pour cesser de dossier se dérober à la vie - atelier 10 · 2016. 2. 10. · kristin dombek...

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dossier — 67 Vision Les jobs merdiques Pour cesser de se dérober à la vie À propos de ce qu’on peut faire, quand le travail provoque en nous une rage inouïe qui devient partie prenante de notre vie, et que la solitude nous isole, que la résignation nous guette. Kristin Dombek Traduit par Joëlle Landry Bonjour Mademoiselle Dombek, J’ai une question à vous poser qui englobe assez bien l’essence même de ma vie adulte. À mes débuts sur le marché du travail, l’insignifiance des emplois que j’oc- cupais me plongeait dans un état de confusion qui m’amusait. Accomplir un travail ennuyant et s’y sentir exploité était une caractéristique de la vie moderne dont je me plaignais avec un certain plaisir, imitant ainsi le genre de chose que dirait un vrai adulte. À l’aube de la quarantaine, cette confusion s’est transformée en une rage inouïe devenue partie prenante de ma vie. Mademoiselle Dombek, y a-t-il quelque chose qui cloche à trouver que le travail ordinaire est la plus grande aliénation imaginable ? Comment arriver à res- sentir le spectre d’émotions et la concentration essen- tiels à la création de quelque chose de beau d’une vie vraie et signifiante, même tout en occupant le genre d’emploi nécessaire à notre survie ? Ne sommes-nous pas tous exploités à différents degrés dans des postes in- grats et futiles (à part peut-être ceux d’une minorité au sommet de la pyramide) qui ne servent qu’à faire fonc- tionner le système ? Comment puis-je refuser de prendre part à cette farce tout en ayant de quoi manger ? Sincèrement, Le Cambrioleur de Brooklyn Cambrioleur de Brooklyn, D’abord, mon cher, Marx ne parlait pas d’aliénation du travail pour rien. On ne dit pas « gagner son pain à la sueur de son front » parce que c’est plaisant. On ne dit pas « baisser la tête » parce que c’est une bonne idée de la relever. Depuis l’enfance, on vous a inculqué que le travail était l’une des choses les plus importantes de votre existence; on vous a appris que votre « carrière » était synonyme de « ce que vous faites dans la vie ». Pourtant, les emplois qui s’offrent à vous comme à la plupart des Américains sont banals, rudes, ou tout ça à la fois. Et puisqu’ils sont de plus en plus difficiles à trouver, ils sont censés vous remplir de gratitude : si vous perdez votre job merdique, vous n’avez qu’une chance sur cinq d’en trouver une nouvelle, et si vous restez sans emploi pendant six mois ou plus, vos chances sont ré- duites à une sur dix. Et il n’y a pratiquement pas de filet social pour vous soutenir pendant que vous cherchez. La volonté de ceux qui sont « au sommet de la pyramide » de faire des profits sur le dos de ceux qui occupent les jobs merdiques participe de la même logique que l’obs- tination à exploiter le gaz de schiste jusqu’à ce que la Californie brule, et que La Nouvelle-Orléans et New York et Miami soient submergés. Ce n’est plus un ave- nir inimaginable et ça se produit en ce moment même : la calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest a commencé à se morceler. Y a-t-il quelque chose qui cloche avec vous ? Ce qui vous distingue est peut-être votre volonté de relever la tête pour constater ce qui se passe. Pourquoi vous obstinez-vous à relever la tête ? Il y aurait tant de sources de distraction et de réconfort à votre portée, si vous res- tiez rivé à votre écran d’ordinateur. Fixez l’écran; Solange Knowles a frappé Jay-Z dans un ascenseur. Fixez l’écran; James Franco a deux millions d’abonnés, il a enlevé son chandail et semble sur le point de baisser son caleçon. Fixez l’écran; Ryan Gosling porte toujours son T-shirt, mais sur celui-ci il y a une photo de Macaulay Culkin portant un T-shirt sur lequel il y a une photo de Ryan dossier

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  • dossier — 67

    VisionLes jobs merdiques

    Pour cesser de se dérober à la vieÀ propos de ce qu’on peut faire, quand le travail provoque en nous une rage inouïe qui devient partie prenante de notre vie, et que la solitude nous isole, que la résignation nous guette. — Kristin Dombek Traduit par Joëlle Landry

    Bonjour Mademoiselle Dombek,J’ai une question à vous poser qui englobe assez bien

    l’essence même de ma vie adulte. À mes débuts sur le marché du travail, l’insignifiance des emplois que j’oc-cupais me plongeait dans un état de confusion qui m’amusait. Accomplir un travail ennuyant et s’y sentir exploité était une caractéristique de la vie moderne dont je me plaignais avec un certain plaisir, imitant ainsi le genre de chose que dirait un vrai adulte. À l’aube de la quarantaine, cette confusion s’est transformée en une rage inouïe devenue partie prenante de ma vie.

    Mademoiselle Dombek, y a-t-il quelque chose qui cloche à trouver que le travail ordinaire est la plus grande aliénation imaginable ? Comment arriver à res-sentir le spectre d’émotions et la concentration essen-tiels à la création de quelque chose de beau — d’une vie vraie et signifiante, même — tout en occupant le genre d’emploi nécessaire à notre survie ? Ne sommes-nous pas tous exploités à différents degrés dans des postes in-grats et futiles (à part peut-être ceux d’une minorité au sommet de la pyramide) qui ne servent qu’à faire fonc-tionner le système ? Comment puis-je refuser de prendre part à cette farce tout en ayant de quoi manger ?

    Sincèrement,Le Cambrioleur de Brooklyn

    Cambrioleur de Brooklyn,D’abord, mon cher, Marx ne parlait pas d’aliénation

    du travail pour rien. On ne dit pas « gagner son pain à la sueur de son front » parce que c’est plaisant. On ne dit pas « baisser la tête » parce que c’est une bonne idée de la relever. Depuis l’enfance, on vous a inculqué que

    le travail était l’une des choses les plus importantes de votre existence; on vous a appris que votre « carrière » était synonyme de « ce que vous faites dans la vie ». Pourtant, les emplois qui s’offrent à vous comme à la plupart des Américains sont banals, rudes, ou tout ça à la fois. Et puisqu’ils sont de plus en plus difficiles à trouver, ils sont censés vous remplir de gratitude : si vous perdez votre job merdique, vous n’avez qu’une chance sur cinq d’en trouver une nouvelle, et si vous restez sans emploi pendant six mois ou plus, vos chances sont ré-duites à une sur dix. Et il n’y a pratiquement pas de filet social pour vous soutenir pendant que vous cherchez. La volonté de ceux qui sont « au sommet de la pyramide » de faire des profits sur le dos de ceux qui occupent les jobs merdiques participe de la même logique que l’obs-tination à exploiter le gaz de schiste jusqu’à ce que la Californie brule, et que La Nouvelle-Orléans et New York et Miami soient submergés. Ce n’est plus un ave-nir inimaginable et ça se produit en ce moment même : la calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest a commencé à se morceler.

    Y a-t-il quelque chose qui cloche avec vous ? Ce qui vous distingue est peut-être votre volonté de relever la tête pour constater ce qui se passe. Pourquoi vous obstinez- vous à relever la tête ? Il y aurait tant de sources de distraction et de réconfort à votre portée, si vous res-tiez rivé à votre écran d’ordinateur. Fixez l’écran; Solange Knowles a frappé Jay-Z dans un ascenseur. Fixez l’écran; James Franco a deux millions d’abonnés, il a enlevé son chandail et semble sur le point de baisser son caleçon. Fixez l’écran; Ryan Gosling porte toujours son T-shirt, mais sur celui-ci il y a une photo de Macaulay Culkin portant un T-shirt sur lequel il y a une photo de Ryan

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    Gosling, un requin blanc de trois tonnes a été mangé par un requin blanc encore plus gros, et Bill Murray a crashé un autre mariage. N’êtes-vous pas diverti ?

    Vous ne semblez pas être diverti, Cambrioleur; votre rage s’intensifie. Cela n’aide sans doute pas que vous viviez à Brooklyn, où depuis dix ans les loyers ont aug-menté de 77 % alors que le revenu médian a baissé, où les riches (le 10 % des mieux nantis qui détient 80 % de la richesse) et leurs enfants côtoient des gens parmi les plus pauvres aux États-Unis, où 20 % des résidents vivent sous le seuil de la pauvreté, où l’écart qui se creuse est de plus en plus pénible à observer. Je pourrais vous conseiller de quitter Brooklyn. Mais je ne veux pas que vous quittiez Brooklyn.

    Le monde est sens dessus dessous. Votre vie est au service d’une économie qui ne sert pas votre vie. Devriez-vous vous tourner vers le crime, si ce n’est pas déjà fait ? Faire tout en votre possible pour éviter de participer à cette « farce », au risque d’avoir faim, d’être emprison-né ou de devenir dépendant de ceux qui occupent de « vrais » emplois et qui ont appris à ne pas relever la tête ? Devriez-vous tenter de mieux dissimuler aux oligarques ce que vous êtes vraiment et consacrer vos soirées et vos weekends à « ce qui est beau » (dans la mesure où vous arrivez à avoir congé, où vous n’êtes pas trop fatigué, où vous n’avez pas bu jusqu’à engourdir vos frustrations) ?

    Ou devriez-vous sacrifier des années entières de votre vie et vous endetter de manière substantielle pour vous éduquer, avec l’objectif de décrocher un emploi qui vous permettra de créer « quelque chose de beau », tout en ris-quant de transformer cette beauté en « plus grande alié-nation imaginable », elle aussi ? Devriez-vous essayer de travailler plus fort, d’épargner plus, d’accumuler un peu de capital, même si les dés semblent pipés, de sorte qu’il vous sera sans doute bien difficile d’arriver à dégager un profit sans reproduire ce système qui vous enrage tant ?

    Je n’ai jamais eu le courage de voler ne serait-ce qu’un raisin mais, mis à part le crime, j’ai moi-même testé chacune de ces stratégies. Je travaille depuis que j’ai 12 ans. J’ai eu 45 emplois différents, je les ai comp-tés pour vous. Non, je n’ai pas 300 ans, Cambrioleur; la

    plupart du temps, j’occupais deux ou trois emplois en même temps, en véritable patriote, puisqu’aucun d’eux ne suffisait à me permettre de gagner convenablement ma vie. Je résumerais ainsi ce que j’ai à vous dire : qui-conque a réussi à transformer sa colère par rapport au travail en quelque chose de positif et à envisager tout ça avec une certaine sérénité a appris à négocier avec deux réalités contradictoires :

    1. La plupart des emplois semblent conçus pour nous faire sentir absolument seuls;

    2. La majorité des gens, s’ils sont honnêtes envers eux-mêmes, se sentent exactement comme vous par rap-port aux emplois qu’ils occupent.

    L’écart qui existe entre ces deux réalités est inté-ressant. Mais c’est en considérant le lien qui les unit que vous pourrez trouver, même à l’intérieur de cette « farce », un peu de place pour « une vie vraie et signi-fiante ». Et l’une des étapes en ce sens consiste à faire exactement ce que vous avez fait : révéler de toutes les manières dont vous disposez — à vos amis et collègues, au moyen de l’écriture ou de toute autre forme d’art ou de l’action politique — ce en quoi consiste votre job mer-dique, et combien vous êtes payé pour la faire, et l’im-pact de cette exploitation sur votre esprit et votre corps, et combien il vous apparait absurde de vivre au service d’une économie qui vous demande de vendre votre la-beur pour bien moins que ce qu’il vaut. Je ne dis pas cela comme si ce n’était rien, comme si c’était facile à faire; je crois sincèrement qu’il s’agit de l’une des ré-pliques les plus efficaces en réaction à ce qui se passe présentement. Vous avez honte de pratiquer un travail où vous vous sentez exploité, et vous avez honte lorsque vous avez du mal à en trouver un. Mais vous ne devriez pas. Nous devons dominer cette honte de n’avoir pas su trouver une carrière signifiante, de constater le fossé abyssal entre ce que nous sommes censés vouloir et ce qui est possible pour la majorité d’entre nous. Nous de-vons saisir toutes les occasions qui se présentent à nous pour dévoiler le véritable visage de nos jobs merdiques, les conséquences de la mainmise de la richesse par ceux qui règnent « au sommet de la pyramide », et la nature malsaine du travail. Pour exprimer encore et encore combien tout est sens dessus dessous.

    Malgré tout, je ressens moi-même de la honte lorsque je pense à certains emplois que j’ai occupés, et aux rai-sons pour lesquelles j’ai eu à les occuper. Pour ma fa-mille, la recherche d’emplois signifiants et lucratifs s’est révélée un échec lamentable; mon père était ma-lade et invalide, et ma mère partageait son temps entre les rôles d’infirmière à son chevet et d’enseignante de piano, un boulot qui lui rapportait environ 11 500 $ par année. Nous joignions les deux bouts grâce aux pro-grammes Aid to Families with Dependant Children (afdc, un programme que Clinton et le Congrès républicain de 1996 ont coupé) et GrandmaCare. L’accumulation du plus grand nombre de jobs merdiques possible, et le tra-vail misérable qui venait avec, a donc débuté alors que

    Marx ne parlait pas d’aliénation du travail pour rien. On ne dit pas « gagner son pain à la sueur de son front » parce que c’est plaisant. On ne dit pas « baisser la tête » parce que c’est une bonne idée de la relever.

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    j’étais enfant. J’ai lancé des balles de foin sur des ca-mions dans des champs brulants de l’Indiana, j’ai peint des appartements et des granges, j’ai gardé des dou-zaines d’enfants. J’ai été la nounou d’une rouquine de six ans titulaire d’une ceinture brune en taekwondo et en proie à des sautes d’humeur impossibles, et d’une paire de gamins déprimés d’une banlieue du Michigan, lanceurs professionnels de crème glacée. J’ai fait le mé-nage dans les maisons de douzaines de riches résidents de l’Indiana, du Michigan et de Chicago, et j’ai fait leur lessive. J’ai vendu des électroménagers et des vêtements dans les magasins à rayons de centres commerciaux mi-nables. Pour 6,10 $ l’heure, j’ai plié des chiffons chez National Dust Control, une buanderie industrielle où il faisait 105 degrés Farenheit. Mon travail consistait à

    placer chaque chiffon à plat sur la table, à le plier, à le retourner sur le côté de la main droite tout en prenant le prochain chiffon de la gauche, à le plier, à le retour-ner et à l’empiler sur le précédent, à refaire ça 20 fois, à déplacer chaque pile sur le côté, à faire dix piles comme ça, à contourner la table jusqu’à la machine servant à les attacher, à positionner les piles et à tirer sur un le-vier afin que la machine puisse les rassembler en un paquet bien serré, puis à placer les piles dans un autre charriot. J’ai fait ça des milliers de fois. J’ai décroché le téléphone pour déranger des gens à l’heure du souper et les convaincre de s’abonner à un journal auquel ils ne voulaient pas s’abonner et auquel ils avaient refusé de s’abonner la semaine d’avant, j’ai déposé le combiné, co-ché une case et repris le combiné. Au moyen d’une pon-ceuse, j’ai poli les rebords d’un outil de coupe, j’ai refait l’opération sur près de 800 outils, je suis rentrée chez moi, je suis revenue et j’ai recommencé. Des milliers de fois, pour des douzaines d’employeurs, j’ai produit des documents Excel et des documents Word, j’ai traversé le bureau jusqu’à l’imprimante pour les récupérer, je suis revenue à mon bureau, j’ai placé des onglets de la bonne couleur sur chacun des documents aux endroits où ils devaient être signés, j’ai répondu au téléphone,

    Le monde est sens dessus dessous. Votre vie est au service d’une économie qui ne sert pas votre vie.

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    j’ai placé les documents dans les chemises appropriées, déposé les chemises dans le bureau de mon patron, sur sa chaise ou dans son pigeonnier selon sa préférence ou le degré de priorité des documents, et j’ai pris d’autres dossiers. De retour à mon cubicule, j’ai répondu au télé-phone, j’ai pris les documents signés d’autres chemises, je les ai placés dans les enveloppes prévues pour le cour-rier interne et je les ai déposés dans ma boite d’envoi, j’ai répondu au téléphone et j’ai produit d’autres docu-ments et j’ai tout recommencé, encore. Vous êtes tou-jours là ? Imaginez ce paragraphe s’étendre sur 20 ans. J’ai déplacé des meubles, j’ai mené un service de démé-nagement dédié aux handicapés et aux moins nantis, j’ai codé des documents certifiés pour les services parajuri-diques d’une entreprise. Et sur l’heure du lunch, quand j’en ai eu assez de coder des documents certifiés, plu-tôt que d’aller chercher un sous-marin chez Blimpie, j’ai convaincu un collègue de prendre la route pen-dant 24 heures pour descendre du Michigan jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Jour après jour, je me réveillais, je me défonçais et je callais malade jusqu’à ce qu’un matin je me réveille, je me défonce et je démissionne. Et lorsque la paie de la semaine précédente s’est épuisée, j’ai fait du pouce vers le nord pour trouver un nouvel emploi et tout recommencer.

    Comment les gens arrivent-ils à vivre ? Comme le corps souffre d’être debout et qu’il souffre de rester as-sis, j’ai suivi des classes de yoga, et le professeur nous a ordonné de faire un saut vers l’arrière et de relever nos derrières dans les airs et c’est ce que j’ai fait. J’ai fait un push-up, j’ai relevé mon derrière et j’ai médité le fait que tout n’est qu’illusion, j’ai tenté d’apprendre à me détacher de mon ennui en me penchant vers l’avant, en faisant un saut vers l’arrière, en relevant mon der-rière encore. J’ai essayé de chasser de mon esprit l’idée que l’une des grandes fonctions du yoga ait été d’aider le peuple à accepter le système de castes mis en place lors de l’invasion aryenne en Inde, en 1500 av. J.-C. Un système institutionnalisé par les envahisseurs anglais aux 19e et 20e siècles, un système comme celui qui ré-gnait en Afrique du Sud pendant l’apartheid, un système au sein duquel la couleur de la peau allait de pair avec la classe sociale et le type de travail à effectuer. Arriver

    à croire que l’on doive travailler comme domestique et le demeurer jusqu’à la prochaine réincarnation parce qu’on est né avec la peau foncée est possiblement plus facile à faire lorsqu’on a appris à se soumettre à des mouvements répétitifs. Spécialement lorsque le mouve-ment principal consiste à ce que nous nous prosternions avec le derrière relevé tout en nous détachant de nos dé-sirs. J’ai tenté de ne pas penser au fait que de plus en plus d’Américains trouvent la pratique du yoga grande-ment bénéfique, et même essentielle, pour arriver à aller de l’avant. Si vous n’êtes pas du genre à porter des leg-gins et à relever votre derrière pour apprendre à mieux gérer les tâches répétitives, il existe d’autres moyens permettant de reproduire ce que ça fait que de deve-nir un pantin qui répète la même chorégraphie sans ré-fléchir, et qui arrive même à trouver quelque chose de mystique dans le simple fait de se prosterner à répéti-tion. Des moyens comme la cigarette, les jeux vidéos, les shooters de whisky, l’entrainement sur l’elliptique, les vidéos pornos qu’on trouve sur l’internet, et ce qu’y font James Franco et le requin géant et le bébé chat et hotforyrcock97. Mais toutes ces façons de vous étourdir ne pourront rien à la situation dans laquelle vous vous retrouverez encore lundi matin.

    Depuis que j’ai reçu votre question, Cambrioleur, je me suis tapé des articles économiques et des documen-taires sur l’économie du travail jusqu’à ce que j’aie en-vie de pleurer. Tout ça est complexe et controversé et comme je rédige un courrier aux lecteurs et non une chronique politicoéconomique, je ne devrais pas ten-ter de synthétiser ce que je comprends des différentes prises de position. Mais bon. Certains croient que la meilleure façon de redistribuer la richesse et de rendre le travail plus équitable serait d’imposer davantage les revenus les plus élevés, alors que d’autres sont d’avis que c’est la fortune qu’il faut choisir d’imposer plus. Et puis d’autres encore croient que nous devrions rétablir la pratique de l’année jubilaire en annulant tout simple-ment la dette. Il y a ceux qui croient que le capitalisme doit mourir afin qu’une véritable équité économique puisse voir le jour, et il y a ceux qui croient que notre oli-garchie gagnerait à s’inspirer davantage du capitalisme, car ce n’est que l’appât du gain qui permettra une véri-table amélioration des choses. La formule que je préfère stipule qu’avec une réorganisation de la perception et de la redistribution des impôts, il pourrait être possible que chaque citoyen soit rétribué suffisamment pour subve-nir à ses besoins de base, sans que cette rétribution ne soit liée à un emploi. Si cela était mis à exécution, vous pourriez choisir de ne pas prendre part à cette « farce », et vous pourriez tout de même manger. Imaginez un monde dans lequel les décisions entourant le travail ne seraient pas prises dans un contexte marqué par la rage ou par la peur paralysante de ne pas arriver à vous nour-rir. Perdre de vue la manière dont les choses devraient être, c’est accorder plus d’importance à l’économie qu’à soi-même.

    Nous devons dominer cette honte de n’avoir pas su trouver une carrière signifiante, de constater le fossé abyssal entre ce que nous sommes censés vouloir et ce qui est possible pour la majorité d’entre nous.

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    Ces dernières années, j’ai pu gouter au réel plaisir que procure un travail satisfaisant en donnant un cours d’écriture, un emploi qui est habituellement incertain et mal rémunéré dans les universités, mais que j’occupe au sein d’une institution qui en reconnait la valeur. Et au cours du dernier mois, j’ai pu jouir d’un privilège encore plus rare : je fais ce que je veux vraiment faire, écrire, et je suis payée à temps plein pour ça, alors que depuis 15 ans je devais le faire en marge d’autres emplois, en étant peu ou pas payée. Bien sûr, ces emplois aussi sont exigeants et parfois répétitifs — toujours plus de brouillons à com-menter, encore un autre paragraphe à extirper de mon cerveau confus —, mais je peux par contre affirmer que de pouvoir choisir un travail que nous voulons faire et qui nous ressemble sans nous sentir exploité vaut tout l’or du monde. Et nous place dans une situation com-plètement différente. Il n’y a rien qui cloche avec vous, Cambrioleur. Quelque chose clochait avec moi pendant toutes ces années, alors que je contenais ma rage et que je n’arrivais pas à imaginer une autre sorte de vie. J’étais trop épuisée par le travail. Et c’est probablement l’une des pires conséquences des jobs merdiques : la fatigue si grande qu’il ne reste plus de place pour la colère. Si grande qu’il semble impossible d’imaginer un monde où l’on pourrait faire ce que l’on a vraiment envie de faire tout en arrivant à manger.

    Je crois tout de même qu’il y a de l’espoir, et qu’il s’exprime à travers un réflexe que l’on a déjà, à l’em-ploi de ces jobs merdiques. Lorsque je travaillais en désamiantage, j’ai dû, pendant environ un mois, mesu-rer l’amiante contenu dans l’air d’un gratte-ciel en dé-molition, où une équipe de Polonais arrachait les tuiles d’un vieux plancher. Tous les matins, je trainais mes pompes à air dans le métro, je vérifiais la chambre de décontamination de plastique, j’actionnais les pompes, et je m’assoyais pour regarder les travailleurs se mettre à l’ouvrage. Un à un, ils passaient en caleçons à travers

    la chambre de décontamination, ils enfilaient leur uni-forme de papier blanc et ils s’emparaient de leurs outils. Ils arrachaient le plancher à l’aide de leurs pioches. Il faisait à peu près 110 degrés. Après environ une heure, ils commençaient à se reposer à tour de rôle. Ils sor-taient des bouteilles de vodka de leurs sacs à dos, et les faisaient circuler entre eux. Il devait être environ 9h du matin. Toute la journée, chacun leur tour, ils arrachaient le plancher, puis se reposaient, jasaient, s’assoyaient avec moi. Lorsqu’ils ne me tenaient pas compagnie, je

    lisais. Sinon, je leur posais des questions sur la Pologne, le pays duquel mon grand-père était originaire, et je leur parlais de ce que j’étais en train de lire. Ils me parlaient de leurs enfants, de leurs impressions de la ville, des dis-tinctions entre le gouvernement américain et celui qu’ils avaient laissé derrière, des livres qu’ils lisaient et, c’était inévitable, de l’alcoolisme et de la Pologne. À midi ils étaient tous souls, et à chaque nouvelle tournée de la bouteille, ils devenaient plus méditatifs et leurs his-toires, plus profondes. Ce n’est pas que je veuille dresser un portrait romantique du travail de démolition, de mes ancêtres ou de l’alcoolisme, mais jamais je n’oublierai leur volonté de rester vivants et intéressés et unis et ou-verts et bons les uns avec les autres et bons envers moi, à travers tout ça.

    Cambrioleur, si le travail ordinaire vous apparait comme « la plus grande aliénation imaginable », c’est probablement parce que vous n’êtes foncièrement pas fait pour ce genre de travail. Peut-être qu’il existe en vous une sensibilité qui aimerait s’exprimer devant la beauté quotidienne. Vous arrivez à vivre chaque mo-ment pleinement, avec une intensité que tout le monde croit avoir perdue, et l’idée de retenir cet élan pour pas-ser à travers une seule journée d’un emploi que vous trouvez vide de sens vous écœure. La colère qui vous habite est la véritable réplique. Si vous ne pouvez tolé-rer l’idée de vous appauvrir en enrichissant ceux qui vous disent quoi faire, nourrissez votre colère jusqu’à ce qu’elle explose. Gardez en tête que vous l’avez choisie, cette colère. Que vous choisissez de demeurer conscient, d’observer ce qui vous entoure, de réaliser que le monde est sens dessus dessous, de vous rappeler tout ce qui est sacrifié dans une journée consacrée à gagner sa vie dans une job merdique, alors que vivre devrait être un droit acquis. Et faites-nous gouter un peu à votre colère, nous qui sommes tellement nombreux à avoir baissé les bras. Mais, Cambrioleur, je crois que ceci est d’une impor-tance capitale : ne laissez pas la colère vous faire croire que vous êtes seul au combat. Ne fermez pas les yeux sur la beauté de la solidarité, sur le plaisir altruiste de se mettre au travail à tour de rôle quand la tâche est ardue, sur la volonté grande de rendre signifiantes les tâches les plus minables, ce que les Polonais m’ont appris. Si nous souhaitons véritablement que les choses changent, la colère ne doit pas empêcher la solidarité de se dé-ployer au-delà de nos milieux de travail respectifs.

    C’est probablement l’une des pires conséquences des jobs merdiques : la fatigue si grande qu’il ne reste plus de place pour la colère.

    Si vous ne pouvez tolérer l’idée de vous appauvrir en enrichissant ceux qui vous disent quoi faire, nourrissez votre colère jusqu’à ce qu’elle explose.

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    Mais où devrait donc être canalisée votre rage ? À quoi devrait-elle servir ? Il s’agit d’une question diffi-cile. Trop souvent, les gens s’enragent contre les plus fortunés, comme s’ils étaient des monstres. Envisager le « 1 % » comme s’il s’agissait d’une conspiration vaste et abstraite, c’est frayer de trop près avec l’impuissance généralisée qui caractérise ce système. Oui, l’avarice et le désir d’exploiter les autres dont font preuve certaines personnes sont l’incarnation même du mal. Oui, cer-tains patrons sont des êtres manipulateurs et sadiques. Par contre, je me doute que la situation est bien diffé-rente pour la plupart des gens qui constituent le 10 % supérieur, et même le 1 %. C’est le système qui est construit pour que certains en tirent profit d’une ma-nière abusive, et ceux qui sont « au sommet de la py-ramide » ont choisi de se battre pour faire partie de

    ce système, pour arriver à obtenir une partie du pou-voir, ce qui devrait être notre droit à tous. Croyez-vous que s’ils n’étaient pas terrorisés à l’idée de dégringoler à notre place, autant de gens choisiraient de travailler dans la finance, une industrie qui repose sur l’exploi-tation des dettes ? Les emplois issus du domaine de la finance sont une valeur sure lorsqu’il s’agit de combler ses besoins primaires, d’envoyer ses enfants à l’univer-sité (s’ils veulent bien y aller), de vivre où on en a envie, de voyager à travers le monde, d’obtenir de bons soins médicaux, tout ça sans s’endetter. Et ce n’est pas mal de vouloir tout ça; seulement, tout le monde devrait y avoir accès. Parfois, je me demande combien de grands climatologues, d’astrophysiciens, de médecins, de bio-logistes moléculaires, de professeurs, de compositeurs, d’hommes au foyer, d’architectes ou d’urbanistes po-tentiels l’industrie de la finance nous a arrachés. Nous ne le saurons jamais, tant et aussi longtemps que la fi-nance demeurera le domaine le plus lucratif pour ceux qui ont la bosse des maths. Combien d’avocats qui au-raient pu changer le monde s’ils s’étaient attardés à la justice sociale avons-nous perdu aux mains du droit des compagnies ? Nous ne le saurons jamais. Si c’est l’éco-nomie qui est débile et non ceux qui la mènent, si les riches et les patrons et les gestionnaires sont des hu-mains qui se soucient forcément de leurs semblables, et s’ils décident qu’ils préfèrent s’en soucier plutôt que de

    les exploiter, alors le véritable changement a une chance de survenir. Vous feriez mieux de ne pas perdre votre temps à faire du 1 % votre bouc émissaire. Vous devriez plutôt déployer votre énergie à décrire tout ça de la fa-çon la plus belle et la plus convaincante possible, que ce soit à travers l’art, l’action politique, l’écriture ou la parole, quel que soit votre don. Déployer votre énergie à décrire ce qu’est vraiment une job merdique, ce que c’est que d’être endetté, de se prostituer au profit d’une éco-nomie absurde. Et peut-être cela nous permettra-t-il de faire preuve de solidarité, au-delà de nos milieux de tra-vail respectifs.

    Votre pseudonyme était habile, « Cambrioleur », mais votre syntaxe vous a trahi. Et puis personne d’autre que vous n’oserait m’appeler « Mademoiselle ». Si vous êtes celui que je sais que vous êtes, vous n’êtes pas fait pour ça, vous perdre dans un emploi aliénant et répé-titif. Si vous êtes fait pour la répétition, c’est pour celle de la musique qui vous habite. Pour les vibrations du cœur et du son, pour tout ce qui vibre entre les êtres hu-mains, dans les mots et au-delà. Rentrez à la maison, j’ai quelques jolies idées en tête pour vous faire passer cette rage. Puis, avec toutes mes prétentions de massothéra-peute amatrice, je vais m’appliquer à délier le nœud de tension situé sous votre omoplate gauche. Nous ferons tout ce que vous voudrez, nous irons là où vous le vou-drez. Nous nous allongerons dans le silence le plus com-plet jusqu’à votre prochain quart de travail, si c’est ce dont vous avez besoin. Je ne serai pas de ceux qui, jour après jour, vous disent ce que vous devez faire. Ce soir, j’aimerais que vous incarniez toute ma rage, et j’aime-rais pouvoir être votre refuge. Que nous puissions jouer ces rôles ensemble, avec nos amis, pour le bien de tous. Que nous puissions, ensemble, apprendre à être autre chose que ce que nous sommes individuellement. Que nous puissions être assez responsables pour ne pas ab-sorber les conséquences du travail dans la solitude, pour ne pas nous avouer vaincus quand la rage monte, pour ne pas être nihilistes lorsque nous nous résignons. Que nous incarnions la rage les uns pour les autres, que nous puissions être des refuges les uns pour les autres. Je n’ai pas encore trouvé la meilleure façon de dérober les banques pour permettre aux plus de gens possible de vivre le mieux possible, mais je travaille là-dessus et je sais que je ne suis pas la seule. J’ai l’impression que ça commence un peu comme ça : en cessant de nous déro-ber à la vie, à leur profit.

    Bien à vous,Le Professeur ●

    Être assez responsables pour ne pas absorber les conséquences du travail dans la solitude, pour ne pas nous avouer vaincus quand la rage monte, pour ne pas être nihilistes lorsque nous nous résignons.

    Kristin Dombek est une auteure américaine vivant à New York. Elle enseigne aussi la création littéraire à l’Université de Princeton. Son essai Comment arrêter est paru dans Nouveau Projet 04.

    Ce texte est initialement paru en anglais dans le numéro 20 (automne 2014) du trimestriel américain n+1.

    Photo : Sjoerd Lammers