retour sur un débat largement...
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Consentement, contrainte ou… ?
Retour sur un débat largement médiatisé
Si, pour reprendre les termes de Philippe Joutard, « l’histoire est une passion française », on
ne peut alors manquer de s’accorder sur le fait que la Première Guerre mondiale compte au rang
des évènements qui cristallisent particulièrement cet intérêt. Au-delà du champ historique, ce fait
est perceptible au travers de très nombreux exemples, dans un passé récent.
• Dans le domaine politique, la création de la Mission nationale du centenaire, les centaines
d’actions menées dans les différentes académies, ou encore l’inauguration le 11 novembre
2004 de l’anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette illustrent cet intérêt.
• Les arts visuels se sont saisis de cet objet, au travers des œuvres de Jacques Tardi ou de
Manu Larcenet, ou encore la série des Ambulances 13 (quatre tomes à ce jour).
• Le cinéma a fait de même, de La Chambre des Officiers (François Dupeyron, 2001) aux
Fragments d’Antonin (Gabriel Le Bomin, 2006), en passant par Un Long Dimanche de
Fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) ou plus récemment La Peur de Damien Odoul
(2015).
• Dans le domaine littéraire, on peut citer parmi les publications récentes Le Collier Rouge
de l’académicien Jean-Christophe Rufin, prix Genevoix 2014, ou encore Au revoir Là-Haut
de Pierre Lemaître, Prix Goncourt 2013
Ces deux derniers exemples présentent des points communs scénaristiques qui
méritent d’être soulignés, car ils permettent de saisir le point d’assise principal de cet intérêt
encore manifeste pour la Première Guerre mondiale, à un siècle de distance. Dans Au Revoir Là-
Haut, deux anciens combattants, dont l’un est une gueule cassée, ne parviennent pas à retrouver
leur place dans la société civile et basculent dans la criminalité, en mettant en œuvre une
escroquerie à grande échelle. Dans Le Collier Rouge, un ancien combattant, décoré pour sa
bravoure, est emprisonné à son retour dans son village natal pour avoir commis un crime. Un
officier est envoyé sur place pour enquêter. Le prisonnier lui raconte peu à peu son expérience de
guerre, et la façon dont celle-ci à changer sa vision de la société, de ses proches et de lui-même.
Quel est le point commun entre ces deux ouvrages ? L’un et l’autre évoquent un décalage,
une rupture entre ce que furent les personnages principaux avant la guerre et ce qu’ils sont
devenus. Ils posent la question des conséquences sociales et psychologiques du conflit.
En d’autres termes, ils abordent ce questionnement central, présent de façon plus ou moins
consciente chez tous ceux qui s’intéressent à cette guerre, élèves comme adultes : Comment les
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soldats de 1914-1918 ont-ils tenu ? Comment ont-ils enduré de telles souffrances dans les
tranchées, pendant aussi longtemps ? Quels effets sur la société et sur les individus a eu cette
guerre, la plus meurtrière de l’histoire de France ? Comment les survivants ont-ils pu retrouver
une vie « normale » après le conflit ? Et plus simplement, l’ont-ils pu ?
Il s’agit là d’interrogations centrées sur les individus, leurs émotions, leurs expériences,
leurs valeurs. Ces questionnements sont dominants, y compris chez les historiens spécialistes de
la période, depuis une quarantaine d’années environ. Mais l’historiographie de la Première Guerre
mondiale a initialement suivi d’autres voies, sur lesquelles je me propose de revenir brièvement,
avant de considérer plus longuement les avancées récentes de la recherche.
I) De l’histoire militaire à l’histoire sociale
Dans un ouvrage historiographique devenue une référence incontournable, intitulé Penser
la Grande Guerre, Antoine Prost et Jay Winter ont mené une analyse des évolutions du
traitement historique du premier conflit mondial et ont distingué, de façon claire, trois périodes
majeures.
Une première historiographie diplomatique et militaire
L’une des particularités de la guerre de 1914-1918 est que son histoire commença à être
écrite avant la fin du conflit. Dès 1915, des historiens comme l’académicien Gabriel Hanotaux1
se proposèrent de faire le récit des évènements constitutifs de ce qui était encore appelé à
l’époque la « guerre de 1914 », puis la « guerre de 1914-1915 » puis la « guerre européenne. »
Dans un contexte de patriotisme exacerbé, et face à un volume de sources très limité, ces
premières histoires du conflit se réduisaient essentiellement au récit, à l’échelle stratégique, des
principales batailles et, surtout, à des analyses consacrées à un thème qui s’avéra central dans
la presse comme dans les chancelleries dès le début de la guerre : la question des
responsabilités, soit l’interrogation sur le fait de savoir qui devait être tenu pour cause de la
guerre, aucun des belligérants ne souhaitant publiquement assumer cette responsabilité. Le fait
de combattre « pour le droit et la justice » était d’ailleurs particulièrement important, puisque
nombre de pays, tels que la France ou le Royaume Uni avaient placé cette notion au cœur de
leurs discours officiels.
1 HANOTAUX Gabriel, Histoire illustrée de la guerre de 1914, 17 volumes, Paris, Editions Gounouilhon, 1915-1924.
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La guerre achevée, l’historiographie conserva ces deux objets d’étude (le récit des batailles
et l’analyse des évènements diplomatiques), tout en proposant des approches mieux
documentées et plus distanciées. Le maître ouvrage en la matière fut le fruit du travail de Pierre
Renouvin (La Crise Européenne et la Grande Guerre, 1934). Cet historien présentait la double
particularité d’être un ancien combattant (et mutilé de guerre) et d’être devenu le conservateur
d’un immense fond documentaire consacré à la guerre, réuni à l’initiative d’un industriel parisien,
Henri Leblanc, la « bibliothèque-musée de la guerre », qui devint en 1925 la Bibliothèque de
Documentation Internationale Contemporaine, la BDIC.
Appliquant une rigoureuse méthode positiviste à ces documents, Pierre Renouvin mena
une étude des origines de la guerre qui demeure encore aujourd’hui une référence mais dont sont
totalement absents des thèmes tels que l’économie de guerre, la vie à l’Arrière, les expériences
des soldats ou encore leurs représentations. En résumé, cette première historiographie est une
histoire d’en-haut, considérée à l’échelle des Etats, centrée sur les aspects stratégiques et
diplomatiques.
L’histoire des individus n’est pour autant pas totalement absente dans cette période. Si ce
thème n’est pas abordé par les productions universitaires, des centaines de témoignages de
soldats sont déjà disponibles. Leur publication, sous forme de carnets, de recueils de
correspondance, d’essais ou de romans, avait débuté dès le conflit lui-même, et ce mouvement se
poursuivit dans l’entre-deux guerres : Le Feu d’Henri Barbusse (1916), Sous Verdun de Maurice
Genevoix (1916), La Vie des Martyrs de Georges Duhamel (1917), ou encore Nous Autres à
Vauquois d’André Pézard (1918), pour n’en citer que quelques uns. Convaincu qu’une étude
critique de ces textes pouvait contribuer à écrire l’histoire des soldats dans la guerre, Jean Norton
Cru, ancien combattant et professeur de littérature, consacra plusieurs années à l’élaboration
d’une œuvre monumentale intitulée Témoins et publiée en 1929. Dans cet ouvrage, Cru recensait
plus de 300 témoignages de soldats publiés en français et parus entre 1915 et 1929, élaborait
des fiches biographiques et soumettait chacun de ces textes à une critique interne et externe
sans concession, avec pour objectif de hiérarchiser ces témoignages et de distinguer les plus
crédibles, les plus conformes aux réalités de la guerre. Jean Norton Cru souhaitait ainsi démontrer
que les témoignages constituaient des sources historiques valides. Mais en cette période
encore dominée par le strict positivisme hérité de Charles-Victor Langlois et de Charles
Seignobos, Cru ne fut pas entendu.
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Vers une histoire sociale
La période de la Seconde Guerre mondiale et des deux décennies qui la suivirent constitua
une sorte de mise entre parenthèses historiographique. Entre 1939 et 1958, le nombre de
publications consacrées au premier conflit mondial chuta de façon vertigineuse.
Un renouveau s’opéra en 1959 avec la publication d’un ouvrage intitulé Vie et Mort des
Français, 1914-1918, d’André Ducasse, Gabriel Perreux et Jacques Meyer. Ses auteurs,
normaliens et anciens combattants, nétaient pas tous des historiens professionnels. Mais ils firent
œuvre d’histoire en proposant un changement complet de perspective. Dans leur ouvrage, le
point de vue n’était plus celui des généraux ou des dirigeants politiques, mais plutôt celui des
soldats et des simples civils. Leur texte considérait certes les aspects militaires, mais aussi
l’économie, la société et, pour reprendre le terme de l’époque, les mentalités.
Les années 1960 et 1970 furent par ailleurs marquées par la création des premiers
documentaires télévisés et, parmi eux, ceux que Marc Ferro dirigea à l’occasion du
cinquantenaire du conflit. Ils offraient une large place aux témoignages d’anciens combattants et
de civils ayant vécu la guerre et contribuèrent ainsi à accentuer auprès du public la curiosité pour
cette « histoire d’en bas », cette histoire des simples acteurs de l’évènement, qui marqua cette
deuxième période historiographique.
Les approches marxistes, alors prédominantes, exercèrent également une influence sur
l’historiographie de la Première Guerre mondiale, qui fut interrogée sous l’angle des groupes
sociaux mais également à l’aune de l’échec de la IIe Internationale à éviter le déclenchement de
la guerre. Des historiens tels que Antoine Prost, Jean Jacques Becker, John Horne, Jay Winter ou
encore Rémy Cazals, tous spécialistes reconnus de la Première Guerre mondiale, ont pour point
commun d’avoir consacré leurs premiers travaux à l’histoire sociale autour de thèmes tels que la
CGT, le mouvement ouvrier, le socialisme dans la guerre…
L’affirmation de l’histoire culturelle
Depuis le début des années 1990, l’historiographie de la Première Guerre mondiale a
connu de profonds renouvellements, tant dans ses approches que dans les types de sources
sollicitées et les méthodes employées. Cette évolution est à mettre en perspective avec
l’affirmation du champ de l’histoire des représentations, aujourd’hui qualifiée d’histoire culturelle.
Les historiens cherchent dès lors à comprendre non seulement comment les hommes et les
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sociétés ont vécu collectivement la guerre, mais également quels ont été leurs ressentis et la
façon dont ils ont donné un sens à ce qu’ils vivaient, à leur confrontation, par exemple, au deuil ou
encore aux violences de guerre.
Cette approche, née avec les thèses d’Etat d’Antoine Prost2 (sur les anciens combattants)
et de Jean-Jacques Becker3 (sur les entrées en guerre), a donné naissance au fil des années à
l’étude de nouveaux objets d’histoire, tels que le moral des soldats (Annick Cochet4), leur
isolement affectif et sexuel (Jean-Yves Le Naour5), le retour à la vie civile (Bruno Cabanes6), la
situation des femmes pendant la guerre (Françoise Thébaud7), celle des enfants (Stéphane
Audoin-Rouzeau8, Manon Pignot9), celle des profiteurs de guerre (François Bouloc10), etc.
II) L’historiographie récente : Un débat, devenu polémique, en voie d’apaisement
Ce foisonnement de nouveaux questionnements eut entre autres pour conséquence
d’engendrer un débat historiographique qui, très vite, devint polémique. Sans atteindre la
notoriété internationale des divergences entre intentionnalistes11 et fonctionnalistes12 dans
l’historiographie du nazisme, les désaccords interprétatifs parmi les historiens français de la
guerre de 1914-1918 sont sans doute à rapprocher, par leur ampleur et leur visibilité dans
l’espace public, des divergences opposant François Furet13 et Albert Soboul14, et leurs disciples
respectifs, au cours des années 1970, autour de l’interprétation de l’histoire de la Révolution
Française.
2 PROST Antoine, Les Anciens Combattants et la société française, 3 volumes, Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques, 1977. 3 BECKER Jean Jacques, Comment les Français sont entrés dans la guerre, Contribution à l’étude de l’opinion
publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977. 4 COCHET Annick, L’opinion et le moral des soldats en 1916 d’après les archives du Contrôle Postal, 2 volumes, thèse de doctorat, Université Paris-X Nanterre, 1985. 5 LE NAOUR Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. 6 CABANES Bruno, La victoire endeuillée, la sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Seuil, 2004. 7 THEBAUD Françoise, La femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1994 [1ère éd. 1986]. 8 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La guerre des enfants 1914-1918 : essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993. 9 PIGNOT Manon, Allons enfants dans la Patrie, Paris, Seuil, 2012.
10 BOULOC François, Les profiteurs de la Grande Guerre en France. Histoire culturelle et socio-économique, thèse de doctorat, 3 volumes, Université Toulouse-II Jean Jaurès, 2006. 11 Années 1950-1960 : folie d’Hitler et plan d’ensemble conçu dès Mein Kampf ; Daniel Goldhagen (années 1990) : antisémitisme profond des Allemands dès les années 1920, qui aurait conduit à un mouvement résolution vers le génocide. 12 Ian Kershaw (années 1990) : structures du régime nazi et conjonctures ont provoqué une radicalisation des mesures à l’encontre des juifs capturés par les nazis. 13 Révolution des élites ayant « dérapé » en 1793. 14 Révolution populaire, vision marxiste.
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Ce débat, souvent désigné, de façon très réductrice nous y reviendrons, comme
l’opposition entre « l’école de la contrainte » et « l’école du consentement », trouva à
s’exprimer bien au-delà de la petite communauté des spécialistes de la période. Comment
expliquer qu’il put rencontrer une telle audience ?
➢ Forte demande sociale, liée à une mémoire collective consensuelle autour de la
Première Guerre mondiale >> plus grande attention des médias aux débats liés à la
question >> article du Monde du 10 mars 2006 « 1914-1918, guerre de tranchées
entre historiens » (Jean Birnbaum).
➢ Une communication résolue en direction du secondaire :
o Inscription du thème « Les sociétés, la guerre et la paix, 1911-1946 » aux
concours de recrutement de 2004 et 2005 >> thème laissant une large place
à la Première Guerre mondiale >> diffusion des nouvelles approches, mais de
façon initialement partiale : dans la première version de la bibliographie de
référence d’Historiens & Géographes, une seule vision historiographique
(celle du consentement) apparaissait >> correctif, chose rare en la matière >>
parmi les ouvrages de synthèses parus à cette occasion à destination des
candidats aux concours, la somme dirigée par Frédéric Rousseau chez les
éditions Atlande, Guerres, paix et sociétés, 1911-194615 cherchait à critiquer
l’approche exclusivement culturelle du conflit (« A propos d’une notion
récente : la culture de guerre »).
o Entrée des concepts centraux cristallisant les débats dans les
programmes et les documents d’accompagnement, en particulier dans le
cadre des programmes de première de 200316 et de troisième de 200417
(accompagnements de ce dernier posaient « la brutalisation des rapports
humains » comme une des grandes caractéristiques de la Première Guerre
mondiale et suggérait que conflit peut être perçu comme la matrice de la
Seconde Guerre mondiale). >> constatons de façon significative que les
programmes plus récents adoptent une approche plus mesurée : dans le
programme de troisième révisé de 201318, le terme « brutalisation » disparaît
15 ROUSSEAU Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Paris, Atlande, 2004. 16 BO n.7 3 octobre 2002. 17 BO n.28 15 juillet 2004. 18 BO n.42 14 novembre 2013.
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au profit de celui de « violence de masse » tandis que les ressources pour la
classe accompagnant les programmes de lycée de 201019 évoquent « le
concept, certes discuté, de brutalisation. » >> cette évolution fait sens, nous y
reviendrons. Certains de ces concepts ont également été largement
repris par les manuels.
o Toujours du point de vue des programmes, la mouture 2015 au collège,
actuellement en vigueur, prend acte des évolutions historiographiques
récentes : les notions de brutalisation et de culture de guerre disparaissent
totalement, tandis que l’approche proposée aux élèves s’axe davantage sur
l’étude des sociétés face à la guerre, de leurs évolutions sociales et
politiques, et des conséquences du conflit.
La notoriété du débat historiographique a été renforcée par l’idée de la cristallisation de
deux « écoles historiques » concurrentes et inconciliables. Cette vision recoupe-t-elle une
réalité ? Si l’on considère la période couvrant les premières années suivant l’apparition de cette
divergence historiographique, la réponse est incontestablement affirmative. Mais la situation a
considérablement évolué depuis lors.
Rappelons brièvement les origines du débat :
1994 : Premier colloque organisé par l’Historial de Péronne (fondé en 1992), sur le thème
guerres et cultures20. Pour la première fois est évoquée la notion de « culture de guerre », au
singulier, avec une définition très large, correspondant de fait au champ de l’histoire des
représentations : la façon dont les contemporains du conflit ont représenté et se sont représentés
la guerre.
1998 : Discours de Lionel Jospin, alors premier ministre, à Craonne, sur le Chemin des
Dames, en faveur d’une réhabilitation et d’une réintégration à la mémoire nationale des mutins
français de 1917.
2000 : En réaction à ce qu’ils jugent être l’expression d’un pathos mémoriel non représentatif
de la réalité historique de la Première Guerre mondiale, Annette Becker et Stéphane Audouin-
19 Ressources pour le lycée général et technologique, histoire 1ere, thème 2 – la guerre au XXe siècle. 20 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, BECKER Jean-Jacques, KRUMEICH Gerd, WINTER Jay (dir.),
Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994.
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Rouzeau21 publient un ouvrage au titre on ne peut plus direct : 14-18, Retrouver la guerre >>>
Perte d’une vision historique pertinente par l’intercession d’une mémoire collective privilégiant
l’empathie avec les souffrances des soldats dans les tranchées >>> Pour les auteurs, bien
qu’inaudible dans la société française pacifiée du début du XXIe siècle, l’explication de la ténacité
des mobilisés face aux horreurs de la guerre a une origine culturelle : portés par une invariable
haine de l’ennemi leur permettant d’abolir les limites des violences interpersonnelles, engagés
dans une acceptation eschatologique des souffrances induites par le conflit, les mobilisés auraient
« consentis » à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale >> preuve par les mutineries
(seulement 40 000 mutins sur 8 millions de mobilisés français) mais oubli du fait que les refus
d’obéissance au printemps 1917 concernent la moitié des divisions françaises (Loez).
A partir de 2002 : Période la plus intense de la controverse >> Pour s’opposer à « l’hypothèse
culturelle » comme facteur explicatif de la ténacité des combattants, Rémy Cazals et Frédéric
Rousseau mettent en avant une « hypothèse sociologique » au travers de divers articles et
ouvrages tels que La guerre censurée22 ou 14-18 le cri d’une génération23. Selon eux, la ténacité
des combattants doit aussi être expliquée par la nature des liens sociaux unissant les mobilisés
>> liens horizontaux (entre soldats), mais également verticaux (émanant des autorités civiles et
militaires, liés à la chaine de commandement, etc.) >> ce dernier point amène entre autres à
considérer les facteurs de contrainte à l’œuvre pour s’assurer de la participation des soldats à la
défense nationale (justice militaire, censure…) d’où le terme « d’école de la contrainte » vite utilisé
pour désigner ce courant historiographique >>> désignation très peu pertinente, d’ailleurs,
puisqu’aucun historien, à ce jour, n’a jamais prétendu faire des systèmes coercitifs institutionnels
et sociaux encadrant les soldats un facteur explicatif unique >> néanmoins notion d’écoles encore
renforcée par la création en 2005 du CRID14-18, Collectif de Recherches International et de
Débats sur la guerre de 1914-1918, dont le siège fut, très symboliquement, installé en la
commune de Craonne, sur le Chemin des Dames. Progressivement, un réseau de chercheurs se
constitue autour de chaque pôle de recherche (Leonard Smith, Gerd Krumeich, John Horne,
Christophe Prochasson, Nicolas Offenstadt, François Cochet, André Bach, Nicolas Mariot…).
Dans cette période marquée par des oppositions radicales, rares sont les spécialistes
français du conflit qui demeurent neutres, à l’exception notable d’Antoine Prost qui, dès l’origine
21 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. 22 ROUSSEAU Frédéric, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 1914-1918, Paris, Seuil, 1999. 23 CAZALS Rémy, ROUSSEAU Frédéric, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001.
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de la controverse, se positionna « au-dessus de la mêlée », appelant de ses vœux une prise en
compte distanciée et objective des apports des deux interprétations.
Depuis sept ou huit ans : entrée dans une phase d’apaisement des débats. Celle-ci
s’explique en partie par le fait que la plupart des historiens formés par les fondateurs des deux
« hypothèses », plutôt qu’entretenir la polémique, ont en un sens suivi les recommandations
d’Antoine Prost et choisi d’emprunter aux deux champs interprétatifs, en proposant autour de leurs
objets d’études des analyses indissociablement culturelles et sociales, tout en privilégiant
néanmoins, selon les cas, l’un ou l’autre de ces aspects. Il est de fait possible de concilier les
deux approches, bien que leurs méthodes et leurs outils diffèrent sensiblement. Parmi les
travaux ayant avec succès engagé cet effort de synthèse, on peut par exemple mentionner, dans
un passé récent, la thèse d’André Loez24 sur les mutineries, celle d’Emmanuel Saint-Fuscien sur
les relations d’autorité au sein de l’armée française25, celle d’Emmanuelle Cronier sur les
permissionnaires26 ou encore celle de Cédric Marty, soutenue en février 2014, sur la place de la
baïonnette dans les imaginaires de guerre27.
Au demeurant, on ne peut plus accorder aujourd’hui de pertinence à la vision d’une
historiographie opposant deux écoles inconciliables, réduisant l’étude de la Première Guerre
mondiale a un choix nécessaire entre contrainte et consentement, entre haine et empathie pour
l’adversaire, entre engagement patriotisme et participation subie, … et ce bien que les
programmes conservent encore, en particulier au lycée, une trace des avatars de ce débat à
présent quasiment clos.
Cette mise au point étant faite, dans quelle mesure doit-elle être prise en compte dans nos
classes, dans nos pratiques d’enseignement de l’histoire de la Première Guerre mondiale ? En
d’autres termes, quelle traduction didactique peut-on proposer pour ces débats scientifiques ?
Pour répondre à cette question, je me propose de revenir brièvement sur le concept de
« culture de guerre » et sur l’alternative à son utilisation qui peut aujourd’hui être envisagée. Par
suite, Cédric Marty vous proposera une analyse similaire autour du concept de brutalisation.
24 LOEZ André, 14-18 : les refus de guerre, une histoire des mutins, Paris, Folio Histoire, 2010. 25 SAINT-FUSCIEN Emmanuel, A vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, EHESS, 2011. 26 CRONIER Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013. 27 MARTY Cédric, A la baïonnette ! Approche des imaginaires à l’épreuve de la guerre, 1914-1918, Thèse de doctorat, Université Toulouse-II Le Mirail, 2014.
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III) La Grande Guerre au prisme unique de la culture ? Les limites d’une approche
De façon presque systématique, les enseignants que nous sommes rencontrent, lorsque
l’on aborde ce chapitre, la question classique de la ténacité des combattants, d’ailleurs posée en
filigrane par les programmes lorsque ceux-ci insistent sur les expériences de guerre dans les
tranchées. Nous sommes donc amenés à construire avec nos élèves une réponse à une
problématique que l’on pourrait par exemple formuler simplement ainsi :
Comment et dans quel but les soldats ont-ils supporté leurs conditions de vie dans
les tranchées quatre années durant ?
• Evacuons d’emblée l’hypothèse disciplinaire, qui expliquerait exclusivement la ténacité
par les effets d’un système coercitif contraignant les hommes, sous peine de mort ou
d’emprisonnement, à poursuivre la guerre.
o Certes, les fusillés furent nombreux (800 au total selon les estimations les plus
récentes établies par André Bach28, de l’ordre de 400 en Allemagne et dans l’armée
britannique). La répartition chronologique des exécutions effectives fait ici sens,
puisque le pic se situe au début de la guerre. Au-delà des exécutions réelles, on
compte environ 2 000 condamnations à mort commuées en emprisonnement à
perpétuité. Le rituel accompagnant l’exécution des condamnés (devant une
compagnie de leur régiment, le plus souvent) est conçu pour être un avertissement
clair pour tous les soldats. La justice militaire, par sa rigueur mais aussi par ses
excès, marque donc incontestablement les esprits. Toutefois, cette coercition,
extrême au début du conflit, tend peu à peu à perdre en intensité, au fil de la reprise
en main progressive de la direction de la guerre par les autorités civiles, qui
s’achève en 1917 avec les gouvernements Painlevé puis Clemenceau. Bien que
toujours présente, la justice militaire se voit donc plus limitée dans ses actions en
1917 et 1918, précisément au moment où le moral des mobilisés et des civils est le
plus chancelant >>> si la ténacité était uniquement expliquée par la contrainte, elle
aurait alors volé en éclats.
28 André BACH, Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Paris, Tallandier, 2004.
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o Autre forme de contrainte disciplinaire, le contrôle postal, dont les soldats avaient
parfaitement conscience, comme le prouvent leurs témoignages, joua
incontestablement un rôle dans l’euphémisation des discours (autocensure) mais
menacer de sanctionner des écrits inappropriés ne peut en aucun avoir un effet sur
les convictions personnelles, et ce d’autant plus que les soldats déploient très vite un
large champ de stratégies de contournement pour faire néanmoins circuler leurs
idées (discussions privées lors des permissions, lettre confiée à un permissionnaire
et expédiée de l’arrière, …). Le contrôle postal, par ailleurs, représente un risque
mais non une fatalité, puisque que les censeurs procèdent par sondage, à hauteur
de 10% des volumes de correspondances échangés. De nombreuses lettres ou
cartes postales exprimant la lassitude, le dégoût ou la colère des soldats
parviennent donc à leur famille, en particulier durant la seconde moitié de la guerre.
o Les exécutions sommaires opérées par des officiers à l’encontre de ceux de leurs
hommes jugés avoir déserté devant l’ennemi dans le cadre d’une situation de
combat existèrent indéniablement. Impossible à chiffrer avec précision, elles purent
jouer un rôle pour limiter les refus de combattre parmi les soldats. Elles demeurèrent
cependant peu courantes, et ne sont mentionnées que dans une part assez réduite
des témoignages. Même en supposant que certains témoins purent passer sous
silence le fait d’avoir assister ou participer à ce type de situation, on ne dispose
d’aucune preuve solide qui étaierait l’hypothèse d’un phénomène massif, propre à lui
seul à maintenir les soldats à leur poste. Rappelons de plus, en reprenant ici les
récents travaux d’Emmanuel Saint-Fuscien, que dans le champ des rapports
hiérarchiques à l’œuvre au sein des unités combattantes (des soldats aux
capitaines), l’autoritarisme excessif de 1914 cède vite la place à une relation basée
sur la reconnaissance mutuelle de compétences, le chef obtenant l’obéissance de
ses hommes non pas en les menaçant avec un revolver mais en ayant fait
préalablement la preuve de sa légitimité. Une fois celle-ci acquise, le recours aux
exécutions sommaires devient de fait inutile29.
o Il est enfin indéniable que certains acteurs du conflit, dont plusieurs ont laissé
un témoignage à la postérité30, accueillirent la guerre avec détermination,
confiance, ardeur patriotique voire enthousiasme. Pour ces mobilisés, nul besoin
29 SAINT-FUSCIEN Emmanuel, A vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, EHESS, 2011. 30 Henri Massis, Ernest Psichari, Blaise Cendrars…
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de contrainte. On peut bel et bien parler dans leur cas de consentement absolu et
même résolu. Mais aucun outil ne permet de mesurer leur nombre de façon
convaincante, et, tout comme leur existence est indéniable, l’existence d’autres
témoins exprimant des considérations exactement opposées l’est tout autant >>> ce
qui induit deux explications valides et non deux thèses qui s’annulent.
• Qu’en est-il à présent de l’hypothèse culturelle ? C'est-à-dire, en l’espèce, de la
sollicitation du concept de « culture de guerre » pour expliquer la ténacité combattante ?
o A première vue, le concept s’avère séduisant, car il apporte en effet, une réponse
relativement simple à la question posée : avec le déclenchement de la guerre,
chaque belligérant aurait vu apparaître chez son peuple un entrain patriotique
spontané, alimenté par la haine de l’adversaire et la conviction de mener une guerre
juste et utile, qui perdure tout au long du conflit. La « culture de guerre »
s’exprimerait dans l’espace public par de multiples vecteurs (presse, ouvrages
savants, ouvrages pour la jeunesse, discours politiques, cartes postales, objets du
quotidien au design patriotique, …) et rendrait presque inutiles les efforts
d’encadrement et de mobilisation des consciences de la part des autorités.
o Le concept, toutefois, appelle plusieurs remarques : En premier lieu, les termes eux-
mêmes posent problème. La sociologie, en effet, et en particulier les cultural studies
anglo-saxonnes développées depuis un demi-siècle, se montrent encore aujourd’hui
très prudentes quant aux justifications uniquement culturelles des comportements
humains31.
o Telle qu’elle a été définie par ses auteurs, la « culture de guerre » pose également
le problème de l’origine et de la nature des discours qui la portent et la
diffusent au sein de l’espace public durant la guerre, en d’autres termes, de la
réponse apportée à la question : « la propagande a-t-elle existé durant le premier
conflit mondial ? » Aspect problématique en effet, car une réponse positive
impliquerait qu’il ait été nécessaire de diffuser des idées soutenant le moral des
populations et tentant d’alimenter leur engagement patriotique. Or comment
l’expliquer si la « culture de guerre » était bien le moteur uniforme des
31 MARIOT Nicolas, « Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », Genèses, n.53, décembre 2003, pp. 154-177.
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comportements ? Dans 14-18 Retrouver la guerre, Annette Becker et Stéphane
Audouin-Rouzeau apportaient bien une réponse : A leurs yeux, « ce que l’on appelle
la propagande fut un processus horizontal autant que vertical, et même, dans une
certaine mesure, une grande poussée venue d’en bas, alimentée par un nombre
immense d’individus32. » Les articles de presse, les livres, les objets patriotiques,
les pièces de théâtre, etc. porteurs des thématiques classiques de diabolisation de
l’ennemi et d’héroïsation des armées françaises et de leurs alliés auraient ainsi été
l’expression visible des convictions partagées par l’ensemble du corps social.
Quelques paragraphes plus loin, les deux auteurs définissaient ces producteurs de
discours « venus d’en bas » : « Les dessinateurs d’albums pour enfant, les
journalistes, les écrivains, les cinéastes, les musiciens, les artistes, […] les
instituteurs, […] les professeurs, les intellectuels et les universitaires, les prêtres
dans les églises, les pasteurs dans les temples, les rabbins dans les synagogues, et,
d’une manière générale, les élites cultivées33. » Outre une curieuse délimitation de
la base de la pyramide sociale, cette définition pose la question de l’unicité de cette
« culture de guerre. » En effet, peut-on considérer comme générale, voire
universelle, une culture qui n’est portée et exprimée dans l’espace public que
par les seules élites intellectuelles ? Cela apparait bien douteux. Et quand bien
même l’on poserait cette idée comme une hypothèse de travail, les historiens ne
possèdent à ce jour aucune source concrète permettant d’en démontrer la validité.
o Culture de guerre = « Ensemble de représentations partagées » mais quid de
l‘hétérogénéité sociale, politique, culturelle de la population française ? Quid
de la persistance des repères socioculturels du temps de paix ? Persistance
des pratiques de civils devenus soldats (grèves des tranchées) et divergence des
attentes et des perceptions de la guerre (exemple Henri Barbusse qui collecte tout
de suite des éléments d’écriture, Louis Lamothe et ses champs). Remarquons que
les récents travaux de Nicolas Mariot34 ont montré à quel point la mobilisation
générale à l’été 1914 et les premières semaines de guerre furent l’occasion de la
rencontre d’une culture des élites (souvent officiers) et de cultures populaires qui se
traduisit initialement par le sentiment dominant d’une incompréhension exprimée par
de nombreux témoins, à l’image de Maurice Genevoix dans Ceux de 14.
32 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, 14-18, Retrouver la guerre…, op. cit., p. 155. 33 Ibid, p.156-157. 34 MARIOT Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? Les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013.
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• Cette dernière remarque nous amène à envisager la troisième et dernière hypothèse,
l’hypothèse sociologique. Celle-ci considère comme essentiel les facteurs explicatifs liés
aux relations sociales, tant horizontales que verticales, prévalant au sein de la société et,
plus spécifiquement, dans l’univers des tranchées, pour expliquer la ténacité des
populations. En d’autres termes, il s’agit d’envisager les liens unissant les individus, les
codes de comportements, les règles tacites régissant les mœurs, les relations d’autorité ou
de confraternité comme des éléments signifiants, aptes à contribuer à expliquer les
comportements. Parmi les principaux ressorts sociologiques à l’œuvre, on peut noter :
o Le groupe primaire de combat : Les soldats n’ont finalement que rarement
l’occasion de rencontrer d’autres mobilisés appartenant à des régiments différents
du leur. Seuls les séjours aux cantonnements de repos, les déplacements d’unités et
les permissions permettent de tels échanges. Lorsqu’ils sont en ligne, les soldats
n’ont qu’épisodiquement des nouvelles des autres bataillons de leur régiment. Ils ne
sont en définitive en contact permanent qu’avec les membres de leur compagnie, et
plus encore avec ceux de leur escouade. Après des semaines passées à vivre des
épreuves similaires et à survivre aux mêmes dangers, ces petites unités connaissent
une cohésion très forte, alimentée par des liens de camaraderie étroits. Ce schéma
relationnel engendre une forme d’obligation morale très souvent exprimée par les
témoignages : sous le feu ou les bombardements, on tient sous le regard des autres,
« pour les copains », pour ne pas manquer à son devoir envers ses camarades.
o La relation hiérarchique vis-à-vis des officiers et des sous-officiers « de
terrain », c'est-à-dire du sergent au capitaine inclus. Les soldats ont peu de contacts
avec les officiers supérieurs, et se montrent en général très critiques le cas échéant.
Leurs habitus sociaux, de plus, sont pour la plupart d’entre eux, ceux de civils, peu
accoutumés à des schémas hiérarchiques complexes : les ouvriers ou les
travailleurs agricoles ont l’habitude de suivre les instructions d’un contremaitre lui-
même dirigé par un patron ou un propriétaire, pas de dépendre d’une chaine
hiérarchique complexe. Ce qui compte aux yeux de la plupart des soldats, c’est
« leur » chef, c'est-à-dire l’officier subalterne avec lequel ils sont en contact
quotidiennement. Comme cela a déjà été souligné, si le chef en question a fait la
preuve de sa compétence, il est alors écouté par ses hommes et sa présence
devient un facteur de ténacité : on tient pour le « chef » qui, en retour, fait ce qu’il
peut pour préserver ses hommes.
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o La pression sociale, exercée par les proches volontairement ou
involontairement : le père qui exhorte son fils à « faire son devoir », l’épouse qui
cache son angoisse et préfère souligner la fierté ressenti devant les réactions
d’admiration des autres habitants du villages pour ceux partis au front… bref un sens
du devoir profond, dont l’intériorisation a été encouragée par l’école républicaine et
le passage, durant deux ou trois années, par le service militaire. Ce sens du devoir
génère une attente sociale, que les soldats hésitent à décevoir. Certains, il est
vrai peu nombreux, avouent dans leurs témoignages avoir, à l’annonce de la
mobilisation, songé à déserter mais y avoir renoncé non seulement du fait des
risques encourus, mais également à la pensée des conséquences sociales pour leur
proches.
Finalement, de ces trois hypothèses, laquelle doit-on choisir ? Aucune, ou plutôt
toutes à la fois. Dans un article paru en 2002 dans Le Mouvement Social, et ironiquement intitulé
« La guerre de 14-18 n’est pas perdue », Antoine Prost35 notait que « si l’on voulait bien tenir
compte de tous les témoignages, on verrait de la contrainte dans le consentement, et
inversement. Pourquoi vouloir à tout prix que tous les poilus aient réagi toujours et partout de la
même façon ? »
Antoine Prost soulignait par là-même la complexité des expériences individuelles et
collectives et leur irréductibilité à un facteur explicatif unique. Selon les individus, mais
également pour un seul et même acteur selon les périodes et les situations, chacun des facteurs
précédemment évoqués a joué un rôle plus au moins direct pour expliquer les choix et les
comportements. Tel soldat a pu partir pour le front porté par un puissant élan nationaliste, guidé
par sa détestation du « boche » et sa volonté de reconquête de l’Alsace-Lorraine, pour voir ses
convictions voler en éclats devant la vision de son premier cadavre. Un autre a pu débuter la
guerre avec résignation, chercher à s’exposer le moins possible, à recevoir la « fine blessure » qui
le mettrait à l’abri du danger, pour finalement devenir un combattant zélé et téméraire après s’être
promis de venger un camarade broyé par un obus…
On en vient ainsi finalement au concept du « faisceau de facteurs », termes initialement
proposés par Frédéric Rousseau36 mais depuis repris par de nombreux autres historiens, dont
certains membres de l’historial de Péronne. Cette expression permet de facilement souligner que
la ténacité des combattants fut un phénomène complexe, mêlant des facteurs culturels,
35 PROST Antoine, « La guerre de 14-18 n’est pas perdue », Le Mouvement Social, avril-juin 2002. 36 ROUSSEAU Frédéric, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 1914-1918, Paris, Seuil, 1999.
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des facteurs sociologiques et des facteurs disciplinaires, selon une proportion variable
pour chaque individu.
Dernier point, mais question essentielle : comment transmettre cette complexité
auprès de nos élèves ?
Plusieurs pistes vous seront proposées au fil de cette formation. Je me commenterai à ce
stade de souligner l’une d’entre elles : l’usage comparé des témoignages.
Les témoignages sur la Première Guerre mondiale sont systématiquement présents dans
les manuels. Mais le tort de ces derniers est bien souvent de ne proposer qu’un seul extrait
dûment choisi de l’un de ces textes, par exemple pour évoquer les tranchées de Verdun ou le
départ vers le front à l’été 1914.
Mais on gagnerait bien souvent à aborder la question des expériences de guerre, par
exemple, en suivant le parcours d’un même soldat à différents moments de son
témoignage. Cette méthode a l’avantage de permettre aux élèves de bien mesurer l’évolution des
représentations individuelles, les transformations des motivations des mobilisés durant le conflit et
les encourage plus généralement à un abord critique des documents en leur rappelant qu’un
discours émane d’un contexte précis, qu’il convient d’interroger.
>>> Exemple : Galtier-Boissière, en Rase Campagne, 1914.
Né en 1891, Jean Galtier-Boissière vient d’achever ses études de philosophie et accomplit son
service militaire (d’une durée de trois ans) lorsque débute la guerre. Caporal au sein du 31e
régiment d’infanterie, il est blessé une première fois le 25 septembre 1914, puis une seconde en
mars 1916. Son témoignage sur les premiers mois du conflit est publié dès 1917, sous le titre En
rase campagne, 1914.
On peut également avec profit proposer aux élèves de mener une étude croisée de
témoignages différents évoquant une thématique similaire, afin de pointer du doigt la
multiplicité des expériences de guerre.
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Un jeune soldat découvre le front : le témoignage de Jean Galtier-Boissière
Né en 1891, Jean Galtier-Boissière vient d’achever ses études de philosophie et accomplit son service
militaire lorsque débute la guerre. Affecté en que caporal au sein du 31e régiment d’infanterie, il est blessé
une première fois le 25 septembre 1914, puis une seconde en mars 1916. Son témoignage sur les premiers
mois du conflit est publié dès 1917 par les éditions Berger-Levrault, sous le titre En rase campagne, 1914.
6 août 1914 :
« Depuis de longs mois, les chefs ont façonné en vue du combat notre esprit et notre corps. […]
Aujourd’hui, ce n’est plus la petite guerre, c’est la vraie, la grande qui commence, et tous, nous sommes
parfaitement satisfaits et joyeux d’aller exercer le métier que nous apprenons depuis deux ans [...] Une
singulière ivresse nous pénètre, où se mêlent à l’enthousiasme patriotique le goût de l’aventure et la soif du
carnage. Inconscients du lendemain, fiers d’être acclamés [...] réjouis à l’idée de voir du pays et de gagner
des batailles [...] Enfin ! Nous allons viser autre chose que des silhouettes en carton à 50 mètres, tirer de
vraies cartouches, nous servir de notre terrible baïonnette autrement que pour éventrer de grotesques
mannequins. »
Le 22 août 1914 :
[Jean Galtier-Boissière et ses camarades sont pour la première fois pris sous un bombardement]
« Soudain, des sifflements stridents nous précipitent face contre terre, épouvantés. La rafale vient d’éclater
au-dessus de nous. Les hommes à genoux, recroquevillés, le sac sur la tête, tendant le dos, se soudent les
uns aux autres… La tête sous le sac, je jette un coup d’œil sur mes voisins : haletants, secoués de
tremblements nerveux, la bouche contractée par un affreux rictus, tous claquent des dents. Cette attente de
la mort est terrible. Combien de temps ce supplice va-t-il durer ? Non, nous ne sommes pas des soldats de
carton ! mais notre premier contact avec la guerre a été une surprise assez rude. Tous nous croyions
l’histoire des Alboches(1) qui se rendaient pour une tartine. Persuadés de l’écrasante supériorité de notre
artillerie et de notre aviation, nous nous représentions naïvement la campagne comme une promenade
militaire, une succession rapide de victoires faciles et éclatantes »
14 septembre 1914 :
« Pour nous qui, chaque jour, avons été exposés à être anéantis, déchiquetés, seule la souffrance humaine
apparaît, atroce ; il n’y a qu’une chose irréparable, la mort ; une chose précieuse : la vie ! Quand, dans la
bataille, on a vu à côté de soi, expirer ses meilleurs copains, quand on a entendu des blessés ensanglantés
appeler leur mère ou tendre les bras en hurlant ce cri de détresse : « Par pitié, ne m’abandonnez pas ! » on
n’a plus de larmes pour s’attendrir, avec de belles phrases, devant des pierres meurtries. »
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Marcel Papillon (fantassin), 25 septembre 1914 (à ses parents), Lironville : Le régiment auquel appartient Marcel se lance à l'attaque de Lironville. Les tranchées allemandes sont dissimulées au ras du sol. Le premier assaut est repoussé dans la panique sous un feu d'artillerie et de mitrailleuses. « Je viens encore de passer au travers une fois. Je croyais bien ne jamais vous revoir. Le régiment a beaucoup souffert pendant deux jours. Quelles tristes journées ! Nous n'avons presque plus d'officier, le 1/3 du régiment (plutôt la ½) manque à l'appel. Tous morts ou blessés. [...] Pauvre infanterie, c'est un carnage. Les autres armes n'ont presque pas de pertes. Les Allemands ont reculé, mais à quel prix ! [...] Pour Lucien, quoi de neuf ? Qu'il s'évite d'aller dans l'infanterie, car ce n'est pas encourageant. »
PAPILLON Marthe, Joseph, Lucien, Marcel, Si je reviens
comme je l’espère, lettres du Front et de l’Arrière, 1914-
1918, Paris, Grasset, 2003.
Le commandant Henri Bénard, 26 octobre 1914 : il fait part de ses conditions de vie, meilleures que celles de ses hommes : « j'ai repris la vie de tranchée ; ou plutôt mes hommes ont repris cette vie, car j'ai le bonheur d'avoir une maison en ruines dans laquelle nous faisons notre cuisine et dans la cave de laquelle nous nous abritons quand les grosses marmites tombent. »
BENARD Henri, De la mort, de la boue, du sang, lettres
de guerre d’un fantassin, Paris, Grancher, 1999.
En mars 1916, alors que les combats font rage depuis quelques semaines dans le secteur de Verdun jusqu’alors tranquille, Paul Lintier, artilleur, se réjouit de relever un groupe d’artilleurs au nord-ouest de Nancy « un secteur qui passe pour un des plus calmes du front ». :
« Quelle étrange guerre que celle-ci ! Alors que le canon de Verdun gronde toujours sans répit et que se livrent là-bas les plus sanglants combats de cette interminable lutte, nous menons ici, dans la paix des champs, à 1500 m de l’ennemi, une vie de petits bourgeois casaniers »
Mais les secteurs calmes ne sont pas
sans dangers : quelques jours après son arrivée, Paul Lintier est tué par un obus.
LINTIER Paul, Le tube 1233. Souvenirs d’un chef de
pièce, 1915-1916, Paris, Plon, 1917.