quand les mots changent de sens

15
ETUDES et REFLEXIONS Jacqueline de Romilly QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS Le sens des mots ne cesse d'évoluer, en Jonction de nos habitudes de vie, de nos ambitions et de nos paresses, voire des grandes crises que nous traversons : laisser s'abîmer le langage peut être lourd de dangers. 1 T 1 oute ma vie, j'ai été bien placée pour constater et mesu- rer le changement de sens des mots. Je collabore depuis peu à l'élaboration du dictionnaire de l'Académie: pour- quoi referait-on sans cesse les dictionnaires si, en dehors des termes nouveaux ou vieillis, il n'y avait pas, presque toujours, un glissement dans l'emploi courant des mots? Nous travaillons actuellement à la neuvième édition: elle a commencé à paraître en 1986 et devrait être achevée dans dix ans. Parfois, nous constatons unanimement une évolution qui s'est faite; parfois, des avis divergents montrent qu'elle est en train de se faire. Mais ces changements dans la vie de notre langue rejoignent pour moi une autre expérience, qui est celle de l'helléniste. Non seulement 7 REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1991

Upload: others

Post on 06-Nov-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONS

Jacqueline de Romilly

QUANDLES MOTS CHANGENT

DE SENSLe sens des mots ne cesse d'évoluer, en Jonction de noshabitudes de vie, de nos ambitions et de nos paresses,voire des grandes crises que nous traversons : laissers'abîmer le langage peut être lourd de dangers.

1T 1 oute ma vie, j'ai été bien placée pour constater et mesu­rer le changement de sens des mots. Je collabore depuispeu à l'élaboration du dictionnaire de l'Académie: pour­

quoi referait-on sans cesse les dictionnaires si, en dehors destermes nouveaux ou vieillis, il n'y avait pas, presque toujours, unglissement dans l'emploi courant des mots? Nous travaillonsactuellement à la neuvième édition: elle a commencé à paraîtreen 1986 et devrait être achevée dans dix ans. Parfois, nousconstatons unanimement une évolution qui s'est faite; parfois,des avis divergents montrent qu'elle est en train de se faire. Maisces changements dans la vie de notre langue rejoignent pour moiune autre expérience, qui est celle de l'helléniste. Non seulement

7REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1991

Page 2: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

l'enseignement du grec, ou l'habitude de traduire des auteursgrecs, attire l'attention sur la valeur exacte des mots et sur les dif­férences de portée avec leurs équivalents français : il se trouveque ma spécialité était l'histoire des idées morales et politiques etque ceci se traduisait souvent par l'histoire d'un mot déterminé,dont on voit le contenu évoluer au cours des découvertes de laGrèce antique. J'ai ainsi écrit sur l'idée de loi, ou de douceur, oude liberté ; et d'anciens étudiants à moi ont écrit sur la notion detranquillité ou sur celle de kairos (ou occasion). D'un auteur àl'autre, les mots se chargent de valeurs nouvelles. Je combineraiici cette double expérience - les souvenirs d'un jeune membre del'Académie et ceux d'une helléniste de toujours, les exemples dufrançais et ceux du grec.

Ce ne sont, dans les deux cas, que des exemples, et desobservations d'expérience, très simples. Mais je crois que souscette forme toute simple, ils peuvent être révélateurs. Car oncommence avec des changements innocents et en quelque sorteinéluctables ; mais à recueillir les témoignages on s'aperçoit bienvite du danger intellectuel et moral qu'impliquent souvent ceschangements.

Le plus étonnant des miroirs

Pourtant, certaines modifications de sens sont bonnes etapportent au vocabulaire une précision accrue. J'en connais unexemple magnifique dans la Grèce du ve siècle av. J.-c. C'estl'époque où naît le rationalisme, où naissent les sciences del'homme, et où naît, surtout, l'habitude de débattre des idées. Undes sophistes (c'est-à-dire un des maîtres de ce temps), Prodicos,était connu pour sa manie de distinguer les synonymes ou lesmots presque synonymes - ainsi les mots grecs signifiant lafrayeur (immédiate) ou l'appréhension (pour l'avenir), ou bien"vouloir" et "désirer", ou bien "discuter" et "disputer", etc. La listeest longue. Platon se moque parfois de lui ; mais Thucydide aretenu la leçon. Lui aussi sait comme il est utile, dans un plai­doyer, de distinguer le reproche (venant d'un ami) et l'accusation,

8

Page 3: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

qui vient d'un ennemi; lui aussi sait qu'une saine politique doitrespecter la différence entre l' "hégémonie" et l' "empire". Et cet _exemple montre déjà l'importance de bien distinguer les mots.C'était une époque d'affinement, d'aiguisement. Pour mieuxclasser les idées, on s'est mis à créer des adjectifs en -ikos (d'oùsont venus tous nos mots en -ique : la physique et la mathéma­tique, mais aussi la technique et la balistique). Ces adjectifs en -ikios,Euripide en avait vingt, lui qui était pourtant déjà un intellec­tuel éclairé, Platon en a trois cent quatre-vingt-dix, ce qui, mêmeavec une œuvre plus importante, reflète une progression fou­droyante.

Oui, c'était une époque de rigueur! On distinguait aussi lesmots par leur forme, et la poésie différait du poème : on allaitvers la clarté. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquellescette langue m'a toujours paru si précieuse pour la formation del'esprit.

J'ai d'ailleurs retrouvé le même effort de précision exigeantedans le vocabulaire scientifique d'aujourd'hui ; et les rectificationsapportées aux définitions par les académiciens de spécialitésscientifiques sont à cet égard édifiantes.

Mais, quel que soit le désir de rigueur qui intervient dans lalangue à telle époque ou dans tel domaine, c'est un fait que letemps joue son rôle ; et il modifie doucement le sens des motsqui semblaient clairs.

Là aussi, d'ailleurs, ce n'est pas toujours un mal. J'ai étudiéil y a quelques années la notion de douceur et d'indulgence dansla Grèce antique. Or la société grecque changeait, découvrait, àcôté de la justice, des liens moraux plus souples et plus chaleu­reux. Les mots évoquant la douceur ont alors progressé. Et on ena pris un, qui voulait dire "ressemblant, vraisemblable" (en grec,épieileès), pour lui faire dire "équitable, indulgent". Le mot a complè­tement changé de registre. Et l'on a ainsi un témoignage éclatantsur les changements d'une société : ici d'un idéal, ailleurs d'unemanière de vivre. L'histoire des mots est le plus étonnant desmiroirs.

On en a des preuves tous les jours, dans tous les domaines.J'aimerais en citer un qui est des plus modestes. Un certain jour, àl'Académie, nous nous occupions de la lettre E, et voici que deux

9

Page 4: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

mots voisins concernaient tous deux le repas : "entrée" et "entre­mets". l'entremets, pour nous, est un dessert. Or le sens ancien,dans les dictionnaires, est "plat, sucré ou salé, que l'on sert entre lerôti et le dessert" ; puis le Grand Robert ajoute : "par extension,servi comme dessert après le fromage". Signe des temps, nousavons perdu un plat et ce qui était "entre" est à présent au bout !Quant à l'entrée, je lis la définition : ''Mets qui se sert au début durepas, après lepotage ou après les hors-d'œuvre." Et le dictionnairecite même des repas d'apparat à deux ou trois entrées (de bou­cherie ou de volaille) ! On retrouve encore sur la carte de certainsrestaurants ces entrées qui sont des plats de résistance ; maispour nous, dans la vie courante, l' "entrée" s'est en général retrou­vée au début : elle se confond avec les hors-d'œuvre. Elle n'estplus précédée d'une sorte de vestibule gastronomique. Et le voca­bulaire glisse, en fonction des habitudes quotidiennes.

Il en va de même quand se modifie la carte, non plus denos menus, mais de nos partis politiques. Le "libéral" s'opposait àl'autorité du gouvernement ; ce mot présentait donc des connota­tions que l'on pourrait appeler, pour simplifier, "de gauche".Quand il s'est opposé au primat socio-économique, il a pris unevaleur "de droite". Il en va de même pour "bourgeois", et pourbien d'autres.

Et puis, sous forme de métaphores, toutes les inventionsmodernes surgissent (l) : comment n'envahiraient-elles pas notrevocabulaire, dans le domaine de la vie en général? Ce sontd'abord les emplois familiers ; et puis l'habitude se prend. On ditpar exemple "embrayer sur un sujet" - ce n'est pas une expressiontrès élégante, mais François Mauriac l'emploie dans son Bloc-Notes.On dit aussi qu'une personne est "déphasée". Inversement,d'ailleurs, on parle de la mémoire d'un ordinateur ou d'un ascen­seur. Entre la machine et nous, le vocabulaire institue deséchanges, avec des sens nouveaux et peut-être des nuances déjàperverses. Car notre mémoire en vient à être conçue comme cellede l'ascenseur : elle n'a plus dès lors à être entraînée, stimulée etchaque jour développée. De même, si l'on dit qu'une réaction poli­tique est un "phénomène de rejet", c'est déjà l'admettre commenaturelle et, dans l'état actuel, inévitable. En tout cas, le surgis­sement de ces emplois imagés donne une image de notre monde.

10

Page 5: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

Ce monde est aussi marqué par l'importance des finances etde l'argent. Ainsi le capitalisme nous a valu l'expression "s'inves­tir", dans laquelle on donne son attention et sa passion commeen un placement qui doit rapporter un profit (2). Notre langageévolue avec notre société, continuellement.

Plutôt que multiplier les exemples, j'aimerais m'arrêter àl'un d'entre eux, pour lequel le changement est à la fois moinsévident et plus profond. Il s'agit du mot "littérature".

Quoi? "Littérature" ? Un bon vieux mot clair comme le jour,qui dit bien ce qu'il veut dire ... C'est à voir (3).

Si l'on regarde n'importe quel dictionnaire, on voit qu'àl'origine le mot "littérature", ou "lettres", désignait la culture del'érudit : c'est le cas dans le dictionnaire de Furetière et dans lepremier dictionnaire de l'Académie ("Erudition, doctrine"). Le dic­tionnaire de l'Encyclopédie, lui, précise même que ce mot englo­be la grammaire, la poésie, l'histoire et la critique. Et puis, que sepasse-t-il ? La spécialisation s'accroît. L'érudition se fait plus scien­tifique. Alors, on rogne, de plus en plus. Dès 1835, il ne reste que"grammaire-éloquence-poésie". Et puis nous arrivons au Laroussede 1984 : ''Ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnaîtune finalité esthétique." Parfaitement ! Mais qui écrit de tellesœuvres ? Aucun historien de toute évidence, aucun penseur,aucun romancier... C'est le moment où l'on voit surgir un senspéjoratif, et où l'on dit avec mépris: "Tout cela n'est que littéra­ture. "Le mot est presque synonyme de "mensonge" ou de "bavar­dage" ...

On voit bien ce qui s'est passé : le souci scientifique aentraîné la spécialisation ; et, comme une peau de chagrin, la"littérature" s'est rétrécie.

L'évolution est dans l'ordre des choses; mais le résultatpeut coûter cher. On a vu alors la transformation des facultés deslettres en "lettres et sciences humaines", puis la réduction pro­gressive des études littéraires - dont on suppose, bien à tort,qu'elles ne peuvent être que formelles, et sans portée. De mêmela rhétorique, qui était à l'origine un art de penser, se met àpasser pour suspecte.

Même innocents, même quand ils ne font que refléter l'évo­lution du monde dans lequel nous vivons, les glissements de

11

Page 6: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

vocabulaire peuvent ainsi comporter des dangers ; en ratifiant destransformations extérieures, ils contribuent, si l'on ne se méfiepas, à en précipiter le cours. Il faut les observer, et se tenir tou­jours en alerte.

Une forme depréciosité...

Mais les changements ne sont pas toujours imposés dudehors : nous en introduisons, nous aussi, et souvent à tort. Carnous ne traitons pas toujours les mots avec la prudence qu'il fau­drait. De l'usure à la perversion, tout s'en mêle.

L'usure ne se voit bien que si l'on rapproche des momentséloignés du temps.

Lorsque j'ai voulu apprendre (sans grand succès, je l'avoue)un peu de grec moderne, j'ai été d'abord saisie d'horreur en fai­sant deux découvertes.

Sautant de l'Antiquité à nos jours, voilà qu'habituée au beaumot kosmos, évoquant l'harmonie de l'univers, je le retrouvais,vingt siècles plus tard, dans un exemple qui disait : "Ce magasinest plein de monde, de kosmos. "Je poussai les hauts cris, mais onme fit observer : ''Eh bien quoi ! n'en est-il pas de même en fran­çais ?"Je n'y avais pas pensé.

Et puis je rencontrai le mot grec pour "travail". Et c'était. ..Horreur... C'était doulia, la "servitude" ! était-ce possible?Qu'était-il donc arrivé à ce peuple qui, dans l'Antiquité, stigmati­sait si fort les horreurs de la doulia, pour qu'il en vînt à connaîtredes appels vibrants de ses chefs à la doulia, au travail? Je poussailes hauts cris ; mais on me fit à nouveau observer : ''Eh bien quoi?et en français? Le travail n'est-il pas lié à l'ancien tripalium, uninstrument de torture ?"Les tendances profondes des hommes sereflètent dans ces évolutions parallèles qui modifient le sens desmots.

Encore si c'était tout ! Mais, sous l'effet de modes funestes,ces changements lents en viennent parfois à se précipiter. Et nouspouvons aisément relever, autour de nous, quelles tendancesinterviennent alors pour entraîner un progrès galopant de l'usure.

12

Page 7: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

Le premier est le désir de renchérir, de forcer, d'exagérer.Ainsi se créent des habitudes liées à des groupes sociaux, et danslesquelles on peut reconnaître à l'origine une forme de préciosité,bientôt suivie par une imitation aveugle.

Cela a dû être le cas du fameux verbe "gêner" dont on saitl'évolution: tourment aigu à l'origine (et apparenté à la "géhenne"),il devint synonyme d'embarrasser. ''Ah! que vous me gênez" avaitcette force dévastatrice: ''Ah! vous me gênez", à force d'exagéra­tion, s'est affaibli : on le dira pour un coude mal placé ou pourune amabilité tout à fait anodine, dont on ne se plaint mêmeplus.

Mais pour un exemple d'usure ancienne, combien on pour­rait en citer dans les modes actuelles. Le plus connu est "terrible",où retentissait la terreur, et qui, comme "formidable", est devenuune expression superlative dénuée de sens et signifie aussi bien"très agréable" que "très désagréable", aussi bien "très intelligent"que "très émouvant" - tandis que "pas terrible" ne servait plusqu'à désigner, sans plus, la médiocrité. Pauvre mot, vidé de sonsens !,.. Ille doit à l'effet d'un snobisme, suivi de mimétisme.

Nous connaissons de nos jours bien d'autres exemplesd'usure par goût de l'exagération. Ainsi le mot "génial". Là aussi,l'abus s'y met et ne connaît plus de limite. Courteline parle d'uneblague géniale. Aujourd'hui, on le dira aussi bien d'une jupe oud'une variété de bleu. L'usure a été si forte que tout sens a dis­paru.

On a l'impression que ces mots, employés hors de leurdomaine, ne pourront plus reprendre vie, sinon chez des puristesvoués à être mal compris.

On tue de même des mots en les chargeant affectivementde valeurs négatives et défavorables.

J'aimerais en citer un exemple que je dois à une étude demon maître Pierre Chantraine sur les mots désignant la gauche,en grec : la gauche, au sens propre et matériel, celui que l'on adans l'expression "la main gauche". Il se trouve, en effet, que lagauche, chez les anciens, était mauvais signe. C'était le côté qui,en latin, s'appelle "sinistre",..

Or on découvre très tôt, en grec, des créations destinées àcombattre ce sens défavorable et elles remplacèrent vite le terme

13

Page 8: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

propre. On a appelé ce qui est à gauche euônumos, c'est-à-dire"au nom favorable". Mieux : on a fabriqué un mot extravagant.Aristos étant le superlatif du mot qui signifie "bon", on a forgé uncomparatif de ce superlatif: meilleur parmi les meilleurs - c'est-à­dire aristéros! Il existe encore en grec moderne.

Superstition, dira-t-on. Mais ne sommes-nous pas, par lesmêmes interdits, émanant cette fois encore d'un groupe, en trainde vider de leur sens des mots devenus tabous - comme "élite"ou "sélection" ? Seul le sport pourra sauver le dernier, naguèremis à la mode par Darwin: peut-être ne le sauvera-t-il que pourson usage propre.

Enfin, de même qu'il y a une mode de l'exagération, il y asans aucun doute une mode du pédantisme, qui fatigue les motsde la même façon. Et le phénomène est bien le même, puisqu'ils'agit ici encore de se classer soi-même comme "à la page".L'ignorance s'en mêle, bien entendu; et le jargon apparaît.

Je ne parle pas des mots de la science, nécessaires et précis;je ne parle même pas. des mots que chaque doctrine traîne à sasuite et dont chacun s'empresse d'user, à bon escient ou non,parlant à tout propos de métalangages etd'intertextes. Je ne citepas ces exemples ; je ne me rends pas compte, en effet, dansquelle mesure cette inutile technicité a vraiment pénétré dans lalangue : le Collège de France et l'Académie pourraient être desterrains d'enquête peu probants.

Je me contenterai donc de rappeler la façon dont les termesphilosophiques viennent émailler le langage de tout un chacun.De même que nous ne donnons pas notre adresse, mais nos"coordonnées", nous reconnaissons partout des "structures"; Unami philosophe se plaignait à moi récemment de voir le terme de"logique" sans cesse employé pour désigner les exigences d'unesituation de fait C'la logique de la crise", "une logique de guerre")et le mot de "philosophie" employé pour désigner tout projetd'ensemble, si concret soit-il ("la philosophie du TGV"). De fait,qui de nous n'a pas employé au moins une fois dans sa vie lemot de dialectique, au sens tout simple d'enchaînement ? Nousvivons les Femmes savantes à l'échelle nationale.

Je ne veux pas ici me laisser entraîner à faire un sottisier:chacun connaît des exemples, en nombre, tirés de la vie quoti-

14

Page 9: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

dienne. Mon propos est plutôt de cerner le danger qui s'attache àde telles modes, que l'amplification médiatique aggrave de nosjours, qu'on le veuille ou non.

Il faut, en effet, comprendre que ce que l'on use et détruitainsi atteint de proche en proche la rigueur de la pensée et la pos­sibilité de communiquer avec autrui sans malentendu : chaquepetite confusion crée un petit malentendu. Et surtout, ensemble,ces confusions créent une grande paresse. Les formules toutesfaites, les exagérations à la mode ou les fausses pudeurs gagnentpeu à peu, comme de la mauvaise herbe qui envahit un potager.Alors apparaît le renoncement à l'exactitude. Les blancs se rem­plissent par des formules toutes faites ; les phrases se terminentcomme leur début le laissait prévoir. Il ne reste de la pensée justequ'une sorte d'accompagnement mécanique - le tam-tam de lalangue de bois. Comme un bel instrument bien sélectif que l'onaurait employé sans égards, notre moyen d'analyse, de discussionet de compréhension réciproque devient comme un poste récep­teur détraqué, ne donnant qu'une seule voix, tout éraillée, àlaquelle on s'habitue - faute de mieux.

Si je m'élève ainsi contre ces menues misères faites au lan­gage, c'est parce que j'en connais les retentissements et que jeconnais aussi l'antidote : on trouve les deux dans l'enseignementlittéraire.

Je sais ce que c'est que de faire découvrir à un élève, dansun texte classique français qu'il lisait sans le comprendre et sanss'en inquiéter, quel mot il ignorait, et quel sens se révèle quandcelui-ci s'éclaire. Je sais ce que c'est que de faire traduire un textelatin ou grec et de voir la classe, une fois le sens compris, proposerun mot, puis un autre : celui-ci est trop faible, celui-là trop fort ;celui-ci est trop général, celui-là trop étroit; et soudain la classe seprend au jeu, cherche, s'amuse des erreurs, s'émerveille d'une solu­tion... Et je sais enfin ce que c'est que d'en voir un, soudain dérou­té, demander, mécontent: ''Mais comment l'auteurpeut-il dire cela?N'est-ce pas le contraire de ce qu'il disait tout à l'heure ?', Et alorsl'attention aux mots s'éveille - c'est-à-dire le début de l'intelligence,de la curiosité pour autrui, de la modestie et de la tolérance.

J'ai moi-même peiné, pendant des années, sur la traductiond'un auteur difficile : je ne regrette pas ma peine (pas plus que

15

Page 10: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

celle que j'ai prise pour tenter un jour d'écrire - ce qui représentele même effort et les mêmes joies). Je regrette seulement que cesclasses de lettres soient aujourd'hui tenues en si peu d'estime,que l'enseignement des langues anciennes soit pratiquement frap­pé d'interdit, les auteurs classiques français de moins en moins enhonneur, et les horaires de français en baisse.

On le voit, ce n'est pas seulement à l'étude de la langueque servaient ces études : elles développaient aussi la rigueur dela pensée et la clarté de l'esprit. Peut-être même étaient-elles lemeilleur remède contre une confusion intellectuelle et moraled'où peuvent sortir de grands dangers.

Les mots encrise

Car je n'en ai pas fini encore avec les mots qui changent desens.

Il est en effet des moments où, par-delà l'usure et les légersdétournements de sens, de brusques revirements interviennent,traduisant des passions exacerbées. Dans ces temps de crise, tousles mots du vocabulaire moral et politique changent de valeur etde contenu.

Les Grecs en avaient fait l'expérience ; et, comme toujours,ils ont analysé le phénomène avec une force lucide, qui toucheencore de nos jours. Je citerai ici trois textes qui se font écho defaçon saisissante et émanent de trois auteurs ayant des soucis etdes idées fort dissemblables.

Le premier est Thucydide. Il raconte la guerre duPéloponnèse et la façon dont celle-ci entraîna des guerres civilesdans beaucoup de villes grecques. Athènes y soutenait les parti­sans de la démocratie et Sparte ceux de l'oligarchie: ainsi se trou­vaient aggravées les dissensions ; nous pouvons assez lecomprendre ; chacun appelait l'un des deux grands à l'aide ; etc'était partout des luttes violentes et fratricides.

En gros, c'est l'esprit partisan qui l'emporte sur la raison.Mais voilà, sous cette inspiration, que les mots changent de sens.C'est ce que décrit Thucydide : "On changea jusqu'au sens usuel

16

Page 11: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

des mots par rapport aux actes dans lesjugements que l'on portait.Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à sonparti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagessepourle masque de la couardise, l'intelligence en tout pour une inertietotale ,. les impulsions précipitées furent comptées comme qualitévirile, et les délibérations circonspectes comme un beau prétexte dedérobade. L..J La plupart des hommes aiment mieux être appeléshabiles en étant des canailles qu'être appelés des sots en étant hon­nêtes : de ceci ils rougissent, de l'autre ils s'enorgueillissent. Lacause de tout cela était lepouvoir, voulu par cupidité et par ambi­tion ..." (Thucydide, III, 82, 4-8.)

On peut remarquer les antithèses répétées, cinglantes. Etnous connaissons tous, en effet, des cas où une tentative de pru­dence s'appelle lâcheté et un effort d'analyse besoin de discu­tailler au lieu d'agir. De cela, selon Thucydide, la cause est laguerre.

Mais, un demi-siècle plus tard, Platon écrit la République. Ildécrit les divers régimes, et en particulier cette démocratie sansfrein qui s'était installée à Athènes et qu'il réprouvait. En parallèle,il décrit l'âme démocratique, celle où ne règne ni ordre ni hiérar­chie ; et, avec une superbe métaphore, qui rend les chosesvivantes, il montre l'entrée des pensées anarchiques dans l'âmedu jeune homme. Parlant de ces maximes menteuses, il décritleur victoire...

"Ce sont elles qui gagnent la bataille, et, traitant la pudeurd'imbécillité, elles la poussent dehors et la bannissent ignominieu­sement, elles honnissent et chassent la tempérance, qu'elles appel­lent lâcheté, elles exterminent la modération et la mesure dans lesdépenses, en la faisant passer pour rusticité et bassesse, secondéesdans leur violencepar uneforte bande de désirssuperflus... Quandelles ont vidé de ces vertus et purifié l'âme du jeune hommequ'elles gouvernent, comme pour l'initier à de grands mystères,elles ne tardent pas à ramener l'insolence, l'anarchie, la prodiga­lité, l'impudence, qui s'avancent brillamment parées, la couronnesur la tête, avec un nombreux cortège ,. elles chantent leurslouanges et les décorent de beaux noms, appelant l'insolence bellesmanières, l'anarchie liberté, la prodigalité magnificence et l'impu­dence courage."(République, VIII, 560 d, sq.)

17

Page 12: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

Là aussi, la prudence passe pour lâcheté. Là aussi, une graveatteinte morale se traduit par un changement du sens des mots.Mais la cause est différente. La cause n'est plus la guerre : c'est ladémocratie qui s'instaure dans l'âme, à l'image du régime régnant.En mettant à égalité toutes les tendances, elle laisse le champlibre à celles qui visent le seul plaisir, et déclare en somme qu'ilest "interdit d'interdire". On le voit : Platon avait compris quec'est dans l'âme elle-même que se fondent les changements desens des mots, quand ils désignent des valeurs. En tout cas, laconfusion entre anarchie et liberté touche pour nous une noteconnue.

Elle la touchait aussi chez un contemporain de Platon,Isocrate. Il était, lui, un modéré, un réaliste. Comme Platon, il blâ­mait la démocratie effrénée de son temps, mais il aimait la démo­cratie plus nuancée qui avait régi Athènes auparavant. Et c'est cequ'il explique dans l'Aréopagitique, 20, où l'on retrouve le glisse­ment des mots. Il déclare que l'ancienne démocratie n'était pascomme la mauvaise, dont il dit : "Elle donnait aux citoyens unetelle éducation qu'il voyaient dans l'indiscipline de l'esprit démo­cratique, de la liberté dans le mépris des lois et de l'égalité dans lalicence desparoles, enfin le bonheur dans le droit d'agir ainsi..."

On retrouve dans ces quelques lignes le glissement desmots et même la confusion entre anarchie et liberté, qui figurechez Platon. Cette fois, la cause est bien l'évolution politique etl'éducation qu'elle répand grâce au modèle qu'elle offre.Simplement, pour Isocrate, il ne faut pas s'en prendre à la démo­cratie en général, mais à une forme déviée.

Plutôt que d'insister sur ces différences d'orientation (4), ilimporte ici de relever leur accord. Car, dans la description dumal, ces trois auteurs si différents se tiennent de tout près ; selonles trois, les mots désignant des valeurs changent de sens, quandquelque chose perturbe notre équilibre intérieur : trop de vio­lence ou trop de liberté. Les mots alors trahissent le mal desesprits, qui lui-même se traduit en désordres sanglants.

Cette image triple indique une limite, que j'espère ne jamaisvoir atteinte pour nous: elle décrit aussi un mal qui peut s'exer­cer de façon latente, et dont, sous cette forme, nous connaissons,nous aussi, les atteintes.

18

Page 13: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

Deux exemples suffiront à le suggérer.J'ai eu l'occasion cette année de prononcer sous la Coupole

le discours traditionnel sur la vertu. On sourit souvent à l'énoncéd'un tel titre. f:ar là aussi il y a eu glissement. La vertu a été lavaleur suprême pendant des siècles. Elle désignait à l'origine lesqualités viriles du guerrier (virtus). Aujourd'hui, les dictionnairesle confirment, le mot s'emploie surtout, avec une nuance d'ironie,pour la chasteté des femmes se défendant contre les entreprisesviriles ! Qui plus est, le mot au singulier, dans son sens général,est marqué, pour presque tous ses emplois, de la mention "vieilli" !Vieilli? la vertu? Il est vrai que nous n'osons guère en parler.Comme pour le mot "bourgeois", il s'attache à la vertu cette notepasséiste et étriquée qui marque aussi, par exemple, la "tempé­rance" (je le sais par la difficulté que nous avons, nous les traduc­teurs du grec, à rendre cette notion, qui ne sert plus guèreaujourd'hui que dans une lutte contre l'alcoolisme - que l'onaimera mieux appeler "désintoxication").

Je ne dirai pas, comme dans les textes que j'ai cités, quenous appelons la vertu étroitesse d'esprit. Mais certains n'en sontpas loin ...

D'autre part, en ce qui concerne le groupe anarchie-liberté,ne retrouvons-nous pas, dans tout le vocabulaire politique, cesmêmes déplacements, et ces malentendus soulevés par l'esprit departi?

Ces malentendus colorent tout le vocabulaire politique.Que l'on y songe, en effet : Platon et Isocrate sont en désaccordpour dire si c'est la démocratie qui est cause de la crise ou si c'estune certaine démocratie. Il y avait donc, déjà alors, plusieurssortes de démocratie. Or nous avons renchéri, nous qui avonsconnu la démocratie parlementaire et ses diverses formes, nousqui parlons de démocraties populaires et faisons aller la démocra­tie depuis l'extrême du socialisme jusqu'aux monarchies constitu­tionnelles. Le résultat est que tous les groupes se réclameront dela démocratie ; et le mot couvrira tout, avec passion.

De telles confusions étaient lourdes de menaces. Et déjàcelles-ci sont exprimées, avec force, par Tocqueville : sans douteserait-il surpris de constater aujourd'hui combien les faits lui ontdonné raison, lorsqu'il écrivait : "Ce qui jette le plus de confusion

19

Page 14: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

dans l'esprit, c'est l'emploi qu'onfait des mots: démocratie, institu­tions démocratiques, gouvernement démocratique. Tant qu'onn'arrivera pas à les définir clairement et à s'entendre sur la défini­tion, on vivra dans une confusion inextricable, au grand avan­tage des démagogues et des despotes" (l'Ancien Régime et laRévolution, II).

Les mots qui changent de sens ouvrent des crises de l'âme:ils peuvent aussi ouvrir des crises de société.

Le risque est d'autant plus grand quand il faut compter avecl'ampleur des moyens d'information, qui nepeuvent que précipiterces changements: en donnant aux mots une audience immense, enen imposant l'usage dans la vie morale et politique, ils renforcenttous les effets. Et il ne s'agit point ici de critiquer les journalistes,mais de signaler le rôle d'une vaste information, dans sa naturemême. Pour en donner une idée, on peut sortir de notre temps etremonter à un autre témoignage grec. Platon parle, en effet, d'unedémocratie directe où les gens étaient réunis tous ensemble, à desmilliers ; et il montre comment cette présence massive fausse lesvaleurs dans l'esprit des jeunes. Il écrit ainsi : ''Lorsque, repris-je, ilssiègent ensemble, en foule pressée, dans les assembléespolitiques,dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps et dansquelque autre réunion publique, et qu'ils blâment ou approuvent àgrand bruit certainesparoles ou certaines actions, également outrésdans leurs huées et dans leurs applaudissements, et que les rocherset les lieux où ils sont font écho à leurs cris et doublent lefracas dublâme ou de la louange. En pareil cas, que devient, comme on dit,le cœur d'un jeune homme? Quelle éducation privée résisterait etne serait pas emportée dans cesflots du blâme ou de la louange ?N'en viendra-t-il pas à juger comme eux de ce qui est beau et de cequi est laid? Neprendra-t-ilpas les mêmes goûts qu'eux, et ne sera­t-ilpas pareil à eux ?" (République, 492 b-c.)

Nous n'avons plus ces grandes assemblées : mais nousavons les mêmes huées et les mêmes applaudissements, répandusauprès de millions de gens à chaque heure de chaque jour.

En rappelant le bienfait des textes, j'aurais dû ajouter que,pour rétablir l'équilibre et ramener un peu de lucidité, l'on agrand besoin de se référer, en paix, à tous les textes du passé.Après quoi les esprits jugeront - jugeront eux-mêmes.

20

Page 15: QUAND LES MOTS CHANGENT DE SENS

ETUDES et REFLEXIONSQuand

les mots changentde sens

Les remarques que j'ai présentées ici pourront avoir donnéle sentiment que le langage est chose glissante et trompeuse.C'est pourquoi je voudrais, au moment de conclure, rétablir leschoses et éviter un dernier malentendu. On se plaint beaucoupdu langage, de nos jours. On se plaint de son imperfection, deson incapacité à dire l'un, de la charge sociale qu'il comporte, del'aliénation qu'il implique. Je voudrais préciser que telle n'est pasma position. Il est évident que le langage ne saurait épuiser lasomme des choses à dire ni jamais les atteindre totalement. Nulne l'ignore. Mais je vois surtout qu'il est notre œuvre, qu'il peutprogresser ou décliner, grâce à nous ou par notre faute ; car nousle faisons et le refaisons, à chaque instant. Et, en retour, la qualitéde notre pensée, celle de nos possibilités de communication avecautrui sont fonction du bon ou du mauvais usage que nous enfaisons. Les changements de sens des mots sont un peu la mesurede nos faiblesses, mais ils sont aussi un rappel éclatant de nosresponsabilités.

Jacqueline de Romillyde l'Académie française

• Les idées exprimées ici ont fait l'objet d'une conférence donnée dans la sériedes "Grandes Conférences du Figaro", le 15 février 1991.1. Les mots nouveaux ne relèvent pas du sujet traité ici ; mais ces inventionsmodernes en engendrent beaucoup : l'édition en cours du dictionnaire del'Académie devrait comporter quelque dix mille mots de plus que la précédente.2. Plus anciennement, quand les activités militaires comptaient plus, on "investis­sait" des villes.3. Nous avons déjà commenté le glissement de sens de ce mot dans un articlede Diogène, 132 (oct-déc. 1985).4. Pour plus de détails sur ces trois textes et sur leurs différences, voir notreétude intitulée "Trois interprétations d'une crise des valeurs", dans le RecueilP/assart, 1976.

21