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Jean-‐Claude Kaufmann : « Entre minceur et rondeurs, existe-‐t-‐il un modèle de beauté féminine ? »
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Le 17 octobre 2013
« ENTRE MINCEUR ET RONDEURS, EXISTE-T-IL UN MODELE DE BEAUTE FEMININE ? »
d’après la conférence de Jean-‐Claude Kaufmann, sociologue et écrivain. Je me définis comme étant un sociologue du « détail ». Ma méthode de travail consiste à partir de détails à remonter à des mécanismes sociaux mal connus et à portée plus large. Aujourd’hui, mon point de départ est une interrogation sur les normes de la beauté et notamment la minceur, cette injonction qui nous est imposée et dont beaucoup se plaignent. Pourquoi est-‐elle devenue un véritable code de conduite ? Certains accusent les magazines féminins qui nous exhibent des mannequins d’une minceur quasi anormale. C’est vrai, mais est-‐ce suffisant pour expliquer l’injonction ? Pourquoi ces magazines se complaisent-‐ils à nous présenter de façon récurrente ces femmes filiformes ? Bien sûr, les participantes à cette réunion refusent cette dictature de la ligne « haricot vert » . . . mais, quand arrive l’été, ne vous empressez-‐vous pas de faire un « petit régime » ? En poussant plus loin l’analyse, on note que ce code de la « minceur extrême » n’est pas universel. Certains pays d’Amérique Latine ou d’Afrique proposent un code de beauté qui pousse plutôt aux rondeurs, notamment en ce qui concerne les fesses. Les opérations de chirurgie esthétique effectuées ne sont pas toujours dans le même sens : pour certaines il faut diminuer, effacer, raboter « tout ce qui dépasse ». Pour d’autres, il convient d’arrondir, remonter, reformer, grossir les fesses. . . Les femmes ont une vision assez critique de cette partie de leur anatomie ! On ne voit pas naturellement « son postérieur » ! Pour l’apercevoir, il faut se contorsionner devant un miroir dans une salle de bain mal chauffée, ou encore se battre pour enfiler un jean « trop petit » dans une cabine d’essayage dont le rideau ferme mal . . . Lorsqu’une femme note son corps, plusieurs parties reçoivent les « félicitations du jury » mais lorsqu’on arrive aux fesses, les notes chutent de façon catastrophique. Lors de mes enquêtes sur le « premier matin du couple », j’ai mille fois entendu évoquer l’instant délicat de la sortie du lit et « le regard scrutateur, inquisiteur, cru, critique, négatif » du partenaire sur ces fesses qu’on ne veut pas montrer, qu’on ne voit pas soi-‐même mais que l’on sent exposées aux regards.
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Quelques témoignages révélateurs La nature est fondamentalement inégalitaire : certaines femmes enflent dès qu’elles absorbent deux miettes ; d’autres peuvent manger de façon pantagruélique tout en gardant la « ligne ». Les témoignages trouvés sur certains forums d’échange internet, tournés vers le soutien mutuel, reçoivent des confidences d’une sincérité déroutante. La personne cachée derrière le pseudonyme « Je dois y arriver » reçoit de multiples encouragements de ses « groupies » : « Allez ! Courage ! Tu dois y arriver ! Persévère ! Tu ne dois pas t’arrêter en si bon chemin ! ». On constate, dans notre société, un déficit structurel de l’estime de soi. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, les structures sociales donnaient à chacun une place précise, un rang bien défini « qu’il fallait tenir ». La règle du jeu était simple ! Aujourd’hui au contraire, l’individu est placé au centre de son existence. Il doit construire sa trajectoire et effectuer ses choix. Les institutions ne définissent plus ce qui est bien et ce qui est mal pour lui. C’est le regard des autres qui exerce ce jugement. Tout le monde note tout le monde de manière permanente. Nous sommes dans une concurrence systématique dans tous les domaines. Il faut tout réussir ! Sa vie bien sûr . . . et même ses vacances pour avoir des récits dithyrambiques à faire au retour ! Mais chacun note les autres avec ses propres critères, et comme les choix des autres sont différents de ceux du notateur, les notes attribuées sont basses. Voilà la raison pour laquelle on cherche sans cesse des occasions de faire remonter l’estime de soi, la confiance en soi. Le groupe de fans s’inscrit dans ce système. Il n’est viable que si l’on est en mesure de donner des renseignements positifs : « Victoire, ça y est, j’ai maigri de cinq cents grammes ! ». Toute la difficulté réside dans la durée du régime, donc des fanfaronnades sur le blog ! On trouve également sur les blogs des conseils techniques pour arriver à ses fins : le marc de café, des pommades pour massages répétés jusqu’à la douleur, dans le rêve fou de faire disparaître ces rotondités disgracieuses. Ces groupes d’échanges sur internet ont d’abord rassemblé des adeptes de la minceur extrême. Mais on trouve aussi des groupes strictement comparables dans le but opposé. Ces adeptes des rondeurs ont eux aussi leurs crèmes miracles, leurs massages imposés, leurs recettes infaillibles, le comble étant l’utilisation de cubes Maggi en suppositoires pour obtenir des formes généreuses et devenir « bobarada » comme on dit en Côte d’Ivoire ! Les canons de la beauté : une histoire simple ? Pourquoi nos concitoyennes se martyrisent-elles à ce point depuis la nuit des temps ? * Dans les plus anciennes sociétés, les codes de beauté renvoyait à des rondeurs féminines très prononcées, avec des ventres, des seins et des fesses pléthoriques. Les interprétations de ces statuettes paléolithiques sont nombreuses : purs critères esthétiques, symboles religieux, signes de féminité et de maternité ? Remarquons en tout cas qu’il n’y a pas de contre-modèle qui serait axé sur la minceur. Ces sociétés étaient marquées par les risques de pénurie alimentaire. Le réflexe d’accumulation y était donc omniprésent. On stockait dans les granges, les greniers, les armoires mais aussi sur soi sous forme de graisse en prévision d’une période moins favorable. Le fait d’être « rond » prouvait qu’on avait accès sans limite à la nourriture et constituait une preuve de niveau social élevé. Dans certains groupes sociaux, ce réflexe perdurera jusqu’à la fin du XIXe siècle et même le milieu du XXe. Pourtant, pendant trois mille ans, les tendances aux rondeurs et à la minceur alternent de façon « ondulatoire ». C’est dans la haute société de l’Egypte ancienne que l’on voit apparaître pour la première fois une référence à la minceur. Mais cette minceur ne concerne que
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le haut du corps, le visage, les bras, les mains. Même si on ne le voit pas dans les films américains, Cléopâtre avait une taille gigantesque et des fesses énormes. A ses débuts, la civilisation romaine, de tradition méditerranéenne, renvoie à des rondeurs généreuses. Puis, sous l’influence des premiers chrétiens, on constate un revirement. Une référence nouvelle apparaît : le désir de contrôler son corps, donc de conserver une certaine minceur. * Le christianisme a joué un rôle essentiel dans cette querelle entre minceur et rondeurs, comme l’a bien montré Denis de Rougemont, notamment dans son ouvrage « L’amour et l’occident » (1972). Pour lui, le christianisme a été, durant toute son histoire, une articulation entre deux courants opposés :
-‐ celui de « l’Église universelle » qui se veut dans le monde tel qu’il est, qui propose aux chrétiens de se montrer proches des autres (« Aime ton prochain comme toi-‐même ») dans le but d’aider les hommes à mieux vivre surtout s’ils sont dans la souffrance ; -‐ le courant « spirituel », plus élitiste, est tourné vers l’idéal céleste d’une pureté absolue, d’un « au-‐delà » merveilleux. Héritier des anciennes religions de la lumière, il vise à s’éloigner des turpitudes du monde d’ici-‐bas et ses péchés, à élever les âmes au-‐dessus de sa médiocrité.
* Au début du Moyen-‐Âge, époque marquée par des épidémies dramatiques, des famines, des guerres dévastatrices, l’Église est proche du monde qui souffre. Les chrétiens interviennent pour soigner les blessés et les malades. Par réaction à cette vie très dure, certaines abbayes se lancent dans la fabrication de fromages et de liqueurs (Bénédictine, Chartreuse). Ces moines succombent, parfois gravement, au péché de gourmandise. Le XIIe siècle marque un tournant purificateur. Les dérives sont dénoncées, la frugalité est mise en valeur. C’est l’époque des Cathares et de « l’amour courtois ». Quelques femmes poussent ce mouvement à l’extrême, ne se nourrissant que d’une hostie et de l’air divin, et sont considérées comme des « saintes ». L’idéal de beauté devient celui d’une femme menue, légère, éthérée. * La Renaissance marque un nouveau revirement sous l’influence de l’Italie. L’opulence anatomique s’impose comme modèle dominant, d’autant plus qu’à cette époque les médecins se targuent de définir ce qui est bon pour la santé mais aussi ce que doit être la beauté idéale de la femme. Les docteurs Jean Liébault ou Louis Guyon soulignent les liens directs entre le rond et le beau : « Les cuisses et fesses sont estimées belles qui sont blanches, amples, fermes et massives ». Les poètes ne sont pas en reste : François Villon n’aime sa « belle Heaulmière » que pour ses hanches charnues et ses « grosses fermes cuisses ». Le gastronome Brillat-‐Savarin décrit la maigreur comme « un malheur effroyable pour les femmes ». * Même si cette tendance aux courbes généreuses perdure jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce modèle dominant ne s’applique pas à toutes les femmes de façon uniforme. Selon les milieux sociaux, les contextes, les régions, la tendance opposée parvient elle aussi à s’exprimer. Certains autres médecins remettent en cause l’excès d’embonpoint et inventent le corset que l’on serre un peu chaque jour pour réduire progressivement la taille. Les femmes de la Cour s’emparent de ce corset pour améliorer l’élégance de leurs gestes et de leur posture. Les premières cures d’amaigrissement et les premiers régimes apparaissent : cures de vinaigre, pilules de savon, extraits de testicules de singe. Les plus chanceuses ont droit à un grand bol de vin chaud ou à des rôtis très épicés. . . Méfions-‐nous ! Le savoir est une chose, par essence, provisoire. Que dira-‐t-‐on dans un siècle de nos cures de jus de pamplemousse ou d’oméga-‐3 ?
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* Le mouvement de balancier suivant intervient brusquement au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Finie la politique du stockage ! On rentre dans une société de surabondance alimentaire où on est constamment sollicité à se goinfrer. Il faut apprendre à se limiter. Depuis des siècles, les plus gros étaient valorisés ! Dorénavant, le « maigre » manifeste sa supériorité. Sa silhouette démontre sa maîtrise de soi ! Le « gros » est stigmatisé : il est celui qui se laisse aller, qui est incapable de résister ! Il est l’objet d’une évidente discrimination à l’embauche. Son déroulement de carrière est plus difficile. Autre illustration : à l’école, un même devoir reçoit la note de 2,7/10 pour la petite fille « laide », et la note de 5,2/10 pour la « belle » (Travaux de Jean-‐François Amadieu) ! Un comble d’inégalité ! * Dans les années 1960-‐1970, on assiste à un mouvement global d’émancipation des individus qui marque un véritable changement d’époque. Dorénavant, l’individu décide pour toutes les facettes de sa vie : sa morale, sa vérité, son avenir. On assiste aussi à l’explosion des médias. Le MLF s’inscrit dans cette dynamique. Les femmes ne veulent plus être cantonnées au rôle de « femme-‐objet ». Elles se construisent un nouveau corps avec une liberté et une maîtrise de soi remarquables. Le modèle androgyne et l’effacement des attributs sexuels qui l’accompagne, s’imposent. Les rondeurs et les bourrelets sont bannis, les seins et les hanches gommés. Rien n’illustre mieux cette liberté nouvelle que le coup de force des seins nus sur les plages. En matière de conclusion Finalement, quels sont les critères qui définissent la beauté ? Les artistes nous apprennent que la beauté se situe avant tout dans le regard de celui qui observe. Pour la société, il est pourtant indispensable que la beauté passe par un « code unique ». En Europe, cette norme est la « minceur », notion qui est, du reste, très subjective : 65% des femmes qui ont un poids normal d’après la définition de l’OMS, se trouvent trop grosses. La femme rêverait d’avoir trois corps : le premier est invisible, banalisé, c’est celui de la liberté personnelle, de l’émancipation de la femme ; le deuxième est celui de la « beauté flamboyante », destinée à impressionner ; le troisième vise plus spécialement à attirer le regard des hommes ; il n’hésite pas à faire appel à des accessoires comme les hauts talons ou les « pigeonnants ». Les hommes ont un idéal de corps féminin un peu plus formé mais pas très éloigné du code « minceur ». Mais ce « corps de rêve moyen » cache deux attentes contradictoires : pour sortir, il faut avoir à son bras une femme « longiligne et branchée ». Cela est de nature à valoriser l’ego de ces messieurs. Mais dans la vie intime, ceux-‐ci rêvent secrètement leur compagne plus ronde ! Peut-‐être leur faudrait-‐il deux femmes : une pour sortir dans le monde, une autre pour la maison et pour le lit. Ou bien encore une femme à géométrie variable ? Depuis trois mille ans, on a crû, à de multiples reprises, voir naître un consensus, pouvant recueillir un assentiment général sur un modèle de beauté féminine. En fait, tous ces consensus successifs se sont révélés instables et provisoires. L’affrontement entre extrême minceur et rondeurs n’est pas près de s’achever. Moralité : pour comprendre où va le monde, il est primordial de suivre les fesses de très près !