qu'est-ce que l'improvisation musicale

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Page 1: Qu'Est-ce Que l'Improvisation Musicale

Tracés. Revue de ScienceshumainesNuméro 18  (2010)Improviser. De l'art à l'action

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Carl Dahlhaus

Qu’est-ce que l’improvisationmusicale ?...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueCarl Dahlhaus, « Qu’est-ce que l’improvisation musicale ? »,  Tracés. Revue de Sciences humaines [enligne], 18 | 2010, mis en ligne le 01 mai 2012. URL : http://traces.revues.org/index4597.htmlDOI : en cours d'attribution

Éditeur : ENS Éditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org

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Tracés 18 2010/1 pages 181-196

Qu’est-ce que l’improvisation musicale ?

CArl dAhlhAuSTrAduiT dE l’AllEmANd pAr mArioN SiÉFErT ET luCillE liSACK. prÉSENTÉ pAr TAliA BAChir-loopuyT ET ClÉmENT CANoNNE.

Carl Dahlhaus (1928-1989) est l’une des figures les plus importantes de la musicologie européenne d’après-guerre1. Ses écrits portent sur un nombre considérable de sujets (des origines de la tonalité à la musique d’avant-garde des années 1960-1970 en passant par Wagner, Schönberg ou l’idée de « musique absolue ») et se caractérisent par un savant équilibre entre l’érudition historienne, la technicité des analyses musicales et une rigueur conceptuelle peu commune en musicologie, sans doute héritée de sa fréquentation assidue de l’œuvre d’Adorno. C’est à ce côté volontiers philosophique qu’on reconnaît le style musi-cologique de Dahlhaus. On en aura une illustration avec ce texte de 1979 – publié ici pour la première fois en français – qui s’attaque à un problème de définition conceptuelle.

Ce texte n’est pas le premier que Dahlhaus consacre à la question de l’improvisa-tion. Quelques remarques parsèment des textes antérieurs2, qui trouvent une première synthèse dans un article de 1972 intitulé « Composition et improvisation » (Dahlhaus, 2004b). Le problème de l’improvisation y est abordé non à partir d’une opposition notionnelle a priori avec le concept de composition, mais dans le contexte de crise qui entoure la composition musicale savante des années 1960 et de la « tendance à l’improvi-sation » (ibid., p. 192) qui gagne alors la scène de la musique dite contemporaine.

Le texte « Was heisst Improvisation ? » revient sur certaines de ces problématiques, mais la tonalité d’ensemble est différente : moins polémique (la question de l’improvi-sation n’est plus autant d’actualité à la fin des années 1970) et visant d’abord un objectif de clarification. Dans cette optique, Dahlhaus part de l’usage quotidien des termes de composition et d’improvisation, dont il souligne les limites en les confrontant à divers exemples puisés dans un large spectre de pratiques musicales (médiévales, contempo-raines, extra-européennes). Il montre de cette manière l’insuffisance d’une « division rigide » de la musique en deux catégories étanches et souligne la nécessité de considérer la composition et l’improvisation comme les deux pôles d’une « gamme de possibilités sur laquelle il n’y a pour ainsi dire rien sinon des transitions ». Sans chercher à résoudre les

1 Ce texte est la traduction de Carl Dahlhaus, « Was heisst Improvisation ? », Improvisation und neue Musik, R. Brinkmann éd., Mayence, Schott Musik, 1979, p. 9-23. Nous le traduisons avec l’aimable autorisation de Schott Musik GmbH & Co (Mayence).

2 Voir « La notation aujourd’hui », « Forme », « La désagrégation du concept d’œuvre musicale » et « Ehrard Karkoschka et la dialectique de la forme musicale », publiés dans Dahlhaus (2004a).

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contradictions qui entourent ces notions, Dahlhaus se livre ici à une expérience de pensée qui procède par allers-retours entre les cas et les concepts, les considérations historiques et systématiques3. Cette exploration de divers domaines de l’improvisation musicale se double d’un retour réflexif sur des concepts centraux, et non moins problématiques, de l’esthétique occidentale moderne tels que la « spontanéité » ou l’« originalité ».

Talia Bachir-Loopuyt et Clément Canonne

i

Tel qu’il est en usage, employé sans que l’on y réfléchisse, le concept d’im-provisation est un concept éculé. Il pâtit d’être une catégorie définie de façon essentiellement négative par opposition au concept de composition. C’est un terme générique qui rassemble des phénomènes musicaux que l’on ne veut pas, pour une raison ou pour une autre, appeler « composi-tion » et dont on se débarrasse en leur appliquant un concept opposé, sans se soucier de savoir si ces phénomènes sont liés entre eux par des caracté-ristiques communes. À vrai dire, dès que l’on prend la peine d’y réfléchir, il devient difficile, voire impossible de justifier logiquement et de façon objec-tive une nomenclature qui englobe aussi bien l’organum4 du ixe siècle que le free jazz, ou encore un raga5 qui fait l’objet d’une élaboration soigneuse et minutieuse même s’il n’est pas consigné par écrit. En conséquence, une exploration terminologique du concept d’improvisation ne peut consister qu’en une tentative, fût-elle vaine, de clarifier l’usage de ce mot, un usage dont la structure logique est devenue bancale et confuse. C’est en procédant ainsi qu’il nous sera possible de le modifier et de le corriger.

Le recours à l’étymologie, qui apparaît souvent comme le moyen de se sortir du labyrinthe conceptuel dans lequel l’histoire s’est parfois fourvoyée, n’est certes pas superflu lorsqu’on s’intéresse aux expressions ex improviso, ex tempore et « au pied levé ». Son utilité reste cependant étroitement limitée. Qu’un musicien commence à improviser sans avoir prévu l’ensemble avec précision (ex improviso), dans l’instant même (ex tempore), et en même temps

3 La systématique et l’histoire de la musique constituent les deux branches de la discipline musi-cologique telle qu’elle s’est constituée dans l’espace germanophone depuis les écrits fondateurs de Guido Adler (1855-1941).

4 N.d.l.r. Forme primitive de polyphonie apparue en Occident au ixe siècle, qui consistait à enrichir le plain-chant par l’adjonction d’une seconde voix strictement parallèle à la première (avec un intervalle constant d’octave, de quinte ou de quarte).

5 N.d.l.r. Le raga (du sanskrit « couleur », « attirance ») désigne, au-delà d’une échelle de sons, un mode d’organisation de la mélodie (descendante ou ascendante, organisée autour de certains degrés pivots, etc.), rattaché à un ethos et à un moment du jour privilégié. Sur ce sujet voir Auboux (2003).

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à l’improviste, en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre pied à terre (« au pied levé »6), que donc l’improvisation devienne le contraire de l’élabo-ration signifie simplement que c’est le geste de la spontanéité, de la produc-tion irréfléchie (ou irréfléchie en apparence) qui séduit dans l’improvisation, par opposition au travail pénible, laborieux qui laisse sa trace dans l’objet créé – même si, depuis la Renaissance, l’esthétique veut que ce travail soit effacé, comme si la composition tendait en secret à porter le masque de l’im-provisation, autrement dit à simuler le retour à un stade de développement auquel elle s’était préalablement arrachée avec un effort qui ne provoqua rien de moins que l’histoire de la musique européenne dans sa spécificité.

Il serait cependant discutable de comprendre la spontanéité – ou bien son apparence esthétique, puisque c’est ce qui importe finalement – comme le principal critère de définition parce que l’originalité et la nouveauté, qui sont liées au concept de spontanéité dans l’esthétique du xixe et du xxe siècle, entrent en contradiction avec des caractéristiques propres à quelques pratiques qui se laissent difficilement exclure du concept d’improvisation : par exemple, le recours à des modèles ou l’utilisation de formules. Cela prê-terait en tout cas à confusion, ou du moins, ce serait une formulation décon-certante, de prétendre d’une part qu’une improvisation n’est rien d’autre qu’un assemblage de formules et d’autre part qu’elle est ressentie comme spontanée – quand bien même cela décrit parfaitement la réalité.

ii

Pour qui entreprend de dépasser l’opposition commune entre le concept d’improvisation et le concept de composition, ou du moins de faire appa-raître la limite où un contraste signifiant se mue en une opposition trom-peuse, il convient dans un premier temps d’examiner les usages du vocabu-laire. Car c’est justement dans l’emploi quotidien – et tout à fait raisonnable – de cette nomenclature qu’apparaissent les problèmes les plus ardus : dès que l’on y réfléchit, que l’on se coupe pour ainsi dire la parole à soi-même, on ne se laisse plus abuser par ce qui semble évident, et il faut bien s’avouer alors que l’on parle sans savoir exactement ce que l’on dit.

Comme hypothèse de travail, on peut s’appuyer sur les cinq caracté-ristiques du concept de composition tel qu’il s’est forgé dans la musique européenne depuis la fin du Moyen Âge. Dans l’optique d’une définition des catégories de l’improvisation, on prendra ainsi pour point de départ

6 N.d.t. En allemand aus dem Stegreif, littéralement « le pied sur l’étrier ».

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l’affirmation selon laquelle une composition est 1) un objet musical indi-viduel et clos sur lui-même, lequel est 2) élaboré et 3) fixé par écrit pour 4) être exécuté, 5) ce qui est élaboré et écrit constituant la part essentielle de l’objet esthétique qui prend forme dans la conscience de l’auditeur.

Cette définition découle d’une simple analyse du vocabulaire utilisé dans le langage courant, elle n’excède donc pas la modeste ambition d’être aussi triviale que possible. Mais si on admet cette définition en considérant qu’elle est suffisamment adéquate et acceptable, il n’est alors pas bien difficile de découvrir des phénomènes musicaux d’une certaine importance historique dans lesquels l’une des caractéristiques fait défaut sans que, pour autant, les autres soient abandonnées, si bien que, en l’absence d’un critère suffisant, l’on est embarrassé de devoir décider si l’on peut encore parler ou non de composition. D’un autre côté, comme on va le montrer, le fait que l’on hésite à qualifier ces phénomènes de composition ne saurait justifier que l’on parle d’improvisation faute d’une terminologie plus satisfaisante. Autre-ment dit : les phénomènes qui n’appartiennent ni au domaine de la compo-sition ni à celui de l’improvisation au sens large du mot ne manquent pas.

L’organum du ixe au xie siècle, tel qu’il a été enseigné dans la Musica Enchiriadis 7 et dans le Micrologus de Guido d’Arezzo8, était une pratique d’exécution musicale régie intégralement par des règles strictes, dotant un choral d’une ornementation polyphonique. Dans l’organum à consonances de quinte, cette coexistence de plusieurs voix apparaît encore comme un simple élargissement du son ; c’est seulement avec l’organum de quartes que l’on s’aventure vers une polyphonie rudimentaire. D’un côté, il serait absurde de parler d’une composition à propos de l’objet individuel créé par la pratique de l’organum. D’un autre, les règles strictes qui rendent le déroulement de la musique prévisible s’opposent à un concept d’improvisa-tion, à moins de lui arracher complètement ses racines étymologiques.

Une autre pratique musicale se soustrait à la dichotomie entre compo-sition et improvisation. Dans la musique indienne, il n’est pas rare qu’un raga, objet individuel et original, soit élaboré intégralement, ou du moins dans ses traits essentiels, lors de l’exécution musicale, et soit considéré comme la propriété d’une école. Il est alors transmis oralement, sans toute-fois être fixé par écrit. Il ne serait certes pas absurde de parler d’une compo-sition transmise oralement et de renoncer ainsi au critère de l’écrit, mais ce serait délicat. En effet, il est historiquement établi que les caractères essen-

7 N.d.l.r. Traité anonyme sur la musique (autour de 900), attribué à Odon de Cluny.8 N.d.l.r. Le Micrologus (vers 1025) est l’un des traités les plus importants sur l’enseignement de

la musique. Son auteur, Guido d’Arezzo, est également à l’origine d’un système de notation sur portée et de notre dénomination des notes de musique (ut, ré, mi, fa, sol, la, si).

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tiels du phénomène appelé « composition » dans la musique européenne sont apparus en interaction avec le système de notation – et la terminologie elle-même en témoigne également. Sans l’écrit, la composition ne serait pas devenue ce qu’elle est. Cependant, puisque chaque raga est une pièce élabo-rée individuellement, il serait vraiment absurde de parler d’improvisation, et donc d’abandonner la caractéristique essentielle de ce concept, c’est-à-dire l’opposition entre le caractère ex tempore et l’élaboré.

Les règles strictes du premier organum ou de l’élaboration d’un raga individualisé nous offrent des critères tout à fait évidents pour saisir l’in-suffisance d’une division rigide de la musique en composition d’un côté, et improvisation de l’autre. En revanche, il est très difficile pour un historien de savoir si et dans quelle mesure la partie notée d’un morceau de musique en est la partie essentielle.

Même dans la musique du xixe et du xxe siècle, qui tend vers une nota-tion intégrale de tous les détails, il va tout simplement de soi pour le sens commun d’affirmer que le plus important est ce qui n’est pas noté. Il s’agit ici des dynamiques et des libertés rythmiques sans lesquelles non seule-ment le sens expressif d’une composition, mais aussi son sens structurel reste inaccessible. Où commence et finit un motif ? Laquelle des voix est voix principale, laquelle est voix secondaire ? Un accord est-il un accord de passage ou un accord stratégique, essentiel à l’harmonie ? Tout cela n’est en effet pas écrit sur la partition. Toutefois, il est vrai que les significations et les fonctions sont sans conteste incluses dans le texte musical : outre les signes qui marquent le substrat acoustique de la musique, le texte musi-cal englobe aussi le sens exprimé par le phénomène sonore. Certes, qu’un accord remplisse la fonction de dominante9 ou qu’un contrepoint soit un accompagnement et non un contre-chant traduit une réalité « intention-nelle » qui échappe à la notation pour autant qu’on réduit celle-ci à la dési-gnation d’un phénomène acoustique « réel ». Cependant, il serait inadéquat de mettre les significations des accords et des motifs dans la catégorie du non-noté comme s’ils étaient des improvisations ajoutées à la composition. Et peut-être devrait-on considérer que non seulement les significations et fonctions musicales, mais aussi les moyens agogiques et dynamiques qui les rendent intelligibles, font partie des textes musicaux : ce sont les éléments qui sont en quelque sorte « présents dans les notes » pour celui qui sait les lire. En tout cas, le concept du non-noté avec lequel opère la théorie de

9 N.d.l.r. La musique tonale est régie par deux fonctions harmoniques opposées, la fonction de tonique et la fonction de dominante. L’enchaînement dominante-tonique est le paradigme du schème tension-détente, d’importance cruciale dans la musique classique occidentale.

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l’ improvisation renvoie avant tout à des phénomènes résidant non seule-ment au-delà d’une notation qui symbolise uniquement du « réel » acous-tique, mais aussi au-delà d’un texte qui engloberait en outre l’« intention » musicale (et les moyens de son intelligibilité).

Or si on élargit le concept de l’écrit à celui de texte, il apparaît, contrai-rement au lieu commun cité, que l’essentiel, pour ce qui est de la musique européenne de ces derniers siècles, est écrit sur la partition, dans laquelle on a pu distinguer trois « niveaux » : le niveau du phénomène acoustique réel, qui est symbolisé par la notation, le niveau de l’intention musicale en tant que quintessence des fonctions et significations, et enfin le niveau des moyens de représentation interprétatifs qui sont à leur tour des phénomènes acoustiques réels mais non notés. Parmi ces trois niveaux, c’est sans aucun doute le niveau intentionnel qui est déterminant. Et le fait que les signifi-cations, tout comme les moyens agogiques et dynamiques pour leur repré-sentation, soient de l’ordre du non-noté, n’est pas une raison suffisante pour attribuer à tort aux moyens de représentation une substantialité que l’on retire aux significations.

Cependant, lorsqu’on prend conscience du caractère hétérogène de la catégorie du non-noté, apparaît alors un état de fait fondamental pour la musique européenne des derniers siècles, état de fait qui a été formulé par Jacques Handschin10 dans la thèse – conçue comme supra-historique mais historiquement interprétable – selon laquelle la hauteur et la durée des sons sont des caractéristiques sonores centrales alors que l’intensité et le timbre sont des caractéristiques périphériques. Cette différenciation signifie que les paramètres centraux, pour reprendre les termes d’Arnold Schönberg, formulent la pensée musicale, tandis que les moyens périphériques servent à son intelligibilité. En outre, cela sous-entend que l’interprétation – dont relèvent les jeux de dynamiques et de couleur sonore – est au service de la composition et non l’inverse. Et finalement, l’importance accordée aux caractéristiques sonores centrales conduit à la prémisse esthétique selon laquelle dans la dialectique de la structure et de l’expressivité, c’est la struc-ture, qui se présente avant tout comme structure de hauteurs et de durées de sons, qui vaut comme instance suprême d’après laquelle on jugera si l’expressivité est justifiée de l’intérieur ou bien reste un geste vide.

Cela ne signifie pas que personne ne se soit jamais risqué à formuler une position contraire. Cependant, l’importance accordée, à rebours de cette

10 N.d.l.r. Jacques Handschin (1886-1955), musicologue suisse, spécialiste de musique médiévale, est l’auteur d’un traité intitulé Le caractère du son. Une introduction à la psychologie sonore (1948).

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esthétique, à l’intensité et au timbre, l’invasion de la pensée par les moyens de représentation, la réduction de la composition à un vecteur de l’interpré-tation, et pour finir l’idée d’une expressivité qui ne se soucie pas de justifica-tion structurelle, bref, la négation des prémisses qui constituaient la base du concept de texte musical au cours des derniers siècles court le risque d’être ramenée à une tare esthétique, qui élève une forme de dilettantisme suspect et superficiel au rang de critère d’évaluation. Cela étant dit, il n’est pas besoin de réfléchir longuement pour s’apercevoir que ce reproche de dilettantisme est un prétexte pour critiquer un contre-courant esthétique qui semble menacer le concept d’œuvre musicale de la modernité. De grandes parties du public tendent secrètement à se laisser happer par les effets d’intensité et de couleur au lieu de suivre le développement des motifs, à s’abandonner sans réfléchir au geste expressif et à s’identifier aux interprètes, au lieu de s’efforcer de com-prendre le processus compositionnel. Et c’est bien dans le plaisir procuré par les improvisations, un plaisir inépuisable, qu’apparaît souvent le courant sou-terrain qui accompagne l’évolution de la composition. Dans l’improvisation, chacun admet que les caractéristiques sonores « périphériques » jouent un rôle égal voire supérieur à celui des caractéristiques sonores « centrales », sans pour autant considérer ce renversement comme une tare. La manière dont une pensée est représentée est tout aussi importante, et même plus impor-tante que la pensée qui sert de substrat. L’expressivité règne en maître quasi absolu sans que soit mise en question sa légitimité structurelle. Et le fait que la composition et l’interprétation aient lieu en même temps ne signifie nulle-ment que le public devient témoin d’un processus de composition accéléré, dont la substance serait une logique musicale saisissable, tout comme dans une composition écrite ; mais au contraire que la composition se dissout en devenant interprétation, ou qu’elle n’est que le vecteur de l’interprétation.

iii

Le concept d’improvisation ne forme donc pas une alternative à celui de composition, alternative par laquelle d’autres possibilités qui ne seraient ni improvisation ni composition seraient exclues. Nombre de phénomènes musicaux ne se laissent définir ni comme des improvisations ni comme des compositions. Pourtant, du moins dans la musique européenne, les prin-cipaux traits de chacune de ces deux catégories sont définis par opposition à l’autre. Les caractéristiques techniques, comme le niveau d’élaboration et d’écriture, sont certes étroitement mêlées à des caractéristiques esthétiques, comme le moment de la spontanéité et le degré d’individualisation, sans pour autant que leur rapport soit réduit à des formules communément

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utilisées dont la simplicité séduisante ne serait que le revers d’une dépen-dance à l’égard d’idées préconçues.

Si, en essayant de définir l’improvisation par opposition à la composition, l’on prend comme point de départ la différence entre la musique fixée et la musique non fixée, il s’avère alors soit que les efforts de définition sont confus, soit qu’ils basculent dans l’arbitraire parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler de domaines isolables, étanches l’un à l’autre, mais d’une gamme de possibilités sur laquelle il n’y a pour ainsi dire rien sinon des transitions et des formes intermédiaires, et dont les extrêmes, la composition absolue et l’im-provisation absolue, se perdent dans l’irréel et l’insaisissable. Dans la mesure où elle ne réside pas au-delà de l’alternative entre composition et improvisa-tion, la réalité musicale est constituée d’objets musicaux qui appartiennent plus ou moins à l’une ou à l’autre catégorie. Quand on cède à la tentation de l’exactitude, le classement des phénomènes se dissout en une description de proportions et de dosages, et utiliser malgré tout l’étiquetage que suggère une dichotomie n’a pas plus de sens que de vouloir procéder à chaque instant à de minutieuses distinctions qui sont inappropriées et inutiles dans l’activité quo-tidienne, y compris dans le domaine de la connaissance scientifique.

Il semblerait que l’idée de la composition absolue se soit réalisée dans la musique électronique, entièrement fixée, qui ne laisse donc à l’interpréta-tion, inexistante dans ce type de musique, aucune possibilité de modifica-tions et d’ajouts. Comme cependant, dans la musique électronique, un texte écrit, si toutefois il existe, remplit exclusivement des fonctions techniques et ne reflète pas la figure musicale d’ensemble, il est douteux que le concept de composition, qui s’est constitué dans la musique européenne en interac-tion avec le développement de la notation, soit la catégorie appropriée pour caractériser la musique électronique. Une musique qui peut naître et qui naît souvent sans la médiation de l’écriture, dont la réception ne met pas en jeu la représentation d’un schéma de notes, une telle musique, bien qu’elle soit élaborée et fixée, ne peut être rattachée au concept européen de compo-sition tel qu’il a été forgé historiquement – le seul concept de composition qui existe à l’heure actuelle.

C’est l’extrême inverse, l’idée d’une improvisation absolue que vise Karl-heinz Stockhausen avec le concept d’une « musique intuitive », en évitant d’ailleurs le terme d’improvisation connoté par son association avec l’usage de formules. Dans un commentaire de sa pièce pour ensemble « ES »11, il écrit :

Au sein du cycle, le texte « ES » [« Ça »] décrit un jeu intuitif poussé à l’extrême puisqu’il indique de ne jouer que lorsque l’on a atteint l’état de la non-pensée, et

11 Extrait du cycle Aus den Sieben Tagen (1968), ensemble de quinze pièces de « musique intuitive ».

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de toujours arrêter lorsque l’on commence à penser. On doit ainsi atteindre un état du jeu dans lequel on agit et réagit de façon purement intuitive […]. Il est évidemment inhabituel de jouer d’un instrument dans cet état méditatif et de ne pas avoir peur de s’abandonner entièrement à l’intuition. Cela nécessite de faire appel à des musiciens chez qui le jeu advient de lui-même, de façon totale-ment irréfléchie et immédiate. (Stockhausen, 1978, p. 129)

Le principe selon lequel il ne convient d’agir ou de réagir que dans un état, difficilement atteignable, de non-pensée trouve son sens dans l’espoir que la musique prend sa source dans l’inconscient, que Stockhausen considère comme un surconscient, et que cette musique n’évoque rien qui ait déjà été entendu auparavant. La spontanéité, l’idée esthétique à laquelle revient sans cesse le concept d’improvisation absolue, doit se légitimer par sa nouveauté. À vrai dire, il devrait être difficile d’empêcher qu’une musique fondée sur une indication de Stockhausen soit marquée ou colorée par la conscience qu’ont les musiciens de réaliser un texte de Stockhausen. Ce dernier affirme cependant qu’il n’est pas présent en tant que personne dans le résultat sonore mais en tant que « mythe », et insiste sur cette distinction. Or si la musique intuitive, censée ne rien évoquer, évoque pourtant justement les premières compositions de Stockhausen, qui constituent pour l’interprète le seul point de départ adéquat pour s’aventurer dans l’inconnu, il apparaît alors que l’idée d’improvisation absolue ne pourra jamais être qu’un prin-cipe régulateur : une utopie esthétique dont on se rapproche un peu lorsque la chance nous sourit, mais que l’on n’atteindra jamais.

La musique électronique, bien qu’étant totalement fixée, ne satisfait pas totalement au concept de composition absolue comme catégorie historique dont l’écriture est une caractéristique essentielle. Cela met en lumière la dif-ficulté inhérente à toute tentative de développer des critères pour décrire les formes intermédiaires entre composition et improvisation qui constituent la réalité musicale : une difficulté qui nous contraint à passer constamment d’une approche systématique à une approche historique.

Un des principes de base de la musique aléatoire des années 1960 était de fixer les différentes parties d’une composition mais de laisser libre l’ordre dans lequel elles apparaissaient. Pour le public, la version qu’il écoute est presque toujours la seule qu’il connaisse, il ne perçoit donc pas la variabi-lité en tant que telle. Et de façon évidente, le sens de ce procédé vient d’une part de l’intention de mettre en jeu la spontanéité de l’interprète, d’autre part de la démonstration d’une idée abstraite qui échappe à la perception esthétique : l’idée que les matériaux ou les segments musicaux peuvent être assemblés pour former différentes structures, qui sont toutes également plausibles, même si certaines le sont plus que d’autres. Or l’idée de forme

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qui sous-tend ce concept est tout aussi marquée historiquement que les caractéristiques du matériau auquel elle doit s’appliquer. Les liens formels qui se constituent dans la conscience de l’auditeur peuvent être définis grosso modo comme un équilibre entre d’une part des ressemblances ou des correspondances et d’autre part des contrastes ou des écarts. Croire qu’un lien s’établira malgré la permutation aléatoire des différentes parties présuppose de façon évidente que la perception d’analogies et d’opposi-tions peut s’appuyer sur toutes les propriétés sonores en tant que paramètres équivalents au lieu de devoir chercher des éléments significatifs essentielle-ment dans la structure émanant de la hauteur ou de la durée des sons. En d’autres termes, l’idée de forme aléatoire est une conséquence historique de l’émancipation sérielle des propriétés sonores périphériques. En tout état de cause, la question de savoir jusqu’à quel point des parties de la compo-sition peuvent être échangées ou montées autrement sans que le sens de l’ensemble soit menacé obtient en général des réponses qui varient au cours de l’histoire. Et ce qui importe n’est pas le classement de l’aléatoire dans un système de formes ouvertes et fixées, mais plutôt la compréhension des conditions historiques dans lesquelles il apparaît comme significatif que la forme reste ouverte.

On rencontre quelque chose d’analogue dans le graphisme musical des années 1960, une tentative visant à transposer de façon improvisée des des-sins en objets sonores, certes en ne les soumettant pas à un schéma choisi arbitrairement qui les rendrait lisibles comme notations musicales, c’est-à-dire comme système de signes, mais en les utilisant comme impulsion et stimulation pour une expression musicale gouvernée par des associations. À ce qu’il semble, l’entreprise ne pouvait réussir que si, en plus des notes et des sons musicaux, des bruits et des mélanges de sons formaient aussi le matériau de l’improvisation en constituant des événements musicaux traités de façon égale. Car ce sont sans aucun doute essentiellement les graphismes abstraits et non figuratifs qui suscitent des associations musicales. Dès lors que la technique graphique passe d’un simple entrelacement de lignes, provoquant des représentations mélodiques contrapuntiques, à des objets caractérisés non seulement par des lignes, mais aussi par des effets de flou et des taches, leur équivalent sonore sous forme de bruit s’impose presque iné-vitablement lors de leur traduction musicale. L’autonomisation du bruit en tant que catégorie musicale – le passage d’un rôle d’accentuation à un rôle structurel – est cependant une tendance spécifique de la musique la plus récente. Et l’objet dont une théorie de l’improvisation digne de ce nom doit venir à bout n’est pas l’idée générale et abstraite d’une musique conçue par association d’après des graphismes – une idée qui serait localisable quelque

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part dans un système décrivant les proportions de ce qui est fixé et de ce qui ne l’est pas – mais l’empreinte (Ausprägung ) concrète de cette idée, liée à la condition historique de l’émancipation du bruit.

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Le texte de Stockhausen déjà mentionné, qui prescrit au musicien de n’agir que dans un état où il ne pense pas, présente un modèle dont le but est de s’éliminer soi-même et de faire disparaître la conscience. Mais même si elle tend à l’exhibition d’une liberté sans bornes, l’improvisation repose en règle générale sur un principe donné de l’extérieur, qui constitue alors la résis-tance contre laquelle elle s’acharne et en même temps l’épine dorsale dont elle a besoin pour ne pas avoir le sentiment de perdre pied et d’être paralysée dans sa spontanéité.

On peut opérer une classification des genres d’improvisation tels qu’ils se sont constitués dans la musique européenne et extra-européenne en construisant une distinction imaginaire entre le principe dont la pratique découle et les matériaux, les structures et les formes dont elle a hérité d’une part, les attentes esthétiques et fonctionnelles qu’elle cherche à satisfaire d’autre part. Mais dans la réalité musicale, ces éléments se fondent les uns dans les autres.

Des tentatives de description fondées sur une distinction entre ébauche, moyens de réalisation et horizon d’attente font d’ailleurs bien vite naître le sentiment d’une inutile complication des choses : on sent bien que les signes caractéristiques toujours cités dans la théorie de l’improvisation ou dans les maigres traités écrits à ce sujet, comme le recours aux formules, la technique de structuration ou la variation à partir d’un thème, ne sont absolument pas liés à une distinction entre des principes de base donnés et des moyens de réalisation disponibles, telle que pourrait l’invoquer un esprit pinailleur. Au contraire, une structure harmonique et métrique, tout comme un motif élaboré, peut être soit une ébauche, soit un véhicule de la réalisation. Autre-ment dit, dans le développement de l’improvisation, rien n’est par essence prémisse ou moment de l’élaboration ; les signes caractéristiques de l’impro-visation ne relèvent pas par nature de l’une ou de l’autre fonction.

Il a souvent été dit que l’improvisation, excepté dans des cas limites, est à peine concevable sans une réserve de formules sur lesquelles les musiciens qui les possèdent peuvent se reposer, mais la relation apparemment confuse entre le recours inévitable à des formules et l’impression de spontanéité découlant cependant des improvisations réussies n’a pas été suffisamment

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analysée. Le préjugé qui brouille les concepts sous une apparence trompeuse de simplicité repose sur une représentation forgée au xviiie siècle, telle-ment répandue qu’elle en devient presque évidente et donc machinale, qui tend à identifier spontanéité et nouveauté, en les plaçant sous le signe de l’originalité, catégorie centrale de l’esthétique classico-romantique. Le concept d’originalité, qui combine des aspects hétérogènes mais dont la structure nous est rarement connue, signifie, dans l’esthétique qu’il a mar-quée, qu’une pensée par laquelle s’exprime la substance d’une personne est nécessairement une pensée nouvelle et non une pensée reprise de quelqu’un d’autre, et que cette pensée jaillit dans l’instant plutôt qu’elle ne naît au terme d’une réflexion laborieuse. L’association de l’authenticité subjective, de la nouveauté et de la spontanéité, si tenace soit-elle après deux siècles d’accoutumance, est cependant tout sauf évidente, et elle ne constitue pas plus un don de la nature. La nouveauté ne doit pas venir des émotions qui agitent la vie intérieure pour être esthétiquement légitime, et inverse-ment, une pensée qui rend perceptible la substance d’une personne n’est pas nécessairement nouvelle. L’originalité peut tout à fait être le résultat d’un travail laborieux et la première version d’une idée est bien souvent la plus triviale. Autrement dit, entre les formules sans lesquelles on arrive à peine à improviser et l’impression de spontanéité et d’authenticité subjective qui seule justifie, dans une culture musicale dominée par le concept de compo-sition, que l’on joue ex improviso au lieu d’interpréter un texte élaboré, il ne subsiste pas la moindre contradiction. Mais pour s’en rendre compte, il faut abandonner la représentation selon laquelle la spontanéité, qui agit selon l’inspiration du moment, et l’authenticité subjective, qui fait apparaître un morceau de musique comme l’expression immédiate d’une personne, seraient indissociables de la nouveauté et légitimées par elle. Dans le cas extrême de la musique intuitive, qui rappelle l’écriture automatique du sur-réalisme, l’improvisation peut faire surgir la nouveauté ; en règle générale, c’est cependant le contraire qui se produit. La musique intuitive dépend de formules, mais cette dépendance n’exclut pourtant aucunement la sponta-néité et l’authenticité subjective.

À côté du recours aux formules, il y a un autre signe caractéristique de l’improvisation, l’un des plus visibles, dont peut partir une théorie qui s’attache en premier lieu au tangible. Il s’agit du procédé qui consiste à prendre comme trame de l’improvisation une mélodie, une ligne de basse ou un schéma métrique et harmonique sur lequel le musicien élabore une paraphrase. Le fait que la trame musicale ait subsisté dans le jazz pendant des décennies, jusqu’au moment où elle a été reléguée à l’arrière-plan dans le free jazz, ne doit pas pour autant empêcher de voir que ce principe for-

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mel, dans la musique européenne, appartient à une étape de développe-ment révolue depuis longtemps et qu’il ne faudrait pas croire de retour pour la simple raison qu’on continue, ici ou là, à écrire des passacailles – dont le caractère archaïque n’échappe à personne. Mais la pratique de l’improvisation entretient une relation particulièrement délicate avec l’idée du travail thématique qui a pris historiquement la relève du principe de la trame musicale – pour esquisser à grands traits une partie de l’histoire de la musique. Certes, la fantaisie libre, qui s’est constituée au xviiie siècle comme la forme d’improvisation de l’époque classico-romantique, tout comme la cadence de concert, que l’on peut considérer comme une fantaisie transportée, intégrée dans la forme sonate, repose en partie sur le principe qui consiste à développer des idées thématiques et à les montrer dans des colorations toujours différentes. Cependant, que l’improvisation de déve-loppements thématiques, parallèlement à la composition de ces développe-ments, aboutisse à une réussite esthétique, doit être considéré comme une rare exception, même autour de 1800, tandis qu’il est tout à fait vraisem-blable que les improvisations sur les trames musicales aient laissé des traces dont les cycles de variations qui nous ont été transmis ne sont que de pâles reflets. Autrement dit, la trame musicale, dont le charme esthétique repose sur la dialectique entre une sûre continuité du schéma porteur et de fugaces effets momentanés, va dans le sens de l’improvisation, tandis que la phrase thématique, dans laquelle la continuité n’est pas donnée mais doit être pro-duite, s’oppose plutôt à une improvisation qui jaillit dans l’instant. Et le déclin de la pratique de l’improvisation dans la musique de concert des cent cinquante dernières années devrait alors être fondé, contrairement aux ten-tatives d’explications habituelles, moins sur des critères historiques culturels que compositionnels : de toute évidence, ce ne sont pas la disparition des talents et de l’intérêt ni l’émiettement des fondements institutionnels qui sont décisifs, mais c’est la relation biaisée à l’improvisation qu’entre tient la forme de base de la pensée compositionnelle depuis Haydn et Beethoven, c’est-à-dire l’idée du travail thématique. Tout n’est pas possible à toutes les époques : ce lieu commun signifie que, parfois, un phénomène ne bénéficie pas des conditions historiques nécessaires pour atteindre le domaine que la théorie esthétique d’une époque délimite comme celui de l’art. Même en disposant de ressources extraordinaires, l’improvisation est alors vouée à l’échec historique.

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Des objets musicaux élaborés intégralement ou dans leurs grandes lignes, qui ne sont cependant pas fixés par écrit mais transmis oralement, ne peuvent être classés, comme il a déjà été dit, ni comme compositions ni comme improvisations, si on ne veut pas déformer ces concepts. Puisque la terminologie est marquée par son origine européenne, il semble parfois contestable de la transposer dans la musique extra-européenne, mais il n’est pas non plus approprié d’éviter les difficultés en remplaçant la nomencla-ture historique par une nomenclature systématique peut-être universelle mais dont les concepts sont vidés de leur sens. La décision par exemple de définir le terme de composition uniquement par le critère de l’élaboration, et de renoncer à celui de l’écriture, aurait pour conséquence d’éliminer de cette définition la dialectique entre notation et composition, qui constitue le moteur du développement européen de ces concepts. Et si une pensée his-torique est consciente du caractère eurocentré des concepts qu’elle emploie, il serait injuste de l’accuser de présomption et de la soupçonner de vouloir réserver le terme prestigieux de composition à la musique européenne sans daigner l’appliquer à la musique extra-européenne. Un historien hésitant à appeler « composition » une pièce de musique extra-européenne ne signifie absolument pas par là qu’il la dénigre.

Le concept d’improvisation semble être, contrairement à celui de la composition, tout à fait applicable à la musique extra-européenne, tant que l’on prend conscience de son utilité partielle et limitée, et que l’on ne part donc pas de cette représentation grossière et qui vide de son sens la terminologie, représentation selon laquelle toute musique transmise orale-ment, quelle qu’elle soit, peut être considérée comme improvisation. L’im-provisation est plutôt un simple domaine parmi d’autres, aussi bien dans la musique des hautes cultures, qui a pour base le principe de la variation formelle, que dans la tribal music ou la musique populaire traditionnelle (Stammesmusik) – une pratique musicale que l’on appellera ici « élémen-taire » pour éviter le vocable « musique primitive » qui peut être ressenti comme humiliant.

Si parmi ces pratiques élémentaires, un morceau de musique remplis-sant une fonction rituelle est à tel point fixé que le moindre écart représente une transgression qui réduit à néant l’effet du charme produit par les sons, ce serait une absurdité et un usage faussé de la nomenclature que de parler d’improvisation, car il ne s’agit tout bonnement pas d’une musique sponta-née, improvisée sur le moment (cela vaut aussi quand l’identité de la créa-

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tion musicale n’est pas reconnaissable pour des auditeurs extérieurs ou l’est seulement dans ses grandes lignes, alors que pour ceux qui jouent, elle reste « la même » à chaque répétition : l’instance qui décide s’il s’agit de musique fixée ou non est alors la conscience de ceux qui sont chargés de la pratique musicale). Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait pas d’improvisation dans les pratiques musicales élémentaires. Le pendant d’une musique fixée par un rituel, dont la structure ne doit pas être transgressée, est une musique non fixée, de caractère ludique, appartenant au domaine profane. Et s’il est ainsi évident que la musique fixée échappe à l’alternative entre improvisation et composition et représente une troisième catégorie à laquelle il manque pour l’instant un nom adéquat, on peut en revanche sans hésiter définir la musique non fixée comme improvisation. L’improvisation n’est donc pas un terme générique qui désigne la musique élémentaire, mais la musique élémentaire est inversement un terme générique qui englobe, d’une part, des pratiques d’improvisation, et d’autre part, des genres musicaux fixés par un rituel.

Selon le même schéma, il faudrait décrire la relation logique entre le concept d’improvisation et le principe fondamental de la musique des hautes cultures, principe que l’on désigne, pour comprendre le point com-mun entre des phénomènes comme le maqam12 arabe et le raga indien, sous le nom de variation formelle. Il n’est pas nécessaire de disserter longtemps pour savoir si le terme de « forme », qui évoque une structure plutôt superfi-cielle que profonde, est un terme heureusement choisi pour ce procédé qui consiste à faire de la musique d’après des modèles de mélodies, des systèmes de fonctions tonales ou des structures mélodico-rythmiques données. On peut de toutes façons affirmer sans ambiguïté que le domaine de la variation formelle s’étend de pratiques d’improvisation jusqu’à des pièces élaborées qui ne se différencient des compositions que par la transmission orale, et que l’expression d’improvisation, tout comme pour les pratiques musicales élémentaires, est une sous-catégorie et non un terme générique.

Le fait qu’un certain embarras se manifeste finalement quand on se demande ce qu’est « véritablement » l’improvisation ne devrait guère décon-certer un public qui n’est pas confronté pour la première fois à des débats terminologiques, car il est fréquent de constater que les chemins que l’on emprunte pour clarifier un concept se révèlent être finalement les dédales d’un labyrinthe. Ce qui reste n’est rien d’autre que cette thèse simple : d’une part, il apparaît approprié de procéder d’après le sens original du terme, et donc de mettre en valeur comme caractéristique décisive du concept l’idée

12 N.d.l.r. Le terme de maqam désigne le système des modes mélodiques utilisés dans la musique arabe et la musique ottomane (makam).

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d’une production musicale surgissant dans l’instant – opposée tout aussi bien à l’élaboration qu’à la stricte détermination par des règles. D’autre part, il faut faire place à des différenciations historiques et ethnologiques, sans lesquelles une catégorie des sciences de la culture comme le concept d’improvisation se dessécherait pour devenir une coquille vide. La vie des concepts réside dans leur utilisation réflexive et non dogmatique, elle ne réside pas dans les définitions qu’on leur colle de temps à autre comme des étiquettes, dans le vain espoir d’immobiliser le mouvement de l’histoire par lequel ils sont portés et transformés.

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