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Rhétorique

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  • LES DISCIPLINES DE LUSAGE DISCURSIF DU LANGAGE

    RHTORIQUE, POTIQUE, HERMNEUTIQUE

    (ARGUMENTER, CONFIGURER, REDCRIRE)

    La difficult de ce thme ici soumis linvestigation rsulte de la tendance des trois disciplines nommes empiter lune sur lautre, au point de se laisser entraner par leurs vises totalisantes occuper tout le terrain. Quel terrain ? Celui du discours articul dans des configurations de sens plus tendues que celui de la phrase. Par cette clause, Ricur entend situer ces trois disciplines un niveau suprieur celui de la thorie du discours considr dans les limites de la phrase1.

    QUELQUUN DIT QUELQUE CHOSE QUELQUUN SUR QUELQUE CHOSE

    La dfinition du discours pris ce niveau de simplification nest pas lobjet de son enqute, bien quelle en constitue la prsupposition. Il demande au lecteur dadmettre, avec Benveniste et Jakobson, Austin et Searle, que la premire unit de signification du discours nest pas le signe, mais la phrase, cest--dire une unit complexe qui coordonne un prdicat un sujet logique. Le langage ainsi pris en emploi dans ces units de base peut tre dfini par la formule : quelquun dit quelque chose quelquun sur quelque chose. Quelquun dit : un nonciateur fait arriver quelque chose, savoir une nonciation, un speech-act, dont la force illocutionnaire obit des rgles constitutives prcises qui en font tantt une constatation, tantt un ordre, tantt une promesse, etc. Quelque chose sur quelque chose : cette relation dfinit lnonc en tant que tel, en conjoignant un sens une rfrence. quelquun : la parole adresse par le locuteur un interlocuteur fait de lnonc un message communiqu. Il appartient une philosophie du langage de discerner dans ces fonctions coordonnes les trois mdiations majeures qui font que le langage nest pas lui-mme sa propre fin : mdiation entre lhomme et le monde, mdiation entre lhomme et lautre homme, mdiation entre lhomme et lui-mme. Cest sur ce fond commun du discours, entendu comme unit de signification de dimension phrastique, que se dtachent les trois disciplines dont on va comparer les vises rivales et complmentaires. Avec elles, le discours prend son sens proprement discursif, savoir une articulation par des units de signification plus grandes que la phrase. La typologie que Ricur va essayer de mettre en place est irrductible la typologie des speech-act que proposent Austin et Searle ; elle sy superpose.

    1 Paul Ricur, Lectures 2, Paris, Seuil, Essais, 1999. p. 481-495.

  • I/ RHTORIQUE

    La rhtorique est la plus ancienne discipline de lusage discursif du langage ; elle est ne en Sicile au VIe sicle avant notre re ; en outre, cest elle que Cham Perelman a prise pour guide pour lexploration du discours philosophique, et cela tout au long de son uvre (LEmpire rhtorique).

    A/ Les traits majeurs de la rhtorique

    1) Le premier dfinit le foyer partir duquel rayonne ledit empire ; ce trait ne devra pas tre perdu de vue quand le moment sera venu de prendre la mesure de lambition de la rhtorique couvrir le champ entier de lusage discursif du langage. Ce qui dfinit la rhtorique, ce sont dabord certaines situations typiques du discours. Aristote en dfinit trois qui rgissent les trois genres, du dlibratif, du judiciaire, et de lapparat (pidictique). Trois lieux sont ainsi dsigns : lassemble, le tribunal, les rassemblements commmoratifs. Des auditoires spcifiques constituent ainsi les destinataires privilgis de lart rhtorique. Ils ont en commun la rivalit entre des discours opposs entre lesquels il importe de choisir. Dans chaque cas, il sagit de faire prvaloir un jugement sur un autre. Dans chacune des situations nommes, une controverse appelle le tranchant de la dcision. On peut parler en un sens large de litige ou de procs, mme dans le genre pidictique.

    2) Le deuxime trait de lart rhtorique consiste dans le rle jou par largumentation, cest--dire par un mode de raisonnement qui se tient mi-chemin entre la contrainte du ncessaire et larbitraire du contingent. Entre la preuve et le sophisme rgne le raisonnement probable. Cest prcisment dans les trois situations typiques susdites quil importe de dgager un discours raisonnable, mi-chemin du discours dmonstratif et de la violence dissimule dans le discours de pure sduction. On peroit dj comment, de proche en proche, largumentation peut conqurir tout le champ de la raison pratique o le prfrable appelle dlibration, quil sagisse de la morale, du droit, de la politique, et comme on le verra lorsque la rhtorique sera porte sa limite le champ entier de la philosophie.

    3) Le troisime trait vient temprer lambition damplifier prmaturment le champ de la rhtorique : lorientation vers lauditeur nest aucunement abolie par le rgime argumentatif du discours ; la vise de largumentation demeure la persuasion. En ce sens, la rhtorique peut tre dfinie comme la recherche du discours persuasif. Lart rhtorique est un art du discours agissant. A ce niveau aussi, comme celui des speech-act, dire cest faire. Lorateur ambitionne de conqurir lassentiment de son auditeur et, si cest le cas, le dcider agir dans le sens dsir. En ce sens, la rhtorique est la fois illocutionnaire et perlocutionnaire. Mais comment persuader ?

    4) Le quatrime et dernier trait vient prciser les contours de lart rhtorique surpris au foyer do il rayonne. Lorientation vers lauditeur implique que lorateur parte des ides admises quil partage avec lui. Lorateur nadapte son

  • auditoire son propre discours que sil a dabord adapt celui-ci la thmatique des ides admises. En cela largumentation na gure de fonction cratrice : elle transfre sur les conclusions ladhsion accorde aux prmisses. Toutes les techniques intermdiaires qui peuvent au reste tre fort complexes et raffines restent fonction de ladhsion effective ou prsume de lauditoire. Certes, largumentation qui confine le plus la dmonstration peut lever la persuasion au rang de la conviction ; mais elle ne sort pas du cercle dfini par la persuasion, savoir ladaptation du discours lauditoire.

    B/ Le foyer de fondation de la rhtorique

    Cest dans ce cadre quil faut parler de llocution et du style, quoi les modernes ont eu trop tendance rduire la rhtorique. On ne saurait pourtant en faire abstraction, en raison prcisment de son orientation vers lauditeur ; les figures de style, tours ou dtours2 (tropes), prolongent lart de persuader en un art de plaire, lors mme quils sont au service de largumentation et ne se dgradent pas en simple ornement. Cette description du foyer de la rhtorique en fait tout de suite apparatre lambigut. La rhtorique na jamais cess dosciller entre une menace de dchance et la revendication totalisante en vertu de laquelle elle ambitionne de sgaler la philosophie.

    Menace de dchance pesant sur la rhtorique

    Par tous les traits susdits, le discours manifeste une vulnrabilit et une propension la pathologie. Le glissement de la dialectique la sophistique dfinit aux yeux de Platon la plus grande pente du discours rhtorique. De lart de persuader on passe sans transition celui de tromper. Laccord pralable sur les ides admises glisse la trivialit du prjug ; de lart de plaire on passe celui de sduire, qui nest autre que la violence du discours. Le discours politique est assurment le plus enclin ces perversions. Ce quon appelle idologie est une forme de rhtorique. Mais il faudrait dire de lidologie ce quon dit de la rhtorique : elle est le meilleur et le pire. Le meilleur : lensemble des symboles, des croyances, des reprsentations qui, titre dides admises, assurent lidentit dun groupe (nation, peuple, parti, etc.). En ce sens, lidologie est le discours mme de la constitution imaginaire de la socit. Le pire : car cest le mme discours qui vise la perversion, ds lors quil perd le contact avec le premier tmoignage port sur les vnements fondateurs et se fait discours justificatif de lordre tabli. La fonction de dissimulation, dillusion dnonc par Marx nest pas loin. Cest ainsi que le discours idologique illustre le trajet dcadent de lart rhtorique : de la rptition de la premire fondation aux rationalisations justificatrices, puis la falsification mensongre.

    2 Sens propre dtourn.

  • C/ La revendication totalisante de la rhtorique

    Celle-ci se ralise sur la pente sublimation de la rhtorique. Elle joue son va-tout sur lart dargumenter sur le probable, dli des contraintes sociales dj indiques. Le dpassement de ce qui a t plus haut appel les situations typiques, avec leurs auditoires spcifiques, se fait en deux temps : En un premier temps, on peut annexer tout lordre humain au champ rhtorique dans la mesure o ce quon appelle le langage ordinaire nest autre que le fonctionnement des langues naturelles dans les situations ordinaires dinterlocution ; or linterlocution met en jeu des intrts particuliers, cest--dire finalement ces passions auxquelles Aristote avait consacr le livre II de sa Rhtorique. La rhtorique devient ainsi lart du discours humain, trop humain . En un deuxime temps, la rhtorique peut revendiquer pour son magistre la philosophie tout entire. Que lon considre seulement le statut des premires propositions, en toute philosophie : celles-ci, tant indmontrables par hypothse, ne peuvent procder que dune pese des opinions des plus comptents, et donc se ranger sous la bannire du probable et de largumentation. Cest ce que Ch. Perelman a soutenu dans toute son uvre. Pour lui, les trois champs de la rhtorique, de largumentation et de la philosophie premire se recoupent. Ricur veut seulement souligner deux choses : dune part, la rhtorique, lui semble-t-il ne peut saffranchir entirement ni des situations typiques qui en localisent le foyer gnrateur ni de lintention qui en dlimite la finalit. En ce qui concerne la situation initiale, on ne saurait oublier que la rhtorique a voulu rgir titre premier lusage public de la parole dans ces situations typiques quillustrent lassemble politique, lassemble judiciaire et lassemble festive ; par rapport ces territoires spcifis, celui de la philosophie ne peut tre, de laveu mme de Perelman, quun auditoire universel, cest--dire virtuellement lhumanit entire, ou, dfaut, ses reprsentants comptents et raisonnables. On peut craindre que cette extrapolation au-del des situations typiques nquivaille un changement radical du rgime discursif. Quant la finalit de la persuasion, elle ne saurait non plus tre sublime au point de fusionner avec le dsintressement de la discussion philosophique authentique. Il reste que la vise de la discussion philosophique, si elle est la hauteur de ce quon vient dappeler auditoire universel, transcende lart de persuader et de plaire, sous ses formes les plus honntes, qui prvaut dans les situations typiques susdites. Cest pourquoi dautres foyers de constitution du discours doivent tre considrs, dautres arts de composition et dautres vises du langage discursif3.

    3 Perelman, dans lEmpire rhtorique, fait une place des modalits dargumentation comme

    lanalogie, le modle et la mtaphore ; il fait galement une place des procdures dinterprtation qui relvent de ce qui sera tenu plus loin pour une illustration de la discipline hermneutique.

  • II/ POTIQUE

    Si lon ne se borne pas opposer rhtorique et potique, au sens de lcriture rythme et versifie, il peut paratre difficile de distinguer entre les deux disciplines. Poiesis, si lon revient encore Aristote, veut dire production, fabrication du discours. Or la rhtorique nest-elle pas aussi un art de composer des discours, donc une poiesis ? Bien plus, quand Aristote considre la cohrence qui rend intelligible lintrigue du pome tragique, comique ou pique, ne dit-il pas que lassemblage ou lagencement (sustasis) des actions doit satisfaire au vraisemblable ou au ncessaire4 ? Plus tonnant encore, ne dit-il pas quen vertu du vraisemblable ou du ncessaire, la posie enseigne des universaux et ainsi savre plus philosophique et dun caractre plus lev que lhistoire5 ? Il nest donc pas douteux que potique et rhtorique se recroisent dans la rgion du probable. Mais si elles se recroisent ainsi, cest parce quelles viennent de lieux diffrents et se portent vers des buts diffrents.

    A/ Le lieu initial do la potique diffuse (foyer de fondation)

    Cest, selon Aristote, la fable, lintrigue que le pote invente lors mme quil emprunte la matire de ses pisodes des rcits traditionnels. Le pote est un artisan, non seulement de mots ou de phrases, mais dintrigues qui sont des fables, ou de fables qui sont des intrigues. La localisation de ce noyau, que Ricur appelle laire initiale de diffusion ou dextrapolation du monde potique est de la plus haute importance pour la confrontation qui suit. Au premier abord, cette aire est bien troite, puisquelle couvre seulement lpope, la tragdie et la comdie. Mais cest prcisment cette rfrence initiale qui permet dopposer lacte potique lacte rhtorique. Lacte potique est une invention de fable-intrigue, lacte rhtorique une laboration darguments. Certes, il y a de la potique dans la rhtorique, dans la mesure o trouver un argument (leursis du livre I de la Rhtorique) quivaut une vritable invention. Et il y a de la rhtorique dans la potique dans la mesure o toute intrigue on fait correspondre un thme, une pense (dianoia, selon lexpression dAristote).

    B/ Les lieux o la potique se porte (foyer de dispersion)

    Il est de fait que, dans la potique, laccent ne tombe pas au mme endroit : le pote nargumente pas proprement parler, mme si ses personnages argumentent ; largument sert seulement rvler le caractre en tant quil contribue la progression de lintrigue. Et le rhtoricien ne cre pas dintrigue, de fable, mme si un lment narratif est incorpor la prsentation du cas. Largumentation reste fondamentalement dpendante de la logique du probable, cest--dire de la dialectique, au sens exclusivement aristotlicien, et de la topique , cest--dire de la thorie des lieux , des topoi, qui sont des schmes dides admises appropries des situations typiques. De lautre ct,

    4 Potique, 1154 a, 33-36.

    5 1451 b, 5.

  • linvention de la fable-intrigue reste fondamentalement une reconstruction imaginative du champ de laction humaine imagination ou reconstruction laquelle Aristote applique le terme de mimesis6, cest--dire imitation cratrice. Malheureusement une longue tradition hostile nous a fait entendre imitation au sens de copie, de rplique lidentique. Et nous ne comprenons rien la dclaration centrale de la Potique dAristote selon laquelle pope, tragdie et des comdies sont des imitations de laction humaine. Mais prcisment parce que la mimesis nest pas une copie, mais une reconstruction par limagination cratrice. Aristote ne se contredit pas ; il sexplique lui-mme quand il ajoute : Cest la fable qui est limitation de laction, car jappelle ici fable lassemblage (sunthesis) des actions accomplies (1540 a) .

    C/ Le noyau gnrateur de la potique

    Cest le rapport entre poiesis, muthos, mimesis, autrement dit : production fable-intrigue imitation cratrice7. La posie, en tant quacte crateur, imite dans la mesure mme o elle engendre un muthos8, une fable-intrigue. Cest cette invention dun muthos quil faut opposer largumentation en tant que noyau gnrateur de la rhtorique. Si lambition de la rhtorique trouve une limite dans son souci de lauditeur et son respect des ides reues, la potique dsigne la brche de nouveaut que limagination cratrice ouvre dans ce champ.

    D/ Les autres diffrences entre la rhtorique et la potique

    Ces diffrences dcoulent de la prcdente. La rhtorique a t caractrise plus haut non seulement par son moyen, largumentation, par son rapport des

    6 mimesis : Aristote la spcifie en lui donnant pour dterminant quelque fois des agissants

    (prattontes), le plus souvent laction elle-mme (praxis), do la fameuse expression mimesis praxeos.(activit mimtique). Avec Aristote (en rupture avec la conception mtaphysique de la mimesis), lactivit mimtique na plus pour champ dexercice que la pratique humaine, ce qui la met dans une proximit avec lthique : Comme ceux qui imitent reprsentent des hommes en action, lesquels sont ncessairement gens de mrite ou gens mdiocres, (les caractres presque toujours se ramnent deux classes, le vice et la vertu faisant chez tous les hommes la diffrence du caractre), il les reprsentent ou meilleurs que nous sommes en gnral, ou pires, ou encore pareils nous , comme font les peintres (1448 a, 1-4) . Telle est la premire et double dcision thmatique, dconnecter la mimesis de la mtaphysique : mimesis praxeos, Cest la fable qui est limitation de laction . 7 Pour prciser ce rapport, Ricur dit : La Potique (1447 a, 28) dfinit la poiesis (cest--dire,

    ici, lart qui imite par le langage seul, prose ou vers , par lintersection entre lactivit mimtique et lactivit configurante , oprant conjointement dans le champ de la praxis humaine par le truchement dagissants susceptibles dvaluation thique. 8 muthos : assemblage des actions accomplies. Celui-ci a une longue histoire, insparable du dbat

    sans cesse recommenc entre muthos et logos. Ici encore, Aristote tranche : muthos sera comme la t mimesis, assign la sphre pratique, dans la mesure o le muthos applique la mimesis praxeos, sa rge darticulation ; muthos sera dfini comme assemblage (sunthesin) des actions accomplies (1450, a 3) . La Potique est ainsi identifie sans rserve lart de composer les muthos ; cet gard, on remarquera le car qui lie les deux propositions suivantes : Cest la fable qui est limitation de laction, car jappelle fable lassemblage des actions accomplies (1450 a, 3-5) . Comment traduire muthos ? Faut-il dire fable ou intrigue ? Il est difficile de garder les deux valeurs : le caractre fictif de la fable, le caractre structur de lassemblage. Comme le second trait a paru prvaloir Ricur, il a choisi intrigue, ou mieux mise-en-intrigue.

  • situations typiques et sa vise persuasive. Sur ces deux derniers points, la potique fait diversion. Lauditoire du pome pique ou tragique, cest celui que rassemble la rcitation ou la reprsentation thtrale, cest--dire le peuple, non plus dans le rle darbitre entre des discours rivaux, mais le peuple offert lopration cathartique exerce par le pome. Par catharsis9, il faut entendre un quivalent de la purgation au sens mdical et de la purification au sens religieux : une clarification par la participation intelligente au muthos du pome. Cest donc finalement la catharsis quil faut opposer la persuasion. A loppos de toute sduction et de toute flatterie, elle consiste dans la reconstruction imaginative de deux passions de base par lesquelles nous participons toute grande action, la peur et la piti ; celles-ci se trouvent en quelque sorte mthaphorises par cette reconstruction imaginative en quoi consiste, par la grce du muthos, limitation cratrice de laction humaine. Ainsi comprise, la potique a elle aussi son foyer de diffusion : le noyau poiesismuthosmimesis. Cest partir de ce centre quelle peut rayonner et couvrir le mme champ que la rhtorique. Si dans le domaine politique, lidologie porte la marque de la rhtorique, cest lutopie qui porte celle de la potique, dans la mesure o lutopie nest pas autre chose que linvention dune fable sociale capable, croit-on, de changer la vie .

    E/ La vise centrale de la potique

    La conversion de limaginaire, voil la vise centrale de la potique. Par elle, la potique fait bouger lunivers sdiment des ides admises, prmisses de largumentation rhtorique. Cette mme perce de limaginaire branle en mme temps lordre de la persuasion ds lors quil sagit moins de trancher une controverse que dengendrer une conviction nouvelle. La limite de la potique ds lors, cest, comme lavait aperu Hegel, limpuissance de la reprsentation de sgaler au concept.

    9 catharsis : troisime terme du ternaire de La Potique mimesismuthoskatharsis. Il intervient

    en mettant en relation le dedans et le dehors de luvre par lentremise du spectacle, lopsis, qui donne voir laction mime. La katharsis nest dailleurs quun faisceau dans une gerbe deffets de sens, parmi lesquels il faut mettre le plaisir : plaisir pris imiter, plaisir propre la tragdie dont il est dit quil est lergon, la fonction propre de la tragdie. La Potique ne prend pas en compte les passions en tant que suscites par la reprsentation mais bien par leur purgation ; or quel est le principe de la purgation potique, cest le fait quelle est luvre de la comprhension du muthos ; elle vaut alors lucidation, claircissement de la terreur et de la piti, ou comme mtaphorisation de ces passions.

  • III/ HERMNEUTIQUE

    Quel est le foyer initial de fondation et de dispersion de cette troisime discipline ? Ricur part de la dfinition de lhermneutique comme art dinterprter les textes. Un art particulier est en effet requis ds lors que la distance gographique, historique, culturelle qui spare le texte du lecteur suscite une situation de mcomprhension, qui ne peut tre dpasse que dans une lecture plurielle, cest--dire une interprtation multivoque. Cest sous cette condition fondamentale que linterprtation, thme central de lhermneutique, se rvle une thorie du sens multiple. Reprenons quelques points de cette insertion initiale. Dabord pourquoi insister sur la notion de texte, duvre crite ? Lchange oral de la parole rectifiable par le jeu de la question et de la rponse ne laisse pas apparatre la difficult que seule lcriture suscite, savoir que le sens du discours, dtach de son locuteur, ne concide plus avec lintention de ce dernier. Dsormais, ce que lauteur a voulu dire et ce que le texte signifie subissent des destins distincts. Le texte, en quelque sorte orphelin, selon le mot de Platon dans Phdre, a perdu son dfenseur qui tait son pre et affronte seul laventure de la rception et de la lecture. Cest au vu de cette situation que Dilthey, lun des thoriciens de lhermneutique, a sagement propos de rserver le terme dinterprtation10 la comprhension des uvres de discours fixes par lcriture ou dposes dans des monuments de culture offrant au sens le support dune sorte dinscription.

    A/ Les lieux dapplication de lhermneutique

    Sil doit tre distingu de celui de la rhtorique et de la potique, cest ici que le lieu originaire du travail dinterprtation importe dtre reconnu. Trois lieux se sont successivement dtachs.

    1) Ce fut dabord dans notre culture occidentale judo-chrtienne, le canon du texte biblique

    Ce lieu est si dcisif que beaucoup de lecteurs seraient tents didentifier lhermneutique avec lexgse biblique ; ce nest dailleurs pas tout fait le cas, mme dans ce cadre restreint, dans la mesure o lexgse consiste dans linterprtation dun texte dtermin, et lhermneutique dans un discours de deuxime degr portant sur les rgles de linterprtation. Toutefois, cette premire identification du lieu dorigine de lhermneutique nest pas sans raison et sans effet ; notre concept de figure reste largement tributaire de la premire hermneutique chrtienne, applique la rinterprtation des vnements, des

    10 Le verbe interprter nest plus le lieu de difficults de traduction entre lallemand et le franais,

    ni de malentendus concernant lusage. En allemand, une solide et constante tradition a impos le couple verstehen auslagen (avec la nuance que lon va dire) ; dautre part Auslegung et Interprtation sont pratiquement interchangeables dans tous les contextes. Enfin, Hermeneutik sest impos pour dsigner la discipline qui vise donner un statut de rigueur, sinon de scientificit de lInterprtation (Auslegung).

  • personnages, des institutions de la Bible hbraque, dans les termes de la proclamation de la Nouvelle Alliance. Puis avec les Pres grecs et toute lhermneutique mdivale, dont le pre de Lubac a fait lhistoire, sest constitu ldifice compliqu des quatre sens de lEcriture, cest--dire des quatre niveaux de lecture : littrale ou historique, tropologique ou morale, allgorique ou symbolique, anagogique ou mystique. Enfin, pour les modernes, une nouvelle hermneutique biblique est issue de lincorporation des sciences philologiques classiques lexgse ancienne. Cest ce stade que lexgse sest leve son niveau hermneutique authentique, savoir la tche de transfrer dans une situation culturelle moderne lessentiel du sens que les textes ont pu assumer en rapport avec une situation culturelle qui a cess dtre la ntre. On voit ici se profiler une problmatique qui nest plus spcifique des textes bibliques ni en gnral religieux, savoir la lutte contre la mcomprhension issue de la distance culturelle. Interprter, dsormais, cest traduire une signification dun contexte culturel lautre selon une rgle prsume dquivalence de sens. Cest en cela que lhermneutique biblique rejoint les deux autres lieux de lhermneutique.

    2) Le second lieu est constitu par la philologie des textes classiques

    Ce lieu est apparu dune faon autonome par rapport au prcdent ds la Renaissance mais surtout partir du XVIIIe sicle. Ici comme l, la restitution du sens sest rvle tre une promotion de sens, un transfert ou, comme il vient dtre dit, une traduction, en dpit ou mme en faveur de la distance temporelle ou culturelle. La problmatique commune lexgse et la philologie procde de ce rapport particulier de texte contexte, qui fait que le sens dun texte est rput capable de saffranchir de son contexte initial (dcontextualisation), pour se recontextualiser dans une situation culturelle nouvelle, tout en prservant une identit smantique prsume. La tche hermneutique consiste ds lors sapprocher de cette identit smantique prsume ; la traduction au sens large du terme, est le modle de cette opration prcaire.

    3) Le troisime lieu de lhermneutique concerne le texte juridique

    Un texte juridique, en effet, ne va jamais sans une procdure dinterprtation, la jurisprudence qui innove dans les lacunes du droit crit et surtout dans des situations nouvelles non prvues par le lgislateur. Le droit avance ainsi par accumulation de prcdents. La jurisprudence offre ainsi le modle dune innovation qui en mme temps fait figure de tradition. Il se trouve que Ch. Perelman est lun des thoriciens les plus remarquables de ce rapport entre droit et jurisprudence. Or la reconnaissance de ce troisime foyer de lhermneutique est loccasion dun enrichissement du concept dinterprtation tel quil est constitu dans les deux foyers prcdents. La jurisprudence montre que la distance culturelle et temporelle nest pas seulement un abme franchir, mais un medium traverser. Toute interprtation est une rinterprtation, constitutive dune tradition vivante. Pas de transfert, de traduction, sans une tradition, cest--dire sans une communaut dinterprtation.

  • B/ Comparaison de lhermneutique aux deux disciplines prcdentes

    Compare la rhtorique, lhermneutique comporte elle aussi des phases argumentatives dans la mesure o il lui faut toujours expliquer plus pour comprendre mieux, et dans la mesure aussi o il lui revient de trancher entre des interprtations rivales, voire des traditions rivales. Mais les phases argumentaires restent incluses dans un projet plus vaste, lequel nest certainement de recrer une situation dunivocit en tranchant ainsi en faveur dune interprtation privilgie. Son but est bien plutt de maintenir ouvert un espace de variations. Lexemple des quatre sens de lEcriture est cet gard trs instructif ; et, avant celui-ci la sage dcision de lEglise chrtienne primitive de laisser subsister cte cte quatre vangiles dont la diffrence dintention et dorganisation est vidente. Confront cette libert hermneutique, on pourrait dire que la tche dun art de linterprtation compare celle de largumentation, est moins de faire prvaloir une opinion sur une autre que de permettre un texte de signifier autant quil peut, non de signifier une chose plutt quune autre, mais de signifier plus et ainsi de faire penser plus , selon une expression de Kant dans la Critique de la facult de juger. A cet gard lhermneutique ne parat pas moins proche de la rhtorique que de la potique, dont Ricur disait que le projet est moins de persuader que douvrir limagination. Elle aussi en appelle limagination productrice dans sa demande dun surplus de sens. Au reste cette exigence est insparable du travail de traduction, de transfert li la recontextualisation dun sens transmis dun espace culturel dans un autre. Mais alors, pourquoi ne pas dire quhermneutique et potique sont interchangeables ? Pour comprendre que ce nest pas le cas, il faut revenir linsistance qua Aristote, didentifier la poiesis lagencement de la fable-intrigue. Ainsi le travail dinnovation se tient-il lintrieur de lunit de discours que constitue lintrigue. Et bien que la poiesis ait t dfinie comme mimesis de laction, Aristote ne fait plus aucun usage de la notion de mimesis comme si elle suffisait disjoindre lespace imaginaire de la fable de lespace rel de laction humaine. Ce nest pas une action relle que vous voyez l, suggre le poticien, mais seulement un simulacre daction. Cet usage disjonctif, plutt que rfrentiel, de la mimesis est tellement caractristique de la potique que cest ce sens qui a prvalu dans la potique contemporaine, laquelle a retenu laspect structural du muthos11 et laiss tomber laspect rfrentiel de la fiction. Cest ce dfi que lhermneutique relve lencontre de la potique structurale. Ricur se plat dire que la fonction de linterprtation nest pas seulement de faire quun texte signifie autre chose, ni mme signifie tout ce quil peut et quil signifie toujours plus pour reprendre les expressions antrieures mais de dployer ce quil appelle maintenant le monde du texte. Les uvres potiques dsignent un monde. Si cette thse parat difficile soutenir, cest parce que la fonction rfrentielle de luvre potique est plus

    11 muthos : que lon traduit par fable si lon veut souligner son caractre de fiction, ou par intrigue

    si lon veut souligner son caractre organis, structur.

  • complexe que celle du discours descriptif, et mme en un sens fort paradoxale. Luvre potique en effet ne dploie un monde que sous la condition que soit suspendue la rfrence du discours descriptif. Le pouvoir de rfrence de luvre potique apparat alors comme une rfrence seconde la faveur de la suspension de la rfrence primaire du discours. On peut alors caractriser avec Jakobson, la rfrence potique comme rfrence ddouble. Il y a donc une part de vrit dans la thse communment rpandue en critique littraire quen posie, le langage na de rapport quavec lui-mme. En approfondissant labme qui spare les signes des choses, le langage potique se clbre lui-mme. Cest ainsi que la posie est tenue couramment pour un discours sans rfrence. La thse soutenue ici par Ricur pose que la suspension de la rfrence, au sens dfini par les normes du discours descriptif, est la condition ngative pour que soit dgag un mode plus fondamental de rfrence.

    C/ Le moment hermneutique

    Cest le travail de pense par lequel le monde du texte affronte ce quon appelle conventionnellement ralit pour la redcrire. Cet affrontement peut aller de la dngation, voire de la destruction ce qui est encore un rapport au monde , jusqu la mtamorphose et transfiguration du rel. Il en est ici comme des modles en science, dont lultime fonction est de redcrire lexplanandum initial. Cet quivalent potique de la rediscription est la mimesis cratrice, qui manque une thorie purement structurale du discours potique. Le choc entre le monde du texte et le monde tout court, dans lespace de la lecture, est lultime enjeu de limagination productrice. Il engendre ce que Ricur ose appeler la rfrence productrice propre la fiction. Cest avec cette tche en vue que lhermneutique peut son tour lever une prtention totalisante, voire totalitaire. Partout o le sens se constitue dans une tradition et exige une traduction, linterprtation est luvre. Partout o une interprtation est luvre, une innovation smantique est en jeu. Et partout o nous commenons penser plus , un monde nouveau est tout la fois dcouvert et invent. Mais cette prtention totalisante doit son tour subir le feu de la critique. Il suffit que lon ramne lhermneutique au centre partir duquel sa prtention slve, savoir les textes fondateurs dune tradition vivante. Or le rapport dune culture ses origines textuelles tombe sous une critique dun autre ordre, la critique des idologies, illustre par lEcole de Francfort et ses successeurs, K.O. Appel et J. Habermas. Ce que lhermneutique tend ignorer, cest le rapport plus fondamental encore entre langage, travail et pouvoir. Tout se passe ici pour elle comme si le langage tait une origine sans origine.

    Conclusion

    Il apparat en conclusion quil faut laisser tre chacune de ces disciplines partir de lieux de naissance irrductibles lun lautre. Et il nexiste pas de super-

  • discipline qui totaliserait le champ entier couvert par la rhtorique, la potique et lhermneutique. dfaut de cette impossible totalisation, on ne peut que reprer les points dintersection remarquables des trois disciplines. Mais chacune parle pour elle-mme. La rhtorique reste lart dargumenter en vue de persuader un auditoire quune opinion est prfrable sa rivale. La potique reste lart de construire des intrigues en vue dlargit limaginaire individuel et collectif. Lhermneutique reste lart dinterprter les textes dans un contexte distinct de celui de leur auteur et de leur auditoire initial, en vue de dcouvrir de nouvelles dimensions de la ralit. Argumenter, configurer, redcrire, telles sont les trois oprations majeures que leur vise totalisante respective rend exclusives lune de lautre, mais que la finitude de leur site originel condamne la complmentarit.