Laportedelasalledebainss’ouvre,etjereconnaislasœurdeWestenmêmetempsqu’elleaperçoit
sonfrèreetquesonvisages’illumine.—West!J’éprouveunsoulagementintense,auqueljenem’attendaispas.Jen’aijamaisrencontréFrankieenpersonne,maisquandj’étaisavecWest,onacommencéàéchanger
destextos,elleetmoi.Jenesaispass’ilestaucourantqu’onn’ajamaisarrêté.Ilnes’agitévidemmentpasdelonguesconversationsphilosophiques.Frankieadixans.Ellem’envoie
desphotosdegarçonsqu’elletrouvemignonsetdesblaguesengénéraltrèsnulles.Demoncôté,jeluifaissuivredesliensversdeshistoiresquejepensequ’elleaimeraitlire,oujemecontentedeprendredesesnouvelles,toutsimplement.
Commentçava,lavie?L’école?
JeneluidemandejamaiscommentvaWest.Je me disais que ce serait indiscret, que ça dépasserait les bornes que je m’étais fixées, mais
maintenantque j’y repense j’aipresqueenviede rire. Jesuisdans lacuisinedesagrand-mère,àSilt,Oregon.Iln’yapasdebornesquitiennent–ou,dumoins,lesmiennesnetiennentpas.Westserresasœurdanssesbras,levisageenfouidanssescheveux,lesyeuxfermés.Jelesobserve,
incapabledemedétourner.Ilveutquejeresteici,alorsjevaisresterici.Ilveutquejem’occupedesasœur,alorsjevaism’enoccuper.WestLeavittpeutmedemandertoutcequ’ilveut.Cesoir-làondortdanslegrenier,Frankieetmoi.C’estunelonguepiècebassedeplafond,encombrée
decartonsetdesacs-poubellespleinsàcraqueravec,dansuncoin,unfauteuilcassé,ainsiquelaplancheàrepasseretlaserpillièredanssonseau.Lesolestunemosaïquedecarrésdemoquettetoutdépareillés,oùdumarronfoncécôtoiedurougeàimpriméottomanetduroseàbouclettes.Deséchantillonspiquésàunmagasin,àtouslescoups,etquinedatentpasd’hier.Je suis allergique à ce grenier. J’ai le nez qui coule non-stop depuis que je me suis allongée, et
maintenantj’ailesyeuxquipleurentetj’éternuesansarrêt.Jen’arriveraijamaisàdormir,etçan’arienàvoiravecl’étatdemesnerfs.Frankie est juste à côté de moi. On a chacune un lit de fortune fait d’un gros matelas en mousse
recouvertdecouvertures,ainsiqu’unsacdecouchage.Chaquefoisquejelacroisenfinendormie,elleremue.Avantderepartir,WestestsortisurleperronavecFrankiepourdiscuterunmoment.Puisilaentraîné
samèredanslesalonetluiaparléd’unevoixgravetandisqueJoanposaitunecouvertureencrochetsurlesépaulesdeMichelle.JesuisrestéedanslacuisineavecFrankie,pendantquelestantesdeWestbavardaientetquelespetits
cousinssedisputaientpoursavoirquiallaitdormirdansquel litunefoisqu’ilsseraient tousderetourchezStephanie.Michelle a fini par s’endormir sur le canapé, et Joan a refermé la porte coulissante qui sépare la
cuisinedusalon.Puislapetitetroupedestantesetcousinsestrepartie.Frankieasautésurl’occasioneten a profité pourme poser desmilliards de questions. Comment s’était passémon voyage ; combiend’avionsj’avaispris;est-cequ’ilsétaientgrosoupetits;oùest-cequej’avaisachetémonpull;combienj’avaispayémeschaussures;combiendetempsj’allaisresteravecelleetpourquoiellen’avaitpasétéprévenuequejeviendrais.J’airépondudumieuxquej’aipu,maisj’étaistendueetjeguettaisleretourdeWest.Quand,enfin,ila
reparudanslacuisine,ils’estdirigéversFrankie.—Quandest-cequetureviens?luia-t-elledemandé.—Demain,aprèsletravail.Carolineseralàpourtetenircompagnie.—Tuveuxquejefassequelquechoseenparticulier?ai-jedit.
—Resteavecelle.Appelle-mois’ilsepassequoiquecesoitdebizarre.J’ai eu envie de savoir ce qu’il entendait par « bizarre », exactement,mais il avait l’air tellement
fatiguéquej’aipréférétenirmalangue.Lasituationestdéjàbizarre,etj’aicommel’impressionqueçanevapass’arranger.Ungroséternuementm’échappe. Je reniflepiteusement. J’auraisdûemporterdesmouchoirs.Moiet
mes allergies à la con ! Les acariens, les mites, les moisissures, les pellicules… Je ne peux jamaisprévoirsiteloutelendroitvamedéclencherunecrise.J’aitoujoursuneboîted’antihistaminiquesdansmonsacàmainmais,quandj’aifouillétoutàl’heure,jen’aitrouvéqu’uneplaquettevide,évidemment.Je vais devoir redescendre l’étroit escalier en bois qui mène au grenier et trouver Joan pour lui
demandersielleauraitquelquechosepourmedépanner.J’espèrequ’ellenedortpasencore.Quandjemetournesurlecôtéafindemerelever,j’entendslapetitevoixdeFrankie.—Caroline?Jem’immobilise.En face demoi, je distingue les lattes de la cloison, en bois nu, avec des câbles
électriquesquicourenttoutdulong,maintenuspardesagrafes.Ilyaunetached’humiditéaucoind’uneplancheencontreplaquégondolé.Derrièrelepetitveluxlaluneestpresquepleine.Etderrièremoi,ilyaunepetitefilledontlepèrevientdemourir.Westvoulaitquejerestelà,avecelle,maisj’ignorecequ’ilattendquejeluidise.—Oui?—Tucroisqu’ilvarepartir?—Quiça?West?—Oui.Jemeretourneverselleetmeredressesuruncoude.Noussommessuffisammentprochespourquejevoiesonduvetsesouleveraugrédesarespiration.ElleaeudroitàMonPetitPoney.Lemien,c’estSpider-Man.Sesyeuxmesemblentimmensesàlafaiblelueurdelalune.Ilssontmarron,commeceuxdesamère.
Frankieaégalementhéritédesonmenton,mais lerestedesonvisagem’évoqueWest– lespommetteshautesetfines,dessourcilsenaccentcirconflexe,unegrandeboucheetd’épaischeveuxbruns.Elleesttrèsbelle–ettellementjeune.Sesdentsdedevantparaissentencoreunpeutropgrandesdanssapetitefigure.Jeluirépondsentoutehonnêteté.—Jenesaispas.—Oui,maistupensesqu’ilvafairequoi?—Jepensequ’ilvafairecequiluisembleêtrepourlemieux.Ellegardelesilenceuninstant.—C’estluiquit’ademandédevenir?—Non.—Alorspourquoituesvenue?—Parceque…jepensaispouvoirl’aider.Elleseredressesuruncoude,commeenrefletdemaposition.—Qu’est-cequetupeuxfairepourl’aider?—Pasgrand-chose,reconnais-je.Jepeuxtetenircompagnie,situveux.—Jepeuxtedirequelquechose?Non.Nemedisrien,s’ilteplaît.Jen’aipaslamoindreidéedecequejefaisici.Cen’estquemalâchetéquiparle.J’aiapprisàlafairetaire.
—Biensûr.—Mamanleuraditquejen’étaispaslà,maiscen’estpasvrai.J’aivucequis’estpassé,souffle-t-
elle,lesyeuxbrillantsdelarmes.J’aivu.—Tu…tuveuxm’enparler?Ellesecouelatête.Seslarmesdébordent.JedégagemesbrasdemonsacdecouchageetserreFrankiecontremoi,caressantmaladroitementses
épaulestoutesfrêles.—Chut…Çavaaller,çavaaller,mapuce,dis-jeàcettepetitefillequitremblecommeunefeuille.J’ignoreévidemmentsiçavaalleroupas.Auboutdequelquetemps,sessanglotscessentetsonsouffleralentit.Jesensqu’elles’endortquand
soncorpssemetàpeserunpeupluslourdcontrelemien.Celafaitdéjàunmomentquejemeretiensd’éternuerenprenantdegrandesinspirationsetenfermant
lesyeuxde toutesmesforces.Dèsque jepeux, jemedégagedoucementetdescendssur lapointedespieds.Lagrand-mèredeWestestassiseàlatabledelacuisine.Elletricote,unetasseàportéedemain.Elle
a coupé le sonde la télé fixée aumur,mais je vois les informationsqui défilent endirect.Une radiodiffusedevieuxtubestandisqu’uneespècedegrésillementprovientdecequiressembleàunrécepteurdesfréquencesdelapolice.Joanporteunechemisedenuitsurlaquelleestécrit«SanFrancisco»engrosseslettresroses.Ellealesbraspâlesetflasques,parcourusparunfeud’artificedepetitesveinesrouges.—Elledort?—Oui.—Bravegamine.Ellen’apasvraimentlechoix,lapauvre.—Tuveuxuncafé?meproposeJoan.—C’estdudécaou…?—Jeneboisjamaisdedéca.—C’estgentil,maisnonmerci.J’allaissimplementauxtoilettes.Ilfaittellementfroiddanslasalledebainsquejemegèlelittéralementlesfesses.Ilyauntroudansle
murau-dessusdelabaignoire,placédetellefaçonquej’imaginequequelqu’uns’esttapélatêtedanssonbain,jusqu’àcequeçaeffriteleplâtre.J’éternuetroisfoisletempsdefairepipi.—Tuesenrhumée?medemandeJoanquandjeressors.—Non,c’estmesallergies.—Tuveuxunmédicament?—Oh,merci!Ceseraitsuper.N’importequelantihistaminiqueferal’affaire.Elle se lève tout doucement, commeces femmesdont les corps fragiles sont devenus si difficiles à
manier.Uneminuteplustard,ellerevientavecunflacondemédicamentsgénériquesetmetendunverred’eau.—Merci.Jeprendsdeuxcomprimésetéternuedeplusbelle.Joanseressertunetassedecaféetvients’asseoirenfacedemoi.—Vousêtesproches,Westettoi,dit-elle.J’ailessinusenglués.Ilesttroptardpourrépondreintelligemment,ilfaittropnoirdehorspourmentir.—Onl’était.
—Ilt’aconfiéFrankie.—Çaneluiplaîtpasquejesoislà.Joanmejetteunregardlourddepitié.—Çaneluiplaîtpasd’avoirenviequetusoislà.Nuance.Lesilences’installe.Lacuisines’emplitducrépitementétoufféquemurmurelafréquencedelapolice
etdelavoixéploréed’unchanteuroublié.—Ilt’aditdepuiscombiendetempsilnem’avaitpaspermisdeleregarderenface?reprendJoan.—Ilm’aditqueçafaisaitsixans,maisilnem’apasexpliquépourquoi.—Sonpère…monfils.Ladernièrefoisqu’ils’estremisavecMichelle–enfin,lafoisd’avant–,ça
s’estmalterminé,etWestamorflé.Ilestvenumevoiretm’adéclaréquejedevaischoisirmoncamp.Ilvoulaitquetout lemondeserangesoitdesoncôtéàlui,avecsamèreetFrankie,soitducôtédemonWyatt.Ilnousainterditderesterneutres.Elleapprochelesucredesatasseetenprendunecuillère,puisuneautre…—J’enconclusquevousavezchoisivotrefils.—JepensaisqueWestchangeraitd’avis.Jesouris,lesyeuxrivéssurmesongles.—Cen’estpassongenre.—Illuiaseulementfallusixans.Jeregretted’avoirrefusélecaféqu’ellem’aproposétoutàl’heure.Jenevoispascommentjevais
pouvoirdormiretj’enviesatassefumante.Jesaliveàl’idéed’avalertoutecettechaleurdouce-amère.—Monfilsétaitunbonàrien,déclare-t-elleàlacuillèrequ’ellefaitlentementtournerdanssoncafé.
Jenecomprendspaspourquoi.Jen’aipourtantrienfaitdemal–enfin,jenecroispas,lestroisautresn’ontpastropmaltourné.Wyatt,ils’esttoujourscruau-dessusdulot.Mêmegamin,ilétaitviolent.Elleboitunelonguegorgéepuisbaisselesyeuxverssatasseavecunegrimace.—Ilyatropdesucre,maintenant.Jemesensobligéededirequelquechose.—Jesuisdésolée.—Michellenevautpasmieux,remarque.Tuasvucommentelleest.Maintenant,ellevapasserdes
semainesentières–peut-êtremêmedesmois–àselamentersursonsortsanspenserunesecondeàtoutle mal que ça peut faire à sa fille ni aux responsabilités que son fils doit endosser pendant qu’ellepleurnichecommeunegourde.Jeressensquelquechosed’étrangequandJoanmeregardeenfin.LesyeuxdeWest.Levisaged’une
quasi-inconnue.Uneforcequejeconnaisbienetsurlaquellejesaispouvoircompter.—C’estpourlerameneravectoiquetuesvenuejusqu’ici?medemande-t-elleenfin.—Jenesaispas.Ellevidesatasseetselèvepourallerlaposeràcôtédel’évier.Elleregardelaluneparlafenêtre.—Emmène-leloind’ici.C’estsadernièrechance.JepasselamatinéedulendemaindanslacuisinedeJoanLeavitt,àfairelavaissellepuisàécosserdes
petitspoisencompagniedeFrankie.Unefoisqu’onafini,Joanessaiedenousapprendreàtricoter.Frankiesedébrouillebeaucoupmieux
quemoi.Jenecessed’enroulerlefilautourdel’aiguille,cequifaitdestrousdanslamaille.Joandéclarequejesuisdouéepourfairedestrous.Pourledéjeuner,ellefaitchaufferdelasoupedetomatesenboîteetpréparedessandwichsavecdu
faux fromage emballé en tranches individuelles et de lamargarine. Il y a constamment dumonde quidéfile dans la cuisine – des amis, des voisins, des membres de la famille éloignée, une femmeaccompagnéedesesquatreenfantsetqui,sij’enjugeparleurconversation,faitpartiedumêmegrouped’alcooliquesanonymesqueJoan.Joanestsatutrice.Ellenemeprésentepas.Lesgensarriventetrepartent,commelamarée.Joansortdetempsentemps
pourfumerunecigaretteet,enrevenant,passe lemégotsous l’eaufroideavantde le jeter.Quandellen’estpasau téléphone,ellemonte lesonde la radioet,dèsqu’ellea lesmains libres,elle tricote.Salainesetrouvedansunpetitsacrougequis’accrocheaupassantdeceinturedesonpantalon,etellesebalade en tricotant, sans avoir besoin de regarder. L’un après l’autre, elle fait des carrés de trentecentimètresdecôté,decouleurmarron,bleue,verteourouge.Lesalonestlittéralementenvahidesesœuvres–deuxcouverturessurlecanapé,unesurlefauteuil,
sans compter la corbeille de fils de laine qui déborde dans un coin. Il y a plusieurs piles de livrescontenanttoutessortesdemotifscaléessouslatablebasse.Jesuisassisesurlecanapé.MacuissedroitetouchelacouverturedrapéeautourdelamèredeWest,et
lagaucheestaucontactdeFrankie,quiparaîtenavoirbesoin.Toutelajournée,ellerestecolléecontremoi.Frankie est unmélange déroutant de femme et d’enfant, avec ses genoux cagneux et ses seins déjà
volumineux,sonmaquillageimpeccableetsapostured’adovoûtée.JecomprendspourquoiWestl’aimeautant.Ellereprésentetoutcequ’ilyadebonetdedouxchezlui.Sesréactionssontvivesetspontanées.Elleestdrôleetparlefort,s’emportevitemaispardonneaussitôt.«Ilssontbeaux,tescheveux!»medit-elle.«J’adoretonmaquillage!Tumemontrescommenttufais?»«Etcommenttufaispourquetonfoulard,ilrestecommeça?»Elleneparleplusdecedontelleaététémoin.Ellenepleurepas.Jemedemandesi jedevraisrévélerqu’elleaassistéàlascène,maisàquipourrais-jeledire?Sa
mèreconnaîtlavérité,quellequ’ellesoit.Quantàsagrand-mère,sesonclesetsestantes…soitilssontaucourant,soitilsignorenttout.Jen’envisagepasdetrahirlaconfiancedeFrankieenallantracontersonsecretàcesgensquejeconnaissimal.Laseulepersonneàquijepourraisimaginermeconfier,c’estWest,etWestn’estpaslà.Dansl’après-midi,onapprendqueBoaétéconvoquéaupostepourunnouvelinterrogatoire.Lamère
deWestfondenlarmes.EllepleureparcequeWyattestmort,parcequeBorisquelaprison…Jen’arrivepasàsavoircequilachagrineleplus.Frankiegardesesgrandsyeuxpleinsdelarmesrivéssurlatélé.Jepasseunbrasautourdesesépaules,etonregardedessériesdébilessansriendire.Westnem’écritpas,nem’appellepas.Ilnevientpas,alorsqu’ill’avaitpromis.Cesoir-là,unefoisFrankieendormie,jesorsmontéléphoneetlislaversionenlignedujournallocal
pouressayerd’enapprendreunpeuplus.Descoupsdefeuontétéentendusdanslemobil-home.Lavictimeareçuuneballedanslapoitrine,
puisestdécédéedansl’ambulancequil’emmenaitàl’hôpital.Lesvoisinsévoquentunedisputequiadégénéré.Lejournalnenommequedeuxtémoins:MichelleetBo.Boaétéinterrogéunepremièrefois,puisremisenliberté,avantd’êtreconvoquédenouveau.Jevoudraisconstruireunrécitcohérentàpartirdecesfaitsplatsetfroids.Jevoudraisunehistoireque
jepourraismeraconter,maisjen’aiquelevisagedeMichelle,noyédelarmes.Frankierouléeenboule
surlecanapé,latêtesurmesgenoux,lesyeuxbraquéssurlatélé.LesgensquipassentdanslacuisinedeJoanrestentdiscuterunmoment,luiapportentàmangerouluifontquelquescourses.J’écrisàWest.
Qu’est-cequetufais?Quandest-cequetureviens?Est-cequetuveuxquejeloueunevoiture?
Ilfaitlasourdeoreille.Quandnousétionsensemble,déjà,WestrefusaitdemeparlerdeSilt.Etpourtant,mevoilà.Alors,avantqu’ilnem’éjecteunenouvellefoisdesavie,jevaisenapprendre
autantquepossibleausujetdecetendroitetdesgensquil’habitent.MondeuxièmejouràSiltressemblebeaucoupaupremier,saufquej’observeetécoutetoutavecune
attentiondécuplée,etquej’envoieenvironquatrecentsmessagesàWest.Çava?Quoideneuf?Tuasbesoindequelquechose?
Ilnerépondpas,alorsjecommenceàluibalancerdesremarquesauhasard.OnregardeDesJoursetdesViesavecFrankie.Onmangedelasoupedepoiscassés.Ondiraitunboldemorve,etpourtantc’estsuperbon.Vousavezquatreheurespouranalyserceparadoxe.
Puisjeperdspatienceetmelâchecomplètement.Quandest-cequetusorsdutravail?Est-cequejevaistevoircesoir?Jecroisquejevaisallerboireunebière.Joueraubillardenminijupe.Voirsionsaits’amuserdansl’Oregon.TupréfèreslesM&M’scacahuèteouamande?Lechocolatnoirouaulait?Lesmontagnesoul’océan?J’aienviedetevoir.Viensdîner.
Àmagrandesurprise,ilvient.Latabledelacuisineestdéjàbienoccupéeparsagrand-mèreetsestantes rassembléesautourdesamère,plus la ribambelledecousinsquimangentde lasaladedefruitsagrémentée de crème fouettée et de petits Chamallows ou du poulet qui a cuit à l’étouffée une bonnepartiedel’après-midi.QuandWestvas’asseoirsurlecanapé,jelesuis.—Tuaspasséunebonnejournée?dis-jeenm’installantàcôtédelui.—J’aireçubeaucoupdetextos.—Desmessagesintéressants?Lesyeux rivés sur la télé, sonassietteenéquilibre sur sesgenoux, il attrapeunpetitpainbeurréet
morddedans.—Non.Puisilmejetteunregardencoin,avecundemi-sourireinsolentquimedonnesoudaintrèschaud.Ce sourire, je l’ai vu au lit, dans sa voiture, dans la boulangerie… à chaque détour de notre vie
commune.Cesourirememanque.—Tupeux toujoursessayerde fairecommesi jen’existaispas,çanemeferapasdisparaîtrepour
autant.Ilmâchesabouchéedepainpuisavale,sansdétournerleregarddelatélé.Jemepencheversluipourmurmureràsonoreille.—Jenepartiraiquequandjeseraiabsolumentcertainequetuvasbien.Il se fige. Il cessemême de respirer, et je retiensmon souffle par pure empathie. Je suis tellement
absorbéeparluiquejenem’enrendscomptequequandilprendunelongueinspirationetmefaitface.Sonvisagen’estqu’àquelquescentimètresdumien.Lachaleurdesacuisselelongdelamienne.Sesyeux,sonnez,sabouche…sonvisage.Argh!Iln’yapasd’autre femme.C’est impossible.PasentreWestetmoi.S’il avait réellement rencontré
quelqu’und’autre,jeneressentiraispasça.Jenemesentiraispasaussivivante.Jeneressentiraispasças’iln’éprouvaitpaslamêmechose.—Donc,sijetedisquejevaisbien,turepartiras?demande-t-il.—Seulementsijetecrois.Lablancheurdemonpullsereflètedanssesprunellesetanimeétrangementlenoirdesespupilles.Jevoissonnezremuerpresqueimperceptiblement.Ilaenviedemeparler,jelesais.Iladeschosesà
medire.Alorspourquoin’ouvre-t-ilpaslabouchepourcracherlemorceau?Après son départ de Putnam, West a refusé catégoriquement que je change d’université pour me
rapprocherde lui. Iln’étaitplusquestionqu’onse revoie.Avec lui,c’est toutou rien.Samères’étaitremiseavecsonpère,doncildevaitretourners’occuperdeFrankie.Iln’aobtenuqu’unaprès-midiparsemaine,auMacDoprèsdesonécole,unepetiteheurepourvérifier
quesamèreet sa sœurn’avaientnibleusnibossesetpour interpréter leurs réponsesà sesquestions,dansl’attentedujouroùildétecteraitunproblème.Le reste du temps, quand il ne travaillait pas, il dormait. Il sortait parfois avecBo et, de temps en
temps,rentraitsuffisammentivrepourm’appeleretmeracontersavérité.Toutétaitfinientrenous.Ilfallaitquejecessedevouloirêtresonamie.Ilfallaitquejecessedelui
écrire.Toutétaitfinientrenous,donconn’auraitpasdûseparlerautéléphoneà2heuresdumatin,saufque
c’étaitluiquim’appelait.Unefoisqu’oncommençaitàdiscuter,onseretrouvaittrèsviteàéchangerdesplaisanteriesinsignifiantes,àéviterlessujetsquifâchent,jusqu’àcequel’und’entrenousdisequelquechosequinousprécipitedansunabîmeobscuroùnosmainss’égaraientetoùons’avouaittoutcequ’onavaitrefoulépendantdelonguessemaines.«Tumemanques.»«J’aienviedetoi.»«J’aibesoindetoi.»«Jet’aimetoujours.»«Jenepeuxpas.Jesuisdésolémaisjenepeuxvraimentpas.»
Ilmerépétaitquejeméritaismieux,maisjen’aijamaisréussiàmeconvaincrequequelqu’und’autrepuisseprendrelaplacedeWest.Je regarde ses joues s’empourprerdoucement, laveinequibatdans soncou. Je sens la chaleurqui
émanedelui–ledésir.Ilpeutmementirpartextos,oumêmeautéléphone,maispasquandilestassistoutprèsdemoi.Son
corpsnementpas.—Jetedéfiedemeconvaincrequetuvasbien,dis-je.Demefairecroirequejenetemanquepas,que
tun’aspasenviedemoi,quetunepensespasàmoitoutletemps.Parceque,moi,jepenseàtoisansarrêt.Jeposelamainsursacuisse,justeau-dessusdesongenou.—Vas-y.Dis-moitoutçasitul’oses.Sesmusclestressaillentsousmesdoigts.Westrefermelamainsurmanuque.Ilsepencheversmoi,toutprès.Jepensequ’ilal’intentiondemebalancerunevacherie,histoiredemefairecomprendreàquelpoint
notresituationestpourrie.Jedevraism’ypréparer,meblinder,maisjen’yarrivepas.Quandilposelamainsurmoi,jefonds–partout.C’étaitparcegesteprécisqu’ilm’attiraitpourunbaiser.Etpuis,quandilmelaisseapprochercomme
ça,jelisenluicommedansunlivreouvertetdécèlelamoindreémotiondanssonregard.Satristesse.Sondésir.Ilabesoindemoi.Ilbrûled’enviedeseperdredansmadouceuretd’youbliercetteviedemalheur
quilecerne.L’angoissesedevineaussidanssesyeux.Undéchirementatroce.Sadouleurprendpeuàpeulepassursatendresse,etsonregardsedurcit;cetteexpressionvideet
froidemefaitpeur.—ResteavecFrankie,dit-ilenfin.C’estlaseulechosequej’attendsdetoi.Puisilselèveets’enva,commesic’étaitlaréactionlaplusnormaledumonde.Ilselève,enjambeun
bébéquicrapahute,fourresonassietteàmoitiépleinedanslapoubelleetsort.Jenesaispasoùilva.Jesaisseulementquec’estquelquepartoùjenepeuxpasl’atteindre.J’envisaged’emprunterunevoitureetdedemanderl’adressedeBo.Jepourraismegarerdevantchez
lui,frapperàlaporte, trouverWestet lecoincer.Jepourraisposermesdeuxmainssursontorseet lepousserdetoutesmesforces.Dis-moicequetupenses.Avouecequejereprésentepourtoi.Dis-moicequetucomptesfairemaintenantqu’ilestmort.Promets-moiquetuvasrevenir.Montre-moiquetum’aimesencore.Dis-moiquetuesdésolé.Laseulechosequimeretient,c’estlaforcedemondésirpourlui.J’aienviedelesuivrepartout,commeFrankiemesuit,moi–demelovercontreluipourtrouverun
peuderéconfort.Enfin,non,cen’estpaslaseulechosequimeretient.Ilyaaussicequej’aivu–cequ’ilaoséme
montrer.Ilvamal,etcetteduretédefaçadeestlaseuledéfensequ’ilconnaisse.C’estpourluiquejesuisvenue,paspourmoi.IlveutquejeresteavecFrankie,alorsc’estcequejevaisfaire.MontroisièmejouràSiltestidentiqueauxdeuxpremiers.Westamislesvoilesetrefusederépondreàmestextos.
Monpèrem’appelle,maisjenedécrochepas.Quatrefoisdesuite.Tantquejesuisici,jenepeuxpaspenseràcequisepasseàlamaison–passijeveuxéviterdepéterlesplombs.C’esttrop.Etpuis,jesuisfatiguéedemesconversationsavecmonpère.Ilestobnubiléparl’affaireavecNate.
J’aipassél’étéàparlerduprocèsavecmonpèreetàpenseràWest.LeprocèsetWest,Westetleprocès.Plusd’unefois,allongéedans lenoirdansmonlitdepetite fille, j’aieu l’impressiondedisparaître–l’impressionquej’étaisréduiteauxconséquencesdesévénementsdel’andernier.Cequis’estproduitavecNate.Cequis’estproduitavecWest.Aulieudeprendrelesappelsdemonpère,jeconsacrelamatinéeàjouerlesdétectives.Jem’insinue
danslesconversationsetapprendslesprénomsdetouslescousinsdeWest.Jecommenceàmefaireuneidéedelapersonnalitédechacundesesonclesettantes,ainsiquedesrivalitésquialimententlespetitsdramesquotidiensdecettefamille.Etilyena,despetitsdrames.JecomprendssansmalpourquoiWestachoisideprendresesdistances
pendantsixans.Michelle est convoquée au commissariat dans l’après-midi. Joan nous apprend à jouer au
backgammon,àFrankieetàmoi,etonselancedansuntournoiàlatabledelacuisinependantqu’elleprépare un chili, tricote et parle au téléphone avec ses filles, l’une après l’autre.Elles ont toutes unebonneraisond’êtreencolère.Michellerevientavecunemigraine,fondenlarmesquandJoanluidemandecequelapolicevoulait
savoir,puiss’endortsurlecanapé.FrankieselassedubackgammonetveutjouerauUnoàlaplace.QuandJoanluifaitremarquerqu’elle
n’apaslescartesqu’ilfaut,Frankieluiditqu’elleenaunpaquetaumobil-home.C’estaussilà-basquesetrouventsesvêtements,sapetitetrousseàmaquillage,sontéléphone,sonduvetet touteslesaffairesqu’unegaminededixansaimeavoirsouslamain.—Onpeutallerleschercher,dis?implore-t-elle.S’ilteplaît,Caroline!—Tusaisbienquejen’aipasdevoiture,mapuce.JepourraisdemanderàWest.—Ilvadire«non». Ilsmedisent tous«non»,grommelle-t-elleavantdecroiser lesbrassurses
cartesetdeposerlefrontdessusavecunsoupirdedésespoir.—L’enquêteestencoreencours,machérie.Endébutdesoirée,Joanreçoituncoupdefiletsortsurleperronpourrépondre.Quandellerevient,
ellenousapprendquelapoliceconsidèrelamortdeWyattLeavittcommeunaccidentetquel’affaireestclassée.Lesautoritésvontrendrelecorpsàlafamille.L’enterrementestprévupourlelendemain.Cettenuit-là,alorsqueFrankiedortdéjà,Joanmonteàl’échellequimèneaugrenier.—Caroline?Tueshabillée?Je porte un tee-shirt àmanches longues et unpantalonde yogapour dormir. Je suis pour ainsi dire
habillée.—Oui.—Alorsviens.Quelquesminutesplustard,ellesegaredevantunmobil-homeplongédansl’obscurité.Unelongueur
decordonjauneestcolléeentraversdelaportepoursignifierquel’accèsestréservéauxenquêteurs.LapoignéetournefacilementsouslamaindeJoan,quimefaitsignedepassersouslecordon.Onvaentrerpareffraction,medis-je.Etcontaminerlelieuducrime.Techniquement, l’enquête est close, mais je crois bien que, même si elle était encore en cours, je
n’hésiteraispasàentrer.J’aibesoindevoiràquoiressemblecetendroit.J’aibesoindesavoir,parcequec’esticiqueWestagrandi.
Sonpasségîtici.Jeprendsnotedetouslesdétails–l’odeurderenferméquirègneàl’intérieur,lepiteuxlambriscollé
auxmincescloisons,latabletouterayéedontlasurfaceimitationboisn’estqu’unpauvreautocollantàmoitiéarraché.Joansortdelachambreaveclesbraschargésdevêtements.—Attrape-moiunsac-poubelle,dansleplacardsousl’évier,medit-elle.J’obéis tout enme demandant oùWest rangeait ses affaires quand il habitait ici. Qu’est-ce qui lui
appartenaitenpropre?Commentprotégeait-ilsesquelquesbiens?Ilnevoulaitpasquejevoietoutça.Montéléphonesonne.Enlesortantdemapoche,jedécrochesanslefaireexprès.J’entendslavoixde
monpère.—Caroline?—Salut,papa.—Jen’arrêtepasdet’appelerdepuiscematin.Joanressortdelachambreavecuneautrebrasséedevêtements.Jecaleleportablecontremonoreille
etouvrelesac-poubelle.Elleyjettelesfringuesenvracavantderepartirverslachambre.—Désolée,jen’aipaseuuneminuteàmoi.—Qu’est-cequit’accaparetant?Unepetiteintrusionsurleslieuxd’uncrime.Etdanslavieprivéedel’hommequej’aime.Bref,j’ail’impressiondemetaperlatêtecontreunmur.SaufqueWestn’estpasunmur,mêmes’ilaimeraits’endonnerl’air.Lesbriquesqu’ilaérigéesautour
deluisontaussiimmatériellesquelefauxboisdelatable.—Jen’aipasletempsdediscuter,là,dis-jeàmonpère.—Quandest-cequetuaurasletemps?—Jenesaispas.Jet’appellerai,d’accord?—Non,pasd’accord.J’aiprévuuneréunionmardiparcequej’aiencoredesquestionsàproposdela
plainte. J’ai besoin que tu me donnes ton avis sur une chose ou deux d’ici là. Quand est-ce que tureviens?Ou…Jecessedel’écouter.Dehors,unevoitures’approcheausond’unegrosselignedebasses.Lefaisceau
d’unepairedepharesbalaiel’intérieurdumobil-homeetmetenvaleurunesombredécorationaumur.Deséclaboussures.Dusang.Jeraccroche.JoanrevientavecunepoignéedebijouxdansunemainetunpaquetdecartesdeUnodansl’autre.—Ilfautqu’onfile,lance-t-elle.Jenedemandepasmieux.J’aienviedefuiràtoutesjambes.Pourtantjeresteencoreunebonneminute
plantéeaucœurdespirescauchemarsdeWest,parcequependantdesannéesiln’apaspus’enéchapper.OnretournechezJoanensilence,toutesvitresouvertes.Jefaistournermontéléphoneentremesmains
d’ungestemachinalenpensantàmonpère.LepèredeWestestmort,lui.J’aivulestracesdesonsang.Joanadûlesvoiraussi.Laviedesonfilsrépanduesurunmur.Quelgâchis.JesuisvenuepouraiderWest,pourtantjemesensimpuissante.Toutcequejepeuxfaire,c’estrester
icietl’aimer.Espérer.JemontelessacsdanslegrenierpourqueFrankielestrouveàsonréveil.
MonquatrièmejouràSiltestceluidel’enterrement.Westsetientprèsducercueil,àcôtédesamère.J’essaiedenepastropleregarder,maisçam’estdifficile.Sescuissestendentletissudesoncostume.
Sa veste est si serrée qu’elle lui donne l’allure d’un gangster de film noir. Quand il se penche pourconsolerundesespetitscousins,jeremarquequesonpantalonestluisanttellementilestuséauniveaudesfesses,etj’aipeurquelescouturesnecraquent.Peut-êtrequ’ill’aempruntéàquelqu’un,maisunpincementaucœurmeconvaincquenon.Cecostume
estlesien–leseulqu’ilpossède.Soncostumed’avant,qu’iladûporterpoursaremisedesdiplômesdulycéeetsonbaldepromo.Ilneluivaplus,etj’aienviedepleurer.Westal’airtellementencolère.Ilnevoulaitpasvenir.Samèren’apasréussiàleconvaincre.Sagrand-mèren’amêmepasessayé.Frankievoulaitqu’ilsoitlà.Ellesetrouveàl’autreboutdusalonfunéraire,àcôtédesatanteHeather,quiatroisenfantsdetrois
pèresdifférentsetquivitdansl’Idaho,desindemnitésqu’elletouchedepuisqu’unaccidentdetravailluiaabîméledos.D’ailleursellenecessedese lemasser.Moi-même, j’aimalpartoutàforcederesterdeboutcommeça,etjenemesuispasprisunepalettedeboîtesdeconservesurlerâbleilyadixans.Celafaitsixheuresqu’onestlà.Ilfaittropchaud,tropsec,etiln’yarienàboireniàmanger.Régulièrement,FrankiechercheWestdu regardet,quandelle le trouve, sesépaulessedétendentun
peu.Il fait son possible pour lui rendre la situation supportable, comme si ça lui épargnait d’avoir à
l’affronterlui-même.Jelesoupçonnedecroireque,précisément,ilfaitface,maisquandilbaisselagardejevoislavérité
sur son visage.Quand son regard se perd au loin et que sonmasque de colère tombe l’espace d’uneseconde–l’espaced’unefractiondeseconde–,jevois.IlsurveilleFrankiequidiscuteavecuncousinplusâgéqu’elle,ettoutessesémotionsaffleurent–son
désirdelaprotéger,sapeur,sonagressivité,sonamour.Sonvisagememanquetellement…Toutcommememanquentcesmatinsoùjemeréveillaisàsescôtésetleregardaisjusqu’àmémoriser
chaquedétail–sescils,lacourbedesabouche,lacicatriceàsonsourcil.Ouencorecessoiréesoùjerévisaissurlecanapéetoùils’installaitparterredevantmoi,unlivresur
lesgenoux,unbraspasséderrièreluietposésurmacuisse,lepoidsdesesdoigtssurmachair.Chaquefoisqu’illisaitquelquechosed’intéressant,iltournaitlatêtepourm’enparler,aveccesourireencoinsilumineux,etmonuniverss’emplissaitdeWest.Soudain jecroisesonregardetne le lâcheplus.C’estmonbesoind’êtreprèsde luiquimemeten
mouvement.C’est laforcemagnétiquedenotreattirance,pluspuissantequejamais,alorsmêmequelapièceetsafamillenousséparent.C’estl’espoirque,peut-être,jevaistrouverlesmotsqui…Uncouplemedevance.LafemmetouchelecoudedeWesttoutenluioffrantsescondoléances.C’est
une superbe brune d’une trentaine d’années aumaquillage impeccable. Je lui envie l’assurance de saposture, lacourbedesapoitrineet sa ravissante robe fuchsiamais, surtout, je luienvie le faitqu’ellepuissetoucherWestalorsquejesuisloindelui.Jedétournelatête.Etmeretrouvenezànezaveclecercueilouvert.Je ne sais pas qui a eu cette idée géniale. Je pensais que le couvercle serait fermé parce que,
franchement, qui a envie de voir une blessure par balle ? Mais il faut croire que les croque-mortsbouchentlestrousavantderhabillerlescadavrescarlepèredeWestsetrouvelà,sousmesyeux…Illuiressembletellement!Jenesuispasstupide;jesaiscequejevois,maismoncœurselaisseduper,etmoncorpss’emballe,
prisdepanique,ennage,leslarmesauxyeux.Arrêtedeleregarder.LafemmebruneserreWestdanssesbras.Deboutsur lapointedespieds,elleseplaquecontreson
torse.C’estunpeutroppourungestederéconfort.Elleymetégalement leshanches,cequimeparaîtdéplacévulescirconstances.Arrêtedelesregarder.Àquelquespasdelà,unhommediscuteaveclamèredeWest.Ilestplusâgéqu’elle,d’uneélégance
grisonnantedanssoncostumedeluxe.Michelles’estremiseàpleurer,maiscettefoiscesontdeslarmesdiscrètesetdignes.L’hommeluitendunmouchoirtandisqu’àsadroitel’embrassadesepoursuit.Lepliamerde sabouchedoit se refléter surmonvisage.Commemoi, il semble souhaiter que cette étreintemeured’unemortviolente.Ildoitvouloirleurarrachercetinstantpourlejeteràterreetlefouleraupied.Arrêtedelesregarder.Jeretombesurlecercueil.J’étouffeunrotetsensungoûtdevomidansmagorge.Lesjambesencoton,
jevacillesurmestalonsetmeretiensàcequejepeux.Lesatinblancestfraissousmesdoigts.Jemerappelleavoirluunarticleselonlequellesentreprisesdepompesfunèbresfaisaientpayerune
fortune pour des détails de ce genre – un cercueil tapissé de satin, une urne funéraire en marbre oùrecueillirlescendres–,saufqu’onn’amêmepaslechoix.Cen’estpascommesionpouvaitsepointeravecunsacZiplocetdire«Mettez-moitoutçalà-dedans.»Rienn’estdonné.Lagrand-mèredeWestvitdesesmaigresallocationsetdelapensiond’invalidité
que son défunt mari obtenait du syndicat des chemins de fer. Si elle n’était pas déjà pleinementpropriétaire de samaison, elle n’arriverait pas à joindre les deux bouts. De fait,Michelle lui donnerégulièrementdel’argentpourfairesescourses.Michelle«emprunte»environ500dollarsparmoisàWest,parfoisdavantage.Ellen’estpasallée
travaillerdepuis lamortdeWyatt.Toutça– la joliemoquette rosepoudré, lesilencerespectueuxdesemployés, lescompositions floralesdisposéesunpeupartout–, c’estWestqui lepaiede sapoche. Ildépenseunefortunepourfaireembaumerlesalaudquiletabassaitquandilétaitgamin.Jeregardelecadavreunefoisdeplus.WyattLeavittn’estplusqu’unmacchabée.Jel’observejusqu’à
discernerlemaquillage–unpeudemascarasursescils,dufonddeteint,dublush.Cen’estpasWest,justeunconnardquiafaitundondespermeàsamère.Jesuisbiencontentequ’ilsoitmort.L’hommequiparlaitaveclamèredeWestposeunemainsurlecoudedesonépouseetsepenchepour
murmurerquelquechoseàsonoreille.EllesedécideenfinàlâcherWestethochelatêteensouriant.Ilsfontleursadieuxets’éloignent.Westmeregarde,jetteuncoupd’œilaucercueilpuisgrommelle:—Resteavecmamère.Iltournelestalons.Jelemaudis.Je lemaudisdem’avoirmenti,dem’imposercesilencefroidetdem’avoir faitcroirequ’ilyavait
quelqu’und’autre.
Iln’yavaitque lui,West,coincé làetpersuadéqu’ilnepourrait jamaismeretrouver.Persuadéquenousnepourrionsjamaisêtreheureuxensemble.West,quiavaitdécidétoutseuldanssoncoinqueceseraitmieuxpourmois’ilsedétachaitdemoi.« Elle est comment ? lui ai-je demandé à l’époque. Est-ce qu’elle te fait rire ? Est-ce que tu
l’aimes?»Pasderéponse.J’aipasséunejournéeentièreàruminermafureur,àanalyserlasituation,àenparleretàboire,puisje
suisrevenueàlacharge.«Est-cequesesjambessedérobentsousellequandtul’embrasses?Est-cequ’ellesouritquandtu
labaises?Est-cequ’elledittonprénom?»J’étaisivred’alcooletderage,cesoir-là.Jeluiaicriémajustecolère.Westm’araccrochéaunez.Bridget,mameilleureamie,adûm’arracher le téléphonedesmains tellement je tremblais.Cen’est
quequandelleaessuyémeslarmesquejemesuisrenducomptequejepleurais.Jeleregardes’éloigner,sesépaulesraidesetengoncéesdanssoncostume.Ilmetourneledos.Jelecomprendsmieuxquequiconque.Leproblème,c’estquejen’aipaslamoindreidéedecequeje
vaisfairedelui.Sagrand-mèrevoleàmonsecours.—Vas-y,mesouffle-t-elleenprenantMichelleparlebras.Jemefraieuncheminentrelesrangéesdechaisesalignéespourleservicequidoitdébuterdansune
demi-heure et débouche sur le vestibule, avec ses canapés démodés et ses tableaux aux motifssoigneusement inoffensifs – essentiellement des bergères et des vaches, avec une marine perdue aumilieu.PasdeWestenvue.Iladûsortirpourfumer.Prèsdelaporte,j’aperçoisl’hommequidiscutaitaveclamèredeWesttoutàl’heure.Quandj’arriveà
sahauteur,illance:—VousêtesCaroline,n’est-cepas?—Oui.Ilmetendlamain.—EvanTomlinson.Sivousvoulezbienm’accorderuninstant,j’aimeraisvousparler.Tomlinson.LedocteurTomlinson.Westlesurnomme«ledocteurT.»C’estluiquiafinancélesétudesdeWestàPutnam.—Biensûr.J’entendsclaqueruneportederrièremoi.LebruitvientdusalonfunéraireoùreposelepèredeWest.
Quelqu’un a dû sortir par l’issue de secours, qui se trouve juste derrière le cercueil. Un nouveaugrincementretentit,suivid’unfracasmétallique.—J’aiétésurprisdevoustrouverparminous,déclareledocteurTomlinson.J’avaiscrucomprendre
queWestavaitcoupélespontsavecPutnam.—Ilaessayé.Ilmetlesmainsdanssespochesetm’observeunlongmoment,commes’ilcherchaitquelquechosesur
monvisage.Apparemment,cequ’iltrouveluiconvientcarilreprendlaparole.—Jevaisêtreparfaitementfranc.WestLeavittquipassesesjournéesàréduiredupetitboisensciure,
c’est du gâchis – le gâchis d’une jeune vie et d’une grande intelligence, or on n’a jamais assez
d’intelligenceencebasmonde.JetentedeleconvaincrederetourneràPutnametjemedisaisquevouspourriezpeut-êtrem’aider.Oui.Jepeuxvousaider.Oh,oui!—Qu’est-cequevousenvisagiez?—En tantqu’ancienélèveetquedonateur régulier, j’ai lapossibilitédeparrainerunétudiantpour
l’obtentiond’unebourseexceptionnelle.C’estuneoffrealléchante,quiinclutnonseulementlesfraisdescolaritémaisaussil’hébergement.Westn’auraitqu’àprouverqu’ilestsérieuxetméritant.S’iln’yaqueça…JeneconnaispersonnequisoitplusméritantqueWest.—PourquoinepasavoirparrainéWestdès ledébutau lieudepayersesdeuxpremièresannéesde
votrepoche?—Parcequec’est toutnouveau. J’ai commencéàdiscuterdeceprojet avec lebureaudesbourses
lorsquej’aienvoyéWestàPutnam.C’estçaquim’enadonnél’idée,etjepensequelefaitquejesoisprêtàfinancersesétudesaconvainculecomitédemoninvestissement.—Jevois.VousenavezparléàWest?—Oui,maisilarefusé.Iln’apasvoulum’expliquerpourquoi.—Quandest-cequevousluiavezposélaquestion?—Lasemainedernière.Justeavantquesonpère…Ilfaitungesteévasifdelamain,commepourdésignerlasituationquinousentoure.…sefassetuer.…seretrouveici.—Est-cequevousavezmentionnésasœurquandvousluiavezproposécettebourse?—Non.—Ilneveutpaslalaissertouteseuleici.—Ilestbeaucouptropjeunepourendosserlaresponsabilitédecettegamine.Je secoue la tête, incapablede luidonner tortou raison.ÉvidemmentqueWest est trop jeune,mais
qu’est-cequeçasignifie,de toutefaçon?Ila l’âgequ’ila. Ilestqui ilest.Çafaitdesannéesqu’ilaendossé la responsabilité deFrankie, et il ne cessera jamaisde s’occuperd’elle, quoi qu’enpense ledocteurTomlinson–oumoi,oun’importequid’autre.—MonsieurTomlinson,je…C’estalorsqueledirecteurdespompesfunèbresentreencoupdevent.Lesjouesrouges,ilrespirela
panique.—OùestMmeLeavitt?—Elleétaitaveclecercueil.—Ellen’yestplus.Est-cequevouspourriezallervérifierqu’ellen’estpasaux toilettes, s’ilvous
plaît?Ilfautabsolumentquejelatrouve.—Pourquoi?Qu’est-cequisepasse?—Ilyaune…unincidentdansleparking.Siquelqu’unpouvaitintervenir…Je sors en courant. Je suis bien placée pour savoir queWest n’a pas peur des incidents. Il a une
fâcheusetendanceàfrapperavantderéfléchir.Quantàmoi,j’aiunefâcheusetendanceàmetrouversurlechemindesescoupsdepoing.J’aperçoisunattroupemententredeuxrangéesdevoitures.Jemefaufilecommejepeuxafindevoirce
quisepasse–saufquejenesuispassûredecomprendrecequejevois.Westse trouveentredeuxhommesqu’ilsépareàboutdebras–sononcleJacketuntypequejene
connaispas.—Iln’avraimentaucunrespect,putain!hurlesononcle.Iln’aaucuneexcuse,ceconnard!Letypeàquiils’enprendalecrâneraséetl’allured’unmurdebriqueencostard.Jecomprendsde
quiils’agitquandquelqu’unlancelemot«assassin»etqu’ilgrimace.Bo.Plusieurspersonnescrientenmêmetempsdansunconcertd’éclatsdevoix.Frankiesetientenretrait
sansriendire,toutepâle.—Calme-toi,lanceWestàsononcle.JackestlefilsdeJoan,lefrèredupèredeWest.Ilnetravaillepas.J’aientendusafemme,Stephanie,
raconteràLauraqu’aprèsavoircouchélesenfantslaveille,elleavaitpassédeuxheuresàfaireletourdesbarsdansl’espoirdeleretrouveràtempspourqu’ildessoûleavantl’enterrement.S’ilestsobre,c’esttoutrelatif.—Jemecalmeraiquandcetenculéseseratiréd’ici!C’estmonfrèrequ’onenterre,putain!—Ilestvenuserecueillir.—Ildevraitêtreentaule,cefumier!—Ça,c’estàlapoliced’endécider.—IlatuéWyatt,West!Illuiatirédessus,desang-froid!Jen’arrivepasàcroirequetusoisdeson
côté.Çamedégoûtedesavoirquetusquatteschezluietquetutebaladesdanssonpick-up!Delàoùjesuis,jesenslesvapeurséthyliquesdel’haleinedeJack.Jecherchedesyeuxlamèrede
West.Boetellesont lesdeuxpôlesdececonflit, lesdeuxpointsd’un triangledont le troisièmeaétéeffacé.Quand enfin je la trouve, je comprends que la situation risque d’empirerméchamment avant de se
résoudre.Çamerappellelafoisoùj’étaisalléemepromeneravecmonpèrejusteaprèsunorage.Onavaitvuun
poteauélectriquecouchéentraversdelaroute.Lescâblessectionnéscrachaientdesétincellesdanslanuit.C’estçaquem’évoquentlesyeuxdelamèredeWest.Ils’endégagelamêmeénergiesauvage.Ilsuffiraitd’undéclicpourqu’unecatastrophesedéclenche.—Tuasunsacréculotdevenirici,grondeMichelle.Ellerelèvebrusquementlementon,etl’espaced’uninstant,jeremarqueunegranderessemblanceavec
West–danssamâchoire,danslefeudesonregard.—Aprèscequetuasfait?ajoute-t-elled’unevoixdeplusenpluscriarde.Aprèstoutcequetum’as
dit?Toutcequetum’aspromis?Tuviensmedérangerpendantsonenterrement?C’estsonenterrement,bordeldemerde!Tum’asprisWyattetmaintenanttuviensmepriverdeça?Elles’avanceversluiàmesurequesacolèremonte.Botentedesedéfendremaisneparvientpasà
ralentirlafuriequifoncesurlui.Ellelecingled’insultesquis’abattentsurluicommeunepluienoireetfroide.Ilredresselesépaulesetregardeauloin,derrièreelle.Cen’estquequandellefaitminedelegifler
qu’ilposelamainsurelle,maiscegestesuffit.Elleessaiedesedégageretpousseuncridedouleurquand il raffermitsaprise.Uneondedechoc
meurtrièrepassesurlesgensattroupés,malsaineetaussitangiblequ’unevague.Je voudrais faire quelque chose pour éviter que ça ne dérape, mais ne vois personne capable de
m’aider.Lauraesttellementdocileetmalléablequejemedemandecommentellefaitpourtenirdebouttouteseule.J’espéraisqueStephanieempêcheraitsonmaridesecomportercommeungroscon,maissesyeuxbrillentd’excitation.Jevoisbienqu’elleadoreça.Heathern’aaucuneespèced’autorité.Quantauxcousins,jenelesconnaispas.Ledirecteurdespompesfunèbresadisparu.
MonregardseheurteàceluideWest,quiarticule«Frankie»ensilence.Ça,aumoins,jepeuxlefaire.Jefoncedroitverselle,cequiimpliquedepasserentreWestetBoenmepenchantpouresquiverle
brastendudeWest.—Viens,Frankie.Onvacherchertagrand-mère.EllenequittepasBodesyeux.—Iln’auraitpasdûvenir.—Jesais,mapuce.Allez,viens.Je la prendspar le bras, et elle se blottit contremoi.On retourne à l’intérieur, oùon se lance à la
recherchedeJoan.Aprèsavoirpasséenrevuelasalled’attente,lestoilettesetlesalonfunéraire,onlatrouvedansuneautresallevide,touteseule.Tandisquejelametsaucourant,ellegardelesyeuxrivéssurunecroixilluminéedansunenichedumur.—S’ilvousplaît…Ellecroiseenfinmonregard,etjecomprendsqueriendetoutçaneluiestétranger.Cesgens-làfont
partiedesafamille.Elle lesamisaumonde, lesavusfairedesenfantsà leur tour.Elleaessuyédesdécenniesdecomportementsdecegenre.Alcoolisme,mauvaisesanté,insultes,maltraitance,violence,mort…J’auraisaiméqu’ellepuisseaumoinsenterrersonfilsdansladignité–mêmesic’étaitunbonàrien–,
maisilfautqu’elleintervienne.OnnepeutpaslaisserWestaffronterçatoutseul.—Iln’yapersonned’autrepourl’aider,dis-je.Joanfermelesyeuxetpousseunsoupir.Puiselleselève.Enlavoyantsortir, j’aienviede lasuivre,mais jem’inquiètepourFrankie.Jedoischoisirentre la
protégeretresterauprèsdeWest.Jenepeuxpasfairelesdeux.Çametuedenepassavoircequiluiarrive.—Tuveuxbienresterici,mapuce?Frankiesemordlalèvreetfait«non»delatête.—Jesuiscenséetegarderàl’écartdetoutça,maistonfrère……estlà-bas.…estlaseulechosequicompteàmesyeux.—Tul’aimesvraiment,hein?dit-elle.Jesensleslarmesmemonterauxyeuxetlesrefouleauprixd’uneprofondeinspiration.—Oui.—Çavasijeprometsdenepassortir?Jepeuxrestersurleseuil,commeça,jeverraiquandmême
cequisepasse.—Çamarche.On reprend ladirectionde laporte.Alorsqu’on traverse levestibule,Frankiemeprendsoudain le
coude.—Caroline?—Oui?—Jesuisdésolée.Cestroispetitsmotsrésonnentàmesoreillestandisquejem’éloigne.«Jesuisdésolée.»Commesic’étaitsafaute.J’entendsdessirènesauloin.Est-celedirecteurquiaappelélapolice?Jetrouveçaunpeuexagéré,
commeréaction,jusqu’àcequejemettelepieddehorsetquej’aperçoiveledésastre.
Je vois un homme en costume qui donne un coup de poing. Une femme qui vacille sur ses talonsaiguilles, pliée endeuxdedouleur. J’entendsun sifflement suraigu, un claquement secde chair contrechair.Jeregardeuninconnudonneruncoupdetêteàunautre.Lesangquijaillitdesonnezestlachosela
plusrépugnantequej’aiejamaisvue.C’estunebagarre.C’estàçaqueressembleunebagarre.C’est le chaos complet – pas une chorégraphie bienordonnée commedans les films–, et j’ai beau
chercherWest,jeneletrouvepas.Jen’arrivemêmepasàfranchirlepremierrangdecorpsenchevêtrés.Iln’yapourtantpasdescentainesdepersonnesdansceparking.Ondoitêtrevingt,vingt-cinq toutauplus.Jedevraispouvoirmefrayerunchemin.Jefaisunenouvelletentative,maismoninstinctdesurvieestbientropdéveloppé.Chaquefoisqu’un
coudeouqu’unpoingfusedansmadirection,jerecule.Brusquementlamêlées’écarte,etj’aperçoisBoetlamèredeWest.Postéderrièreelle,illatientdans
sesbraspourlamaîtriser.Ellesedébatcommeunbeaudiableenhurlantdesobscénités.Ondiraitunefollefurieuse,avecsescheveuxdanstouslessens,savoixérailléeetsesjouessillonnéesdelarmesaumascara.Jejetteuncoupd’œilderrièremoi.Frankiesetientsurlepasdelaporte,commeellemel’apromis.
Elleassisteàtoutça.Moiaussi,jesuisdésolée,Frankie.BoessaiedesortirMichelledelamêlée.Jemerendscomptequec’estgrâceàlagrand-mèredeWest
que la troupe de furieux s’est écartée pour les laisser passer. C’est son sifflement à elle qui retentitrégulièrementpar-dessuslevacarme.Pendantcetemps,WestépargneàBodesefairelyncher.Ilrepoussequelqu’un,lanceuncoupàunautre.Unpoinglepercuteauvisage.Satêtepartenarrièresouslechoc.Jem’élanceverslui.Jefoncevers
Westtandisquelecielsemetàsaignerrougeetbleuausondessirènes.UnpolicieraplaquéWestcontrelecapotd’unevoiture,jambesécartées.Ilalefrontécrasécontrela
carrosserie.Savestes’estdéchiréedanssondosetlaissevoirleblancdesachemise.—Excusez-moi,dis-jeensaisissantlebrasd’unefemmeenuniforme.Excusez-moi!Ellesedégagesanscesserdeparlerdanssaradio.Jem’approcheduvéhiculedansl’espoird’attirer
l’attentiondel’agentquis’occupedeWest.—Vousallez l’arrêter?Mais…etsesdroits?Iln’arienfaitdemal.Cen’étaitpassafaute. Ilest
innocent,jevousdis!Pourquoivousnem’écoutezpas?Je…—Caro!aboieWest.Il a l’air franchementmauvais, avec le gros hématomequi enfle sa pommette, l’archétypemêmedu
voyou que les flics pensent avoir coincé. Un gros plouc violent qui déclenche une bagarre à unenterrement.—Arrête,Caro.Laisse-lesfaireleurtravail.—Maiscen’étaitpastafaute!—Ilsvontbienfinirpars’enrendrecompte,maispourça,ilfaudraitquetuleurfouteslapaixcinq
minutes.Quanduntroisièmepoliciervientmeprendrepar lebraspourm’entraînerà l’écart, jememords la
langue.JevaisrejoindreJoan,adosséeaumurdespompesfunèbres.—Jen’ycroispas!Ilessayaitdecalmerlejeu!—S’ilnes’énervepas,ilnedevraitrienluiarriver,ditJoan.Toutvabien.
—Non,toutnevapasbien.Jereposelatêtecontrelerevêtementenplastiquedubâtimentettentederespirer.LamèredeWestestassiseà l’arrièred’unevoituredepolice, impassibleetsilencieuse, jusqu’àce
qu’elleseremettesoudainàhurlerdesavoixcomplètementcassée.—Sonenterrement,putain!C’estsonenterrement,filsdepute!Bo estmenotté, direction le commissariat.L’oncle Jack part pour l’hôpital avec un nez cassé, et le
reste de la famille se disperse. Je ne sais pas qui va au poste ou à l’hôpital. Ils en ont peut-être toutsimplementassez.Westestrelâchéetlivresaversiondesfaitsàcôtéduvéhicule,troploindemoipourquej’entendece
qu’ildit.Unagentvientmeposerquelquesquestions,etjeluiexpliquecequej’aivu.Çameprendbeaucoup
pluslongtempsquejen’auraiscru.Quandenfinj’arriveauboutdemonrécit,Westadisparu.Leparkingestpresquevide.Ledirecteurdespompesfunèbress’approchedoucementdemoi.—Sivousvoulezbienmesuivre,mademoiselle.Jenevoispaspourquoijerefuserais.Mespiedssemettentmachinalementenmouvement.Jesensque
j’ailevisagetoutcrispé.Jecroisquesuisencoreunpeusouslechoc.Ledirecteurmeconduit jusqu’ausalonfunéraire.Unpetitgroupese tientdevant lecercueil–West,
Joan,FrankieetlesTomlinson.Ilfautcroirequec’esttoutcequ’ilreste.Jem’arrêteàcôtédeWest,etledirecteurvaseplacerderrièreunlutrin.JemepencheversWest.—Qu’est-cequisepasse?—Lacérémonievadébuter.—Quoi?Maintenant?Ilmeprendlamainetlaserredetoutessesforcesavantdemerelâcher.Jecomprendstrèsvitequeleprogrammedelajournéeaétésérieusementécourté.Nousavonsdroità
unbrefdiscours,puisonnousdemandedepasserderrière lacloisonamoviblequi sépare lapièceendeuxpendantquelesemployésrefermentlecercueil.Les Tomlinson commencent à se disputer à mi-voix dans un coin. J’ai comme l’impression que le
docteurT.veutpartiralorsquesafemmesouhaiterester.Jenevoispasdutoutcequilaretientici.Frankieestblottiedansunfauteuil,lesgenouxremontéscontrelapoitrine.Westestassisàcôtéd’elle.
Il paraît absent. La colère qui l’animait a cédé la place à cette expression vide et impassible que jeconnais bien. C’est le masque derrière lequel il se cachait à Putnam, à l’époque où l’on refusaitd’admettrenossentimentsl’unpourl’autre.«Jen’attendsriendepersonne.»Voilàcequeditlemasque.En le voyant comme ça, j’ai envie de lui livrer le monde sur un plateau d’argent, de lui offrir
absolumenttoutcequ’ilpourraitdésirer.Jeveuxluiprésentermesexcusespourlemauvaistourqueluiajouélesort,etpourladifférenceentre
sonuniversetlemien,parcequeWestestunhommeformidablecoincédansuneviedemerde.Lepire,c’estqueriennes’arrangerapourluis’ildécidederesterici,sousl’influencedesamère,et
d’endosserlaresponsabilitédefairerégnerl’ordredanssafamille.Jenepeuxpasluttercontreça.Auboutd’unmoment,lesemployésfontcoulisserlacloisonetpoussentlecercueil,placésurunesorte
detableroulante,jusqu’aucorbillardquivaleconduireaucimetière,enhautdelacollinevoisine.Là,Westdemeureimpassiblejusqu’àcequ’onnousinviteàjeterdesfleursoudespoignéesdeterre
surlecercueil.Alorsils’avance,vachercherunepelleappuyéecontreuncamionetlaplantedansletasdeterremeubleamasséeaupieddelatombe.Unepelletée,unedeuxième,puisuneautre…Trèsvitelaterrecessedeglisserdechaquecôtéducercueiletcommenceàlerecouvrir.Cen’est évidemmentpas commeçaque les choses sepassentd’habitude,maispersonnene semble
enclinà interrompreWest. JoanentraîneFrankieà l’intérieur.MmeTomlinson leuremboîte lepas.LedocteurT.n’estpasvenuaucimetière.Ilne resteplusqueWestetmoi, ainsique ledirecteurdespompes funèbres,quime jetteun regard
suppliant.Jehausselesépaules.Wests’acharnesursapelle.Ilalesyeuxbrillants,lesjouesrouges.Ledirecteurreprendlechemindesespompesfunèbres.Jecommenceàmedemandercombiendetempsçaprend,deremplirunetombe.Ilesthorsdequestion
quejelaisseWesticitoutseul.Jeremarqueuneautrepelleàl’arrièreducamion,alorsjevaislachercheravantderetourneràcôtédu
tasdeterre.Westrelèvelatête.Onseregardependantdelonguessecondes.Cen’estpasdelatendressequipasseentrenousencetinstant.Cesontdeuxvolontésquis’affrontent.C’estWest quimedit : «Ne temêle pas de ça, putain ! », etmoi qui réponds : «Essaie dem’en
empêcher,pourvoir.»Westquirétorque:«Jeneveuxpastevoirici.Tun’asrienàfaireàSilt.Jen’aipasbesoindetoi.»Moiquihurle:«Tunesaismêmepasdequoituasbesoin!Arrêtedefairetatêtedemuleetaccepte
cequej’essaiedetedonner.Acceptemonaide!»Toutcequejeveux,c’est lâchercettefichuepelleetallermeplanterdevant lui.Jeveuxleprendre
dansmesbrasetmeserrercontrelui,collermesseinscontresontorse,l’embrasserjusqu’àcequ’iln’aitplusd’autrechoixquedemerendremonbaiser.Jeveuxqu’ilm’embrassecommeavant–enunbouquetd’étincelles si vite enflammées qu’on ne prenait pas toujours le temps de se déshabiller entièrement,qu’onarrivaitàpeineàdéfaireunebraguetteetàécarteruneculotte,justeassezpourquenoscorpsseretrouvent.J’aimal tellement j’ai envie de ça. Je crève d’envie que l’on se perde de nouveau l’un en l’autre,
qu’onrenoueaveccettejoie.Etpourtant,jecomprendsquecen’estpascequ’ilattenddemoi.Jeretiremesescarpins,plantemapelledetoutesmesforcesetlasoulèvepourl’amenerau-dessusde
laboîteluisanteoùlepèredeWestvapourrir.J’éprouveunmalinplaisirenentendantlechocsourddelaterrecontrelecercueil.Mesgestessontmaladroits,etjerépandsdelaterreunpeupartout,ycomprissurmespieds.Aubout
decinqminutes, j’ai lesorteils toutnoirset ledosenfeu.Auboutdedix, j’aidesampoulesauxdeuxmains.Westestgracieuxetefficace,lui.Sapellefendl’airavecunsifflementmélodieux.Etpourtant,malgrésesefforts,remplirunetombeprenddutemps.Mesampouleséclatentetsuintent.Jenem’arrêtepas.Lesoleildisparaîtderrièrel’horizon.Unefoisqu’onaterminé,Westmeprendmapelledesmainspourallerlareposeràl’arrièreducamion
enmêmetempsquelasienne.Puisilseposteàcôtédelasépulture,lesbrasballants.
Ondiraitunpetitgarçon.C’esttellementfrappantquejecomprendssoudain,defaçonviscérale,qu’ilaunjourétéaussijeunequeFrankie–unpetitgarçonquivoulaitsonpapamaisquin’aécopéqued’unlot de déceptions.Un petit garçon que son père a frappé,maltraité, abandonné, puis à qui on a dit etrépétéqu’ilnefallaitpass’appesantirsurlepassé,qu’ilfallaitoublier.Samère,sagrand-mère,safamilletoutentière–tousluiontdemandéd’accorderunedernièrechance
àsonpère,puisencoreuneautre.Peut-êtreque,cettefois,ceseraitdifférent.Peut-êtrequeWyattavaitvraimentchangé.Peut-êtrequelavieétaitdevenuejusteetgénéreuse,quelebonheurserévélaitpossibleettoutproche.Saufquelavien’estpasjuste–pasenversWest,entoutcas.Jenesaispascommentilfaitpoursurvivreici.Jenesaispascommentilfaitpournepasselaisserécraser.Moi,j’étoufferienquedelevoircoincé
ici.Cetendroitestmagnifique,avecces routesquiserpentententre lescollines,ces forêts luxuriantes,l’océan…Cen’estpasjustequ’unlieuaussibeausemontreaussicruelenversl’hommequej’aime.SiWestresteici,ilvafinirparencrever.Jem’approchedoucementlelongdelatombe,jusqu’àsentirlachaleurquiémanedesonbras.Jeletoucheenfin,poselamainsursonépaule.—West.Ceneseraitpasjustedeluidemanderquoiquecesoitencetinstant,maisprécisément,toutcequeje
veux,c’estqu’ilsereposesurmoi.Jeneveuxrienluiprendre;jeveuxluidonnerunmomentderépit,deréconfort,d’oubli.Jeveuxluifairedondequelquechose.J’aiessayéde le laisser tranquille,denepas réveillerdessentimentsqui risqueraientde l’ébranler
alorsqu’ilcrouledéjàsouslesresponsabilités,maisjen’ytiensplus.Jen’arrivepasàcroirequecesoitmieuxcommeça,quecesoitmieuxpourWestd’êtreprivédeladouceurquej’aiàluioffrir,ouquecesoitmieuxpourmoideresterplantéeàunmètredelui,àmedirequejen’aipasledroitdem’approcher,niaujourd’hui,nidemain–peut-êtremêmejamais.Enquoiest-cequeçapeutêtremieux?Etmieuxpourqui?Paspourmoi,entoutcas.NipourWest.CertainementpaspourWest.Jevaismeposterfaceàluietpasselesmainsautourdesataille.Jeposelajouecontresontorseet
senslahouledesonsouffle.—Situasenviedemoi,dis-je.Sansconséquences,sansrien…Simplement…Situveuxoubliertout
çapendantuneheure…Toutcequetuveux,West.Jeleserrecontremoi.Ilestbeaucoupplusdurqu’avant.Ils’estblindécontrelemonde.Jeveuxqu’il
sachequejevoiscettearmure,quejecomprendspourquoiillaporteetque,s’ilveutl’enleverl’espaced’uninstant,avecmoi,ilpeut.Jel’aime.Jel’aimetellementquej’enaimal,etc’estlàtoutcequej’aiàluidonner.Alorsjel’étreinsdetoutes
mesforces,jusqu’àcequ’ilcède.Ilvientpesercontremoi.Pasdetoutsonpoids,justeunpeu.Unemincefissuredanslemurblancet
videdesondéni.Jesenssamainremonterdansmondosetserefermersurmanuque.Satêtes’appuiecontrelamienne,
ildoitsentirmonsoufflesaccadé.—Caro,murmure-t-ildansmescheveux.C’est la première fois depuis que je suis arrivée qu’il prononcemon nom comme avant, comme si
c’étaitquelquechosedeprécieux.Commesij’étaisprécieuse,moi.
—JepourraisvenirterejoindrechezBo,ouonpourraitprendreunechambredansunmotel.Dis-moidequoituasbesoin.Quandjerelèvelatête,ilalespaupièresfermées,alorsjel’embrasse.Je dépose un baiser sur sa bouche, puis juste au coin, puis au bord de l’hématome qui enfle sa
pommette.Ceslèvressidouces,cescilssilongs.Cegarçonquej’aimetellement.Jel’embrassedanslecou,souslamâchoire,etpassemalanguesursapeaupourgoûtersasueursalée,
sasaveur,etsoudainsesmainssontsurmoi.Ilmesoulèvelementonetmerendmonbaiser.Ilnes’agitpasdetendresretrouvailles,maisplutôtd’unsautdel’ange–unplongeonvertigineuxau
cœurd’undésiraveugleettorride.Salangue,sacolère,sasaveur,sachaleur,seslèvressurlesmiennes,sesmainsquimeguidentetquim’offrenttoutça…Westtoutentier…Jemelaissesubmerger.IvredeWest,étourdiedepossibles,jeluidisquetoutvabiensepasser,moinsparcequej’ycroisque
parcequej’enaienvie.—Onvas’ensortir,West.Etc’estcommeçaque,d’uneseulephrase,jedétruistout.Unepetitephrase,etWestreculeenécartant
lesmains.Quandilrouvrelesyeux,j’yvoismonerreur.Cequi,pourmoi,étaituneexpressiond’espoirvientde
luirappelerqu’ilnepeutprétendreàriendetoutcequ’ildésire.—Iln’yapasde«on»quitienne,Caro,grommelle-t-ilens’essuyantlespaumessurlescuisses.Je
n’aipasbesoindetoi.Jecomprendsparfaitementcequ’ilestentraindefaire.C’estévident.Il en est conscient, lui aussi.C’est obligé.Cequ’il vientdedéclarer est trop ridiculepourqu’il le
croieréellement.J’ailesoufflecourt,leslèvreshumidesetgonflées.Jevibredelatêteauxpieds.PuisWestdit:—Ilesttempsqueturentrescheztoi.Çafaitmal.Çafaitatrocementmal.Etpourtant,jenesuispasdupe.J’aiaccueilliWestdansmoncorps.J’aisouventsondésonregardà
l’instantmêmeoùilentraitenmoi.Jesaisàquoiilressemblequandilaenviedemoi.Jesaisidentifiersasouffranceàsafaçondem’embrasser–sonbesoinviscéraldesombrerdansl’oubli,danslatorpeurdélicieusedenosdeuxcorpsréunis,danscesilencetranquilleoùonpeutenfinseparler,oùilpourraitenfinmelivrertoutcequiluipèse.Je comprends mieux que personne le langage de West quand il se refuse à admettre ce dont il a
tellementbesoin.Alorsjelelaissepartir.Jesuisdesyeuxsondoslargequirétrécitàmesurequ’ildescendlacolline.Je
leregarderetirersavestedéchiréeetlajeterdanslapoubelleaucoindespompesfunèbres.Ildisparaît.Jememetsàcompterlessecondes.Jeluiaccordedixminutes.Puis,jemelanceàsasuite.Ilrègneunsilenceétouffantàl’intérieurdubâtiment,unpeucommedanslecabinetd’unmédecinou
commedansunechapelle–touscesendroitsoùnuln’estcensés’amuser.Cesendroitsensuspens.Laportedusalonfunéraireestouverte,maisiln’yapluspersonne,pasplusquedanslevestibuleou
danslasalled’attente.
Jemedirigeversleparking.Lesoleils’estcouché,etmêmes’ilfaitencoreassezclairpouryvoir,lecrépuscules’installe.Jesuisfatiguée.J’aienvied’unedouchechaudeetd’unbonlitdouillet.JevaisconvaincreWestdeme
ramenerchezBo.Tantpiss’ilrefusedemetoucher,j’enaimarrededormirsurlamoquettedépareilléed’ungrenierpoussiéreuxquimefaitéternuer.Jen’aiaucuneintentiondemeréveilleravecdesyeuxdelapinalbinos.JenevoispaslavoituredeJoan.ElleadûemmenerFrankie.Jetrouvelepick-updeBo,quin’estpasverrouillé.JemontededanspuisenvoieuntextoàWestpour
luidemanderoùilest,avantderegardermesmails.Jemesensseule.J’envoieunmessageàmonpère.
Justeunpetitmotpourtedirequejevaisbien.
Plusquejamais,jemerendscomptedelachancequej’ai.CesquelquesjoursaucontactdelafamilledeWestm’ont rappelé à quel pointma vie àmoi a été formidable.Certes j’ai perdumamère quandj’étaispetite,maisjustement,j’étaistropjeunepourengarderdevraissouvenirs.Cedontjemesouvienstrèsbien,enrevanche,c’estquemonpèreatoujoursétéprésentpourmesdeuxsœursetmoi.C’estunvieuxgrincheuxquicroitqu’ilpeuttoutcommander,maisaufond,jesaisqu’ilveutcequ’ilyademieuxpourmoi.J’ai toujourssuque jepouvaiscomptersur lui,et lespetitsdifférendsquinousopposentnesontprécisémentriendeplusquedepetitesdifférences.Jeluienvoieunautremessage.
Jesuistellementheureusedet’avoir!Jet’aime,papa.
J’attendsuneminuteenobservantmonécran,maismonpèrenerépondpas–pasplusqueWest.Je repose la tête contre le dossier et ferme les yeux. J’espère que West va revenir avant que la
température tombe.Mêmeenété, lesnuitssont froidesdans l’Oregon.C’estàcausedesmontagnes, jecrois.Westsauraitsûrementm’expliquer,sijeluidemandais.Jesorsmesécouteursdemonsacetpasseenboucleunechansonquej’aimebien,toutdoucement.Lesommeilmegagnepeuàpeu,ens’invitantdanslamélodiepourmebercer.Unbruitmatmeréveilleensursaut.Lamaincrispéesurmontéléphone,jeregardeau-dehorsmaisne
voisrien.Ilfaitnuitnoire.Nullampadairen’éclairelepetitparking.J’entendsunéclatderire.Unevoixdefemme,graveetintime.Unnouveauchocsourdfaittremblerlepick-up–uncorpsbrutalementplaquécontrelacarrosserie.Un léger couinement contre une vitre. Je tourne la tête jusqu’à apercevoir un mouvement lent par
l’étroitefenêtreàl’arrièredelacabine.Uneombreauxcontoursémoussés.Jemerendscomptequec’estlachevelured’unefemmequandcettedernièredit:—Ici,personnenenousverra.Unnuagedecheveuxnoirs,etledoséchancréd’unerobequiseraitfuchsiasilalumièrelepermettait.
C’estlafemmequiaserréWestdanssesbraspendantuneéternitédevantlecercueil.MmeTomlinson.J’entendslavoixdeWest.—Tâched’êtrediscrète.—Tusaisbienquej’ensuisincapable.—Tupréfèresavoirlabouchepleine,peut-être?
Ellerit.—Tourne-toi,lance-t-il.Unclaquementretentitcontrelavitre–l’alliancedeMmeTomlinson.C’est ledétailqui change tout,quimeprouvequec’estbien réel.Ça, et lablancheurde sesdents.
Prisedevertige,jefermelesyeux.C’estencorepire.Pendantdelonguesminutesjetombe,prisonnièred’unebulletemporelle,engluéedansunerépulsion
férocequ’onm’auraitverséesurlatêtecommeunseaudedégoût,unrefusviscéral.Non.Cen’estpaspossible.L’alliancecognecontrelavitredenouveau.—Oh,oui!Oh,cettebouche!Çam’avaitmanqué!Jen’entendspascequeditWest.Jenelevoispas.Etpourcause:ilestagenouillé,levisageentrelescuissesdeMmeTomlinson.Jedétournelatêteetclignedespaupièresdanslenoir.Quand j’avais trois ans, je suis tombée dans un lac en plein hiver.Mon père nous avait emmenées
donneràmangerauxcanardsauboutd’unponton,etilasuffid’uneseconded’inattention.Jemerappelleavoirreculébrusquementparcequequelquechosem’avaitfaitpeur.Jemesouviensdemasurprisequandj’aiperdul’équilibre.Une fois que j’ai été dans l’eau, ma peur a disparu. Happée par ce froid absolu, j’ai accepté
l’inévitable.Là,c’estpareil.Jesaiscequiestentraindesepasser.Jesuisconscientedemacolère.Jesensmes
mainstrembleretlanauséemeprendreàlagorge.Pourtantriendetoutçan’ad’importance,pasplusquelespleurspaniquésdemessœurs,déformésparl’eaudulac.Jesuisgelée.Figée.Jesombre.Jedérive,immobile,ausondescrisdeplusenplusstridentsdeMmeTomlinson.Onpourraitcomparernosexpériencesrespectives,elleetmoi.Est-cequ’ilvousafaitcetruc,là,avecsalangue?Ah,iladûmettrelesdoigtsenciseaux.Çamerendfolle,àtouslescoups.Combiendefoisest-cequevousavezfaitça?Çaacommencéquandiltravaillaitaugolfavecvotre
mari?Ilavaitquelâge,àl’époque?Dequellesautresfaçonsvousêtes-vousserviedelui?Parceque,là,c’estluiquisesertdevous.Cespenséesnesontpaslesmiennes.Cedétachementironiquen’estqu’unedéfenseillusoire,ungarde-foufanfaron.Monvraimoiestpris
dansuntourbillonderage,dehonteetdedouleursiviolentquejenepeuxmêmeplusl’approcher.Jedoismelaissercouler,m’abandonneràl’eauglaciale.Je pousse un grognement agacé quand mon téléphone vibre dans ma main. Un bref coup d’œil
m’apprendquej’aireçudenouveauxmessagesdelapartdemonpèreetdeWest.Jesuisencoreavecledirecteur.Onrèglelesderniersdétails.
Sionétaitàl’intérieurdespompesfunèbres,jeseraisobligéederessentirquelquechose.C’estàçaquesertcegenred’endroit–àexprimersapeineentrequatremurspourmieuxlalaisserderrièresoi.
Ici,enrevanche,assisesurlesiègedupick-up,plongéedanslefroidtandisquel’odeurdutabaccouledansmesveines,jesuisàl’abridetoutressenti.Jesuisensuspenspourl’instant.JelislesmessagesdemonpèrependantqueWestfaitjouirMmeTomlinson.
Moiaussi,jet’aime,C.Tuasuneidéedequandturentres?
Untroisièmetextoarrivealors.Tiens-moiaucourant.Jeviendraitechercheràl’aéroport.
Ellefaitunraffutpaspossible.Jecroyaisqu’iln’yavaitquedanslesfilmsqu’onhurlaitcommeça.On dirait une scène tirée d’une parodie. Je suis coincée dans un pitoyable navet et je ne peux pas
mettrela«pause».J’entends le gravier crisser. C’est West qui se relève. Il voit sûrement l’intérieur de l’habitacle
illuminéparl’écrandemontéléphone.Elleaussi,elledoitlevoir,maintenantqu’ellearouvertlesyeux.Lessonsqu’ilsémettentontcertainementdusens.Jesuiscenséeenavoirquelquechoseàfaire.JesuiscenséedirequelquechosequandWestouvrelaportièreetmeregardesansavoirl’airsurpris.Ilmetoiseavecuneespècedefiertébrûlante.L’arcarrogantdesessourcilsmeprouvequ’ilsavait.Ilsavaitparfaitementcequ’ilfaisait.Jemetais,mêmequandilm’appelle.—Caroline…Cen’estpassouventqu’ilprononcemonprénomenentier.Jemetais,mêmequandilposeunemainsurmonépauleetmesecoue.—Disquelquechose,putain!Derrièrelui,MmeTomlinsonmurmuresuruntonapaisant:—West,West…Jesombre,etriennem’obligeàluiparler.Riennem’obligeàfairequoiquecesoit.Ilmereconduitàl’aéroportlelendemainmatin.Laroutemontepuisredescend.Onfranchitlescollinessansunmot.Ce n’est qu’en voyant un panneau indiquant que nous sommes à trente kilomètres d’Eugene que je
commenceàmedirequeçayest.Cettefois,c’estfini.QuandWest estparti, l’andernier, je l’ai accompagnéà l’aéroport sans savoir si je le reverraisun
jour.C’étaithorrible,maispasautantquecetrajetsilencieux.Cequejen’avaispascomprisalors,c’estquetoutétaitencoreourléd’espoir.J’ignoraissijereverraisWestmaisj’avaisledroitd’espérer.J’ignoraiss’ilremettraitlespiedsàPutnamunjourmaisjesavaisqu’ill’espérait,luiaussi.Onespéraitresteramis–etpouvoirredevenirplusqueça.C’est la lentemort de tout espoir – l’asphyxie de tout avenir – qui est si dure à encaisser. Ça ne
m’étonnepasqueWestaitcraqué.Çanem’étonneplusqu’ilsesoitinventéunenouvellecopine–unprétextepourneplusm’appeler.Il
voulaitmedonneruneraisondeneplusattendreàcôtédemontéléphone.C’étaitduretçafaisaitmal.
Maispasautantqueça.Cequ’ontraverseaujourd’hui,c’estledésertdecendresquisuitl’éruptiond’unvolcan.Toutestbrûlé,
décimé ; l’air empeste le soufre, et le ciel est noirci. Il n’y a plus rien dans cette voiture qui puissenourrirlemoindreespoir.Westatoutravagé,etill’afaitexprès.Jefinisparromprelesilence.—Jesaistrèsbienàquoitujoues.Ilcrispelesmainssurlevolant.—Situasquelquechoseàmedire,Caro,dis-le.—Tuespèresquejevaistecrierdessus.Çatefaciliteraitlavie,hein,sitonderniersouvenirdemoi,
c’étaitça?Tupourrais tecontenterde te rappelercesdernièresminutes,etça t’épargneraitdedevoirrepenseràtoutlereste.Ilsetait.Moi,enrevanche,jemesuisasseztuecommeça.Jen’aijamaisétédugenreàgarderlesilencebienlongtemps,etmesmésaventuresdel’annéeécoulée
m’ontconvaincuedel’importancedenesurtoutpaslafermer.Encetinstant,j’aimeraisavoirunmicro,deshaut-parleursetdesmilliersdegensdanslepublic.J’aimeraisquelemondeentierm’entende.—Jet’aime.C’estlatoutepremièrechosequejeveuxdireàWestLeavitt.Jel’entendssursauter,surpris.—C’estparcequejet’aimequejesuisvenueetquej’aifaittoutmonpossiblepourt’aider.Jeveux
que tusachesque jen’aurais reculédevant rienpoursauvernotrehistoire. Jenem’enétaispas renducomptejusque-làmais,maintenant,j’aicompris.Situm’avaisdemandédeprendreuneannéesabbatique,devenirhabitericiletempsdet’aideràmettretasœursurledroitchemin,jel’auraisfait.Situm’avaisditquetuvoulaislaprendreencharge,quetuvoulaisqu’onl’élèveensemble,toietmoi,dansunemaisonloindetamère,j’auraisrépondu:«OK,c’estparti»,mêmesiçamefoutlatrouille.Pourtoi,jel’auraisfait,West.Depuisledébutjet’aitoujoursdit«oui»,etj’auraiscontinuéparcequetuenvalaislapeine.Cequejeressentaisquandj’étaisavectoi…Tonintelligenceettoncœur…Toi…Toutça,çaenvalaitlapeine.Ilgardelesyeuxrivéssurlaroute,alorsjel’imite,saufqu’iln’yarienàvoir.—Regarde-moi,dis-je.Ilrefuse.—Regarde-moi,West.Tumedoisbiença.Ilralentit,metleclignotantets’arrêtesurlebas-côté,puiscoupelemoteur.Ilsetourneversmoi,etc’estencorepire.—TudoisquitterSilt,West.Emmènetasœuravectoi.Jesaisbienqu’ilesthorsdequestionquetula
laisses ici touteseule,mais tire-toide là.Tuneseras jamaisheureuxsi turestes.Tun’aspas lemoded’emploi.Sonregardseperdauloin,endirectiondesmontagnes.—Tum’asdit,unjouroùj’avaisbesoindel’entendre,quejen’avaisrienfaitdemal.Aujourd’hui,
c’estàmontour.C’estàmoidetedirequecequetuasfait,c’étaitmal.Tonpetitspectacled’hiersoir?Parcequec’estdeçaqu’ils’agissait.Jenevaispasfairesemblantdecroirequec’étaitquelquechosedonttuavaisréellementenvie,quetut’eslaisséemporterpartondésiroudegoberd’autresmensongesdumêmegenre.Lavérité,c’estquetuavaiscalculétoncoup.C’étaitdégueulasseetodieuxdetapart,mais je sais trèsbienpourquoi tuas fait ça,West.Ehbien,demêmeque j’avaisbesoind’entendre, à
l’époque,quejen’avaisrienfaitdemalavecNate,quejen’avaisrienàmereprocheralorsmêmequej’entendaisdescentainesdeconnardsvirtuelsmecrierdesinsultesàlongueurdejournée…Westmejetteuncoupd’œilchoqué.—Quoi?Jenetel’avaispasdit?Ehoui,West.J’entendaisdesvoixdansmatête,jenedormaisplus,
jenevivaisplus.La totale.Etc’est toiquim’as tiréede là.C’estgrâceà toique jem’ensuissortie,West.—Non,tut’enessortietouteseule.—Jesaisbien.Toutesttoujoursgrâceàsoi-mêmeouàcausedesoi-même,etonnepeuts’enprendre
qu’à soi-même,mais parfois, si on se secoue, c’est uniquement parce qu’on a une bonne raison de lefaire, etma raison, c’était toi,West.Tum’asdit que je n’avais rien àme reprocher, que je n’étais niabîméenisalie,etjet’aicru.Tuastoutchangé.Jemetordslesmains.Jenedevraispeut-êtrepasluidéballertoutça.Jenesuismêmepassûred’avoirsurluilegenred’influencesalvatricequ’ilaeuesurmoi.—Cen’estpeut-êtrepasdemabouchequetuasbesoind’entendreça,mais…Unavionpasseàbassealtitudedevantnous.IlvasansdouteseposeràEugene.Jerelèvelesyeuxet
sondelevisagedeWest.—…Mais jecroisbienêtre laseulepersonnequiose teparler franchement,alorsvoilà.Tonpère
étaitunconnard,etlerestedetafamille…Jesaisbienquepersonnen’aimeentendrediredumaldesafamillemais,West,tudoisbienterendrecomptequecesgensn’arrêterontjamaisdetepompertoutcequ’ilspeuvent.Tuespèrespeut-êtrequ’unjourtupourrasregardertamère,tasœurettagrand-mère,ettedire«c’estbon,ellesvontbien,jepeuxallervivremaviecommebonmesemble»,maisçan’arriverajamais – pas plus que je n’arriverai à faire disparaître mes photos d’Internet. N’attends pas que leschosessetassentd’elles-mêmes,ceseraitunepertedetemps.Ilfautquetutrouvesunmoyendetesortirdecettesituation,parcequ’ellenevapass’arranger.C’estàtoidetebâtirl’existencequetuveux.Sinontun’auraspasdeviedutout,etça…Jen’imagineriendepirequeça.Ilémetundrôledebruitdegorge.Jen’aiaucuneidéedecequeçasignifie–decequeWestressent–,
maisc’estmadernièrechance,alorsjenevaispasmepriverdeluidiresesquatrevérités.C’estluiquim’aapprisàallerdroitaubut,àfoncerdansletas.C’estuneleçonquejenesuispasprèsd’oublier.—Tuveuxsavoircequim’afaitpleurercommeuneconnehiersoir,mêmeaprèscequetum’asfait?
J’aibeauêtreencolèrecontretoi;j’aibeauavoirlagerbechaquefoisquejeregardetaboucheetquejerepenseàcequej’aidûentendre–àcequetum’asforcéeàécouter–,cequimefaitleplusmal,c’estdemedirequejevaisremonterdansmonavionetquetoi,tuvasretourneràSiltpourycreveràpetitfeu,jouraprèsjour.Jem’essuielesjoues.J’aidumascarapleinlesmains.C’estundésastre.—Tuterendscompteàquelpointc’esttordu?Moncœurquisetraîneàtespieds?—Jenecomprendspas,répondWest.Jenecomprendspascommenttupeux…—Parcequejet’aime!OK?Mêmesi jem’enpasseraisbien,figure-toi.Ilyadeschosesquifont
tellementmal…Jemedisqu’onnedevraitpasavoiràlessubir,saufqu’onn’apaslechoix.Ilyadessentimentsquisonttellementodieux,tellementmalsains,queçanedevraitmêmepasêtrepossibledeleséprouver.Etpourtant,ilssontbienlà.Jet’aimetoujoursetjesaisquejenetereverraiplusjamais.C’esttoiquinousasfaitça.Cen’estpas lafautede tonpèrenide tafamille ;c’est la tienne.Alorsoui, jepourraistefrapperettepourrird’insultes–j’enconnaisdebelles.Jepourraist’expliquercombienj’aimal.Jepourraisaussidescendredevoiture,claquerlaportièreetfairedustopjusqu’àl’aéroportparceque,putaindemerde,West,tufaischier!Commentest-cequetuaspumefaireuntrucpareil?Hein?Il croise lesmains derrière la tête, pose le front contre le volant et se cache le visage de ses bras
repliés.—En revanche, il y a une chose que je ne pourrais jamais faire : te laisser croire que je n’ai pas
compristonpetitjeu,outelaissercroirequejenetiensplusàtoi.Jeleregardeunefoisdeplus.Satêtebasseetsesépaules,sontorsesoulignéparuntee-shirtbleu,ses
longuesjambesbronzéesquidépassentdesonshort.Onesttellementdifférentsdecequ’onétaitquandons’estrencontrés!Perdusdanslanature.Impossibledefairemarchearrière.—Nefouspastavieenl’air,West.Tun’enauraspasd’autre.Effondrésurlevolant,ilremetlemoteurenmarche.Jel’entendsrespireràgrandesgouléesdouloureuses.Ils’écoulecinqbonnesminutesavantqu’ilseressaisisse.Quantàmoi,jesuiscalmemaintenantquej’aividémonsac.Westredresselatêteettendlebrasverslaboîteàgants.Ilsortsonpaquetdecigarettesenfaisantbien
attentiondenepastouchermongenou.Lebriquetesttoutaufond,horsdesaportée.Jel’attrapeetleluipasse.Puis je sors son bracelet en cuir de mon sac et le place dans la boîte à gants. On dirait un jouet
d’enfant.—Etarrêtedetecramerlespoumons,pendantquetuyes.Ilsoufflesafuméeparlavitreouverte,etellesedissipeaussitôtdansl’air.Jemerappellealorsquecetteforêtverdoyantequinousentoure–toutecettevie,toutecettesève–est
néedufeuetdescendres.Ilyadel’espoirencebasmonde.Ilnemeresteplusqu’àletrouver.
FRONTIÈRESNOIRES
WEST
Fonduenchaîné,écrannoir.Telétaitmonplan.Tuparlesd’unplan!Carolineestrepartielelendemaindel’enterrementdemonpère.J’aipassélesquatresemainessuivantesàSilt.L’écrande
monwesternpersonnelétaitcensés’assombrirsurlesbordspournelaisserqu’unevignetteaumilieu,unpetittroudelatailled’unepiècedemonnaie,puisplusrien.
Rideau.Lespectacleestfini,c’estlerestedetaviequicommence.Bienvenuedansceparadisd’indifférenceémotionnelle.Fais-toiplaisir.Boisdesbières.Tape-toiunefilledetempsentemps.J’étaiscomplètementàcôtédelaplaque.Jecroyaissûrementmeprotégerenmepersuadantquec’étaitcequejevoulais.
Pourtantj’avaisdéjàeul’occasiondeconstaterquecen’estpasenrépétantdesexpériencesdésagréablesqu’onrisquedelesrendremeilleures.Lapeurdenepaspouvoirremplirlefrigo,lapeurquetapetitesœurneguérissejamaisdecettebronchitequilafaittousserjouretnuit,latrouilledemourirseulettriste,sansavoirpurefairel’amouràlaseulefemmequetudésires…C’estatroceetçanes’améliorejamais.
Çafaitmal,etçafaitchier,etçanes’arrêtejamais.Tucroisquetuvastoucherlefond,maisc’estsansfond.Iln’yapasderideaunoirquitombepourt’épargnerenfintoutecettehorreur.
Carolinearaison:ilyadeschosesquifonttellementmalqu’onnedevraitpasavoiràlessubir,saufqu’onn’apaslechoix.Cessentiments,c’estàchacund’yfaireface,des’endébrouiller.
Chacunsavie,ettantpissiellen’estpasjuste.JesuisretournéàSiltetjemesuisremisautravail.J’airéduitensciureduboisdegenévrieretj’aipenséàmonavenirpourlapremièrefoisenneufmois.J’aipenséàCaroline–
àcequ’ellem’avaitditetàcequejeluiavaisfait.Jevoulaistellementéviterqu’ellemevoieici,occupéàlutterpourgarderlatêtehorsdel’eau.
Jesavaisqu’ellecomprendraitlavéritésiellemettaitlespiedsici.J’avaispeurdenepaslesupporteretj’avaisraison.Jen’aipassupportécequ’ellem’adit.Jen’aipassupportéqu’elledéjouemonpetitstratagèmecruel–lahontecuisantequej’airessentiequandellearefuséde
pleureroudehurler,quandj’aienfinadmisquej’essayaisdelafairechangerd’avisàmonsujetparcequej’étaisincapabledeluiavouerlavérité.
Jel’aimais.Jouraprèsjour,heureparheure,chaquehorribleminutequipassait,jel’aimais.Jel’aimais,etpourtantjel’aiblessée.Jem’ysuissentiobligéparcequejecroyaisquec’étaitleseulmoyendelafairepartir.
UnefemmeaussiintelligentequeCaroline,aussiloyaleetdévouée…Elleétaitprêteàtoutpourmoi,mêmeàresteràSilt.Jel’avaisdeviné,etelle l’aconfirmé.Bravo,West,bien joué.Tuascompriscommentfairefuir l’amourdetavie.Faire jouirRitaTomlinsoncontrelepick-updeBo–envoilàunebonneidée.Çavamarcher,c’estsûr.Obligé.
Jemedégoûtais.Jemedétestais.J’aimaisCarolineplusquetout.Depuisledébut,elleétaitpluscourageusequemoi,meilleurequemoi,bienplusfutée.Elle
comprenait toutdès lepremiercoupd’œil.Ellevoyaitenmoiunhommequiméritaitqu’on lesauve,mais j’avaisdécidéquepersonnenemesauveraitjamais.
Jelamaintenaisàdistance,autantquejel’osais,parcequej’allaisdevoirresteràSilt–parcequeçamefaisaithorreurmaisquejen’avaispaslechoix.
Ilfallaitquejeravalemonhorreur.Quejevivemavie.C’étaitlescénarioqu’onm’avaittenduquandj’étaisarrivésurleplateau.Seulement, j’ai jeté un nouveau coup d’œil au scénario après le départ de Caroline, alors que le cadavre de mon père
commençaitàpourrirdansuncercueilachetéaveccequem’avaitrapportémontraficd’herbe,etjemesuisrenducomptequejen’étaispasleshérifdel’histoire.
Ilneseraitjamaisvenuàl’idéed’unhommebonethonnête,dotéd’unminimumdedécence,d’infligeràCarolineuntrucaussiignoble.
Pourtantj’avaisosé.Qu’est-cequeçafaisaitdemoi?Jemesuisfaitunelistedansmatête:touslestrucsquejedoisdémêler.Toutenhautdelaliste,ilyalaquestiondulogement.Lelundiquisuitl’enterrement,jepassechezma
grand-mèreaprèsletravailpourdiscuteravecmamère.
Jelatrouvedanslecanapé,enrouléedanslacouvertureencrochetqu’ellesembleavoiradoptée.Latéléestallumée,maisellenelaregardepasvraiment.Elleal’aircomplètementravagée,avecsescheveuxgrasetsales,etsonvernisàonglestoutécaillé.Jem’assiedsàcôtéd’elle.—C’estquoi,commeémission?Ellemetendlatélécommande.—C’estnul.Change,situveux.Jeprendslatélécommandeetzappedistraitement.J’ai demandé àmagrand-mèred’emmenerFrankie auMacDo pourme laisser le temps de discuter
tranquillementavecmamèremais,maintenantquejesuislà,jesensledésastrequinousguette.Jesaislirel’humeurdemamèrecommesij’étaisunbaromètre.Ellenemeparaîtpasfranchementstable.Pourtantcen’estpassonhumeurquim’inquièteleplus–c’estlamienne.Jesensunnuagenoirplaner
au-dessus de ma tête. Si je pensais pouvoir repousser cette conversation d’une semaine ou deux, jen’hésiteraispas.—Tacopineestparties’installerchezBo?demandemamère.—Non,elleestrentréechezelle.—J’auraispariéqu’elleresteraitici,vulesregardsqu’elletelance.LesregardsquemelanceCaroline…J’érigeunmurautourdemoipouréviterd’ypenser.Lesmains de Caroline, la douceur de ses gestes quand elle a voulume consoler, sa détermination
quandellearetiréseschaussurespourm’aideràcomblercettetombe…Jedoublelahauteurdemonmur.C’estd’unevoixsèchequejerétorque:—Qu’est-cequipourraitbienmériterqu’onresteici?Je suis assis à côté d’un coussin sur lequel est dessiné un cerf – ouplutôt toute une scènede forêt
réaliste,quejetrouvaistrèschouettequandj’étaisgamin.C’estkitschàpleurer,commetoutcequejevoisautourdemoi–moche,kitschetpourri,commetout
cequifaitmavieici.C’estuneffet secondaireque jen’avaispas anticipéquand je suisparti étudierdansuneuniversité
pour enfants gâtés. Forcément, après deux ans à fréquenter des salles de classe aux lambris de cèdrevernis d’une couleur riche et chaude, tout paraîtmille fois pire qu’avant quand tu retournes dans tonminabletroupaumé.C’esttoutemonéchelledevaleursquiachangé.Là-bas,toutlemondeconduitdebellesvoituresbien
entretenues.Toutestfaitmain,artisanal,bioetéquitable.Surlecoup,c’estmarrantdesemoquerdecesgoûtsdeluxe,maisiln’empêcheque,quandturentrescheztoi,touttesemblenuletimmangeable.—Çanemeplaîtpasquetuviveschezlui,reprendmamère.—Boestuntypebien.—Ça,tun’ensaisrien.Tun’aspasvucequis’estpassécesoir-là.—Jenevoispascommentj’auraispu.— Effectivement ! Tu n’es jamais là. Même quand tu rentres à la maison, c’est évident que tu
préféreraisêtreailleurs,avectaCaroline.Elle prononce «Caroline » comme si c’était un prénom réservé aux snobs, et çame fout dans une
colèrenoire.Je prends une profonde inspiration pour essayer deme calmer.Elle a raison, je n’aurais jamais dû
partir. J’ai oublié où étaitma place dans lemonde.ÀPutnam, jeme suis laissé aller à croire que je
pouvais peut-être espérer davantage, et voilà le résultat. Si j’étais resté ici, ma mère serait encoresûrementavecBo.Monpèreneseraitpasrevenufouinerdanslesparagesetneseseraitcertainementpasinstallédanslemobil-homeparcequec’étaitchezmoi.Riendetoutcefoutoirneseraitarrivésij’étaisrestéàSilt.—Jesuislà,maintenant,dis-je.PourtantCarolinemurmuredansmatête.«Cesgensn’arrêterontjamaisdetepompertoutcequ’ilspeuvent.»J’auraisdûluiexpliquerquejen’enattendspasmoinsd’eux.C’estquelquechosequeCarolinenecomprendpas,parcequ’elleestnéeavecunecuillèreenargent
danslabouche;elleagrandiaveclaconvictionqu’ellepouvaitdevenirquiellevoulaitetréalisertoussesrêves.Lemondeluiappartient,maismoi,jen’aipasledroitd’ytoucher.JeviensdeSilt.Jesuislàpourm’occuperdemapetitesœuretdemamère.Maplaceestici,ausein
desmiens,cequisignifiequ’ilsmeprennenttoutcedontilsontbesoinetquemonrôleestdeleurdonnertoutcequejepeux.Jen’aipasledroitdepartir.Pasledroitderêver.Pas ledroitdeprétendreàdehautesétudesnià l’amourdeCaroline.Partir impliqueraitde laisser
Frankie seule avecmamère, victime de l’ignorance et de l’incompétence de cette femme qui ne saitmêmepascequiexistedel’autrecôtédesmontagnes.Si je travailledur,que jene faispasdeconneriesetque jemedébrouillebien, jedevraispouvoir
offrirlemondeàFrankie.C’esttoutcequej’ailedroitd’espérer.—JeveuxallerhabiteràCoos,maman,avectoietFrankie.—ÀCoos?—Frankie pourrait aller à l’école là-bas si on avait une adresse dans le secteur. Elle ameilleure
réputationquecelledeSilt.—Futéen’estpasassezfutéepourqueçachangequelquechose.—Cen’estpasvrai!Mamèresoupire.Cen’estpaslapremièrefoisqu’onabordelaquestion.—Tuasassezd’argentpourunloyeràCoos,pluslacaution?—Oui,maissionveutpouvoirsepayerunendroitsympa,ilvafalloirquetutravailles,toiaussi.—J’aidémissionnédelaprison.JenepouvaispascontinueràvoirBotouslesjours.C’estfaux.Elles’estfaitvirer.Bom’a raconté qu’il avait passé une heure dans le bureau des ressources humaines, à essayer de
convaincrelesdirigeantsdenepaslicenciermamère.Çafaitquinzeansqu’iltravaillelà-bas,ilespéraitavoirunpeud’influence.Aufinal,ilsenonteumarred’attendrequemamèresedécideàrevenir.Encoreunmensonge–encoreunedéception.—Tuastoujourslavoituredepapa?—Oui,maisj’aiditàJackqu’ilpouvaitlaprendres’ilvoulait.—Quoi?!Qu’est-cequit’apris?—Ilatoujourseuunfaiblepourcettevoitureetilm’aditqu’ilvoulaitgarderunsouvenirdeWyatt.—Jenepeuxpascontinueràroulerdanslepick-updeBosijeneluipaieplusdeloyer!Qu’est-ce
qu’onvafaire,maintenant?Commenttuveuxqu’onsedébrouille?—Jen’ensaisrien,West!Jen’arriveplusàfaireface,depuisquetonpèren’estpluslà!—Rappelle-moi:c’estquandladernièrefoisquetuesarrivéeàfaireface?Hein?Tun’asjamaissu
fairefaceàrien!
—Nemeparlepassurceton!— Je te parle sur le ton que tumérites !Depuis qu’il s’est fait tirer dessus, tu passes ton temps à
chialeretàtelamentersurtonsort,ettuastrouvélemoyendeprovoquerunesalebagarrealorsquetuauraispucalmerlejeu.C’estfini,maman!Ilesttempsdetournerlapage.Ilyatoutuntasdechosesauxquellesilvafalloirpenser:oùest-cequ’onvavivre,commentonvasedébrouillerpouracheterdenouvelles fringuesetdes fournituresscolairesàFrankie…Ellevaavoirbesoind’unevisitemédicale,aussi.Elleesttoujoursinscriteaucentredesantégratuit?—Non,tonpèreatoutannulé.—Oh,maisputain!Ilvafalloirtoutrecommencer,etmonterundossierpourobtenirdescouponspour
lesupermarché.L’enterrementm’apompél’essentieldemeséconomies,maisildevraitmeresterassezpouracheterunevoitured’occasion.Sijegardemonboulotchezlepaysagiste,quetutrouvesuntrucdenuitetquejenousdégotteunappartementsurletrajetdubus,Frankiepourraalleràl’écoletouteseule.Jemedisque…—West…—Quoi?!Ellesefrottelevisagedesdeuxmains.Elleestblafarde.Ellesentmauvais.—Jenepeuxpas,West.—Pourquoi?— Parce que… Je n’arrive pas à réfléchir ; je n’arrive pas à dormir… Je veuxWyatt. Ça m’est
difficiledeteregarder,tusais.Tuluiressemblestellement,et…—Danscecas,évitedemeregarder.Évitederéfléchir.Toutcequejetedemande,c’estdem’aiderà
faireensortequeFrankienemanquederienetquetoutsoitenrègle.Jepeuxt’associeràmescomptesbancaires.Commeça,onpourrasignerlebaildenosdeuxnoms,et…—West,m’interrompt-elledansunmurmure.—Quoi,putain?C’estreparti.Ellepleure.Çafaisait râlermonpère.«Tuchiales tout le temps,Michelle,etquand t’as finidechialer,c’est
pourm’emmerderàmeréclamerdestrucs.Pauvreconne,va!»Jedevraismesentirsaliparcetéchodupassémais,aulieudeça,j’éprouveundégoûtsubitpourma
mère.J’aipassé lamoitiédemavieàm’efforcerd’êtresonami,sonassocié,sonpatron.C’estune tâche
ingratequejenesouhaiteraispasàmonpireennemi.—Jenepeuxpas…,sanglote-t-elleens’essuyantlesyeuxsursamanche.C’esttropdur.—Alorsqu’est-cequetuproposes?Quejem’occupedetoutpendantqueturestesàpleurnicherdans
lecanapédeJoan?—Jesuissûrequeçanel’ennuiepasquejereste,Joan.—Joanestsamèreàlui,paslatienne.Vousn’étiezpasmariés.Ilnes’estjamaispréoccupédeton
bien-être, lui.Il tetraitaitcommeunemerde,ilneterespectaitpas, ilnet’aimaitmêmepaset ilneseprivaitpaspourtecognerdessusquandçalechantait!Pourquoitufaisça?Pourquoitut’accrochesàcessouvenirsmalsainsalorsqueFrankieabesoindetoi?Ellesemouchepuisbaisselesmains,bouchebée.Elleneressembleàrien.J’attrapelecoussinetl’agrippeviolemment.J’aienviedefairedumalàquelquechose,maispasàma
mère.Soncorpsestlatoutepremièresourcededouceurquej’aieconnue.Quandj’étaispetit,jevivaispourvoirsonsourire.C’étaitmarécompensechaquefoisquej’avaisditquelquechosededrôleouquej’avaisbienjugésonhumeur.
C’estméchantdemapartdem’acharnercommeçaalorsque je saisqu’ellen’exagèrepas.Elleestvraimentincapabledefaireface.—Frankien’apasbesoindemoi,dit-elleenfin.Tueslàpourt’occuperd’elle.Ellebalanceçacommesic’étaituneévidence,etcetteévidence résonneàmesoreillescommeune
portedeprisonquiclaque.JesuislàpourFrankie.Carolineétaitlàpourmoi,maisjel’aichassée.Jemelèveetfaislescentpasdevantmamère.Jemetslesmainsdanslespochespuislesressors;je
croiselesbraspuislesdécroisepourmepasserlesdoigtsdanslescheveux.Jesaisoùcetteconversationvanousmeneretjenesuispasencoreprêt.—Tuveuxquejem’occupedeFrankie?OK,maisjusqu’àquand?—Jusqu’àcequejemesentecapabledelefaire.—Etquandest-cequetupensesenêtrecapable?Ellehausselesépaulesetbaisseleregard.—Quand j’aurai retrouvédu travail. Jepourrai acheterunevoiture,mettreunpeud’argentde côté
pourunappartement.Jeréprimeunrireamer.Jamais.C’estcequ’elleessaiedemedire.Ellen’enserajamaiscapable.Jemetourneverselleetlaregarde.J’aimeraispouvoirressentirdelatendressepourelle,unsouvenir
denotrecomplicitépassée,mêmesicen’estpastoutàfaitdel’amour.Jel’aime,évidemment.Leproblème,c’estquej’aiperdutoutrespectpourelle,touteconfianceenelle.Jenepeuxplusportersonpoidssurmesépaules.Elleveutquejem’occupedemasœur.D’accord.Je
veuxbienmechargerdeFrankiemaisjenepeuxpas,enplus,êtreresponsabledemamère–passiellerefusedem’aider.—OK,maisdanscecas,onfaitleschosesproprement.Tumedonnesuneprocurationpourquej’aie
touteautoritésurFrankie.Jeveuxpouvoirprendrelesdécisionsquilaconcernent.Elleécarquillelesyeux.—Maisjesuissamère…—Jen’essaiepasdetevolertafille.Ilnes’agitpasdemeconfierlagardedeFrankie.Çamepermet
seulementdel’inscrireàl’école,parexemple,ouderemplirsesfeuillesdesoins.—Commenttusaisça?—Jemesuisrenseigné.Aumoinsunedizainedefoisdepuisquej’aieudouzeans.—Ilfautqu’onprenneunavocat?—Non,c’estfacilesilesdeuxadultessontd’accord.—Ilfautdeuxadultes?—Toietmoi.—Oh…Uneombrepassesursonvisage.—Maistun’asquevingtans.—J’aieuvingtetunansilyadeuxsemaines.—J’airatétonanniversaire?—Oui.
Bizarrementc’estçaquilafaitcomplètementcraquer.Ellefondenlarmespourdebon.Jemerassiedsetluiouvremesbraspourqu’ellepuisses’ylaissertomber.Entredeuxsanglots,elle
ditquejeluirappellemonpère.—Tuluiressemblestellement!Tellement…Çaluibriselecœur.Troissemainesplus tard, ledocteurT.sepointechez lepaysagisteaumomentoù jegrimpedans le
pick-uppourallerchercherFrankieàl’école.Bom’aditquejepouvaislegarder.Ilaprétenduqu’iln’enavaitpasbesoin,eninsinuantquemoi,si.Riendetelqu’unélandecharitépouravoirl’impressiond’êtreungrosbonàrien.Je referme laportièreensaluant ledocteurT.de lamain,commesi jecroyaisqu’ilest simplement
venusechoisirunefontaineouunnaindejardin.Puisj’ajustelerétroviseuretpasselamarchearrière.Peineperdue.LedocteurT.vientversmoiencourantetenmefaisantdegrandsgestes.Quandilarriveàmahauteur,
ilmefaitsignedebaisserlavitre.Jen’aipaslechoix.Tandisquelepanneaudeverredescend,lahontememonteàlagorge.Ellelaissedessillonsgluantsle
longdemesbras,menouel’estomacetmecoupelesouffle.Çamefaittoujourslemêmeeffetquandjelevois.Quandj’airencontréledocteurTomlinson,alorsquej’étaisencoreaulycée,onétaitamis,luietmoi.
Peut-êtrequej’engardeunsouvenirflatteurettrompeur,maisc’étaitl’impressionquej’avaisàl’époque.Onavaitbeaucoupencommun,ondiscutaitde toutes sortesdechoses,onéchangeaitdes idéesetdesrêvestoutenarpentantleterraindegolf.C’étaitgénial.Puisilm’aprésentéàRita.Jen’oseplusleregarderdanslesyeux.Lesimplefaitdeluiparlermedemandeuneffortmonumental.
Chaquefoisjem’attendsaupire.«Tuascouchéavecmafemme.»—Jenesavaispasoùtetrouver,àpartici,lance-t-il.Tun’asplusdetéléphone?—J’aichangéd’opérateur.—Normalementtupeuxgardertonnuméro.Non?—Oui,maisilyaeuunproblème.Iln’estpasbêteaupointdemecroiremaisilesttroppolipourl’avouer.—Tuauraisunevingtainedeminutesàm’accorder?—Ilfautquej’aillecherchermasœur.J’aivuquemapaieavaitétéviréesurmoncomptehieretj’aipromisàFrankiedel’emmenerfairedu
shopping.Sesfringuesdel’andernierneluivontdéjàplus.—J’auraisaiméqu’onreparledecettehistoiredebourse.Cen’estpaspouraujourd’hui,le«tuascouchéavecmafemme».Jen’enéprouvepastantdusoulagementquedeladéception.Çafaitsixansquej’attendsqueledocteurT.comprenneenfincequisepasse.J’aipresquehâte,qu’on
en finisseunebonne foispour toutes. Jevoudraisqu’ilm’accuseenfin,qu’ilm’insulteetme reprochetouslestortsquejeluiaicausés.Jenesuisqu’unepourriture.Jeméritesacolère,unebonneraclée,sondégoût…Ilposelamainsurmonépaule,etçamefaittressaillir.—Jesaisbienquecetteannéen’apasétéfacilepourtoi.Jecomprendspourquoitut’essentiobligé
dequitterPutnam,maisilmesemblequecetteboursetedonneraitl’occasionderemettretaviesurlesrails.Lahonte.Oh,putain,lahonte!Encetinstantjeseraisprêtàtoutpourmesoustraireàcecorpsetdisparaître.SijesuispartideSilt,
c’étaitaussipourneplusjamaisavoiràdîneràlatabledesTomlinsonetàécouterledocteurdisserterausujetdemonavenirpendantqueRitamefaisaitdupied.—Ilfautvraimentquej’yaille,dis-je.—Jeviensavectoi.Ilcontournelepick-upetmonteàcôtédemoi, leplusnaturellementdumonde,etçamerappelle la
simplicitédenosdébuts.Lesheurespasséesàsillonnerlegolfouàdiscuterdelaviesurlaterrassedesavillaenregardantlecoucherdesoleilsurl’océan.Jel’aimaisbeaucoup.Je pensais qu’en travaillant d’arrache-pied, en prenantmes distances avec Silt, je pourrais devenir
commelui,avecsescostumessurmesure,seschaussuresà400dollarsetseschemisesblanchesqu’ilpouvait tacher sans s’inquiéter parce que sa domestique mexicaine déposait tout son linge chez leteinturierunefoisparsemaineetlerécupéraitimpeccable,emballésousplastiqueettout.Jemedemande si ça arrive à tout lemonde, de se rendre compteque ses rêves sont complètement
débilesaprèsunebonnedosederéalité,ousic’estjustemoi.LedocteurT.attachesaceinture.Jesorsduparking.—J’aiparlédetoiàundesresponsablesdubureaudesbourses,lasemainedernière.—Vousnedevriezpas,voussavez.—Jesais,jesais,maisj’espèreencoretefairechangerd’avis.Unpotentielcommeletien…Çame
rappellequandj’avaistonâge,etçam’énervedetevoirtoutgâchercommeça.—Vousenavezdéjàfaitplusqu’assez.D’ailleursjesuisvraimentdésolédenepasavoirvalidémon
secondsemestre,l’andernier.Jevaisvousrembourser.—Non.Tunemedoisriendutout.—Si,j’ytiens.Ilpivotepourmieuxm’observerdesonregardsiperspicace.— J’ai essayé d’envisager la situation de ton point de vue,West. Je sais qu’il t’est très difficile
d’accepterdel’argent.Tuconnaismonopinionsurlaquestion.Pourmoi,l’argentn’estnibonnimauvaisen soi.C’est une donnée neutre.En revanche, si je peuxmettre à profit ce que je possède pour aiderquelqu’un comme toi, ce n’est plus neutre du tout, ça devient incroyablement bénéfique. Cela dit, jeconçoisquetuaiesdumalàvoirleschosessouscetangle.C’estpourquoij’espéraisquecettebourseteconviendrait.Ilnes’agitpasdemonargentàmoi.C’estl’administrationdePutnamquigèreçaet,siontefaitcetteoffre,c’estuniquementparcequetulemérites.Jenemériteriendutout.—Iltesuffitderemplirundossier,etlabourseestàtoi.Lapersonneàquij’aiparléàPutnamm’adit
quetesprofesseursavaientdéjàattirél’attentiondubureaudesboursessurtontalentexceptionnel.Mon«talentexceptionnel».Çameferaitpresquerigolersiçanerisquaitpasdem’étouffer.J’ai léché la chattede ta femmeaprès l’avoirplaquéecontre cepick-up…pendantqueCaroline
attendaitàl’intérieur.— Ta sœur pourrait en bénéficier aussi, tu sais. J’ai cru comprendre qu’elle vivait avec toi,
maintenant.Tupourraisl’emmenerdansl’Iowa,luioffrirunnouveaudépart.J’accrochemonregardàlaligneblanchesurlebitumepourtenterdemeviderl’esprit.
Il ne faut pas que je pense à ce qu’il vient deme dire parce que, quand je commence à envisagerd’emmenerFrankieetdepartirloin,jememetsàréfléchiràtouteslespossibilitéspourmieuxlesrejeteruneparune.Quantàtouslesobstacles,jen’aipasbesoind’yréfléchir.Ilssontlà,sousmonnez.L’impossibilité
d’arracherFrankieauseuluniversqu’elleconnaisse.L’impossibilitédeconciliermesétudes,unboulotetmonrôledeparent.L’impossibilitéd’accepteruneénièmefaveurdelapartd’untypedontj’aitrahilaconfiance.Je n’arrive pas à me convaincre que je mérite tout ça – pas quand je repense au parfum de Rita
Tomlinsonouàl’expressiond’horreurpuresurlevisagedeCaroline.Leschosesquejeveuxmerendentmalheureux.Ellesmepoussentà regarder lesarbres le longde la route, làoù iln’yapasdegarde-fou,etàme
demandersi jen’auraispas intérêtàm’acheterunebouteilledewhiskypuisà rentrerchezBopour laboiredanslepick-upgarédansl’alléejusqu’àavoirlecouraged’allerchercherundesesflinguespourenfiniravectoutça.—Jenepeuxpas.—Si,tupeux,insisteledocteurT.—Non!Jevousdisquejenepeuxpas,putain!Alorsilgardelesilence–unsilencepesant.Lesmains croisées sur les genoux, il regarde droit devant lui. Il se passe presque deux kilomètres
avantqu’ilreprennelaparole.—Ilyaautrechosequejevoulaistedemander.—Oui?—C’estàproposdeRita.J’ailesbrasenplomb,lepiedcommeuneenclumesurlapédale.—Àl’enterrement,j’airemarquéque…Etaprès,quandj’aiessayédeluienparler…Enfait,non.Je
mentiraissijetedisaisquejenemesuisjamaisposédequestionsavant.Ils’interromptetm’adresseunpetitsouriregêné.—Jem’inquièteunpeu…J’ail’impressionquetuesdevenuuneespèced’obsessionpourelle.Moi.Une«obsession».C’estdoncça,letermeofficiel?—Elleparlebeaucoupdetoi.Évidemment,ondiscutesouventdetonavenir,elleetmoi,maisdepuis
quetuesrevenu,l’intérêtqu’elleteportemesemble…unpeutropmarqué.Ilsepasseunemainsurleslèvres.—Jesaisquec’estbizarre,commequestion,mais…Est-cequ’elleaeudesgestesoudesremarques
déplacés?Est-cequej’aidesraisonsdem’inquiéter?Ilveutquejelerassure.Ilapeur.Ilacomprisquequelquechoseclochait,maisserefuseàmesurerl’étenduedudésastre.Ilne
veutpasadmettreque2+2=4.Ilattenddemoiquejeluidise:«Maisnon,voyons!Iln’yapasdeproblème,2+2=5.Regardez,jevaisvousmontrer.»Jemetsleclignotantpourentrerdansleparkingdel’école.Lepick-uprebonditsurleralentisseur.—Non,dis-je.Jen’airienremarquédebizarre.Alorsjeleregardeetjeluisouris.Çamedemandeuneffortcolossal,maisjedonnetoutcequej’ai
pourquecesourireaitl’airsincère.JeneveuxpasqueledocteurTomlinsondécouvredequoisafemmeestcapable.C’estdéjàbienasseztristequejesoisaucourant.—Jen’airienremarquédutout.
Ilétudiemonvisagependantdelonguessecondespuissedétendvisiblement.— Bon. OK. Écoute, si ça ne t’ennuie pas, j’apprécierais que tu me préviennes si, un jour, tu as
l’impressionquejedevraismefairedusouci.—Pasdeproblème.Jetrouveuneplace,megare,coupelecontact.Desgaminssortentdubâtimentencourantet sebousculenten riant. J’aperçoismasœurquimarche
seule,têtebasse,cachéederrièresescheveux.Cen’estdéjàplusunegamine.C’est flagrantquand je lavois à côtédesautres.Elle estdifférente,
isolée,commesiuncercleinvisiblelamaintenaitàl’écart.Avecdenouveauxvêtements,çadevraitdéjàallerunpeumieux.Jepourraispeut-êtrel’emmenerchezlecoiffeur,aussi.—Àproposde cettehistoiredebourse, reprend ledocteurT.Promets-moi aumoinsd’y réfléchir,
d’accord?Lesemestreadéjàcommencé,maislapersonneàquij’aiparlém’aditquetupouvaisencoreprendreletrainenmarche.J’ouvrelaportièreetdescendsdupick-up.—West!—D’accord.Jevaisyréfléchir.Frankie arrive. Je fais les présentations, elle grimpe à l’arrière, et je dépose le docteur T. chez le
paysagisteavantdeprendreladirectionducentrecommercialdedémarques.—C’étaitqui?m’interrogeFrankie.—J’étaissoncaddyquandjetravaillaisaugolf.—Etqu’est-cequ’ilvoulait?—IlveutquejeretourneàPutnam.Ellesetourneverslavitreetregardeau-dehorsensilencependantdelonguesminutes.—Putnam.C’estlàqu’estCaroline.—Oui.—Etmoi?J’iraisoù,situyretournais?—Jeluiaidit«non»,Frankie.—Oui,maissituyretournais,j’iraisoù?—Tuviendraisavecmoi.—Sansmaman?—Sansmaman.—Onaledroitdefaireça?C’estmamère…—Onaledroitsielleestd’accord.—Oh.C’esttoutcequ’elletrouveàdire.«Oh.»Elleessaiedesjeans.Jesenslacolèremonteretmeprendreàlagorge,sibienquejesuisincapable
decommenterledéfilédemodedeFrankie.Ellem’enveutdenepasm’amuserautantqu’elle.Demoncôté,jeluienveuxd’avoirdit:«Oh.»Jem’enveuxsurtoutàmoi-mêmed’avoirespéréqu’ellediraitautrechose.L’espoirestuntrounoirquimenacedem’aspirer.Lafoi,laconfiance,lasagesse,lafierté,l’honnêteté
–toutescesqualitésquimefontdéfaut–sontautantdetentaculesquim’entraînentparlefond.Jenepeuxpas.Jenepeuxrien,putain!J’achèteunebouteilledewhiskysurlecheminduretour.DixminutesaprèsavoirmisFrankieaulit,jemesersunverre.
—Salut,Joan.Çava?Letéléphoneàl’oreille,j’ouvrelefrigodemamainlibreetensorsmondéjeuner.—Tuesautravail?demandemagrand-mère.—Non,j’allaisjustementpartir.Jerefermelaportedel’appartementavecmonpiedetcoincemondéjeunersouslebraspourpouvoir
verrouiller.—Tuvasêtreenretard.—Jenesuisjamaisenretard.Jel’entendssouffleretl’imagineentraindefumerdevantsacuisine.—Non.C’estvraiquecen’estpastongenre.Jemontedanslepick-up.Laboîteàgantsattiremonregard,maisjelaissemesclopesoùellessont.
Carolineveutquej’arrête.ToutmeramènetoujoursàCaroline.Sesaccusations.Sadéterminationàmanierlapelledanssarobed’enterrement,piedsnusdanslaterre.LeriredeCaroline,sabouche,soncorpsnucontrelemien.Jejouisdansmamainsousladouche;jejouisenelledansmessouvenirs.Çafaitpresqueunmoisqu’elleestrepartie.Cen’estpastantlacigarettequ’ilfautquej’arrête;c’est
Caroline.—Alorsécoute,reprendJoan.TononcleJackestencontactavecunavocat.Jackadonnémonnomquandils’estpointéàl’hôpitalaveclenezcasséetaditquejerégleraisses
frais.Ilaunsacréculot,ceconnard.—C’estbon,jevaislapayer,safacture.—Ilnes’agitpasdeça.C’esttonpère.Letypeavecquiiladiscutépensequ’ilpeutporterplainte
contreBopourattentatà sonéquilibreaffectif,ouun trucdugenre.Tusais,comme la famillede l’exd’O.J.Simpson.Elleveutparlerd’uneprocédurecivile.Puisquelapoliceaclassél’affairesanssuite,mononcleveut
sefairejusticelui-même.—Qu’est-ce qu’il espère leur faire croire, au juste ?Ça fait des années que c’est un pauvre naze
alcooliqueetviolent.Ilvaexpliquerauxjugesquelamortdemonpèrel’arenduencorepluscon?—Eh!C’estdemonfilsquetuparles,jetesignale.—Pardon.Ellesoupire.—Lesavocatsdecegenrenesefontdel’argentques’ilsgagnentleurprocès.Sicemecencourage
Jackàporterplainte,c’estqu’ildoitcroirequ’ilaunechance.JetedisçaàcausedeFrankie.—Pourquoi?Malheureusementj’aibienpeurdedéjàconnaîtrelaréponse.Frankie se réveille régulièrement en hurlant, emmêlée dans ses draps. Parfois elle crie « papa »,
parfois«Bo».Chaquefoisellerépète:«Non!Nefaispasça!»Chaquefoisjevaislavoiretl’appelledoucement,jusqu’àcequ’ellem’entendeetqu’ellesecalme.
Engénéralc’estàcemoment-làqu’ellesemetàpleurer.J’aimeraissavoirsijesuisentraindelafoutreenl’air.Quand elle se rendort enfin, je vaism’asseoir dans le salon et jeme dis que, si elle se retrouve à
déprimerouàsemutiler,siellefinitdansunfosséouenceinteàquatorzeans,ceseramafaute.
Ceseraàcausedecequej’auraifaitoudit–ouàcausedequelquechosequejen’auraipasvu,unsignald’alarmequejen’auraipassureconnaître.—Siçavajusqu’autribunal,ilsrisquentd’appelerFrankieàtémoigner,ajouteJoan.—Pasquestion!C’estdégueulasse,putain!MêmeJacknepeutpasêtreconaupointdecroirequeje
vaislelaisserfaireça.Ildoitbienserendrecompteque,s’ilessaie,jeletue.— Justement. Je pense que c’est le but. Il en a après toi depuis que tu lui as cassé le nez à
l’enterrement.—Jen’aipaspeurdelui.—Toi,peut-être,maisFrankie…—Frankien’étaitmêmepaslà!Elledormaitchezunecopine!Joantiresursacigaretteassezfortpourquejel’entende,puissouffle.—Laveilledel’enterrement,elles’estconfiéeàStephanie.Stephanie,lafemmedeJack.Etmerde!Putaindebordeldemerde!—Depuis,Stephanieraconteàquiveutl’entendrequeFrankieétaitaumobil-homequandWyatts’est
faittuer.S’ilyaunprocès,Frankievaseretrouvermêléeàcetteaffaire.Çanesertàriendesevoilerlaface.Ellearaison.Quellebandederaclures,cesLeavitt!Cen’estpaspourrienquej’avaisdécidédeles
évitercommelapeste.C’esttoujourspareil.Ilssecréentdesproblèmes,provoquentdesscandales,sechamaillentetsebrouillentpourdesconneries–deshistoiresdethunes,desexe,dedrogueoudecequileurpasseparlatête.Ilsneviventquepourça.Ilsadorentça.JackseraittropcontentdemêlerFrankieàleurmerdier.—Tunepeuxpasledissuader?Boneroulepassur l’or.Etpuis, jenesaispascequis’estpassé
entreeux,maisWyattl’avaitbiencherché.—TuasdéjàessayédedissuaderunLeavitt,toi?rétorqueJoan.J’éclatederiremalgrémoi.Jenememaîtriseplus.Jenemaîtriseplusrien.Ilyasixans,Frankieétaittropjeunepoursouffrirdececirquemalsain,maispasmoi.J’aicoupéles
ponts avec les Leavitt parce qu’ils refusaient de prendrema défense, de nous protéger demon père,Frankieetmoi.IlsnerisquentpasdeleverlepetitdoigtpournousprotégercontreJack.C’estàmoidelefaire.—Mercidem’avoirprévenu,Joan.—Tiens-moiaucourant.D’accord?Jeraccrocheetlancemontéléphonesurlesiègedupassager.C’estunebellematinéeclaireetfraîche.Lesoleilbrillesurlesmontagnes.Levents’engouffreparla
vitrebaisséedupick-upetfaitbruirelesacenpapierquicontientmondéjeuner.Jesuisjeuneetenbonnesanté.Jesuisvivant.Jesuislibérédelamenacedemonpère.Jedevraisme
sentirbien.Jedevraisexulterdesentirlagrandemainquimepoussedansledos,directionl’Iowa.Prendstasœurettire-toi.C’estcequeledocteurT.s’efforcedemefairecomprendre.Cequem’aditCarolineentermesfrancsetdirects.Quandjeregardeautourdemoilescollinesverdoyantes,laroutequisedéroulecommeunlongruban
noir,lecielbleuetlimpide,jenepeuxm’empêcherdemedirequejen’aipasledroitd’espérer.
J’imagine l’Iowa en cette fin d’été, Putnam avec son campus de briques rouges et ses pelousesimpeccables,sesfenêtresornéesderenonculesetseshordesd’étudiants.L’espoirremontemonéchine,mefouettelesang,affolemonsouffleàtelpointque,prisdevertige,je
m’arrête sur lebordde la route. Je frappe levolantdesdeuxmainsenme répétantque jen’aipas ledroit.Non,non,non!Laissetomber,cen’estpaspossible!Puisuneidéesoudaine.EmmèneFrankie,maisailleurs.LeMexique,l’Oklahoma…N’importe où tant que c’est loin de Jack et des traumatismes que cette ordure aimerait infliger à
Frankie.Onpourraitvivredansunecabaneaubordd’unerivière.Jepourraisapprendreàdresserdeschevaux.
OnmangeraitdesfrijolesetdestortillascommedansleromandeCormacMcCarthyquej’aiétudiéenpremièreannée.Ceseraittoujoursmieuxqued’espérer.Avantdepartir,Carolinem’adit:«Ilfautquetutrouvesunmoyendetesortirdecettesituation,
parcequ’ellenevapass’arranger.C’estàtoidetebâtirl’existencequetuveux.Sinontun’auraspasdeviedutout,etça…Jen’imagineriendepirequeça.»Ellenecessedemelerépéterdepuis.Chaquejourjel’entendsdansmatêteet,chaquejour,jeluifaislamêmeréponse.Aprèstoutcequej’aivu–toutcequej’aivécu–,j’arriveàimaginerdestrucsbienpiresqueça.Cen’estpassiterrible,degâchersavie.Cen’estpassidifficile.Leplusdur–non,l’impossible–,
c’estdecroirequ’onaunavenirpuisdeleperdre.Jenemesenspascapabled’ysurvivreunesecondefois.J’ouvrelaboîteàgantsetytrouvemondernierpaquetdecigarettes.J’enallumeune,quejefumevite,
àgrandesgouléescancérigènes,enessayantdemeconvaincrequeçan’aaucune importanceque jenesupportepasderetourneràPutnam.Jen’aipasledroitdedécider.OniraàPutnamparcequ’uneboursed’étudesm’yattendavec,àlaclé,undiplômequivautquelque
chose,etparcequejeseraisparfaitementcrétindelaisserpasserunechancepareillealorsquejepeuxenfaireprofiterFrankie.EnquittantPutnamj’aifaittablerasedelaviequej’avaisconstruitelà-bas.Jen’aiaucuneenvied’y
retourneretdeplantermatenteaubeaumilieuduchampderuinesquej’ailaissédansmonsillage,maisjen’aipaslechoix.Toutàl’heurej’appelleledocteurTomlinson.
TERRESSAUVAGES
CAROLINE
Touslesansl’hivermeprendparsurprise.L’automnearrivedoucementetémousse lesanglesde l’été,apporteune fraîcheurbienvenue le tempsdequelques jours
doréset,alorsquejemesensprêteàvivrepourtoujoursdanscetteperfectionvolée,«clac».Lefroids’abatenuneseulenuit.Commeça.Quandj’étaispetitejerefusaisd’admettrecequeçasignifiait.Non,pasdéjà.Ilestencoretroptôt.Jerefusaisdevoirlessignesannonciateurs.Jelaissaismacitrouilled’Halloweensousleporchealorsmêmequenovembre
avançait, célébrant la saison passée jusqu’à ce que de petites taches noires apparaissent autour des yeux et de la bouchedécoupésdanslachairorange,donnantauvisagemagiqueunairdesorcellerieancestrale.
Quandlespremièresgeléesarrivaient,monpèremeforçaitàramasserladépouilledemacitrouilleetàallerlajeterdanslesboisderrièrelamaison.
Adieu,belautomne.MatroisièmeannéeàPutnam,enrevanche,j’étaispresqueimpatientedevoirlesjoursraccourciret
lestempératureschuter.J’étaisprêteàaffronterlegel,àaffronterPutnamsansWest–maviesansWest.Je savaisque j’aurais froidpendantun temps et que jeme sentirais seule,mais je suisune fillede
l’Iowa.Lefroidnemefaitpaspeur.Jesaism’emmitoufler,lenezdansuneécharpeetledésirdansleschaussettesafindesupporterceslonguesnuits,ceslongsmois.Mon père a enfin cessé de harceler l’avocat. On a officiellement déposé plainte contre Nate mi-
septembre.Soixantejourspourrépondre.PlaignantedésignéesouslenomdeJaneDoe.Ladateduprocèsaétéfixéeàlafindel’annéeprochaine.J’aicommencéàmeprépareràquatresaisonsdepatienceetd’audiences,destratégiesetdecitationsà
comparaître,dedépositionsetd’assignationsàfournirdespreuves.Jecroyaismaîtriserlasituation.Puisj’aireçuuntextod’unnuméroinconnu.C’étaitWest,quimedisaitqu’ilrevenaitàPutnam.Puisundeuxièmetexto,oùilm’apprenaitqu’ilemmenaitFrankieaveclui.Puisuntroisième,pourmepréciserquejen’avaispasàm’inquiéter,qu’ilsauraitgardersesdistances.J’étaispeut-êtrecenséemefigerenrecevantcesmessages.«Clac.»D’unseulcoup,commeça.Toutauraitsûrementétéplusfacilesij’avaispumemurerdansunjardindeglace,àhumerdesroses
deNoëlenfaisantsemblantd’aimerça.Saufquejenevoulaisplusfairesemblant.Enrecevantcesmessages,j’aiéprouvédelajoie–unejoiepureetprofonde,aussipoignantequetout
cequej’avaisvécuavecWest.Jemesuissentieconfortéedansmeschoix,puisqu’unenouvellechances’offraitànous.L’avenirqu’ilavaitétouffévenaitdetrouverunsecondsouffle.Peut-êtrequecetavenirn’étaitqu’unevieilleruinebranlante.Peut-êtrequ’ilétaitdéjààmoitiémort,
balafréet repoussant,maisc’était lenôtre,et jen’allaispasprétendreque jen’envoulaispas. J’étaisincapabledecachermoneuphorie.J’aipassélesjourssuivantssurunpetitnuage,àmedemanderquandjelereverrais,commentçasepasserait,cequejeressentirais.Çaparaîtcomplètementcrétinet,surtout,méchammentnaïf.Jesais.Demêmequejesaispertinemmentqu’unecitrouilled’Halloween,passéle31octobre,cen’estplus
qu’unecucurbitacéetrouée.Monpèremel’arépétéchaquenovembrependantdesannées.Pourtantc’esttoujourslemêmelégume.Non?C’estlacitrouillequ’onachoisiepuisachetée,qu’ona
rapportéechezsoi,qu’onadessinéepuisdécoupée,évidéepuisilluminée,avantdelaplacerfièrementà
côtédelaporte.C’est toujours lamêmecitrouille,mêmeunefoisquenovembrearrive.Alors,cetautomne-là,quand
WestestrevenuàPutnam,j’aicesséd’écouterlesgensquivoulaientmedirequoiressentiretquiaimer.Quand ton vagin circule en gros plan sur Internet et que des inconnus t’envoient des mails pour
t’expliquerqu’ilsveulenttegicleràlafigure–quandçat’estarrivéetquetusaisqueçanes’arrêterapeut-êtrejamais–,tutefaisviteàl’idéequelaseulepersonneàquituaiesdescomptesàrendreausujetdecequeturessens,c’esttoi-même.J’habitaisdansunemaisonhorsducampusavecseptautrespersonnes,parmilesquellesmameilleure
amieBridgetetl’anciencolocatairedeWest,Krishna.«Qu’est-cequis’estpassé?Raconte-nous!Allez,quoi!Tusaisbienquetupeuxtoutnousdire!Tudevraisnousenparler.Il
fautqu’onsache.»ToutlemondevoulaitmeparlerdeWest.Ques’était-ilpasséàSilt?Commentest-cequejetenaislechoc?Qu’est-cequeje
comptaisfairequandilreviendraitàPutnam?MêmemabonnecopineQuinn,quipassaitunsemestreàFlorence,meharcelaitparmail.
«J’aientendudirequetuétaisalléevoirWest.Jeveuxtoutsavoir.»Ilsprétendaienttousvouloirendiscuter,maisenfait,cequ’ilsvoulaient,c’étaitm’expliquercequej’étaiscenséeressentir.Çamesoûlaitprofondémentqu’ilyaitunaccordtacitesurlabonnefaçonderéagiràcequeWestm’avaitfaitet,surtout,sur
lefaitquemaréactionétaitcomplètementàcôtédelaplaque,quej’étaisdansledéni,quejenesavaisplusoùj’enétais,quej’étaisperdue,quejerefusaisderegarderleschosesenface.
Alorsj’aidécidéquejelesemmerdais.Tous.Jeressentaiscequejevoulais;jevoulaiscequejevoulais.Dehorsils’estmisàfairefroid,puisglacial.JevoyaisWestunpeupartoutetjebrûlaisdel’intérieur.Unjour,alorsquejemerendsaucampus,jelevoissortirdesonpick-upàPompeVit’.Jevérifiequelavoieestlibreetfaisdemi-tourpourallermegarerlelongdutrottoirdesoncôté.Fébrile, je le regarde entrer dans la boutique. Il porte un tee-shirt àmanches courtes par-dessus un
autreàmancheslongues,lecotontendusurseslargesépaules.Jeledévoredesyeux.Cedos,cecul,ceslonguesjambes!Cettevisionsuffitàmefairemouiller.Jebousd’impatience,d’unfurieuxdésirdecontact.J’aienviedeluiparler,delepousser,delefrapper,deluisauterdessus.Jeveuxluifoncerdedanset
voircequelasuitenousréserve.Quoiqu’ilarrive.Lavitrinedelaboutiqueestpresqueentièrementcouverted’affichettesbariolées,mais j’aperçois le
hautdelatêtedeWestderrièrelacaisse.Jemepenchepourmieuxvoir.J’ailesjouesenfeu,lesseinsgonflés.ÇafaitsixsemainesquejesuisrevenuedeSilt,quinzejoursqueWestestàPutnam.Chaquefoisquejelecroise,c’estunpeuplusfort.Lapremièrefoisquejel’airevu,ilétaitdevantlebâtimentd’artsplastiques.J’étaisavecBridget,on
passaitparlàpournousrendreànotreséminaire.Unpetitgroupedefumeursétaitrassembléprèsdelaporte.Westsetenaitunpeuàl’écart,occupéàsoufflerunpetitnuageblancdansleciel.Ilnem’apassaluée.Jem’yattendais.IlavaitdéjàfaitlecoupàKrishna.Ilestcommeçaavectoutlemonde.Westvaenclassepuisautravail.Ilneparleàpersonne.C’estsonchoix.Jelevoisparlafenêtrequandjesuisencours,lorsqu’ilpasseprèsdel’immensestatuephalliquequi
sedresseaucentreducampus.Jel’aperçoisàlabibliothèque,quiattendsagementqu’onluiapportesesouvrages.Je vais fairemes courses et je reconnais la forme de sa tête, l’arrondi de son épaule, tandis qu’il
s’applique à lire l’étiquette d’une barquette de viande hachée au lieu de se retourner pour me dire«bonjour».
Quandjefermelesyeux, jerevoissonexpressionarroganteaumomentoùilaouvert laportièredupick-up. Je le revois s’essuyer la bouche, même si ce n’est pas comme ça que les choses se sontdérouléesenvrai.Ilrelèvelementonetmelance:«Alors,Caroline?Tucroisencorequejesuisassezbienpourtoi?Tuveuxtoujoursmesauver?Tupensesencorepouvoirm’aimer?»Enm’asseyantsurlelitdemapetitechambre,lesyeuxperdusverslaruelleoùuntrognondepomme
gîtàunmètredelapoubelle,jerevoisWestprostrésurlevolantdupick-up,luttantpourrecouvrersoncalme.Cequejeressensneserésumepassimplementàdelacolèreniàdudégoût.Ilyaunautreélémentqui
entreenjeu.C’estcetélémentquimepousseàfairedemi-tourquandjereconnaissonpick-up.C’estluiquimepousseàdescendredevoiturequandilressortdelaboutiqueavecunecartouchede
clopes à lamain. Il balance son bras libre, ce qui fait scintiller ses clés à la lumière de cette bellejournéedeseptembre.Jedevinesafureuràdixmètresdedistance.Ilpeutruminerderageautantqu’ilveut,çanem’empêchepasderessentircequejeressensquandil
s’approchedemoi.C’estplusfortquemoi.Ils’immobiliseenmevoyant.Jenebougepas,nedisrien,nefaisrien.Jemecontentedel’observer,
témoindesaprésence.Tuexistes.Moiaussi.Ilremontedanssonpick-upetprendladirectionducampus.Jelesuisduregardjusqu’àcequ’ilait
tournéaucoindelarue.Jesourissansraison.Jemesenstellementvivante!Ilyadestrucs,commeça,unefoisqu’onlesavus,onnepeutplusrevenirenarrière.C’est laréflexionquejemefais le lendemainmatin,plantéesur leseuildelacuisine,unebouteille
d’eauvideàlamain,fascinéeparunspectaclepourlemoinsinattendu.BridgetetKrishnasontentraindes’embrasser.Ilest7h30.Ilyaencoreuneminute,j’avaisàpeinelesyeuxenfacedestrous.Là,ilsmenacentdemesortirdelatête.Je remarque une foule de détails, au-delà de l’évidence – c’est-à-dire quemaminusculemeilleure
amie,avecsajolietignasserousseetsestachesderousseur,estenpleincombatdelanguesaveclepireséducteurducampus.Parexemple, je relèvequ’ils sonthabilléspourcourir etqu’ils sentent la sueur.Aprèsdeuxansde
colocation avecBridget, qui fait partiede l’équiped’athlétismedePutnam, j’ai l’habitudedesodeursd’aisselleschaudesetdetissuhigh-tech,maiscettefoisçaémanedeKrishnaaussi.Leurs baisers font de petits claquements mouillés. Krishna tient Bridget à sa merci. Une main à
l’arrièredesatête,l’autrejusteau-dessusdesesfesses,illaplaquecontreleplandetravail,penchésurelle.Sescheveuxetsontee-shirtsontmouillés,lescuissesetlesbrasdeBridgetaussi.Ilpleut.Lapluie tambourinesur le toit,etBridget…Ellecouine.Jene trouvepasd’autremot.Ces
sonsquitraduisentsonenthousiasmemefontpenseraucridecertainsanimaux–deshamstersenpleincoït,plusprécisément.Aussitôtjeregrettecetteassociationd’idées,parcequefigurez-vousquej’aidéjàvu des hamsters en action et que, franchement, c’est un souvenir dont jeme passerais bien.Ça aussi,d’ailleurs.
Pourtantjeresteclouéesurplace.Ilnes’agitpasd’unpremierbaiser,nimêmed’unquatrièmeoud’unhuitième.Jevoisbienqu’ilsont
déjàfaitçasouvent–trèssouvent.Cettehistoirenefaitpasquecommencer.Quand?Quanda-t-ellecommencé?Krishnacaresse ledosdeBridgetet fait remonter sondébardeur.Samainsombrecontrasteavec la
peaulaiteusedemonamie.Moncerveaurestebloquésurunseulmot:«Quand?»Est-cearrivéaucoursdel’annéedernière?Pendantlesvacancesd’été?Maintenantquej’yrepense,Bridgetestalléepasserplusieurslongsweek-endsàChicago,oùvit lafamilledeKrishna,pourdesraisonsqui,aveclerecul,ressemblaientàdesprétextes.Aussimincesqueletissudesonsoutien-gorge,quineprésenteaucunerésistanceàKrishna.Ilpassela
maindessousetlafaitglissersurlecôtépouratteindresesseins.Ilserapproche.Illestouchepresque.Non.Non…Çanevapasdutout,etpasseulementparcequecettescènemeprendaudépourvu.Çanevapaspour
toutuntasderaisonsquejeparviendraispeut-êtreàidentifiersiellesn’étaientpasjustemententraindemetapersurlatêteenungrosnuaged’émotions,uncumulusmousseuxetfroidquim’empêched’yvoirclair. Surtout que la scène continue.Krishna a refermé les deuxmains sur les seins deBridget.Leurshanchesondulentenrythme,etelleaimeça.Elleadoreça.Jemesensobligéedemeraclerlagorge.Sinon,lesbruitsdehamsterdeBridgetrisquentdefinirpar
metuer.Ellefaitunbondenarrière–littéralement–etporteunemainàsabouche.—Tum’asfaitpeur!Jelèvemamaingauchecrispéeautourdemabouteillevide.—Jevenaisseulementchercherdel’eau.Grave erreur tactique. Ils se trouvent entremoi et l’évier, et se sentent donc obligés de s’éloigner
encoredavantagepourmelaisserpasser.Évidemment,ilesttroptardpourreculer.Jeme force à ne pas regarderKrishna et à ne pas écouter le bruit de leurs respirations haletantes.
J’essaie également d’écarter la réflexion malvenue que l’un d’entre nous au moins devrait trouverquelquechoseàdireencetinstantdegênesuprême.Bridget.Krishna.Lesdeuxplusgrossespipelettesauroyaumedesbavards.Réduitsausilence.L’eauquicouledansmabouteillefaitunboucanassourdissant.Jesensqu’ilsseregardentdansmondos.Jedevineleurconversationtacite,échangefébrilederegards
etdegestes.Jefermelerobinet,posemabouteilledansl’évieretmeretournepourleurfaireface.—Envoilàunesurprise,dis-jesuruntondétaché.Bridgetestcouleurbetterave.—Cen’estpasdutoutcequetucrois,bredouille-t-elle.Onpourraitpenserque…—C’estexactementcequetucrois,intervientKrishna.—Cen’estpasvrai!s’écrie-t-elle.Carolinevas’imaginerqu’onsevoitendouceparcequ’onneveut
pasqu’ellesache,mais…—Onsevoit endouce,depuisunmomentdéjà, rétorqueKrishna.Onnevoulaitpasque tu saches,
Caro.Bridgetluidonneuncoupdepoingdanslebras.—Arrête!—Quoi?Jen’aipasledroitdeluidirelavérité?
—Non!Àt’entendre,oncroiraitquenous…Queje…Alorsquecen’estpas…—Cen’estpasquoi?—Cen’estpasjusteunplanculensecretentredeuxcolocsparcequec’estbienpratique!BridgetsondelevisagedeKrishnaavecuneexpressionpleined’espoirquimefaitdelapeine.Krishnaluidécochesonsouriredebranleurje-m’en-foutiste.—Jenevoispascequ’ilyademalàcequedeuxcolocssefassentunplanculensecret.Aprèstout,
c’estbienpratique.C’esthorrible.Bridgetsecrispeetblêmit.Ellesetasse.Krishnaluidonneunetapesurl’épaule,commes’ilsétaientdeuxvieuxpotes.—Jevouslaisse,lesfilles,ilfautquej’aillemedoucher.Onécoutel’escaliercraquersouslepoidsdesespas.—Oh,putain!dis-jedansunsouffletandisqu’illongelecouloirau-dessusdenostêtes.Bridget!Ellesecouelatête.—Nem’obligepasàenparler.—Pourtantjepensequ’ondevrait.—Jesais,mais…Ellesecachelevisagedanslesmains,alorsjelaprendsdansmesbras,enespérantquec’estlegeste
dontelleabesoin.J’aidumalàm’arracheràmapropreréactionpourmepréoccuperdelasienne.Puisjeremarquequ’ellefrissonneetj’oubliedepenseràmoi.—Çafaitlongtempsqueçadure?Commentc’estarrivé?—Jenesuismêmepassûredesavoircequisepasse,exactement.—Entoutcas,ilyacinqminutes,ilsepassaitclairementquelquechose.—C’estcompliqué.J’auraisbienaimét’enparleravant,mais…c’esttellementcompliqué!Jenesais
jamaisoùonenest.Jenesauraispasparoùcommencersijedevaisenparler.D’ailleurs,jenesaispasparoùcommencer.—J’ailedroitdetediredequoiçaavaitl’air,del’extérieur?—Ah,non!Pitié…—Tuessûre?Çafaitparfoisdubiend’entendreunautrepointdevue.—Jesaisdéjàdequoiçaal’air.OndiraitquejesuisamoureusedeKrishnaetqu’ilmesautedessus
quandçaledémange,parcequejesuisplusoumoinstoutletempsdanslesparages,maisqu’ilvafinirparmebriserlecœuretfairecommes’ils’enfoutaitcomplètement,parcequetouslesmecssontcommeça,etmoi,pendantce temps, jevais rester lààpleurnicheretà raconterà tout lemondequec’estunincomprisauxprofondeurs insoupçonnées, saufque toi, tuespersuadéequeKrishnaestunboncopainmaisqu’onnepeutpascomptersurlui,surtoutdepuisqu’ilalaisséWestsefaireembarqueràsaplacel’andernier,parcequetuesfolleamoureusedeWestetquetuprendrastoujourssadéfense,quoiqu’ilarrive.Sescheveuxdégoulinentdansmoncou.Jelaserreunpeuplusfort.—Bon.Aumoins,tusaisdequoiçaal’air.—Crois-moi,jesaisparfaitement,pertinemmentetdouloureusementdequoiçaal’air.—Etcen’estpasréellementcommeça?—Malheureusement,si.Enfin,parfois.—Etlerestedutemps,c’estcomment?Elleprendunelongueinspirationetlèvelesyeuxauplafondtoutensemordantlalèvre.
—C’estcommesijetombaisdans…Ellesecouelatête.—J’ail’impressionqu’on…Unfrissonmeparcourtl’échine.ÇafaitplusdedeuxansquejeconnaisBridget;c’estlapremièrefois
quejelavoischerchersesmots.—Bridge…—Jen’arrivepasàdécrirecommentc’est,souffle-t-elleenhaussantlesépaules,maisilfautcroire
queçavautlapeinedesupportertouteslesconneriesquej’aidûsubir–etjetegarantisquej’enaivudesvertesetdespasmûres.Cequ’ilvientdenousfaire,là,balanceruntrucignobleaveclesourireavantdesebarrertranquillement?Cen’estriendutoutcomparéàsescoupsdeflip,etilflipperégulièrement.Sionnepassaitpasleplusclairdenotretempsà…—Àcopulercommedeslapins?Ellesecachelevisagedanslesmains.—Ouais.Oh,putain!—Continue.—Sionnepassaitpasautantde tempsàse sauterdessus, jepourraisen raconterdessaléesà son
sujet.—Cen’estpasincompatible,tusais.—Jesais,maisçameparaîtraitdéloyal.Jel’aimebien,quandmême.—Peut-êtremêmequetul’aimes,toutcourt?Elleposelefrontsurmonépaule.—Pitié!Nedispasça.C’esttropdébile.—Tupeuxyaller.J’aidel’expérienceenlamatière.Quandelles’écartepourmeregarder,c’estavecdesyeuxbrillantsdelarmes,maisellesourit.—Jepeuxt’avoueruntruc?Jetepréviens,c’esthorrible.Tuvasmedétester.—Çam’étonnerait.—Avant,jepensaisqu’iln’yavaitquelesimbécilesquicommettaientdeserreurs.Jepensaisqueles
gensseplantaientparcequ’ilsétaienttropbêtespoursavoircequ’ilfallaitfaire,alorsquemoi,j’étaissuffisammentfutéepourdétecterlesconneriesdeloinetlesévitertranquillement.Jetrouvaisçadébiledelapartdemamèredenepasserendrecomptequemonpèrelatrompait,oudelapartdemonpèred’avoirprisunemaîtresse.Etpuis,j’aihontedet’avouerçamaintenant,maisaprèscequeNatet’afait…Jel’interromps.—Tutrouvaisquej’étaisdébile,moiaussi?—Enquelquesorte…,bredouille-t-elle,gênée.Enfin,non,jesaisbienquetuesloind’êtrebête,mais
jepensaisque,surcecoup-là,tun’avaispasététrèsmaligne.Jemedisaisquejen’auraisjamaislaisséunmecmefaireça,àmoi,etjenecomprenaispaspourquoiçat’étaitarrivé.Laseuleexplication,c’étaitquetuétaismomentanémenttombéedansunabîmedestupiditémaisquetuenétaisressortie.—Jen’enrevienspas!—Jesais.Jesuisdésolée,maisavecKrishnajecommenceàcomprendreque…—…quec’estpossiblepourquelqu’undetrèsintelligentdefairedestrucscomplètementcons?—Etd’enêtreparfaitementconscient,enplus!ajoute-t-elle.C’estça,lepire.—Ouais,dis-jeenhochantlatête.Jemesuisfaitlamêmeréflexion.«Oh,monDieu,jesuisvraiment
tropconne.Jemériteraisdemefairearrêterparlapolicedelaconnerie.»Puis,sanstransition:«Oh,putain!Qu’ilestbeau!Jel’aime.Tantpissic’estunebêtise,jevaislafairequandmême.»—Voilà.Çapue,hein?
—Çapueducul.Jeconfirme.—Çapueduculdevacheenragée.—Quitailledespipesàdesponeys.—DesgrosponeysdégueulassesquiprennentdesphotospourposterçasurInternet,renchéritBridget.—Etquivontfairedescunnisàuneautrepourtemainteniràdistance.—Etquitefontlalistedetouteslesfillesavecquiilsontcouchépendantqu’ilst’enlèventtaculotte.—Non!Iln’apasfaitça,quandmême?—Etsi.—Oh,lavilainepetiteordure!dis-je.Tudevraislelarguer.Alorsonéclatederire,etjelaserrecontremoidetoutesmesforces.Jesuiscontentedel’avoirvue
avecKrishna,mêmesic’étaitunpeurudeauréveil.JesuiscontentedevoirWestpartoutàPutnam,mêmes’ilhabiteunepetitebulled’isolement.Cequiseraitgénial,ceseraitquej’aiedessuperpouvoirsquimepermettentdegommerlacruautédu
monde.Jepourraistoutchanger.JepourraisinfléchirlaviedeWestpourqu’elleleramèneversmoiaulieudel’éloignercommeça.Jeferais toutpourqu’iln’ait jamaiseuàchoisird’agircommeilaagi–pourqu’iln’aitjamaispufairecechoix.JepariequeBridgetsouhaitelamêmechose–rectifierlepassédeKrishnapourenretirercequil’a
renducommeça,histoirequ’ilcessedelamenerenbateauetqu’iloseenfins’avouerquecequ’ilsontest bien réel. C’est là qu’une question s’impose. Qui serait Krishna s’il n’était pas intégralementKrishna?EtquiseraitWestsijeréécrivaissaviepourfaireensortequ’ilnemedéçoivejamais?CeneseraitplusWest.Orjeneveuxpersonned’autrequeWest.J’aimemieuxrisquerdemeplanteretavoirquelquechosedevrai–untrucindéfinissablequimefait
dumalmaisquim’électriseenmêmetemps,untructranscendant,essentiel–quegardermesdistancessagementetnerienavoirdutout.Je vais trouver un moyen de le reconquérir. Tant pis si tout le monde trouve que je suis débile
d’essayer,tantpissitoutlemondemeditquejenedevraispasetquejevaisleregretter.Tantpissitoutlemondecroitquec’estunemauvaiseidée–moilapremière.C’estpeut-êtreunemauvaiseidée,maisjem’enfiche.Jecomptebienfoncertêtebaissée.Cetaprès-midi-là,montéléphonesonneàlabibliothèque,cequimevautquelquesregardsnoirs.Ilest
16heures,ilrègneunsilencestudieux,etj’aioubliédemettremonportablesurvibreur.Jeplongelamaindansmonsacetfinisparletrouvertoutaufondd’unepocheoùjenelemetsjamais,
rougedehontequ’ilaitsonnéaussilongtemps.Jerefusel’appel–unelignefixedelarégionquejenereconnaispas–etmeremetsàmadissertation.Uneminuteplustard,montéléphonevibredansmapoche,etj’aiunedrôled’impression.Jenesaurais
pasl’expliquer.C’estbizarre.Commesimescheveuxsedressaientsurmatête.Commequandlesgensdisentqu’ilsontunpressentiment,unesensationdedéjà-vu.Jeprendsl’appeltoutenrangeantmonordinateurdansmonsac.—MademoisellePia…Pia…—Piasecki,dis-je.—JeffGorhamàl’appareil.Jesuisconseillerd’éducationàPutnamElementarySchool.Jesuisavec
lapetiteFrankieLeavitt,quiabesoinqu’onlaraccompagnechezelle.Jen’aipasréussià joindreson
frère,et,d’aprèsmesdossiers,vousêtessoncontactencasd’urgence.C’estbiença?Je n’en ai pas lamoindre idéemais, en sortant de la bibliothèque sous un ciel gris d’automne, je
n’hésitepas.—Oui,oui.Vousavezessayéd’appelerleportabledesonfrère?—Frankieluialaisséunmessage,oui.J’entendsunepetitevoixdéforméeàl’autreboutdelaligne,puisleconseillerd’éducationreprendla
parole.—Est-cequ’ilvousseraitpossibledevenirlachercher?Jejetteuncoupd’œilàmamontre.J’aiuneréuniondansuneheure,maisl’écolen’estpasloin.—Biensûr.Jeserailàdansdixminutes.Mavoitureestgaréeàl’estducampus.Sansréfléchirjememetsàcourir,impatiente,paniquée.Ces
mots,«encasd’urgence»,ontdéclenchéunsignald’alarmeàl’arrièredemoncrâne.Etpuis,jenenieraipasl’évidence:West.C’estluiquiadûinscriremescoordonnéesdanscedossier,etjepariequ’iladétestédevoirfaireça.Ilrisquedenepastrouveràsongoûtcettemésaventure.Quandjem’arrêtedevantl’établissement,Frankieestassisesurlesmarchesencompagnied’unhomme
quiparaîtassez jeunepourêtreétudiantàPutnam.Jedescendsdevoitureet lui fais«bonjour»de lamain.Puisj’attendsdevoirs’ilsmefontsigned’approcher.Jeneconnaispaslamarcheàsuivrequandonvachercherunegaminededixansàlasortiedescours.Apparemment, il suffit que Frankie dise au conseiller d’éducation que je suis la personne qu’elle
attend,parcequ’unesecondeplustardelleselèveetvientàmarencontre,têtebasse.Quandellemontedanslavoitureetretiresonsacàdos,ilheurtelelevierdevitesse.—Désolée,dit-elleavantmêmequej’aieeuletempsdedémarrer.J’airatélebus.Jenesavaispas
queM.Gorhamallaitt’appeler.—Cen’estpasgrave.Oùest-cequejet’emmène?—Ben…àlamaison.—Etc’estoù?—Toutdroit.Cetrajetenvoiture…J’ai l’impressionde transgresserun interdit,d’enfreindreune loi. Jemesenscoupable,aussi,parce
que Frankie m’a envoyé quelques textos depuis qu’ils sont arrivés dans l’Iowa, mais j’ai essayé deprendre mes distances en attendant un jour ou deux pour répondre et en me bornant à des banalités.J’avaispeurqu’ellenes’accrocheàmoietquejenemeretrouveàdevoirluiexpliquerquesonfrèreetmoi…Jen’auraismêmepassuquoidire.Auboutdequelquesminutes,jemedécideàparler.—Tuasessayéd’appelerWest?—C’estcequej’aifaitcroireàM.GorhammaisjenevoulaispasembêterWest.Jepensaisrentrerà
pied,maisM.Gorhamn’apasvoulu.—C’estlong,àpied?—Jenesaispas,peut-êtreuneheure.Tourneàgauche,là.Aprèslevirage,jel’étudieàladérobée.Ellealesyeuxgonflés,commesielleavaitpleuré.—Tuasvraimentratélebus?Ellehausselesépaulesetsetourneverslavitre.Jecomprendsquelaréponseest«non»,maisqu’elle
neveutpasendiscuter.—Tuveuxqu’ons’arrêteacheterquelquechoseàgrignoter?
—Non,ilyatoutcequ’ilfautàlamaison.—VersquelleheureWestdoitrentrer?—Versminuitetdemi.—Minuit?—Oui,iltravaillelessoirées.—Quelssontseshoraires,exactement?—De 15 h 30 à minuit, en général, mais des fois ils font des services longs. Dans ces cas-là il
travaillede16h30à2heuresdumatin.—Tuestouteseule,touslessoirs?—Non,ilenchaînequatrejoursdeboulotettroisjoursderepos.—Tuestropjeunepourresterseuleaussilongtemps.Frankiefaitunegrimacebutée.—Àdroite,là.On arrive à une petite ferme auxmurs blancs en pleine campagne.Là où on s’attendrait à voir des
carrésdepelousesetrouventd’immensesstructuresmétalliques,reliéesentreellesparunpetitsentierdegravier.J’aientenduparlerdecetendroit.LaurieCollins,l’hommeauprénomdefemmequiacréétoutesces
sculptures,estunartisteenrésidencepermanenteàPutnam.Ilestconnusurlecampusparcequec’estluiqui a fait l’espèce de phallusmétallique géant qui amuse tant les étudiants,mais je crois bien que saréputationdépassel’université.Lesitedelafacluidédieunepageentière.—VoushabitezchezleprofesseurCollins?—Non,onlouel’appartementau-dessusdugarage,là.Elledésigneunpetitescalierenboisquimèneàuneporte.Jem’arrête.La fermesembleêtreunendroit agréableet sûr.Lamaisonest trèsmignonne,avec ses
rideauxjaunesoleiletsaportebleuvif.Enrevancheiln’yapersonnequipassesurlaroute,personneenvue.IldoitrégnerunsilencepesantdanscetappartementquandFrankieyestseule.—Merci,Caroline,dit-elleenouvrantlaportière.—Attends.Elles’immobilise.—J’aiuneréuniontoutàl’heure,maissituveuxunpeudecompagnie,tupourraism’accompagner.On
vafairedesaffichespourunemanifestation.Lebureaudesétudiantsad’énormesrouleauxdepapieretdesmarqueursgéantsqu’onpeututilisercommeonveut.Çatedit?Etaprès,onpourraitdînerensemble.Enfin,saufsituasdesdevoirsàfaire.—J’aidesdevoirs,maissijerentreàlamaisonsuffisammenttôt,j’aurailetempsdelesfaireavant
d’allermecoucher.—Tuvastecoucheràquelleheure?—À21heures.—Doncsijeteramènevers19heures,çadevraittelaisserassezdetemps?—Oui.—Saufsitun’aspasenviedetraîneravecunebanded’étudiants,biensûr…Jevoisunmusclejouerdanssamâchoire.Elleressembletellementàsonfrèrequemoncœurseserre.—Si,aucontraire.J’enaienvie.—Super.Elleremonteenvoiture.
Jefaisdemi-tourdansl’allée,etonreprendlaroute.Plus on s’éloigne de la ferme, plus je suis persuadée d’avoir pris la bonne décision. Frankie
m’accompagneàma réunionet semontre étonnammentdouéedans l’art de confectionnerdes affiches.Puisjelaramènecheznouspourdîner,etlaprésenteàBridgetetKrishnadanslacuisine.Ellepartageavecnousl’espècedecurryqueKrishnaapréparéaudébottéquandBridgetluialancélepariqu’iln’yarriveraitpas.L’ambianceestjoyeuse,cequimedonneàcroirequetoutvabienentreBridgetetKrishna.Bridgetmejetteunregardquisemblesignifier:«Maisqu’est-cequetufabriques,là?»Jehausselessourcilspourluifairecomprendrequ’onenparleraplustard.KrishnataquineFrankie,quirigoletellementqu’ellesecasselafiguredesachaiseetqu’ellesefend
lalèvre.Jelaraccompagneàlafermeàlanuittombée.LamaisondesCollinsestilluminée,etondevinedes
silhouettes à travers les rideaux. Frankie n’a cessé de parler du sculpteur et de sa femme,Rikki, quienseigneelleaussil’artàPutnam.Apparemment,Frankieaimebienallerpasserdutempsdansl’atelierdeLauriequandilytravaille.Ilestévidentqu’ilssontdevenusproches.Westdoitêtreaucourant.Iladûs’arrangerpourqueFrankieaittoujoursunadulteversquisetourner
quandiln’estpaslà.Ilnelalaisseraitpaslivréeàelle-même.Saufqu’aujourd’huielleavaitbesoindequelqu’un,etquecen’estpassonfrèrequ’elleaappelé.—Àproposdecettehistoiredebus,dis-jesuruncoupde tête.Tune l’aspasvraiment raté.C’est
justequetun’avaispasenviedeleprendre.Jemetrompe?Elleestpenchéeenavantpourrefermersonsacàdos.—Tun’espasobligéedemeracontercequis’estpassé,Frankie,maiss’ilyadesjoursoùtuveux
quejeviennetechercher,tun’asqu’àm’envoyeruntexto.Frankieposesonsacsursesgenoux,lamaincrispéesurlabretelle.—C’estvrai?Çanetegênepas?—Aucontraire.Jenepeuxpasdevenirtonchauffeurprivé,nonplus,maissituasunsouci…Elletripotelapoignéedelaportière.—J’ail’impressiond’êtreuneextraterrestre,ici.—Commentça?—Lesautres…Ilsnesontpasdutoutpareilsquemescopains,dansl’Oregon.Jenemesenspasàma
place.Etpuis,ilyaungarçon,danslebus…Ilmeregardetoutletempsetilditdestrucs.—Destrucsméchants?Ellehochelatête.—Ilsemoquedemoi.Desoncorps,sansdoute–desesseinsplusprécisément.Lesenfantspeuventêtresuperdurs.—Tuenasparléauchauffeurdubus?—C’estunedame.Non,çaneserviraitàrien.—Ça,tunepeuxpaslesavoirsitun’essaiespas.—Sijemeplains,ilvaraconterquec’estn’importequoi,quej’aitoutinventéparcequej’aiunfaible
pourluietquejefaisçapourattirersonattention.Çavaseretournercontremoi.Jepinceleslèvres.Onn’ajamaiseubesoindedéménager,maisjemesouvienstrèsbiendecequise
passaitquanddenouveauxélèvesarrivaientàl’école.Pourpeuqu’ilssoientnésdansuneautrerégiondesÉtats-Unis,ilsnoussemblaientdébarquerd’uneautreplanète.Ilsn’avaientpaslemêmeaccentquenousetn’employaientpaslesmêmesexpressions.Parfoisilsavaientdesjouetsqu’onn’avaitjamaisvusoudesjeansd’unemarquequ’onneconnaissaitpas,ettoutescesdifférencesnousparaissaienténormes.
—TuenasparléàWest?Ellesecouelatête.—Ilestfurieuxcontremoi.—Pourquoi?—Pourrien.Ilesttoutletempsencolère,mêmes’ilneveutpasquejelesache.C’estmafautesiona
dûvenirici.—Jecroyaisquec’étaitpourqu’ilpuissereprendresesétudes.Ellesecouelatêteunefoisdeplusmaisrestemuette.Jenesaispasquoiluidire.Lesilences’installeetdurepresqueuneminute–unsilencequelechant
descriquetsnevientpasadoucir.Lanuitesttropfraîche.L’étéestfini.JeregardeFrankie,lamainsurlapoignée,lescheveuxdevantlesyeux.Cettegamine…J’adorecettegamine.PasdelamêmefaçonqueWestl’aime,évidemment,maisàmamanièreàmoi,
parcequ’elleesttoutejeuneettoutemignonne,parcequ’elleessaiedejouerlesduresàcuireetparcequesaboucheetsamâchoireressemblentàcellesdesonfrère.Jeposeunemainsursonépaule.—Situcraques,appelle-moi.Jeviendraitechercher.—Tun’espasobligée.—Jesais,maisçamefaitplaisir.—Enrevanche,çanevapasplaireàWest.—Ça,c’estsonproblème.S’iln’estpascontent,iln’aqu’àvenirm’enparler.D’accord?Ellesouritpresque.—Jemesuisbienamuséeaujourd’hui.—Moiaussi.—Merci.—Derien,mapuce.Laportièreclaquederrièreelle.Jelaregardemonterl’escalier,sortiruneclédesonsacetentrer.Ellearaison:Westnevapasêtrecontent.Pourtant,alorsquejelaregarderefermerlaportedeson
appartementvide,j’ailachairdepoule.Tantmieux.Jesuisimpatiented’endécoudre.Aprèscettesoirée,chaquefoisquemontéléphonesonne,jemedisqueçavaêtreWest.Engénéral,c’estFrankie.Unjourelleveutmemontrerlesbouclesd’oreillesqu’elles’estachetéesàWalmart.Unautreellemedemandemonavispoursoncostumed’Halloween:DorothydansLeMagiciend’Oz
ouCatwoman?Ellem’écrit:
Coucou,çava?Ou:Impossibledetrouverunebonnepizzadanscetteville.Pourtant il se passe plus d’une semaine avant qu’elle me demande si je peux venir la chercher à
l’école.Jesuisàlabibliothèque.Montéléphonevibreetmefaitsursauter.Jemesuisassoupie,lajouedanslamain.J’aichaudauvisage.J’essuieunfiletdebaveà lacommissuredemes lèvreset jetteuncoupd’œilalentourpourvoirsi
quelqu’unaremarqué.Ouf!Iln’yapersonneenvue.C’estunmagnifiquevendredid’octobre,et j’enconclusque laplupartdesétudiantsonteu labonne
idéedeprofiterdubeautempsaulieudes’enfermer.Jeréponds:
Pasdeproblème.Àquelleheure?Maintenant.OK.Donne-moidixminutes.
Quandj’arriveàl’écolejetrouveFrankieassisesurunpetitmuret.Lesbusnesontpasencorepartis,pourtantjelavoisimmédiatementparcequ’elleesttouteseuledanssoncoin,lesgenouxramenéscontrelapoitrine,lesbraspassésautour,lesyeuxbaissés.Elleportedesleggingsnoirsetunlongpullsombre.Puiselleseredresseetprendsonsacàdossuruneépaule,j’aienviedepleureràlavuedesespetitsgenouxcagneuxetdesesmolletstoutmaigrichons,avecsesseinsbeaucouptropgrosetarrondispoursasilhouette–cebébé-femmeesseulé.J’aimeraispouvoirlaprendredansmesbrasetlaprotégerdesvacheriesdelavie,enparticulierde
cellesquecettedernièreréserveauxfilles,qu’ellessoientintelligentesoupas,qu’ellesaientdesseinsoupas.J’ensuisincapable,alorsjel’emmènefairedescourses.Il n’y a pas de boutiques dignes de ce nom à Putnam, alors on va dans un magasin qui vend les
uniformesde toutes leséquipessportivesde la région.Là-bas,onnavigueentredes trucsenpolyesterbrillant de toutes les couleurs, décorés des emblèmes de toutes les écoles possibles et imaginables.J’achèteàFrankieunshortdebasketgigantesqueà2dollars–noiravecdesdétailsjaunes–etlemaillotassortiquiproclamefièrementsonallégeanceaux«FrelonsdePrairieville».Puisonserendàl’ArméeduSalut,oùonessaietoutessortesdefringuesridicules–desrobesdebal,
dessalopettes,unerobe-pullquidoitdaterd’avantmanaissance,desjeanstaillebassequidévoilentlaraiedesfessesquandonsepenche.Onvamangerunburgeraufoyerdesétudiants,oùoncroiseKrishna.Onpasseunebonnesoirée,tous
lestrois–enfinjecrois.C’estsympadecasserlaroutinedetempsentemps.QuandjeraccompagneFrankie,ellemedemandedevenirvoirsoncostumed’Halloween.Jem’empressed’accepter.Leurappartementn’estpastrèsgrand.Àpartlesalonetlacuisine,iln’yaquedeuxchambresdepart
etd’autred’unpetitcouloir,aveclasalledebainsaubout.Lacuisineestséparéedusalonparunmuretsurmontédeboutsdeboispointus,commeonentrouved’habitudedanslesrambardes.Touslesplacardssontenboissombre.L’évier est étincelant, etquelqu’una suspenduune lavette soigneusementpliée sur le coldu robinet
pourlafairesécher.West.Dans le frigo, ilyauneassiettecontenantunburrito faitmaison,avecunPost-it sur laCellophane.
C’estl’écrituredeWest.«Deuxminutesaumicro-ondes,puisajoutelasaucetomateetlacrème.»Jetrouveunecartouchedecigarettesdanslecongélateur,àcôtéd’ungrospotdeglaceaucaramel.QuandFrankieressortdesachambre,jenousensersunbolchacune,puisjeluifaisfairesesdevoirs.L’horlogedelacuisineégrènelessecondes.J’ail’impressionqu’elleralentitavecchaqueminutequi
passe.Quand j’avais treize ou quatorze ans, je faisais beaucoup de baby-sitting. Je me rappelle bien ce
frissond’anticipation– l’attente avidedumomentoù les enfants allaient se coucher etoù j’étais enfinlibred’explorerlamaison,demangerunpeudeglaceendouce,d’ouvrirlesplacardsetlestiroirs.Frankienecessedemedemanderderesterencoreunpeu.«D’accord,dis-je.J’attendsquetuaiesfinideprendretonbain.»«Bon,d’accord,jet’aideàchoisircommenttuvast’habillerdemain.»«Jevaisvenirm’asseoiràcôtédetonlitetdiscuterencoreunpeu.»«Jevaistecaresserledosjusqu’àcequetut’endormes.»«Biensûr,mapuce.»Enfin,alorsqu’elleronfletoutdoucement,jetraverselecouloirsurlapointedespiedsetentredansla
chambredeWest.Ilyauntee-shirtjetéenvracsurlelitdéfait.Unepiledelivressursonbureau,quin’estpaslemêmebureauquel’andernier,unmatelasplusgrand,
uncouvre-litvertfoncéàmotifsderosesgéantesquidevaitdéjàêtrelàavantparcequej’imaginemalWestacheteruntrucpareil.Descapotesdansletiroirdelatabledenuit.Dessus,delalotionhydratanteetuneboîtedemouchoirsenpapier.Danssonplacard,jetrouveunecorbeilleàlingesaleàmoitiépleine.Jemepenchepourenprendre
unebrasséequejehumelonguement,levisageenfouidedans.LalessivedeWest.L’odeurdeWest,mêléeàcelledelasciuredeboisetdelasueur.Uneodeurde
lingesale.J’effleure du doigt les tee-shirts suspendus, tous ces vêtements que j’ai vus sur lui – que je lui ai
enlevés.Jeregardedanstouslestiroirs,fouillesouslelit,sanssavoircequejecherchejusqu’aumomentoùje
letrouve,enbasd’unepile,dansunechemisecartonnée.Unpetitmotque je lui avais laissé,unmatin.Unephotodenousdeuxque je trouvais suffisamment
belle pour l’imprimer et lui en donner une copie –West et moi en train de faire les andouilles à laboulangerie,delafarinesurlenezoulajoue,lesyeuxbrillants.Une-mailquejeluiaienvoyéaprèsqu’ilaquittéPutnametqu’ilavisiblementimprimé.«Jet’aime.Tuvasmemanquer.Jeveuxtoutcequ’ilyademieuxpourtoi,West.Toutcequ’ilyade
plusmerveilleux.Jeveuxquetusoisheureux.Jeveuxquetusoistoi-même.»Deuxcentsdollarsenbilletsdevingt,dansunecartedeNoël.Jerefermelachemiseetlarange.Deboutaumilieudesachambre,jemesensàlafoiseuphoriqueetcoupable.Un instant plus tard je suis dans la cuisine. Je sors la cartouche du congélateur et déballe
méthodiquementchaquepaquet,quejevidesurlatable.Puisjem’assiedsdevantlapiledecigaretteset,uneparune,lesfaisroulerentremonpouceetmon
indexjusqu’àcequeletabacentombe.Jenesaispascequimeprend;jenemeposepasdequestions;jecontinue.Jeravaleladouleurqui
mevrillelecœuretlefroidpalpablesousmesdoigtsjusqu’àcequ’ilneresteplusrien.Puisjeretournedanssachambre,sorslepetitmotquejeluiavaislaisséetleposesurlatable.Enbas
delapage,j’ajoutequelqueslignes.Le tabac, c’est toxique si tu enmanges assez, et c’est vachement plus radical que de lefumer.
Jeplaceunefourchetteàcôté,ramassetouslespapiersetlespaquetsvidesquitraînentetlesjetteàlapoubelle.Alorsjemeredresseetobservelascènequej’aicréée.Jedeviensfolle.Pourtantjeressensunétrangedétachementfaceàcequiestconsidérécommenormalouanormal.J’ai
l’impressionquemoncomportementestjustifié,quej’ailedroitdefouillersachambreetdeluienvoyermesémotionsàlafiguredelafaçonquej’aichoisie.Jenesaispassic’estàcausedecequ’ilm’afaitouàcausedecettechemisequej’aitrouvéedanssa
chambre,àcausedelaprésencedemonnomsurledossierscolairedeFrankieoupourtouslesmomentsquenousavonspartagés.Peuimporte.Jerassemblemeslivres,allumelalumièreduperronetsors.Jem’assiedssurlapremièremarchedel’escalieretrenverselatêtepourregarderleciel.C’estunfouillisd’étoiles.Jem’allongesurledosetm’aventurelà-dedansjusqu’àm’yperdreencore
plusquejenel’étaisavant.Jetendslesmainsettracelesconstellationsduboutdesdoigts,cherchantàidentifierd’autresformes,
etjerepenseàmonpremierbaiseravecWest,surletoitdelamaisonoùj’aigrandi.Onétaitmontéspourregarder les étoiles.Onavait fuméde l’herbe, et je l’aimais tellement !Sabouche sur lamienne, soncorpssichaudauprèsdumien,sonbeauvisage.Leslarmesquicoulentlelongdemestempesetvontseperdredansmescheveuxsontbrûlantes,mais
jenelescueillepas.Çafaitdubiendepleurer.Çafaitdubiend’êtreici,àattendreWestaumilieudecetteforêtd’étoiles.Dès que j’entendrai son pick-up s’engager dans l’allée, je me lèverai et irai me réfugier dans ma
voiturepouréviterdeluiparler.L’heuren’estpasencorearrivée.Cesoir,jeluiaipréparéunesurprise.Jen’osepasenfairedavantage…pourl’instant.Jusqu’àcequ’ilrevienne,jeresteraiici,àattendrequelanuitmeporteconseil.Àattendrelalumièrequisaurameguider,àattendrequelapaixmemontrelechemin.Le lundimatin, trois jours après avoir tué les cigarettes deWest, jeme rends àmon séminaire en
compagniedeBridget.Nouspassonsdevantlebâtimentd’artsplastiques,etilestlà.Isolé.Unecigaretteauxlèvres.Bridgetmeraconteunfilmqu’elleavuavecKrishnapendantleweek-end,maisjedériveversWest
pourallermeplanterdevantlui,luiprendssacigarettedesmainsetl’écraseàsespieds.Aujourd’huisesyeuxsontverts,commelesparoisdeverredubâtimentdesarts.Lablancheurdeses
dentsm’éblouitquandilsourit.—J’enaid’autres,tusais.Savoixestsilégèrequejel’imaginecourirsurmapeau,commesesdoigtssurmestétons.—Jevoisça,dis-je.Jemesensdouceetélastique–monvisage,mesyeux,mabouche.J’aienviedem’appuyercontrelui
jusqu’àcequesesangless’imprimentenmoi,mefaçonnent,mechangent.Jerebondiraiunefoisqu’ilseraparti.Jerebondistoujours.Ilsecouelatête,sortsonpaquetdecigarettesdesapocheetenchoisitune.Illatapotecontrel’ongle
desonpouceavantdel’allumer.Puisilsoufflelafuméepar-dessusmatête.—Pasévidentdes’endéfaire.—Tuparlesdemoioudelaclope?
Ilprenduneboufféeenplissantlesyeux.—TunedevraispaspasserautantdetempsavecFrankie.—Peut-êtrequ’ondevraitsevoirundecesjours,endiscuterautourd’unbonrepas.—Tudevraisarrêterçaaussi.—Quoi,«ça»?Iltendl’indexversmoi,puisverssontorse.C’estsûrementcensémedécourager.Cettefois,jeluienlèvelacigarettedelabouche.Jeposemeslèvreslàoùétaientlessiennesetinhalelentement,laissantlasaveurdeWestcirculeren
moi.Jel’attiredansmoncorps,danslescavitésdemoncœur.Ilmeregardesouffler.Jelaissetomberlaclopeparterreetl’écrase,elleaussi.Bridgetmeprendgentimentlepoignetetmeditqu’onvaêtreenretard,qu’onestdéjàenretard,mais
jenequittepasWestduregard.Jenerompslecontactquelorsquenoustournonsaucoindubâtiment.Ildisparaît,lesmainsdanslespochesarrière,lescoudesécartés.Sonsourires’effaceàmesurequejem’éloigne.Jecommenceàremarquerlamusique.Jenedispasquej’entendsdelamusiquedansmatête,maisje
commenceàfaireattentionàlamusiquequim’entoure,partout,toutletemps.Aucoursde laquinzainequiprécède lesvacancesd’automne–une semaineaprès lemassacredes
cigarettesdeWest,lasemaineoùjevaischercherFrankieàl’écoletroisfoisdesuite,oùjefaisunsans-fauteàdeuxexamensetamélioremamoyennedelatin–,j’entendsdescomplaintestristesaucafé.J’entendsdelapopàlaradio.J’entendsunemélodiesourdequiflottejusqu’àmoidepuislachambredeKrishna.Attirée,jem’approcheetmepostesurleseuil,d’oùjevoisBridgetinstalléeentraversdulit,lespieds
croiséssurlescuissesdeKrishna,unlivreouvertsurlesgenoux.Krishna,quantàlui,estallongésurleventre,un livreàsagauche,unegrossecalculatriceàportéedesamaindroite,occupéàgriffonneraucrayondesformulesauxquellesjenecomprendsrien.Ilestabsorbéparseschiffresetsessymboles,maisc’estlamusiquequimecaptive.Jereconnaisl’album–illepassesouvent–maisjemerendscompteseulementmaintenantquechaque
pisteestunechansond’amour.JevaiscouriravecBridget.Unbonnetsurlesoreilles,lesmainsprotégéespardesgants,onsortdans
lefroidmatinaletondécritungrandrectangleautourducampusentournanttoujoursàgauche–toujours.Elleestobligéederalentirl’allurepoursecalersurmonrythme–enplus,jemedéconcentrechaquefoisquejeremarquedesparolesquejeneconnaissaispas,unboutdemélodieauquel jen’avaispasprêtéattentionavant.Je fais signe à Bridget de ne pas m’attendre ; je veux pouvoir écouter tranquillement, les mains
presséessurlesoreilles.Encoreune!Encoreunechansond’amour.Des chansons d’amour rageuses ou plaintives, tristes ou euphoriques, sensuelles oumignonnes, des
prétentieusesoudestragiquesoùl’onpleuredeslarmesdesang.Partout,oùquej’aille.Jem’arrêtesurletrottoirunmatin.Lesbrinsd’herbesonttoutgivrés,ilyauncorbeauperchésurun
poteautélégraphique,lecielestd’unbleulimpideet,dansmesécouteurs,unefemmeimploresonamantdeluirevenirsurfonddepercussionsentêtantes.Deretouràlamaison,jesuisdenouveauattiréeparlamusiquedeKrishna.
PasdeBridgetàl’horizon.Ilssesontdisputéshiersoirpouruneraisonquej’ignore,etjenel’aipasvuedepuis.—Tuvasbien?medemande-t-il.Jenesaispasquoiluirépondre.Jesuisamoureuse.J’aiparfoisl’impressionquec’estunemaladieincurable,quejesuisenphaseterminalededébilité,
quec’estunmaldangereuxquimepousseàfairedestrucsstupidescommem’envolerpourl’Oregonouréduireànéantunecartouchedeclopes.KrishetBridget sont amoureux.Ça lespousseà fairedes trucs stupides commesementir sur leurs
sentiments,refuserd’admettrecequisepasse,s’embrasser,setoucher,puisprendrelafuiteaussitôt.Est-cequejevaisbien?Est-cequeçamevad’aimercommeça?Non.Pourtantçameparaîtnécessaire.J’entendsdelamusiqueàlongueurdejournéeetjecommenceàmedirequecequiclochechezmoi
n’estenfaitriend’autrequecequiclochecheztoutlemonde.J’enviensàmedemandersicen’estpasnormal,enfait.Parceque,sicen’estpaslecas,qu’est-ce
queçasignifiequetantdechansonsparlentd’amour?Qu’est-cequeçasignifiequejelesentendeoùquej’aille?Les vacances d’automne tombent la dernière semaine d’octobre, juste avant Halloween. Je rentre
passerquelquesjourschezmonpère.Lamaisonmefaitpenseràunechaussuretrouvéedansunmagasindefripes.Jelatrouvesuperbelle,
maisdèsquejel’enfile,ellemeparaîttouteraide,avecdesplisàdesendroitsbizarres.Jepourraisfairesemblantqu’ellemevasij’enavaisvraimentbesoinmais,aufond,jenesuisplusdupe.—Tuvasbien?interrogemonpère.C’estcequetoutlemondemedemande.L’autrejour,j’aiaperçumonrefletensortantdeladouche.Je
suismaigre,etondiraitqueçafaitunanquejen’aipasfaitunenuitcomplète.C’estlecas.—Oui,oui.Jenevaispasmal.C’estjusteque,certainsjours,j’ail’impressiondemedéplacersousl’eau,etqu’il
m’estdifficiledetrouverlesommeil.Quandj’yarrive,jerêvequejesuisbrûléevive.Jerêvequejesuisenceinted’unextraterrestre.Jerêvequejetombetoutesmesdents,quejeperdsunbébédontj’ignoraisl’existenceetquejeparsàsarecherchedanslecampus,danschaquesalledeclasse,aubureaudeposte,souschaquetabledelabibliothèque.Quandjesuisencours,jepenseauxbrasdeWest,auxmainsdeWest,ausouriredeWest.West.—Tuasl’airunpeudéprimée,meditmonpère.C’estleprocèsquit’inquiète?L’avocatdeNatearéponduànotreplainteparunedénégationformelleetademandéunjugementen
référé.C’estceàquoions’attendait.Aucoursdesdeuxjoursquej’aipasséàlamaison,monpèrem’arépétéaumoinsquatrefoisquelejugen’accepteraitpas.Notreplainteestsuffisammentétayéepourquel’affaireaillejusqu’autribunal,propulséeparlesrouagesbienhuilésdelamachine,jusqu’àcequel’onn’aitplusd’argentouqu’uncataclysmeviennetoutenrayer.Jenem’inquiètepaspourleprocès.Jecroisquemonpèreseraitsurprisd’apprendrequej’ypenseàpeine–etencore,seulementquandil
enparle.
JeneluiaipasditqueNatehabitaitàmoinsdecentmètresdechezmoietquejelecroisaisparfoisenallantencours.Danscescas-là,onbaisselatêteouonregardeailleurs,commesionneseconnaissaitpas.—Çava,dis-je.—Tuessûre?—Oui.—J’aiachetédesbananesetdelaglacepourledessert.Tunouspréparesdesbananasplit?—D’accord.Jesorsdeuxbols,où jedisposeunepartde tranchenapolitaine,unebananecoupéeendeuxdans la
longueur, un peu de chocolat fondu, du caramel chaud, puis de la chantilly surmontée de quelquesamandeseffilées.C’estunvieuxrituelentremonpèreetmoi.Ils’approchealorsquejemetslatouchefinale.—Papa?—Oui?—C’estàcauseduprocèsqu’onnepartpasenvacancesàNoël?Ilsoupire.—Onenadéjàdiscuté.Il veut parler de l’argent. On s’est mis d’accord : je m’occupe de tout ce qui me concerne dans
l’affaire,etilsedébrouillepourl’aspectfinancierdelachose.Pourtantj’aimeraisbiensavoircequemavengeancevanouscoûter.—Toi,tuenasdiscuté.Jenecomprendstoujourspaspourquoituveuxenfairemystère.Sionnepeut
passelepermettre,alorspeut-êtrequeçanevautpaslecoup.—Ons’estdéjàtropinvestispourfairemarchearrièremaintenant.—Peut-être,maislecoûtnevafairequ’augmenter,etj’enarriveàmedemander…Ehbien,pourquoi
est-ce qu’on fait ça, au juste ? Ce queNatem’a fait – ce qu’ilm’a volé…C’est trop tard, je ne leretrouveraijamais.—Caroline,onadéjàparlédeça!Ilaraison.Onaretournélasituationdanstouslessens,onenaanalyséchaqueaspectetonaexaminé
toutes lesapprochespossibles.Ona largementrattrapé les longsmoisdesilencequiontsuivi lechocquandNateapostélesphotos.Onenaparléjusqu’àcequejen’aiepluslaforcededireunmot.—Etsic’étaituneerreur?Tunel’asjamaisenvisagé,ça?—Non.Bon, j’auraispum’endouter.Laphilosophiedemonpère,c’estqu’il fautdéciderdecequ’onveut
puistoutmettreenœuvrepourl’obtenir.L’ambitionestsareligion.Interdictiondebaisserlesbrasoudefairedescompromis.Ilouvrelebocaldecerisesetenattrapeune.—N’abandonnepas,Caroline.Çanevapasêtrefacile,maislejeuenvautlachandelle.Peut-être,maissilebutdujeuestdefairepayerNate,madéterminationcommenceàflancher.Jele
croisedanslarue,etilparaîtintouchable.Jelecroisedanslarueetjemerendscomptequejem’enfiche.J’ail’espritailleurs.Frankiem’envoie un texto lemercredi des vacances. Je retourne à Putnampour aller la chercher à
l’école.Plustard,unefoisqu’elleestendormie,jem’assiedsenhautdel’escalieretj’attendsWest.Jel’entendsavantdelevoir–levrombissementd’unmoteurquiapproche,unsondontlahauteuretle
volumechangenttandisquelepick-upralentitpourprendrelevirage.Legraviercrissesoussespneus.Unfaisceaudelumièreblanchebalaielegarage.J’entendslesbottesdeWestsurlesmarchesau-dessousdemoi,maisjenelevoispas.Ilfaitsombre
prèsdelaporte,etlespharesm’ontaveugléemomentanément.Jevoisrougeoyerlemégotqu’iljetteavantdel’écraser.Puisilsebaissepourleramasser.Ils’arrêteàdeuxmarchesdemoi.—Frankievabien?—Elledort.Jemelève.Quelquesdizainesdecentimètrescubesd’obscuriténousséparent.—Jevoulaistedemander:est-cequ’ellet’aditqu’elleavaitdessoucisdanslebus?—Quelgenredesoucis?demande-t-il.—Legenredesoucisqu’ontlesfilles.Jenetrouvepasd’autrefaçond’exprimerlachose.Jenesaispasexactementquoiluidire.Moi-même,
jeneconnaispasgrand-chosedelasituation,àpartqueFrankieademoinsenmoinsenviedeprendrelebusaprèsl’école,cequisignifiesûrementquelegarçonquil’embêtenes’estpascalmé,aucontraire.Je n’arrive pas à décider si c’est à moi ou à Frankie de lui raconter ça. Je n’ai pas envie de
m’immiscerentreWestetsasœur.—Tuferaisbiendeluidemanderàelle,ajouté-je.Ilpousseunsoupir–unsouffled’airténu.—Jeneveuxpasquetuteprennespoursababy-sitter.—Jenesuispassababy-sitter.Onestamies.—Tunepeuxpasêtreamieavecunegaminededixans.—Si,pourvuquetumelaissesfaire.—Etsijerefuse?—Pourquoituferaisunechosepareille?Tasœurabienledroitd’avoiruneamie.Tunecroispas?—Uneamiedesonâge,peut-être.—OK.Imaginequ’ellesefasseunecopineàl’école.Ellenepourraitpasl’inviterici.Ellenepourrait
pasallerchezelleniallerjouerquelquepart,pasavecl’emploidutempsquetuas.Elleestcoincéetouteseuleiciplusieursheuresparjour.—Laurieluitientcompagnieparfois.—Oui,enfin,ildoitavoirlacinquantaine.TuoseraismesoutenirqueFrankieestmieuxavecluiqu’à
fairedestrucsavecmoi?—Non,grommelle-t-il.— Tant mieux, parce que ça fait du bien à ta sœur de passer du temps avec moi, et tu le sais
pertinemment.Westsedétournecommepourregarderversl’allée.Mavisions’estdenouveauadaptéeàl’obscurité,
suffisammentpourquejedistinguesonprofildécoupésurfonddenuitnoire,sapommed’Adam.Jedevinequ’ilestépuisé.Safatigueesttangible,unedéclarationdesoncorpsaumien,etjebrûlede
tendrelesbrasverslui,dereposermatêtecontresonépaule.Çamerappellelesmercredissoir,quandilenchaînaitsonboulotàlabibliothèqueavecsonservicede
nuitàlaboulangerie.Lorsqu’onrentraitenfinchezlui,iltenaitàpeinedebout.Ilselaissaittombersurlelit, retirait ses bottes d’un coup de pied puism’attirait à lui, cachait son visage dansmes cheveux ets’endormaittouthabillé.Ilyavaitlà-dedansquelquechosedemerveilleusementconfiant.Çam’étaitprécieuxdemetrouversi
prochedeluialorsqu’ilétaitdansuntelétatdevulnérabilité.
Iltapeleboutdesabottecontreunemarche.—Jenecomprendspascequetufaisici.—Ilmesemblequejet’aide.—Jenevoispaspourquoituveuxaider.—Si.Tuvoistrèsbien.—Jet’aiditquejegarderaismesdistances,rétorque-t-il.J’étaissérieux.—C’estvraimentcequetuveux?Jel’entendsdéglutir.Jemedemandesisagorgeestaussinouéequelamienne,sisoncœurbataussi
fort.—Ouais.—Pourquoi?Ilgardelesilencependantsilongtempsquejecommenceàcroirequ’ilnerépondrapas,maisquand,
enfin,ilreprendlaparole,jeleregrettepresque.—Cequejet’aifait…Commeunclaquementdedoigts,cesquelquesmotsraviventmacolère.—Jet’aidéjàditcequej’enpensais.—C’estvrai,etc’estgrâceàçaquej’aicomprisquejedevaistelaissertranquillesijerevenaisici.—Àl’époquejen’auraisjamaisimaginéquetureviendrais.—Çanechangerien.—Aucontraire!Çachangetout,West!—Cen’estpasobligé,tusais.—Etsij’aienviequeçachange,moi?—Caro…Il se penche versmoi. J’ai l’impression qu’il vame toucher. Il lui suffirait de tendre lamain pour
trouvermatailleoumonépaule,maisiln’enfaitrien.Ilsoupire,redescendd’unemarche.—C’estmieuxcommeça.—Jenepensepas.Pourmoi,rienn’estmieux.Ilcroiselesbras.—Çavadevenirplusfacileavecletemps,tuverras.—Tuycrois,toi,àtespropresconneries?Ilsetait.Longtemps.Ilrelèvelesyeuxversmoid’unairgrave,alorsjesoutienssonregard.Jemedemandes’ilarriveàlire
surmonvisagedanslenoir.Jemedemandesiçaluimanquedenepasm’avoirdanssonlit,autantquenepasyêtrememanqueà
moi.Jenecomprendspluscequisepassedanssatête–cequ’ilcroitfaire,etpourquoi.Ilm’arejetéedela
façonlaplusviolentequisoitmais,depuis,ilestrevenuàPutnam.Alorspourquoinemerevient-ilpas,àmoi?«Cequejet’aifait…»Lesouvenirenestencoreàvif–troppourquejem’yattarde.Cedoitêtrepareilpourlui.Maissicesouvenirestlaseuleetuniqueraisonquil’éloignedemoi–sic’estsonsensdel’honneur
quileparalyse,commesij’étaisunebelleprincessedontilavaitsalilarobe–,alorsnon!Pasquestion,putain!S’ilveutsepriverdecequ’ilveutvraiment–etaupassagemepriver,moi,de
cequejeveux–,alorsiln’yariend’honorablelà-dedans.C’estdelaconneriebutéepureetsimple,etje
refusedem’inclinerdevantça.Facileàpenser,medirez-vous,maisc’estuneautreaffairequedetrouvercomments’yprendre.Onseregarde,Westetmoi.Çamebriselecœur,sesjoliespommettes,lacicatriceàsonsourcil,sonnezpastoutàfaitcentré,ses
oreillestroppetites,sabouchesigrande,siexpressive,tellementparfaite!Çamebriselecœurdesavoirqu’àuneépoquepassilointainej’auraispul’entraîneràl’intérieuretle
mettreau lit, luioffrirunpeude repos,de réconfort– luioffrirquelquechose.Maiscetteépoqueestrévolue,etnoussommescoincésdansceprésent.L’étenduedecegâchismeserrelagorge.—Jemesenscoupable,dit-ilenfin.J’ail’impressiondeprofiterdetoiquandtupassesdutempsavec
Frankie,saufquejenepeuxrienyfairepuisquejenet’airiendemandéetque,quandjetepried’arrêter,turefuses.—PauvreWest.Çadoitêtredurpourtoi.Iléclatederire.—Vatefairefoutre,Caro.—Jeveuxbien,sic’esttoi.—Maisarrête,putain!Ilsepasselesdoigtsdanslescheveuxpuislesnoueàl’arrièredesatête.Ilpousseunviolentsoupir,
etçamefaitplaisir.J’adorelefairesortirdesesgonds.J’adorevoircetteéchappéedevérité,etledésirmedonnelevertige,commedelanicotine.C’estunjeu,mêmesijesaispertinemmentqueWestestonnepeutplussérieux.Onyadéjàjoué,luiet
moi,saufqu’àl’époquej’étaisterrifiée,blesséeetméfiante,maisc’estfini, toutça.Jesuisentraindegagner,etlapartienefaitquecommencer.—Pasplusd’uneoudeuxfoisparsemaine,d’accord?dit-ilenfin.Tuasd’autreschatsàfouetter.Et
puis, jeneveuxpasque tudépensesde l’argentpourmasœur.Laisse-moi tes ticketsdecaisse sur latableetjeterembourserai.—Sérieusement?Tuveuxqu’ons’amuseàfairelescomptes?—Tuveuxbienmelâcheruntoutpetitpeudelest,Caro?Tuasobtenutoutcequetuvoulais,àpart
ça.—Loindelà.—Caroline,rétorque-t-ilencroisantlesbras.Jel’imite.—West.—Qu’est-cequetuveuxquejetedise?—JecomptebienpasserdutempsavecFrankie,cequisignifiequ’onvasecroiser,toietmoi.Ilva
falloir que tu te fasses à cette idée – que tu t’habitues à me voir. Alors cesse de faire comme si jen’existaispasoucommesitoutallaits’arrangerjusteparcequetuenasdécidéainsi.Ilmefaitattendreavantderépondre–ungrondementgravequirésonnedanssapoitrine:—Bon,d’accord.Jemebaissepourrécupérermonsac.Mesgenouxmenacentdemetrahir.Jesuisuncocktaildétonant
d’adrénalineetdedésir,uncorpsdangereuxetstupide.Quandjemeredresse,Westmeregardetoujours,etc’estpire.Pirequemieux.C’esttoujourspirequemieux,avecWest.—Quoi?dis-je.—J’essaiedecomprendretastratégie.
—Hein?Qu’est-cequitefaitcroirequej’aiunestratégie?—Tuasunespritpolitique,Caro.Tuastoujoursunestratégie.—Tuvasmefairepasserpourunemanipulatricesournoise.—Jen’iraispasjusque-là,maistudoisbienadmettrequetun’espastoujourstrèsdirecte.—C’estpeut-êtreparcequetuesrétifauxapprochesdirectes.—«Rétif»?Sonsourirem’électrise.—Nefaispassemblantdenepassavoircequeçaveutdire.Ilsecouelatête,lentement,l’airlas.—Cen’estpasmoiquifaissemblantici.—Ilyaunedifférenceentrefairesemblantetéviterd’êtretropdirect,surtoutquandonsaitque,sion
parletropfranchement,onrisquedesefairedescendreenflammes.—Etsituessayais,pourvoir?—Pascesoir.—Tuasobtenutoutcequetuvoulaispourcesoir.C’estça?Jeremontelabretelledemonsacsurmonépauleetmedressesurlapointedespiedspourapprocher
monvisagedusien.—Non.Cen’estpasçadutout.Illaisseéchapperunsoupirenuneexplosionagacéeetdétournelatête.—Tun’aspasbesoind’attendrequejerentre,unefoisqueFrankieestcouchée,tusais.—Jenepeuxpasverrouillerlaportederrièremoi.Ilm’accordeunnouveausourire,pluslent,plusgrand,mêmes’ilrefusedemeregarder.—Tuvasmedirequ’iltefautuneclé.—Çanem’ennuiepasd’attendrequeturentres.—Ilyadesjoursoùjefinisà2heures.—Jesais.Frankiemel’adit.Cettefoisilmeregarde,medétailledelatêteauxpieds.—Turecommencesànepasbiendormir?—Çam’arrive.Laplupartdutemps.Jemecouchetrès tard,dorsquelquesheures,meréveille tôtetenprofitepour
travailler.Jefaislasiesteenfind’après-midiquandjen’aipasderéunions.Monemploidutempsdevampire.Çafaisaitpartiedeschosesquej’avaisencommunavecWest.Ilfautcroirequec’esttoujourslecas.—Jevaistefairefaireunjeudeclés,dit-il.Tupourraspartirquandtuveux,àl’avenir.—Merci.Jepasseàcôtédelui,troubléeparlaproximitédesoncorpsetl’étroitessedel’escalier.Ilpourrait
tendrelesbras,poserlesmainssurmoi,metoucher,etjelelaisseraisfaire.Ressent-il lamême chose ?Oui, c’est obligé. Elle est là, entre nous, cette évidence, cette chanson
d’amourquenoscorpsn’ontjamaiscessédechanter.Malgrémacolère,jeseraisprêteàtuerpourpouvoirlesuivredanssachambre,l’aideràretirerses
bottes. Je serais prête à mourir pour pouvoir me blottir dans le creux de son bras jusqu’à ce qu’ils’endorme,ensécuritécontremoi.Pourpouvoirleprotéger.—Bonnenuit,West.—Bonnenuit,Caro.
Jegardecetteimagedenousenremontantdansmavoiturepourreprendrelaroutedéserte,seuledanslehalodemesphares.Westetmoienlacésdanssonlit.Westetmoienpromenadedansunchampd’étoilessauvages,maindanslamain.Jeluimontrelechemin.
ÉCLAIREUR
WEST
LelendemaindujouroùCarolinem’aditqu’ellefaisaitpartiedemavie,queçameplaiseounon,j’aiarrêtédefumer.Elleauraitcontinuéàattaquermesclopes,sinon.Çamemanquait de ne plus avoir lamontée de nicotine, de ne plus sentir la fumée se répandre jusqu’au fond demes
poumonsetmepermettrederespireralorsquej’avaisl’impressionquel’airdePutnamm’étaitinsupportablesansça.Cettenuit-là,quandelleestpartie,j’aisuividuregardlesfeuxdesavoiturejusqu’àcequ’ilscillentetdisparaissentdansun
virage.J’airefermélaporteàcléetj’aimangélesrestesdudînerquej’avaispréparépourmasœur.J’aipenséàCaroline,auxaprès-midietauxsoiréesqu’elleavaitpassésavecFrankie.J’aipenséàCarolinedansmonappartement,dansmacuisine,dansmavie.J’aisortilerestedemescigarettesducongélateuretj’aiouvertchaquepaquetavantdecasserlesclopesendeuxetdeles
jeter.Puisj’aicaléunehanchecontreleplandetravailetjemesuismisàjoueravecmonbriquetdansl’obscurité.Étincelle.Flamme.Étincelle.Flamme.Jetentaisdemeconvaincrequelaflammequejevoyaisn’étaitpasunelueurd’espoir,n’avaitpaslegoûtdel’espoir,maisje
n’aijamaisététrèsdouépourmevoilerlaface.L’étincelledanslanuit,cetteflammefragile…Caroline.L’espoir.Pourmoi,lesdeuxavaienttoujoursétésynonymes.Lafilleinaccessible.Voilàcequejem’étaisditenlarencontrant,dèslepremierjour.Elleincarnaittoutcequejevoulais,etelle
m’étaitinaccessible.Seulemapeurlarendaitinaccessible.LadernièrefoisquejesuisvenuàPutnam,jesuistombéamoureuxd’elle.J’aicommencéàmeconstruireunevieàmoietje
l’aiperdue.Jenevoulaispasreprendreuntelrisque–pasavecmasœur,pasavecmoncœur.PourtantCarolineaussiaperdusonavenir.Elleaperdu toutessescertitudeset tousses rêvesquandsonexamisdes
photosd’elle sur leNet.Puis elle s’est battuepour les reconquérir.Elle s’est entêtéeet acharnée jusqu’à ceque sondû luirevienne.J’aiassistéàcettebataille,etc’étaitlaplusbellechosequej’aiejamaisvue.
Ilfallaitvraimentquejesoistrèsconpourcroirequ’ellemelaisseraitfilersansriendire,mêmeaprèscequejeluiavaisfait.Carolinenelâcherien.Ellen’auraitpasdûvouloirdemoiaprèstoutça,maisjevousdéfied’allerdireàcettefemmecequ’elleestcenséevouloir.
Allez-y.Essayez,quejerigole.Carolinemevoulait,moi,alorselleétaitlà,surlepasdemaporte,avecmasœur.Elleréduisaitmescigarettesànéantetmefoutaitenrogne,àmedirequej’allaismourird’uncancer,commesijenelesavais
pas.Commesij’étaiscenséyaccorderdel’importance.Ellevoulaitquejem’accordedel’importance,etjem’yopposais,sansraison.Enfin,non.Passansraison.Jem’yopposaisparcequej’avaispeur.Qu’arriverait-ilsijeneparvenaispasàréparercequejeluiavaisfait?Ousij’yparvenaismaisquejelaperdaismalgrétoutetque,cettefois,jen’ysurvivaispas?Quedeviendrais-jesi,aumomentoùjeretrouvaisCaroline,jemerendaiscompteunefoisdeplusquel’espoirestunluxe
dontjedoismepasser?J’étaisterrifié.Maisçan’avaitaucuneimportance.Carolineetmoi,çaallaitfinirpararriver,detoutefaçon.Jen’allaispasm’yopposertrèslongtemps.Cettedernièresemaine
d’octobre,cettepremièresemainedenovembre,j’aitentédegardermesdistances,j’aifreinédesquatreferstoutenessayantdemerappelercommentj’avaisfaitlapremièrefois.
Commentavais-jepuoserprendrecequejevoulais?Çaparaît facile, commeça, de se dire qu’onmérite tout ce qu’il y a de bien, de se laisser aller à désirer lemeilleur, de
s’autoriseràl’obtenir.Çaparaîtfacilemaisçanel’estpas.Pourunmeccommemoi,çarelèvedel’impossible.J’étaiscoincéàSilt–pastantleSiltdel’OregonqueleSiltdansmatête.LeSiltquiavaitfaitdemoicequej’étais,quim’avait
apprisàsurvivre,quim’avaitmisdanslecrânel’idéequemavien’avaitaucunevaleur.LecheminquiallaitmesortirdelàétaitprécisémentceluiquimeramenaitversCaroline.Unefoisquejel’aitrouvé,toutest
devenuplusfacile.Jen’avaisplusqu’àsuivrelaflamme.
Un jour de la semaine suivante, jeme tiens devant le bâtiment d’arts plastiques avant le début descours.Adosséauxfenêtres,j’écoutelesfumeursquidiscutentetplaisantent.Jemâcheunchewing-gumpour
m’occuperetgardelesmainsdanslespochespourm’empêcherd’allertaxeruneclopeàquelqu’un.Lamoitiédemaclasseestdehors.Ilyauntypequis’appelleRaffe–diminutifdeRafael.Ilalapeaumateetunebelletignassenoirequi
ressembleunpeuàunecoiffureafro,saufquesesbouclesàluiseterminentpardespointes.Ilporteunblousondemotardmaisnesemblepasselapéter.IlestengrandeconversationavecunepetiteblondenomméeAnnie.Ilsfument,etdiscutentdusurréalisme,dudadaïsme,deWarhol,d’Avedon,deTurneretd’autresdont
jen’aijamaisentenduparler.Je lesécouteévoqueruneexpoquise tientàChicagoencemoment. Jemerendscomptequ’ilsont
carrémentfaitletrajet–sixheuresderoutealler,sixheuresretour–etqu’ilsn’onttoujourspasfinid’endébattre.J’aperçoisCarolinede l’autrecôtéde lacour.Ellemevoitetatterrit justedevantmoi,commesi le
ventl’avaitdéposéelà.Elleestalléecherchermasœuràl’écoledeuxfoisdepuisnotredernièreconversation.Jemesuisretenud’acheterdescigarettesàsixreprises.—Qu’est-cequetupensesdel’art,Caro?—Jedoutedepouvoirrépondreàcettequestionenuneseulephrase.—TuesdéjàalléeàChicago?—Biensûr,plusieursfois.—Peut-êtrequej’yemmèneraiFrankieunjour.Jepourraisluimontrerl’espècedeharicotgéant,ouun
matchdebase-ballquandlasaisonreprendra,oumêmeuneexpoàl’ArtInstitute.Ellen’ajamaisrienvudecegenre.Carolineplisseunpeulesyeux.—Ettoi?—Moinonplus,dis-je,gênédel’admettre.—Alorstudevraisyaller.RaffeetAnnienousregardent.Jemeretourneetm’aperçoisqueCarolinesetienttoutprèsdemoiet
quenousparlonsàvoixbasse.Ellesefrottelesbras.Elleporteungrosgiletenlaine,longetnouéautourdelatailleparuneceinture.Ilal’airbienchaudmaisnel’estvisiblementpasassez.—Tuferaismieuxderentrertemettreàl’abri.—Oui,etpuisj’aicours,ajoute-t-elleenconsultantsamontre.Àplus.EllefaitunsigneàRaffeetAnnie,qu’ellesembleconnaître.Carolineconnaîtpleindegens.Toutle
mondel’aimebien.Jelaregardetraverserlacour.Leventfaitvolersescheveuxetfouettelespansdesongiletàchacun
desespas.Sij’apprenaisàpeindreunjour,c’estcommeçaquejelareprésenterais.Halloween tombe le vendredi. En rentrant du travail je trouveCaroline endormie à la table dema
cuisine.Ilest3heuresdumatin.ÀcôtédesoncoudeilyaunpackdeMonster.Ellem’enapportaitàlaboulangerielemercredi.—Réveille-toi,petitsoleil,dis-jedansunmurmure.Elleredresselatêteetsouritlentement–ungrandsourirelumineux.
Monpetitsoleil.PuisellesecognelecoudeaupackdeMonster,etunnuagepassesursonvisage.—Désolée.—Tun’asaucuneraisond’êtredésolée,saufsitut’esamuséeàmettreautrechoseenpiècesdansmon
appartement.Ellefaitunepetitegrimace.—Jem’enveuxpourcettehistoiredecigarettes.—C’estvrai?—Oui,enfin,Krishnam’aappriscombiençacoûtait,unecartouche.Jet’aiachetéçapourcompenser.
Jemesuisditque,situavaisbesoind’unstimulantpournepast’effondrer,aveclerythmequetutiens,ilvalaitmieuxdesboissonsénergisantesquedesclopes.—Merci.Elleselève.Jen’aipasenviequ’elleparte.—Qu’est-cequevousavezfaitaujourd’hui,avecFrankie?—Jel’aiemmenéeàmaréunionduconseildesétudiants.—Tufaispartieduconseil?—Oui.—C’estcomment?—C’estgénial.Ellerejettesescheveuxderrièresonépaule.Ilsontbeaucouppoussédepuisl’andernieretluiarrivent
dansledos.J’aienviedelesprendredansmamainpourlessoupeser,pourvoirsileurtextureachangé.Elleesttoutemaigre.Cen’estpaslapremièrefoisquejeleremarque.Àlalumièrecruedelacuisine,
lescernessoussesyeuxmeparaissentencoreplusnoirs.Quandonétaitensemble,jel’aidaisàserendormirsielleseréveillaitenpleinenuit.—Tuluiasparlé?demande-t-elle.—Àqui?ÀFrankie?—Oui,decettehistoiredebus.—Non.Il faut que je le fasse. Caroline n’est pas la seule àme le rappeler. J’ai reçu plusieursmails d’un
conseiller d’éducation, quime dit qu’il fait venir Frankie dans son bureau une fois par semaine pours’assurerqu’elle«s’intègrebien».Ilnecessedemeproposerqu’onserencontrepourdiscuter,maisjenevoispascequeçapourraitnousapporter.Engros,sijevaislevoir,ilvadécouvrirquelquechosequivalefaireflipper.Iln’yaquel’embarras
duchoix:lechaosfamilialdesLeavittsurfondd’affairedemeurtre,monemploidutempsquim’obligeàlaisserFrankietouteseulependantdesheuresentières,oulefaitquejesuisbeaucouptropjeunepourendosserlaresponsabilitéd’unegaminededixans.Chaquefoisquejereçoisunmessagedelui,jelelispuisjel’efface.Carolineal’airsoucieuse.—Çanesepassepasbienpourelle,àl’école.—Çanesepassejamaistrèsbienpourpersonne.Lapetiterideen«V»entresessourcilss’accentue.—Ilnes’agitpasseulementdeça.Illuiestarrivéquelquechosedevraimentpascoolaujourd’hui.
Elles’estmiseàpleurerdansmavoiturequandjesuisalléelachercher.—Ellet’aracontécequec’était?—Non,ellen’apasvoulum’enparler.
—Etmerde!(Lesmainsdanslespoches,jemebalanceenéquilibresurmestalons.)Jevaisvoircequejepeuxfaire.—Situveuxquej’essaied’endiscuteravecelle,jepourraispeut-être…—C’estmasœur,c’estàmoidem’enoccuper.Jedisçabeaucoupplussèchementquejenel’auraisvouluetjeleregretteaussitôt.—Pardon.J’avaisoubliéquec’étaitt’insulterquedeteproposerdel’aide,rétorque-t-elle.—Jenecomprendspaspourquoituasenviedem’aider.—Ouais,tumel’asdéjàdit.Laissetomber.—J’essaie,justement.Ellemejetteunregardnoir,quej’aibienmérité,etcommenceàrangersesaffaires.Lalumièrebrille
danssescheveux.Jem’enivreduvertdesonpull,delafaçondontsonjeansoulignesesfesses.Jenesuisqu’unconnard.ParcequejesuisentraindematerleculdeCarolinemais,surtout,parcequejen’aitoujourspasparlé
àFrankie.Jeneveuxpassavoircequisepassedanscefichubusparcequejen’aipasdesolutionderechange.Soitelleprendlebus,soitjedémissionne.J’auraisintérêtàdémissionner.Pourtant les horaires me conviennent bien, et le salaire est plus que correct, donc au lieu de
démissionner, je suis odieux avecCaroline, alors que c’est dans sa voiture quemapetite sœur laisselibrecoursàsesémotions.Je ne sais pas comment m’en sortir. Frankie et ses problèmes à l’école, mon travail, les cours et
Carolinedansmacuisineaubeaumilieudelanuit,quiessaiedem’aideralorsquej’arriveàpeineàlaregardersansmeconfondreenexcusesoul’embrasser–oulesdeuxàlafois.Laplupartdutemps,c’estlesdeux.Jesorsmontrousseauetendétachelacléquej’aifaitdupliquerpourelle.—Tiens.Tupourrasfermerenpartant,commeça.—Merci,dit-elleens’approchantpourlaprendre.Tuvasbien,West?Jesuisentraindemenoyer.Jesuisépuisé.Tumemanques.Jesuisunevraieloque.J’ail’impressionquetoutlemondedoitlesentir,cemélangedepanique,de
culpabilitéetdedégoût,pourtantCarolineestlà,devantmoi,etjen’ycomprendsrien.Jesuisincapabledeluidemanderdepartir.Jenesaismêmeplusquoidire.—Çava.Carolinefaitencoreunpasversmoi.Jemetslesmainsdansmespochesarrièreetbaisselesyeux,parcequesinon…—Bon,souffle-t-elle.Bon.Après son départ, je me fais réchauffer des lasagnes au micro-ondes. Je jette un coup d’œil au
thermostatavantd’allermecoucher.Mêmeunefoisblottisouslacouette,jen’arrivepasàmeréchauffer.Lelendemainaupetitdéjeuner,Frankiedéclare:—Ilmefautdenouvellesfringues.—Pourtantont’enaachetépleinenseptembre.—Ellesnemevontdéjàplus.Jeprendsletempsdel’examinerpourvoirsic’estpossible.Ilnes’estmêmepasécoulédeuxmois,
maispeut-êtrequ’elleachangésansquejem’enrendecompte.—Qu’est-cequinevaplus?Lespantalons?Leshauts?—Iln’yaplusrienquiva.—Tun’asplusaucunvêtementàtataille?Ellehochelatête.— Ça n’a rien à voir avec ce que m’a raconté Caroline, par hasard ? Il paraît que ta journée
d’Halloweens’estmalpassée.—Non,cen’estpasça.—Parcequ’ellem’aditque…—J’aibesoindenouvellesfringues,unpoint,c’esttout.Jesuistropgrossepourcequetum’asacheté
enseptembre.Elleselève,jetteàlapoubellelepetitdéjeunerauquelelleaàpeinetouché,ets’enva.Jelasuisdesyeux.Sonjeanluivatrèsbien.Sonpullparaîtpeut-êtreunpeupluscourtquequandelle
l’a essayé, mais rien de grave. Elle a des hanches, maintenant, en plus de ces seins que j’évite deregarderparcequeçamefaitbizarredevoirçasurmapetitesœur,monbébé.Avantqu’elledisparaissedanssachambre,jelance:—Oùest-cequetuveuxqu’onaille?—Àl’ArméeduSalut.— Je peux t’acheter des fringues neuves, tu sais, dis-je, exaspéré. Ce n’est pas ça, le problème.
J’essaiesimplementdecomprendre…—Jetedemandejustedem’emmeneràl’ArméeduSalut.OK?—OK,commetuveux.—Bon.J’aiune tonned’articlesà lirepourmoncoursd’histoirerusse.Çameprend lamatinée.Pendantce
temps,Frankieregardedesdessinsanimésenfaisantdescroquisdechevaux.Aprèsledéjeuner,onvaluichercherdenouveauxvêtements.Frankiechoisitunepiledejeansetde
sweat-shirts, tousplus immenses lesunsque lesautres,des leggingsqu’elleestobligéede roulerà latailleetunsweatdePutnamCollegequiluiarrivesouslesfesses.—C’estn’importequoi,çanetevapasdutout,dis-je.—Tudevraisêtrecontent,tun’arrêtespasdemerépéterquejem’habillecommeunepouffe.—Jen’aijamaisditça.—Tum’asforcéeàmettreunmanteaupar-dessusmoncostumed’Halloween.—C’étaituncostume,ilnes’agissaitpasdetesfringueshabituelles.Etpuis,cen’estpastafaute,tous
lescostumessontcommeça,maintenant.J’auraisdûmieuxregarderavantdetel’acheter.Elleajouteungrossweatàlapilequejetiensdansmesbras.—C’estçaquejeveux.J’essaiedecaptersonregard,d’établiruneconnexion.—Situasdesproblèmesàl’école,ondevraitenparler.—Jen’aipasdeproblèmes.—Nemeprends pas pour un imbécile.Tu pleures dans la voiture deCaroline, tume réclames de
nouveauxvêtementsdanslesquelstuescomplètementnoyée…Ilyaquelquechosequinevapas.—Tuveuxbient’occuperdetesaffaires,West?—Tuveuxbienmeracontercequis’estpasséàl’école?—Ilnes’estrienpassédutout.—Jenetecroispas.
—Jen’enairienàfoutrequetumecroiesoupas.—Écoute,Frankie,jenesaispascequit’estarrivé,maisjedoutequechangerdegarde-robesoitla
solution.Réfléchisunpeu.Tuestropfutéepourcroirequeçavatoutrégler.—Peut-êtrequejen’aipasenvied’êtrefutée.L’entendredireça…Çamerenddingue.J’ai envie de la secouer, de lui crier que l’intelligence est notre seul atout. Il n’y a que par son
intelligencequ’ellepeutlaisserSiltderrièreelle,éviterdemarchersurlestracesdemamère–surlesmiennes.—Qu’est-cequetuentendsparlà,exactement?Ellepousseunsoupirexaspéré.—Maisrien!Laissetomber.Jel’attrapeparlebras.—Nemeparlepassurceton.Jedevraisêtreentrainderédigerunessaimais,aulieudeça,jesuis
ici,avectoi,alorstumedoisaumoins…—Jenetedoisriendutout!Ellesedégageetmepousseassezfortpourmefairereculerd’unpas.—Si ça te fait tellement chier dem’acheter tout ça, laisse tomber.Moi, je vais t’attendre dans la
voiture.Jeresteplantécommeunconentrelesportantsdel’ArméeduSalut.Jenesaispasquoifaire.J’aimeraispouvoirdemanderconseilàCaroline.Lelundimatin,jepasseaucafédesétudiantsdansleForumetlavoisseuleàunetable,avecungros
livredevantelleetunbeignetposésuruneservietteenpapier,àportéedemainmaisencoreintact.C’estsonpréféré–letoutchocolat.Jevaism’asseoirenfaced’elle,attrapelegâteauetenprendsuneénormebouchée.—Salaud,lance-t-elle.Sansmêmeleverlesyeuxversmoi,ellemedonneuncoupdepieddansletibia.Jeneréagispas.Jemangetoutlebeignet,assislà.LesoleilquientreàflotsparlesfenêtresduForum
lanimbedelumière.Ellelitavecleslèvresentrouvertes,lalanguepasséeentresesdentsdubonheur.Àunmoment,ellesedétournedesonlivrepourattraperunepiledefichescartonnéesavecdusurligneurpartout,etj’enreconnaisleformat.Elledoitavoiruntestdelatin.—Tuveuxquejetefasserécitertesverbes?—Non.Arrêtedemedéconcentrer,jen’aiplusquedixminutes.Jemelèveetmerendsaucomptoirpourluiracheterunbeignet.Ellenemedécrocheplusunmot,etpourtantc’estlemeilleurquartd’heuredemajournée.Quand je rentre à lamaison à 2 heures dumatin, je la trouve dansma cuisine, à pianoter sur son
ordinateurportable.—Tuesaucourantquelabibliothèqueestouverte?dis-je.—Ouais.J’ouvreunpaquetdechipsdemaïsetlevidedansunsaladier,pourqu’ellepuisseseservir.Elleenprendune.—C’estcomment,tontravail?—C’estchiant.—Qu’est-cequetufais,exactement?
—Jefaiscequ’onmedit.—Etaujourd’hui?Qu’est-cequetuasfait?—Aujourd’huij’aimesuré.Onneveutpasencoremelaissercouper.—C’estplusmarrant,decouper?—Çaaurait aumoins lemérited’êtrenouveau. Jen’aiencore jamaisutiliséde scieàonglet,mais
apparemmenttupeuxfairedestrucssympas,genrecouperà30degréssur l’axed’abscisseetà45surl’ordonnée.J’aimeraisbienvoircommentçamarche,etconduireletranspalette,aussi.—Quandest-cequetuaurasledroitdefairetoutça?—Dansunsiècleetdemi,sij’aidelachance.Qu’est-cequetuécris?—Unessaisurlespériodiquesàl’époquevictorienne.—Çaal’airfascinant.—Non,c’estchouette.Ondevaitchoisirunthèmebienreprésentédanslespublicationsettrouvertout
cequ’onpouvaitàcesujet.J’aichoisilaquestionirlandaise.—C’estquoi,laquestion?—Pourfairecourt:lesIrlandaisvoulaientleurindépendance.—Quellebandedecasse-couilles,cesIrlandais.Ellesourit.—Tuveuxunebière?dis-jesansréfléchir.Ce soir jen’aipas enviedepenser. J’en aimarre–marreque tout soit toujours si compliqué. J’ai
enviedesimplicité,pourchanger.UnebièredansmoncanapéavecCaroline.—À2heuresdumatin?—Jesuissurlesnerfs.Ilvamefalloirunmomentavantdepouvoirm’endormir.—Commentçasefaitquetusoissurlesnerfssitonboulotestchiant?—C’estàcausedesMonsterquetum’asachetés.Cen’estqu’àmoitiévrai.Sijesuissurlesnerfs,c’estaussiparcequ’elleestlà,etparcequeFrankie
refusetoujoursdemeparler.J’aifaitnuitblanchepourfinirderédigerledernierdemesmémoiresderattrapage,pourvaliderle
semestrequejen’aipasterminél’andernier.J’aitellementdesommeilenretardquej’ail’impressiondeneplusenavoirbesoin.—Alors?Tuveuxunebièreoupas?—OK.Detoutefaçon,j’ailacervellequitourneàvide,là.Ellesemasselesépaules.Jesorsdeuxbièresdufrigoetdéchireuncoind’essuie-toutpourcrachermonchewing-gumdedans.
Quandjemeretourne,Carolinemeregardeenhaussantunsourcil.—C’estnouveau,lechewing-gum,commente-t-elle.—Çam’empêched’avoirenviedefumer.—Tuasarrêté?Pourdebon?—J’essaie,dis-jeendécapsulantlesbièresavantdeluienpasserune.J’aibesoindem’asseoir.J’attrapeleschipsetvaism’installerdanslecanapé.J’allumelatélé,etontombesuruneémissionde
téléachatoùilestquestiond’unépluche-légumesautomatique.Carolinemesuitetprendplaceàl’autreboutducanapé.On regardeun type toutmaigrichon etmonté sur ressorts tenter denous convaincrequ’on risquede
mourirsur-le-champsionn’achètepassonsuperépluche-légumes.Jehumel’odeurdeCaroline,sescheveuxetsapeau,lalessivequ’elleutilise,sondéodorantquisent
l’orangeépicée.
—Tucroisquejesuisàcôtédelaplaque?—Oui.—Tunepourraispasattendrequejeteprécisedequoijeparle?Çalafaitsourire.—Non.—ParcequejeparlaisdeFrankie.—Jesais.Jevoisbien,àsonairsatisfait,qu’elleavaitdeviné.J’aidéjàvucesourirealorsqu’elletenaitmesboursesdanslecreuxdesamainetréfléchissaitàla
façondontellevoulaits’yprendrepourmerendrecomplètementdingue.—TucroisquejesuisàcôtédelaplaqueausujetdeFrankieoucarrémentsurtoutelaligne?Elletourneversmoisesgrandsyeuxcurieux,commepourm’encourageràpoursuivre.—Voyonsvoir,dis-je.Jefaisn’importequoiavectoi,avecmonavenir,aveclescourset…avecun
peutout,enfait.Pasvrai?Elle a incliné la tête sur le côté, comme si elle mourait d’envie d’acquiescer. C’est un rien
condescendant, mais ça ne me gêne pas. Elle porte un jean et un tee-shirt à manches longues qui aquelquesboutonssurledevant.Ondiraitqu’ilestpasséàlamachinedescentainesdefois,saufquejenel’avaisencorejamaisvu.Elleadûl’achetercommeça.Elleadéfaittouslesboutonset,tellequ’elleestassise,jevoislemilieudesonsoutien-gorge,làoùunpetitnœudinutileaétécousu.Sonjeanestserré,usé sur les cuisses, et tout dans ce tableau – ses vêtements et ses cheveux qui s’échappent presqueentièrementdesonchignon–medonneenviedel’attraperetdefroissersesfringues.J’aienvied’apprécierlatexturedecejean,devoirsicetee-shirtestdouxcontremonvisage,s’ilest
plusdouxquesesseins,mêmesijesaisquec’estimpossible.Çanem’aidepasqu’ilsoitexactementdelamêmecouleurquesonsexe.— Vas-y, crache le morceau, Caro. J’ai l’impression que tu vas mourir si tu dois te taire plus
longtemps.Ellesecouelatête.—C’estàtontourdemeparler.—Qu’est-cequetuveuxquejetedise?Elleprendunegorgéedebière.—Tupourraiscommencerparmedirecommenttuvas.—Jevaisbien.Çamevautunéclatderiresarcastique.—Lavérité,ceseraitmieux.—Àt’entendre,onpourraitcroirequejepassemontempsàtementir.Elleréfléchituninstant.—Non,tunememenspas;tumeracontesdesconneries.Nuance.C’estplutôtdrôle,vuquejesais
exactementcequetupensesdespolitessesàlacon.Elle fait allusion à notre première vraie conversation. Je l’ai presque engueulée parce qu’elle
m’affirmait que ça allait alors que, visiblement, ça n’allait pas du tout. Je lui ai expliqué que c’étaitn’importequoi,cettemaniequ’ontlesgensdesouffrirensilenceenclamanthautetfortquetoutvabien.Pourquoinepassimplementdirelavérité?Pourquoisecacherderrièredespolitessesquandonsesentmouriràpetitfeuàl’intérieur?C’est cettenuit-làqu’ellem’a révéléquechaque jourquipassait depuisque sesphotos avaient été
publiéessurInternetétaitlepirejourdesavie.
Jecomprendsbienmieuxcequ’elleentendaitparlà,maintenant.Jevidemabièreetreposelabouteillesurlatablebasse.Jesuisfatigué,jeplaneunpeud’avoirbuma
bièreaussivite,et jenecomprendspas trèsbienpourquoiCaroesthabilléecommeça, toutedouceetaccessible,assisetranquillementdansmoncanapé,unebouteilleàlamain,àmeregardercommesiellevoyaitlesrouagesquitournentdansmatête–commesiellesavaitexactementàquelpointc’estlebordellà-dedans,maisqueçaneladérangeaitpas.—Tuveuxquejetediseunevérité?Ellehochelatête.—J’aienviedet’embrasser.Jevoissapeaus’embraseretsagorgedevenirpeuàpeudelamêmecouleurquesontee-shirt.—Alorspourquoitunelefaispas?demande-t-elle.Jenemesouvienspluspourquoi.Jevousjurequejenesaisplus.Iln’yapeut-êtreplusderaisonvalable.Peut-êtremêmequ’iln’yenajamaiseuetquejenesuisqu’unabruti,cequimeramèneàlaquestion
desavoirpourquoielletienttantàm’avoirdanssavie.Elleregardelesrideauxferméspar-dessusmonépaule, lessourcilsfroncés, lesyeuxdans levague,
commequandelleréfléchit.— J’ai étudié une nouvelle en cours, dit-elle. Je la connaissais déjà, en fait.Le Cadeau des Rois
mages,d’O.Henry.Tul’aslue?—Jenecroispas.—Je suis sûreque tuenasentenduparler.C’est l’histoired’uncouple, trèspauvre, la femmeveut
faireunbeaucadeauàsonmaripourNoël,alorsellesecoupelescheveuxetlesvendpourpouvoirluiacheterunechaîneassortieàsamontre.Saufqueluiaussi,ilveutluifaireunbeaucadeau,alorsilvendsamontreet,avecl’argent,luiachètedespeignespourcoiffersesbeauxcheveux.Carolines’interromptencroisantmonregard.—Quoi?—Jen’aimepascettehistoire.—Moinonplus,maisjevoudraisquetum’expliquespourquoitunel’aimespas.—C’estcenséêtreromantique,non?Unsacrificepoignant,pournousmettrelalarmeàl’œil,qu’onse
dise:«Ça,c’estl’espritdeNoël!»Saufquec’esttoutlecontraire.—Commentça?—Tuvaspeut-êtremedirequ’ilssontheureuxsousleursapin,touslesdeux,parceque,aumoins,ils
ontleuramour.Maisça,ilsl’avaientdéjà.Làn’estpaslaquestion.Justement,letruc,c’est:qu’est-cequ’ilpeutluioffrird’autrequecetamourqu’elleadéjà?IlnepeutpaschaufferleurmaisonniluipayerunecroisièredanslesCaraïbesoujenesaisquoid’autre.Toutcequ’ilpossède,c’estcettemontre,alorsilsedit:«Tiens,jevaislavendre,commeçajepourrailuiacheterquelquechosequisublimesabeauté,çavaluifaireplaisir.»Saufqueçanemarchepas,parcequemaintenant,elleestchauveetqu’elledoitêtreencoreplusmalheureusequ’avant.C’estcon,cettehistoire.Enplus,c’estdéprimant.Jememasselanuque,soudaingêné.Jenesaispasd’oùm’estsortiecettetirade.Carolinemeregarde.C’estplusquejenepeuxsupporter.Carolinedansmoncanapé,safaçondemeconsacrersonattention
commesij’étaisimportant,commesitoutcequejedisaisétaitintéressant,commesijeméritaisdeluiparleraprèstoutcequejeluiaifaitalorsquec’estfaux.Jenemériteriendutout.Voilàlaraisonpourlaquellejenepeuxpasl’embrasser.Est-ellevalide?Jen’enaipaslamoindre
idée.—Moi, j’ai été surprisededécouvrirquec’estbeaucoupplus compliquéqueceque je croyais au
début,dit-elle.—Commentça?Ellebaisselesyeuxsurlabouteilledebièreentresesmainsavantdelesbraquersurmoi.—C’estcenséêtreunehistoiredesacrifice,surlabeautédugeste.Ilsacrifieunbienprécieuxpour
elle,etelle fait lamêmechosedesoncôté.Lerésultatestdésastreux, tuasraison,etc’estdéprimant,maisregardecequ’ilsétaientprêtsàfairel’unpourl’autre.—Oui,maisça,ilslesavaientdéjà,qu’ilsétaientprêtsàfairedegrossacrificesl’unpourl’autre.Ce
qu’ilsvoulaient, c’était sortir de leur routine le tempsd’une journée,une seuleputainde journéeà sefairecroirequ’ilsn’étaientpasdeuxpauvresloserstransisdefroid,etilsseretrouventcommedescons.Lesseulsquis’entirentbien,dansl’histoire,c’estlesdeuxmecsquileurontvendulachaînedemontreet les peignes. Je te parie que ces deux-là, ils ont passé un joyeux Noël, eux. Ils doivent la trouvergéniale,cettehistoire.Ellemesourit.Ellemedévoreduregard.Ellemeronge,etladouleursourdeetnoirequim’habiteenfleethurledeplusenplusfort.J’aimeraisavoirunecigaretteàportéedemain.J’aimerais avoir une bouteille d’alcool pour m’abrutir et mettre un terme à cette pression que je
ressensquandCarolineestlà,cedésirdontjen’arrivepasàmedéfaire.—C’estjusteunNoël,dit-elle.Ilfautt’imaginerqu’ilpourraittrèsbienallerrevendresachaînede
montrelelendemainetacheterunbonnetbienchaudpourqu’ellen’aitpasfroidàsoncrânechauve.Etellepourraitrevendresespeignespourluioffrirunbongrospull.L’histoirenes’arrêtepaslà.—Peut-être,maisj’aisurtoutpitiédelui.Laprochainefoisqu’ilvaallerluichercheruncadeau,ilva
sesouvenirdesagrossegaffe.«Oh,etpuismerde,jevaisluiprendreunbond’achat,ellesechoisiracequiluifaitplaisir.»Ilsontfoutuenl’airtoutelaromancedeleurmariageaveccegrandgestestupide,etilsnelaretrouverontplus.—Riendetoutçanefaitpartiedel’histoire.—Ah,non?—Non.C’estuniquementdanstatête.Elleposesabièreetreplielesjambespourcalersespiedssoussesfesses.Ellepasseunbrassurle
dossierducanapé,appuielajouedessusetmeregardeavecunedouceurextraordinaire.J’aimerais bien qu’elle arrête deme dévisager comme ça, comme si j’étais le petitMoïse dans sa
corbeille,untrucprécieuxqu’ellevenaitdedécouvriretdontelleneselassaitpas.—Jen’iraisjamaismecouperlescheveuxpourt’acheterunechaînedemontre,reprend-elle.Jememetsàtranspirer.—Jesuissérieuse.Jecroisquemonpèrepensequejen’hésiteraispas.BridgetetKrishna,aussi.Ils
considèrentquejesuisencorepirequecettefemme,parcequejenem’arrêteraispasàmescheveux.Ilspensentsûrementquejevendraistoutlemobilier,mesvêtements,madignitépouravoirquelquechoseàt’offrir,maiscen’estpasvrai.Cequejeveuxdire,c’estquec’estjustedescheveux.Oh,évidemment,jetedonneraismescheveuxsituvoulais,parcequ’ons’enfout,çarepousse.Letruc,danslanouvelle,c’estquelescheveuxdecettefemmereprésententtoutesafierté.C’estlaseulechosequiluidonneconfianceenelle,etça,tunel’auraspas.Jenetedonneraijamaismafierté.J’essaiedeluidirequejelesais,maislesmotsgrincentetmeurentdansmagorge.—J’ail’impressionque,cequetunesaispas,c’estquetunepeuxpasmelaprendrenonplus.Même
situvendaistamontre.
Jenepeuxpasladétruire.Voilàcequ’elleestentraindem’expliquer.Jepeuxmeplantersurtoutelalignemaisjenepeuxpasladétruire,elle.J’ailesmainsquitremblent.J’avaisoubliéqu’elleavaitlepouvoirdemefaireça–dedémontermes
démonspourmecomprendremieuxquemoi-même.C’estpeut-êtredeçaquej’avaispeur–qu’ellenememetteenpiècesetqu’ilneresteplusriendemoi
unefoisqu’elleauraitterminé.—Et puis, pour en revenir à la nouvelle, ce n’est pas si tragique, reprend-elle.Les cheveux de la
femmevontrepousser,ellepeutgardersespeignes.Quantàlui,ilpourratoujourss’acheterunenouvellemontre.Lescadeauxqu’ilsontchoisisétaienttrèsbeaux,àlabase.Situm’offraisdespeignesennacre,jemediraissûrement:«Oh!Ilssontmagnifiques,Westadûéconomiserpendantdesmoispourpouvoirmelesacheter.»Jenepenseraismêmepasàmescheveux–passurlecoup,entoutcas.—Moi,ceseraitlapremièrechoseàlaquellejepenserais.—Jesais,West.Elles’avanceversmoiàgenouxsurlecanapéetmeprendlementonjusqu’àcequ’onseretrouvetout
près,plusprochesqu’onnel’aétédepuiscetinstantaucimetière,quandjemesuiscoupéd’elle,quejemesuisconvaincuqu’ilfallaitqueçacesseetquec’étaitàmoidefairelepremierpas.—Tuvendraistamontrepourmoi,West,etaumomentoùtum’offriraiscesbeauxpeignes,tuverrais
moncrânechauveetçatebriseraitlecœur.Cequej’essaiedetedire,c’estquelavien’estpascommeça.Lemonden’estpascommeça.—Commequoi?Jeregardeseslèvres,admiresonvisage.Jesensquecequ’elleestentraindem’expliquerestsuper
importantmaisjen’arrivepasàmeconcentrer.Jesuisépuisé;j’ailesyeuxquipiquentcommesij’allaispleurer.Siseulementjelepouvais.Ceseraitunsoulagement.Jefaispartiedecesgensquiensontincapablesmaisjenemesouvienspaspourquoi.Est-cequeje
suisnécommeçaouest-cequejemesuisinterditdelarmes?—Lemonden’est pas en noir et blanc,West.Dans la vie, il n’y a pas les gentils d’un côté et les
méchantsdel’autre,pasplusqu’iln’yaundébut,unmilieuetunefin.Pastantquetuesvivant.Iln’yaquedesgensquifontdestrucsparfoisstupidesoumagnifiques,ouquelquepartentrelesdeux.Elle prend ma tête entre ses mains, caresse mes sourcils de ses pouces, me forçant à fermer les
paupièrespourmieuxécoutercequ’ellemedit.—Alorschaquefoisquetutesurprendsàécrirenotrehistoire–chaquefoisquetutedisquetuesle
méchantdel’histoire,quetuasdétruitnoschancesetquetoutestfiniàjamais–,penseàça.Ellesepencheetposeleslèvressurmonfront.Çamefaitmaldenepasm’emparerdesabouche,dem’empêcherdel’allongersurlecanapé,dansles
coussins,demeretenirdelatoucheretdel’embrasser,parcequej’aibesoind’elle,j’aienvied’elle,etjesaisqu’ellemeferaittoutoublier.Ceneseraitpasjustedemeservird’elleainsi.Etpourtant,j’aimeraistellement!Quandellesereculeeteffleuremeslèvresduboutdesdoigts,jevoisqu’ellel’acompris.—Penses-y.D’accord?Jenetrouvepasdemotsàluioffrir,alorsjemecontentededire:—D’accord.Aprèssondépart,jepasselamoitiédelanuitàréfléchir.
Vendredimatin.Coursd’artsplastiques.Centdollars.Lapiledepapierscolorésdisposéedevantmoiacoûté100dollars,et jesuiscensé«expérimenter
différentsdispositifs»avec.«Essayez,explorez»,nousadéclaréRikkiquandnoussommesentrésenclasse.Rikki est ma prof d’atelier. Aujourd’hui elle est habillée comme un minuscule pirate, avec des
cuissardesquisereplientau-dessusdugenouetuneécharpedoréepasséesuruneépaule.EllevientdesPays-BasetestmariéeàLaurie,cequifaitd’ellemalogeuseenplusd’êtremaprof.Elleestaussiart-thérapeute.Nemedemandezpascequec’est.—L’idée,c’estdejoueraveclescouleursenrelationlesunesaveclesautres,explique-t-elleautype
qui est assis devantmoi. Travaillez avec des champs de tailles différentes pour créer l’illusion d’uncontrastequandilyasimilitude,oudesimilitudequandilyacontraste.Chaquepaquetcontientcentcinquantefeuilles,toutesdifférentes.Çafait66centslacouleur.Lafilleà
la tabled’àcôtés’endonneàcœur joieavecsesciseaux.Elle tailleallègrementdansunepageaprèsl’autre.Centdollarsdeconfettis.Jenepeuxmerésoudreàdécoupern’importecommentuntrucquicoûteaussicher.Jeveuxd’abord
êtresûrquelerésultatenvaudralapeine.Alorsjedéplacelespapiersetlessuperposejusqu’àcequeRikkimedonneunpetitcoupd’épauleenpassant.—Amusez-vous!J’attrapemesciseaux,quej’ouvreetrefermedeuxoutroisfois.Puisjelesreposeetrecommenceàcomparerlescouleurs.Ça,c’estmoienatelierdecréation.Je n’avais jamais étudié l’art avant et n’en aurais sûrement pas eu l’idée, mais je me suis inscrit
tellementtardcetteannéequej’aidûprendrecequirestait.Évidemment,çanecorrespondàriendecequej’auraischoisi.Enplusdesartsplastiques,j’aihistoiredelaRussiecontemporaine,introductionàl’espagnol,etuncoursdelittératureafro-américainebizarreoù,jusqu’icionaessentiellementétudiédestextesphilosophiquesàproposdelamusique.Avantmapremièreannée,ledocteurT.m’aexpliquéquePutnamn’étaitpasuninstitutspécialisécensé
préparersesétudiantsàunecarrière,maisquelebutétaitd’yapprendreàapprendre.«Explore,m’a-t-il dit.Essaie tout cequi te chante, jusqu’àceque tuaiesundéclic.Apprendsà
réfléchir,àposerdesquestionsetàdéciderpartoi-même.»Jen’aipas suivi sesconseils,parceque jevoulaisdevenirmédecin,mêmesi, avec le recul, jeme
demandebiencequiapumefairecroirequec’étaitunebonneidée.Neufansd’études,puisl’internat,les horaires infernaux, pas lamoindre chance de travailler àmi-temps, ce qui veut dire contracter unemprunt…Ilyapeut-êtredesgensquisevoientbiendanscegenredevie,maispasmoi.Alors,maintenant, j’essaie unpeu tout. Je brûle de l’argent. J’ai l’impressiond’être ungros con la
plupart du temps. J’apprends à rouler les « R » en espagnol, je lis lesmémoires d’une femme russeemprisonnéesousStaline.Çafaithuitsemainesquejejouelejeu,maisjenevoispasbiencommenttoutçaforgemaculture.Je
nesaispasnonplusenquoiçavam’aiderdemettreenpiècesdesboutsdepapierdetouteslescouleurs,maisjechoisisunefeuilled’unrougeprofondetencoupeuncoin.Jeposelepetittrianglerougesurdubleuéclatant.Puisjeleposesurdel’orange.Jetrouveunjolijaunecitronetendécoupeuncoinaussi.—Jouez!lanceRikkiàRaffe,àl’autreextrémitédelapièce.J’ail’impressiond’êtreuncrétinquandjejoue.
Etpuis,cen’estpasdel’art,ça.C’estdesmaths.Lemanuelquiaccompagnelesfeuillesvoudraitnousfairecroirequec’estsupermystérieux,quelescouleursontdespropriétésparticulières.«Oh!Çaalors!Celle-ciatelaspectàcôtédecelle-làmaisparaîtentièrementdifférenteàcôtéde
telleautre!»Alorsqu’enfait,onpeutaffecterunevaleuràchaqueteinte,etellessuivrontunschémaprévisible.Un
rosevifsemblevibrerlégèrementquandonleposesurduvertpomme.Lecarréroseal’airplusgrandsurfondnoirquesurfondblanc.Cen’estpasdelamagie.C’estjustedesnombresetdelalogique.Rikkisepenchesurmonépaule.Elletoucheuntrianglemarronquej’aiposésurunautre,rosepâle,et
inversel’ordredesdeux.—C’estbien,ça,mais travaillezavecdesmorceauxplusgrands,hein?C’estdurd’yvoirquelque
choseavectouscespetitstriangles.—Jeneveuxpasgâcherlepapier.—Ah!J’aitoujoursunétudiantquiapeurdegâcher.Onvafairedelapeinture,etvousallezchoisir
lapluspetitetoile,ouensculpturevousalleznousfabriqueruntoutpetitobjet,commeça.(Elleapprochelesdeuxmainspourmontrerlatailledemasculptureimaginaire.)Lepapierestlàpourêtregâché.—C’estpeut-êtrequejen’aimepasjeterdel’argentparlesfenêtres.—Oupeut-êtrequevousavezpeurdeprendretropdeplacedanslemonde,rétorque-t-elle.Dansma
classe, jepensequevousdevriezgâcherautantquevousvoulez.Découpez tous lespapiers, faites lesplusgrandespeintures.C’estcommeçaqu’onverracequevoussavezfaire.Après ça elle me laisse tranquille. Je me remets à comparer mes triangles, à la recherche des
meilleurescombinaisons.Danslecarnetqu’onestcenséstoujoursavoiravecnous,j’assignedesvaleursàvued’œiletjem’enserspouressayerdeprédirequellescouleursvonts’accorderlemieux.Jeferaiunessai surFrankieen rentrant,pourvoir.Siçamarche, je ferai lamêmechoseenplusgrandpourmonportfolio.C’estmieuxquel’approchedeRikki;c’estpluslogique.Çan’arienàvoiravecl’espacequejeveuxoccuperdanslemonde.Ensortant,jemedemandesitouslescoursd’ateliercomportentunepartdepsychanalyseousic’est
l’influencedel’art-thérapiedeRikki.Perdudansmespensées,jemanquedefoncerdansKrishna.Jetentedelecontourner.Ilmebloquelepassage.Jefeinteettournelestalonsavantderepartirdansuneautredirection.Çam’agace,jen’aipasenvie
d’êtrelemecquifuitsesanciensamis,pourtantc’estmoi.J’aimeraisqu’ilmefichelapaix.—Jetepréviens,lance-t-ilquandilmerattrapeencourant,jenevaispaslâcherl’affaire.—J’aicours.—Non.Tuasfinipourlasemaine.Maintenanttuvasrentrercheztoietmettrelenezdansteslivres
jusqu’àcequecesoitl’heured’allerbosser.—C’estquoi,cedélire?Tumesuis,maintenant?—J’aidemandéàCaroline.Iltrottinepourresteràmahauteur.Ilyabeaucoupdepassageparcequelescoursdelamatinéesont
terminés.Pournous laisseravancerdefront,Krishnaetmoi, lesgensquiarriventensens inversesontobligésdemarchersurlapelousedétrempée.ClairementKrishnan’enarienàfoutrequ’ilssemouillentlespieds.Çafaitpartiedestrucsquej’aimebienchezlui.—J’organiseunefêtepourmonanniversaire,déclare-t-il.Jeveuxquetusoislà.—Jenepeuxpas.
—Tuescensémedemanderquandc’est,d’abord,histoirequetonexcusesoitplausible.—C’estquand?—Demainsoir.—Oh,demainsoir?Jenepeuxpas.Ilmedécochesonsourireàdixmillewatts.Avecleventquiluifouettelescheveux,ilressembleàune
stardeBollywood.—Maissi,tupeux!—Peut-être,maisjeneveuxpas.—Pourquoi?—J’aideschosesàfaire.—Tuastoutletempsdeschosesàfaire.Trouve-toiuneautreexcuse.Celle-lànetientpluslaroute.—Jedétestelesfêtes.—Oui,maisc’estmonanniversaire.Tudoisbienfairedessacrificespourl’anniversairedetesamis.—Jenedoisrienfairedutout.— Il y a une soirée auMinnehanCenter à 20 heures, alors on a décidé de commencer la nôtre à
22heures.C’estcheznous.Tusaisoùj’habite?DanslamêmemaisonqueCaroline.Évidemmentquejelesais.—Jenepourraipasvenir,désolé.—Essaie,aumoins.Je lui jetteuncoupd’œil. Ilnesouritplus.Ila lesmainsdans lespoches, lessourcilsfroncéspour
luttercontrelevent,oupeut-êtrecontresesémotions,cequimeparaîtétrangeparceque,d’habitude,ils’emploieàfairecroirequ’iln’éprouvejamaisrien.—Jenepeuxpaslaissermasœurtouteseulejustepouralleràunesoirée.—Tunepeuxpastrouverdebaby-sitter?LaurieetRikkisesontproposésplusd’unefois.—Mêmesi je lepouvais, jemevoismal luidire :«Écoute,Frankie, jesaisbienqu’onnesevoit
presquejamaisetque tun’aspasd’amisdans larégion,mais là, jemetirepourallerà l’anniversaired’untypequetuneconnaismêmepas,alorsnem’attendspaspourtecoucher.»—Jelaconnais,tasœur.—Hein?—Ben,oui.ÇaarrivequeCarolinel’amèneàlamaison.Elleestmignonne.Unejalousieirrationnelles’emparedemoi.JesuisjalouxdeFrankieparcequ’elleestdéjàalléechez
Caroline,jalouxdeKrishnaparcequ’ilpeutpasserdutempsavecmasœurpendantquemoi,jesuisautravail.—Écoute,jedoutevraimentquecesoitpossible,maisjetesouhaiteunjoyeuxanniversaire.OK?Ça
teva?Il s’arrête. Il s’immobilise en plein milieu du chemin, et je continue à avancer un peu, mais il
sembleraitquejesoisincapabledelelaisserplantélà.JetentedemedétacherdeluidepuisquejesuispartidePutnaml’andernier.Chaquefoisquejele
rembarre, j’ai l’impression d’être encore plus cruel, pourtant ça ne sert à rien. On dirait que ça nel’atteintpas.Saufquecen’estpasvrai,etjelesais.Krishnan’apasbeaucoupd’amis–pasdesvrais.Sijedevaiscompterlenombredetypesavecquiil
apassédessoiréesàboiredesbièresenregardantunmatchdebase-ball,jediraisquec’estenvironun.Le nombre de mecs qui savent à quoi ressemble sa vie de famille, avec son père qui lui a fait
comprendreque,s’ilnereprenaitpasl’entreprisefamilialeenInde,iln’étaitqu’unbonàrien?Unaussi.Jem’arrête.—Non.Çanemevapas,dit-il.—Jesais.—Ça,jen’ensuispassûr,figure-toi.Tuesrevenudepuisdéjàdeuxmois,etçanevapasdutout.Tu
faisn’importequoi.—Jesais!—Alorspourquoituneréagispas?—J’aimeraisbienpouvoir,figure-toi!Tucroisquejem’éclate,peut-être?J’élèveunegaminededix
ans,jetravailletrenteheuresparsemainechezunvitrier,jefaisdemonmieuxpourétudiermesnouveauxcoursetpourrattraperlesunitésdevaleurquejen’aipasvalidéesl’andernier.Iln’yapasmoyenquetoutredeviennecommeavant!—PourtantCarolineal’aird’ycroire,lance-t-ild’unairgrave.—Ouais.Ilsedressesurlapointedespieds,sautillantpresque.—C’esttoutcequetuasàmedire?«Ouais»?—Qu’est-cequet’aimeraisentendre?Quej’aitoutcompris,toutprévu,etquetoutvas’arrangerentre
Carolineetmoi?Ilvientseplanterjustedevantmoi,animéd’unecolèrequejeneluiavaisjamaisvue.—Jeveuxt’entendredirequetuvastesortirlatêteduculetquetuvasteremettreavecelle.—Jenelaméritepas.Ilbaisselesyeuxetdonneuncoupdepieddansuncaillou,qu’ilenvoievolersurlapelouse.Quandilrelèvelatêteetcroisemonregard,unfroidglacials’immiscesousmonmanteauetmeglace
lesos.—Jetedoisunefièrechandelle,West.Tut’esdénoncéauxflicspourm’épargneralorsqueriennet’y
obligeait.Pourtanttun’asmêmepashésité.Çam’aflingué,tusais.Etpuis,Bridgetm’adit:«Écoute,vousêtesamis,etlesamis,çasertàça.»Jenesaispascequit’aprisdecouperlespontscommeça–avecmoicommeavecCaroline–etj’ignorecequetuluiasfaitparcequ’ellerefusedem’enparler,maisjesaispertinemmentquelesamis,çanesecomportepascommeça.Alorsjeseraisbienincapabledetedirecequetuméritesoupas.Jenesaismêmeplussitueslemecquejecroyaisconnaîtreousituesdevenu quelqu’un d’autre, mais putain, West, cesse de faire chier ton monde un peu et viens à monanniversaire!Donne-moiaumoinslapossibilitéderecommenceràt’apprécier.—Jenepeuxpas.— Je sais, mais ce n’est pas grave. Amène ta sœur et viens quandmême. Demain soir, pourmon
anniversaire.C’estmoiquiprépareledîner.—Tucuisines,toi,maintenant?—Bridgetestentraindem’apprendre.J’aidûsouriremalgrémoiparcequ’ilesquisseunpetitrictuscoquin.Puisiltendlebrasetm’arrache
monbonnetavantdem’ébourifferlescheveux.—Tudevraistoutraser,carrément.Çateferaitunevraiebonnetêtedetueur.—Jepourraisaussimefairetatouer«niquetamère»surlefront.—Ceseraitmignon.—Jeleferaipeut-êtrepourdemain.—Jenesaispassijevaissupporteruntelsuspense.Ilsouritdetoutessesdents.C’estduvent,toutça–lesourire,lesplaisanteries–maisc’estdéjàmieux
querien.Jen’aijamaiseubesoindefairebeaucoupd’effortspourdériderKrishna.Ilmesuffisaitdelelaisser
metenircompagnie,deluiparler,d’êtresympaavecluidetempsentemps.Jusqu’àmaintenant,jenem’étaisjamaisdemandés’ilfaisaitlamêmechoseavecmoi.—Est-cequeCarolineseralà?dis-je.—C’estaussichezelle.Iltournelestalonsets’envad’unpasnonchalant.Jerentreétudierpuisjevaistravailler,prêtàaffronterunaprès-midietunesoiréeàfairetoujoursles
mêmesgestes.Jecompte,jemesure,jemarque,jechargeetjedécharge,maisjesuiségalementconscientdel’odeurdeboisfraisetdesciurequiflottedansl’usine,etc’estçaquim’occupel’esprit.J’adorecetteodeur.J’aimelessonsquiemplissentcevastelieubétonnéparcourud’échosetdufaisceaudestranspalettes,
le«bip»delamarchearrière,leclaquementdumétalquirencontrelapierre.J’ai l’impression de me réveiller. Je n’ai plus envie de fumer, sauf par réflexe de temps à autre.
L’espace que cette habitude occupait jusque-là est désormais tout dévoué aux sons et aux odeurs, auxcouleursetauxnombres,àFrankie,àCarolineetàKrishna.Jepenseaurestedelasemaineetjem’imagineannonceràFrankie,demainmatin,qu’onvadînerchez
Caroline.Jesuisimpatient.Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas anticipé quelque chose avec plaisir ! J’avais presque
oublié.Çafaitdubien.C’estpeut-êtredangereux,maisçafaitdubien.Quandmontéléphonesonne, jevoisquec’estCarolinequiappelle,etçaaussi,çafaitbeaucoupde
bien.Enfin,jusqu’àcequej’entendecequ’elleaàmedire.Leconseillerd’éducationamonâge.Ils’engagedansunlongcouloir.Frankieluiemboîtelepas,etCarolinemesuit.Jenesaismêmepas
oùonva.Quandjesuisarrivé,ilsm’attendaientdevantlebureau.Carolineétaitengrandeconversationavecle
conseillerd’éducation,maisilssesonttusàmonapproche.L’écoleestdéserte.Ilssontlàdepuisunmoment,j’imagine,àdiscuterdecequis’estpassé,pendant
que jeprévenaismonpatronque j’avaisbesoindeprendreune journéedecongéenurgenceetque jefonçaispourvenirlesrejoindre.—Nousyvoilà,ditleconseiller.Ils’appelleJeff.Iln’apasréellementmonâge–c’estimpossible,ildoitaumoinsavoirundiplômede
licence–maisiln’apasl’airtellementplusvieux.Entreça,sonsourireaffable,sapoignéedemainunpeumolleetsacravateviolette,jen’arrivepasàluifaireconfiance.—Jevaisvouslaisserquelquesminutespourdiscutertranquillemententrevous.D’accord?annonce-
t-il.MonsieurLeavitt,quandvousserezprêt,j’aimeraisvousparlerenprivéavantquevousrepartiez.Il referme la porte.Nous sommes debout autour d’une table dans une pièce de la taille d’un grand
placard. Il y règne une odeur de produits d’entretien, sucrée et boisée, avec une pointe de relentschimiques.CarolinetireunechaisepourFrankieets’installeàcôtéd’elle.Frankieluiprendlamain.—Tuveuxbienmedirecequis’estpassé?Ellefait«non»delatête.—Génial.C’estvraimentparfait,putain!
Toutcequejesais,c’estlerésuméqueCarolinem’afaitautéléphone.Frankieasautépar-dessussonbureau et s’est jetée sur undénomméClint sans provocation apparente.Elle s’est assise sur lui et l’afrappéauvisagejusqu’àcequesoninstitetunassistantréussissentàlamaîtriser.Frankien’avaitencorejamaisrienfaitdepareildetoutesavie.—Caroline?—IlvautmieuxqueFrankieteraconteelle-même.Frankieregardesespieds,commes’ilsétaientclouésausol.Je fais les cent pas derrière elles.Chaque fois que je passe derrière la chaise dema sœur, elle se
crispeetremontelesépaulesautourdesesoreilles.Ondiraitqu’elleapeurquejeluifassedumal,alorsque c’estmoi qui la console quand elle fait des cauchemars. Elle n’a aucune raison deme craindre,bordeldemerde!—Alorsparle,putain!Frankieéloignesachaisedemoietenfouitsonvisageaucreuxdel’épauledeCaroline.—West,ditcettedernière.—Quoi?!—Calme-toi.—Commenttuveuxquejemecalme?!C’est une vraie question. J’aimerais bien qu’elle me passe le mode d’emploi pour ce genre de
situation.Jel’apprendraisparcœur.Jem’accroupisàcôtédeFrankieetm’efforcedeparlerd’unevoixgraveetaussidoucequepossible.—Dansquelquesminutes, leconseillervarevenir. Ilvamedemandercequis’estpassé,etmoi, je
vaisdevoirluirépondrequetuesdevenuecatatonique?Tucroisqueçavaêtrebienreçu,ça?—Jenesaispascequeçaveutdire,marmonne-t-elle.—Çaveutdirequetueslimitecomateuse.—Jenesuispascatatonique.Jen’aipasenviedeteparler,c’esttout.—Alorsàquituveuxparler,hein?L’assistantesocialequirisquedesepointeràl’appartementquand
lesautoritésaurontdécidéquejenesuispasqualifiépourm’occuperdemasœur,quitabassesespetitscamarades?J’aipeut-êtreratéunépisode,Frankie,maisilmesemblaitqu’onétaitdumêmecôté,toietmoi.Ellerestemuette.JelèvelesyeuxversCarolineetvoisdeladouceurdanssonregard,ainsiqu’une
immenseconfiancequiparvientàmecalmerunpeu.JeposeunemainsurlacuissedeFrankieetfaisunenouvelletentative.J’essaiedeparlergentiment,de
nepascriercommemonpère–denepasdevenirmonpère.—Ilfautqu’onseserrelescoudes,Frankie.Jenepeuxpast’aidersiturefusesdemeparler.Cequi
s’estpassé,là,c’estdangereux.Jepourraisteperdre.Frankietremble.—Tuluifaispeur,souffleCaroline.—Jesuisdésolé,maisc’esttoutecettesituationquiestterrifiante,bienplusquetunel’imagines.Frankiesemetàpleurer.Je crispe les poings convulsivement, les avant-bras gorgés de sang et d’une violence qui ne serait
d’aucuneutilitéici.Pasdansuneécole,pasàPutnam.Jenepeuxpasréglerçaparlaforcebrute,pasplusquejenevaistrouverdesolutionenhurlant.JemetourneversCaroline.—Tuasuneidée?Elle se penche sur Frankie et murmure une question à son oreille. Frankie lui répond, et une
conversationsilencieuses’ensuit,jusqu’àcequeCarolineseredresse.—Elleveutbienquejeteraconte.Çat’irait?—Oui.—OK,viensparlà.Ellem’entraîneàl’autreboutdelapetitepièce,aussiloindeFrankiequepossible,etrefusededire
quoiquecesoittantquejenesuispasassis.Jem’installeàcalifourchonsurunechaise,lesbrascroiséssurledossier.Jemedemandepourquoielletientàprendretoutescesprécautions.Puisellemeraconte,etc’estpirequetoutcequej’auraispuimaginer.JepensaisqueFrankieétait tristeparceque sescopains luimanquaient etqu’elle étaitmaldans sa
peaudepuisquesesseinsavaientcommencéàpousser,maisCarolinem’expliquequecegamin,là,Clint,estuneespècedesalepetiteraclurevicieusequis’amuseàtorturerFrankiedanslebusdepuisqu’onadéménagé.Matinetsoirilluilancedesremarquesperversessursonapparence,sursoncorps,destrucsàcaractèresexuelqu’unenfantdedixansnedevraitmêmepaspouvoirimaginer.Lejourd’Halloween,l’institachangéladispositiondestablesdanslaclasse,desortequelesélèves
se retrouvent par groupes de quatre. Depuis, Clint est juste à côté de Frankie, donc elle entend seshorreurssalacesàlongueurdejournée.Elleaencaisséetaravalésacolèretantqu’elleapu,puiselleacraquéetafiniparluitomberdessus.J’essuiemespaumesmoitessurmescuisses.—Jevaisletuer.Carolineposelesmainssurmesépaules.Ellesetientderrièremoi.—Non,tunevastuerpersonne,souffle-t-elle.Frankiearemontélespiedssursachaise,lesgenouxsouslementon.Jen’arrivepasàrespirer.Cen’estpasClintquej’aienviedetuer.C’estmoiquiluiaifaitça.Moi
seul.Quandelleétaitbébé,jem’inquiétaistoutletemps.Sielledormaitplusqued’habitude,j’avaispeur
qu’ellesoitmortedanssonsommeil.Jedevenaisincapabled’allerlavoirparcequejecraignaisquematrouilleseréalise.J’avaispeurqu’ellenemangepasassez,oupasassezéquilibré,qu’ellenegrandissepasnormalement.J’avaispeurqu’ellen’aitrienàsemettresurledospouralleràl’écoleet,chaquefoisqu’elleavaitde
lafièvre,j’avaispeurqueçagrillesoncerveauetqu’elleenrestehandicapée.J’aiétéprisd’angoissequand un laboratoire pharmaceutique a rappelé des stocks de paracétamol. Est-ce que je lui en avaisdonnétrop?Allait-elleavoirdel’asthmeoudescrisesd’épilepsie?Quand j’étais au collège, Frankie n’allait pas encore à l’école.Mamère la confiait à une voisine,
MmeDieks,etaussitôtdescendudubusjemeruaischezellepourrécupérermapetitesœur.Laplupartdutempsjelatrouvaisvêtueentoutetpourtoutdesacouche,occupéeàfrapperlatablebassedesespetitesmainspoteléesenbabillant,enveloppéedansunnuagedefumée.«C’estunepetiteterreur»,medisaitMmeDieks.Jen’avaisquedouzeansmaisjesavaisdéjàquece
n’étaitpasvrai.Frankieétaittoutàfaitnormale,curieuse,joyeuse.C’estMmeDieksquiétaittropvieillepours’occuperd’unegamineenbasâge.Je voyais bien, à sa façondeme regarder comme si j’étais porteur d’unemaladie contagieuse, que
MmeDieksnem’aimaitpas.Demêmeque j’aivitecompris, en remarquant lesbleusquiornaient lescuissesdoduesdemapetitesœur,qu’ellenel’aimaitpasnonplus.Jenepouvaispasfairegrand-choseàpartavertirmamère,quiarefuséderegarder leproblèmeen
face.«Elleadûtomber.Jesuissûrequecen’estriendeméchant.»J’étaistellementchoquéquej’enaivomi.Aprèsm’êtrerincélaboucheetessuyélesyeux,jemesuis
jurédeneplusjamaiscomptersurmamère.C’estàtoid’arrangerça,mesuis-jedit.Tuvasdevoirveillersurelle.Qu’est-cequejepouvaisfaire?J’étaisencoreungaminmoi-même,àpleineplusâgéqueFrankiel’est
aujourd’hui.Jeramenaismasœuràlamaisondèsquejedescendaisdubus,jechangeaissacoucheetluipassaisdelapommadeaussidoucementquepossible.Unefoisqu’elleestentréeàl’école,onprenaitlebusensemble.Mamantravaillait.C’étaitdoncàmoi
dem’occuperdeFrankie.Quand j’ai eumon permis de conduire, j’ai commencé à l’emmener un peu partout. À ce stade je
gagnais déjà un peu d’argent et je lui achetais ce que je pouvais – des vêtements, de quoi mangeréquilibré, plus quelques friandises. Même quand je l’ai laissée à Silt pour venir étudier à Putnam,Frankieestrestéemapriorité,maprincipalesourced’inquiétude,masœur,mapetitefille.Etmaintenant qu’elle est officiellement, légalement sousma responsabilité, je suis incapable de la
protéger.Jel’aiamenéeici,oùelleseretrouvevulnérable.Jel’ailaisséesedébrouillertouteseule.Jemedoutaisquequelquechosen’allaitpas,maisj’airefuséderegarderleschosesenface.—C’estmafaute,dis-je.Toutça,c’estmafaute.—Cen’estpasvrai,rétorqueCaroline.—Tunecomprendspas.—Si.Jecomprendsparfaitementetjemaintiensquecen’estpasvrai,maisonpourraendébattreplus
tard.Leplusurgent,c’estdetrouverdessolutionsconstructivesàceproblèmeparticulier.—Cequiseraitconstructif,ceseraitquej’éclatelatêtedecepetitcon,là.Jenelepensepasvraiment,maisjen’airiendeconstructifàproposer.—Çanenousaideraitpasbeaucoupquetutefassesarrêter,non.Carolineplaceunemainsurledossierdemachaiseetsepenchetoutprès.— Ça va aller,West. Fais-moi confiance. Je sais que ça paraît énorme, mais j’ai eu le temps de
discuteravecleconseillerd’éducation,etjetegarantisquetoutvabiensepasser.J’attrape son bras et le serre contrema poitrine, la forçant à s’asseoir derrièremoi sur la chaise,
appuyéecontremondos.Quandellepassesonautrebrasautourdemataille,jerassemblesesdeuxmainsdanslesmiennesetrefermelesdoigts.—Respire,murmure-t-elle.J’obéis.J’inspirepuisexpirelentement.Jerenverselatêteenarrièreetlareposesursonépaule.JemeconcentresurCaroline,surlasensationdesoncorpscontrelemien.D’unevoixgraveetdoucej’articule:—C’estduharcèlement,cequ’ilafaitàFrankie.—Jesais.—C’estlegenredetrucquilaissedesséquelles.Jenepeuxpasréparerça.—Jesais,West,maisnet’inquiètepas.Onval’aideràs’ensortir.Jetelepromets.Jeregardemasœur,perchéecommeunpetitoiseausursachaiseenplastiquebleu,etj’essaiedem’en
convaincre.Delàoùjesuis,adosséaumurdel’école,jevoisleprofildeFrankie.Ellealatêtepenchée,lescheveuxramenésderrièreuneoreilleetdisperséssursonépaule.Jeluiaidit
deselesbrossercematinmaisj’ail’impressionqu’elleaoublié.Elleestassisedansmonpick-up,etj’appuielatêtecontrelabriquedure,dontlatexturerugueuseme
mordlesdoigts.JenevoisqueFrankie,lestraitssifinsdesonvisagedepetitefille,sesépaulestoutesmaigresetses
cheveuxemmêléssursonsweat-shirtnoir.Frankie,dixans,assisetouteseuledansunevoitureoùilfaitfroid.Carolinemedonneunpetitcoupd’épaule.—West.Jeteparle.—Jet’aientendue.Ce n’est pas vrai. Je n’habite pas tout à faitmon corps. Je flotte à côté. Je prends conscience des
aspérités de la brique sous ma paume ; j’observe ma sœur et me repasse en boucle tout ce que leconseillerm’aditsansrienréellementressentir.Frankieabesoind’enrichirsonhorizon.Lesenseignantsn’ontpasencoretouslesrésultatsdesestests,
maisellefaitdesexercicesdeniveaucollègedanstouteslesmatières.Elleestmalheureuse.Ellepasselevoirtroisouquatrefoisparsemaine.Elleselèveenpleincourset
vas’asseoirdanslecouloirdevantsonbureau,oucarrémentenfacedelui.C’estautorisé.Ellealedroitdefaireça.Ils’estmisd’accordavecl’instit.IlaoffertunebulledesécuritéàFrankie,unendroitoùellepeutvenirseréfugierquandelleenéprouvelebesoin.Ilaimeraitqu’ellesefassedesamis.Ilaimeraitqu’elleprenneplussouventlaparoleenclasse.Iladoreraitluidonnertoutesleschancesde
s’épanouiretilvoudraitsavoirsij’aienvisagédeluipayerdescoursdemusiqueoud’artsplastiques.Ilparaîtqueçafaitdubienauxenfantsquiontsubiundeuil.J’endéduisqu’elleluiaparlédepapa.Queluiraconte-t-elled’autrequandellevas’asseoirdanscettebulledecalmequ’illuiaréservée?Queraconte-t-elleàCarolineaucoursdeceslongsaprès-midiqu’ellespassentensemble?Clairement,elleleurparlebeaucoupplusqu’àmoi.Carolinevientseposteràcôtédemoi.—West.—Jevaisdémissionner.—Tun’espasobligé.Jepeuxallerlacherchertouslesjours.Monemploidutempsmelepermet.—J’aibesoind’êtrelà,moiaussi.Elletendlamain,etprendleboutdemamancheentresonpouceetsonindex.Elleencaresseletissu,
commesiellevoulaitmetouchermaisqu’ellen’arrivaitpasàs’approcherassez.—Tudevraisyaller,Caro.Plusquejamais,j’ail’impressiondenepasméritertantdeloyauté.Ellemeprendlamain.Jelalaissefaire.—L’andernier,dis-je.—Quoi,l’andernier?—Jefaisaissemblant.—Àproposdequoi?—Quandjeprétendaisquej’avaisunevieendehorsdeFrankie.—Cen’estpasvrai.Tuavaisréellementunevieàtoi,ici.Cen’étaitpasquetonimagination.—Oui,enfin,regardeoùçanousamenés.—Tun’espasresponsabledetoutça.Tun’aspasforcétamèreàseremettreavectonpère,queje
sache.Cen’estpastoiquil’astuéetquiasforcéFrankieàassisteràlascène.—Ellet’aditqu’elleyavaitassisté?Cettevéritémetraversecommeunevaguedefroid.Évidemmentqu’elleluiadit.
Mamèreamenti.Masœuraététémoind’unmeurtre.Elles’estconfiéeàCaroline,maispasàmoi.—Jesuisdésolée,souffleCaroline.Jenesavaispassijedevaist’enparler,nicommentaborderle
sujet,ni…—J’étaisaucourant.C’estvrai.Jelesavais,mêmesijerefusaisdel’admettre.JerepenseaudocteurTomlinson,àtouscesterriblessecretsquin’ensontpasvraiment.—Jesuiscenségarantirsasécurité.—Tutedébrouillessuperbien,West.Frankieestunepetitefilleformidable.—Elleestdéjàbienabîmée.—West,toutlemondeestabîmé.—JeneveuxpasqueFrankiefinissecommemoi.Carolinealesyeuxluisants.Jelavoisdéglutir.Je l’attireversmoi jusqu’àcequesoncoudesoitcontremoietque jepuissepasserunbrasautour
d’elle.Onrestecommeça.Au-delàduparking jevois lacourde récréation. Ilyaungrand tobogganenspiraleetuneénorme
structureavecunpetitmurd’escalade,quatretoboggansquipartentdansdesdirectionsopposées,unpontdecordeetuntasd’autrestrucssympas.Ilyadesfeuillesséchéesdanslescoinsetlelongdelaclôture–rouge,vertetor.Ilyatellementdecouleursdanscetteécole!—Jen’aijamaiseuunconseillerd’éducationcommelui,dis-je.—TuparlesdeJeff?—Iln’aquevingt-quatreans.Tuasvulaphotodesafemmeetdesonbébé?—Oui,pourquoi?—Tul’asentendu.IlveutvoirFrankies’intégrer.Ilveutqu’elle«développepleinementsonpotentiel
etsonbonheur».Peut-êtrequelesgensparlentnaturellementcommeçadansl’universdeCaroline.Elleadûfréquenter
uneécolecommecelle-ci,avecdesinstituteursetdeséducateursquicherchaientsincèrementàaiderlesenfants.Elleaunpèrequinedemandequ’àmettrelemondeàsespieds.Toutçam’esttellementétranger.Personnenem’ajamaisparlédepotentiel,dedéveloppementetdebonheuràpartledocteurT.,etce
quej’aifaitpoursaisircequ’ilmeproposaitannulelapetiteoncedeméritequ’ilavaitpeut-êtrevueenmoi.Carolinemecaresselebras.—C’estunebonnechose,non?C’estsuper,même.Je la fais passer devantmoi et l’attire encore plus près, heureux d’accueillir son poids quand elle
s’adossecontremoi.Onregardemasœur.Ellesepencheetdisparaît,sûrementparcequ’ellecherchequelquechosedans
sonsacàdos.Elleseredressepuisbaisselatêtedenouveau.Elleécrit.—SiJeffétaitsonpère,ilsauraitcequ’elleestentraind’écrire,dis-je.—Jenepensepas.— Elle ne ferait pas de cauchemars. Au lieu de ça, elle rêverait de licornes et d’arcs-en-ciel, de
princescharmantsetdechâteaux–legenredetrucsquelesgaminesaimentdessineràsonâge.Frankieauraitdroitàtoutça.Carolineseretourneversmoietposesesmainsfroidessurmesjoues.
—Turacontesn’importequoi.—Non.C’estlavérité.—Mêmesitudisaisvrai–mêmesiFrankieavaiteuuneenfancechoyéeetprotégée,avecdeslicornes
et des arcs-en-ciel –, elle finirait par grandir un jour et par encaisser des coups durs. C’est la vie,personnen’yéchappe.—Tunel’aspasconnuebébé.Elleétaittellementminuscule.Elleglissesesmainsdansmoncou.—Tusaisqui j’auraisaimévoir?Toi. J’auraisadorévoircomment tuétaisquandelleestnée.Tu
avaisquelâge?Dixans?Jehochelatête.—J’aimeraisavoirunemachineàremonterletempspourvoiràquoituressemblaisàonzeoudouze
ans, quand Frankie a fait ses premiers pas. Je voudrais la voir apprendre à parler et te voir, toi, luiapprendreàlire.—Elleaapprisl’alphabettouteseule.Elleestpasséedirectementdelachansonauxsyllabesets’est
miseàépeleràvoixhautetoutcequiluitombaitsouslamain.Etpuis,unjour,elleatrouvéunbouquindudocteurSeussetm’atoutlusanssetromper.—Tudevaisêtresuperfier.Jel’étais.J’aitoujoursététrèsfierd’elle.Carolineposelesmainsàplatsurmontorseets’écarteunpeupourmeregarderdanslesyeux.—Ellen’apasbesoind’unautrepère,déclare-t-elle.Ellet’a,toi.—Jenesuisquesonfrère.—Cen’estpasvrai.—D’accord,j’ail’autoritéparentale,maintenant.—Qu’est-cequetupeuxêtrebuté!Carolines’éloigned’unpasetsetourneverslavoiture.ElledésigneFrankiedudoigt.—Regarde-la.Regardecettepetitefilleetosemedirequetuignoresquoiquecesoitd’elle.—Ellenem’avaitpasparlédeClint.—Elleadixans ! s’agaceCaroline.Ellea ledroitd’avoirdessecrets.Écoute, j’aivuoù tuavais
grandi,j’aivutamère.J’aidiscutéavectasœuretj’aivucommentelleétaitavectoi.C’esttoi,sonpère,West,queçateplaiseounon.Etce,depuislejouroùtamèrel’aramenéedelamaternité.Regarde-la!Jelaregarde.Longtemps.JesuisincapablededireàCarolinequ’ellesetrompe.JenesaispascequeFrankieestentraind’écrire,maisjereconnaissafaçondesemordillerlalèvre
dèsqu’elleaunstyloà lamain.Ellemangelespetitespeauxmortes,sibienqu’enhiver,quandil faitfroid et sec, elle a des gerçures qui saignent, et je dois lui courir après pour luimettre du beurre decacao.Jedonneraismaviepourelle,sanshésiter,quellesquesoientlescirconstances.C’est commeça, etCarolinea raison :peu importecequedit le livretde famille.Masœuretmoi
sommessiprochesquedesmotssurunboutdepapiernesauraientnous rendre justice.Moi-même, jen’arrivepasàexprimerlaprofondeurdecelien.C’estmapetitefille.Cequisignifiesûrementquejesuissonpère.Putaindemerde!C’estterrifiant.
—Jenesaispasquoifairepourl’aider.—Tun’asqu’àapprendre,lanceCaroline.—Jenesaismêmepasparoùcommencer.—Oh,arrêtedepleurnicher,unpeu!Ilyapleindelivrespourlesparents.Lis-enun.Lis-envingt,
même,siçapeutterassurer.—Ilnes’agitpasquedeça,dis-jeendésignantlacourderécréation.Toutesceshistoiresd’enrichir
sonhorizon,etdeguérirsondeuilparlesarts…Çanem’auraitjamaistraversél’esprit.—Jeffestlàpourça.C’estsonmétier.— Justement ! Ce que je veux dire, c’est qu’on vit ici comme on vivait à Silt. On se contente de
survivre,parcequec’esttoutcequejesaisfaire.Jeffapprendcequis’estpassédanslebus,cequecesalemiochedeClintaracontéàmasœur,etsonpremierréflexen’estpasdefrapper.Aulieudeça,ilmedit : « C’est horrible, je suis d’accord, mais on va régler ça. Ce qui me préoccupe, surtout, c’estd’enrichirlaviedevotresœur.»L’enrichir,quoi!Jenecomprendsmêmepascequeçasignifie,putain!Carolinemeregarde,lessourcilsfroncés.—Unevieplusriche!dis-jeenlâchantcederniermotcommeuncoupdemarteau.Plusépanouie,plus
belle…Ilnes’agitplussimplementdesurvivremaisdes’épanouir.Çan’aplusrienàvoir,etjenesaispascommentons’yprend.Carolinesecognelatêtecontremontorse–fort.Ellerecommence.—Qu’est-cequej’aidit?—West,répond-elleenmeheurtantunetroisièmefoisavantdesecouerlatête,lefrontappuyécontre
moi.Tumerendsdingue!—Hein?—Tunesaispascommentaidertasœuràs’épanouirparcequetunesaispast’aidertoi-même.OK?
Mais,putain,West,situm’écoutaisdetempsentemps,situteconfiaisunpeuàmoi,tucommenceraisviteàpigerletruc!Jesuisaumoinsaussichoquéquesiellem’avaitgiflé,encorebouleverséparcettedéclaration,quand
ellelèvelevisageversmoi,sedressesurlapointedespiedsetm’embrasse.C’estunvraibaiser,avec la langueet lesdents, sesmainssurmanuqueet soncorps toutcontre le
mien.Je ne pensemême pas à résister. J’attrape ses fesses à deuxmains et l’attire encore plus près. Je
l’embrasse à mon tour, tendrement puis fougueusement, longuement, terrifié, déboussolé et tellementheureuxqu’ellesoitlà.Unevieplusriche,plusbelleetplusépanouieestpossible,maisseulementquandjesuisavecCaroline.Ellereculeetdéposedepetitsbaiserssurmonmenton,lelongdemamâchoire,surmajoueetsurma
tempe.—Tuvasfinirparcomprendre,murmure-t-elle.Fais-moiconfiance.Jenemefaispasconfianceàmoi-même,maiselle,jelacrois.—Jevaisessayer.Ellemeserredetoutessesforces,frottelenezcontremoncouetrétorque:—Tuasintérêt.Jebaisselesyeuxverssescheveux,puisjeregardemapetitesœurdanslavoiture,àdeskilomètresde
nous,perduedansdespenséesquin’appartiennentqu’àelle.Entrenous,ilyaCaroline.
Samaisonsetrouveàquelquesruesducampus.C’estuneimpressionnanteconstructionavecuntoitàpignonsencèdrequi,deprès, sembleavoirmalvieilli. Jemegaredans la ruelleà l’arrière.Krishnam’emmènedans lacuisine,où flotteun fumetd’oignonetd’ail frits–unparfumdecuisine.BridgetetCarolinesontassisesàlapetitetablecaléedansuncoindelapièce.—OùestFrankie?demandeCaroline.—Jel’aidéposéechezLaurieetRikki.—Ellevabien?—Oui. Ils lui ont fait uneoffrequ’ellenepouvait pas refuser.Apparemment ils comptent regarder
deuxfilmsenmangeantdupop-cornetdesbonbons.Çaavaitl’airdelabrancher.«J’enaienvie.»VoilàprécisémentcequeFrankiem’adit.Jen’allaispasm’yopposer,surtoutsiçamepermetdeme
détendrel’espaced’unesoiréeetdevoirsijemerappelleencorecequeçafaitd’avoirdesamis.J’aiunpackdebièressousunbrasetunesaucissedeunmètredelongdansl’autremain.Jemesuis
arrêtéàPompeVit’surlaroute.—Joyeuxanniversaire,Krishna!Enfinl’âgelégalpourboire.Çavatefairetoutdrôle.—Tum’étonnes ! J’ai faillimouillermes draps enme réveillant cematin quand jeme suis rendu
comptequejepouvaisenfinpicoleraveclesgrandespersonnes.—C’estvraiqueçafaitunchoc.—Ildéchire, toncadeau ! fait-il remarquer.Tuasdû te retourner le cerveaupour trouverune idée
pareille.— Je voulais t’acheterLes 101 Pires Problèmes demaths, mais il n’y en avait plus à la station-
service.—Ilfautdirequelerayonlibrairieestminable.—J’aipenséquetupréféreraisdelabièreetunesaucissegéanteàunexemplairedePlayboy.Krishnajetteunbrefcoupd’œilàBridget.—Tun’asqu’àmettrelesbièresaufrigo,maisouvre-m’enuned’abord,lance-t-ild’unairdistrait.—Çamarche.—Onaachetédeuxpetitstonneauxpourlavraiesoirée.—Deuxtonneaux?Tunefaispasleschosesàmoitié.—Fêtersesvingtetunans,çan’arrivequ’unefois.Jeposelasaucissesurlatable,décapsuledeuxbouteillesetentendsuneàKrishna.—Assieds-toi,West.Jesuisentraindefaireduminestrone.—C’estvrai?Maisoui,disdonc,tuasmêmemisuntablier,ettout.—Ehoui.J’essaied’imitertonlookdel’andernier,àlaboulangerie.Nostalgieetdéception,plaisiretdouleur.Combiendefoisest-ilvenumevoirpendantmonservicepourpapoterunepetiteheureavantderentrer
secoucher?Combien de fois ai-je travaillé avec Caroline assise par terre dans un coin, à réviser son latin, à
réfléchiràvoixhauteàunplandedissertationouàsurlignerdespassagesimportantsdansunmanuel?C’estfini,toutça.Jenesuismêmepasrepassédevantlaboulangerie.Jen’aipascherchéàreprendre
duserviceparcequec’estlà-basquejemesuisfaitarrêterparlesflicsetquejenepourraiplusjamaisregarderBob,lepatron,enface.J’aifaittablerasedetoutçaquandj’aiquittéPutnam–quandjecroyaisrentreràlamaisonalorsque
jen’avaisnullepartoùaller.Toutcequim’attendaitlà-bas,c’étaituntravailabrutissant,dessoucisetunebanded’imbécilesbiendécidésàtoutfoutreenl’airpendantquej’essayaisd’êtreletypesurquion
peuttoujourscompter.C’estpourredevenircetype-làquej’aitrahil’amitiédechacunedespersonnesrassembléesdanscette
cuisine.Jem’assiedsàcôtédeCaroline.Elle porte un jean et un tee-shirt blanc tout simple avec une petite poche sur le sein. Ses cheveux,
encoremouillés après ladouche, tombent librementdans sondos.Elle a enfilédegrosses chaussettesgrisesetagrippelebarreaudelachaiseavecsesorteils.Jelatrouvemagnifique,mêmeaveclatêteinclinéesurlecôtéetcettepetiterideentrelessourcilsqui
indiquequ’ellem’étudie.—Surveillelepainàl’ail,Krishna,lanceBridget.Legrilestsupercapricieux,çabrûlevitesionne
faitpasattention.J’ail’impressionqu’ilestdéjàbiendoréet…Krishluicoupelaparole,commeilslefontsouvent.—J’airégléleminuteur.—C’estunebonneidée,maisilvautquandmêmemieuxsurveillerparceque,desfois,legrilchauffe
tellementque…—T’inquiète.Tantqueleminuteurtourne,c’estquetoutvabien.—Non,maislà,çabrûle.Jele…—Maisnon,çanebrûlepas.—Krish,çasentlebrûlé,jetedis!Letempsqu’iltrouveunemanique,ilyadelafuméequisortdesouslegril,etlacuisineempestel’ail
cramé.Krishnaserépandenjuronstoutencourantd’unefenêtreàl’autrepouraérerlapièce,tandisqueBridgets’agitebeaucoupenfaisantdubruit.Carolineetmoilesregardonsd’unairblasé,et…Jenesaispas.Jesuisbien.Jesuiscontentd’êtrelà,àcôtédeCaroline,avecsonjeanbleufoncétendusursescuissesetlecoude
posésurlatable,àécouterBridgetetKrishnasechamaillercommed’habitude.Ilmetlepaindansunecorbeille–sérieux,unecorbeille!–etleposedevantmoicommesij’étaisle
roideFrance.— La soupe n’est pas encore prête. J’aurais peut-être dû commencer par là et attendre le dernier
momentpourfaireréchaufferlepain.—Évidemmentquetuauraisdû!s’écrieBridget.Jet’aienvoyéuntextopourtelerappelerpendant
quet’étaisencoreencours.D’ailleursc’estdanslemêmemessagequejet’aiditquejepouvaispasseracheterduparmesanpourtefairegagnerdutemps,maistucroistoutsavoir…—… alors que c’est toi qui sais tout. Pas vrai ? conclut Krishna avec un sourire qui le trahit
complètement.Cen’estpaslapremièrefoisquejelevoisregarderBridget,maisçan’avaitjamaisétéaussiflagrant.
Jejetteuncoupd’œilàCaroline.Jemedemandesiellearemarqué,elleaussi.Ellehausseunsourcil.«Quoi?»JedésigneBridgetetKrishnatouràtour,etarticule«ilscouchentensemble»sansunbruit.Ellehochelatête.—Sérieux?Ellefaitunrondavecsamaingaucheetyglissesonindexdroitàplusieursreprisesavecunregard
malicieux.—«Sérieux»,quoi?interrogeKrishna.—Non,rien,dit-ond’unemêmevoix.
L’espaced’uneseconde,c’estcommesitoutétaitredevenucommeavant–facile.J’attrapeunmorceaudepainàl’ailetmordsdedans.J’aiunefaimd’ogre.Encoredixminutes.J’aiunedissertationàrédigerdemainmatinavantd’allerautravail,ensuiteilfautquejeparleavec
Frankieetquejeremetteunpeud’ordredansmavie.Encoredixminutes,etj’yvais.Cedînerm’afaitquelquechose.Lepainàl’ailétaitcongeléaumilieuetbrûlésurlesbords,lasoupe
était tellement saléeque j’ensuis toutdesséché,etendessert,onamangéuncheese-cakequeBridgetavaitpréparéelle-même.C’étaitbon,cerepasencompagniedemesamis.Enfermantlesyeux,j’auraispresquepumelaisser
alleràcroirequej’étaisunétudiantlambdaentraindepasserunsamedisoiravecsespotes,àboiredesbièresetàéchangerdesplaisanteriesdouteusessurlessaucissessurdimensionnéesousurlemalheureuxquiallaitdevoirfairelavaisselle,àparlerdetoutetderien.Encoredixminutes.Dixpetitesminutes.Aulieudeça,jemelèveetvaisremplirmongobeletautonneauquiestdanslefrigo.J’ai bu juste assez pour me détendre, et la musique me maintient dans un état de décontraction
tranquille. La playlist est unmélange de tubes qu’on entend dans les clubs et qui font danser tout lemonde,etdechansonsintimesetfortesquidonnentenviedeserapprocheretdesetoucher.Lamaisonseremplitpeuàpeu.Jeconnaislaplupartdesinvités–desétudiantsàquij’aivendude
l’herbe,avecquij’aibu,àquij’aitendudessachetsdemuffinsà3heuresdumatin.Ilyadesgensavecquij’aipartagéunepaillasseenlaboouavecquij’aitravaillésurdesprojetsdegroupe,desfillesdontjeconnaisleprénomparcequeKrishnaacouchéavecellesouparcequ’ellesm’ontdragué,moi.Jemelaissecontaminer.Lebruitetlachaleur,lesfillesetlasueur.Toutlemondeparlefort,quelqu’un
monteleson,toutlemondeaungobeletàlamainetquelquechoseàdire.Chaquefoisquequelqu’unmetendlamainpar-dessuslafouleencriant«West!»,chaquefoisquequelqu’unmetendunverreplein,jemelaisseconvaincre.Jeboisetjediscute;jerigoleavecuntypedontj’aioubliéleprénom;jeposeunepaumeàplatcontre
lemuretmepenchepourentendrecequemeditunedénomméeSierraquimeparlecommesiellemeconnaissaitalorsquejepourraisjurerquec’estlapremièrefoisquejelavois.J’aiunevueplongeantesursondécolleté,maissesseinsnesontquedesseins.Cequejefais,essentiellement,mêmequandjen’enaipasconscience,c’estquejeregardeCaroline.J’adoresonvisage,sonrire.J’adoresadémarchequandellesefraieunchemindanslafouleavecsongobeletau-dessusdesatête.
J’adorelavoirplaisanteravecBridget,Krishnaetleursautrescolocs.J’adorelefaitque,bienqu’ellenesoitpastrèsgrande,ellesembledominertouteslesautresparcequ’ellesetientparfaitementdroite.Ellealemaintiendequelqu’und’important,unriregénéreux,unsourireassuré.Elleaunportdereine.Carolineestsouveraine.Ellel’atoujoursété.Etelleleseratoujours.Riendecequejepourraisdireoufairenesauraitchangerça.Ellenementait
pasquandelleadéclaréqu’ellenesecouperaitpaslescheveuxpourmoi.Ellesaitexactementquielleest.Jepeuxsûrementluibriserlecœurmaisjeseraisbienincapablede
brisersafierté.Jenepeuxpaslabriser,elle.Ellenelepermettraitpas.J’aitellementenvied’elle.C’estcommeunvirusquinemelâchejamais,saufquec’estprécisémentl’inverse.Cen’estpasune
maladiequej’aiattrapée l’andernier,c’estunremède,quicouledansmesveinesetnettoiemoncœurpeuàpeu.Ilm’estfaciledemelaisserfaire.Ilm’estfaciledeboireunpeuplusquederaisonetd’allerlavoirquandellesereposeuninstantsur
l’accoudoirducanapé.Jem’approched’ellepar-derrière,rassemblesescheveuxetlesfaispasserd’uncôté,puism’incline
lentement.Lesmainscaléessursesépaules,jeluiintimedenepasbouger.Alorsjeposemaboucheouvertejuste
àlabasedesamâchoire,àl’endroitoùjel’aiembrasséepourlapremièrefois.Jesuiscertainqu’elles’ensouvient.Jefaiscommesielleétaitmienne,parcequejen’aijamaiscessédeluiappartenir.Jem’approcheencoreetmepenchetoutcontreelle,letorsecolléàsondosetlesbraspassésautour
d’elle.Jelasensrespireretj’ail’impressiond’êtreàmaplace,iciavecelle.—Tut’amuses?Maboucheestsiprèsdesonoreillequejemecontentedechuchoter.Jepeuxluidiretoutcequeje
veux,luisoufflerdesobscénitésmasquéesparlamusique,luiconfiertoutcequej’aienviedeluifaire,certainqueseuleCarolinem’entend.—Oui.Jeperçoissarespiration,lesmouvementsdesapoitrine,sachaleuretsonexcitation.—Ondevraitallerquelquepart,dis-je.Onpourraits’amuserencoreplus.—Jenesuispassûrequecesoitunebonneidée.Pourtantellearefermélesmainssurlesmiennesetmeserretoutcontreelle.Ellereculeunpeupourcalersesfessesaucontactdemabraguetteetvientpesercontremonérection,
quidurcitencore.Ça,c’estquelquechosequ’onatoujourssufaire.Jesenssescôtessousmesmainsetremontelentementjusqu’àrencontrerlerenflementdesesseins.Je
m’arrêtejusteàtempsmaisj’entendssonpetitsursaut.Jesaisqu’elleestentraindemouillersaculotteenimaginantcequejepourraisluifaired’unesimplepressiondemespouces.—Moi,jepensequesi.Elleseretourne,lesyeuxbrillants,lesjouesrougies.—Tuasbeaucoupbu?—Quatrebières.—Tun’espasbourré.—Justeunpeuivre.Ettoi?—Deuxbières,etçafaitdéjàunmomentquejesuispasséeàl’eau.On se regarde longuement. Autour de nous tout n’est que mouvements, rires et cris, excitation et
séduction,maisonpourraitaussibienêtreseuls.JenevoisplusqueCaroline.Elleestsobreetjelesuispresque.Onsaitparfaitementcequ’onfait.S’ilsepassequelquechose,ce
seraparcequ’onenaenvie,ici,maintenant,alorsqu’onestenpleinepossessiondenosmoyens–àcedétailprèsquejenesuisjamaiscomplètementmaîtredemoiquandils’agitdeCaroline.Jesuisivred’elledepuislepremierjour.—Viensvoirmachambre,dit-elle.—Tuessûre?— Je ne suis sûre de rien, répond-elle en s’humectant les lèvres du bout de la langue – et en
m’hypnotisantaupassage.Viens,West.
Jelalâchepourqu’ellepuisseserelever.Puisjerefermelesmainssurseshanchesparcequejenepeuxm’enempêcher.J’aibesoindelasaisir,
de la teniretde lamordre,de la lécheretde laprendre.Toutcequejepourraiavoircesoir, jeveuxm’enemparercommed’untrésorquejegarderaiprécieusement.Elleposeunemainsurlamienneetentremêlesesdoigtsauxmiens.Puisellem’entraîneversl’escalier,verssonétage,verssachambre.Lemaillotrougedel’équipederugbyfémininedePutnamquiestencadréau-dessusdesonlitvibreen
rythmeaveclesbasses.Je resteplantéaumilieudu tapis,dans l’attentequeCarolinemedisecequ’elleveut. Jeme trouve
dansl’œilducyclone.Sijem’enécartetrop,jerisquedemefaireéjecter,expulserloindeCaroline.Quandellefaitunpasversmoi,jelaprendsparlatailleetl’attirecontremoi.Je laserrefort,plongelesmainsdanssescheveuxet l’embrassecommesi jen’avais jamaisarrêté.
J’aienviedecroirequ’onpeuttoutrecommencer,ici,toutdesuite,etoublierceslongsmoistristes.LasaveurdeCarolinen’apaschangé,chaudeetentêtante,sensuelleetlimpide.Merveilleuse.Merveilleuse.CemotrésonnedansmonesprittandisquejemerepaisdeCaroline,quejem’enivredesonparfum,
que je lui lèche doucement la lèvre et que je lui offre ma langue, prenant en échange chacun de sesgémissementscommes’ilsmerevenaientdedroit.Jepasselespoucessursestétons,enrythmeaveclamusique.Jesenslavibrationdesbassesjusque
dansmesbourses,commeuneurgenceintrusivequis’invitelelongdemonsexe.Lespaumescaléessursesfesses,j’avanceungenouentresesjambespourlapousserverslelitetlafaisbasculer.Jevaistropvite,jesuistropbrusque,maisCarolinen’estpasenreste.Ellesoulèveleshanchesàla
rencontredemonérection, les jambes écartées.Ellememord le couetme lèche commesi elle aussiavaitbesoinquecesoitrapide,brutaletimportant.Pourmoic’est aussivitalquede respirer, commequandon retient son souffle sous l’eau, etque la
pressions’accumuleetbatauxtempesjusqu’àcequ’oncraque.Jecraque.Carolineaussi.Ellepasselesmainssousmontee-shirtetmegriffelégèrementledos.Ellem’agrippelesfessessifort
quejesenssesonglessurmonpérinée.Jel’assailledebaisers.Cen’estpasdelaséduction,c’estuneinvasion,uneattaque,deuxépéesqui
dansent,deuxboucliersquis’entrechoquent,tantchacundenousdeuxabesoind’atteindrel’autre,delepénétrer,deleposséder.—Enlèveça,ordonne-t-elle.Jemeredresseletempsd’arrachermontee-shirtpuisattrapel’ourletdusienettire.Sonsoutien-gorgeesttoutfin,toutdedentelleblanche.Ilvoleàtraverslapiècepourallerheurterlaporteavecunpetitbruitdoux.J’attireundesesseins
dansmaboucheetentitilleletétonduboutdelalanguetoutenmassantl’autre.Ellecriemonnomenhaletant.—West,tunepensespasque…Jeneveuxpluspenser.Jel’embrassepourlafairetaireettendslamainversmeschaussures.J’arrive
miraculeusementàmedébarrasserdemabottedroiteavantdemeperdredansunnouveaubaiser.Leslacetsdelagauches’emmêlent.Tantpis.Cen’estpasçaquivam’arrêter.Carolineestdéjàpiedsnus,alorsjememetsàgenouxet
déboutonne son jean avant de le lui retirer, entraînant sa culotte dans ma hâte. J’ai peur qu’elle nerevienneàelleetqu’ellenemedemanded’arrêter.Jepasseunemainentresescuisses,et insinuelesdoigtsentreseslèvresbrûlantesetgonflées.Jela
connaisparcœur;jesaiscequilafaitvibrer,cequiluifaitcriermonnom.Alorsj’imprimemonnomsursachair.Jeglissedeuxdoigtsenelleet laissepesermonpoucecontresonclitoris–pas tropfort,justecommeelleaime.Ellealesjouesrosevif,lesyeuxfermés,lefrontbarrédepetitesridescommesielleétaitsurlepoint
depleurer.Monnomluiéchappedansunsanglot.—West!—Nemedemandepasd’arrêter,lasupplié-je.—Non,non!C’étaitcequejecraignaisplusquetout,mêmesiunepartiedemoncerveaumeditquec’estplussage.C’estcomplètementidiot,jelesais.Cet instant pourrait tout gâcher, encore pire qu’avant. Jusqu’à ce soir je n’aurais pas cru que notre
situationpouvaitempirer,etpourtantsi.Lapreuve.Jem’immobilise.JemecachelevisagedanslecoudeCaroline,quimefrappel’épauledetoutessesforces.—Non,West!Jevoulaisdire:net’arrêtepas!Net’arrêtesurtoutpas!Elleremueleshanchesàlarencontredemamaintoutenmedonnantdegrandesclaquessurl’épaule,
commesij’étaisunchevalrétifetqu’ellevoulaitmefaireavancer.—S’ilteplaît,West!Jen’aijamaissuluirésister.—Tuasdescapotes?—Dansmonbureau.—Tucroisquetuvastenirlecoup,letempsquej’ailleenchercherune?Jenevoudraispasquetu
meuresencoursderoute.Elleéclatederireetmetapotel’épaule.Jevaisfinirparavoirunbleu.—Dépêche-toi.Jesuisdéjàdeboutettentededéfaireleslacetsquej’aisibienemmêlés.C’estsansespoir,alorsje
tiresurmabotteetmanquedemedisloquerlachevilleaupassage.J’enlèvemeschaussettesetsenslamusiquepassersousmespiedsnus.LespréservatifssontlàoùCarolinemel’aindiqué–aumêmeendroitoùjerangelesmiens,cequime
paraîtimportant,maisjeneprendspasletempsdemedemanderpourquoi.Jem’assiedsauborddulit,unecapoteàlamain,etregardeCarolineétenduelà,commedanstousmesfantasmes.Jemecaresseunpeuparcequej’aipresquemaletquejenepeuxm’enempêcher.Caroline se redresse et vient repoussermamain pourme prêter la sienne. Elleme branle vite, en
serrantfort,etjeperdscomplètementlatête.—Allonge-toi.J’ai grondé comme un animal, d’une voix grave et violente que je reconnais à peine. Caroline ne
protestepas.Ellesemblecomprendrequejeladésiretellementquejenepeuxplusniparlernipenser–quejenesuispluscapablequed’enfilercettecapote,deprendresesfessesàdeuxmainsetdelapénétreravecforcetoutenl’attirantsurmoi,assezbrutalementpourquesesdentss’entrechoquent.—Lèvelesbras,dis-je.Tiens-toi.Ellerecule,etjelasuisàquatrepattestandisqu’elleseredresseàmoitiépourpouvoiragripperlatête
delitàdeuxmains.Alorsjem’avanceentresescuissesetpasselesbrasautourd’elle,lesmainscrispéessur le bois de chêne, ses jambes autour de ma taille, son sexe serré autour du mien, ses seins quirebondissentàchaquecoupdereins.Jelatiensàmamerci–sesgémissements,sonodeur,seshalètements.C’estincomparable.Carolineestincomparable.Jamaisriennipersonnenem’avaitfaitceteffet-là.Jelatiens,pourtantjenepeuxm’empêcherdeluicouriraprès.Onbaiseviteetfort.Jenesaispassi
c’estdeçaqu’elleabesoinmaisjesuisincapabledefaireautrement.Sijeralentis,sijem’arrêtepoursavourerl’instantoupourréfléchir…Non,jenepeuxpas.Iln’yaplusd’autrespossibles.Iln’yapluspersonneaumondequeCarolineetmoi,quesestétonstoutroses,sonsexe,seslèvres,ses
yeux,sescheveux,sonlitquigrinceetseshanchesquisepressentàlarencontredesmiennes.Jesuisfascinéparlesjointuresdesesdoigts,blanchiesparl’effortàcôtédesmiennes.C’estlàqu’est
rivémonregardquandellesecontracteautourdemoi,et jesuissurprisparlessonsqu’elleémet,parl’expressionquiselitsursonvisage.Iln’enfautpasdavantagepourmefairebasculer.Carolineenpleinejouissance…Jeneconnaisrien
deplusérotique.Desvaguesdeplaisirbrûlantpapillonnentsousmapeauetm’embrasent,m’épuisent,melaissentanéanticontresoncorpschaudetdoux,lefrontposécontresatempe,leslèvressursajoue,sursonépaule,danssoncou.Alors,seulement,onrespire.Nosdeuxcœursbattentàtoutrompre,noscorpséchaufféss’apaisent,lamusiquequimartèlelesola
perdutouteurgencepuisquenoussommeslà.Enfin.C’étaitverslàqu’onsedirigeait–verscetinstantoù,nus,onsetouchaitl’unl’autre,vulnérables,doux
etensemble.JesourisdanslecoudeCarolineenmedisantquec’estlabêtiselaplusmonumentalequej’aiejamais
faitesousl’emprisedel’alcool,quandj’entendsunbruitdéroutant.Ondiraitqu’ellepleure.Jen’osepasbouger,puisjesenssesmainssurmesépaules,quimerepoussent.Ellem’écartebrusquementd’elle.—Retire-toi.Tuveuxbien?implore-t-elle,lesyeuxluisants.S’ilteplaît,retire-toi,jenepeuxpas…—Oui,attends.Donne-moijusteuneseconde.Ilfautquej’attrapelacapotepouréviterd’enmettrepartout.Unefoisquejel’ai,jereculedoucement
etm’assieds.Carolinemetourneledos.Jepourraiscomptersesvertèbres.J’emballe le préservatif dans unmouchoir en papier et jette le tout dans la poubelle à côté de son
bureau,puisjereviensm’installeràcôtéd’elleetposeunemainsursonépaule.—Caroline?—Arrête,lance-t-elledansunfrémissement.—Dis-moiquelquechose,aumoins.—Jenepeuxpas.Je…Laisse-moisoufflerunpeu.OK?Jenesaispasquoirépondreparcequejenesuispassûrdecomprendre.Veut-ellequejem’éloigne
d’unmètre,quejelalaissetranquilleuneminute?Oucompte-t-elleenkilomètresetenmois?Elleétaitàmescôtésàl’écoledeFrankie.Ellem’asoutenuaprèscequejeluiaifaitàSiltetdepuis
quejesuisrevenuàPutnamalorsquejemesuismontrédistant,froidetprobablementinsupportable.Elleétaitlà,avecmoi,ilyauneminute.Non?Oh,merde!Jemelèveetmerhabilleavantdem’agenouillerdevantmabotteetdepasseruneéternitéàdémêler
leslacets.Pendantcetemps,Carolinepleure.Quelquechosetombeetsecasseaurez-de-chaussée.Lefracasdudégâtetlebruitdessanglotsmepoussentdansunabîmedeculpabilité.Tun’asrienàluioffrir.Tun’asrienàfaireici.Tun’aspasledroitdelatoucher.Tun’aspasle
pouvoirderéparertestorts.Tuestoxique,unmoins-que-rien,unpoison.Jemerassiedssurlelit.Ses pleursme rappellent le son creuxde la pelle dans la terre caillouteuse à l’enterrement demon
père.C’étaitlapremièrefoisdepuisdesmoisquequelquechosemeparaissaitfacile,parcequejesavaisqu’il était parti. Je savais que je pouvais l’ensevelir sixpieds sous terre et êtredébarrasséde lui. Jepouvaislaissermonpassédanscecercueiletl’écrasersouslapoussièrepourqu’ilnepuisseplusjamaisresurgirdecetrou.Ilnepeutplusmetoucher.Voilàcequejemedisais.Voilàcequej’aiachetéenpayantpoursesfunérailles.Leproblème,c’estqu’ilestenmoi.Ilmeressemblait,parlaitcommemoi,etbaisaitprobablementde
lamêmefaçon,parcequejemesouviensd’avoirentendumesparentsquandj’avaiscinqans.Mamèrepleuraitsouventaprès.Cen’estpaslegenredechosequis’oubliefacilement.J’aieubeaul’enterrerdemespropresmains,jenepeuxprétendreignorerquemonpèreétaitlegenre
deconnardcapabledefairecequej’aifaitàCarolinedansleparkingdespompesfunèbres.J’enaidétestéchaqueinstant,etpourtantjel’aifait.J’aifermélesyeuxetserrélepoingintérieurement
pourm’enfrapperetmeforceràallerjusqu’aubout,parcequej’étaisconvaincuquec’étaitnécessaire,quejen’avaispaslechoix–pasledroitdechoisir.Caroline avait raison de me dire mes quatre vérités avant de rentrer dans l’Iowa. Elle avait tout
comprisetellemecomprendtoujours.J’aipeur.Jesuispétrifiéàl’idéedeprendrelamoindredécisionparceque,depuisqueFrankieestnée,jen’ai
cessédemerépéterquejenepouvaispasmepayerleluxedepenseràmoietàmespropresdésirs.ToutgraviteautourdeFrankie–mavieentière.Sijevispourelle,jen’aipasbesoindepenseràmoi.Jen’aicessédem’inventerdesexcusesalorsquemoncomportementétaitinexcusable.Jecroyaisque
lesParquesavaientcoupélesfilsdemavietellementcourtquejen’avaispasdemargedemanœuvreetque jemedevais d’avaler tout ce que l’existencemebalançait. Je n’avais qu’à respirer par le nez etdéglutir,survivrepourqueFrankien’aitjamaisbesoindesubircettehorreurelle-même.Saufqueça,cen’estpasvivre.Lasurvie,c’estcequirestequandonn’apaslechoix.Enmeréveillantdemainmatindansmonlitau-dessusdugarage,jenepourraisjamaisprétendreêtre
unmodèlepourFrankie,unparentdignedecenom,sij’abandonnaisCarolinequipleurenuesursonlit.J’aisurvécuàcethomme.Jerefusededevenircommelui.Ilnemeresteplusqu’àcomprendrecommentjepeuxledéfier,commentmenerunevieépanouie,riche
desensetdebeauté,detoutcequ’iln’ajamaisconnuparcequ’ilrejetaitbêtementtoutcequ’ilyavaitdebeaudanslemonde.
Peut-êtrequeceseratoujoursplusdifficilepourmoiquepourunhommeordinaireparcequej’aiprisunmauvaisdépart.Jesaisquejesuisintelligent,maisilyatellementdechosesquej’ignore.JesavaisêtreunpèrepourFrankieensituationdecrise,maismaintenantqu’elleestensécurité?Je
suisperdu.Jenesaispasétudierpourleplaisird’étudier,explorerlescouleurs,gâcherdupapier,jouer.Je ne sais pas comment dire àCaroline que je suis désolé pour qu’elle entende la profondeur demasincérité.Surtoutjenesaispascommentlaissercepasséderrièremoietmetournerversl’avenir.Etpourtant,jeluiaipromisquej’allaisessayer,alorsjevaistenirparole.Peut-êtreque,sijefaisdix
foisplusd’effortsquelesautres,jefiniraiparyarriver.Jem’allongeàcôtédeCarolineetposelamainsursonépaule.Toutdoucement,jeluieffleurelebras.Je ferme les yeux, cale mon corps le long du sien et continue de la caresser, de la consoler, de
l’apaiser.J’attendraiqu’ellemedisedequoielleabesoin.Jenepartiraiplus.
PARDONS
CAROLINE
Lesoirdelafête.Lamusique.Lebruit.Unboncentimètredemoussedansmonverredebière.J’avaisàmoitiéenviedepartir,d’allerfaireuntourenvoiture,d’allercourir,d’échapperàcequimeguettait.JeparledeWest,évidemment.Westadosséàunmur,unebièreàlamain.Westpenchépourécouterunefille,unsouriredistraitauxlèvres,toutenmecherchantdesyeux.Sonregardquimecaressaitcommeunemainpuissante.L’intentionconcentréedansceregardquirisquaitdemebrûlersijem’immobilisaisassezlongtempspourm’yoffrir–ceque
j’aifait.Jevoulaisqu’ilmevoie.Jelevoulais,lui.Lesoirdelafête.Laveilledelafête.Lelendemaindelafête.Chaquenuit,jerêvaisdeluimettrelamaindessus,deposermabouchesurlui,delemordreàpleinesdents,d’emmêlernos
deuxcorps,defrappernosviesl’unecontrel’autre,dem’écrasercontreluietderecommencer,encoreettoujours.Parcequec’étaitmerveilleux,parcequej’enavaisenvieetparcequej’étaisincapabledem’enempêcher.On s’était trouvés plus d’un an auparavant, on s’était rapprochés peu à peu jusqu’à gagner une intimité telle que je ne
m’imaginaisplusvivresanslui.Jel’avaisdanslapeauetjem’étaisglisséesouslasienne.Onsetenait,onneselâchaitplus,etquandons’estretrouvés
dansmon lit cesoir-là–soncorpschaudsur lemien,sapeaunuesousmesmains–,mesdoigtssavaient toujoursoùetcommentl’agripper.
Moncorpssavaittoujoursl’accueillir,s’enroulerautourdelui,l’attirerplusprofond.Pourtantj’aipleuréaprèscoupparcequeçafaitmaldes’abandonneràundésiraussiviolent.Çafaitmaldesevoirdépouilléedetoutedéfense,l’espritdisperséauxquatrevents.ChacunedemesactionsdepuisqueWestétaitrevenuàPutnamavaiteupourbutcetinstant,cettejoieintense,nosdeux
corpsréunis.Cetinstantm’afaittellementmal!Telleétaitmavérité,briséeenmillemorceaux,enfinlisible.Ilm’avaitblessée.Jesaignais.Ilm’avaitmiseencolère.Jebouillaisderage.Ilm’avaitrepoussée,etjesentaisencorecettedistanceentrenous,mêmeavecsonvisagedansmoncou,salanguedans
mabouche,sonsexeenmoi.J’avaischangé.Nousavionschangé,touslesdeux.Nousneserionspeut-êtreplusjamaislesmêmes.J’avaisditàWestque,danslavraievie,iln’yavaitpasdedébut,demilieunidefin.Jeluiavaisditd’yréfléchirparcequeje
voulaisqu’ilm’écoute.Jeluiavaisditquelavie,c’étaitcompliqué–quelesgensétaientcompliqués–,parcequec’étaitcequejecroyais.C’étaitce
quej’avaisbesoindecroire.Pourtant,mêmesic’estvrai,direçaàWestnepouvaitsuffireàeffacerlefaitqu’ilavaitmisuntermesymboliqueànotrehistoireenallantposersabouchesurlecorpsd’uneautrefemme.
Lesoirdelafête,ils’estfonduenmoi,perduenmoi,ilm’aaimée,embrasséeetm’afaitjouirtellementfortquej’aivudesétoiles.Saufque,quandonestperdudansdescontréessauvages,encore faut-ilsavoirsuivre lesétoilespour retrouversonchemin.
WestétaitmonétoileduBergerautrefois.Lesoirdelafête,j’aipleuréparcequelecielavaitchangé.Lesconstellationsquiétincelaientdanslanuitnoireétaientbelleset
lumineusescommedeprécieuxjoyaux,maisjen’arrivaisplusàleslire.Cequejen’aipassaisitoutdesuite–cequejen’aicomprisqu’aucoursdecethiver,àforcedesuivremoninstinctetdeme
faireconfiance–,c’estquejen’avaispasbesoindeconnaîtrelechemin.Lavieestunecontréesauvage.Ilseraitillusoiredevouloirensortir.Cen’estpasçaquicompte.Cequicompte,c’estque,àpartirdecettenuit-là,Westestrestéavecmoi.Westétaitavecmoiàchaqueinstant.Quandjereviensàmoi,jemerendscomptequelessonsquimontentdelafêteontchangé.L’ambiance
n’estplusaussiexubérante,lamusiqueestpluscalme,plananteplusquedansante,lesvoixdiscutentetrientdoucementaulieudecrieretdechanter.
Lanuittoucheàsafin.J’aitellementpleuréquej’aifiniparm’endormir,ouparsombrerdansunesortedetorpeur.Westapasséunbrasautourdemoi.C’estagréable–pastroppesant…Pastrop.Pourtantcen’estplus
pareilnonplus. Il s’est tellementmusclédepuis leprintempsdernierque je sens ladifférencedans lepoidsdesonavant-brascontremesseinsetlelongdemescôtes.Quandj’ouvrelesyeux,jevoislecielparlafenêtre.Westestréveillé.Jeledevineàlamanièredontilsetientcontremondos.Jemeretourne,soulèvemonbrasdroitpourqu’ilnerestepascoincéentrenousetlerepliedefaçonà
calermonpoignetsurmonfront,commesiçapouvaitmeprotégerdelavuedeWest,siproche.Peineperdue.Jevois lacicatriceàsonsourcil, lacouleur indéfinissabledesesyeux,sescheveuxtropcourts,ses
oreillestroppetites,sabouchesigrande…Toutestparfaitementàsaplace.Ilpourraitlanceruntrucdugenre:«Bon,c’étaitchouette,maisilfautquejefile.»Ilpourraitjouerleconnardblasé,commeKrishnasaitsibienlefaire,ets’esquiverlâchementtouten
souriantdetoutessesdents.Pourtantjesaisquejen’airienàcraindre.—Onpeutdiscuter?demande-t-il.C’estWest,monWest.Sansréfléchirjetendslamainetluicaresselecou.Jemesoulèveetsensl’airfroidquifiltreparla
fenêtrecontremesépaulesnues.Jeposemeslèvrescontrelessiennes,parcequ’ilestlàetquejelepeux.Jesenssapaumechaudeàmataille,sous lacouverturequ’iladûétendresurmoi. Ilnebougepas,
laissesamainlà,surmapeau,etaccueillemesbaisers.Quandjem’écarte,ilsouffle:—J’ailedroit,moiaussi?Jeme laisse retomberenhochant la tête.Alorsc’est luiquim’embrasse.Lovéedans ladouceurde
monoreiller, lesmainsdeWest surmonvisage, jeme trouvedansunebulle feutréeoù j’entendsmoncœurbattreetoùjesensseslèvres.Je pense à tous les adjectifs qui décrivent souvent les baisers – « fougueux », « possessifs »,
«ardents».Cebaiser-làn’est riende toutça. Ilne ressembleplusnonplusà toutcequenousétionsavant,Westetmoi–nidrôlenirageur,nipatientnidangereux.C’estunbaiserquisignifie:«Tevoilàenfin,etmevoilà,moi.»«Ons’estretrouvés.»Jemesensinfinimentmieux.Quandils’interromptpourreprendresonsouffle,jepousseunlongsoupiretdis:—OK.—OK?—Maintenantonpeutdiscuter.—Jesuisrassuré.J’avaisunpeupeurqueçaveuilledire:«OK,tupeuxyaller,maintenant.»—Cen’estpasmongenre.—Tunesemblaispasavoirtrèsenviequejereste,toutàl’heure.—Jet’aimisuncoupdemassueavantdetetraînerdansmagrotteparl’oreille,jetesignale.—C’estcommeçaqueças’estpassé,danstonsouvenir?—Plusoumoins.—Ils’estaussipasséça,souffle-t-ileneffleurantlecoindemapaupière.
J’ailescilstoutcollésetlesjouesencorebrûlantes.—Ouais…Jenem’yattendaispas,àça.—Moinonplus,renchérit-ilavantdesepencherpourm’embrassertendrement.Onauraitsansdoute
mieuxfaitdeparlerd’abordetdesesauterdessusensuite.—Saufqu’onneseseraitpeut-êtrepassautédessusdutout.—C’estvrai.Pendantunelongueminuteonseregardeensilenceenrepensantàcequ’onafait.Était-ceuneerreur?
Quediremaintenantqu’onatraversécestristesmoisdeséparationetqu’onseretrouvelà?Westseredresseets’adosseàlatêtedelit.—Jeveuxtefaireunepromesse,Caro.Jenetedemanderienenéchange,cen’estpascommeçaque
çamarche.Jeveuxjustetedireque…àpartirdemaintenantjen’auraiplusdesecretspourtoi.C’estfini,cesconneries.Ceseraitdébiledemapartdeprétendrequemesproblèmesneteconcernentpas.Jeveuxêtreparfaitementhonnêteavectoi,Caro,parcequej’espèreque…Ilmeregardelonguement,labouchepincéeenuneexpressionréservée,prudente.Pourtantiln’yaplus
danssesyeuxlamoindretracedeméfiancenidecettecolèrequej’yaivuesisouventdepuisquej’aiatterriàSilt.Iln’yaqueWest,entoutefranchise.—J’espèrequecequ’ona faitcesoiravaitdusenspour toiparceque,pourmoi,c’étaitprécieux.
Mêmesituconsidèresquec’étaituneerreur–cequiestsûrementvrai,maisbon…Bref,mêmesic’étaituneerreur,jel’assumeparcequejetiensàcequetufassespartiedemavie.Jen’enpeuxplus,defairesemblant.Jenepensaispasqu’ilrestaituncoindemoncœurquisoitencoreferméàWestmais,enl’entendant
me dire qu’il veut partagerma vie, j’ai l’impression qu’une porte s’ouvre enmoi et je me remets àpleurer.Ilserallongeàcôtédemoipourpouvoirséchermeslarmes.—Caro.—Non,çava.Toutvabien.Nemecajolepas.—Etsij’aienviedetecajoler?—Bon,alorscajole-moi,maispasparcequejetefaispitié.—Tunemefaispaspitié,Caro!Tuesabsolumentgéniale.C’estmoiqui…Jeposemamainsursabouchepourlefairetaire.Ilhausseunsourcil,alorsjelelaisseparler.—Tunecroispasquelemomentestvenu?Tunecroispasqu’ilesttempsquejetediseàquelpoint
jesuisdésolé?Quejenesuisqu’unpauvrecon,unlâcheetunminable,et…Jelefaistaireunesecondefois.—Arrête.Ilouvredegrandsyeuxetétudiemonvisagecommes’ilespéraity trouverdesréponses.Commesi
j’avaisdesréponsesàluiapporter!Jerenifleettiresurlacouverturepourm’essuyerlesjoues,exposantunejambeàl’airfroid.Onestàfleurdepeau, l’uncommel’autre. Ilsuffitd’égratigner lasurfacepourque toutessortesde
chosesresurgissent.LaconfessiondeWest.Macolère.LesraisonsdeWest.Moncœurbrisé.LesexcusesabjectesdeWest.Mesregrets.Jeneveuxrienentendredetoutça.—Dis-moisijemesuistrompée,West.Danslepick-up,quandtumereconduisaisàl’aéroport…est-
cequejemetrompais?
Ilsecouelatêteetmarmonnequelquechosecontremamain.Jelelaisseparler.—Pasdutout.Tuavaisraisonsurtoutelaligne.Tuastoujoursraison,Caro.—Cen’estpasvrai.Jefaisdemonmieuxmaisjemeplantesouvent.Nememetspassurunpiédestal.—Tuastoujoursraisonsurlestrucsimportants.Quandilmecaresselefrontpourrepousserunemèchedecheveuxcolléeàmatempe,jeluisaisisle
poignetetvaisposersamainsurmoncœur.Jeveuxqu’ilensentelesbattements.Jesuisvivante.Voilàcequej’essaiedeluifairecomprendre.Il est hors de question que je passe ma vie tournée vers le passé pour en analyser toutes les
mésaventures.Jeveuxvivreicietmaintenant.Alorsjerefermeunemainsursanuqueetjel’attireàmoi.Ilm’embrasse,lamainposéesurmoncœur.
Son baiser s’emballe,West roule surmoi, caressema langue avec la sienne etm’offre sa chaleur, saforce.Il y abiendes chosesque jevoudrais luidire.Lagentille fillequipersiste enmoi tient à combler
toutesleslacunesdelaconversation.Ellemepousseàluidirequejeluipardonne.Quejel’aimetoujours.ElleveutplacersapropremainsurlecœurdeWestetluifairepromettredeneplusjamaispartir,de
neplusjamaiscommettreunetellecrasse.Seulementvoilà,jenesuispluscettegentillefille,etjenesuispassûredeluiavoirpardonné.Jel’aime,çanefaitaucundoute,maisjeneveuxpasluidonnercesmotssifacilement.Jeveuxqu’il
lesmérite.Persuade-moi,pensé-jetandisquemacouvertureglisse.JesensWestavancerunecuisseentrelesmiennes,saceintureeffleurermahanche,sesmainssihabiles
àsuivrelacourbedemondospourm’attraperlesfessesmesouleveretmeplacerdansunangleparfait.—Onvayallerdoucement,cettefois,déclare-t-ilendéposantdesbaisers le longdemaclavicule.
Tellementdoucementquejerisqued’enmourir.—Pastropdoucement,nonplus,sinonjenevaispasm’enrendrecompte.Il sourit. C’est presque le sourire du West que je connais, mais je devine que quelque chose le
chiffonne.—Dis-moitout,West.Jecaresseduboutdudoigtlapetiteridechagrinequipersisteentresessourcils.—Neteméprendspas,hein.J’enaienvie–j’enmeursd’envie–,maistunecroispasqu’ondevrait
discuter?Je fais remontermesmains sous son tee-shirt, sur sa peau douce et bronzée, le long de ce dos si
familieretpourtantdifférent,pluslarge,plusmusclé,plusdur.—Justement,West.Ondiscute.C’estlavérité.Cequilegêne,c’estquenotreconversationnesuivepasdescénarioconvenu.Oriln’yapasdescénarioquitienne.Iln’yapasderèglesenlamatière.Jenepensepasqu’ons’yprennemal,toutsimplementparcequejenecroispasqu’ilsoitpossiblede
mals’yprendretantqu’onécoutenossentimentsetnosimpulsions.Toutesleschansonssontdeschansonsd’amour,jecommenceàlecomprendre.Cettechanson-cinousappartient.—Tuesheureux?Là,toutdesuite,tuesheureux?
Ildéposeunbaisersurmonépaule,puisunautresurmonbiceps.—Tuestoutenue.—Çaveutdire«oui»?—Oh,oui!—Moiaussi,jesuisheureuse.Ilm’embrassesurlesseinspuislesprendàpleinesmainsetyenfouitsonvisage.Sondossesoulève
sousmespaumes.—Qu’est-cequetufais?Tureniflesmesseins?—Jeterespire.—C’estuntoutpetitpeubizarre.—Çameva,répond-ilavantdefrottersonnezcontremapeau.Jen’airiencontrelebizarre.Ildéposedesbaiserslelongdemescôtespuislessuitduboutdelalangue,ilpasseleslèvressurmon
ventre,humemonnombrilpuisl’intérieurdemacuisse.Alorsillèvelesyeuxversmoi,lesmainsdéjàcaléessousmesfesses,laboucheàquelquescentimètresdemonsexe.—Tuestoujoursheureuse,Caro?Il demande ça sur un ton taquin, mais je comprends ce qu’il veut savoir. Tous les scénarios
conventionnelsvoudraientquecesoitàcemomentprécisquejepèteuncâble.C’estlemomentquidevraitréveillermacolère,mondégoût.Jedevraissoudainsortirlesgriffesetluiinfligermavengeance,luiinterdirefroidementdepoursuivre
surcettevoie.Aulieudeça,jesuisbrûlante,etj’aibesoindelui.Jeremueleshanchesengémissant.Ilsouritpuistraceunelonguelignelenteduboutdelalangue.Jenesuispassûredecroireauxvertusdelavengeance.Cedont jesuiscertaine,enrevanche,c’estque jeméprise lecouppourcoup, l’amourquiposedes
conditionsetquilimiteleslibertés.AvecWest,j’aichoisid’allerplusloin,toujoursplusloin.J’aichoisid’allerjusqu’aubout,mêmes’il
fauttraverserlefroidetlesflammes,lesriresetleslarmes,lanuitavantl’aube.J’aichoisiWest–celuiquiestdansmonlit,celuiquis’estbattuenhautdesonescalierenneigé, le
Westquim’afaitdelasoupeauxvermicelles,leWestdelaboulangerie,ledealeretlebagarreur,leWestde Silt et celui de Putnam. J’ai choisi les caresses collantes et les turlutes, par-derrière ou enmissionnaire, les cunnisquimouillent lesdraps et lesbaisersdumatin avec l’haleinepas fraîche, lessoirsoùonesttropfatiguésetoùons’endortsimplementensetenantparlamain.Jel’aichoisi,lui.Voicioùnousensommes–quinoussommes–là,toutdesuite.Jenesaispasdansquelétatd’espritjemeréveilleraidemainmatin.Jeneprétendspasquetoutsera
toujoursparfait,nimêmequec’estparfaitmaintenant.Jenecroispasquelaperfectionexiste.Cequejesais,enrevanche,c’estquecesoiriln’yapasdemensongesentrenous.Iln’yaquesamainquiremontelelongdemacuisse,sabouchetoutprèsdemeslèvres,sonsoufflesurmonclitoris.Cequ’ilaenviedemefaire,cequej’aienviequ’ilmedonne.Riendeplus.Jeposeunemainsursatête,effleuresoncuircheveluduboutdesonglespuisl’approched’ungeste
ferme.—Ducalme,coquine!Onaditqu’onprenaitnotretemps,jeterappelle.Cettefois,quandilsourit,c’estvraimentlui,sansretenue.Jelesaisparcequeçam’atteintenplein
cœur,m’arracheunfrissonetmefaitmouillerencoreetencore.
—Jevaisallertellementdoucement,Caro…Tuvasmedétester.Jeneledétestepas.Ilmetortureets’interromptrégulièrementpourmedemander:«Tuesheureuse,Caro?»Chaquefoisjeréponds«oui»mêmesicequ’ilmefaitmetue.Oui,West!Oh,oui!Ilmetuelentement,trèslentement.Jesuistellementheureusequejepourraisenmourir.
PIONNIERS
WEST
«Jepeuxteparler?»,ai-jedemandéàCarolinedanssachambre,danssonlit.«Jepeuxteparler?»,ai-jedemandéàFrankielelendemainaupetitdéjeuner.J’aitéléphonéauconseillerd’éducationpourprendreunrendez-vous.«Jepeuxvousparler?»J’ailaisséunmessageàmonpatronlepriantdemerappeleretluiexpliquantquejecomptaisdémissionnerdèsquej’aurais
trouvéuntravailavecdeshorairesdejour.Jecroisbienquejen’avaisjamaisautantparlédemaviequ’aucoursdecemoisdenovembre.Onsepersuadequ’onsaittoutetqueçanesertàriend’endiscuter.Onsaitcequ’onaàfaire;onsaitcequeréservel’avenir.Etsoudain,l’axechange,lemondebascule,etonserendcomptequ’onavaittoutfaux.Alorsoncommenceàallerau-devant
desgens:«Onpeutdiscuter?J’aiuntrucàvousdemander.J’aipleindetrucsàvousdire.»C’estpeut-êtreparceque jesuis têtu–parceque j’ai tendanceàgardermesvieilleshabitudesetàm’enferrerdansmes
vieilleserreurs–,mais j’avais toujourseu l’impressiondepouvoir anticiper toutes lesquestionset toutes les réponses,mesréactionsetcellesdesautres.
Cequiestdrôle,c’estquejemetrompaistoutletemps.Cesdeuxsemainesdenovembreetcedébutdedécembresesontrévélésrichesensurprises–desbonnes,destristes,
desécœurantes,desfrustrantes,desformidables.Carolineétaitparfoislaplusgrandesurprisedetoutesparcequ’ellecontinuaitàvenirmevoir.Ellerestaitdormirchezmoi.
Elledemeuraitàmescôtés.C’estaucoursdecesquelquessemainesquetoutaenfinchangé.J’aicessédecroirequejesavaiscommentmonexistenceallaittourner.J’aicommencéàmeréveillerchaquematinavecunegrandecuriositédevoircequiallaitarriver.Àunmomentdonné, jemesuis renducompteque j’avaiscessédedemanderauxgenssi jepouvais leurparler. Je leur
parlais,toutsimplement.J’écoutaiscequ’ilsmedisaient.Jenecessaisdemelaissersurprendreetj’aimaisbeaucoupça.LelendemaindelafêtedeKrishna,Frankiejoueavecsespancakesaulieudelesmanger,etj’essaie
denepasm’enformaliser.Ellelesanoyésdanslesirop.Jel’aiprévenuequeçaallaitsûrementfairetrop,etjeluiaisuggéréde
mettrelesiropdansunecoupelleetd’ytremperchaquemorceau,maiselles’estcontentéedeleverlesyeuxaucielcommesij’étaisledernierdesabrutisetelleacontinuéàverserunetonnedesirop.Elleenamangéquatrebouchéeset,maintenant,elles’amuseàsouleverlesbordsavecleboutdesa
fourchetteetàleslaisserretomberavecunpetitbruitmouillé.«Plaf.»Elle a les cheveux tout emmêlés et porte une chemise de nuit avec la fée Clochette dessus qui lui
comprimelapoitrine–unvêtementdepetitefillesuruncorpsd’adolescente.Ilfautquejeluiachètedenouveauxpyjamas.Jerepoussemachaiseetmelèvepourallerfairelavaisselle.Çam’empêcherapeut-êtredem’énerver
enlavoyantassassinerlepetitdéjeunerquejeluiaipréparé.—Qu’est-cequ’onfaitaujourd’hui?demande-t-elle.L’idée, c’est de trouver un moyen de nous sortir de cette situation pourrie, de discuter de nos
problèmesetdelesréglerunparun.Frankien’estpasencoreaucourantdeceplan.Jemerassieds.Elleafaitglissersoncoudesurlatableenverreetaposélatêtesursonbras,desortequesesyeux
sont aumême niveau que son assiette. Je la regarde soulever la pile de pancakes avant de la laisserretomber.«Plaf.»—Tuvasteprendredusiropdansl’œil,situcontinues.
Ellemejetteunregardpourvoirsijesuissérieux.—Jemedisaisqu’onpouvaitjusterestertranquilleàlamaison,aujourd’hui.Enfin,siçateva.—Toutelajournée?questionne-t-elle.—Oui.Pourquoi?—D’habitude,tumeforcestoujoursàfairedestrucs,leweek-end.—Jecroyaisquetuaimaisbiensortirunpeu.—Oui,maispastoutletemps,nonplus.—N’exagèrepas.Onnesortpastoutletemps.—Si.Touslesweek-ends.—Tuneveuxplusallertebaladeravecmoi?Ellehausselesépaules,soulèvesespancakes.«Plaf.»—C’étaitbien,hiersoir,chezLaurieetRikki?—Ouais.—Qu’est-cequevousavezregardé?—Jenemesouvienspasdestitres.—D’accord,maisilsparlaientdequoi,cesfilms?—Ilyenavaitun,c’étaitl’histoiredetroisgarçonsqueleurpèreemmènesuruneîleetquiletuent
accidentellement.—Vraiment?—Maisnon,c’étaitjusteunfilm!Autondesavoix,jedevinequ’ellemeprendpourundemeuréfini.—C’étaitautoriséauxenfantsdemoinsdedouzeans?—Qu’est-cequej’ensais,moi?C’étaitunfilmrusse.Ilyavaitdessous-titrespourqu’oncomprenne
cequelespersonnagesracontaient.—Etl’autrefilm,c’étaitquoi?—L’autre…Cen’estpasfacileàraconter.Çafaisaitancien,saufquecen’étaitpasunvieuxfilm.Ily
avaitdesbateauxetd’autrestrucsbizarres.Jen’aipasbiencompriscequisepassait.Rikkim’aexpliquéquec’étaitnon-figuratif.Çaveutdirequeçaneracontaitpasvraimentd’histoire.—Quelestl’intérêtd’unfilmcommeça?—Jenesaispas.C’estcequ’ilsregardaient,c’esttout.—Non,jeveuxdire:est-cequel’intérêtdufilmrésidedanslabeautédesimages,ouest-cequ’ilya
unmessagesurlaconditionhumaine…?Frankiehausselesépaules.J’attendsunpeu,pourvoir,puisjecomprendsquejen’ensauraipasdavantage.—Est-cequetuasfaitdescauchemars,chezLaurieetRikki?—Non.Pourquoijeferaisdescauchemarslà-bas?—Jenesaispas.Çat’arrive.—C’étaitchouette,dit-elle.Lacouverturedeleurchambred’amisestlaplusdoucedumonde,etilya
unmatelasenmoussecommeonvoitàlatélé.Quandtut’allonges,tuasl’impressiond’êtreenveloppé,commesituallaisdormirdansuncocond’alien.—Jen’aijamaisdormisurunmatelascommeça.—Cen’étaitpassuperconfortablemaisc’étaitcool.Elleoubliemomentanémentdetorturersespancakesetenprendunebouchée.C’esttropsucré.Jele
voisbienàsagrimaceetaugrandverred’eauqu’elleboitjusteaprès.—Tuveuxquejeterefassedespancakes?
—Non,çava.Jen’aiplusfaim.—OK.Jeme lève pour faire la vaisselle. Je bouche l’évier, verse un peu de liquide et regarde la vapeur
s’éleverdu jetd’eauchaude.Çafaisaituneéternitéque jen’avaispaseuunevraieconversationavecFrankie,etjeneveuxpastoutgâcher.—West?demande-t-elledansmondos.—Oui?—Qu’est-cequ’ilt’adit,M.Gorham?Unevraiequestionconcernantunvraiproblème,poséed’unevoixaimable.Jepourraisfaireunedansedelajoietellementjesuisfier.—Ilm’aditqu’ilallaits’occuperdetoutetquetuneseraisplusobligéedet’asseoiràcôtédeClint,
quecesoitdanslebusouenclasse.Silence.—C’estbien,non?—Oui,acquiesce-t-elleenfin.Merci.Jedéglutis,lagorgenouée.—Jen’aipasfaitgrand-chose,mais…iln’yapasdequoi.Tandisquelesbullesmontentdansl’évier,jeréfléchisàtoutcedontilfautqu’onparle.Jepenseàla
transitiondelasurvieàl’épanouissement.Jenesaispasparoùcommencer,alorsj’imaginecequediraitCaroline.—Ilvoudraittefairedécouvrirdenouveauxhorizons,destrucsplusambitieux,parcequ’ilpenseque
tuesdouée.—Ildittoutletempsça.—Ilal’airdeconsidérerquec’estimportant.—Jem’enfous.Jeneveuxpas.Je lui fais face en tentant de dissimuler l’inquiétude que cette déclaration m’inspire. Ma sœur a
mauvaisemineàlalumièredelacuisine.Ellealesjambesetlesbrascroisés,l’airbutée,lesyeuxrivéssurlemurd’enface.—Maissi.Ceseraitchouette.—Non.—Pourquoipas?—Jeneveuxpas,c’esttout!—Mais…Jemetaisaussitôtparcequejesensqueletonmonte.Non.Jerefused’êtrecegenredepère.Jereconnaisl’expressiondeFrankie.Jel’aidéjàaffichéesurmonproprevisage–cemasquedur,ces
mâchoirescrispées,ce regardd’acier.Toutceque je risqued’obtenirsi jem’obstine,c’estqu’ellesemureencoreplusdanssonsilence.Jenesaispaspourquoiellerefuse,maiselleaclairementsesraisons.Onestpareils,là-dessus,elleet
moi.Alorsaulieudel’engueuler,jeluidemande:—Qu’est-cequetuveux,Frankie?—Hein?—Tunevoulaispasdepancakesaupetitdéjeuner, tunevoulaispasvenirvivreici, tuneveuxpas
découvrirdenouveauxhorizonsambitieux…Alorsqu’est-cequetuveux,Frankie?TuveuxretourneràSilt ?Tuveuxprendre des cours d’arts plastiques après l’école ?Tuveuxque j’aille trouver ce sale
miochedeClintetquejeluicollemonpoingdanslafigure?Qu’est-cequetuveux?Ellefroncelessourcils,labouchepincée.—Jeveuxallerdansmachambre.Jefermelesyeuxetinspirelentement.C’est la seule réponsequ’elleaàm’offrirpour l’instant,etcen’estpasgrave.Cen’estpasceque
j’aimeraisentendre,maisjepeuxvivreavec.—J’essaiedefairetoutcequ’ilfautpourtoi,Frankie.Tulesais,ça.Ellehochelatêtelentement.—S’ilteplaît,réfléchisàmaquestionetquandtuaurasuneréponse,viensmetrouver.D’accord?—OK.—Bon.Puis,commesijevenaisd’ypenser–commesijen’avaispaspassélamatinéeàchercherunmoyen
deluiannoncerlanouvelle–,jelance:—Aufait,Carolinevapassertoutàl’heure.—Pourquoifaire?—Pourréviser.Ellevasûrementresterdîner.—Cool.Frankies’engagedanslecouloir.—Ilsepeutqu’ellerestedormir,aussi.Frankies’immobilise.—Genre…danstachambre?Jemeraclelagorge.—Oui.—Beurk.Puiselledisparaîtetrefermesaportederrièreelle.Quantàmoi,jeresteplantélàcommeuncon,àme
demandersicetteconversationcompteplutôtcommeunsuccèsoucommeunéchec.Iltombequelquesfloconsenmilieud’après-midi.Pourtantcen’estpasencorelasaison.JelesregardedanserparesseusementetvoisLauriesortirdelamaisonpourserendreàsonatelier.Frankieestdanssachambre.Elleestressortiequelquesminutesaprèsnotrediscussion,m’ademandé
unerègleetunefeuilledemoncarnetàdessinpuisestretournéesecacher.Unpeuplustardelleaémergédenouveau,etadéclaréquesescrayonsétaientpourrisetqu’elleavaitbesoindeseservirdeceuxquejemesuisachetéspourmescoursd’art.Jeluienaipasséun,etelles’estvolatilisée.Lassédemalecture,j’envoieuntextoàCaroline.
Ilneige.C’estn’importequoi.Oui,j’aivuQuandest-cequetuviens?Pastoutdesuite.Jetravaille.Tucroisquelesroutesvontêtreglissantes?Çafonddéjà,monsieurOregon.Ilnefaitpasassezfroid.Alorsviens.Qu’est-cequetufais?JelisunebiosurStaline.Commentilva,cecherStaline?
C’estunfoumégalomane.EttesIrlandais?C’estdescasse-couilles.Viens.Chut.
Jesouris.Dansuneheure?Deux.Snif.Tut’enremettras,trèscher.Tum’appellerascommeçatoutàl’heurequandjetebaiserai.Danstesrêves.Justement.Laisse-moitravailler.Jevaisjamaisfinirautrement.Onsevoitdansuneheureetcinquante-huitminutes.Argh!
Contentdemoi,jereposemontéléphone.Frankies’approcheavecunefeuilleàlamain.—Qu’est-cequ’ilya?demande-t-elle.—Rien,pourquoi?—Tufaisunedecestêtes,lance-t-elleenmedésignantdudoigt.Jemepasselesmainssurlevisage.Jesouristoujourscommeunbienheureux.—Carolinevapassertoutàl’heure.—Tumel’asdéjàdit.—Jesais.Ellesedandined’unpiedsurl’autre.—J’imaginequ’ellevavenirsouvent,maintenant.Pasvrai?—C’estpossible,oui.—C’étaitmacopineavantd’êtrelatienne,jeterappelle.—C’étaitmapetitecopineavantd’êtretacopine.—Oui,maisça,c’étaitilyalongtemps.—C’étaitauprintempsdernier.—Ettuastoutfaitfoirer.—Quit’aditça?Ellelèvelesyeuxauciel.—Genre!Jen’aipaseubesoinqu’onmeledise.—Oui,ehbien,c’estréparé,maintenant.Alors,onvadevoirlapartager.—Elleviendraquandmêmemechercheràl’école?—Ça,tuferaismieuxdeluidemandertoi-mêmequandellearrivera.—Ellevientmaintenant?—D’icideuxheures.Frankieagitesonpapier.—JeveuxallerdonnerçaàRikki.—Jepeuxvoir?Elleretourneledessinpourmelemontrer.C’estunportraitdefemme–trèsélégante,avecdeslèvres
pulpeuses et une coiffure de mannequin. C’est super détaillé, avec des ombres et une perspectiveimpressionnante.Jesuisépaté.C’estbeaucoupmieuxquesesdessinshabituels.—C’esttoiquiasfaitça?—Oui.Rikkim’amontrélatechniquehier.Tuquadrilleslapagedumagazineettufaislamêmechose
surtafeuille,commeça,tupeuxrecopiercarréparcarré.C’estfacile.Cen’estpresquepasdudessin,enfait.Ellepose sonœuvredevantmoi.Deprès, je remarque les lignesqu’elle a tracéespour se repérer,
ainsiquequelquesimperfections–unœilquiloucheunpeu,lebijouunpeugrotesqueparcequeFrankieadessinécequ’ellecroyaitvoiraulieudecequec’estvraiment.N’empêche.—C’estgénial.—Maisnon.—Frankie…—JepeuxallerlemontreràRikki?—D’accord,maishabille-toid’abord,dis-jeenluirendantlafeuille.Tum’enferasunaussi?—Pourquoi?—Jenesaispas.J’aimeraisbienenavoirun.—Euh…OK.Situveux.—Cool.Elleretournedanssachambre,etj’entendsunconcertdetiroirs.Quandellerevient,elleporteunjean
–àsataille–etunsweat-shirtgéant.—Tudevraisessayer,tusais,lance-t-elleenouvrantlaportedel’appartement.C’estsuperfacile.Je
pourraistemontrer.Jevaislarejoindre.—Avecplaisir.Aprèsdîner?Ellelèvelatêteetmesourit.—Attentiondansl’escalier.Çaglisse.—Oui,papi,rétorque-t-elle.Jel’observedescendrelesmarchesenpassantlamaindanslaneigeaccumuléesurlarambarde.Puis
ellepartencourant,sansmanteau,desfloconsdanslescheveux.Lauries’affairedevantsonatelier.Jevoulaisjustementluiparler,alorsj’attrapemavesteetjesorsà
montour.Jeletrouveplongéjusqu’auxcoudesdansuneespècedegrossecaisseenmétalgrismontéesurpieds,
occupéàregarderparunepetitelucarne.Onentenduncompresseurvrombirpar-dessusunautresonplusgravequisiffleets’arrête,siffleets’arrête.Jenem’aventurepassouventjusqu’iciet,laplupartdutemps,c’estpourvenirchercherFrankiequand
j’ail’impressionqu’elles’incruste.Jenepeuxpasluienvouloir,celadit.L’atelierdeLaurieestsuper.Ondiraituncroisemententreunegrangeetunabriàvoitures.Àl’intérieurilyaunesortedemezzanine–sansdoutelàoùonstockaitlefoin–encombréedefeuillesdemétalrouillé,au-dessusd’unerangéedeboxquidevaientàuneépoqueabriterdeschevaux.Laurieyarangésesmatériauxdefaçonordonnée,leboisdansl’un,lesmétauxdansl’autre,puislescéramiques,lecaoutchouc,leverre,etc.La partie ouverte sous l’espèce d’abri lui sert à faire sa soudure. Il y a un gros compresseur juste
derrière laporte,desbouteillesdepropane,unmasquedesoudeur,d’énormesgantset jenesaisquoid’autre.J’en suis encore à essayer de comprendre ce qu’il fabrique avec cette grosse caisse grise quand le
compresseursemetenmarcheetqueLaurieseredresse.
—Bonjour,West,lance-t-il.—Bonjour,professeurCollins.—Laurie,s’ilteplaît.Jeme sens incapable de l’appeler par son prénom, et pas seulement parce que c’est un professeur.
C’estaussimonpropriétaire,quesapageWikipédiadécritcomme«unartistemultimédiaderenomméeinternationale».—Qu’est-cequec’estquecettemachine?—C’estunesableuse.—Surquoivoustravaillez?—Surduverre.Ilretiresesbrasdelacaisse,dévisselesécrousàoreillesquifixaientlalucarne,etensortunpetit
objetdecouleurbeige.—C’estun…Qu’est-cequec’est?—C’estunmarteau.—Unmarteauenverre?Ilestpresqueentièrementenroulédansduscotchdepeintre,unpetitmarteaumomifié,dontonnevoit
quelafrappearrondieetunlégerboutdumanche.—C’estpourquoi?demandé-je.—C’estpourunesériesurlesoutils.Celui-cin’estqu’uneétude.Onm’enacommandéungrand,mais
lalogistiqueestunevraiesaloperie.Ilemportesonmarteaumomifiédanslagrangeetfaitcoulerdel’eau.Jem’approchedelasableuse,
curieuxdevoiràquoiçaressembleàl’intérieur.Ilyaunemboutdecuivreattachéàun tuyauetquireposesurunegrilleenplastique.Lesabledoit
sortirparl’emboutetpasserparlagrillepourressortirparletrouquejevoisendessous.Simple,efficace.Laurie revient en séchant sonmarteau de verre avec une serviette en papier, un rouleau de scotch
suspenduàundoigt.Jemerendscomptequelemarteauestenfaitd’unbleuturquoise,lisseetbrillant.J’aienviedeletoucher.J’aienviederefermerlesdoigtsautourdumancheetdefrapperquelquechoseavec–cequiseraitparfaitementstupidepuisqueçalebriseraitetquejeseraisdégoûté.Çamefaitpenseràmoncoursd’artsplastiquesdelasemainedernière.RikkidiscutaitavecRaffede
ladéfinitiondel’art.Raffedisaitquel’artn’apasd’utilité,quesiunobjetsertàquelquechose,cen’estpasdel’art.Rikkinousexpliquait,aucontraire,quel’artsertàfaireressentirouréfléchir–souventlesdeux.«L’artprovoqueuneréaction.Alorssoyezprovocants!»—Tuveuxessayerlasableuse?—Oui,jeveuxbien.—Attendsuneminute,quejemasquelemarteau.Ilremetduscotchsurlasurfacebleue,nelaissantqu’unemincebandedevisibleaumilieudumanche.—Lebutdel’opération,c’estdedépolirleverrepourluidonnerunaspectgivré.Lemarteauestlourddansmamain.Jepasseundoigtsurlabandelisseetfroide.—Mets-lelà-dedans,dit-il.Faisattention,ilafalluplusd’unesemainedecuissonpourarriveràce
résultat.—Plusd’unesemaine?Justepourlemoulage?—Oui. Il faut fairemonter la températuregraduellement, lamaintenir unbonmoment, puis la faire
retombertoutdoucement.Sinonçasefissure,çaexplose…C’estcapricieux,leverre.Ilm’afalluonze
tentativespourfabriquercemarteau-là.Onze tentatives.Unesemainedecuissonchaquefois.Ce truccoûteunefortuneencombustibleeten
main-d’œuvre.Jeplacelemarteauaucentredelagrille,refermelalucarneetpasselesbrasdanslesgants.Ilssont
super raides. Ce n’est pas facile de manipuler l’embout avec. La première fois que j’appuie sur ladétente,lapressionquisedégageesttellequelemarteaumanquedem’échapper.—Voilà,c’estbien,ditLaurieunefoisquej’aicomprisletruc.Assure-toidebienpasserpartout,de
façonrégulière.—Pendantcombiendetemps?—Jusqu’àcequelerésultatteconvienne.C’estuntravailméticuleux,satisfaisant.Auboutd’unmomentjemedétendssuffisammentpourparler.—Jevoulaisvousremercierd’avoirgardéFrankiehiersoir.—Iln’yapasdequoi,voyons.Onapasséuneexcellentesoirée.—Elleaétésage,aumoins?—Comme toujours.Çam’a fait plaisir de voir que ta voiture n’était pas là quand je suis alléme
coucher.Uneminutes’écouleensilence.—Rikkim’aditquetutedébrouillaistrèsbienàl’atelier,faitremarquerLaurie.—Jedoispassertroisfoisplusdetempssurcescoursquesurlerestepourespérerm’entireravec
unenotehonorable.—Elletrouvequetuesdotéd’unespritintéressant.—Monespritdoitêtrelemoinsintéressantdugroupe.—Qu’est-cequitefaitdireça?Jedésignelasableuse.—Ça,c’estlegenredechosequimevientnaturellement.Lesmachines,lesmécanismes,résoudredes
problèmespasàpas.CequeveutRikki,c’estdelacréativité,maisjenesuispascréatif.Lauriesembleacceptercettevérité.Onsetaitpendantunmoment,puisilromptlesilence.—Tuasdéjàutiliséunerouepourpilerduverre?—Non.—Tuaimeraisessayer?J’aimeraisbeaucoup.Jevoudraisaussivoirsonfouretcalculercombiençacoûtedelefairetournerencontinupendantplus
d’unesemaine.JeveuxdemanderàLauriecommentilsedébrouillepourquelatempératureaugmentedemanièreconstante,etquelssontcesproblèmesdelogistiqueauxquelsilafaitallusion.Commentva-t-ils’yprendrepourréaliserlemarteaugéantdesacommande?Est-cenécessairedelefondred’unepièce?—Jeferaismieuxderetourneràmesbouquins,dis-je.Jeretirelesbrasdelasableuseetrendsl’œuvred’artàsonpropriétaire.Ilsaisitlemarteauetlefaitjouerentresesdoigts.—Commentçasepasse,àl’usine?medemande-t-il.—J’aidonnémonpréavis. Jeveux trouverquelquechosequimepermettedepasserplusde temps
avecFrankie.—Çatediraitdetravaillerpourmoi?J’aibesoind’unassistant.Horairesflexibles,salairecorrect.—Quelgenredetravail?—Dugenredecequ’onvientdefaire.Apporterlesfinitions,répondreàmesmailsouautéléphone.
Engros,ils’agitdefairecedontjen’aipastrèsenvie,jel’avoue.J’aiprisduretardsurcettecommande
etj’aibesoind’uncoupdemain.—Vousneferiezpasmieuxd’embaucherunétudiantspécialiséenart?Ilfaitungrandgesteévasifdelamainquitientlemarteau,etj’aipeurqu’illefassetomber.—J’aiessayé,figure-toi.Impossibled’entrouverunseulquis’yconnaisseunpeuenmachines.Toi,
aucontraire,ondiraitquetuaimesça.Etpuis,Rikkitetrouveintéressant.—Danscecas,pourquoipas.Oui,j’aimeraisbien,tantquevoussavezdansquoivousvousengagez.
VousvoulezvoirmonC.V.?Iléclatederire.—West,tuasvingtetunans,tuélèvesseultapetitesœur,tuesunétudiantsérieuxettutravaillesde
nuitdansuneusinedevitrerie.Mêmesituavaisfaitdelataule,jet’embaucheraislesyeuxfermés.Enrevanche,çaresteentrenous,OK?Jen’aipasenviedem’emmerderaveclesimpôts.Jeserrelamainqu’ilmetend.Évidemmentquejeluiserrelamain.Mêmesiçanepaiepassuperbien,c’estunboulotenor.Pourtant, pendant cette poignée demain, ce n’est pas à Frankie ni àmon compte en banque que je
pense.Jemedemandecequejevaisdécouvrirdanssonatelier.Descompresseursetdessoudeuses,desfoursetdumatérieldepolissage,toutessortesd’outilsdontje
neconnaismêmepaslenom.Desoutilsdontjevaisapprendreàmeservir.Ilme faut un petitmoment pour comprendre pourquoimon cœur bat aussi fort.Ça faisait tellement
longtempsquejen’avaispasressentiça.C’estdel’enthousiasmepur.Cesoir-là,Carolineestdansmonlit.Elleestadosséeàmonoreiller,lescheveuxrelevésenunchignondésordonné,lalanguepasséeentre
sesincisives,sonordinateursurlesgenoux.Lespiedsposéssurmonbureau,jesuiscenséréviserpouruntestd’espagnol,maisl’espagnol,c’est
facile,etCarolineestjustelà.Surmonlit.—Arrêtedemeregardercommeça,j’essaiedemeconcentrer,dit-elle.—Ilesttard.—Ilestàpeine23heures.—Frankiedort.Ilesttard.Unemainensuspensau-dessusdesonpavétactile,ellesouritencoin.—J’aipresquefini.—Tudisaisdéjàçailyauneheure.—Peut-êtrequej’aimebienmettretapatienceàl’épreuveent’obligeantàdésirercequit’estdéfendu.—Çafaitdesmoisquejedésirecequim’estdéfendu–depuisquejesuisretournédansl’Oregonen
mars.Ellerepoussesonordinateur.—Tuauraispum’avoir,tusais.Ilsuffisaitdedemander.Jereposelespiedsparterreetjoinslesmains.Jeluiaipromisd’êtreparfaitementhonnêteavecelle,
maiscen’estpasfacilederegarderlavéritéenface.Pourtantjeluidoisdesexplications.—Jen’aijamaisvoulupartirdeSilt.Non.Cen’estpascequejevoulaisdire.Jeprendsuneprofondeinspirationetrecommence.—Jenepouvaispaslevouloirpuisqueçameparaissaitimpossible.Quandj’étaisgamin,j’étaistrop
jeunepouroserl’envisager.Toutcequej’espérais,c’étaitsurvivreaujourlejour,pouvoirmangeràmafaimou,simonpèreétaitdanslesparages,nepasmefairetaperdessus.J’auraisbienaiméqu’ilépousemamèreparceque j’avais l’impressionque tout s’arrangerait s’ilsétaientmariés.Etpuis,Frankieestarrivée,etletempsquej’aiel’âgedepenseràpartir,j’avaiscomprisquejenepouvaispaslalaisserlà.Alors, quand je rêvais d’un avenirmeilleur, c’était toujours l’avenir de Frankie – c’était elle que jevoyaiséchapperàSilt.Carolineposesonordinateurparterreettapotelematelasàcôtéd’elle.—Uneminute,dis-je.Jeveuxallerauboutdemaréflexion.Jemefrottelesmainsencherchantmesmots.— Ma première année à Putnam… Je crois que je n’étais pas vraiment ici. J’étais présent
physiquement,maisenespritj’étaistoujoursàSiltavecFrankie.Toutcequej’aifaitaucoursdesdeuxdernières années – tout ce qui s’est passé entre nous… J’ai l’impression que je me suis autorisé àm’approcherdecequejevoulaisvraimentmaisquejen’aijamaisosém’ensaisir.Jesuivaismonplan,quiconsistaitàfairetoutcequ’ilfallaitpourdevenirlegrandfrèredontFrankieavaitbesoinpours’ensortir.Ettoi…Putain,Caro,j’aiététellementduravectoi!Jen’arrêtaispasdeterepousseralorsquejete voulais tellement ! Jeme sentais obligé de réagir comme ça puisque je n’étais pas vraiment là.Tucomprends?Ilfallaitquejemepersuadequejen’étaispasvraimentlàpourpouvoircontinueràresterlà-basavecelle.—West,vienst’asseoirprèsdemoi.—J’aipresquefini.Elleselèveetmetapotelesmainsjusqu’àcequejelesécarte.Alors,elles’installeàcalifourchonsur
mesgenouxetcalesespaumessurmesépaules.—Tuétaistroploin.Maintenanttupeuxcontinuer.D’abordjelaserredansmesbrasetsavouresadouceur.J’enfouislevisagedanssoncoupourmieux
larespirer.—TuesretournéàSilt,dit-ellepourm’encourageràpoursuivre.—Oui,maisavantça,quandons’estenfintrouvés…Jeveuxquetusachesque,pendantcesquelques
semainesdeprintemps, j’étais là,Caro. J’étaisvraiment là,avec toi,etc’était lapremière foisque jefaisaisquelquechosepourmoi,etuniquementpourmoi,depuis…—…depuistoujours.—Exactement!C’étaitlapremièrefoisdemaviequejefaisaisquelquechoseparcequej’enavais
envie,moi.—Etpuis,tuesretournéàSilt.— Tu as vu comment c’est, là-bas. Je n’ai pas le loisir de penser àmoi. Lemieux que je puisse
espérer,c’estd’aiderFrankieàs’ensortir.Enfin,c’estl’impressionquej’ai.Peut-êtrequejemetrompe.Peut-êtrequej’auraisput’appelerpourtedemanderdevenirm’aider,etpeut-êtremêmequ’onseseraitdébrouillés,toietmoi,maisjenecroyaispasavoirledroitdefaireça.—Pourquoi?Explique-moi.Ellemecaresselatêteetlecou.Jesuistellementtenduquej’enailamâchoiredouloureuse.—Jepensaisqu’enfaisantçajetemèneraisàtaperte.Enfin,pasmoipersonnellement,maisSilt,ma
famille…C’estcommeça,jeviensd’unendroitquidétruitlesgens–mêmelesgensbien.Lepire,c’estquej’auraisdûassisteràtadéchéance,j’enauraisétéresponsablepuisquejet’auraisfaitvenir.C’étaitinconcevable.(Jeplongelesdoigtsdanssescheveuxetl’embrasse.)C’étaitinconcevable,Caro.Ellemesourit,maisc’estunsouriretriste,undecessouriresquifontmal.—TuavaisdixansquandFrankieestnée.
—Oui.—L’âgequ’elleamaintenant.—Oui.—Tuasdéjàessayéd’imaginerlamêmechose?Tasœuravecunbébé?—Non!—Pourtantc’estpareil,non?SiFrankieseretrouvaitdanslamêmesituation,avecunpetitfrèredont
personnenes’occupe…—Arrête.Çamefaitfrémir.Carolinemefrottelesbraspourdissipermachairdepoule.—Lesimplefaitd’ypenserparaîtcruel,pasvrai?dit-elle.Frankieestencoreunegamine,elleest
beaucouptropjeune,maistoiaussi,tuétaistropjeune.—J’étaisassezgrand.—Tut’esmontréàlahauteurparcequetun’avaispaslechoix.C’estçaquimebriselecœur.(Elle
s’installe plus confortablement sur moi, plus près.) Tu avais quel âge quand tu as rencontré lesTomlinson?—Seizeans.—Etlapremièrefois…avecMmeTomlinson?Jeneluienaijamaisparlé.Ellenem’ajamaisposédequestionsàcesujet,etjen’avaisaucuneenvie
depenseràça–moietcettefemme,plusâgéequemoi,mariée,àqui jedonnaiscequ’ellevoulaitenéchangedecedont,moi,j’avaisbesoin.J’aicouchéavecMmeTomlinsonparcequec’étaitnécessairepouréchapperàSilt.Carolinelesait.Elleacompris.Jelevoisdanssesyeux.—Caro,tunecroispasque…—Tuavaisquelâge?insiste-t-elle.Jelaisseéchapperunsoupir.—Seizeans.—Tuenavaisenvie?—Elleétaitjolie.Jen’étaispasvierge.—Oui,maisc’estellequiafaitlepremierpas.—Oui.Jen’auraisjamais…Jem’interromps,incapabledepoursuivre,étoufféparcesouvenir.Materreurabsoluelapremièrefois
qu’ellem’asucédanssavoituregaréeaumilieuduparkingdugolf.JeregardaisparlafenêtredanslacraintequeledocteurT.n’arrive.J’avaistroppeurpourrefusermaisj’étaisfurieuxd’avoirdûaccepter.Jem’envoulaisd’êtreexcitémalgrétout,alorsquejemedoutaisbien,mêmeàseizeans,quequelque
choseclochaitdanssatête.Elleneseservaitpasseulementdemoipourlecul;elleaimaitsentirqu’elleavaitdupouvoir;elleaimaitledanger.J’envoulaisterriblementaudocteurT.aussi.Ilauraitdûs’enrendrecompte,ymettreunterme.Certes,
çaauraitruinémeschancesd’alleràPutnam,maisilm’arrivaitd’espérerqu’ildécouvrelavérité.Jeposelementonsurl’épauledeCarolineethumel’odeurdesescheveux.—C’étaitsafemme,etjesavaisdéjàqu’ilreprésentaitpeut-êtremonseulespoirdemetirerdelà.—C’estillégal,cequ’ellet’afait.—J’étaisconsentant.—Unadodeseizeansnepeutpasêtreconsentantquandils’agitd’unerelationavecunadulte.Tute
sentaisredevable,tucraignaissonmariettuavaispeurdecequeturisquaisdeperdresituluiopposaisunrefus.Jedevineautondesavoixqu’ils’agitd’unequestion,etqu’elleabesoind’uneréponse.Pastantpour
elle-mêmequepourmoi.Elleabesoinquejereconnaissequel’histoirequ’elleestentrainderaconter,c’estbienlamienne.Ellearaison.C’estmonhistoire,pourtantjen’avaisjamaisperçuleschosessouscetangle.Jenemeleseraispas
permis.Jepensaisquec’étaitunmalnécessaireetnemesuisjamaisdemandépourquoiRitaTomlinsonéprouvaitlebesoindesetaperunmineur,oupourquoic’étaittombésurmoi.—Oui,dis-jedansunmurmure.—West?Jerelèvelatête.—Oui.—Silamêmechosearrivaitàtasœurdanssixans…Unevaguederageetdehontemeheurtedepleinfouet.Voilàpourquoijenevoulaispasendiscuter.C’esttrophorrible,putain!—Arrête,s’ilteplaît.—Jeveuxêtresûrequetum’écoutes.—Jet’écoute,Caro,maisneparlepasdeça,s’ilteplaît.Ellemecaresselatête,lanuque,lesépaules,ledos,lesbras,lapoitrine…Ellemetouchepartoutoù
ellepeut.Ellemeserrecontreelle,etçamefaitdubien.Çamecalme,çameramènedansmonproprecorps.Ellen’apaslepouvoirderéparermavied’avant,maisçam’aide.—C’estpourçaquejeneveuxpasenentendreparler,dit-elle.Jeneveuxpast’entendremeraconter
quetun’esqu’unminableouquetut’enveuxdem’avoirfaitçaaveccettefemme.Jesaiscequetuasfaitetcequeçasignifiait.Jelesaisparfaitement.Cen’étaitpasunequestiondedésir.C’était…jenetrouvepaslemotjuste…deladétresse,dudésespoir.—Jemesuisservideçapourteforceràmequitter.C’étaitquelquechosedeprécieuxentrenous–de
sacré,même–,etjem’ensuisservicontretoi,commed’unearme.—C’étaitlaseulearmedonttudisposais.Jeressensunebrûlurecuisante,commequandonseréchauffeaprèsavoireulesmainsgelées.Çafait
tellementmalquej’enailesoufflecoupé.Jedoisreposerlatêtecontresonépaulepourpouvoirrespirer.C’estencoreplusdurquejenel’auraiscru.Etc’estencorepirequandellereprendlaparole.—Çam’ablessée,West.Nevapascroirequejesuisunesainteetquej’aidéjàoublié.Jetremble.—Caro.—Non, laisse-moi finir. Il faut que je te dise la vérité, parce que cette blessure n’est toujours pas
guérie.Ilm’arriveencored’ypenser,etjenelesupportepas.C’estphysique.Danscescas-là,ilfautquejefassequelquechosepourarrêterderessasser,sinonjefiniraisparétoufferdehaineetderage.JenecroispasenavoirvouluautantàNate,parcequecequ’ilm’afaitétaitodieux,maistoi…Cequetum’asfaitétaitblessantd’unefaçonpersonnelle,intime.Jem’attendsàcequ’elles’écartedemoi.Aulieudeça,ellem’étreintetblottitsajouebrûlantedansmoncou.—Ilyaunechosequim’aide,poursuit-elle.Parfoisj’arriveàinverserlespointsdevue.Jenesuis
plusdanslepick-upàvousregarderparlafenêtre,jesuisdehorsetjemevois,moi.J’imaginecequetudevaisressentiràcemoment-là.Ettusaisquoi,West?C’esttoutaussiatroce.Çamefaitsupermalaussietçam’estpresqueinsupportableparcequeçam’obligeàadmettrequejen’aipasétéàlahauteurquandtuesretournéàSilt.Jet’ailaissétedébrouiller,commetouslesautres.—Tun’étaispasresponsabledemoi.—Si!Jelesuistoujours,d’ailleurs.Cequ’ilyadebien,c’estque,quandjem’imagineàl’extérieur
dupick-up,aprèsça…jesuis toujoursencolère,maisc’estcontre lemondeentier.Jenesuisplusencolère contre toi mais pour toi, et chaque fois çam’est un peu plus facile. Je sais que, bientôt, j’enviendraiàconsidérerqu’ilnousestarrivéquelquechosed’horribleàtouslesdeux,àcausedeSilt,aulieudemedirequec’esttoiquim’asfaitdutort.(Elleritdoucement.)Jen’ensuispasencorelà,hein,maisj’essaie.—Jesuisdésolé,dis-je.Tun’imaginesmêmepasàquelpointjem’enveux.—Jesais.Moiaussi,jesuisdésolée,maistueslà,maintenant.—Jefaistoutmonpossiblepourl’être,entoutcas.Elleme serre fort. On reste comme ça un longmoment, jusqu’à ce que je parvienne à respirer de
nouveau,etquejenesoisplussubmergéparlaculpabilitéetlahonte.Jusqu’àcequejereprenneconsciencedesoncorpschaudquisentsibon.Carolineestassisesurmesgenoux.Monsexetressaille.C’estpeut-êtreindécentdemapartd’avoirenvied’elleaprèslaconversationquenousvenonsd’avoir,
maistantpis.Elleremueleshanchespourmefairecomprendrequ’elleaenviedemoi,elleaussi.—Alorsdis-moi,West…Qu’est-cequetuveux?Ellen’aaucunmoyendesavoirquej’aiposélamêmequestionàFrankiecematin.Aucunmoyendesavoirquepersonnenemedemandejamaiscequejeveux.Elleestlaseule.Elletraceunelignedebaiserslelongdemamâchoire.—Qu’est-cequetuveux,West?chuchote-t-elle.Elledéposedesbaiserssurmessourcils,surmonfront,surleboutdemonnez.—Qu’est-cequetuveux?Jeluisaisislementonetapprocheseslèvresdesmiennes.Puisj’attrapelebasdesonpull.Jevaisluimontrercequejeveux.C’estungrospullquiluiarrivesouslesfessesquandelleestdebout.Jeleluienlèveparcequej’aime
beaucouplecontrasteentrel’élastiquenoirdesesleggingsetlablancheurdesonventre,sesseinsnusetlecotontoutdouxquiépousesescuisses.—Jet’imaginaiscommeça,àSilt,dis-je.—Ah,oui?—Lesoiroùjesuisvenudînerchezmagrand-mèreetoùonétaitcôteàcôtedanslecanapé, jene
pensaisqu’àça–tedéshabillerjusteassezpourpouvoirposermabouchesurtapeau,glissermesdoigtsentoi.—Ilyavaitbeaucoupdemondeautourdenous.—Jesais.Tuavaispassélajournéeàm’envoyerdestextos,àessayerdemefaireréagir.J’étaisau
boulotetjen’avaisqu’uneidée:t’emmeneraugrenier,surlescarrésdemoquettedépareillésdeJoan.Ellelesatoujours?—Oui.Tuavaispleindeprojets,enfait.Pasexactementdesprojets,plutôtdesdésirsimpulsifs.Desdésirsquejem’efforçaisdemuselerparcequejem’ycroyaisobligé.—QuandjevenutechercheràEugene,jet’aivueavantquetusortesdel’aéroport.Tuétaispenchée
sur ta valise, et j’aurais voulu que tu restes là pour que je puisse continuer à te regarder. Tu étaistellementbelle.Onauraitdit…Uneoasisdansledésert.Unepalettedecouleursdansunfilmennoiretblanc.Jerejettecesclichésstupides.OnauraitditCaroline,danstoutesasplendeur.J’avaisdumalàcroirequ’ellesoitbienréelle.—J’aiexplosétoutesleslimitesdevitessecejour-là,tusais.Elleposelefrontcontrelemien.—Andouille.—Jesavaisque,dèsquetupasseraiscetteporte,jerisquaisdetoutfoutreenl’air.Jenevoyaisaucun
moyend’éviter ledésastre,etçamemettaitdansunecolèrenoire.C’estçaque tuasvuquand tu t’esapprochée:macolèrefaceàcemondequirendaitnotrehistoireimpossible.—Notrehistoiren’estpasimpossible,rétorque-t-elleendonnantunpetitcoupdehanches.Onestlà,
regarde.Jeluicaresselentementlesfesses.—J’auraisdût’avoueràquelpointj’avaisenviedetoi,danslepick-upenrevenantdel’aéroport,ou
mêmeauxpompesfunèbres,danslasalled’attenteferméeàclé.Jet’imaginaisentraindetemordrelepoignetpournepascrierpendantquejeteprendraispar-derrière,appuyéecontrelecanapé,ouentraindememordrel’épaulequandjetesoulèveraispourteplaquercontrelaporte.Ellealespupillesdilatées.—Parfoisjetevoyaismeregardercommesi…maisturefusaisdemedécrochertroismots.—Jemesentaistellementmal,tellementsombre…Etpuis,jetrouvaisçamalsaindevouloirça–un
petitcouprapide–alorsquetucherchaisàm’aider.—Çat’auraitpeut-êtrefaitdubien.—Jecroisqueç’auraitétéencorepireaprès.Pourtantl’idéeavaitsoncharme,aussi–obtenirenfin
quelquechosedontj’avaisréellementenvie,puismefairepunird’avoirosé.Ellem’embrasse,vientappuyerunpeuplusfortcontremonérection,melèchelalèvrepuislamord.—Qu’est-cequetuveux?murmure-t-elle.Cettefoissaquestionestjoueuse,taquine.Cequejeveux,c’estça,toutsimplement.C’estlaseulechosequej’aiejamaisdésiréepourmoiseul.—Détache-toilescheveux.Elleretirel’élastiquequiretientsonchignon.Seslonguesmèchesserépandentdanssondosetsurses
épaules.Jelesrassembledansmesmains.—Ilssontsuperlongs.—J’hésiteàlesfairecouper.—J’adoretescheveux.—Tuveuxquejelesgardecommeça?—Jet’achèteraidespeignesennacre.Ellesourit,lesmainsposéessurmesépaules.J’écartesescheveuxpourl’embrasserdanslecou,làoùçalafaitfrissonner,puisjedescendslelong
desagorge.Jeprendssesseinsàpleinesmains.C’estsibondelasentircontremoi.Jesuisàfleurdepeau,maisellem’aideàtenirlecoup–lepoids
desescuissessurlesmiennes,sesseinsnus,sapeaublanche,sesgrandsyeuxbrunsrivéssurmoi.—Qu’est-cequetuveuxd’autre?Cettefois-cisaquestionmeparaîtplusprofonde,etmagorgesenoueparcequejen’aipasderéponse.
Lesautres,àmonâge,ontdéjàpassédesannéesàréfléchiràcequ’ilsvoulaient.Ilsontdescentresd’intérêt, des hobbies, des talents et des projets. Ils ont des rêves et des ambitions, ils s’impatiententquandlemondenetombepasàleurspieds.Moi, je ne sais pas ce que je veux au-delà de cet instant,mais cet instant est en train de s’étendre
autour de nous. Il devient infini. Il s’épanouit par vagues et se dilate avec chaquemouvement de seshanches.—Jeveuxquetumeregardes,dis-je.Elleeffleuremeslèvresdessiennes.—Jeteregarde,West.Jereprendssescheveuxdansmamainetenfaispasserlespointeseffiléesentresesomoplates,lelong
desonéchine.Ellefrissonneetcambreledos.—Jeveuxquetugardeslesyeuxsurmoi,toutdulong.Sonsourireesttimide,sajouechaudecontreledosdemamain.—«Toutdulong»?Qu’est-cequetuentendsparlà?—Toutletempsqu’ilfaudra.Toujourscesourire…—Toutletempsqu’ilfaudrapourquoi?—Toutletempsqu’ilmefaudrapourtefairel’amourcommejeveux.Ellepasselesmainssoussesseinsetsecaresselestétonstoutenlessoulevantcommepourmeles
offrir.—D’accord.—Lève-toi.Jeluiretireseschaussettesetsesleggings.Puisjepasselesdoigtssousl’élastiquedesaculotteetla
faisglissersurl’arrondidesesfesses,effleurantlehautdesescuisses.Sespupillessontd’unnoirsansfond.Ellemeregardedéposerunbaisersursonnombril.Jeretireses
mainsdemesépaulesetentremêlenosdoigtsavantdelesfairepasserdanslecreuxdesondos,oùjeretienssespoignetstandisque,demamainlibre,j’achèvederetirersaculotte.Jeprends le tempsdegoûtersapeaupartoutoù j’enaienvie,promènemalanguelàoùsesmuscles
sontfermes,làoùsesosaffleurent,làoùsachairestdouceàl’intérieurdesescuisses.Jesenssescôtessesouleversousmesmainsquandellerespire,sestétonssedurcirsousmespaumes.
J’adoresoncorps,sonvisage,sonsourire,lesoufflequilaparcourt.J’adorelesbattementsdesoncœur,surtoutquandils’emballe,etlepetitbruitqu’ellefaitquandjelèchesestétons.Jel’aime.J’aimeCarolinePiasecki.Toujours.—Laissetesmainsoùellessont,dis-je.Ellealaboucheentrouverte,leregarddoux,lescheveuxdisperséstoutautourd’elle.Jelesfaispasser
devantsonépaulepourenfairecommeunrideauautourdematête.J’embrassesonventre.J’attrapesesfessesàdeuxmains,cognantlégèrementsesdoigtsduboutdesmiens,etattireundesestétonsdansmabouchepourlesucer–fort,rapidement,enletitillantdemalangue.Jesensleparfumdesonexcitation.Si jen’étaispasdrapédans l’ombredesescheveux, jeverrais ledésirdanssesyeux, jeverraissa
gorge rosir joliment,ainsiquesescuisses. Je laisseglissermesmainsderrièrecelles-cietmebaisse,rejoignantlalumièrepourpouvoirlécherlachaleurbrûlanteetsucréequej’airéveilléeentreseslèvres.Jepressemaboucheaucœurdesonexcitationetsavoure.Elleestàmoiparcequ’elleleveut.Quantà
moi,jeveuxêtrel’hommequ’ellevoitenmoi,lemeilleurdemoi-même,celuiquimériteCaroline,cette
femmesiforte,siintelligenteetsidouce,siloyale.Jepourraislafairejouirmaisjem’arrêtejusteavant.Sescuissestremblentdéjà.Sijecontinuais,ses
genouxfiniraientparcéder,etelleseretiendraitàmesépaulespournepastomber.Sijeluidemandais,elles’allongeraitsurlamoquette,ellesemettraitàquatrepattesetmeprésenterait
soncul,commeunefemelleenchaleur.Ellemesucerait,mebranleraitviteetfortjusqu’àcequejejouissesursonventre.Ellemelaisseraitlaprendrepar-derrière,lesmainscrispéessurseshanches,mêmesiellen’arriveà
jouircommeçaquesi j’appuiesursonclitoris.Ellemelaisseraitéjaculerenlongueszébruressursondosetsesfesses,làoùsapeauestlaplusblanche.Jepenseà toutcequeCarolinesaitm’offrir,etçamerappelleRitaTomlinson.Ellemedonnaitdes
ordres,medisaitdesobscénitéssuruntonméprisant,commesij’étaissachose,commesimesdoigtsetmaboucheétaientdesinstrumentsàsadisposition,toutcommelesmusclesquitiraientlesclubsdegolfdesonmari.«Allez.Caresse-moi.Prends-moi.Plusfort.Plusvite.Maintenant.»Jen’étaispasunepersonneàsesyeux.Mapremièrefois,c’étaitunefillequim’avaitentraînéderrièrelalaverieduparcàmobil-homes.Elle
avait glissé lamain dansmon short ; elle avait la paume chaude etmoite. Son haleine avait goût dechewing-gumàlapastèque.Jenedemandaispasmieuxquedetenterl’expérience,maisçan’avaitrienàvoir.J’aiaiméça,cequem’afaitcettefille.Cequem’afaitRita,j’aidétesté.Mêmesijeprenaisduplaisir,
jenel’avaispaschoisi.Plustard,quandj’aipuchoisir,c’étaienttoujoursdescoupsrapides,sansfinesseniémotions.Carolineestlaseulefemmequej’aiejamaistouchéecommeça,laseulequej’aievraimentvoulue.Jerefusedemeconsidérercommel’éternelperdantd’unesériedebataillesmalrangées,victimed’un
sortquis’acharnecontremoidepuislepremierjour,maisjenepeuxm’empêcherderegretterden’avoirpasconnuçaavant.L’amour.Lescaresses.Desgensquim’auraientregardécommeCarolinemeregardemaintenant,quim’auraientvutelqu’elle
mevoit,quim’auraientdemandécequejevoulais.J’effleuresesdoigts,toujourscachésdanssondos,etellelesrefermesurmesmains.—Vasurlelit,dis-jed’unsouffleàpeineaudible.Elle obéit et range les livres encore éparpillés dessus. J’allume la lampe de chevet et éteins le
plafonnierpourqu’ilnerestequ’unelumièredouceetintime.Ellemeregardemedéshabilleretm’avancerverselle,puismecaresselesbrasetlesépaulestandis
quejemereposesurmescoudespourl’embrasser.—Commentçasefaitquetusoisdevenuaussifort?—Lejardinage,çamuscle.Etpuis,j’allaissouventsouleverdelafontedanslegaragedeBo.Çam’aidaitàévacuermesfrustrationsetmahaine,àmedéfairedemadépendanceàCarolineetde
cettesalemaniequej’avaispriseàPutnam–leculotd’oserespérer.—Quandjet’aivuensortantdel’aéroport,tum’asfaitunpeupeur.—Pasétonnant.Jemefaisaispeur.Elleouvrelescuissespourm’attirerentreelles,soulèveleshanchespouramenerladouceurliquideet
brûlantedesonsexeaucontactdumien.—Tunemefaispluspeur,maintenant.Tumefaisdubien.—C’esttoutcequejedemande–tefairedubien.
Ellerefermelamainsurmanuque.—N’arrêtejamais.—J’espère…Ellereplielesgenouxetorientesonbassinpourm’inviterenelle.—C’estànousdedécider,toietmoi.Jel’embrasse,goûtesalanguetandisquemesdéfensesfondent.Ellemerendmonbaiser,faitjouerses
doigtssurmesomoplates,laissedepetitscroissantsdelunesurmapeauavecsesongles.Quandjetrouvelecouragedemeretirer,jereculeunpeuetlaregarde.—Jecroisbienn’avoirjamaisprisdedécisionteconcernant.Leverdictesttombédèsl’instantoùon
s’estrencontrés.—Idem.Jeterappellequejemesuisévanouie.—Oh,jemesouviens.—Tuétaispenchésurmoi,commelà.—L’espritembrumédepenséesindécentes.—Indécentesetréciproques.—Mêmeaumomentoùtuestombéedanslespommes?—Jecroisque,précisément,jemesuisévanouiefaceàl’indécencedemespensées.Jeposemonfrontcontrelesientoutenrésistantàl’enviedeplongerenellemaintenant,toutdesuite.
Ellesoulèveseshanchesdenouveau.—Tuasditquetuvoulaismemonter,dansmachambre.—Ilfaisaitchaud.J’aiditquej’allaisteporterjusqu’àtachambre.—J’avaisl’espritembrumé,chuchote-t-elleavecunmouvementsuggestif.Tumontes?—Toutdesuite?—Oui.—Ilnousfautunecapote.—Pasforcément.Jeprendslapilule.— Je n’ai pas…Ce n’était pas vrai, ce que je t’ai raconté quand j’étais à Silt. Il n’y a jamais eu
d’autrefemme.—Parcequetum’aimes,murmure-t-elle.—Parcequejet’aime.C’estlapremièrefoisquejeluiavoue.Ellelesavaitdéjà.Ellel’atoujourssu.—Moiaussi,jet’aime,West.—Aprèstoutcequis’estpassé.—Oui,dit-elleenmeserrantcontreelle.Maintenant,viens.Elleavanceàlarencontredemoncoupdereins.C’estsoyeuxetprofond,àlafoisduretfacile…parfait,parcequec’estCarolineetmoi.C’estcomme
çaquel’ons’aime.Loin,toujoursplusloin.Plusfort.Plusvite.Ons’attrape,ons’attire,ons’agrippe,ons’embrasse,onsetient.Iln’yaplusnullepartoùaller,plus
riennenousappelle.J’aicequejeveux.Monpremierdésir,primordial–cettefemmedansmesbras,dansmavie.Tantqu’elleestàmescôtés,
jepeuxaffrontertoutlereste.Jepeuxfairetoutcequ’ilfautetdevenirceluiquisauralagarder.
COURAGE
CAROLINE
Cen’estpasunhasardsiças’appelle«tomberamoureux».C’estunsentimentquivousenvoievalserculpar-dessustêteetchamboulevotrevie.
Comprenez-moibien:iln’yariendemeilleur–nulledrogue,nulleaventure.Enrevanche,çachangetout.Àcommencerparsoi.J’airetrouvéWestennovembreetjesuistombéeamoureusedeluipourlasecondefois.C’étaitunpeucommecemanège
oùon semet debout contre la paroi intérieured’un cylindre, qui semet à tourner deplusenplus vite jusqu’à ceque le soldisparaisseetqu’onresteplaquéaumurparlaforcecentrifuge.
Çamefaisaitrireauxlarmesquandj’étaisgamine.J’essayaisdedécollerunemainpourfaire«coucou»àmessœursquisetrouvaientdel’autrecôté.L’aînée,Janelle,s’amusaitàreplierungenoupourposerunpiedcontrelemurouàprendredesposesbizarres.Alisonétaitmortedetrouille.
Etmoi,jeriaisjusqu’àenavoirmalauxjoues,hilaredemeretrouvercomplètementimpuissante.Cethiver-là,laneigeacommencéàtombertrèstôtettrèsdru.Onriaittoutletemps,Westetmoi.Onparlaittoutletemps,on
baisaittoutletemps,partout,incapablesderésisteraudésirdesetoucher.Allerencours.Dormir.Manger.Baiser.West.Jen’avaispaslaforcedefaireautrechose.Jetombais,dérivais,tourbillonnais…Jeriais.Quandj’ai touchélesol, jen’étaispaspréparéeàlaforcedel’impact,mais j’étaistropétourdiedebonheuretderirepour
m’enformaliser.Pourrienaumondejen’auraischangédemanège.Quandlasonnerieretentit,jesuisinstalléedanslecanapédeWest.Jetiensunlivreàlamain,latête
deFrankiereposesurmesgenoux.Jen’aidoncaucunmoyend’atteindremonportable.—Tupeuxmepassermontéléphone,s’ilteplaît?Frankiemeletend.—C’esttonpère.—Oh.Monestomacsenoue.Aumomentoùjeréponds,jemerendscomptequec’estdevenuunréflexe.Quandmonpèrem’appelle,c’estpourparlerduprocès,etçamedonnemalaubide.Dèsquejeprendsl’autoroutepourDesMoines,monpoulss’emballe.Dèsquejepassedevantlaréceptionnistedemonavocat,jememetsàtranspirer.—Salut,papa.—Bonsoir,Caro.Jevoulaisteprévenir,d’iciunjouroudeuxturisquesderecevoiruncoupdefilde
lapartdubureaudusénateurCarlisle.Ilsontl’intentionde…—Çavous dit qu’on se fasse livrer du chinois pour ce soir ? lanceWest, qui sort tout juste de la
cuisine.—Jecroyaisquetunousfaisaisdesburgersmaison,protesteFrankie.—Onn’aplusdeketchup.—J’aimepaslechinois.—Tuaimesbienlestrucsquicroustillent,là…lesbeignetsdecrabe.—Nan.—Tuaimaisbiença,lasemainedernière.Monpèreparletoujoursauboutdelaligne.—…projetdeloiserabientôtpublié,alorsonespèrepouvoir…—Alorsqu’est-cequetuveux?demandeWest.
—Jeveuxunburgermaison.—Jetel’aidéjàdit:onn’aplusdeketchup.—Tun’asqu’àallerenacheter.—Sijevaisfairedescoursesmaintenant,letempsquejerevienne…—Attends,papa.Excuse-moiuneminute.JemedégagedeFrankieetmedirigeverslachambre.C’est seulement quand je passe devantWest qu’il remarque le téléphone dansmamain. Il articule
« désolé » en silence. Je secoue la tête pour lui faire comprendre que ce n’est pas grave. Avant derefermerlaportedesachambre,jelesentendsrecommenceràsechamailler,Frankieetlui.—…pasditqu’elleétaitautéléphone?—Jepensaisquetuavaisvu.—Ben,non.Tusaisquic’est?—Oui,c’estsonpère.—Sérieux,Frankie!Çanet’apastraversél’espritqu’onferaitmieuxde…?Jem’assiedssurleborddulit.—OK.Tupeuxrépétercequetudisais,s’ilteplaît?—Tuesoù,là?—ChezWest.—Encore?—Oui,encore.Je recule de façon àm’adosser aumurpuis passe les jambes sous l’affreuxdessus-de-lit à grosses
fleurs.J’aisisouventdormi làcesderniers tempsque j’aipresque l’impressionquec’estmonaffreuxdessus-de-lit–machambre,douilletteetconfortable.—Caroline…Monpèrechargecestroissyllabesd’unlotderemontrances.—Necommencepas.D’accord?Il y a des jours où je regrette lui avoir dit que je m’étais remise avecWest. Depuis le début, il
considèreWestcomme«cegarçon,là»etnesemblepasprèsdechangerd’avis.«Cegarçon,là,ilvat’attirerdesennuis, ilva tebriser lecœur»,et,plus récemment«Cegarçon, là, il t’empêchede teconcentrersurl’essentiel.»—Etlapetitesœur,elleestlà?—Elles’appelleFrankie,papa,etellevitici.—Cettesituationnemeplaîtpas.—Cettesituationneteregardepas.—J’enparlaisàJanellel’autrejour,et…—Jet’arrêtetoutdesuite,papa.Dis-moipourquoitutéléphonais,sinonjeraccroche.Çamevautunsoupiragacé,maisçaaleméritedefonctionner.Monpèrem’apprendqu’ilyades rumeursqui circulent selon lesquelles le sénateurCarlisleaurait
l’intentiondefairepasseruneloipourquelapublicationenlignedecontenupornographiqueàdesfinsdevengeancefiguresurlalistedescrimespunisdansl’Iowa.Quelqu’unaracontéàuncollèguedemonpèrequejerisquaisd’êtresollicitéepourletémoignageetl’expertisequejepourraispeut-êtreapporter.«Témoignage»et«expertise».Cetteidéemedonnedesfrissons.Jeveuxapportermonsoutienàuntelprojetdeloi.— Je sais que, d’instinct, tu vas vouloir accepter et, en temps normal, je t’y encouragerais.
Malheureusement lemoindre témoignage de ta part, même informel, risque de revenir nous hanter aumomentduprocès.SiçavenaitàsesavoirquelaJaneDoedenotreaffairen’estautrequetoi…—Jecomprends.—Toutcequetudisàpartirdemaintenant,Caroline,toutedéclarationpublique…—Oui,net’inquiètepas,jecomprends.Sionm’appelle,jeferaiattentionàcequejedis.C’est leproblèmed’unprocès,ça limitesingulièrement la libertédeparoleetdemouvement,parce
qu’ilfauttoujoursprendreencomptel’imagequ’onvadonneraujuryquiseratiréausort.—Jenesaispasquiadonnétonnom,d’ailleurs,reprendmonpère.Onvadevoirfaireattentionàta
notoriété.C’est unproblèmequi commence à faireparler de lui, et si tu te poses enporte-paroledesvictimes, en activiste de cette cause, ça risque de restreindre les options par la suite.On ne voudraitpas…—Çava,papa,j’aicompris.Mercidem’avoirprévenue.C’estbon.Jelevoisd’ici,lespiedscroiséssurlebureau,troisdoigtsappuyéssurlatempe,lefrontbarréd’une
rideprofonde.Ilsoupire.—OK.Toutsepassebienencours?—Oui,trèsbien.—Tuastoutcequ’iltefaut?—Oui.—Etsituvenaismevoirceweek-end?Onpourraitalleraucinéma.—Jenepeuxpas.(C’estvrai,maisj’auraissansdouterépondulamêmechosemêmesicen’avaitpas
étélecas.)J’aidéjàfaitdesprojets,maisc’estgentildemeleproposer.—Bon.Appelle-moisituasdesnouvellesducabinetdusénateurou…Enfin,situasbesoindequoi
quecesoit.—Promis.Westentrouvrelaportepourvoirsijesuistoujoursautéléphone.—Ilfautquej’yaille,papa.—OK.Bonnesoirée,machérie.—Bonnesoirée.Jel’entendsdire«jet’aime»aumomentoùjeraccroche.Troptard.Westvients’asseoiràcôtédemoi.Ilmecaresselajambeàtraverslecouvre-litetrefermelesdoigts
surmesorteils.Jelesremue,étrangementsoulagéequ’ilsoitlà.—Toutvabien?medemande-t-il.—Ouais.Ilvoulait justememettreengardecontreuncoupdefilqu’ilmecroit incapabledegérer
sanssesconseilsavisés.—Tuasl’airénervée.—C’estparcequejesuisénervée.Jepensaisavoirposéleslimitesavecmonpère,l’andernier.Jecroyaisqu’onsecomprenaitmaisje
meretrouverégulièrementobligéedeluirappelerquejesuisuneadulte.Et puis, il y a cette idée qui me trotte dans la tête : je pourrais apporter mon témoignage et mon
expertiseàunprojetdeloi.Westfaitremontersamainlelongdemajambe.—Moiaussi.Frankiemefaittournerenbourrique.—Jesuisdésolée.Ellen’estpascommeçaavecmoi.
—C’estparcequ’elletevoueuneadorationabsolue.—C’est un truc de filles, ça. Jeme souviens quand j’avais son âge, j’étais dingue dema prof de
musique.Elle avait de longs cheveuxblonds,portait desbijouxenargent et desbouclesd’oreilles endiamant,etsentaittoujourstrèsbon.Jen’arrivaispasàdécidersijevoulaisqu’ellesoitmacopineoumamère. Elle vivait dans notre rue et m’avait chargée d’aller nourrir ses chats quand elle partait envacances.—Tun’aimespasleschats.—Jesais.Jepassaisdesheureschezelleàexplorer,etàrêverqu’unjourj’auraisunemaisondécorée
exactementdelamêmemanière,quejem’habilleraiscommeelleetparleraiscommeelle.Mavieseraitd’uneélégancerare.Westmejetteunrapidecoupd’œil.Jeporteunjeanetunvieuxsweat-shirttoutmou.Jemesuisfait
une queue-de-cheval en sortant de la douche ce matin et je suis à peu près sûre que j’ai encore lescheveuxmouillésaumilieu.—D’uneélégancerare,hein?—Oh,çava.Tasœurmetrouvesupercooletsophistiquée.—Moiaussi.Jen’ypeuxrien,tueslacréaturelaplussophistiquéequ’onaitjamaisrencontrée,elleet
moi.Jemepenchepourluidonnerunepetitetapesurl’épaule.Ilm’attrapesouslesbrasetroulesurledos
enm’attirantsurlui.Onseretrouveentraversdulit,àrireauxéclats.Quandilessaiedem’embrasser,jedétournelatête.—Allez,princesse,murmure-t-il.Justeunbaiser.—Danstrentesecondes,tasœurvadébarquerendisant:«Qu’est-cequevousfabriquezlà-dedans?
Bah!C’estdégoûtant!Beurk!»—Je sais.C’est pour çaqu’il faut qu’on sedépêchede faire quelque chosedevraiment dégoûtant
avantqu’ellesoupçonnequoiquecesoit.Ilmepasseunemainderrièrelanuque,etcettefoisjenerésistepas.Saboucheestdouce,salangue
chaudeetexigeante.Ilmefautenvironquatresecondespouroublierquej’étaiscenséeprotester,etquatredepluspourquemonexaspérationsevolatilise.Jesensmonsoutien-gorgeserelâcheretlespaumeschaudesdeWestserefermersurmesseins.Mes
tétonssedressent.Jepousseungémissementsousl’effetdudésirquiserépandentremescuisses.QuandFrankiefrappeàlaporte,jesursaute.Westmepinceuntéton,suffisammentfortpourm’arracher
unpetitcri.—Chut,dit-il.Del’autremain,ilm’agrippelesfessespuisfaitpassersesdoigtsentrepoursuivrelesillonjusqu’à
monsexe.C’estunpeusaleettrèsexcitant.—West?demandeFrankie.Tuappelleslerestaurantchinois,ouquoi?J’aifaim,moi.—Tasœurestlemalincarné,murmuré-je.J’avanceleshanchesàlarencontredesonérection.Ilesttellementdur!Sisasœurn’étaitpaslà…Saufquesasœurestlàetleseratoujours.—Jesais,chuchote-t-il.Jesuisunpèreindigne.Frankietambourinecontrelaporteenrâlant.—J’espèrequevousn’êtespasentraindefairedescochonneries,là-dedans!—Tuveuxmangerchinois?medemande-t-il.—Çam’estégal.
—D’accord,maisqu’est-cequetuveux?Jeremueleshanchesdeplusbelle.—Ça.Ilsourit.—Qu’est-cequetuveuxquejepuisset’offriravantqueFrankieaillesecoucher?—Jeveuxfinirmonbouquin.—TuveuxquejedemandeàFrankiedetelaissertranquille?—Non.—Tumeledis,siellet’embête,hein?—Siellem’embête,jeluidiraidirectement.Rappelle-toi:c’estàmoidem’occuperdemarelation
avecFrankie.Toi,tut’occupesdesesrelationsaveclerestedumonde.—West!J’aifaim!criesasœurderrièrelaporte.—Çava,calme-toi,lance-t-il.Donne-nousjusteuneminute.—Qu’est-cequevousfabriquez?—Onplielelinge.—C’estça,etmoi,jesuislareinedeSaba!Westhausseunsourcil.—LareinedeSaba?D’oùest-cequ’ellesortça?—Del’école?Ilm’attrapeparleshanchesetmefaitroulerpoursedégager.—Jeferaismieuxd’appelerleresto.Qu’est-cequejeteprends?Durizsautéaupouletetunrouleau
deprintemps?—Oui.Etunorgasme,s’ilteplaît.Ilseredresseetm’embrassefougueusement.Quandilrecule,jesuisàboutdesouffle.—Oumêmedeux,tiens.West se laisse retomber sur le lit et se passe unemain dans les cheveux. Ils ont poussé et restent
ébourifféschaquefoisqu’ilfaitça,cequiveutdirequ’ilssontconstammentébouriffés.—Onestd’accord,souffle-t-il.—Ilnousrestecombiend’heuresavantqu’ellesecouche?—Quatre.Jejetteuncoupd’œilauréveil.—Displutôtcinq.Ellenes’estpascouchéeavant22heuresdetoutelasemaine.Ilregardelaporte.Ilregardemonsweat.Enfin,ilregardemestétonsquipointentsousmonsweat.Dupouce,ilcommenceàencaresserunavec
uneinsistancequimefaitfondre.—Tuvasmetuer,West.—Non,c’estmoiqueçavatuer.Soudainjemeretrouveallongéesurledos,Westpenchésurmoi.—Situprometsdenepasfairedebruit,jetedonnelepremierorgasmemaintenant.Jem’apprêteàluidirequecen’estpaspossible,pasalorsquesasœurestplantéederrièrelaporte,
quandilmefaitreplierlegenouetvientappuyercontremoi.Oh,putain!C’esttrèspossible.—Sivousnesortezpasdanscinqminutes,jevaischezRikkietLaurie!lanceFrankie.Jevaisleur
direquevousrefusezdemedonneràmangeretquevousêtesenfermésdanslachambreàfairedesbruitsbizarres,et…Westattrapeunlivreposéparterreetlelancecontrelaporte.—Hé!râleFrankie.—Onsortiraquandonaurafinideplierlelinge,gronde-t-il.—Oh,çava…Paslapeinedes’énerver.Ellerepartendirectiondusalon.—Ondevraityaller,dis-jesanslamoindreconviction.Westalesyeuxbleusàlalumièredesachambre–unbleusombreetpénétrant–,etilpasselamain
sousmonsweat.—Dansuneminute.—Uneminute?—Bon,peut-êtredeux.—Tun’arriveraspasàmefairejouirendeuxminutes.—Onparie?Son pouce effleuremon téton de nouveau. Je ferme les yeux, les paupières alourdies par le désir,
incapabledelutterquandWestmecaresseainsi,m’embrasseainsi,défaitmonjeanettrouvelecœurdemonexcitationpourl’attiserencoredavantage.Ilmechuchoteà l’oreilledespromessescoquines,me lècheetmemordille, trouve tousmespoints
faiblesetexploitechacund’eux.—Quatre-vingt-dixsecondes,lance-t-ild’unevoixtaquineunefoisquej’aijoui.Facile.—Quic’estquetutraitesdefillefacile?J’essaiederâlermaisj’aisurtoutl’airépuisée,commesijevenaisdecourirunmarathon,alorsqueje
mesuiscontentéedehaleter,demecontracterautourdesdoigtsdeWestetdememordrelepoignetpourréprimermescrisquandilm’afaitdécoller.Trentesecondesplustard,Frankieestderetouràlaporte,maiscestrentesecondessontbiendouces.Tellementdouces…Quand je raccrocheaprèsavoirdit«au revoir»à l’assistantdusénateur,c’estavec le sourireaux
lèvres.Ons’estdéjàparléàtroisreprisescettesemaineet,pourlapremièrefois, j’aieul’impressionqu’onavançait.—Alors,cesorteils?demandé-jeàFrankie.—Jesuisentraindetepasserlasecondecouche,dit-elle.—Génial.Elleestpenchéesurlepetitpinceaunoir.Jerenverselatêteenarrièreet,lesyeuxrivésauplafondde
lacuisine,merejouelaconversationquejeviensd’avoir.J’aioubliédementionnerlesescroqueriesquiontfleuriautourduconceptdemiseenlignedecontenu
pornographiqueàdesfinsdevengeance.Touscessitesquifontpayerunefortuneenpromettantdefairedisparaîtrelesphotoscompromettantes…Ilfautqueçacesse.Moi-même,jemesuisfaitavoir,etavecl’argentdeWest,enplus.Jepourraisaussivoirsi…—Quic’est,JaneDoe?m’interrogeFrankie.—Hein?—Quic’est,JaneDoe?Ilmefautuninstantpourcomprendredequoielleparle.—Çadépend.C’est lenomqu’utilisent lesautoritéspourdésignerquelqu’undont l’identité leurest
inconnue.Parexemple,quandlapoliceretrouveuncadavrequeriennepermetd’identifier,elleutiliseJohnDoesic’estunhommeetJaneDoesic’estunefemme.Danslecasd’unprocès,onsesertdecesnomsgénériquesquandlavictimesouhaitegarderl’anonymat.—Tuviensdedireàcemonsieurautéléphonequ’ilnefallaitpasemployerletermede«victime».—C’estvrai.Jepréfèreceluide«cible»,maisdanslesprocèsengénéralonparledevictimeetde
coupableprésumé.Elleapporteunedernièretoucheàmongrosorteil.—Tuasétévictimedequelquechosemaistuneveuxpasqueçasesache.C’estça?—Pastoutàfait.—Maisc’estbientoi,JaneDoe?Westm’aexpliquéquec’étaittoi.—Dansmoncas,c’estpurementstratégique.Jeveuxqueledossierdel’affairerestesousscellés.Frankiereplacelepinceaudansleflaconetlerevisse.—J’aimeraisbienpouvoirfairelamêmechose.—Commentça?—Faireensortequepersonnenesachecequis’estpasséavecClint.—Ilcontinuedet’embêter?—Non.Iln’osepluss’approcherdemoi.Iln’apasledroit,detoutefaçon.Cequejevoulaisdire,
c’estque,quandM.Gorhamestvenudansmaclassepourdiscuterduharcèlement,c’étaitunpeucommetoietJaneDoe.Iln’apasditmonnom,saufquetoutlemondesavaittrèsbiendequiilparlait.Desfoisj’aimeraisbien…Jenesaispas.Jevoudraispouvoirtouteffaceretrepartirdezéro.—Jeconnaisça.J’aipassélamoitiédel’annéeprécédenteàtenterd’effacercequim’étaitarrivé.—Tusais,dis-jeenprenantsoindechoisirmesmots.Parfois,quanddeschoseshorriblescommeça
nousarrivent,ilpeutenressortirquelquechosedebon.L’andernier,cegarçonavecquij’avaisétéamieaessayédemefairecroirequejenecomptaispas–quej’étaisméprisable.AlorsilamisdestrucsenlignesurInternetpourmecauserdutort,etçaamarché.Jemesentaissupermal.Ç’aétévraimentdur,etpuisj’aicomprisqu’ilsetrompaitcomplètement,quecen’étaitpasmoiquiavaisunproblème,maislui.J’ensuisressortieplusforte.—Commentça,plusforte?—C’estdifficileàexpliquer.Jecroisque,maintenant,jenelaisseraipluspersonnemefairecegenre
desalecoup.Çaneveutpasdirequepluspersonnenemeferajamaisdemal,maisceneseraplusjamaisdecettefaçon-là.Jeme rends compte brusquement que je ne parle pas seulement deNate.C’est aussi àWest que je
pense.SansNateetsesattaquesenligne,jeneseraispeut-êtrepasparvenueàsurmontercequem’afaitWest
àSilt.Pourtantj’airéussi,parcequejesuisplusforteàprésent.J’aichangé,etj’ensuisbiencontente.—Çam’aaidéàcomprendrequelquechose,tusais.Iln’yaquemoiquiaieledroitdedéciderceque
mesactionssignifientetcequej’enéprouve.J’ailedroitdechoisirquijesuisetj’assumecequej’aifait.C’estàmoidedéfinirceque jesuisprêteàaccepteretceque je trouve inadmissible.C’estvraipourtoiaussi.C’estàtoidedécidercequetufaisdetavie.Frankiefaitlagrimace.—C’estWestquidécidedetout,dansmavie.— West s’occupe de te garder en sécurité et en bonne santé, de s’assurer que tu as une chance
d’apprendreetdedevenirquelqu’undebien.Toutlereste,c’estàtoid’enfairecequetuveux.Cequi
s’estpasséavecClint,c’étaithorrible,et jesuisdésoléeque tuaiesdûsubirça,maiscequ’il fautenretenir,c’estquec’estluiquiaunproblème,pastoi.Toi,tut’esdéfendue–peut-êtrepasdelamanièrelaplusconstructivequisoit…(ellemejetteunregardencoinetsouritquandjeluifaisunclind’œil)mais,aumoins,tusaisquetuenescapable.Tuastenutêteausalemômequis’enprenaitàtoiettuluiasfaitregrettersesmoqueries.Çafaitdubien,non?Frankiehochelatête.—Ilapeurdemoi,maintenant.—Excellent!Enrevanche,évitedeteservirdetespoingsd’acieràl’avenir.D’accord?—D’accord,ditFrankieavantd’inclinerlatêtesurlecôté.Letypequit’afaitdumal…Est-cequ’ila
peurdetoi,maintenant?Jerepenseauxquelquesfoisoùj’aicroiséNatesurlecheminducampus,àsafaçondedétournerla
têtepouresquivermonregard.—Tusaisquoi?Jecroisbienqueoui,maiscequicompteleplusàmesyeux,c’estquemoi,jen’aie
pluspeurdelui.(Jeremuelesorteils.)Tuasfini?—Oui,maisilnefautpasquetumarchespendantqueçasèche.—Çateditqu’onsefassedupop-corn?—Sucré-salé,commeaucinéma?—Sucré-salé,iln’yaqueçadevrai.—Ouais!—Enrevanche,tuvasdevoirt’enoccuper,vuquejenepeuxpasbouger.—Pasdeproblème!Jesaisfaire.Frankievasortirunsachetdepop-cornduplacardensautillant.Ellesautille!J’aimeraisqueWestsoitlàpourvoirça.Jeluiraconteraitoutàl’heurequandilreviendradel’atelier
deLaurie.Je luirapporterai toutecetteconversationpourqu’ilsacheque,mêmesicen’estpas toujoursfacile
pourelle,sasœurestunebattante.Etmoiaussi.Unepinceàlamain,Bridgetattrapequatreœufsdursetlesplacesursonplateau.—Tupeuxm’enserviràmoiaussi?dis-jeenarrivantàsahauteur.—Biensûr,répond-elleenajoutanttroisœufs.Tutefaisunsandwich?—Ah,oui,tiens,c’estunebonneidée.—Cool.Tupeuxmeprendredupain?Jevaischercherlamayo.Mi-décembre.Bridget etmoidéjeunonsà la cafétériaducampusavantde retourner encours.C’est
notre petit rendez-vous du mercredi, depuis notre première année. On n’est plus inscrites au restouniversitaire depuis la rentrée puisqu’onmange essentiellement à lamaison,mais on continue de s’yretrouverlemercredi.Enfin, on essaie. Je l’ai laissée en plan la semaine dernière parce que je devais aller faire une
dépositionavecmonavocatàIowaCity.Çanes’estpastropmalpassé,maiscematinj’aidûmeleverauxaurorespourretournerfairelamêmechosefaceauxavocatsdeNate,cettefois.J’aiconsacrélemoisdenovembreàWest,mêmesi jesuisrentréepasserdeuxjourschezmonpère
pourThanksgiving.Décembreestlemoisdesdépositions.JemetourneversBridget,quiestoccupéeàmettreunpeudemayonnaiseallégéedansunramequin.
—Tuveuxquejeteprenneàboire?—Jeveuxbien,merci.Deuxverresd’eauetunpeudelaitécrémé?Lacafétériasertlesboissonsdansdesverresminuscules,sibienqu’ilenfautplusieurspoursuffireà
unrepas.Jeposetoutçasurmonplateauàcôtédupainetdemasoupe,etvaisrejoindreBridgetànotretable
habituelle, près de la fenêtre. Elle est déjà installée et a commencé à écraser les œufs durs avec safourchette.Elleaaussiprisunpeudeciboulettehachée.Jeprendsplacefaceàelleetattrapeunebranchedecéleri.Jeladécoupeenpetitscubestoutenrepensantàlapremièrefoisquej’aivuBridgetfairesapropre
saladeàpartird’ingrédientspiochésaubaràcruditésdelacafétéria.Onn’étaitlàquedepuisquelquesjours,etj’airemerciélesdieuxdudortoirdem’avoirlogéedanslamêmechambrequeBridget.Ilétaitclairquecettefilleavaitdelasuitedanslesidées.C’estuneamiesincère,intelligenteetdouce,avecquijem’entendsàmerveille.Elleafinidemélangerlamayonnaiseaubold’œufsécrasés.—Tumepasseslecéleri?Jeluitendsl’assiette,qu’ellevidedanslebolavantd’yajouterlaciboulette,leseletlepoivre.—Ças’estbienpassé,tontruc,cematin?medemande-t-elle.—Non,c’étaitaffreux.—Raconte-moitout.— On m’a posé quinze fois les mêmes questions, et la plupart du temps, c’étaient des choses
auxquellesjen’avaispasledroitderépondre.Quandjepouvaisparler,ilfallaitquejerépèteexactementcequ’onétait convenus avecmonavocat, puis celui deNate essayait de retournermesparoles enmefaisantpasserpourunesalopepsychotique.—C’estdégueulasse.— Ouais, mais mon père m’avait prévenue que ça se passerait comme ça, alors je savais à quoi
m’attendre.—Çafaciliteunpeulachose?—Quoidonc?—Desavoiràquois’attendre?Jehausselesépaules,parcequejesensleslarmesmepiquerlessinusetquejedevraisêtreplusforte
queça.Jesuisplusfortequeça.— Le problème, c’est que quand des mecs futés et friqués passent des heures à te bombarder de
questionscenséesterabaisseràl’étatdesalopepsychotique,tufinisparavoirl’impressiond’enêtreune.—Tun’espasunesalopepsychotique,Caro.Jecroyaisqu’onavaitdécidéquelessalopes,çan’existe
pas.C’estunmythepourmachos.—Jesais,n’empêchequec’estdur.C’estlimiteinsupportable.—Tuaspleuré?—Danslavoiture,auretour.—Maispasdevantlesavocats?—Non,maisc’estuniquementparcequ’onafaitdeuxpausespourquejepuissemecalmer.—Tun’asaucunmoyendet’épargnerça?—Leseulmoyen,ceseraitderetirermaplainte.—Cen’estpasquelquechosequetuenvisages.Si?—Jenesaispas.Jenesaisplustropcequej’envisage.Jenesuispasautoriséeàréfléchiràlaquestion.
Jenecessederepenseràcequem’aditFrankie.«Tuasétévictimedequelquechosemaistuneveuxpasqueçasesache.C’estça?»Jen’aimepascetteidée.J’ai toujours été persuadée que je pouvais faire tout ce que je voulais, or ce que je veux, c’est
poursuivre mes études de droit – et pas seulement les poursuivre. Je veux les terminer avec succès,trouverunemploiquimepermettradefaireavancerlajusticesociale,entrerenpolitiqueetcontribueràaméliorer lecorpusde loisdupays.Commentvais-jem’yprendrepour réaliser toutçaalorsquedesphotospornodemoicirculentsurInternet?Monpèreprétendquelaseulefaçond’yarriver,c’estdepersisterdanslerôledeJaneDoe,mêmesi
j’ail’impressiondeporterunecamisoledeforce.Moi,jen’ensuisplussisûre.Àlalonguetablesurnotregauche,ungrouped’étudiantspartd’ungrandéclatderire.Jedéglutis.J’aimalàlagorge.Jemedemandesij’aiattrapéunrhume.— Caroline ? souffle gentiment Bridget en me prenant la main. Pourquoi tu fais ça si ça te rend
tellementmalheureuse?Jedéglutisdenouveau.J’aivraimentmalàlagorge,etmesyeuxs’embuentdelarmes.Jenesaispasquoirépondre.Jemeréveilledanslenoir.Leréveilaffiche«2h48».Westestcollécontremoietmetienttropchaud.L’airdesachambreesttropsecàcauseduradiateur
électrique.J’aiunenarinecomplètementbouchée,etl’autretellementdéshydratéequej’arriveàpeineàrespirer.Jenerisquepasdemerendormirdanscetétat.J’essaiedemedégagerdubrasdeWest,quimeretient.—Oùtuvas?demande-t-ild’unevoixrauque.—Jevaism’asseoirdanslecanapé.—Tuveuxquejetemasselatête?C’est lemeilleurmoyen deme faire sombrer dans le sommeil : les doigts deWest qui tracent des
cerclessurmoncuirchevelu.—Peut-êtretoutàl’heure.J’aienviedefairepipi,detoutefaçon.—Reviensvite.—Promis.Ensortantdelasalledebains,jepasseàlacuisinepourboireunverred’eau,puism’installedansle
canapé.Jem’enrouledanslavieillecouvertureencrochetetlaissemonregarderrerdansl’obscurité.Monesprits’échappeetvagabondelibrement.Jem’amuseàmettrelesdoigtsdanslestrousdelacouverture–sansdouteuneœuvredeJoan,queje
dateraisdesannées1990étantdonnélescouleurs,bordeauxetvertbouteille.J’entendsWestseretournerdanssonlit.Jerepenseàmadépositiondecematinetàl’étatdanslequelçam’amise.Jemerouleenboulesouslacouvertureetfermelesyeux.Unressortcouine.Unesecondeplustard,c’estunelatteduparquetquigrince,suivied’unbruitd’eauquicoule.QuandWestapparaît,jemesuisredressée.Il ne porte qu’un boxer, ce qui paraît léger pour un mois de décembre, maisWest est doté d’une
fournaiseinterne.Ilsegratteleventre.—Fais-moiuneplace.Jemedécale,etils’assieddanslesensdelalongueur,passeunejambedansmondosetl’autrepar-
dessusmescuisses.—Tumedonnesuncoussin?Jeluitendslepremierquejetrouve.Illecalederrièresatêteets’allongeenglissantlesbrasautour
demoipourquejebasculeverslui.Jesuislovéecontresontorsechaud,latêteposéeaucreuxdesonépaule.Ilesttoutdoux.Ilsentbon.JesuistellementbienavecWest.J’aimeraispouvoirexpliquerçaàmonpèreetàtousceuxquipensentquejen’airienàfaireavecce
garçon.Dansdesmomentscommecelui-ci,unsentimentdeplénitudemegonflelecœuretdébordeenunflotd’émotionsindicibles.Gratitude,satisfaction,béatitude…Jenesaispascommentl’exprimer,àpartquejeflottedansunegrossebulledebonheuretquejeveux
ypassermavie.Westdéposeunbaiserdansmescheveux.—Tuveuxbienremonterlacouverture?Je la ramène surmonépauleet sur leventredeWest,puis je lebordediscrètement. J’aimebien le
bichonner,maispastrop.Jenevoudraispasqu’illeremarqueetqu’ilprennesesaises.—Désoléedet’avoirréveillé.—Cen’estpasgrave.Qu’est-cequitetracasse?—Pleindetrucs.Ilsedécaleunpeupours’installerplusconfortablement.—Raconte-moitout.—J’aidiscutéavecPaulaujourd’hui.—Rappelle-moi:quic’est,Paul?—L’assistantdusénateur.—Ah,oui.— Bref, j’y repensais. Pas à Paul lui-même mais à l’impression que j’ai quand on parle. J’ai
l’impressionque…jenesaispas,quejepeuxluiexpliquerleschosesd’unefaçondontpersonned’autreneseraitcapable.Ilyapleind’aspectsduproblèmequ’ilnecomprendpas–pasencore–maisjepensepouvoirlefairechangerd’avis.—Surlesvengeancesàbasedeporno?—Pourcommencer,oui.J’enarriveàmedirequejepourraisfaireévoluerlesmentalités,retourner
l’avis de plus ou moins n’importe qui, si je m’en donnais les moyens. Enfin, sauf peut-être de grosconnardsobtus.—Oh,oui,jepariequetun’auraisaucunmal.—Aurisquedeparaîtreunpeubête,j’enviensàmedemandersijenesuispasnéepourça.Jel’entendss’esclafferdoucement–unsonjoyeuxetamusé.—Peut-êtrequec’estlecas,dit-il.Jemetournepourvoirsonvisage.—Peut-être,oui.
Ilmesourit,calmeettranquille,sanslamoindretracedemoquerie.Ilpasselamainsousmontee-shirtetmecaresseledos.Sapaumeestchaudecontremapeau,maisson
regardestpluschaleureuxencore.Ilafoienmoi.—Ilveutquejem’adresseauxmédias,dis-je.—Quiça,Paul?—Oui.Çadoitvenirdusénateur.Ilspensentquelemeilleurmoyendefairepassercetteloi,c’estde
commencerparéduquerlesmentalités.Ilsveulentquej’entreencontactaveclesprincipauxjournauxetles chaînes de télévision locales, àDesMoines, à IowaCity, et jusqu’auxQuadCities… Ils veulentdonnerunvisageàlaluttecontrelepornodevengeancedansl’Iowa.—Tonvisage.—Monvisage.—Jelescomprends.Tonvisageestmagnifique.—Monpèreenchieraitunependulesij’acceptais.—Ouais…—Pourtantjemedisais…—…quetuavaisenvied’accepter.J’esquisseundemi-sourire.Jen’ypeuxrien,c’esttellementbondesesentircomprise.J’adorelefait
qu’ilmeconnaisseaussibien.—Exactement!ÀquoiçasertdepoursuivreNateenjusticeetdedépenserdesfortunespourdétruire
sonavenirsiçam’interditdefairecedontj’airéellementenvie?Çanerimeàrien.Tunetrouvespas?—Si.Ilmeserreunpeuplusfort.Onrestecommeçaunlongmoment,àrespirerensilence.LamaindeWest
reposeàlabasedemondos.—Qu’est-cequetuveux,Caroline?—Là,toutdesuite?—Non,plustard.Oùest-cequetutevoisdansdixouvingtans?Qu’est-cequetuveuxvraiment?Jereplielajambecontresonventreetremonteunpeupourpouvoirenfouirmatêtedanssoncou.—Jeveuxêtreprésident,dis-jeaupoulsquibatsoussapeau.Jesenslespulsationsdesoncœursousmeslèvres.—C’estlapremièrefoisquejel’avoueàvoixhaute.Enfin,lapremièrefoisdepuislejouroùj’enai
parléàJanelleetoùellem’arétorquéquec’étaitimpossiblepourunefemmeetque,mêmesiçadevenaitpossible,jen’yarriveraisjamaisparceque,d’abord,pourquiest-cequejemeprenais?Ellen’avaitpastort.Jecomprendsbienquec’estimpossible.Jel’avaisdéjàcomprisàl’époque,alorsj’aicessédeledire tout fort et jemesuisplusoumoins interditde tropypenser. Jem’imaginais fairedesétudesdedroit, trouver du travail, faire campagne pour des élections locales, mais je n’osais pas formuler deprojetau-delà.—Alorsquetuenasun,deprojet.—Oui.Monprojet,c’estlaMaison-Blanche.Meschancessontminces,jelesaisbien.Elleslesont
pourtoutlemonde,etsurtoutpourlesfemmes.Mêmesitouteslesétoilesdufirmaments’alignaientpourmedérouler le tapis rouge, avec ce qui s’est passé l’an dernier…avec lemonde tel qu’il est, çameparaît…—Caro.—Oui?—Cessedem’expliquerpourquoitunepeuxpasobtenircequetuveux,lance-t-il.J’ailesjouesenfeu,lesoufflecourt.Jesuisémuedeluiavoirdévoilécetespoirnaïfetillusoire–de
luiavoirconfiécerêve.—Pourtantilyapleinderaisonsqui…—Peut-être,maissituveuxPennsylvaniaAvenue,alorsfonce.—Tucrois?— Carrément ! Tu es intelligente, forte, magnifique et talentueuse. Tu es une meneuse-née, j’en ai
toujoursétépersuadé.Partoutoùtuvas,c’esttoiquicommandes,alorssers-toidecequit’estarrivél’andernieret fais-enunearmecapabledechanger lemonde.Oblige lesgensà regarder lavéritéenface,parle-leurjusqu’àcequelemondeentiert’écoute.Si,parlasuite,tudécidesdebriguerlaprésidence,cequetonpassémontrera,ceseracequi t’estarrivéetcequetuenasfait.Tun’aurasabsolumentrienàcacher.LesparolesdeWestcoulentsurmoicommeunbainchaud,menettoient,mepurifientetmeretapent.Ce
qu’ilvientdedécrire,c’estprécisémentlafaçondontj’envisagemonavenir.—C’esttellementénorme!dis-je.Çamefaitunpeupeur.—Iln’yaaucunehonteàavoirpeur.C’estcequipermetderesterprudentetconcentré.Etpuis, tu
peuxaussiyallerdoucement,uneélectionaprèsl’autre.Sachequetuasdéjàmonvote.—C’estunbondébut.Plusque126millions.—Jecroisentoi,Caro.Jetendslecoupourl’embrassersurlajoue.—Tuesmignon.Ilposasamainsurmonvisageetm’emprisonnedanssonregard–unregardsolennel,quidemande
toutemonattention.—Jenedispasçapourterendreservice,Caro.J’ai le cœur plein à craquer, les poumons gonflés d’amour et de reconnaissance, de peurs et de
promesses.—Jesuiscontentquetum’enaiesparlé,ajoute-t-il.—Moiaussi,jesuiscontente.Maintenant je saiscequim’attend,et tantpis sic’estdur. Jedoisenpasserpar là,alors jevais le
faire.—Jevaislaissertomberleprocèsauprofitd’unaccord.Çamedéprimecomplètement,etçapompe
beaucouptropdetemps,d’énergieetd’argent.Çanesertàrien,enplus.J’enparleraiàmonpèrequandj’irailevoiràNoël.Westmecaresselescheveux.—OK.—EtjevaisrappelerPaulpourluidirequejesuisprêteàparlerauxmédias.Jepourraispeut-être
donneruneinterviewaujournalducampusouàlagazettedePutnam.Jepourraismêmeécrirequelquechoseetleproposeràdessitesd’info,commeSalonouleHuffPost.Ilfautquejemefasseunelistedessitesquiseraientsusceptiblesd’acceptermacontribution,oualors…Westmeprenddoucementlanuqueetapprochemonvisagedusienpourmefairetaired’unbaiser.—Qu’est-cequ’ilya?—Tuparlaisdeplusenplusfort.JenevoudraispasqueturéveillesFrankie.—Jeneparlaispas…Il recommenceet semontre tellementconvaincantque,quand il s’écarte, jenepeuxm’empêcherde
sourire.—Menteur.—Jamais.
—C’étaitunprétextefumeuxpourm’embrasser.Ilritdoucement.—Jesuisdémasqué.Cette fois, c’est moi qui l’embrasse. Mon enthousiasme se mue en excitation – une excitation
communicative. Ce baiser langoureux est également libérateur, comme quand on court dans l’herbe àtoutesjambesetqu’ontombe–qu’onvoitlecielbleuquirouleau-dessusdesoi.Jeveuxluiendiredavantage.Jeveuxluiracontertoutesmesespérances–toutescesambitionsdontje
mesuislaissédéposséder,commeautantdeboutsdepapierarrachésàmesdoigts,jetésausoletfroissésàmespieds.Unjour,bientôt,jeluiferaipartdetoutça.Ilmesoulèveetmeporte jusqu’ànotrechambre.Lacouvertureglisseaumomentoù ilverrouille la
porte,mais jen’aipasfroid. Impossibled’avoirfroidquandsoncorpsestsurmoi,sesyeuxrivésauxmiens,sesmotsdansmonoreille.«Tuasdéjàmonvote.»Unepenséefurtivemetraversel’esprit.Laraisonquim’empêchedevouloirmevenger,c’estl’amour.Lavengeancen’apporterien,niplénitude,nisatisfaction,niapaisement,niprogrès.Etpuis,quandbienmême…Moncœurestdéjàplein.LesmainsdeWestsurmesfesses,ses lèvres
dansmoncou,contremagorge,lelongdemaclavicule,quidescendentdoucement.Ils’arrêtedetempsentempspourmesourired’unairtaquinetm’appelle«madamelePrésident.»Ilretiremontee-shirtetsalanguecourtsurmapeauendirectiondemonnombril.—LePrésidentPiasecki,dit-ilàmonsternum.Çasonnebien,jetrouve.Jefermelesyeux.J’aivingtans.Ilmeresteaumoinsunanetdemid’étudesdevantmoi.Jesuiscenséefairelafête,boire
beaucoup, jouerau rugby,allerétudierunsemestreà l’étranger,vivredesaventuressans lendemainetréfléchiràcequejeveuxfairedemavie.Jenesuispascenséeavoirdéjàlacertitudequejeveuxpasserlerestantdemesjoursaveclui.Pourtantc’estcequejeveux,etjelesais.Ilyapleindechosesquejesais.—LePrésidentLeavitt,cen’estpasmal,nonplus.Ilrelèvelatête,leregardinterrogateur.—Tuneparlespasdemoi,j’imagine.—LePrésidentCarolineLeavitt,articulé-jelentement.Je vois son expression changer quand il comprend ce que je dis. Ça commence par sa bouche –
toujourssabouche–puisçaremontelelongdesespommettespouratteindresesyeux.Ilrayonned’unejoieétonnéequ’ilnepourraitpasdissimulermêmes’illevoulait.Iln’essaiemêmepas. Ilafficheungrandsourire toutenfaisantglissersamainsurmonventre,sous
l’élastique de mon pyjama, entre mes cuisses puis entre mes lèvres brûlantes, m’arrachant ungémissement.—Tuferaisunepremièredamed’enfer,dis-jedansunsouffleavantqu’ilmerendefolle.—Mords-toilalèvre,mabelle.Jememordslalèvre.Tandisqu’ilfaitjouersesdoigtsenmoi,jememordssifortquej’auraisûrement
desmarquesdemain,maiscen’estpasgrave.Cettepetitepointededouleur–lalégèresaveurdemonsang–nefaitqu’affûtermonplaisir.Ilmefaitjouiravecsamain,puismepénètredoucementetmefaitl’amourlentement,sansunbruitetsi
longtempsque je sensundeuxièmeorgasmesepréparer.C’estune friction liquideetdoucequimonteentrenous,brûlante,insupportable.Alorsqu’elles’aiguiseetseprécise,Westmefaitmettreàgenouxet
meprendpar-derrière.Ilfaitpassermescheveuxpar-dessusmonépauleetsepenchepourmurmureràmonoreille:—Unjourjetebaiseraicommeçadanslebureauovale.West!MonWest!Latêteentrelesmains,leculoffert,j’essaiedenepasrire–puisdenepascrierquandilmefaitjouir
unesecondefoisavantdeserépandreenmoi.Jemelaisseretombersurmonoreiller,épuisée,engourdie.Westesttoutchaudcontremoi,lepoidsde
soncorpsluisantdesueurm’estfamilier,toutcommel’odeurdenotreamour.Riennepeutnousatteindre.Pasuninstantjen’aiperdumonbonheurdevue.Pasuneminute.
PREMIÈRESÉQUENCE
WEST
Ilaneigésansarrêtpendanttoutlemoisdedécembre.LapremièresemainedenosvacancesuniversitairescorrespondaitàladernièresemainedeclassepourFrankie,maistoutes
lesécolesdelarégionétaientferméesàcausedesintempéries.CarolineavaitprévudepasserlesquelquesjoursavantNoëlchezsonpèremaiselleestrestéecoincéecheznous.Lestempératuresdemeuraientjusteendessousdezéro,etletoitdugarageémettaitdescraquementssouslepoidsdetoute
cetteneige.OnamangédelasoupedetomateavecdessandwichstoastésaufromageenregardantdesfilmsdeNoël.Alorsqu’oncommençaitàs’ennuyerunpeu,LaurieetRikkinousontprêtéunpuzzledemillepiècesreprésentantlaTerrepar
deminusculesphotos.Onadégagé la tablebasse,etonyapassé l’essentielde lamatinéeet lamoitiéde l’après-mididu24décembre.
Auboutd’unmoment,FrankieetCarolinesontpartieschacunedeleurcôté.Frankiem’aempruntémescrayonsetestalléepeaufinerundessinqu’ellevoulaitoffriràmaman.Carolines’estinstalléesurlecanapéavecsonportablesurlesgenouxpourfaire une liste desmédias qui seraient prêts à publier son histoire et à faire d’elle le visage de la lutte contre la vengeancepornographiquedansl’Iowa.
J’aicontinuéàtravaillersurlepuzzle.J’aid’abordidentifiélesphotosreprésentéessurlespièces,puisjelesairegroupéesparcouleuretparformeavantdepouvoirlesemboîter.
J’enéprouvaisunesatisfactionquis’intensifiaitmorceauparmorceau,jusqu’àcequejetermineletableau.Alorsj’airegardémonœuvreetmesuisrenducomptequej’avaispassél’après-midiplongédansunemétaphore.Ce puzzle était mon avenir – informe, déroutant. Un millier de petites décisions qu’il me faudrait prendre, un millier de
problèmesàrésoudresansautreguidequ’unevagueidéedecequejevoulaisaufinal.Cesoir-là,alorsquelaneigerecouvraitleschampsetletoitdelamaisondeLaurieetRikki,qu’elleeffaçaitlarouteetvenait
selogerdanslescoinsdesfenêtres,onapréparéunénormesaladierdepop-cornetonapasséLeGrinch.AssisentreFrankieet Caroline, les bras sur le dossier du canapé derrière elles, les pieds sur la table basse, je regardais les guirlandes quiclignotaientsurlepetitsapinquej’avaischoisiavecFrankieàWalmart.
Unefoismasœurcouchée,Carolinem’aaidéàdisposerlescadeauxaupieddel’arbre,puisonaéteintleplafonnieretonaregardélaneigetomberàlalumièredesguirlandes.
Ensilence.Onn’avaitpasbesoindeparler.Onétaitlà.Quantàcequinousattendait,ceseraitcommelepuzzle–compliqué,maispasimpossiblesij’avançaispièceparpièce.Mêmesijevenaisd’unefamilledéglinguéeetd’unendroitpourri,etmêmesij’avaisdûtraverserdesépreuvesmalsainesqui
ne m’avaient pas appris comment vivre ma vie normalement, j’avais les yeux en face des trous, j’étais curieux, et j’étaispersévérant.
J’avaisCarolineàmescôtés.L’avenirm’apparaîtraitunepièceàlafois.—Non,jesais.C’estlejourdeNoël,àl’heuredudéjeuner.Caroline fait les cent pas entre la porte d’entrée et l’évier de la cuisine.Elle a son casque sur les
oreillesetdiscuteavecsonpère,lesmainsdanslespochesarrièredesonjean.Elleporteungrospullvertfoncéavecuncolrouléamplequial’airtoutdoux.Elletrouvequ’ils’accordebienaveclescouleursdeNoël,etc’estvrai,maismoi,jeletrouvesuper
sexy.Lecoldévoilesaclaviculeetydessineuneombreoùj’aienviedeposerlabouche.—Ouais,jesais,papa.Désoléedenepaspouvoirêtrelà,jevoulaisvenir.Silaneiges’arrêted’ici
uneheureoudeux,jeverraisijepeuxprendrelaroutepourledîner,aumoins.J’aidûfroncerlessourcils,parcequ’ellemeregardeenpassantethausselesépaulesd’unairdedire:
«Qu’est-cequetuveuxquejefasse?C’estNoël.»—L’I-80risqued’êtresuperglissante,luifais-jeremarquer.—C’estpossible, répond-elle à sonpère,qui adû lui faire lamêmeobjectionquemoi.Écoute, je
gardeunœilsurlamétéoetjete…Elles’interromptuninstant.—OK,situpensesquec’estlameilleuresolution.—Lameilleuresolutionpourquoi?demandeFrankie.Elleestassiseàlatabledelacuisineetdessinedanssonnouveaucarnetdecroquisaveclescrayons
quejeluiaioffertsàNoël.—Ilnefautpasespionner,Frankie.C’estmalpoli.—Genre!Tul’écoutais,toiaussi.—C’estvrai.Ellelèvelesyeuxauciel.—Espèced’hypocrite.Encoreunmotqu’elleadûapprendreauprèsdelaprofquiencouragelesenfantsdouésettalentueux,à
sonécole.Elleliténormément,aussi.Laprofenquestionl’aemmenéeàlabibliothèquedePutnam,oùelle l’a présentée à un bibliothécaire qui luimet de côté toutes sortes de titres. Elle ne veut pasmeraconterdequoiilsparlent,maisJeffGorhammeditqueçaluifaitbeaucoupdebien.Çal’enrichit.—IlvadécalerlerepasdeNoëlenfamille,puisqu’ilsnesaventpasquandjepourrailesrejoindre,
nousannonceCaroline.Frankiemejetteunregardappuyéetmetirelalangue.—Justement,papa,jevoulaist’enparler,lanceCarolinetoutensedirigeantverslachambre.Ellerefermelaportederrièreelle.—Dequoiest-cequ’elleveutluiparler?m’interrogeFrankie.—Çaneteregardepas,petitecurieuse.—Tudisçaparcequetun’ensaisrien.Jesuisàpeuprèssûrquesi.Macertitude se renforcequand j’entendsCarolinehausser le ton.Elle est en colère,même si jene
distinguepassesparoles.Soudainjelesdistingueclairement.—Pour la cinquième fois, je ne te demande pas ta permission, je t’informe dema décision. Je ne
reviendrai pas dessus et je ne vais pas non plus attendre quelques jours pour voir si, des fois, je nechangeraispasd’avis.Jesaisdéjàcequejeveux.C’estprécisémentpourçaquejet’eninforme.—Resteici,dis-jeàFrankie.Je trouve Caroline allongée sur le dos en travers du lit, bras et jambes écartés, les yeux rivés au
plafond,furieuse.— Non, s’écrie-t-elle. Non ! Je refuse d’envisager ça. Je savais que tu réagirais comme ça et je
comprendstesraisons,maisc’esthorsdequestion.Jem’assiedssurlelit,adosséaumur,etpasselesjambespar-dessuscellesdeCaroline.Elletendlebraspourmeprendrelamain.Laconversations’envenime,etchaquefoisqueCarolines’énerve,ellemeserrelamainunpeuplus
fort.—Tunem’écoutespas!—Non,papa.J’entendsbiencequetumedis,maismaréponseest«non».—Pasdutout,enfin!Çan’arienàvoiraveclui!Ellene lance riendeblessantnid’insultant,mais savoix sebriseàplusd’une reprise tant elleest
contrariée.Jedevinequesonpèrerestesourdàsesarguments.
Auboutd’unmomentilsfinissentparsecalmer.Jen’aijamaisvudeuxpersonnessedisputerassezfortpourqueças’entendeàtraversuneporteclosepuis,dixminutesplustard,conclurelaconversationpar:—JoyeuxNoëlàtoiaussi,papa.—Moiaussi,jet’aime.Carolineraccrocheetroulesurlecôté.Jem’allongefaceàelle.Elletournelatêteversledessus-de-
litpourquesescheveuxviennentdissimulersonvisage.—Tupleures?—Non,renifle-t-elle.—Tuasledroit,tusais.—Jesais.Jenepleurepas;jerassemblemesforcespourpouvoircontinueràmebattre.—OK.Est-cequeçaveutdirequelemomentestmalchoisipourtedonnertescadeaux?Elle se redresse lentement et s’assied.Sesyeux sont secs,mais ses joues et sondécolleté sont tout
rouges.Jemefais laréflexionque,sielledevientprésidentunjour, il faudraqu’elleapprenneàcacherses
émotions.—Tum’asdéjàdonnémescadeaux.—Ceux-là,c’étaitdelapartdeFrankie.—C’esttoiquilesasachetés,doncilsviennentdetoiaussi.J’adoremonfoulard.Ellel’amisaussitôtpar-dessussonpyjama.C’estunegrandeétolerouge,orangeetbleuavecdesfils
argentés.Çaluivabien.Çam’afaitplaisirdelavoirporterquelquechosequejeluiavaisacheté.Je lui lâche lamainetme lèvepouraller fouillerdans leplacard, sur l’étagèreduhaut.Laboîteà
bijouxmesembleaussi lourdeetdensequ’unepierre, lebraceletencuirest tout raidequand je le luitends.Jenesuisplustrèssûrdesavoircequ’ilsymbolise.C’estpeut-êtreunsouvenirdontellesepasseraitbien.J’auraispeut-êtredûl’enterrerdanslejardin.PuisCarolinetendlebraspourquejelepasseàsonpoignet.Monnomgravédansunebandedecuir,
sursapeau.Ellesuitleslettresduboutdudoigtpuismesourit.—Çava?Çateplaît?—Oui,beaucoup.Ellesedressesurlesgenouxpourm’embrasser,etc’estmerveilleux.J’ail’impressiond’avoirréparé
untort,d’avoirrestaurél’équilibre.Quand elle se rassied, je lui glisse la petite boîte au creuxde la paume.Elle la considère avecde
grandsyeuxeffarés,et l’espaced’unesecondejemedemandecequej’aifaitcommeconnerie.Puisjecomprendsetéclatederire.—Cen’estpasunebague,maisçamerassuredesavoirquec’estencoretroptôtpourça.—Jenesuispas…Jenevoulaispas…—Toutvabien,Caro.Ouvre.Ellesoulèvelecouvercle.—Oh,c’estjoli!lance-t-elleendéroulantlebraceletenargent.Qu’est-cequec’est,ça?Lalumièresereflètesurlabreloquequandelleprendlebijou.—C’estunpeigne,murmure-t-elleenréponseàsaproprequestion.West…—Jevoulaist’offrirlesdeux,lepeigneetlachaînedemontre.C’est…Jenesaispassic’estunbeau
cadeau,maisj’aipenséque…Ellesejettedansmesbras,etjen’endispasdavantage.
—West.Ellepleurevraiment,cettefois.—Jenevoulaispastefairepleurer,Caro.J’airepenséàl’histoire,c’esttout.J’yairepensétellementsouvent.J’aibeaucoupréfléchiàcequem’aditCarolinecejour-là–quejene
devaispasécrirenotrehistoireaulieudelavivre,quejen’avaispasàmedonnerunrôle,quecesoitceluidushérifouduméchant,parcequelavieestpluscomplexequeça.Cetteconversationneportaitpastantsurlanouvellequ’elleavaitétudiéeencoursquesurmoi.C’étaitsafaçonàelledemedirequej’avaiscommisunegraveerreur,maisquej’avaisdroitàune
secondechance.Jemesuisrenduàlabijouteriedansl’idéedeluiacheterunpeigneenargent.Jetenaisàcequ’elleait
unsouvenirdumomentoùellem’avaitoffertcedontj’avaisleplusbesoinsansmêmeenêtreconscient.Etpuis,j’aichangéd’avis.Non.Jeneveuxpasqu’ellen’enaitqu’unemoitié.Jeveuxqu’elleaittout.Ellem’embrasse.—C’estparfait,West.Jeluirendssonbaiser,etellemefaitbasculersurelle,lesbrasautourdemoncou.Lesmaillonsfrais
dubraceletglissentlelongdemanuque.—Tuesparfait,souffle-t-elle.—Jesuisloind’êtreparfait!Ellem’embrassesurleslèvres,lesjoues,lespaupières.—Tuenessuffisammentprocheàmongoût.Je roule sur le côté, et nous restons comme ça un long moment, les jambes entremêlées, à nous
regarder.Suffisammentproches.—Frankie,dis-jeenfrappantàsaportepourlatroisièmefois.Ouvre-moi.—Laisse-moitranquille!hurle-t-elle.—Frankie,mapuce,c’estNoëlettupleures.Ilesthorsdequestionquejetelaissetranquille.—C’estpasvrai!Jepleurepas!Elleenvoiequelquechosecontre laporte, et l’impactestassez fortpourme faire reculerd’unpas.
Carolinesetientderrièremoi,lesbrascroisés,coudesdanslesmains.—Tuveuxquej’essaie?Vingtminutes.Ilasuffidevingtpetitesminutesautéléphoneavecmamère,lejourdeNoël,alorsquej’étaisdansle
salonavecelleetquej’écoutaiscequisedisait,maisvoilàcommentçasetermine.Masœuralancéletéléphoneàtraverslapièce,aéclatéensanglotsetestallées’enfermerdanssachambre.Évidemment,mamère a attendu qu’il soit presque l’heure d’aller se coucher pour Frankie. J’avais
essayédel’appelerpendantlajournée,histoirequ’onensoitdébarrassés,maisellerépondquandçaluichante,mêmequandc’estNoël.Engénéral,onn’arriveàlajoindrequequandelleestenvoiture,etqu’elleadixminutesàperdreà
parlerdetoutetderien.Ellenousdemandecommentçavamaisellen’apasvraimentenviedesavoir.Frankieaplusdemalquemoiàencaissersescoupsdetéléphone.Parfois,quandjerentredel’atelier,
jelatrouveenferméedanssachambre,aveclepanneau«Interdictiond’entrer»qu’elleadessinéelle-
mêmescotchéàlaporte.AlorsjeregardeCarolineetarticuleensilence:«Maman?»Invariablement,laréponseest«oui».Danscescas-là,Carolinefaitdescookies,oujetéléchargeunépisoded’undessinaniméqueFrankie
aimebien,etonfinitparréussiràlafairesortirdesontrou.Cesoir,mamèreétaitd’unehumeurparticulièrementémotive,dontjememéfiaisunpeu.«Vousme
manquez.Oh!là,là!Situsavais!C’estdur!»Elleparlait tropvite, d’unevoixquidérapait sur les consonnes. Jen’avaispas enviede lui passer
Frankiealorsqu’elleétaitdanscetétat-là,maisjemesuisforcéàfaireuneffortparcequec’étaitNoël.J’auraismieuxfaitderefuser.—Jenesaispasquoifaire,avoué-jeàCaroline.—Tupourraispeut-êtreluilaisseruneminute,letempsqu’ellesecalme.—Elle n’est pas en colère. Enfin, pas vraiment.Ce n’est pas ça, le problème.Mamère a dû dire
quelquechosequil’ablessée,etjeneveuxpaslalaissertouteseuledanscesconditions.Jefaisunenouvelletentative.—Frankie,ouvre-moi,sinonjedémontelapoignée.—Tuneferaispasça.—C’estfacile,tusais.—Tun’espasmonpère!— Je suis ton frère et, accessoirement, c’est moi qui paie le loyer, alors tu m’ouvres cette porte,
Frankie.Jeneplaisantepas.—Non.—Oh,maisputain!—West…,souffleCaroline.Jefaisdemi-tour,m’adosseàlaporteetmelaisseglisserausol.—Jenesaispascommentfairepourêtresonpère.—Tutedébrouillessuperbien.—Çafaitdessemainesquej’essaie,quejeluiposedesquestionspourqu’ellecomprennequ’ellepeut
meparler,quejevaisvoirsonconseillerd’éducationet laprofpour lesgaminsdoués,quejeremplistouslesformulairesqu’ilfaut,maisçanemèneàrien.Carolines’assiedàcôtédemoietposeunemainsurmonbras.—Maissi.—Elleneveutmêmepasmelaisserrentrerdanssachambre!—C’estàcausedeNoëletducoupdefildetamère.Elleesttristeetcontrariée,maisçavapasser.—Ellem’enveutàcausedupetithaut.—Tuasbienfaitdeleluiprendre,West.C’étaitlecadeaudemamèreàFrankie,untrucsuperdécolleté,pasdutoutappropriépourunepetite
fillededixans.Onaenvoyéunalbumphotoàmamère.C’estCarolinequienaeul’idée.Onachoisilesplusbelles
photosdeFrankiequ’onavait,etonenaprispleind’autrespourluimontrerl’Iowaetlaferme,moietLaurie,CarolineetFrankie.Puisonlesaimpriméesetonacollétoutçadansunbelalbum.«Commeça,elleverracequ’ellerate»,acommentéFrankie.Quandj’aidemandéàmamèresiellel’avaitbienreçu,elleadit«ouais,c’estchouette»etachangé
desujet.Elles’estremiseavecBoetpassedésormaissontempsàs’engueuleravecmononcleJack.Elles’est
fâchéeavecpresquetoutelafamilledemonpèreetm’adéclaréquelesLeavittn’avaientaucuneloyauté.
Elleadûoublierquec’estaussimonnom,etceluidesafille.Jeneveuxplusqu’ellefassepartiedemavie,pourmonbienàmoietpourceluideFrankie.Jeneveux
plus de son incompétence ni de ses brefs élans d’affection passionnée. Ça fait trop mal quand elleretombedanssonindifférencemolle.Frankieméritemieuxqueça.Jel’entendspleurerdoucementdanssachambre.Jemerelèveetfrappe.—Frankie,écoute-moi.Ilfautvraimentquetum’ouvrescetteporte.Jevaiscompterjusqu’àdix.OK?
Un…Carolinem’interrompt.—Tuessûrquetuneveuxpasquej’essaie?—Deux.—West?—Oui,jesuissûr.Trois.Quatre…—Est-cequejepeuxfairequelquechose?demandeCaroline.—Oui.Vamechercherletournevisquiestdansletiroirdelacuisine.Cinq.—Celuiàtêteplateoulecruciforme?—Six.Lecruciforme.Ellesemetsurlapointedespiedspourm’embrasser.—Jet’aime.—Sept.Moiaussi,jet’aime,Caro.Huit.Frankieouvrelaporteà«neuf».Ellealesyeuxrouges.—Qu’est-cequetuveux?— J’aimerais t’emprunter ton nouveau sac à main. À ton avis, Frankie ? Je veux te parler, tout
simplement.Laisse-moientrer.Jel’écartedoucementpourpouvoirpasserpuisrefermelaportederrièremoi.Toussescadeauxsontrassembléssursonbureauenuneespècedetableaubienordonné.Jemefaisla
réflexionquec’estbienungested’enfant–quec’esttellementFrankie.J’enéprouveuntasd’émotionsdontjenesaispasquoifaire.Jesuisfierd’avoirpuluioffrirtoutça,d’avoirpuluidonnerunNoëldignedecenom.Jesuisfurieuxcontremamèred’avoirtoutgâchéenvingtminutes.Maiscequidomine,c’estunéland’amourpurenversmapetitefille.Jem’assiedssursonlitdéfait.—Quoi?bougonne-t-elle.—Jen’airiendit.—Tufaisunedrôledetête.—C’estparcequejet’aimedetoutmoncœur,Frankie.Elledétourneleregardd’unaircoupable.Çarésumebienlasituation.Jenecessedechercheràl’atteindre,etellesedérobeconstamment.—Qu’est-cequ’ellet’adit,maman?—Rien.—Cen’estpasvrai.Vousavezdiscutépendantunbonmoment.—OnajusteparlédeNoëletdenoscadeaux…cegenredetrucs.ElleestretournéehabiterchezBo.—Oui,ellem’aapprisça.—Ellem’ademandésijevoulaisrentreràlamaison.—Non,lancé-jeavantmêmed’avoirpuréfléchir.
Jemelève,domineFrankiedetoutemataille.—Pasquestion,putain!Elleserecroqueville.Ilfautquejemecalme,jelesaisbien,maisputaindebordeldemerde!Quel
genredepersonneoseraitfaireça?DemanderàFrankiesielleveutrentreràlamaison?Balancerunequestionpareille,commeça,lejourdeNoël,sansmedemandermonavisd’abord?Nonmaispourquielleseprend?Évidemment,jeconnaislaréponse,etçamemethorsdemoi.ElleseprendpourlamèredeFrankieet
ellearaison.Jenesuisqu’unsubstitut.—Raconte-moicequ’ellet’adit,Frankie.Jeveuxtoutsavoir.Frankielèvelesyeuxversmoi,méfiante.—Elleaditquejepouvaisrentrersijevoulais.Elleditquejeluimanque,ettuasprobablement…—J’aiprobablementquoi?Frankiehausselesépaules,têtebasse.—TuasCaroline.—Qu’est-cequeçasignifie,exactement?—Quetuneveuxplusdemoi.—Est-cequej’aiditça?Est-cequetum’asdéjàentendudireça?—Non,maisjelesaisbien.Tumedétestes!—Jenetedétestepas,voyons!—Tumecriesdessus!Tu temets tout le tempsencolère!Avant tun’étais jamaiscommeçamais
maintenantjetedéteste!Jeveuxrentreràlamaison.Mamanmemanque,etpapaaussi.—Cen’estpasvrai,paspapa.—Si!Ilm’aime,lui!—Ilt’aimait.Ilestmort.C’estméchant.C’estodieuxdemapart,maisc’étaitunconnardviolent,etellepréféreraitvivreavecluiqu’avecmoi.
C’estlapirechosequ’ellepouvaitmebalancer,lapreuvelaplusnoiredemonéchec.ElleveutretourneràSilt,etj’aimeraismieuxmourirquedelasuivre.Plutôtmourirquelalaisserpartir.Sonpetitvisagesecrispe.—Jetedéteste!Elles’effondresursonlit,enlarmes.Carolinesetientsurleseuildelachambreetm’appelle.Jesenssamainsurmonbras.Jereviensà
moi–àmoncorps,àlatensionquil’habite,augoûtamerdansmagorge.Jem’entends.Jemerappelle.Jenesuispasunbonpère.Jenesuispasquelqu’undebien.Jeneleseraijamais.Jen’aipaslemoded’emploi.Carolinesetrompequandellecroitqu’ilsuffitde
liredeslivresetdepersévéreravecpatience.Cen’estpasça,leproblème–c’estmoi.Jesuiscolériqueetviolentparceque je suisnécommeça,dansunenvironnementcommeça. Je suismaudit,depuis ledépart.Lepire,c’estqueFrankiel’estaussi.Quandjetendslamainversmasœur,ellel’écarted’unetapesonore.—Laisse-moitranquille!Jenesaispasquoifaire.—West,souffleCaroline.
—Tupeuxresteravecelle?Voilà aumoins quelque chose que je peux apporter à Frankie – la présence de quelqu’un qui sait
l’aimercommeilfaut.Quelqu’unquisaittrouverlesmotsquandjen’yarriveplus.Àcausedelaneigeetdecequis’estpasséàNoël,Carolineestrevenuesursadécisiond’allerpasser
quelquesjourschezsonpère.Ellepréfèreallerdéjeuneravecsafamillepuisrevenirdormirici.ElleveutqueFrankieetmoil’accompagnions.J’aicommel’impressionqu’elleapeurdenouslaisserseulstouslesdeux.Le26décembreellenousa
traînésaugrandcentrecommercialdeDesMoinespour faire les soldesdeNoëletutilisernoscartescadeaux.Frankien’apasreparléderetourneràSilt.Demoncôté,j’essaiedeneplusypenser.Jenesuismêmepasencolère.Jemesensvidedenepaspouvoiroffriràmasœurcequ’ellemérite–
passiellelerefuse.Passij’ignorecommentm’yprendre.Carolineprétendquejedramatisetrop.Elleditquemamèren’estqu’unesourced’emmerdes,maisça,
jelesavaisdéjà.Ellemerépètequejesuisunbonpèreetunhommeformidable,etquepersonnen’estsansdéfauts.Carolinemefaitremarquerquej’aihausséletonfaceàFrankiemaisquejenem’ensuispasprisà
ellephysiquement,quejeneluiairienditd’insultant–nisurellenisurmamère–,quejen’aifrappépersonne,quejen’airiencassé,quejenesuispasallémesoûlernimedroguernitirersurquelqu’un.C’estsûrementcensém’aider,decomptertouteslesconneriesquejen’aipasfaites.Pourtantçanem’aidepas.Çamefaitréfléchiràlachancequej’aiqueCarolinedaigneencoreparlerà
uncasse-couillespareil,maisçanechangerienàmatristeconvictionquejen’aipasl’étoffed’unparent.Cependant,quandCarolineveutquelquechose,elle l’obtient.Le27décembre,nouspartonspour la
demeurefamilialedesPiasecki.Carolineagrandidanslegenredemaisonoùilyaunesalleàmangeràpart,avecunenappeancienne
décoréededentelleaumilieu,etoùlesassiettesetlescouvertssontmerveilleusementassortis.Jesurvisaudînerenterminanttoutesmesphrasespar«s’ilvousplaît»ou«merci»etenneparlant
quequandj’ysuisobligé.Frankies’ensortbien.Ellerestebouchebéedevantlasaucièreetsefaittomberunpeudejusdedinde
surlesgenoux,maiselleadixans,alorspersonnenes’enformalise.Carolinel’aaidéàchoisirsatenueetluiafaitunejolietresse.Elleestjoliecommeuncœuràlalumièredesbougies.QuandCarolines’installeàcôtédesessœursetdesonpère,jedistinguedeséchosdesonvisagedans
leleur.Elletientsesyeuxdesonpère,alorsquesonnezetsonmentonluiviennentsûrementdesamère.Janelleparlefort,avecautorité.Alisonrevienttoutjusted’unemissionavecleCorpsdelaPaix.Elle
esttoutemaigreetparlepeu;ellesembleunpeudépassée.En bout de table, le père de Caroline ressemble à un chef d’orchestre avec ses grands gestes, ses
grossesmains, ses bajoues et ses sourcils broussailleux et intimidants.Sauf que, quand il sourit à sesfilles,ilsechangeenpèreNoël,avecsabedaineetsesyeuxbienveillants.C’estlemêmegenredesouriresqu’iladresseàFrankie,alorsjenepeuxpasmerésoudreàledétester,
mêmesilesregardsqu’ilmelanceàmoisontnettementplushostiles.Je l’ai rencontré deux fois auparavant. La première, jem’étais appliqué à passer pour un gros con
lubrique. La deuxième, j’étais dans une cellule. Si je dois attendre dix ans pour qu’il apprenne àm’apprécier,jem’estimeraiheureux.
ÇaneplaîtpasàCaroline,enrevanche.Chaquefoisqu’ilsemontreunpeusecavecmoi,elleleremetàsaplace.Laconversations’échauffepeuàpeu,etlerougeleurmonteauxjoues.Où que je regarde, je vois des souvenirs de l’enfance deCaroline.Des photos un peu partout, des
dessinsmaladroitsetpourtantencadrés,untrucenpapierbrundeformevaguementovalequi,sij’aibiencompris,estcenséreprésenterunedindedeThanksgiving.C’estunecréationdeJanelle,àl’époqueoùelleétaitenmaternelle.Jen’arrivepasàm’agacerdelafroideurdesonpèreparcequejesuistropoccupéàobserverleslieux
enpensant:C’estàçaqueressembleuneenfancechoyée,ensécurité.Çanetientpastantàlatailledelamaison,niaujoliquartier,niaubeaucanapéd’angleencuir.Cequi
m’impressionne,c’est l’ambiance, l’attitudedecettefamilleoùtoutlemondeestaffectueux,oùl’onseparleetons’écoute.LepèreetlessœursdeCarolineracontentàFrankiedesanecdotesdeleurenfance–deshistoiresquisontdrôlessansjamaisêtrehumiliantes.JenepeuxpasrenvoyermasœuràSilt.Pasquestion.Pass’ilyalamoindrechancequ’ellegrandissedansunenvironnementcommecelui-ci.Après le repas vient le moment de l’échange des cadeaux. Je suis gêné. Caroline nous a pris au
dépourvu,Frankie etmoi, et onn’a rien apporté, alors que sesprochesont prévuquelque chosepournous. Ils nousont gâtés. J’ai droit à unepairedegants en cuir fourrés, etFrankie reçoit unepairedebouclesd’oreillesetuneécharpeencachemire.Je ne tiens plus en place. Je finis parm’esquiver pour aller aux toilettes puis, en sortant, je passe
devantlacuisineetaperçoislavaissellesaleempiléeàcôtédel’évier.J’en suis presque à lamoitié quand Caroline vientme rejoindre, prend un torchon et commence à
essuyer.—Çava?medemande-t-elle.—Oui.PasdeproblèmeavecFrankie?—Non,aucontraire.ElleestsortieacheterdubeurreavecJanellepourfairedessablésdeNoël.—Ellen’apasfaitdecaprice,j’espère?—Pasdutout.C’estJanellequiaeucetteidée.Etpuis, tusais,cen’estpasgravesiellen’estpas
parfaitementpolietoutletemps.C’estunepetitefille.LepèredeCarolineentredanslacuisineets’immobiliseennousvoyantdevantl’évier.—Çavousdit,uncafé?proposeCaroline.—Bonneidée.—Jem’encharge.Papa,tun’asqu’àprendrelerelais,lance-t-elleenluitendantletorchon.Puisellesetourneversmoi.—C’estsonboulot,d’essuyer,d’habitude.Onseretrouvecôteàcôtedevant l’évier,M.Piaseckietmoi,pendantqueCarolinemoudlecaféet
préparelamachine.—Quandest-cequevouscomptezrepartir?luidemandesonpère.— Le temps que les filles fassent les sablés… je dirais dans quelques heures. Enfin, siWest est
d’accord.—Pourquoijeneseraispasd’accord?—ParcequeçaveutdirequeFrankierisquedesecouchertard.—Cen’estpasgrave.Ellepourradormirdanslavoitureauretour.—Vouspouvezpasser lanuit ici,vous savez, intervient sonpère. Ilyadeuxchambresde libresà
l’étage,etonaunmatelasgonflablequ’onpourraitinstallerdans…
—Sérieux, papa ? l’interrompt Caroline. Tu nous ferais le coup de nousmettre dans deux piècesdifférentes?Ellebonditdevantleplandetravailàmagauche,cequimeplacepileentresonpèreetelle.Ilmejetteunregardencoin.—Alorsc’estcommeça,hein,West?—Jenesuispassûrdecomprendrecequevousvoulezdire.—Maintenantquemafillevitchezvousetqu’elles’occupedevotresœur,vousvoudriezl’empêcher
depasserlanuiticiàmoinsquejenevouslaissepartagerlamêmechambre?—Non,monsieur.Cen’estpasçadutout.—C’estpourtantl’impressionqueçadonne.Jemeraclelagorgeencherchantunefaçondeluirépondreavectact,puisj’abandonnecetteidée.—C’estCarolinequicommande.Moi,jemecontentedesuivrelemouvement.Ilmescruteduregardpendantunebonneminutepuiss’esclaffed’unairbourru.—C’estlapremièrefoisquejevousentendsdirequelquechosed’intelligent.Carolinesepenchedevantmoipourluidonneruncoupdepoingdansl’épaule.Elleneplaisantepas.—Aïe!proteste-t-ilmaissansgrandeconviction.Quandillaregarde,c’estavecunsourireaffectueux.—Etmoi?Jen’aiplusmonmotàdire?demande-t-ilensefrottantl’épaule.—Toi,tuastaproprechambre,lance-t-elle.—Jeneparlaisplusdeschambres.—Danscecas,soyonsfrancs.Cen’estpastoiquidoisvivreceprocèsaujourlejour,papa.C’est
moi,alorsc’estàmoidedécider,quetusoisd’accordounon.— Oui, enfin, ces décisions, c’est moi qui les finance, de même que je finance tes études, alors
j’estimequej’aivoixauchapitre.Tumedoisaumoinsunevraieconversationaulieudemebalancerdesultimatums, commeça.Moi aussi, je vis avec cette histoire, que je le veuille ounon.Ceprocès nousdonnelechoix,Caroline.—Tudisça,maisçan’arienàvoiraveccequejesubis,moi.Cen’estpastoiquidoisenchaînerles
dépositions,niquiteretrouvesàdireauxmembresducabinetdusénateur:«Ah,ben,non,désolée,jepourraisvousaider,maisilsetrouvequej’aiunevendettasurlefeu.»—Onenadéjàdiscuté,Caroline.Onsavaitqueçan’allaitpasêtrefacile.C’estcommeça,etc’est
normalquetutesentesdécouragéeàcestade,maisquandtuentreprendsquelquechose,tuvasjusqu’aubout.Jet’aipourtantapprisànepasbaisserlesbras.—Jenebaissepaslesbras,papa!—L’important,c’estdemettreledoigtsurcequ’onveutpuisdetoutmettreenœuvrepourl’obtenir.Si
tucroisquetupeuxabandonneràlapremièreanicroche…—Jen’abandonneriendutout!Sij’étaisàlaplacedesonpère,jem’écraseraisvitefait,maisilfautcroirequ’ilssontvraimentdela
mêmetrempe,touslesdeux.—Ah, oui ? gronde-t-il.Comment tu appelles ça, toi ?Le plus dur est derrière nous, on est àmi-
cheminduprocès,maistoi,tudécidesque,finalement,non?Onadequoil’épingler,cepetitpervers.Sile verdict joue en notre faveur, on peut obtenir des dommages et intérêts ponctionnés à vie sur sesrevenus.Çaveutdirequ’ilnepourraplusjamaisfaireunpassansquecettehistoirereviennelehanter.Onvaluifairepayer!Çafaitaumoinsuneminutequejelavelamêmeassiette.L’eaucouledansl’évier,lavapeurmonte,et
ilrègneunetensionàcouperaucouteau.
Carolinelatranched’unequestion.—Etsijen’aipasenviedelefairepayer?Sonpèrereposel’assiettequ’ilessuyaitetappuieunehanchecontreleplandetravail.—Pourquoitun’enauraisplusenvie?—Parcequ’iln’yaaucunejusticelà-dedans,explique-t-elle.L’imagedelabalance,dansnotrecas,
elleesttrompeuse.IladiffusémoncorpsnusurInternet;ilalancéunemeutedetordusàmestrousses;ilafaitdemavieuncauchemar…—Unenfer,intervientsonpère.—…alorslasolution,ceseraitdemedire:«Maintenantc’estàmontourdeluipourrirlavie»?
C’estçaquetuproposes?Jen’appellepasçadelajustice,moi.J’appelleçadelavengeance.—Tunecomprendspastouteslesficellesdusystème.—Jecomprendstrèsbien,papa.C’esttoiquim’asapprisàcomprendretoutça.Lesystèmedonttu
parles, il est faussé. Jen’aipasbesoinqueNatemeversede l’argent jusqu’à la findeses jours. J’aibesoinquecequ’ilm’afaitnesoitplustoléré.Jeveuxquecesoitpuniparlaloi.Jeveuxquel’ensembledesloischangepourempêcherdesconnardsdemettreenlignedesphotosquineleurappartiennentpas,etpourquelessitesquihébergentcegenred’horreursnepuissentplusseplanquerderrièreleCopyrightAct.Jeveuxfaireévoluerlesmentalités.Jeneveuxplusmefairetraiterdesalopeparcequej’aicouchéavecmoncopainetqu’ilaprisdesphotos.Jeveuxfairetoutmonpossiblepourquepluspersonnen’aitàsubircegenred’épreuve–queFrankieetdesfillesdesonâgen’aientjamaisàconnaîtreça–,orcen’estpas en engloutissant des fortunes dans ce procès et en se cachant derrière JaneDoe qu’on risque dechangerquoiquecesoit.Alorsnevienspasmeparlerdejusticesitun’espasprêtàréellementparlerdejustice, parce qu’il existe plein d’associations à qui tu pourrais verser ton argent au lieu de payer unavocat. Je suis sûre qu’elles feraient beaucoup plus avancer la justice que ce procès auquel, de toutefaçon,j’ailedroitderenoncersanstedemandertonavis,jetesignale!Lesilencequis’ensuitrésonnedanslamaison.LemondeentiersetaittandisquelesparolesdeCarolineretentissent.Voilàcequec’estdesavoircequ’onveutetdefoncer,pensé-je.Voilàcequec’estdes’épanouir.Ce n’est pas la première fois que j’entends Caroline s’exprimer avec cette fougue, et j’en reste
invariablementémuetdésarmé.Jesuistellementimpressionné!Sonpèresetait.J’étudiesonvisagepourvoirs’iléprouvedelafierté,luiaussi.Cequ’ilfaitalorsmeprendcomplètementparsurprise.Ils’assiedàlatabledelacuisineetréfléchit.
Jelevoisàsafaçondefroncerlessourcilsetdelaissersonregardseperdreauloin,commeCaroline.Lecafépasseengargouillant.Carolinesaisitletorchond’ungesterageuretentreprenddesécherles
assiettespropresdélaisséesparsonpère.Jemeremetsdoncàlatâcheetterminedetoutlaver.Uninstantplustard,Carolinerangelavaisselle.Jem’adosseauplandetravail,lesbrascroisés,ettentedecomprendrecequiestentraindesejouer.Làd’oùjeviens,leshommesnesontbonsqu’àdeuxchoses.Onapprendàsebattreetonapprendà
baiser.Iln’yapasgrand-chosed’autreàfaire–pasdemétiersdignesdecenom,pasd’issueàmoinsdepartirloin,etencore.Rienn’estjamaisgaranti.J’aieulachancedetrouverEvanetRitaTomlinson.Ilsm’ontpermisdemetirerdeSiltmaisn’ontpas
suffiàm’apprendrecommentvivremieux.Je suisen traind’assisteràquelquechosed’entièrementnouveaupourmoi.Carolineet sonpère se
disputent,maisellenerisquerien.Cettemaisonoùelle apassé sonenfanceestun templeàmesyeux, et cen’estpasunequestionde
confortmatériel.C’estparcequ’ilyadel’amourdansl’air,unbonrepassurla table,descadeauxdeNoëlpourdesquasi-inconnusetdessablésfaitsmaisonpourmasœur.Ilspeuventsedisputersansriensalirdetoutça.Ilspeuventsedisputersansmettreleuramourendanger.Ilsonthausséleton,commemoifaceàFrankie.Ilssesonténervés.PuislepèredeCarolines’estassis
àlatabledelacuisinepourréfléchirensilenceàcequesafilleluiadit.D’ailleurs,ilyréfléchitencore.Demoncôté,jemedisqueCarolinearaison.Elleesttropintelligentepournepassavoircequ’elle
fait.Siellem’aamenéicietqu’elles’estdisputéeavecsonpèreenmaprésence,c’estsûrementparcequ’ellevoulaitmemontrerquelquechosed’important.Elleestentraindememontrercommentons’yprend.Cen’estpasimpossible.Ilfautsimplementquej’apprenne.Çatombebien,j’apprendsvite,mêmesijenesuispasdouépourlereste.Soudain,sansprévenir,lepèredeCarolinemedemande:—Qu’est-cequevousenpensez,vous?—Dequoi?—DeNate.— J’aimerais qu’il écope d’une bonne correctionmais, franchement, à part la peine demort, je ne
trouveriend’assezdur.Enmêmetempsjemedisque,mêmeavantcettehistoiredephotos,ilavaiteulabêtisedelaisserfilerCarolineetque,ça,ilvaleregrettertoutesavie.Carolinemejetteunregardsceptique.—Quoi?C’estvrai!Ilt’avaitàsescôtésetilt’aperdue.Çaresterasûrementlaplusgrossebourde
desavie.Un jour tuserasà laMaison-Blanche,et lui, je levoisbienvégéterdansunbarminableetraconter à sa bande de potes : « C’était ma copine, à la fac,mais j’ai fait la connerie de la laisserpartir.»Pardon,conclus-jeenlançantunregardaupèredeCaroline.—Pardonpourquoi?demande-t-il.—Parcequ’iladitungrosmot,expliqueCaroline.—Ah,dit-ilavecungesteévasif.LaMaison-Blanche?Elles’empourprejoliment.—Westn’étaitpascenséenparler.—Pourquoipas?—Parcequec’est…J’entendsdéjàlesmotsqu’elles’apprêteàarticuler.«Impossible.Stupide.Irréaliste.»«Tropdurpourmoi.»C’estlàquejecomprends–enfin!Jecomprendscombienilestfaciledesemettredesbâtonsdansles
roues.Onatoujourstendance,faceàquelquechosededifficile,às’imaginerquec’estinsurmontable.Quandjepenseaugenredeviequejeveuxoffriràmasœur–cequejeveuxqu’elledevienne,ceque
jeveuxqu’elledécouvreetcomprennepourapprendreàévoluer,às’épanouir–,jemedisqu’iln’yapasmeilleurexempleque la femmeque j’aimeen trainderappeleràson jugedepèrecequec’estque lajustice.Carolinesaitcequ’elleveutetsedonnelesmoyensdel’obtenir.Ilfautquej’apprenneàfairelamêmechose,etFrankieaussi.C’estlaseulefaçondevivrepleinement.Tâcherd’allerplusloin,devivreplusfort.Ilfautsefaireàl’idéequelavieneserapastoujoursfacileetquel’onn’obtientriendevalablesans
effort,maisilnefautpasnonplussecompliquerlatâche.Alors,jevaisprendreCarolinedansmesbrasetjeplongemonregarddanssesgrandsyeuxbruns.—Non,Caro.Jenesaispascequetuallaisdiremaisjesuissûrquecen’estpasvrai.Etpuis,même
s’il apparaît que tu avais raison,même si, au final, tu n’arrives pas jusque-là… eh bien, on verra entempsvoulu.N’écrispaslafindel’histoireavantqu’elleaitcommencé.Ellesourit,cequidévoilesesdentsdubonheur.—Çamerappellequelquechose,ça.—C’estunefemmeremarquablequimel’aditunjour.Ellesedressesurlapointedespiedsetm’embrasse–unbaiserchastemaischargéd’émotion.Sonpèreseraclelagorge.Carolineromptnotrebaisermaisgardelesbrasautourdemoncou,etjenemereculepas.Ilvabienfalloirqu’ils’yfasse.—Bon,lesenfants.Ilsefrottelevisagedesdeuxmains.Jel’aidéjàvufaireça,lejouroùilestvenumeparlerauposte
depolicedePutnam.Cettefois-là,déjà,ilavaitcédéfaceàlavolontédeCaroline.—Onvadevoirrédigerunrèglementàl’amiableenbéton,s’assurerquetuobtienneslecopyrightsur
toutescesphotos,avecuneclausedeconfidentialitéet…Jepensequ’onpeutsepasserdesesaveux.Ilsigneratoutcequ’onluidemandes’iln’apasàsedéclarercoupable.—Detoutefaçon,toutlemondesaitqu’ilestcoupable,ditCaroline.Enfin,touslesgensquicomptent.Ellemeregardedroitdanslesyeux.J’entends la porte d’entrée qui s’ouvre, des bruits de pas qui s’approchent, Frankie qui parle avec
animation.Elleal’aircontente,etjemerendscomptequec’estgrâceàmoi.C’estgrâceàmoiqu’elleaunvraiNoël,cettefamille,Caroline.Touslesgensquicomptentpourmoisontici,autourdemoi.S’ilfautquejemebattepourquemasœurresteàmescôtés,alorsjemebattrai.Tarddanslanuit,jemeréveilleenentendantleshurlementsdeFrankie.Toujourslesmêmescris:«Papa!»,puis«Bo!»et«Non,nefaispasça!»JemelèveetreplacelacouettesurCaroline.Puisjetraverselecouloiretmetienssurleseuil.—Frankie.Frankie.Toutvabien,mapuce.Illuifautpresqueuneminutepourcesserdesedébattre.Alorsjel’entendsrenifleretchercheràtâtons
laboîtedemouchoirsenpapierqu’onlaissetoujoursaupieddesonlit.J’enattrapeunetm’assiedsàcôtéd’ellepourleluidonner.Jeluicaressedoucementledos.—Toutvabien,machérie.Tuesensécuritéavecnous.Jesuislà.Ellesecalmepeuàpeu.Jepassemesdoigtsdanssescheveux.—Raconte-moicequis’estpassé.C’estlapremièrefoisquejeluidemandeça.Peut-êtrequejenevoulaispasvraimentsavoir.Peut-êtrequej’avaispeurdecequej’allaisentendre.Frankieprenduneprofondeinspiration.—J’étaisalléedormirchezunecopine.—Chezquellecopine?
—ChezKeisha.—Oùest-cequ’ellehabite,Keisha?—ÀCoos.—Commenttuasfaitpourrentreràlamaison,lelendemain?Ellenerépondpas.—Nememenspas,Frankie.Ellesetait.Jeregrettelapipelettequines’arrêtaitjamais.MaFrankied’avant,quicouraitàmarencontredèsque
jepassaisuneporte,quimeréclamaittoujoursquejelaprennesurmondosetquiaccaparaitgoulûmentchaqueminuted’attentionquejepouvaisluiaccorder.J’aiperducettepetitefilleenvenantici.Maintenant j’ai cettenouvelleFrankie, chianteet insolente,qui semblem’éviteretqui refusedeme
direcequ’elleasurlecœur.Jeveuxretrouvermapetitesœur,etleseulmoyenquej’entrevois,c’estdeplongertêtebaisséedans
cettemared’embrouilles.Cette histoire qu’elle neveut pasme confier, les changements qui s’opèrentdanssavie,pluscettevéritéqu’elleredoutederegarderenface:onneretourneraplusjamaisàSilt.Onestdesréfugiés,elleetmoi.—Dis-moicequis’estvraimentpassé.—Jedormais.Etvoilà,toutsimplement.—Papaétaitparti,çafaisaitdéjàdeuxoutroisjours.Bodevaitêtreaucourantparcequ’ilnevenait
jamaisd’habitudemais,là,ilestpassé.Cequim’aréveillée,c’estquandmamanestalléeluiouvrir.Jelesaientendusparler.Ellel’afaitentrer.Frankieseredressebrusquementets’assiedentailleur,ungenouposésurmacuisse.—Ilsnefaisaientrien,West.Ilsdiscutaient,c’esttout,maispapaestrentré,et…Jecroisqu’ilavait
prisquelquechose.—Tuasuneidéedecequec’était?—Non,maisilétaitpresquetoutletempsbourréoudéfoncé.—Merde!C’estplusuneprièrequ’unjuron,avecplusieursmoisderetard.Empêche-ledeluifairedumal.Assure-toiqu’ilneluiarriverien.—Ilparlaittropvite.Ilétaitsuperénervé,etilssehurlaienttousdessus.Jecroisquepapaafrappé
maman, parce qu’elle a crié comme si elle était surprise, puis Bo a dit quelque chose, et ils ontcommencéà sebattre. Jemesuiscachéesousmescouvertures. Ilsn’arrêtaientpasdesecogneretdecasserdestrucs,etpuis…etpuisilsn’ontplusfaitdebruit, toutd’uncoup.Mamanahurlé:«Wyatt,non!»Çamedonnelachairdepouledel’entendrerapportercesparolestiréesdesoncauchemar.—C’estlàquejesuisalléevoir.J’ai les mains crispées sur les genoux. Je veux la protéger de ce qu’elle est sur le point de voir,
l’empêcherd’yaller,mêmesijesaisquetoutçaadéjàeulieu.N’yvapas,Frankie.Restedanstachambre!—Boétaitparterre.Ils’estessuyélabouche;ilavaitdusangpartout.Papaavait…Ellefrissonneetseserrecontremoi.Jepasseunbrasautourd’elle.Quandellereprendsonrécit,c’est
d’unepetitevoixforcée.—Papaavaitunpistolet.Ilvisaitmaman,enpleindanslatête.
Jel’attiresurmesgenoux.Ellemetlesbrasautourdemoncouetposelatêtesurmonépaule.Çamerappelletellementlebébéquej’aisisouventbercé,cepetitpoidstoutchaudquejepromenaisetcâlinaisjusqu’àcequ’ils’endorme,puisquejedéposaisbienaucentredulitdemamèreavantdesortirsurlapointedespieds, frissonnantd’avoirperdumapetitebouillotte.Ses lèvresentrouvertes,vulnérablesàmilledangers.—Tuenasparléàquelqu’un?Ellehochelatête.—ÀStephanieetàCaroline,maisjeneleuraipastoutraconté.Jelaserrecontremoi.—JesuiscontentquetutesoisconfiéeàCaroline.Tupeuxluidiretoutcequetuveux,tusais.Mais
maintenantjeveuxquetumeracontesàmoi.Auboutd’unelongueminute,ellereprend:—Mamanaessayédemerenvoyerdansmachambre,maispapaadit :«Non, reste. Il fautque tu
voiesça.Ilfautquetuvoiescequiarriveaux…»Elles’interrompt.—Toutvabien,mapuce.Concentre-toisurl’essentiel,d’accord?—J’avaispeur!J’auraisvouluêtrecourageuse,commetoi,maisj’avaistroppeur.Jenesavaispas
quoifaire.Jeluiaiditdeposerlepistolet.Ill’apointésurmoi.«Nemeparlepassurceton,Francine.»Mamanpleurait.Bos’est relevémais jene faisaispasbienattention,àcausedupistolet. Je regardaispapa.Etpuis,il…Ellerefouleungrossanglot.—Ilyaeuungrosbruit,superfort,etpuisdurougepartout,partout.Jen’aipascompriscequise
passait,jusqu’àcequeBocommenceàs’excuser.JenesavaismêmepasqueBoavaitunearme.Ilatuépapa.C’estmafaute,parcequesijen’étaispassortie,papanem’auraitpasvisée,etBonel’auraitpastué,etmaman…Ellefondenlarmes.C’esthorrible.C’estletrucleplusatrocedumonde.Monbébé.MaFrankie.—QuandBoa tiré, elle s’est jetée surpapaetelle luiagrimpédessus,commesiellevoulait tout
remettreàsaplaceavecsesmains.Je…—Frankie.Jesuisincapabled’enentendredavantage.Jemebalanced’avantenarrièreengardantlatêtedema
sœurblottiecontremonépauleetenespérantqu’ellesetaise,parcequec’estunechosed’êtreaucourantdecequis’estpassémaisc’enestuneautredevraimentsavoir.Savoirquetonpère,bourréoudéfoncé,apointéunflinguesurlatêtedetapetitesœuretauraitpula
tuer.Savoirquetamèren’apastentédelasauveretnes’estmêmepaspréoccupéed’elleaprèscoup.Ladouleurdesavoirtoutçaesttellementimmensequ’ellenetrouvepasd’échappatoire,ellefaitdes
ricochetsdansmoncœurenhurlant.—Jen’aipasfaitcequ’ilfallait,sanglote-t-elle.—Non,machérie,cen’estpasvrai.—J’auraisdûappelerlapolice,maisjen’yaipaspensé.J’aiessayéd’imaginercequetum’auraisdit
defairemaisjen’arrivaispasàréfléchir,ettun’étaispaslà,West.Jen’étaispaslà.Jenepeuxrienychanger.Jevoulaisêtrelàpourelle,j’aifaittoutcequejepouvais,
maisaumomentoùelleavaitbesoindemoi,jen’étaispaslà.—Tuasbienfait,mapuce.Tuasététrèscourageuse.Tuastrèsbienfait.C’estdébiledeluidireça,etjenevoispasenquoiçaval’aider,maisenmêmetemps,qu’est-cequi
pourraitl’aider?Jenepeuxpasréparerunchocpareil.Jelabercedoucement,sècheseslarmesetluimurmuredesriensapaisantsjusqu’àcequ’ellesecalme.Dehorsilneige.Dansl’obscuritésilencieuse,jemerappellemespiresmoments.Lejouroùmonpèreaécrasémonchatonavecsavoiture,estsortiregardercepetitcorpsinaniméet,
delapointedesabotte,l’aenvoyévalsersouslemobil-homevoisin.Lejouroùjeluiaitenutêteetoùilm’aétaléd’unpoingparesseuxavantdemedonnerungrandcoup
depieddansleventre.Aprèsçaj’aichiédusangpendantaumoinsunesemaine.Lesoiroùlesflicssontvenusmechercheràlaboulangeriealorsquejevenaisd’apprendrequema
mères’étaitremiseaveclui.Lejouroùj’aidûquitterCarolineàl’aéroportdeDesMoines.L’espècedevidetemporelquiasuivil’enterrement,quandj’essayaisdecramermaviepourneplus
avoirbesoindepensernideressentir,parcequej’enavaisassez.J’enavaismarre.Le piremoment de Frankie est encoremille fois plus horrible que lesmiens, et je ne peux rien y
changer.Toutcequejepeuxfaire,c’estça.—Cen’estpastafaute.Jemurmuredanssescheveux,derrièresonoreille.Satêteesttouterondeettoutedoucesousmamain,
soncorpssifrêle,recroquevillécontremoicommecepauvrechatontoutchaudet innocentquejen’aigardéquequelquesheures.—Tun’asrienfaitdemal,Frankie.C’esteux.C’estleurfauteàeux.Ellesecachecontremontorseenagrippantmontee-shirt.—JeneveuxpasretournerchezBo.—Tun’espasobligéed’yretourner.Tupeuxresteravecmoi.—MamanditquetuveuxêtretoutseulavecCaroline.—Jeveuxqueturestesavecmoi.D’accord?Tuesmapetitefille.Elleneditrien.— Je t’aime, Frankie. Je t’aime depuis que tu es née, et ça ne changera jamais. Le fait que j’aime
Carolineaussinet’enlèverien,àtoi.Çasignifiejustequejeveuxvivreavecvousdeux–touteslesdeux.Tucomprends?Jelasenshocherlatête.—DepuisNoël jepensaisquetuvoulaisretourneràSiltetquej’allaisdevoir t’endissuader.Jene
veux pasme battre avecmamanmais, si jamais elle essaie de te forcer à y retourner, jeme battrai,Frankie,parcequ’onestmieuxici.Onestloindelaperfection,jesaisbien,maisjecroisqu’onpeuts’enrapprochersionfaitdesefforts.Enrevanche,situesmalheureuse,ilfautquetum’enparlespourquejepuisset’aider.Ilfautquetumedisescequinevapas.Jenepeuxpasliredanstespensées.—Desfoisj’ail’impressionquesi.—Ça,c’estparcequ’onestsuperfutés,danslafamilleLeavitt.Elleseredresseunpeuetposelatempecontremonépaule.—C’estdifférent,ici.—Qu’est-cequiestdifférent,mapuce?—Tout.—C’estdifférentenbienouenmal?—Unpeudesdeux.Sescheveuxsententleshampoingàlacerise.—C’estvrai.Pourmoiaussi,tusais.Tucroisquetufiniraspart’yfaire?
—Probablement.Onsetaituninstant.Elles’estdétendueetpèsepluslourddansmesbras.—Jet’aime,West.C’esttellementbond’entendreça!C’estfortetsolide ;c’estunebasesur laquelleonvapouvoirconstruireetc’estd’autantplusdoux
qu’ellenemel’avaitpasditdepuisdesmois.Pendantdelonguesminutesjeserremapetitesœurcontremoi.—Est-cequetuasréfléchiàcequejet’aidemandéunjour?Tusais…situpouvaisfairecequetu
veux,êtrequituveux…qu’est-cequetuvoudrais?—Non,pasvraiment.Jedéposeunbaiserdanssescheveuxàlacerise.—Commenceàypenser.Lecolisdemagrand-mèrearriveaucoursdelapremièresemainedejanvier.Audébut,jemedisqu’il
aétéretardéparlesintempériespuisjevoisquelecachetdelapostedatedu29décembre.IlcontientunjeudebackgammonemballédansdupapiercadeaupourFrankie,unenouvellecouverture
encrochetassezgrandepourrecouvrir tout ledosducanapé,etuneenveloppeàmonnomquisemblerenfermerunpetitobjet.Jelaglissedansmapoche.Plustard,unefoisqueFrankieestrepartiedanssachambreensautillantet
alorsqueCarolinediscuteavecPauldanssoncasque,j’enfilemesbottesetsorssurlepalierpourlirelalettre.Jeretiensmonsouffle.
MoncherWest,Michellem’amontrél’albumphotoquetuluiasenvoyé.Vousavezl’airenforme,tasœurettoi.Je tenaisà tedonnermamédailledescinqansdesAlcooliquesanonymes.Dansunmoisj’aurai droit à celle demesdix ans. Je sais bienque çane te serviraà rien,mais c’estquelquechosedontjesuisfière–commetoi.J’aimeraisavoirplusàt’offrir.Jen’aijamaissucommentm’yprendrepourarrangerleschosesavectoi.TononcleJackneparleplusdecettehistoiredeprocès.Stephaniem’aditqu’ilsavaientreçuun courrierde l’avocat les informantqu’il laissait tomber l’affaire, donc j’imaginequec’estterminé,toutça.Écris-moiàl’occasionpourmedonnerdesnouvelles.Jeteprometsdegarderunœilsurtamère.
Jet’embrasse,Joan.
Ellemefaitchialer,salettre.Jenesaismêmepaspourquoi.C’estpeut-êtreàcausedecesvéritéstellementévidentesqu’ellenelesamêmepasmentionnées.Jeneretourneraijamaischezmoi.Çan’ajamaisétéchezmoidetoutefaçon.Mamèreestuneenfant,mafamilleestunniddevipères,jenepeuxcompterquesurmoi-même.Joanmesouhaited’êtreheureux.
Auboutd’uneminute,jesèchemeslarmes.Jelèvelevisageverslecieletinspireprofondément.C’estunebellejournéeclairecommeonn’envoitpassouventenhiverdansl’Iowa,oùilgèlesifort
queçafaitmalderespirer,maisoùlesoleilbrilledansuncielbleupâleetlointain.Laneigescintille.Lemondeestourlédecristal.Jesorsmontéléphonedemapocheetappellemamère.Elledécrocheauboutdedeuxsonneries.On parle de tout et de rien pendant quelques minutes. Le vent se lève et envoie tourbillonner la
poudreuseàtraversleschamps.J’écoutemamèreetdiscequ’ilfautquandilfautenattendantlemomentopportun.—JeveuxlagardeofficielleetpermanentedeFrankie.Le soleil se cache derrière un nuage. Ma mère proteste et ronchonne, mais je ne me laisse pas
émouvoir.Jelaisseleventmepasserdessus.Jenesuispassurprisquandmamèrefinitpardemander:—Tum’autoriserasquandmêmeàlavoir?—Évidemment.Jetepaieraiunbilletd’avionpourquetuviennessignerlespapiers.Tupourrasrester
unpeusituveux.—Ceseraitchouette.Puisellesetait,etmoiaussi.Onacompriscequeçasignifiait.—Jet’aime,West.—Moiaussi,jet’aime,dis-je.Parcequec’estvrai,etparcequec’estgentil.Et,surtout,parcequec’estfini.Quelquesjoursplustard,jemerendssurlecampus,aubâtimentdesarts.JeveuxparleràRikki,lui
demandersiellepourraitaiderFrankieavecsonart-thérapie.Jen’aiaucuneidéedecequeçapeutcoûteretjenesaismêmepassiçaferaitdubienàmasœur,mais
Carolinem’afaitremarquerqu’elle-mêmeavaitbeaucoupappréciédepouvoirparleràunpsychologueaprèssonhistoireavecNateetquejen’avaisaucuneraisond’êtreaussiméfiant.Elle a raison. J’essaie de garder l’esprit ouvert. Frankie continue de faire des cauchemars ; elle a
encore beaucoup de chemin à parcourir et, comme l’a dit Caroline, ça ne peut pas lui faire de mal.Frankieaurasimplementl’impressiondeprendredescoursdedessinavecRikki,cequiarrivedéjàplusoumoinschaquefoisqueFrankievavoirlesCollinsaveclecarnetquejeluiaioffertàNoël.Le bureau de Rikki est vide, je me rends donc à l’atelier. Je la trouve en compagnie de Raffe et
d’Annie – le type avec la super tignasse qui était en cours avecmoi au semestre dernier, et la petiteblondequitraînetoujoursaveclui.Depuisque j’ai cesséde fumer etqu’il s’estmis àneiger, jene les ai presquepasvus.Çame fait
bizarredelescroisericipendantlesvacances.Jemedemandecommentçasepassedansleursfamillesrespectivespourqu’ilssoientsurlecampus,à
l’atelier,quelquesjoursaprèsNoël.Ilssontpenchéssurunetableoùsontposéesdesformesencéramiqueblanchequiressemblentàdes
bacs à glaçons.Armée d’une cuillère,Rikki tapote l’un des petits cubes, où je distingue une sorte desableblancétincelant.—Le truc, c’estde fairebienattentionànepas laisser tropd’airdedans, explique-t-elle.Sinonça
formedesbulles,etlafrittenefondpasdefaçonhomogène.Raffelèvelesyeuxàmonapproche.—Tiens,salut,Leavitt.
—Salut,Raffe.Annieme salued’unbattementde cils, commed’habitude. Jen’ai jamais réussi à lui arracher trois
mots.J’aieul’occasiondediscuteravecRaffeencours,maisc’étaitlegenredeconversationpoliequinemènenullepart.«Tuasfinideteservirdeça?—Oui,vas-y,prends-le.—Cool,merci.»—Vousêtesrestésicipendantlesvacances?—Oui,onfaitunprojetindépendantavecRikkientrelesdeuxsemestres.—C’estquoi,leprojet?—Onapprendàcoulerduverrefritté,répond-ilenremuantlesdoigtscommeunmagicien.C’estgrâceàl’influencedeRikkiqueLauries’estmisàtravaillerleverre.Avantilsecontentaitde
ses gigantesques structures métalliques mais, maintenant, il veut aussi des marteaux en verre géants.D’ailleursilneplaisantaitpasquandildisaitquelalogistiqueétaitunevraiesaloperie.Cen’estdéjàpassimplede faireunmodèlede taille réelle,maisenmultipliant l’échelleparmille,c’estuncauchemar.Déjà, où est-ce que tu vas dégotter une quantité pareille de verre ? Comment tu te débrouilles pourfabriquerlemoulequivabien?Etpuis,surtout,oùest-cequetuvastrouverunfourassezgrandpourfairecuireunmarteaudelatailled’unevoiture?C’estprécisémentpourréfléchiràcegenredeproblèmesqu’ilmepaie,etj’adoreça.C’estletravail
leplusgénialquejeconnaisse.—Tuavaisbesoindequelquechose?medemandeRikki.Tirédemarêverie,jemerendscomptequejesuisplantélà,àregarderdespetitsbacspleinsdeverre
fritté.—Oui.Enfin,non.Çapeutattendre.Jevoulaisvousparler,maisvousêtesoccupée.—Jepeuxbient’accorderuneminute.C’estpourFrankie?Jen’osepasdirelavérité.—Non,c’étaitpourlescours.—Tut’esinscritaucoursdedesign3DavecLaurie,pourcesemestre?lanceRaffe.—Non.—Ah,bon?Pourquoi?Jehausselesépaules.—Parceque.Rikkimejetteuncoupd’œil.—Àquoiest-cequetut’esinscrit?—Biologie,chimieorganique,unséminaired’économieetuncoursdestatistiquesavancées.—Cesontdessciences,toutça.—Oui,enfin,l’économie,c’estunesciencesociale.—Pourquoitantdesciences?—Parcequec’estpratique.Rikkis’esclaffe.—Tuasdéjàl’espritpratique.Cen’estpasçaqu’iltefaut;c’estdel’art.C’estsarengaine,àRikki.Jedoisfairedelaplacepourl’artdansmavie.Jedoisapprendreàjouer.
Jedoism’autoriseràoccuperdavantagedeplacedanslemonde.Tout ça, je l’ai entendu tellement souvent que je pensais que ça cesserait deme toucher,mais non.
C’estcommesiRikkigrattaitquelquechosedesensibleenmoi.Çam’agacebeaucoup,etjecroisbien
qu’ellelesait,enplus.Jecroismêmequ’ellelefaitexprès.Letruc,c’estquej’aibeaucoupaimésescours.Cen’étaitpasévidentmaisc’étaitchouette.J’aimeaussibeaucouptravaillerpourLaurie.Même l’histoire russe, lecours sur lamusiquedans la littératureafro-américaineet l’introductionà
l’espagnol,çam’abeaucoupplu,maisquandj’aidûchoisirmesoptionspourlesemestrej’aiprislabio,lachimie,l’écoetlesmaths,parcequejesuisicigrâceàuneboursequicoûte50000dollarsparanetquejenevoispascequejepourraisfairedanslavieavecundiplômed’art.Rien,sansdoute.Jenepeuxpasgaspillertoutcetargent.Rikkime regarde.Elle s’est fait des couettes et porte un gilet sansmanches en fourrure bleue par-
dessusunetuniqueencuirnoir.Lerésultatdevraitêtreridicule,pourtant,surelle,ceslooksunpeubarréssemblentparfaitementnaturels.Àlavoir,onpourraitcroirequelaviequ’ellemèneestaccessibleàquiveut–etqu’ildevraitenêtre
ainsipourtoutlemonde.Jemepasseunemainsurlagorge.J’aitropchaud.—Qu’est-cequevousfabriquez,précisément?Raffesourit.—Pourlemomentonfaitsimplementdescarreaux,pouravoirdeséchantillons.Annie,oùestpasséle
bouquin?Annieluitendunlivre,etilmemontredespagesentièresdepetitscarrésdecouleurschatoyantes.Je
posequelquesquestions,obtiensdesréponses,enposedoncquelquesautres,etonseretrouveàdiscuterdelatechniquequ’ilsutilisent,desproblèmesqu’ilsrencontrentetdecequ’ilspourraientfairepourlesrégler.Avantdecomprendrecequim’arrive,j’aiunecuillèreàlamainetjetasseduverrefrittédanslebac
dontRikkiseservait.C’estuntravailméticuleux,quiexigeunegrandeconcentration.Ilfautpesertousles composants, les ajouter à la base par centigrammes etmilligrammes. Chaque carreau contient dixgrammes.«Tap,tap,tap.»—Tuvois,ça,c’estlegenred’artquej’aimebien,dis-je.—Pourquoi?interrogeRaffe.—Parcequec’estdelatechniqueetquelatechnique,c’estquelquechosequejecomprends.J’aime
bienavoirl’impressionderésoudreunproblème,commequandLaurieabesoindequelquechoseetqu’ilfautquejetrouveunmoyend’arriveràunrésultatdonnémais,pourça,jedoisprévoirtoutuntasdetrucsetfairebeaucoupdecalculsavantqueçamarche.—TutravaillesavecLaurie?medemandeRaffe.—Oui,jesuissonassistant.—Tropbien!—Ouais,c’estgénial.Cequiseraitparfait,ceseraitdepouvoirfaireçaàtempspleinetsurlelong
terme,d’êtrel’assistantdequelqu’uncommeLaurie.—Tun’aspasenviedefabriquertespropresœuvres?intervientAnnie.Penchéesursonpetitentonnoirenmétal,elleajoutedupigmentrougeàunpetitrécipientposésurla
balance.Jesuissurlepointdedire«jenesuispasassezcréatif»,maisjemereprends.Cesdernierstempsj’essaiederemarquerquandjemecompliquelavieinutilement.J’essaie de remarquer quand j’ai envie de quelque chose et que, au lieu de foncer, jememets des
bâtonsdanslesroues.Cequejeremarqueencetinstant,c’estquej’étaisparfaitementàl’aiseilyaquelquesminutesmais
que,maintenant,jetranspireetjemesens…Jenesaispas.Jemefaisl’effetd’unsalecachottier,commesij’étaisentraindematerunpornopendantqueCarolineestdanslachambre–chosequejeneferaisjamais,maisc’estlemêmegenredehontefurtive,commesij’allaismefairesurprendreenflagrantdélit.Commes’ilm’étaitdéfendudeparlerd’art.Quandjemedécideàprendrelaparole,c’estpourdemander:—Commentvousfaitespoursavoir?Commentvous…vousarrivezàconvaincrelesgensquec’est
parfaitementlégitimedefaireça?Raffeéclatederire.—Genre,lesparents?—Non,paslesparents.Soi-même.C’estçaquejeveuxsavoir.Commentmeconvaincrequej’ailedroitd’étudierl’art?Commentmesortirdemonornière?Jereposemacuillère.—Parexemple,pourchoisirvoscours.Vousavezunedominante,n’importelaquelle…—Moi,c’estl’art,ditRaffe.—Moiaussi,renchéritAnnie.—OK,maisadmettonsquecesoitautrechoseetquevousdeviezsuivredescoursdebiopendantun
semestreoudeux.Ilvousfautencorechoisirtoutesvosoptions.Commentvousdécidezquoiprendre?—Jeregardecequial’airintéressant,répondRaffesanshésiter.—Oui, ou si j’ai entendudire qu’un cours valait vraiment la peine, ajouteAnnie.Le séminaire du
professeurGatessurleslittératuresdegenre.—D’accord.Moi,enrevanche,jepenseaumétierquejepourraifaireaprès.J’essaiedechoisirce
qui vame permettre de décrocher un boulot qui paie bien, ce qui vame donner l’impression d’avoirrentabilisémesétudes.—Alors,commentçasefaitquetuaieschoisicetatelier?demandeRaffe.—Unpeuparhasard.—Lehasardaplutôtbienfaitleschoses,jetrouve.—Jenesaispas.J’aieuunB-pourlesemestre.—Rikkinotesec.Je tourne la tête, parce qu’il parle de Rikki comme si elle n’était pas là, et je me rends compte
qu’effectivement,elles’estéclipsée.Jen’aimêmepasremarqué.—Tutesouviensduprojetoùondevaitfaireunenaturemorte?Mapommesemblaittoutdroitsortie
d’un livre pour enfants. Lemec à côté demoi, il avait tout le temps l’air complètement à côté de laplaque.Letype,ilpasselesemestresurunnuageetpuis,unjour,ilsortdesbleus,desnoirs,desviolets,des jaunes et des roses, et il nouspeint unepomme. Il n’y avaitmêmepasde rouge sur sapalette, etpourtant,quandilaterminé,c’étaitparfait.—Ah,tuparlesdeKyle?ditRaffe.—Jenesaispas.Ilressembleàquoi,Kyle?—UntypetoutsecquidemandaittoujoursàRikkidetoutrépéter?—Oui,c’estlui.—Ilestsuperdouéaveclescouleurs,lui.—Exactement.Kyle est créatif, alors il devrait faire de l’art.Moi, en revanche… Je ne veux pas
passermontempsàm’amuseretàgaspillermaboursesiçanem’apporterienaufinal.—Çat’adéjàaidéàdécrocherunjob,faitremarquerAnnie.—Oui,maisc’étaitunhasard.— Il y a beaucoup de hasards, dans ton histoire, observe-t-elle d’une voix douce. Tu veux savoir
commentjemesuisretrouvéeàétudierl’art?—Comment?—J’aiprisl’optionaulycée,pourvoir,etj’aicommencéàdessiner,àpeindre,àsculpter.Quandla
clochesonnait,jen’avaisjamaisenviedepartir.— Idem, intervientRaffe.Saufquemoi, c’était ici.Monpremier semestre, je l’ai passé à l’atelier.
J’oubliaisdemanger,j’oubliaisd’allerfairelafête.Toutcequicomptait,c’étaitça,ici.C’estcommeçaqu’ons’estrencontrés,touslesdeux.—Vousnevousinquiétezjamaisdecequevousallezfaireaprès?—RikkietLauries’ensortentplutôtbien,répondRaffe.—Oui,maistoutlemonden’apasforcémentlachanceetletalentdeRikkietLaurie.Qu’est-cequetu
ferassituteplantes?Raffesourit.—Mêmesijemeplante,j’auraitoujoursmondiplômedePutnam,etlapreuvequejesuiscapablede
travaillerd’arrache-piedsurcequim’intéresse.J’auraiaumoinsapprisàm’investirdanscequej’aimeet à communiquer cette passion au reste dumonde.Ce n’est pas du temps perdu. Et puis, quand bienmême,jecroisquejem’enfouspasmal.Ilrefermelecouvercled’unpetitpotetl’agitepourmélangerlespigments.—Maisd’ailleurs,mec,t’asquelâge?medemande-t-il.Vingtans?—Vingtetun.—OK,donc tuas ledroitde t’amuser,de fairedesexpériences,de toucherunpeuà tout.C’est le
privilèged’avoirvingtetunans,non?—Etpuis,riennet’obligeàn’avoirqu’unecarrière,renchéritAnnie.Tupeuxétudierl’artetdevenir
prof,puissituterendscomptequetudétestesenseigner,tupeuxbosserdansunestation-service,etsiçatesoûletupeuxterecyclerencroque-mort.Ilyapleindefaçonsdes’occuper.—Encroque-mort?—C’étaitjusteunexemple.Raffereposesonpotdeverrefrittésurlatable.—Tunevaspeut-êtrepasmecroire,Leavitt,maistuasbeaucoupdetalent,mêmesicen’estpasle
mêmequeKyle.Lui,sontruc,c’estlacouleur,maistoi,tuesprécisettuarrivesàvoirleschosessousplusieursanglesàlafois.Tuessuperfortquandils’agitderésoudredesproblèmes,notammentparcequetunelâchesjamaisl’affaire.J’aicompristoutçaalorsqu’onaseulementpasséunsemestredecoursensemble,etjenepensepasmetrompersurtoncompte.Lapreuve:Lauriet’aembauchépourtravailleraveclui.—J’avaisposémacandidature,maisiln’apasvouludemoi,intervientAnnie.—IlaaussirefuséJoshetMarvin,ajouteRaffe.Jenesavaismêmepasquetuavaispostulé.—C’estparcequejen’aipaspostulé.J’ignoraisqu’ilavaitbesoind’unassistant,jusqu’àcequ’ilme
proposeletaf.—Précisément.Tuvoiscequejeveuxdire?Jevoiscequ’ilveutdire.J’aimêmel’impressiondevoirdespossiblesquej’ignoraisjusque-là.C’estcommesi,enfaisantun
passurmagauche,j’avaisdécouvertunnouveauchemin,quin’estmêmepasseméd’embûches.
J’aiuncarnet,àlamaison,oùj’ainotétoutessortesd’idéesdetrucsquejepourraisfaireouconstruiresi j’avais le tempset les ressourcesnécessaires.Cecarnet, jene l’aimontré àpersonne,pasmêmeàCaroline,parcequec’estterrifiantdemedétournerdupratiqueetduraisonnablepourmeconsacreràcequin’estpeut-êtrepasrentablemaisquim’enthousiasmecomplètement.Ma sœur est obsédée par ses dessins à base de quadrillages. Dès qu’elle en termine un, elle en
commenceunautre.Iln’yaqueçaquil’intéresse.Pourtantellemerépètequecen’estpasvraimentdel’art,alorsmêmequ’elleprogresseàvued’œil.Magrand-mèreadestonnesdecouverturesqu’elleatricotéeselle-même.Ellelesfaitsanssuivreun
modèle,sansregarder,etellessontsuperimpressionnantes,maissionlacomplimente,ellerétorquequec’estuniquementpoursoulagersonarthrite.Ellenefaitpasçaparcequeçaluifaitplaisirdefabriquerquelquechosedebeau.J’ignoresicequej’aienviedefaireserabeauoupas,maisj’aienvied’essayer.J’aienviedefaire
fondre du verre, de découper dumétal, et j’ai cette idée de scier un arbre en tranches fines et de lessuspendre verticalement, afin de montrer à quoi cet arbre ressemblait quand il était vivant tout enpermettantderegarderàl’intérieuretdeliresonhistoire.J’ignoresic’estdel’art.J’imaginequec’enestsij’endécideainsi–siçafaitréagiretréfléchirlesgens.Ceneseraitpeut-êtrepasdugrandart.Ceseraitpeut-êtrejusteunmecquis’amuse,maisjeviensde
trouvercequejeveux.Jeveuxm’accorderunechanced’essayer.C’est ce que je veux pour moi-même mais aussi pour Frankie. En me voyant réaliser ça, elle va
comprendrequ’ellealedroitdesuivresespropresrêves.Jecommenceàmerendrecompteque,sij’obtienscedontj’aibesoin,alorsmasœurauracedontelle
abesoinaussi.CequiestbonpourmoietpourCarolinel’estégalementpourFrankie.—OùestpasséeRikki?—Elleestretournéedanssonbureau,merépondAnnie.Jeregardel’heureetsuissurprisdevoirquejesuisrestéplusd’uneheure.J’avaisseulementprévude
m’arrêtercinqminutes.Ilfautquejem’occupedudîner.Celadit,CarolineadéjàdûpréparerquelquechosepourFrankie.—Ilfautquej’yaille.Mercidem’avoirmontrétoutça.—Tu ne veux pas restermanger avec nous ? propose Raffe. On allait justement aller se chercher
quelquechoseenville.—J’aimeraisbienmaisjenepeuxpas.—Ah.OK.ÇamefaitpenseràlafoisoùKrishnam’aattenduàlafindescourspourmeforceràveniràsafête.IlestàChicagopourlesvacances.Jemeprometsdel’appelercesoir.—Çavousdiraitdevenirchezmoi,undeces jours?Pascesoir,parceque jenesaispasceque
Carolineaprévu,maispeut-êtredemain?Ouaprès-demain?Jevouspréviens,j’aiunepetitesœurdedixans,alorssivousn’aimezpaslesenfants…Jelaissemaphraseensuspens.Jecroisquecequejem’efforcedeleurfairecomprendre,c’estquejemetraîneunsacrébagage.Je
visloinducampusavecmacopineetmasœur.Jenesaispasbiencommentonfaitpouravoirdesamis,etilm’arrived’êtreunsalegrincheuxparfois,maisj’aimeraisbiendiscuterd’artaveceux.Ilsepasseunanavantqu’ilsrépondent.Jemesensvieillir.—J’aimebienlesenfants,déclareAnnie.
—Tuveuxqu’onapportequelquechose?demandeRaffe.Etvoilà.Cen’estpasplusdifficilequeça.
CAROLINE
Leprintempstardetoujoursàarriverdansl’Iowa,d’habitude,maiscetteannéefutuneexception.Lesneigesdedécembrecédèrentlaplaceàunjanviergivré,clairetbleu,cristallin.
LesyeuxdeWestsouscecielétaienttoutdefeuetdeglace.Sesmainsétaientfroidessurmapeauquandillesglissaitsousmaveste.Jehurlaissouslechocmaisj’adoraisça.Lechocd’avoirWest–depouvoirlegarder.Le chocque cette vie deviennepeuàpeunormale, avec ses journéesbien remplieset ses soirées familières, et qu’elle
parviennenéanmoinsàmesurprendreetàm’émouvoir.J’aiconsacrélemoisdefévrieràécriredesarticles,àrépondreàdesinterviewstéléphoniquesetàpasseràlatélé.Jeme
suislevéeauxaurorespourallerauxQuadCities,oùonmecoiffaitetonmemaquillaitavantleflashinfodumatin.J’aivumonnomdansleDesMoinesRegister,j’aiprisplacefaceàhuitsénateursdanslasalledeconférencesd’ungrandhôtel,etpasunseuld’entreeuxn’ainsinuéquej’étaisunesalope.
Tousm’ontserrélamainàlafinetm’ontremerciéepourleservicequejerendaisauxcitoyensdel’Iowa.Enfévrier,jemesuisrenseignéesurtouteslesassociationsettouslesgroupesd’actionquisebattaientpourlamêmechose
quemoi.J’aiparléavecdesactivistesetairéfléchiauxpersonnalitésqu’onpouvaitinviterànosréunions.J’aicommencéàorganiserunavenirsansbarrièresàl’horizon.Enfévrier,Frankies’est faitunecopine,Nadine,et l’a invitéeàvenir jouerà lamaisonunefois,puisdeux,puisautantque
possible.QuinnestrentréedeFlorence,etj’aipassédutempsavecellepourvoirtoutessesphotosetl’écouterracontersesaventures
italiennes.J’aipasséplusde tempsavecBridget,aussi,et j’enaiapprisplussursa relationavecKrishna,prêteà luiprodiguerdes
conseilsdont,enfait,ellen’avaitpasbesoinpuisqueleschosessedéroulaientàmerveille.Frankieaentamélesséancesd’art-thérapie,etsescauchemarssesontunpeucalmés.Mesinsomniesaussi.Cemoisdefévrier,c’étaitWestàl’atelier,WesttravaillantauxcôtésdeLaurieoudiscutantavecRaffeetAnnie,Westquis’est
misàmeracontersesprojetsencours,cequ’ilvoulaitessayer,cequin’avaitpasmarchémaisilavaitunemeilleureidée,uneautreidée,unenouvelleidée.
J’aipriscinqkilosenfévrier.Puisestarrivémars,et ils’estmisàpleuvoir.Lemondes’estchangéenunegrossemaredeboue.Laneigeafondu.Le
paillassonestdevenuuniformémentbrun.Ondevaitposernoschaussuressurdessacs-poubellespouréviterdesalirpartout.Lesvacancesdeprintempsontmarquél’anniversairedudépartdeWestpourl’Oregon.OnaconfiéFrankieauxCollinseton
est allés dîner au restaurant à IowaCity. Entrée, plat et dessert en tête à tête aux chandelles, à s’échanger nos assiettes,tellementdechosesànousdire.
J’ai ri aux éclats pendant ce dîner, parce quema vie était devenue tellement foisonnante qu’elle débordait. Puis, dans lavoiture,Westm’aserréedanssesbrastandisquelapluietambourinaitsurletoitetm’aembrasséejusqu’àcequej’enperdelesouffleetrecommenceàrire.
Puisilyaeulescrocus.Avril a entraîné le soleil à sa suite. Il a séché lemonde, et les premiers brins d’herbe ont commencé à pointer. Il fallait
organiser lesentraînementsderugby, les réunionsavec lesactivistes.Chaque jour ilyavaitunnouveaucontactàétablir,unreporteràrappeler,unnouveaubutàatteindre.
Voilàcequeseraitmonavenir.Pleindechangements.Pleindevie.Débordantdemotsetderires,demainsfroidesetdelèvreschaudes,mêmesouslapluiebattante.Ilfaitfroiddanslecabinetdel’avocat.Dehors, la température est parfaite, vingt degrés sous un grand soleil, ce qui n’arrive jamais dans
l’Iowaenavril.Ducoup,toutlemondeneparlequeduGulfStreametduréchauffementclimatique.ÀPutnam,c’est l’undecesaprès-midioù leshordesd’étudiantsblafards sortentde leurdortoir en
clignantdesyeuxfaceàtantdelumièreetétendentdescouverturesdansl’herbe.Lesgarçonsretirentleurtee-shirtetjouentauFrisbee.Lesfillesfontminedeseplongerdansdesmanuelsoudesnotesdecoursalorsquecequilesintéresseréellement,c’estledéfilédetorsesnus.Je suis assise àune longue tableovale avec,d’uncôté, l’avocat etmonpère et, de l’autre,West et
Frankie.Enface,Nateestflanquédesonavocatetdesesparents.Cen’estpas commeçaque les choses sepassentnormalement, commemonpèreme l’a répétédes
dizainesdefois.Cen’estpasl’usagedesignerlespapiersenprésencedelapersonnequ’onaccuse.Ce n’est pas non plus l’usage d’amener son copain, et encore moins une fillette trop jeune pour
pleinementcomprendreàquoielleassiste.«D’habitudeçaneprendpasnonplusquinzesemainespournégocierunaccordàl’amiable,ai-je
rétorquéàmonpère.Pourtantjet’ailaisséfaire,alorslâche-moidulest.»Ledocumentestridicule.Jenesaispaspourquoijem’attendaisàungrosdossierreliéetcouvertde
Post-italorsquej’aicontribuéàchoisirchacundestermesdececontrat.Ons’imaginetoujoursquelesgrandsviragesdenotreexistencevontêtreclairementsignalésalorsque,
laplupartdutemps,leschangementsimportantssurviennentquandonn’yfaitpasattention.Nigarde-founipanneau«sansissue».Seulementsixpages,quinzeparagraphes,avecuneligneàlafinpourquejepuissesigner.—Paraphezici,meditmonavocat.Jem’exécutepuisleregardepasserledocumentàNate.Jeneconnaisplus l’hommequi tientunstyloenfacedemoi.Je l’aiquittéavant la rentréedenotre
deuxièmeannée,etmaintenantlatroisièmetoucheàsafin.Nousnesommesmêmeplusdesex.Noussommesdesinconnus.LepèredeNatesesaisitdesquelquespagespourleslireavantdelelaissersigner.Nateseretrouve
donccommeunconavecsonstyloàlamaindanslesilencegênédecettegrandepiècefroide.Ilcroisemonregard.Jelesoutiens.C’estunjeunehommeblonddontlesmèchessontplusclairesaubout,avecunepetitebarbedetrois
jourssursesjouesrondesetdegrandsyeuxbleus.Ilestvenuencostume-cravate.Ilaffichesesprivilègesparsesvêtementsetparsonexpressionagacée,commes’ilavaitétéconvoqué
làsansraison,quesapatienceétaitàboutfaceàcettepertedetempsprécieux.Faceàcetteexigencequ’ilmeregardedanslesyeux.Faceàcettemiseenscènequin’estsansdoutepasdesongoût.Dèsquesonpèrereposeledocumentdevantlui,ilsigneàlafin,parapheoùluiindiquel’avocat,puis
faitglisserlesfeuillesdansmadirection.—Voilà.T’escontente?Ilpourraitsepasserplusieurschosesencetinstant.Westpourraitsauterpar-dessuslatablepourluiencollerune.JepourraisdemanderàresterseuleavecNatepourluidiretoutlebienquejepensedeluiavantque
l’accordentreenvigueuretquejesoistenuedeneplusluiadresserlaparole.C’estcequejepensaisfaire,audébut.J’enairêvé.J’avaismêmeréfléchiàcequejeluidiraispourl’atteindreenpleincœur,etluifairecomprendrela
gravitédesonerreuretdesesconséquences.J’avaisunpetitdiscourstoutprêt.Maiscequivientdesepasserdanscettesallefroidecommeunetombe,cen’estpasmavie.Toutle
mondeesthabillécommepourunenterrement,parcequeçamarquelafindequelquechose–ledernieracted’undramequis’estrévélétouràtourdifficileetdouloureux,complexeetenrichissant.J’enaiapprisplussurmoi-mêmeaucoursdecesépreuvesquependanttouteslesannéesquiavaient
précédé.
Cequem’afaitNatenes’effacerajamais.Macolèrenemequitterajamais,parcequeçanecesserajamaisderevenirmehanter.Ilm’aattaquéesauvagement,aveclesarmesdontildisposait,etilachangélescontoursdemonêtre.Ilachangémonavenir.Ilarendumavieplusdifficile.Pourtantmevoilà,entouréedeWest,deFrankieetdemonpère–cesgensquej’aimepar-dessustout.
Ensortantdecettepièce,jevaisremonterdanslepick-updeWest,baisserlavitreetpasserlamainau-dehorspoursentirleventprintanierfilerentremesdoigts.DeretouràPutnam,jevaisenfilerunshort,dénicherunegrandecouvertureetallerm’allongersurune
despelousesducampuspourfairesemblantderévisertoutenregardantlesmecsjouerauFrisbeetorsenu.Puisjevaisrentreràlamaison,etdînerencompagniedeWestetdesasœur,àquijevaisexpliquer
pourquoionl’aemmenéeavecnousaujourd’hui,cequeçasignifiepourmavieetmonavenir–pourlesien.Cequeçasignified’êtreunefemmedanscemonde.Une fois qu’elle sera endormie, je vais fermer notre porte à clé,medéshabiller etme lover contre
West,moncopain,monmec,l’amourdemavie.Jevaisl’embrasser,lelécher,lebaiser,glissercontresapeauà la lueurdoucede la lampedechevet, jevaishaleterà sonoreilleet luidireque je l’aime, jel’aime,jel’aimetellement!Toutçam’appartient.Natenepeutpasmelereprendre.«T’escontente?»medemande-t-ilcommeuneaccusation.Maréponseesttoutesimple.Elletientenunpetitmot.—Oui.—Putain,c’estflippant,tontruc.—Cen’estpasflippant,c’estprovocant.—Moi,çamefaitflipper.J’enailesboulesquiserétractent.—Ça,cen’estpasmonproblème.—Ben,si,c’esttoiquiasfaitça.Tuasfabriquéuntrucquimerétractelesboules,alorsassume.—Tupourraiscesserdeparlerdetesboules?—Mesboulessontunélémentpertinentdecetteconversation.—Uneconversationdontjemeretrouveexcluefautedeboules.Trouve-toiuneautremétaphore.Le bâtiment d’arts plastiques a de très longs couloirs.Tard le soir, quand ils sont déserts, les sons
portentsuperloin.Jesuisentréeparlecôtéleplusprochedelabibliothèque,cequiveutdirequej’aipusuivrecetéchangeletempsd’arriverjusqu’àl’atelier.J’ai eu tout le loisird’identifierquiparle.Celuiqui tientàévoquer sesboules, c’estWest, et c’est
Annie qui proteste.Quant àRaffe – je le comprends en passant la porte et en découvrant de quoi ilsdiscutent–,ilestl’auteurdel’œuvrelaplusbizarrequej’aiejamaisvue.Ils’agitd’unechaiseenmétalrenversée.Parterre,colléeau-dessousdusiège,ilyaunepoupéede
chiffonhabilléecommeunadulte,avecuneperruquerousseminiature,unpetitcostumeetdeschaussures.Saufqu’aulieud’unvisagedepoupée,elleadestraitshumains,projetéssurletissuetquibougent.
Elleparle.—Oh,putain,c’estflippant!dis-je.
Ilsseretournentd’unmêmemouvement.Westaungrandsourireauxlèvres.—Ah,tuvois!JemetourneversRaffe.—Tuasfaitçaexprès?Raffesourit.S’ilportaitunesalopette,ilpasseraitlespoucessouslesbretelles,tellementilestfier.—Ehoui!—Pourquoi?Anniepousseunpetitgrognement.—Pitié,neluidemandepaspourquoi.—Mais…AlorsWests’approchedemoietm’entraîneversl’autreboutdelapièce.—Viensvoirça!Ilaunetracebrunesurlapommette.Sontee-shirtestconstellédepetitestachesblanchesquin’étaient
paslàcematin,j’ensuispresquesûre.Ilportelejeanqu’ilmettoutletempspouralleràl’atelier,etdontle bleu a quasiment disparu sous les couches de peinture, de vernis, de graisse et de je ne sais quoid’autre.Cejeanmemetdanstousmesétats.C’estuntrucdefou.IlnefautsurtoutpasqueWestl’apprenne.Iln’enfiniraitplusdemetaquineravec
sessourirescoquinsetsespetitsairsautoritaires.Jenem’autorisedoncqu’unbrefcoupd’œilàsescuisses,làoùiladûs’essuyerlesmainsunmillier
defois,ylaissantunsouvenirdechacundesesprojets.Ilyenaeutellementaucoursdusemestre!Sic’étaitquelqu’und’autrequeWest, jem’inquiéterais
peut-être–onpourraitvoirdanscetteproliférationlesymptômed’unenévrose–maisjeleconnaistropbien.JesaiscequeçasignifiequandWestmefaitasseoiretmeditdefermerlesyeuxavantdesemettreàfouillerdansl’undesplacardsdel’atelier.Çasignifiequ’ilauneidéequil’enthousiasme.Ilaquelquechoseàmemontrer.Il a enfin trouvé la libertéde tenter toutes sortesd’expériences,de fairedes erreurs,degâcherdes
matièrespremières,desetromper.Jenel’aijamaisvuaussiheureux.Jel’entendsposersoncarnetsurlatableetlefeuilleteruninstant.—Regardeça.J’ouvrelespaupièresetvoiscequiressembleaudiagrammed’unarbreexplosé.Letronc,lesracines,
lesbranches, séparés lesunsdesautrescommes’ils flottaientdans l’air. J’aidumalàcomprendre lesens de cette image, et ça ne m’aide pas beaucoup quand West commence à disposer des tranchesd’arbresetdestubesmétalliquesdevantmoi.Ilentreprendd’assemblerlesdifférentespièces,toutenmeparlantdemèchesdeperceuseetd’autres
outils,enmeracontantqu’ilaessayélePlexiglasmaisquec’étaittropbanal,alorsilapenséàdestubesdeplomberieencuivreparcequeçaformeraitunjolicontrasteaveclebois,etpuisLaurieluiasuggérédeserenseignersurlematérieldeschimistes,surtoutlessystèmesanciens,quiontunecertaineélégancesurannéeet…Il parle et parle. Les mots se bousculent sur sa langue et, pendant ce temps, il est en mouvement
perpétuel. Il sedéplaced’unpiedsur l’autre, tend lebrasversun tube,passedes filspour faire tenirl’ensemble.J’adoreleregarderbouger.
Westenmouvement,çamefaitaumoinsautantd’effetquelejean.C’estmêmepire,parcequ’illesaitpertinemment.Quandil travailleavecbonheur,commeça,ilentredansuneespècedetransefluidequidéboulonne
complètement lesportesdema libido.J’observe lesmusclesquisecontractentet se relâchentsoussapeau. Je regarde ses cuisses se mouvoir sous ce satané jean, ses fesses, ses épaules. Plus que tout,j’admiresabouche.J’adorelevoirsianimé,débordantd’idéesetd’informationssurcequil’intéressetellement.Etpuis,pourmoi,çaatoujoursétésabouche,sigrande,siexpressive…C’estWest,maisencoreplusWestqu’avant–unpeuplusWestchaquejour.—Qu’est-cequetuenpenses?medemande-t-il.—Hein?Ilinclinelatêtesurlecôté.—Tunem’écoutaispas.—Si,jet’écoutais.Ilplisselesyeux,undemi-sourireaucoindeslèvres.—Menteuse.Tuasl’airailleurs.—Pasdutout.Pourtant, alorsmêmeque jem’efforcedenier, j’écarteunpeu les jambesetpose les coudes sur la
tablepourcambrerledos,parcequeçafaitreculermeshanchesetquej’enaibesoin.West s’assied sur la table, ce qui place ses cuisses juste sousmon nez.Raffe etAnnie ne font pas
attentionànous.Westsepenchesurmoietmurmure:—Qu’est-cequejetedisais,Caro?—Tuparlaisdetubesencuivre.—Ça,c’étaitilyaunmoment,déjà.—Dematérieldechimie.—Tuchauffes…—D’adhésifs.Ilm’effleurelefrontduboutdeslèvres.—Tropfacile.Jeparlequasimenttoutletempsd’adhésifs.Il dit ça d’une voix grave et rauque, comme s’il m’annonçait qu’il allait me retirer ma culotte et
s’agenouiller devantma chaise.Un frissonme parcourt l’échine, érigemes tétons au passage et vients’échouerentremesjambesavecunbaisermouillé.Westmedécocheungrandsourirelascif.—Qu’est-cequit’amèneici?Jecroyaisquetuavaisunedissertationàfinir.C’estvrai,maisj’enaieumarre.J’étaistouteseuleautroisièmeétagedelabibliothèque.Monesprita
commencéàvagabonder,cequicomportetoujoursunrisque,parcequ’ils’yestpassédeschosesentreWestetmoi.Cesontdessouvenirspropresàmedéconcentreretàmeconvaincrequej’aibienledroitdefaireune
petitepauseetd’allervoirWestàl’atelier,desfoisqu’ils’ennuierait.Westnes’ennuiejamaisquandiltravailleàl’atelier.Enrevanche,ilestrarementcontrel’idéedefaireunepetitepauseavecmoi.—TasœurpasselanuitchezNadine,fais-jeremarquer.Ilsouritdeplusbelle,lesyeuxluisants.—Jesais.—Alorsjemedisais…
Jedessineuncerclesursacuisse.—Tutedisais…?—Jemedisaisqu’onpourraitfairequelquechosedontonn’apasl’occasiond’habitude,aulieude
passerlasoiréeàtravaillerchacundesoncôté.—Tuveuxqu’onailleauForum?Onpourraitpartagerunepizza.—Jenesuispassûred’avoirenvied’unepizza.—Alorsdequoituasenvie?Jecroiselesbrassursescuisses,justepourleplaisirdelesentir.Ilsepencheencoreunpeu,sibien
quenosnezsetouchentpresque.—Jenesaispas.Jenevoisrienquimebranche.—Jesuissûrquejepourraistefairechangerd’avis.—Jeferaispeut-êtremieuxderetourneràlabibliothèque.—Jeteraccompagne.Ildescenddelatable,fouilledanssonsacetenressortquelquechosequ’ilmetdirectementdanssa
poche.—JeraccompagneCaroàlabibliothèque,jereviens,lance-t-ilenpassantdevantRaffeetAnnie.—Biensûr.C’esttoutàfaitplausible,rétorqueRaffe.—Situn’espasrevenuquandonpart,tuveuxqu’onrangetesaffaires?—Oui,merci,ditWest.Ilposeunemainaucreuxdemondosetmepoussegentiment.Ons’approchedel’escalierquiestàl’autreboutducouloir.—Oùest-cequ’onva?—Onmonte,répondWest.Lesdamesd’abord.Jepassedevant,pensantqu’ilveutm’emmenerà l’étage,où ilyadesallesdemusiquevides,mais
alorsqu’onapprochedupalier,Westglisseunemainentremesjambesetlarefermesurmonsexe.—Continue.J’obéis,trempéededésir.Qu’ya-t-ilaudeuxièmeétage?Ilmesemblequec’estdesbureaux.Aurait-illaclédel’und’eux?Ou
alors,onvaallersecacherdansdestoilettes,cequin’estpashygiéniquedutout,maisilalesmainssurmes fesses et je respire super vite, trop excitée pourme soucier de notre destination, pourvu qu’on yarrivevite.Jem’arrêteaudeuxième.—Etmaintenant?Jevaisoù?Ilremontelamainentremescuissesetfaitpasserletalondesonpoucecontremafente.Jesenslesmusclesdemesjambesfondre.—Continue.—Maisoù?—Monte,lance-t-ilenrefermantlamain.Jefermelesyeuxetmemordslalèvre.Quelquesmarchesplusloin,onarriveàuneportefermée.Westagiteuneclédevantmesyeux.—C’estletoit?Ilmeretourne,meplaquecontrelaporteetm’embrassesibrusquementquejemanquededéfaillir.Est-cepossibledes’évanouird’avoirgraviunescaliersousl’effetd’undésirinsupportable?Apparemment,oui.Ilavanceungenouentremescuisses,m’agrippelatailleetmesoulève,sibienquejemeretrouvesans
défense. Jeme perds dans ses baisers, dans ses bras, dans la chaleur dure de son érection et dans legémissement qu’il pousse quand j’en caresse le contour à travers son jean avecmes doigts, puismesongles.—Prends-moiici,vite!—Non.—Jet’ensupplie!Ilmereposeetreculed’unpas.—Surletoit.—Alors,ouvrecetteporte.Ilm’écarte,déverrouillelaportepuism’entraîneàsasuite.—Commentçasefaitquetuaiesuneclé?—C’estlepasse-partoutdeLaurie.—Ondonnedespassesauxétudiants?C’estcarrémentdel’incitationàallerforniquersurletoit.—Onestd’accord.Jesuissurprisqu’iln’yaitpasdéjàvingtcouplesici.Ilmeprendparlamainet,uninstantplustard,noustournonsàuncoin.—Etvoilà!—Qu’est-cequec’est?—C’estdel’herbe.—Oui,d’accord,mais…Jemetiensdevantuncarrédepeloused’environ5mètresdecôté.Delapelousetoutebête,surletoit
dubâtimentdesarts.—C’estleprojetdequelqu’un?— C’était une expérience qui visait à recréer une prairie sauvage, je crois. Enfin, c’était il y a
longtemps.Maintenantc’estjusteuncarréd’herbequeRikkitonddetempsentemps.—Pourquoi?—Parcequec’estRikki.Déshabille-toi.—Ici?—Jeveuxtevoirtoutenuesurcettepelousedanstrentesecondes.Tunevaspasleregretter.—Oui,maisilyapeut-êtredestiques.—Commentveux-tuqu’ilyaitdestiques?—Jenesaispas,moi.—Iln’yapasdecerfsniderenards,ici,Caro.Pourqu’ilyaitdestiques,ilfautqu’ilyaitunanimal
porteur.—Onestdesanimauxporteurs,nous.—Ilfaudraitqu’ilyaitvraimentbeaucoupdemondequiviennefairedescochonneriessurcetoit.—Mais…—Chut.—Mais…Ilpousseunsoupiragacéetretiresontee-shirt.Leclairdeluneépouselesmusclesdesesépauleset
prêteàsapeauunelueurbleutée,pailletéedechairdepoule.Westtorsenudanscesatanéjean…Quandildéfaitlebouton,jem’avancepourouvrirsabraguettemoi-même.J’aibesoindeletoucher.Ilrepoussemamain.—Déshabille-toi,Caro.—Oh,çava!
Ilestnuavantmoi,cequiveutdireque,quandj’enlèvemajupe,c’estavecsonregardsurmoi.Jemetiensdevantluienculotteetsoutien-gorge.Jefrissonnedefroid–unpeu–etdedésir–beaucoup.—Viens,West.—Allonge-toi.—Touteseule?—Allonge-toisurl’herbe,Caro.—C’estbizarre.—Jesais.Jem’exécute,parcequec’estcertesunpeuétrangemaispasaupointdememettremalà l’aise.Et
puis, cen’est pas souventqueWestmedemandedes chosesqui sortentde l’ordinaire. Jen’ai aucuneraisond’avoirpeur.Il m’aime et m’apporte son soutien, me redonne confiance enmoi quand j’en ai besoin, prendma
défense,mefaitrire,mefaitjouir…Ilmerendplusheureusequen’importequid’autre.Alors,oui,jeveuxbienm’allongernuedansl’herbesiçaluifaitplaisir.Lesbrinsensontplusraidesquejenem’yattendais,etmechatouillentledosetlanuque.Ilssontfrais
contremesjambesetmesfesses.Wests’agenouilleàcôtédemoi.—C’esttonnouveaufantasme,defairel’amouràl’airlibre?Ilsecouelatête.—Surlestoits,alors?—Nonplus.Jevoulaisjustetevoirnuesouslesétoiles.J’aienviedeçadepuisnotrepremierbaiser.Ilmecaresselecoupuispassesamainentremesseins,au-dessusdemestétonssansréellementles
toucher,puisdescendlentementeneffleurantlefinduvetdemonventre.Ilremonte,metaquine.Jefermelespaupières,sinon,c’esttrop.L’intensitédesonregard.Lesrayonsdelunesursapeau.Ilposeuncoudeàcôtédemoietapprochesonvisagetoutprès,sesyeuxetseslèvres,sonmenton,sa
mâchoire, sabouche…exactement commecettenuit-là, quandonestmontés sur le toit demamaison,pourtanttoutachangéoupresque.Cesoir-làj’avaisfuméetj’avaispeur.J’entendaisdesvoixinsultantesdèsquejefermaislesyeuxetjenesavaispasquoifairedeWestparce
quej’avaisenviedeluimais,enmêmetemps,jenevoulaispasqu’ilmeblesse.Jeledévoraisdesyeux,fascinéeparsonvisage,parlesformesquilecomposaient,parlesbattements
desoncœur,parlesouffledeviechaudequileparcourait.—Viens,dis-je.Ilsepenchesurmoietm’embrasse.Ils’approcheencoreetmeréchauffedesoncorpstoutenglissant
enfinundoigtenmoi.—Tuestoutemouillée.—Sansblague.—Faisgaffe,jevaisfinirparcroirequejeteplais.—Nevapasattraperlagrossetête.J’espéraisjustetrouverquelqu’unsurcetoitquisedévouepour
mefairejouir.—Quelqu’unquin’ariencontrelesmeufsautoritaires.—Nem’appellepascommeça,jenesuispasunemeuf.Il passe son pouce contre mon clitoris, m’arrachant un petit cri, et murmure quelque chose qui
ressembleà«jet’appellecommejeveux».
—Attention,ajouté-jeunefoisquej’aireprismonsouffle.Situcontinuescommeça,j’iraimetrouverquelqu’und’autrepourêtremapremièredame.Ilfautcroirequ’ilenaassezdemesprovocations.Quandilreprendlaparole,c’estpourmedonnerun
ordre.—Écartelesjambes.Alorsilplongeenmoi–fort,deplusenplusfort.Ilvavite,sesdoigtsmordentlachairtendredemeshanches.Waouh!—Tunementaispasquandtudisaisquetuenavaisenvie,observé-je,haletante.—J’envisageaisdevenirtevoiràlabibliothèque.—Depuiscombiendetemps?—Depuisledéjeuner.J’éclatederire,puisjemetais,parcequesespuissantscoupsdereinsmecoupentlesouffle,tendent
moncorpscommeunarcetmefontvibrer.Westdéposedesbaisersdansmoncou,derrièremonoreille,lelongdemagorge.Lemondesentmerveilleusementbon,uneodeurverteetfraîche.Jefermelesyeuxet,quandjelesrouvre,lesétoilessontéparpilléesdanslecielcommedesdiamants
échappésauhasard.Westtrouvemonclitorisavecsonpouceetcommenceàlemasserenpetitscerclesentêtants.Del’autremainilmecaressel’épaule,lebras,puisdescendlelongdemacuisseetmefaitremonterle
genou.Ilmeregardedanslesyeux.Ons’envole–loin,trèsloin,encoreplusloin.Tantqu’ilestavecmoi,jenesuisjamaisperdue.
HORIZONS
CAROLINE
Jeneconnaispasgrand-chosedemeilleurdanslaviequ’unplaquageréussi.Engros,toutenhautdemalistedestrucsquej’adoreetquejeveuxfaireleplussouventpossible,ilyalesorgasmesetles
plaquages.Ilm’arriveparfoisdemedirequelesplaquages,c’estencoremieux,mêmesilaprobabilitédeseprendreuncoupdanslafigureestaussibeaucoupplusélevée.
Lapremièrefoisquej’airéussiàplaqueruneautre joueusesurunterrainderugby, j’aieul’impressiond’avoirdécryptéuncode–d’avoirdécouvertunsecretque, jusque-là, leshommesavaient jalousementgardé.Quandon les regarde faire,onal’impressionquec’estuntrucdesauvages,qu’ilfautêtresoitdansuneragefollesoitplanquésousdesprotectionspouroserselancer.
Pendantcetemps,lesfemmesregardentdestribunesenbuvantduchocolatchaud,etrienn’indiquequecetteactivitépuissenousplaire–quenousayonslecourageoulaforcedefairelamêmechose.
Avant j’étaisunegentillepetitefille.J’allaism’asseoirdans lestribunes.Jesuivaissagement lesrègles, je travaillaisbienàl’écolepouravoirdebonnesnotes,jesortaisavecungentilgarçonquej’avaisfaitpoireauterlongtempsavantdecoucheraveclui.
Cen’étaitpasprécisémentcequejevoulaismaisças’enrapprochaitsuffisammentpourquej’ycroie.Ilsembleraitquelesgentillesfilles–desfillesintelligentes,pourtant–grandissentaveclacertitudeque,siellessuiventbien
touteslesrègles,lemondevalesrécompenserenleuraccordantcequ’ellesveulent.Alorsonsemeten rangetonattend,maispersonnenevient jamais faire ladistribution.Lepire,c’estquepluson fait la
queue,plusonrisquederécolterdesrationsdegalère.J’étaisunegentillefille,maisçanem’apasréussi.AlorsquematroisièmeannéeàPutnamtoucheàsafin,jenesuispluslamêmepersonne.Jesuissortiedelafiled’attente.J’aichangé.Jouraprèsjour,jem’efforcededevenirmoi-même.Ilyaunechosequejen’avaisjamaiscompriseavant,c’estquej’ailedroit
d’essayer tout ceque je veux.Tous les sports, toutes lesactivités– toutm’est offert pourvuque je soisprêteà faire l’effortnécessaire.
Jesaisqu’ilyauradesjoursoùceseradur.Jesaisqu’ilyauradesgensquim’envoudront.Cen’estpasgrave.Cen’estpasgravedutout,parcequecedimanchematind’avril,jesuissurleterrainderugbydePutnamCollegeetjesens
la terremeublesousmescrampons, l’odeurdu fumierdans leschamps,douceetpiquante,portéepar leventquiagitemaqueue-de-cheval.
Quandjeregardeverslalignedetouche, jevoisKrishna,FrankieetWest installéssurunecouverture.LesourireéclatantdeKrishna. Le visage rayonnantdeFrankiequandKrishna la taquineet queWest la chatouille jusqu’à cequ’elle s’affaleentraversdesesjambes,pliéederire.
QuandjeregardeàmadroitejevoismonamieQuinn,grandeetsolide,méchammentdrôle.QuandjeregardeàmagauchejetrouvemonamieBridget,toutepâleetmenueavecsatignasserousse,malàl’aiseparce
quec’estlapremièrefoisquej’arriveàlatraînersurunterrainderugby.Jeluiaiditdenepass’enfaire.Lesplaquages,c’estfacile.Toutcequ’ilfautpouryarriver,c’estlavolontédesejetersurles
jambesdel’adversaireetlerefusformeldelâcherprise.C’esttout.Jevousjure.Jenesuisnitrèsgrandenitrèscostaudmaisjeseraiscapabledefairetomberunefemmede150kilosparlaseuleforcede
mavolonté.Jepourraisplaquerunéléphant.Uneéquiped’inconnuessesontalignéesenfacedenous,enmaillotrougeetnoir,l’airdéterminéesetlesjouesrouges,les
cheveuxfouettésparlevent.Ellessontprêtes,ellesaussi.Onvatoutesselancer.Onvalancerunballonovale,lerattraperpuiscouriraussivitequenosjambeslepermettent.Onvarepérerlaporteusedelaballe,luifoncerdessusetsejetersurellejusqu’àcequ’elles’aplatisseetqu’onseretrouve
toutesemmêléesenunfouillishaletantetsuantdebrasetdejambestachésdeterreetd’herbe.J’ailaforceetlecrand’obtenircequejeveux,depuistoujours.Commetoutlemonde.C’estcequejedisàWestquandilluiarrivedeperdrecourage.Jeseraitoujoursàsescôtéspourleluirappeler.C’estcequejerépondraiàFrankiequandellemeposeradesquestions,quandelledouterad’elle.Çanedemandepasdetalentparticulierdesedéfendrecontre lemondeetdeserebellercontresestentativespournous
mettredansdescases,nousposerdeslimitesetnousempêcherd’avancer. Ilsuffitdesavoircequ’onveutaccomplir. Il faut
savoirquelssontceuxqu’onveutavoiràsescôtésetcequ’onestprêtàsacrifierpourmériterleurloyauté.Ilfauts’autoriseràvouloircequel’onveut,jusqu’aubout,mêmesic’estterrifiant.Il ne faut pas s’alarmer si ces désirs et ces besoins sont commeun puits sans fond, et si la peur est si grande qu’elle
empêchederespirer.Aufinal,lapeurnecomptepas–pasplusqueladouleur.Ilarrivedeseprendreuncoupenpleinefigure.Ledésastrefaithurlertoutlesystèmenerveux,etpuisçapasse.C’estpassé,tuesdel’autrecôté,tupeuxcontinuerdefoncerverslaviequetuveux.Moi, j’ai trouvélamienne.Jesuis làoùjeveux,entouréedemesamis,Westàportéedevue,notredrôledepetitefamille
heureuseetréunie.J’ensuislàparcequejem’ensuisdonnélesmoyens.J’aicouruaprèsmonrêve;jemesuisjetéedessusetjel’aiplaquédetoutesmesforces.Jenelelâcheraipas.Devantmoiseprofiletoutlebienquejepeuxfairedanscemonde.Jen’aipaspeur.J’ensuiscapable.
WEST
—Jemedemandepourquoionnefaisaitpasça,l’andernier,lanceKrishna.Enfait,jemedemandepourquoijen’aipasfaitçatouslesdimanchesdepuisledébutdemesétudes.
On est assis dans l’herbe à côté du terrain. On se fait passer la flasque de whisky de Krishna en regardant des fillescouvertesdeboueserentrerdedansviolemment.Àunedizainedemètresdenous,FrankieestenadorationdevantQuinn,quifaitunepetitepauseaprèsavoirjouétoutelapremièremi-temps.
Àmoinsquecenesoitlequart-temps.Jenecomprendsriendutoutàcesport,maisjesuisd’accordavecKrish.Ilyasurcettepelouseunetrentained’étudiantes
quisecourentaprèsetsejettentàterre,etjeneconnaisriendemeilleur.—Comment tuas faitpourmecacherçapendant toutce temps? interrogeKrishna.Tudevaispourtant tedouterque je
seraisprêtàtuerpourassisteràcesmatchs.Maintenantjenevaisplusenraterun.Jenevaisplusleslâcher.Jevaisdevenirleurmascotte,tiens!
—Jenepouvaispassavoir,c’estlepremiermatchquejevois.—Sérieux?—J’avaistoujoursdutravail.Krishnapousseunsoupirexaspéré.—Jetel’aitoujoursdit:«Travaillemoins,tuneseraspasjeunetoutetavie.»—Tumedisaisaussipleindeconneries,dugenre:«Net’attachepasàuneseulemeuf.»Jelevoisparcourirleterrainduregardjusqu’àcequ’ilaperçoiveBridget.C’estdeloinlaplusminus,lapluscrevetteetlaplus
crottéedetoutes,maiselletient lechoc.EllepasselesbrasautourducoudeCarolinepuissemetàsautiller,glissedanslaboueetseretrouvesurlecul.
Carolinetombeàgenouxàcôtéd’elle,obligéedesereteniraveclesmainstellementellerit.Pendanttoutcetemps,j’aimanquéça.Jen’enrevienspas.Jen’enrevienspasd’êtreiciaujourd’hui,depouvoirprofiterdetoutça.Jem’épanouis.Ons’épanouit,touslestrois.Iln’estplusquestiondesurvie.AlorsjerepenseàSilt.L’andernierj’ysuisretournéencroyantquejenereverraisplusjamaisCaroline.Jepensaisqueriennepourraitêtreplusdurquedelaquittermaisjemetrompais.C’étaitencoreplusdurqueça.Beaucouptropdur.Jesuisrentrédansl’Oregonenmefigurantquej’étaisleshérifetquej’allaisaffrontermonpère,maisleduelquim’attendait
n’étaitpasceluiquejecroyais.Ilyabieneudescoupsdefeu,commedansunwestern,maisjen’étaismêmepaslà.Jemesuisretrouvétoutseuldanslesruesd’unevillefantômesouslesoleildemidi,tandisquelesbordsdel’écransenoircissaientetseresserraientpeuàpeu.
C’estCarolinequim’atirédelà,quim’afaitpasserparcettetêted’épinglepourmeramenerverslalumière.C’estCaroline,depuisledébut.Cejouroùelleaposélamainsurmondosàlabibliothèque,oùelles’estpresquefrottéeàma
cuisseavantdemediredelalaissertranquille–commesij’enétaiscapable–,elleavuenmoiquelquechosequej’ignoraiscomplètement.
Ellesaitquielleestetellesaitquijesuis.Ellesaitquinoussommesensemble.J’aijouébeaucoupderôlesdepuisquejelaconnais–celuiduguide,duméchant,dupionnier,del’exilé–maisjen’aijamais
étéleshérif,parcequejenecomprenaispascequeçaimpliquait.Lerôledushérifn’estpasdevaincrelemal.Sonrôleestdegarderunœilsurl’avenir.Ilfaitrespecterlaloietappliquerles
règles;ilestlepoingquiempêchelechaosdegagner.Tunepeuxpasêtreleshérifsitun’asqu’unadversairecontrequitebattre.Iltefautaussidesraisonsdetebattre.FrankieenpleineconversationavecQuinnaubordd’unterrainderugby,lesmainsdanslespochesd’unjeanàsataille,un
grandsourireauxlèvres,lesyeuxplissésfaceausoleil.Carolinequiroulesurledosetlèvelesbrasverslecielenriant.Uncarnetdecroquispleind’idées.Unlotdetubesencuivre.Unprojet.C’estfacile.C’estmavie.
REMERCIEMENTS
Jemetstoujoursbeaucoupdemoi-mêmedansleshistoiresquej’écris.Pourcelle-ci,jemesuisserviedetoutcequej’avaispuliresurl’amour,lavie,etcequecelasignifiedesurvivreetdes’épanouir.J’aieulachancedegrandirdansunenvironnementprivilégié,imprégnéd’amour,d’artetdebeauté.Jeremerciedoncmesparentsdem’avoirdonnél’horizonsanslimitesqueWestveutoffriràsasœur.J’espèreleuravoirrendujustice,àCarolineetàlui.J’yaimistousmesefforts.Aucoursde l’écrituredumanuscrit,MaryAnnRiversm’amontré commentme sortir desornièresoùj’allaisparfoismefourrer.SerenaBellm’arappeléàl’ordrequandjeperdaisdevuel’histoired’amour.Mon agent, Emily Sylvan Kim, m’a tenu la main tout du long, et mon éditrice chez Bantam, ShaunaSummers,m’aaidéàamender lespassagesquine fonctionnaientpas.Estimez-vousheureuxdenepasavoirlucelivretelqu’ilétaitavantleurprécieusecontribution.J’aieulachancedepouvoircompter,pourtouteslesrecherchespréliminaires,surl’aided’amisexpertsdans leur domaine et de nombreux spécialistes sympathiques. Je tiens donc à remercier ErinRathjen,HollyJacobs,EricaJohnstone,JeniMokren,MarianHousemanetPatrickWilsond’avoireulapatiencede répondre à toutes sortes de questions bizarres, et la gentillesse de me parler de leurs passionsrespectives.L’installationdeRaffeestinspiréed’uneœuvreformidablequej’aivueauMilwaukeeArtMuseum.Si,unjour,vousêtesdepassagedansleWisconsin,jevouslerecommandechaleureusement.Enfin,merciàvous,mescherslecteurs.Vousêteslesmeilleursdesmeilleurs.
RobinYork a grandi sur le campusd’uneuniversité, étudié à l’université, travaillé à l’université et aépouséunprofesseurd’université.Ellesedemandetoujourspourquoiellen’apaseuplustôtl’idéedeselancerdanslalittératureNewAdult.Elleestmèredefamilleàsesheuresperdues,saitfaireducaramelaubeurresalécommepersonneetréfléchitàsesintriguesenallantcourir,marcheroufaireduvélo.
MiladyestunlabeldeséditionsBragelonne
Titreoriginal:Harder
Copyright©2014byRuthHomrighaus
OriginellementpubliéparBantamBooks,unemarquedeRandomHouseLLC,appartenantaugroupePenguinRandomHouse,NewYork.Tousdroitsréservés.
©Bragelonne2016,pourlaprésentetraduction
Photographiedecouverture:©Shutterstock
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ouutilisationautrequepersonnelleconstitueraunecontrefaçonetserasusceptibled’entraînerdespoursuitescivilesetpénales.
ISBN:978-2-8205-2673-1
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CouvertureTitreDédicaceFIN
WestCaroline
SILTCaroline
FRONTIÈRESNOIRESWest
TERRESSAUVAGESCaroline
ÉCLAIREURWest
PARDONSCaroline
PIONNIERSWest
COURAGECaroline
PREMIÈRESÉQUENCEWestCaroline
HORIZONSCarolineWest
RemerciementsBiographieDumêmeauteurMentionslégalesMiladyc’estaussi