sand indiana

Download Sand Indiana

If you can't read please download the document

Upload: enumaelis

Post on 15-Feb-2016

5 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

Sand Indiana

TRANSCRIPT

Premire partie1Par une soire d'automne pluvieuse et frache, trois personnes rveuses taient gravement occupes, au fond d'un petit castel de la Brie, regarder brler les tisons du foyer et cheminer lentement l'aiguille de la pendule. Deux de ces htes silencieux semblaient s'abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux; mais le troisime donnait des marques de rbellion ouverte: il s'agitait sur son sige, touffait demi haut quelques billements mlancoliques, et frappait la pincette sur les bches ptillantes, avec l'intention marque de lutter contre l'ennemi commun.Ce personnage, beaucoup plus g que les deux autres, tait le matre de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant pais, au front chauve, la moustache grise, l'il terrible; excellent matre devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.Il quitta enfin sa chaise, videmment impatient de ne savoir comment rompre le silence, et se prit marcher pesamment dans toute la longueur du salon, sans perdre un instant la roideur convenable tous les mouvements d'un ancien militaire, s'appuyant sur les reins et se tournant tout d'une pice, avec ce contentement perptuel de soi-mme qui caractrise l'homme de parade et l'officier modle.Mais ils taient passs, ces jours d'clat o le lieutenant Delmare respirait le triomphe avec l'air des camps; l'officier suprieur en retraite, oubli maintenant de la patrie ingrate, se voyait condamn subir toutes les consquences du mariage. Il tait l'poux d'une jeune et jolie femme, le propritaire d'un commode manoir avec ses dpendances, et, de plus, un industriel heureux dans ses spculations; en consquence de quoi, le colonel avait de l'humeur, et ce soir-l surtout; car le temps tait humide, et le colonel avait des rhumatismes.Il arpentait avec gravit son vieux salon meubl dans le got de Louis XV, s'arrtant parfois devant une porte surmonte d'Amours nus, peints fresque, qui enchanaient de fleurs des biches fort bien leves et des sangliers de bonne volont, parfois devant un panneau surcharg de sculptures maigres et tourmentes, dont l'il se ft vainement fatigu suivre les caprices tortueux et les enlacements sans fin. Mais ces vagues et passagres distractions n'empchaient pas que le colonel, chaque tour de sa promenade, ne jett un regard lucide et profond sur les deux compagnons de sa veille silencieuse, reportant de l'un l'autre cet il attentif qui couvait depuis trois ans un trsor fragile et prcieux, sa femme.Car sa femme avait dix-neuf ans, et, si vous l'eussiez vue enfonce sous le manteau de cette vaste chemine de marbre blanc incrust de cuivre dor; si vous l'eussiez vue, toute fluette, toute ple, toute triste, le coude appuy sur son genou, elle toute jeune, au milieu de ce vieux mnage, ct de ce vieux mari, semblable une fleur ne d'hier qu'on fait clore dans un vase gothique, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare, et peut-tre le colonel plus encore que sa femme.Le troisime occupant de cette maison isole tait assis sous le mme enfoncement de la chemine, l'autre extrmit de la bche incandescente. C'tait un homme dans toute la force dans toute la fleur de la jeunesse, et dont les joues brillantes, la riche chevelure d'un blond vif, les favoris bien fournis, juraient avec les cheveux grisonnants, le teint fltri et la rude physionomie du patron; mais le moins artiste des hommes et encore prfr l'expression rude et austre de M. Delmare aux traits rgulirement fas du jeune homme. La figure bouffie, grave en relief sur la plaque de tle qui occupait le fond de la chemine, tait peut-tre moins monotone, avec son regard incessamment fix sur les tisons ardents, que ne l'tait dans la mme contemplation le personnage vermeil et blond de cette histoire. Du reste, la vigueur assez dgage de ses formes, la nettet de ses sourcils bruns, la blancheur polie de son front, le calme de ses yeux limpides, la beaut de ses mains, et jusqu' la rigoureuse lgance de son costume de chasse, l'eussent fait passer pour un fort beau cavalier aux yeux de toute femme qui et port en amour les gots dits philosophiques d'un autre sicle. Mais peut-tre la jeune et timide femme de M. Delmare n'avait-elle jamais encore examin un homme avec les yeux; peut-tre y avait-il, entre cette femme frle et souffreteuse et cet homme dormeur et bien mangeant, absence de toute sympathie. Il est certain que l'argus conjugale fatigua son il de vautour sans surprendre un regard, un souffle, une palpitation entre ces deux tres si dissemblables. Alors, bien certain de n'avoir pas mme un sujet de jalousie pour s'occuper, il retomba dans une tristesse plus profonde qu'auparavant, et enfona ses mains brusquement jusqu'au fond de ses poches.La seule figure heureuse et caressante de ce groupe, c'tait celle d'un beau chien de chasse de la grande espce des griffons, qui avait allong sa tte sur les genoux de l'homme assis. Il tait remarquable par sa longue taille, ses larges jarrets velus, son museau effil comme celui d'un renard, et sa spirituelle physionomie toute hrisse de poils en dsordre, au travers desquels deux grands yeux fauves brillaient comme deux topazes. Ces yeux de chien courant, si sanglants et si sombres dans l'ardeur de la chasse, avaient alors un sentiment de mlancolie et de tendresse indfinissable; et, lorsque le matre, objet de tout cet amour d'instinct, si suprieur parfois aux affections raisonnes de l'homme, promenait ses doigts dans les soies argentes du beau griffon, les yeux de l'animal tincelaient de plaisir, tandis que sa longue queue balayait l'tre en cadence, et en parpillait la cendre sur la marqueterie du parquet.Il y avait peut-tre le sujet d'un tableau la Rembrandt dans cette scne d'intrieur demi laire par la flamme du foyer. Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l'appartement et les figures, puis, passant au ton rouge de la braise, s'teignaient par degrs; la vaste salle s'assombrissait alors dans la mme proportion. chaque tour de sa promenade, M. Delmare, en passant devant le feu, apparaissait comme une ombre et se perdait aussitt dans les mystrieuses profondeurs du salon. Quelques lames de dorure s'enlevaient et l en lumire sur les cadres ovales chargs de couronnes, de mdaillons et de rubans de bois, sur les meubles plaqus d'bne et de cuivre, et jusque sur les corniches dchiquetes de la boiserie. Mais lorsqu'un tison, venant s'teindre, cdait son clat un autre point embras de l'tre, les objets, lumineux tout l'heure, ntraient dans l'ombre, et d'autres asprits brillantes se dtachaient de l'obscurit. Ainsi ln et pu saisir tour tour tous les dtails du tableau, tantt la console porte sur trois grands tritons dors, tantt le plafond peint qui reprsentait un ciel parsem de nuages et d'toiles, tantt les lourdes tentures de damas cramoisi longues crpines qui se moiraient de reflets satins, et dont les larges plis semblaient s'agiter en se renvoyant la clart inconstante.On et dit, voir l'immobilit des deux personnages en relief devant le foyer, qu'ils craignaient de dranger l'immobilit de la scne; fixes et ptrifis comme les hros d'un conte s, on et dit que la moindre parole, le plus lger mouvement allait faire crouler sur eux les murs d'une cit fantastique; et le matre au front rembruni, qui d'un pas gal coupait seul l'ombre et le silence, ressemblait assez un sorcier qui les et tenus sous le charme.Enfin le griffon, ayant obtenu de son matre un regard de complaisance, cda la puissance magntique que la prunelle de l'homme exerce sur celle des animaux intelligents. Il laissa chapper un lger aboiement de tendresse craintive, et jeta ses deux pattes sur les paules de son bien-aim avec une souplesse et une grce inimitables. bas, Ophlia! bas!Et le jeune homme adressa en anglais une grave rprimande au docile animal, qui, honteux et repentant, se trana en rampant vers Mme Delmare comme pour lui demander protection. Mais Mme Delmare ne sortit point de sa rverie, et laissa la tte d'Ophlia s'appuyer sur ses deux blanches mains, qu'elle tenait croises sur son genou, sans lui accorder une caresse.Cette chienne est donc tout fait installe au salon? dit le colonel, secrtement satisfait de trouver un motif d'humeur pour passer le temps. Au chenil, Ophlia! allons, dehors, sotte bte!Si quelqu'un alors et observ de prs Mme Delmare, il et pu deviner, dans cette circonstance minime et vulgaire de sa vie prive, le secret douloureux de sa vie entire. Un frisson imperceptible parcourut son corps, et ses mains, qui soutenaient sans y penser la tte de l'animal favori, se crisprent vivement autour de son cou rude et velu, comme pour le retenir et le prserver. M. Delmare, tirant alors son fouet de chasse de la poche de sa veste, s'avana d'un air menaant vers la pauvre Ophlia, qui se coucha ses pieds en fermant les yeux et laissant chapper d'avance des cris de douleur et de crainte. Mme Delmare devint plus ple encore que de coutume; son sein se gonfla convulsivement, et, tournant ses grands yeux bleus vers son mari avec une expression d'effroi indfinissable:De grce, monsieur, lui dit-elle, ne la tuez pas!Ce peu de mots firent tressaillir le colonel. Un sentiment de chagrin prit la place de ses vellits de colre.Ceci, madame, est un reproche que je comprends fort bien, dit-il, et que vous ne m'avez pas pargn depuis le jour o j'ai eu la vivacit de tuer votre pagneul la chasse. N'esce pas une grande perte? Un chien qui forait toujours l'arrt, et qui s'emportait sur le gibier! Quelle patience n'et-il pas lasse? Au reste, vous ne l'avez tant aim que depuis sa mort; auparavant, vous n'y preniez pas garde; mais maintenant que c'est pour vous l'occasion de me blmer...Vous ai-je jamais fait un reproche? dit Mme Delmare avec cette douceur qu'on a par gnrosit avec les gens qu'on aime, et par gard pour soi-mme avec ceux qu'on n'aime pas.Je n'ai pas dit cela, reprit le colonel sur un ton moiti pre, moiti mari; mais il y a dans les larmes de certaines femmes des reproches plus sanglants que dans toutes les imprcations des autres. Morbleu! madame, vous savez bien que je n'aime pas voir pleurer autour de moi...Vous ne me voyez jamais pleurer, je pense.Eh! ne vous vois-je pas sans cesse les yeux rouges! C'est encore pis, ma foi!Pendant cette conversation conjugale, le jeune homme s'tait lev et avait fait sortir Ophlia avec le plus grand calme; puis il revint s'asseoir vis--vis de Mme Delmare, aprs avoir allum une bougie et l'avoir place sur le manteau de la chemine.Il y eut dans cet acte de pur hasard une influence subite sur les dispositions de M. Delmare. Ds que la bougie eut jet sur sa femme une clart plus gale et moins vacillante que celle du foyer, il remarqua l'air de souffrance et d'abattement qui, ce soir-l, tait rpandue sur toute sa personne, son attitude fatigue, ses longs cheveux bruns pendants sur ses joues amaigries, et une teinte violace sous ses yeux ternis et chauffs. Il fit quelques tours dans l'appartement; puis, revenant sa femme par une transition assez brusque:Comment vous trouvez-vous aujourd'hui, Indiana? lui dit-il avec la maladresse d'un homme dont le cur et le caractre sont rarement d'accord.Comme l'ordinaire! je vous remercie, rpondit-elle sans tmoigner ni surprise ni rancune.Comme l'ordinaire, ce n'est pas une rponse, ou plutt c'est une rponse de femme, une rpormande, qui ne signifie ni oui ni non, ni bien ni mal.Soit, je ne me porte ni bien ni mal.Eh bien, reprit-il avec une nouvelle rudesse, vous mentez: je sais que vous ne vous portez pas bien; vous l'avez dit sir Ralph ici prsent. Voyons, en ai-je menti, moi? Parlez, monsieur Ralph, vous l'a-t-elle dit?Elle me l'a dit, rpondit le flegmatique personnage interpell, sans faire attention au regard de reproche que lui adressait Indiana.En ce moment, un quatrime personnage entra: c'tait le factotum de la maison, ancien sergent du rgiment de M. Delmare.Il expliqua en peu de mots M. Delmare qu'il avait ses raisons pour croire que des voleurs de charbon s'taient introduits les nuits prcdentes, pareille heure, dans le parc, et qu'il venait demander un fusil pour faire sa ronde avant de fermer les portes. M. Delmare, qui vit cette aventure une tournure guerrire, prit aussitt son fusil de chasse, en donna un autre Lelivre, et se disposa sortir de l'appartement.Eh quoi! dit Mme Delmare avec effroi, vous tueriez un pauvre paysan pour quelques sacs de charbon?Je tuerai comme un chien, rpondit Delmare irrit de cette objection, tout homme que je trouverai la nuit rder dans mon enclos. Si vous connaissiez la loi, madame, vous sauriez qu'elle m'y autorise.C'est une affreuse loi, reprit Indiana avec feu.Puis, rprimant aussitt ce mouvement:Mais vos rhumatismes? ajouta-t-elle d'un ton plus bas. Vous oubliez qu'il pleut et que vous souffrirez demain si vous sortez ce soir.Vous avez bien peur d'tre oblige de soigner le vieux mari! rpondit Delmare en poussant la porte brusquement.Et il sortit en continuant de murmurer contre son ge et contre sa femme.2Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana Delmare et sir Ralph, ou, si vous l'aimez mieux, M. Rodolphe Brown, restrent vis--vis l'un de l'autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari et t entre eux deux. L'Anglais ne songeait nullement se justifier, et Mme Delmare sentait qu'elle n'avait pas de reproches srieux lui faire; car il n'avait parl qu' bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement.Ce n'est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle; je vous avais dfendu de rpter ces paroles chappes dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j'aurai voulu instruire de mon mal.Je ne vous conois pas, ma chre, rpondit sir Ralph; vous tes malade, et vous ne voulez pas vous soigner. Il fallait donc choisir entre la chance de vous perdre et la ncessit d'avertir votre mari.Oui, dit Mme Delmare avec un sourire triste, et vous avez pris le parti de prvenir l'autorit!Vous avez tort, vous avez tort, sur ma parole, de vous laisser aigrir ainsi contre le colonel; c'est un homme d'honneur, un digne homme.Mais qui vous dit le contraire, sir Ralph?...Eh! vous-mme, sans le vouloir. Votre tristesse, votre tat maladif, et, comme il le remarque lui-mme, vos yeux rouges disent tout le monde et toute heure que vous n'tes pas heureuse...Taisez-vous, sir Ralph, vous allez trop loin. Je ne vous ai pas permis de savoir tant de choses.Je vous fche, je le vois; que voulez-vous! je ne suis pas adroit; je ne connais pas les subtilits de votre langue, et puis j'ai beaucoup de rapports avec votre mari. J'ignore absolument comme lui, soit en anglais, soit en franais, ce qu'il faut dire aux femmes pour les consoler. Un autre vous et fait comprendre, sans vous la dire, la pense que je viens de vous exprimer si lourdement; il et trouv l'art d'entrer bien avant dans votre confiance sans vous laisser apercevoir ses progrs, et peut-tre et-il russi soulager un peu votre cur, qui se roidit et se ferme devant moi. Ce n'est pas la premire fois que je remarque combien, en France particulirement, les mots ont plus d'empire que les ides. Les femmes surtout...Oh! vous avez un profond ddain pour les femmes, mon cher Ralph. Je suis ici seule contre deux; je dois donc me rsoudre n'avoir jamais raison.Donne-nous tort, ma chre cousine, en te portant bien, en reprenant ta gaiet, ta fracheur, ta vivacit d'autrefois; rappelle-toi l'le Bourbon et notre dlicieuse retraite de Bernica, et notre enfance si joyeuse et notre amiti aussi vieille que toi...Je me rappelle aussi mon pre..., dit Indiana en appuyant tristement sur cette rponse et en mettant sa main dans la main de sir Ralph.Ils retombrent dans un profond silence.Indiana, dit Ralph aprs une pause, le bonheur est toujours notre porte. Il ne faut souvent qu'tendre la main pour s'en saisir. Que te manque-t-il? Tu as une honnte aisance prfrable la richesse, un mari excellent qui t'aime de tout son cur, et, j'ose le dire, un ami sincre et dvou...Mme Delmare pressa faiblement la main de sir Ralph, mais elle ne changea pas d'attitude; sa tte resta penche sur son sein, et ses yeux humides attachs sur les magiques effets de la braise.Votre tristesse, ma chre amie, poursuivit sir Ralph, est un tat purement maladif; lequel de nous peut chapper au chagrin, au spleen? Regardez au-dessous de vous, vous y verrez des gens qui vous envient avec raison. L'homme est ainsi fait, toujours il aspire ce qu'il n'a pas...Je vous fais grce d'une foule d'autres lieux communs que dbita le bon sir Ralph d'un ton monotone et lourd comme ses penses. Ce n'est pas que sir Ralph ft un sot, mais il tait l tout fait hors de son lment. Il ne manquait ni de bon sens ni de savoir; mais consoler une femme, comme il l'avouait lui-mme, tait un rle au-dessus de sa porte. Et cet homme comprenait si peu le chagrin d'autrui, qu'avec la meilleure volont possible d'y porter remde, il ne savait y toucher que pour l'envenimer. Il sentait si bien sa gaucherie, qu'il se hasardait rarement s'apercevoir des afflictions de ses amis; et, cette fois, il faisait des efforts inous pour remplir ce qu'il regardait comme le plus pnible devoir de l'amiti.Quand il vit que Mme Delmare ne l'coutait qu'avec effort, il se tut, et l'on n'entendit plus que les mille petites voix qui bruissent dans le bois embras, le chant plaintif de la bche qui s'chauffe et se dilate, le craquement de l'corce qui se crispe avant d'clater, et ces lgres explosions phosphorescentes de l'aubier qui fait jaillir une flamme bleutre. De temps autre, le hurlement d'un chien venait se mler au faible sifflement de la bise qui se glissait dans les fentes de la porte et au bruit de la pluie qui fouettait les vitres. Cette soire tait une des plus tristes qu'et encore passes Mme Delmare dans son petit manoir de la Brie.Et puis je ne sais quelle attente vague pesait sur cette me impressionnable et sur ses fibres dlicates. Les tres faibles ne vivent que de terreurs et de pressentiments. Mme Delmare avait toutes les superstitions d'une crole nerveuse et maladive; certaines harmonies de la nuit, certains jeux de la lune lui faisaient croire de certains vnements, de prochains malheurs, et la nuit avait pour cette femme rveuse et triste un langage tout de mystres et de fantmes qu'elle seule savait comprendre et traduire suivant ses craintes et ses souffrances.Vous direz encore que je suis folle, dit-elle en retirant sa main que tenait toujours sir Ralph, mais je ne sais quelle catastrophe se prpare autour de nous. Il y a ici un danger qui pse sur quelqu'un... sur moi, sans doute... mais... tenez, Ralph, je me sens mue comme l'approche d'une grande phase de ma destine... J'ai peur, ajouta-t-elle en frissonnant, je me sens mal.Et ses lvres devinrent aussi blanches que ses joues. Sir Ralph, effray, non des pressentiments de Mme Delmare, qu'il regardait comme les symptmes d'une grande atonie morale, mais de sa pleur mortelle, tira vivement la sonnette pour demander des secours. Personne ne vint, et, Indiana s'affaiblissant de plus en plus, Ralph, pouvant, l'loigna du feu, la dposa sur une chaise longue, et courut au hasard, appelant les domestiques, cherchant de l'eau, des sels, ne trouvant rien, brisant toutes les sonnettes, se perdant travers le ddale des appartements obscurs, et se tordant les mains d'impatience et de dpit contre lui-mme.Enfin l'ide lui vint d'ouvrir la porte vitre qui donnait sur le parc, et d'appeler tour tour Lelivre et Noun, la femme de chambre crole de Mme Delmare.Quelques instants aprs, Noun accourut d'une des plus sombres alles du parc, et demanda vivement si Mme Delmare se trouvait plus mal que de coutume.Tout fait mal, rpondit sir Brown.Tous deux rentrrent au salon et prodigurent leurs soins Mme Delmare vanouie, l'un avec tout le zle d'un empressement inutile et gauche, l'autre avec l'adresse et l'efficacit d'un dvouement de femme.Noun tait la sur de lait de Mme Delmare; ces deux jeunes personnes, leves ensemble, s'aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de sant, vive, alerte, et pleine de sang crole ardent et passionn, effaait de beaucoup, par sa beaut resplendissante, la beaut ple et frle de Mme Delmare; mais la bont de leur cur et la force de leur attachement touffaient entre elles tout sentiment de rivalit fminine.Lorsque Mme Delmare revint elle, la premire chose qu'elle remarqua fut l'altration des traits de sa femme de chambre, le dsordre de sa chevelure humide, et l'agitation qui se trahissait dans tous ses mouvements.Rassure-toi, ma pauvre enfant, lui dit-elle avec bont; mon mal te brise plus que moi-mme. Va, Noun, c'est toi de te soigner; tu maigris et tu pleures comme si ce n'tait pas toi de vivre; ma bonne Noun, la vie est si joyeuse et si belle devant toi!Noun pressa avec effusion la main de Mme Delmare contre ses lvres, et dans une sorte de dlire, jetant autour d'elle des regards effars:Mon Dieu! dit-elle, madame, savez-vous pourquoi M. Delmare est dans le parc?Pourquoi? rpta Indiana perdant aussitt le faible incarnat qui avait reparu sur ses joues. Mais attends donc, je ne sais plus... Tu me fais peur! Qu'y a-t-il donc?M. Delmare, rpondit Noun d'une voix entrecoupe, prtend qu'il y a des voleurs dans le parc. Il fait sa ronde avec Lelivre, tous deux arms de fusils...Eh bien? dit Indiana, qui semblait attendre quelque affreuse nouvelle.Eh bien, madame, reprit Noun en joignant les mains avec garement, n'est-ce pas affreux de songer qu'ils vont tuer un homme?...Tuer! s'cria Mme Delmare en se levant avec la terreur crdule d'un enfant alarm par les rs de sa bonne.Ah! oui, ils le tueront, dit Noun avec des sanglots touffs.Ces deux femmes sont folles, pensa sir Ralph, qui regardait cette scne trange d'un air stupfait. D'ailleurs, ajouta-t-il en lui-mme, toutes les femmes le sont.Mais, Noun, que dis-tu l? reprit Mme Delmare; est-ce que tu crois aux voleurs?Oh! si c'taient des voleurs! mais quelque pauvre paysan peut-tre, qui vient drober une igne de bois pour sa famille.Oui, ce serait affreux, en effet!... Mais ce n'est pas probable; l'entre de la fort detainebleau, et lorsqu'on peut si facilement y drober du bois, ce n'est pas dans un parc ferm de murs qu'on viendrait s'exposer... Bah! M. Delmare ne trouvera personne dans le parc; rassure-toi donc...Mais Noun n'coutait pas; elle allait de la fentre du salon la chaise longue de sa matresse, elle piait le moindre bruit, elle semblait partage entre l'envie de courir aprs M. Delmare et celle de rester auprs de la malade.Son anxit parut si trange, si dplace M. Brown, qu'il sortit de sa douceur habituelle, et, lui pressant fortement le bras:Vous avez donc perdu l'esprit tout fait? lui dit-il; ne voyez-vous pas que vous pouvantez votre matresse, et que vos sottes frayeurs lui font un mal affreux?Noun ne l'avait pas entendu; elle avait tourn les yeux vers sa matresse, qui venait de tressaillir sur sa chaise comme si l'branlement de l'air et frapp ses sens d'une commotion lectrique. Presque au mme instant, le bruit d'un coup de fusil fit trembler les vitres du salon, et Noun tomba sur ses genoux.Quelles misrables terreurs de femmes! s'cria sir Ralph, fatigu de leur motion; tout on va vous apporter en triomphe un lapin tu l'afft, et vous rirez de vous-mmes. Non, Ralph, dit Mme Delmare en marchant d'un pas ferme vers la porte, je vous dis qu'il y a du sang humain rpandu.Noun jeta un cri perant et tomba sur le visage.On entendit alors la voix de Lelivre qui criait du ct du parc:Il y est! il y est! Bien ajust, mon colonel! le brigand est par terre!...Sir Ralph commena s'mouvoir. Il suivit Mme Delmare. Quelques instants aprs, on apporta sous le pristyle de la maison un homme ensanglant et ne donnant aucun signe de vie.Pas tant de bruit! pas tant de cris! disait avec une gaiet rude le colonel tous ses domestiques effrays qui s'empressaient autour du bless; ceci n'est qu'une plaisanterie, mon fusil n'tait charg que de sel. Je crois mme que je ne l'ai pas touch; il est tomb de pr.Mais ce sang, monsieur, dit Mme Delmare d'un ton de profond reproche, est-ce la peur qui le fait couler?Pourquoi tes-vous ici, madame? s'cria M. Delmare; que faites-vous ici?J'y viens pour rparer, comme c'est mon devoir, le mal que vous faites, monsieur, rpondit-elle froidement.Et, s'avanant vers le bless avec un courage dont aucune des personnes prsentes ne s'tait encore sentie capable, elle approcha une lumire de son visage.Alors, au lieu des traits et des vtements ignobles qu'on s'attendait voir, on trouva un jeune homme de la plus noble figure, et vtu avec recherche, quoique en habit de chasse. Il avait une main blesse assez lgrement; mais ses vtements dchirs et son vanissement annonaient une chute grave.Je le crois bien! dit Lelivre; il est tomb de vingt pieds de haut. Il enjambait le sommet du mur quand le colonel l'a ajust, et quelques grains de petit plomb ou de sel dans la main droite l'auront empch de prendre son appui. Le fait est que je l'ai vu rouler, et qu'arriv en bas il ne songeait gure se sauver, le pauvre diable!Est-ce croyable, dit une femme de service, qu'on s'amuse voler quand on est couvert si proprement?Et ses poches sont pleines d'or! dit un autre qui avait dtach le gilet du prtendu voleur.Cela est trange, dit le colonel, qui regardait, non sans une motion profonde, l'homme tendu devant lui. Si cet homme est mort, ce n'est pas ma faute; examinez sa main, madame, et, si vous y trouvez un grain de plomb...J'aime vous croire, monsieur, rpondit Mme Delmare, qui, avec un sang-froid et une force morale dont personne ne l'et crue capable, examinait attentivement le pouls et les artres du cou. Aussi bien, ajouta-t-elle, il n'est pas mort, et de prompts secours lui sont ncessaires. Cet homme n'a pas l'air d'un voleur et mrite peut-tre des soins; et, lors mme qu'il n'en mriterait pas, notre devoir, nous autres femmes, est de lui en accorder.Alors Mme Delmare fit transporter le bless dans la salle de billard, qui tait la plus voisine. On jeta un matelas sur quelques banquettes, et Indiana, aide de ses femmes, s'occupa de panser la main malade, tandis que sir Ralph, qui avait des connaissances en chirurgie, pratiqua une abondante saigne.Pendant ce temps, le colonel, embarrass de sa contenance, se trouvait dans la situation d'un homme qui s'est montr plus mchant qu'il n'avait l'intention de l'tre. Il sentai besoin de se justifier aux yeux des autres, ou plutt de se faire justifier par les autres aux siens propres. Il tait donc rest sous le pristyle au milieu de ses serviteurs, se livrant avec eux aux longs commentaires si chaudement prolixes et si parfaitement inutiles qu'on fait toujours aprs l'vnement. Lelivre avait dj expliqu vifois, avec les plus minutieux dtails, le coup de fusil, la chute et ses rsultats, tandis que le colonel, redevenu bonhomme au milieu des siens, ainsi qu'il l'tait toujours aprs avoir satisfait sa colre, incriminait les intentions d'un homme qui s'introduit dans une proprit particulire, la nuit, pardessus les murs. Chacun tait de l'avis du matre, lorsque le jardinier, le tirant doucement part, l'assura que le voleur ressemblait comme deux gouttes d'eau un jeune propritaire rcemment install dans le voisinage, et qu'il avait vu parler mademoiselle Noun trois jours auparavant, la fte champtre de Rubelles.Ces renseignements donnrent un autre cours aux ides de M. Delmare; son large front, luisant et chauve, se sillonna d'une grosse veine dont le gonflement tait chez lui le prcurseur de l'orage.Morbleu! se dit-il en serrant les poings, Mme Delmare prend bien de l'intrt ce godelureau qui pntre chez moi par-dessus les murs!Et il entra dans la salle de billard, ple et frmissant de colre.3Rassurez-vous, monsieur, lui dit Indiana; l'homme que vous avez tu se portera bien dans quelques jours; du moins nous l'esprons, quoique la parole ne lui soit pas encore revenue...Il ne s'agit pas de cela, madame, dit le colonel d'une voix concentre; il s'agit de me dire le nom de cet intressant malade, et par quelle distraction il a pris le mur de mon parc pour l'avenue de ma maison.Je l'ignore absolument, rpondit Mme Delmare avec une froideur si pleine de fiert, que son terrible poux en fut comme tourdi un instant.Mais, revenant bien vite ses soupons jaloux:Je le saurai, madame, lui dit-il demi-voix; soyez bien sre que je le saurai...Alors, comme Mme Delmare feignait de ne pas remarquer sa fureur, et continuait donner des soins au bless, il sortit pour ne pas clater devant ses femmes, et rappela le jardinier.Comment s'appelle cet homme, qui ressemble, dis-tu, notre larron?M. de Ramire. C'est lui qui vient d'acheter la petite maison anglaise de M. de Cercy.Quel homme est-ce? un noble, un fat, un beau monsieur?Un trs beau monsieur, un noble, je crois...Cela doit tre, reprit le colonel avec emphase: M. de Ramire! Dis-moi, Louis, ajouta-t-il en parlant bas, n'as-tu jamais vu ce fat rder autour d'ici?Monsieur... la nuit dernire..., rpondit Louis embarrass, j'ai vu certainement... pour dire que ce soit un fat, je n'en sais rien; mais, coup sr, c'tait un homme.Et tu l'as vu?Comme je vous vois, sous les fentres de l'orangerie.Et tu n'es pas tomb dessus avec le manche de ta pelle?Monsieur, j'allais le faire; mais j'ai vu une femme en blanc qui sortait de l'orangerie et qui venait lui. Alors je me suis dit: C'est peut-tre monsieur et madame qui ont pris la fantaisie de se promener avant le jour. Et je suis revenu me coucher. Mais, ce matin, j'ai entendu Lelivre qui parlait d'un voleur dont il aurait vu les traces dans le parc, je me suis dit: Il y a quelque chose l-dessous.Et pourquoi ne m'as-tu pas averti sur-le-champ, maladroit?Dame! monsieur, il y a des arguments si dlicats dans la vie...J'entends, tu te permets d'avoir des doutes. Tu es un sot; s'il t'arrive jamais d'avoir unede insolente de cette sorte, je te coupe les oreilles. Je sais fort bien qui est ce larron et ce qu'il venait chercher dans mon jardin. Je ne t'ai fait toutes ces questions que pour voir de quelle manire tu gardais ton orangerie. Songe que j'ai l des plantes rares auxquelles madame tient beaucoup, et qu'il y a des amateurs assez fous pour venir voler dans les serres de leurs voisins; c'est moi que tu as vu la nuit dernire avec Mme Delmare.Et le pauvre colonel s'loigna plus tourment, plus irrit qu'auparavant, laissant son jardinier fort peu convaincu qu'il existt des horticulteurs fanatiques au point de s'exposer un coup de fusil pour s'approprier une marcotte ou une bouture.M. Delmare rentra dans le billard, et, sans faire attention aux marques de connaissance que donnait enfin le bless, il s'apprtait fouiller les poches de sa veste tale sur une chaise, lorsque celui-ci, allongeant le bras, lui dit d'une voix faible:Vous dsirez savoir qui je suis, monsieur; c'est inutile. Je vous le dirai quand nous serons seuls ensemble. Jusque-l, pargnez-moi l'embarras de me faire connatre dans la situation ridicule et fcheuse o je suis plac.Cela est vraiment bien dommage! rpondit le colonel aigrement; mais je vous avoue que j'y suis peu sensible. Cependant, comme j'espre que nous nous reverrons tte tte, je veux bien diffrer jusque-l notre connaissance. En attendant, voulez-vous bien me dire o je dois vous faire transporter?Dans l'auberge du plus prochain village, si vous le voulez bien.Mais monsieur n'est pas en tat d'tre transport! dit vivement Mme Delmare; n'est-il pas Ralph?L'tat de monsieur vous affecte beaucoup trop, madame, dit le colonel. Sortez, vous autres, dit-il aux femmes de service. Monsieur se sent mieux, et il aura la force maintenant de m'expliquer sa prsence chez moi.Oui, monsieur, rpondit le bless, et je prie toutes les personnes qui ont eu la bont de me donner des soins de vouloir bien entendre l'aveu de ma faute. Je sens qu'il importe beaucoup ici qu'il n'y ait pas de mprise sur ma conduite, et il m'importe moi-mme de ne pas passer pour ce que je ne suis pas. Sachez donc quelle supercherie m'amenait chez vous. Vous avez tabli, monsieur, par des moyens extrmement simples et connus de vous seulement, une usine dont le travail et les produits surpassent infiniment ceux de toutes les fabriques de ce genre leves dans le pays. Mon frre possde dans le midi de la France un tablissement peu prs semblable, mais dont l'entretien absorbe des fonds immenses. Ses oprations devenaient dsastreuses, lorsque j'ai appris le succs des vtres; alors je me suis promis de venir vous demander quelques conseils, comme un gnreux service qui ne pourrait nuire vos intrts, mon frre exploitant des denres d'une tout autre nature. Mais la porte de votre jardin anglais m'a t rigoureusement ferme; et, lorsque j'ai demand m'adresser vous, on m'a rpondu que vous ne me permeez pas mme de visiter votre tablissement. Rebut par ces refus dsobligeants, je rsolus alors, au pril mme de ma vie et de mon honneur, de sauver l'honneur et la vie de mon frre: je me suis introduit chez vous la nuit par-dessus les murs, et j'ai tch de pntrer dans l'intrieur de la fabrique afin d'en examiner les rouages. J'tais dtermin me cachedans un coin, sduire les ouvriers, voler votre secret, en un mot, pour en faire profiter un honnte homme sans vous nuire. Telle tait ma faute. Maintenant, monsieur, si vous exigez une autre rparation que celle que vous venez de vous faire, aussitt que j'en aurai la force, je suis prt vous l'offrir, et peut-tre vous la demander.Je crois que nous devons nous tenir quittes, monsieur, rpondit le colonel demi soulag d'une grande anxit. Soyez tmoins, vous autres, de l'explication que monsieur m'a donneJe suis beaucoup trop veng, en supposant que j'aie besoin d'une vengeance. Sortez maintenant, et laissez-nous causer de mon exploitation avantageuse.Les domestiques sortirent; mais eux seuls furent dupes de cette rconciliation. Le bless, affaibli par son long discours, ne put apprcier le ton des dernires paroles du colonel. Il retomba sur les bras de Mme Delmare, et perdit connaissance une seconde fois. Celle-ci, penche sur lui, ne daigna pas lever les yeux sur la colre de son mari, et les deux figures si diffrentes de M. Delmare et de M. Brown, l'une ple et contracte par le dpit, l'autre calme et insignifiante comme l'ordinaire, s'interrogrent en silence.M. Delmare n'avait pas besoin de dire un mot pour se faire comprendre: cependant il tira sir Ralph l'cart, et lui dit en lui brisant les doigts:Mon ami, c'est une intrigue admirablement tisse. Je suis content, parfaitement content de l'esprit avec lequel ce jeune homme a su prserver mon honneur aux yeux de mes gens. Mais, mordieu! il me payera cher l'affront que je ressens au fond du cur. Et cette femme qui le soigne et qui fait semblant de ne le pas connatre! Ah! comme la ruse est inne chez ces tres-l...Sir Ralph, atterr, fit mthodiquement trois tours dans la salle. son premier tour, il tira cette conclusion: invraisemblable; au second: impossible; au troisime: prouv. Puis, revenant au colonel avec sa figure glaciale, il lui montra du doigt Noun, qui se tenait debout derrire le malade, les mains tordues, les yeux hagards, les joues livides, et dans l'immobilit du dsespoir, de la terreur et de l'garement.Il y a dans une dcouverte relle une puissance de conviction si prompte, si envahissante, que le colonel fut plus frapp du geste nergique de sir Ralph qu'il ne l'et t de l'uence la plus habile. M. Brown avait sans doute plus d'un moyen de se mettre sur la voie; il venait de se rappeler la prsence de Noun dans le parc au moment o il l'avait cherche, ses cheveux mouills, sa chaussure humide et fangeuse, qui attestaient une trange fantaisie de promenade pendant la pluie, menus dtails qui l'avaient mdiocrement frapp au moment o Mme Delmare s'tait vanouie, mais qui maintenant lui revenaient en mmoire. Puis cet effroi bizarre qu'elle avait tmoign, cette agitation convulsive, et le cri qui lui tait chapp en entendant le coup de fusil...M. Delmare n'eut pas besoin de toutes ces indications; plus pntrant, parce qu'il tait plus intress l'tre, il n'eut qu' examiner la contenance de cette fille pour voir qu'elle s tait coupable. Cependant l'assiduit de sa femme auprs du hros de cet exploit galant lui dplaisait de plus en plus.Indiana, lui dit-il, retirez-vous. Il est tard, et vous n'tes pas bien. Noun restera auprs de monsieur pour le soigner cette nuit, et, demain, s'il est mieux, nous aviserons au moyen de le faire transporter chez lui.Il n'y avait rien rpondre cet accommodement inattendu. Mme Delmare, qui savait si bien rsister la violence de son mari, cdait toujours sa douceur. Elle pria sir Ralph de rester encore un peu auprs du malade, et se retira dans sa chambre.Ce n'tait pas sans intention que le colonel avait arrang les choses ainsi. Une heure aprs, lorsque tout le monde fut couch et la maison silencieuse, il se glissa doucement dans la salle occupe par M. de Ramire, et, cach derrire un rideau, il put se convaincre, l'entretien du jeune homme avec la femme de chambre, qu'il s'agissait entre eux d'une intrigue amoureuse. La beaut peu commune de la jeune crole avait fait sensation dans les bals champtres des environs. Les hommages ne lui avaient pas manqu, mme parmi les premiers du pays. Plus d'un bel officier de lanciers en garnison Melun s'tait mis en frais pour lui plaire; mais Noun en tait son premier amour, et une seule attention l'avait flatte: c'tait celle de M. de Ramire.Le colonel Delmare tait peu dsireux de suivre le dveloppement de leur liaison; aussi se retira-t-il ds qu'il fut bien assur que sa femme n'avait pas occup un instant l'Almaviva de cette aventure. Nanmoins, il en entendit assez pour comprendre la diffrence de cet amour entre la pauvre Noun, qui s'y jetait avec toute la violence de son organisation ardente, et le fils de famille, qui s'abandonnait l'entranement d'un jour sans abjurer le droit de reprendre sa raison le lendemain.Quand Mme Delmare s'veilla, elle vit Noun ct de son lit, confuse et triste. Mais elle avait ingnument ajout foi aux explications de M. de Ramire, d'autant plus que dj des personnes intresses dans le commerce avaient tent de surprendre, par ruse ou par fraude, le secret de la fabrique Delmare. Elle attribua donc l'embarras de sa compagne l'motion et la fatigue de la nuit, et Noun se rassura en voyant le colonel entrer avec calme dans la chambre de sa femme et l'entretenir de l'affaire de la veille comme d'une chose toute naturelle.Ds le matin, sir Ralph s'tait assur de l'tat du malade. La chute, quoique violente, n'avait eu aucun rsultat grave; la blessure de la main tait dj cicatrise; M. de Ramire avaitir qu'on le transportt sur-le-champ Melun, et il avait distribu sa bourse aux domestiques pour les engager garder le silence sur cet vnement, afin, disait-il de ne pas effrayer sa mre, qui habitait quelques lieues de l. Cette histoire ne s'bruita donc que lentement et sur des versions diffrentes. Quelques renseignements sur la fabrique anglaise d'un M. de Ramire, frre de celui-ci, vinrent l'appui de la fiction qu'il avait heureusement improvise. Le colonel et sir Brown eurent la dlicatesse de garder le secret de Noun, sans mme lui faire entendre qu'ils le savaient, et la famille Delmare cessa bientt de s'occuper de cet incident.4Il vous est difficile peut-tre de croire que M. Raymon de Ramire, jeune homme brillant d'esprit, de talents et de grandes qualits, accoutum aux succs de salon et aux aventures parfumes, et conu pour la femme de charge d'une petite maison industrielle de la Brie un attachement bien durable. M. de Ramire n'tait pourtant ni un fat ni un libertin. Nous avons dit qu'il avait de l'esprit, c'est--dire qu'il apprciait leur juste valeur les avantages de la naissance. C'tait un homme principes quand il raisonnait avec lui-mme; mais de fougueuses passions l'entranaient souvent hors de ses systmes. Alors il n'tait plus capable de rflchir, ou bien il vitait de se traduire au tribunal de sa conscience: il commettait des fautes comme l'insu de lui-mme, et l'homme de la veille s'efforait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu'il y avait de plus saillant en lui, ce n'taient pas ses principes, qu'il avait en commun avec beaucoup d'autres philosophes en gants blancs, et qui ne le prservaient pas plus qu'eux de l'inconsquence; c'taient ses passions, que les principes ne pouvaient pas touffer, et qui faisaient de lui un homme part dans cette socit ternie o il est si difficile de trancher sans tre ridicule. Raymon avait l'art d'tre souvent coupable sans se faire har, souvent bizarre sans tre choquant; parfois mme il russissait se faire plaindre par les gens qui avaient le plus se plaindre de lui. Il y a des hommes ainsi gts par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une locution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilit. Nous ne prtendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Ramire, ni tracer son portrait avant de l'avoir fait agir. Nous l'examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.M. de Ramire tait amoureux de la jeune crole aux grands yeux noirs qui avait frapp d'admiration toute la province la fte de Rubelles; mais amoureux et rien de plus. Il l'avait aborde par dsuvrement peut-tre, et le succs avait allum ses dsirs; il avait ob plus qu'il n'avait demand, et, le jour o il triompha de ce cur facile, il rentra chez lui, effray de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit:Pourvu qu'elle ne m'aime pas!Ce ne fut donc qu'aprs avoir accept toutes les preuves de son amour qu'il commena se douter de cet amour. Alors il se repentit, mais il n'tait plus temps; il fallait s'abandonner aux consquences de l'avenir ou reculer lchement vers le pass. Raymon n'hsita pas; il se laissa aimer, il aima lui-mme par reconnaissance; il escalada les murs de la proprit Delmare par amour du danger; il fit une chute terrible par maladresse, et il fut si touch de la douleur de sa jeune et belle matresse, qu'il se crut dsormais justifi ses propres yeux en continuant de creuser l'abme o elle devait tomber.Ds qu'il fut rtabli, l'hiver n'eut pas de glace, la nuit point de dangers, le remords pas d'aiguillons qui pussent l'empcher de traverser l'angle de la fort pour aller trouver la crole, lui jurer qu'il n'avait jamais aim qu'elle, qu'il la prfrait aux reines du mondeet mille autres exagrations qui seront toujours de mode auprs des jeunes filles pauvres et crdules. Au mois de janvier, Mme Delmare partit pour Paris avec son mari; sir Ralph Brown, leur honnte voisin, se retira dans sa terre, et Noun, reste la tte de la maison de campagne de ses matres, eut la libert de s'absenter sous diffrents prtextes. Ce fut un malheur pour elle, et ces faciles entrevues avec son amant abrgrent de beaucoup le bonheur phmre qu'elle devait goter. La fort, avec sa posie, ses ndoles de givre, ses effets de lune, le mystre de la petite porte, le dpart furtif du matin, lorsque les petits pieds de Noun imprimaient leur trace sur la neige du parc pour le reconduire, tous ces accessoires d'une intrigue amoureuse avaient prolong l'enivrement de M. de Ramire. Noun, en dshabill blanc, pare de ses longs cheveux noirs, tait une darne, une reine, une fe; lorsqu'il la voyait sortir de ce castel de briques rouges, difice lourd et carr du temps de la rgence, qui avait une demi-tournure fodale, il la prenait volontiers pour une chtelaine du moyen ge, et, dans le kiosque rempli de fleurs exotiques o elle venait l'enivrer des sductions de la jeunesse et de la passion, il oubliait volontiers tout ce qu'il devait se rappeler plus tard.Mais, lorsque, mprisant les prcautions et bravant son tour le danger, Noun vint le trouver chez lui avec son tablier blanc et son madras arrang coquettement la manire de son pays, elle ne fut plus qu'une femme de chambre et la femme de chambre d'une jolie femme, ce qui donne toujours la soubrette l'air d'un pis aller. Noun tait pourtant bien belle; c'tait ainsi qu'il l'avait vue pour la premire fois cette fte de villa o il avait fendu la presse des curieux pour l'approcher, et o il avait eu le petit triomphe de l'arracher vingt rivaux. Noun lui rappelait ce jour avec tendresse: elle ignorait, la pauvre enfant, que l'amour de Raymon ne datait pas de si loin, et que le jour d'orgueil pour elle n'avait t pour lui qu'un jour de vanit. Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa rputation, ce courage qui et d la faire aimer davantage, dplut M. de Ramire. La femme d'un pair de France qui s'immolerait de la sorte serait une conqute prcieuse; mais une femme de chambre! Ce qui est hrosme chez l'une devient effronterie chez l'autre. Avec l'une, un monde de rivaux jaloux vous envie; avec l'autre, un peuple de laquais scandaliss vous condamne. La femme de qualit vous sacrifie vingt amants qu'elle avait; la femme de chambre ne vous sacrifie qu'un mari qu'elle aurait eu.Que voulez-vous! Raymon tait un homme de murs lgantes, de vie recherche, d'amour potiqu Pour lui une grisette n'tait pas une femme, et Noun, la faveur d'une beaut de premier ordre, l'avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire. Tout cela n'tait pas la faute de Raymon; on l'avait lev pour le monde, on avait dirig toutes ses penses vers un but lev, on avait ptri toutes ses facults pour un bonheur de prince, et c'tait malgr lui que l'ardeur du sang l'avait entran dans de bourgeoises amours. Il avait fait tout son possible pour s'y plaire, il ne le pouvait plus; que faire maintenant? Des ides gnreusement extravagantes lui avaient bien travers le cerveau; aux jours o il tait le plus pris de sa matresse, il avait bien song l'lever jusqu' lui, lgitimer leur uniOui, sur mon honneur! il y avait song; mais l'amour, qui lgitime tout, s'affaiblissait maintenant; il s'en allait avec les dangers de l'aventure et le piquant du mystre. Plus d'hymen possible; et faites attention: Raymon raisonnait fort bien et tout fait dans l'intrt de sa matresse.S'il l'et aime vraiment, il aurait pu, en lui sacrifiant son avenir, sa famille et sa rputation, trouver encore du bonheur avec elle, et, par consquent, lui en donner; car l'amour est un contrat aussi bien que le mariage. Mais, refroidi comme il se sentait alors, quel avenir pouvait-il crer cette femme? L'pouserait-il pour lui montrer chaque jour un visage triste, un cur froiss, un intrieur dsol? l'pouserait-il pour la ndre odieuse sa famille, mprisable ses gaux, ridicule ses domestiques, pour la risquer dans une socit o elle se sentirait dplace, o l'humiliation la tuerait, pour l'accabr de remords en lui faisant sentir tous les maux qu'elle avait attirs sur son amant?Non, vous conviendrez avec lui que ce n'tait pas possible, que ce n'et pas t gnreux, qu'e lutte point ainsi contre la socit, et que cet hrosme de vertu ressemble don Quichotte brisant sa lance contre l'aile d'un moulin; courage de fer qu'un coup de vent disperse, chevalerie d'un autre sicle qui fait piti celui-ci.Aprs avoir ainsi pes toutes choses, M. de Ramire comprit qu'il valait mieux briser ce lien malheureux. Les visites de Noun commenaient lui devenir pnibles. Sa mre, qui tait alle passer l'hiver Paris, ne manquerait pas bientt d'apprendre ce petit scandale. Dj elle s'tonnait des frquents voyages qu'il faisait Cercy, leur maison de campagne, et des semaines entires qu'il y passait. Il avait bien prtext un travail srieux qu'il venait achever loin du bruit des villes; mais ce prtexte commenait s'user. Il en cotait Raymon de tromper une si bonne mre, de la priver si longtemps de ses soins; que vous dirai-je? il quitta Cercy et n'y revint plus.Noun pleura, attendit, et, malheureuse qu'elle tait, voyant le temps s'couler, se hasarda jusqu' crire. Pauvre fille! ce fut le dernier coup. La lettre d'une femme de chambre! Elle avait pourtant pris le papier satin et la cire odorante dans l'critoire de Mme Delmare, le style dans son cur... Mais l'orthographe! Savez-vous bien ce qu'une syllabe de plus ou de moins te ou donne d'nergie aux sentiments? Hlas! la pauvre fille demi sauvage de l'le Bourbon ignorait mme qu'il y et des rgles la langue. Elle croyait criret parler aussi bien que sa matresse, et, quand elle vit que Raymon ne revenait pas, elle se dit:Ma lettre tait pourtant bien faite pour le ramener.Cette lettre, Raymon n'eut pas le courage de la lire jusqu'au bout. C'tait peut-tre un chef-d'uvre de passion nave et gracieuse; Virginie n'en crivit peut-tre pas une plus charmante Paul lorsqu'elle eut quitt sa patrie... Mais M. de Ramire se hta de la jeter au feu, dans la crainte de rougir de lui-mme. Que voulez-vous, encore une fois! ceci est un prjug de l'ducation, et l'amour-propre est dans l'amour comme l'intrt personnel esns l'amiti.On avait remarqu dans le monde l'absence de M. de Raimire; c'est beaucoup dire d'un homme, dans ce monde o ils se ressemblent tous. On peut tre homme d'esprit et faire cas du monde, de mme qu'on peut tre un sot et le mpriser. Raymon l'aimait, et il avait raison; il y tait recherch, il y plaisait; et, pour lui, cette foule de masques indiffrents ou railleurs avait des regards d'attention et des sourires d'intrt. Des malheureux peuvent tre misanthropes, mais les tres qu'on aime sont rarement ingrats; du moins Raymon le pensait. Il tait reconnaissant des moindres tmoignages d'attachement, envieux de l'estime de tous, fier d'un grand nombre d'amitis.Avec ce monde dont les prventions sont absolues, tout lui avait russi, mme ses fautes; et, quand il cherchait la cause de cette affection universelle qui l'avait toujours protg, il la trouvait en lui-mme, dans le dsir qu'il avait de l'obtenir, dans la joie qu'il en ressentait, dans cette bienveillance robuste qu'il prodiguait sans l'puiser.Il la devait aussi sa mre, dont l'esprit suprieur, la conversation attachante et les vertus prives faisaient une femme part. C'tait d'elle qu'il tenait ces excellents principes qui le ramenaient toujours au bien, et l'empchaient, malgr la fougue de ses vingt-cinq ans, de dmriter de l'estime publique. On tait aussi plus indulgent pour lui que pour les autres, parce que sa mre avait l'art de l'excuser en le blmant, de recommander l'indulgence en ayant l'air de l'implorer. C'tait une de ces femmes qui ont travers des poques si diffrentes, que leur esprit a pris toute la souplesse de leur destine, qui se sont enrichies de l'exprience du malheur, qui ont chapp aux chafauds de 93, aux vices du Directoire, aux vanits de l'Empire, aux rancunes de la Restauration; femmes rares, et dont l'espce se perd.Ce fut un bal chez l'ambassadeur d'Espagne que Raymon fit sa rentre dans le monde.M. de Ramire, si je ne me trompe, dit une jolie femme sa voisine.C'est une comte qui parat intervalles ingaux, rpondit celle-ci. Il y a des sicles qu'ntendu parler de ce joli garon-l.La femme qui parlait ainsi tait trangre et ge. Sa compagne rougit un peu.Il est trs bien, dit-elle; n'est-ce pas, madame?Charmant, sur ma parole, dit la vieille Sicilienne.Vous parlez, je gage, dit un beau colonel de la garde, du hros des salons clectiques, le brun Raymon?C'est une belle tte d'tude, reprit la jeune femme.Et ce qui vous plat encore davantage peut-tre, une mauvaise tte, dit le colonel.Cette jeune femme tait la sienne.Pourquoi mauvaise tte? demanda l'trangre.Des passions toutes mridionales, madame, et dignes du beau soleil de Palerme.Deux ou trois jeunes femmes avancrent leurs jolies ttes charges de fleurs pour entendre ce que disait le colonel.Il a fait vraiment des ravages la garnison cette anne, continua-t-il. Nous serons obligs, nous autres, de lui chercher une mauvaise querelle pour nous en dbarrasser.Si c'est un Lovelace, tant pis, dit une jeune personne la physionomie moqueuse; je ne peux pas souffrir les gens que tout le monde aime.La comtesse ultramontaine attendit que le colonel ft un peu loin, et, donnant un lger coup de son ventail sur les doigts de Mlle de Nangy:Ne parlez pas ainsi, lui dit-elle; vous ne savez pas ce que c'est, ici, qu'un homme qui veut tre aim.Vous croyez donc qu'il ne s'agit pour eux que de vouloir? dit la jeune fille aux longs yeux sardoniques.Mademoiselle, dit le colonel, qui se rapprochait pour l'inviter danser, prenez garde que le beau Raymon ne vous entende!Mlle de Nangy se prit rire; mais, de toute la soire, le joli groupe dont elle faisait partie n'osa plus parler de M. de Ramire.5M. de Ramire errait sans dgot et sans ennui dans les plis ondoyants de cette foule pare.Cependant il se dbattait contre le chagrin. En rentrant dans son monde lui, il avait comme des remords, comme de la honte de toutes les folles ides qu'un attachement disproportionn lui avait suggres. Il regardait ces femmes si brillantes aux lumires; il coutait leur entretien dlicat et fin; il entendait vanter leurs talents; et dans ces merveilles choisies, dans ces toilettes presque royales, dans ces propos exquis, il trouvait partout le reproche d'avoir drog sa propre destine. Mais, malgr cette espce de confusion, Raymon souffrait d'un remords plus rel; car il avait une extrme dlicatesse d'intentions, et les larmes d'une femme brisaient son cur, quelque endurci qu'il ft.Les honneurs de la soire taient en ce moment pour une jeune femme dont personne ne savait le nom, et qui, par la nouveaut de son apparition dans le monde, jouissait du privilge de fixer l'attention. La simplicit de sa mise et suffi pour la dtacher en relief au milieu des diamants, des plumes et des fleurs qui paraient les autres femmes. Des rangs de perles tresses dans ses cheveux noirs composaient tout son crin. Le blanc mat de son collier, celui de sa robe de crpe et de ses paules nues, se confondaient quelque distance, et la chaleur des appartements avait peine russi lever sur ses joues une nuance dlicate comme celle d'une rose de Bengale close sur la neige. C'tait une crature toute petite, toute mignonne, toute dlie; une beaut de salon que la lueur vive des bougies rendait ferique et qu'un rayon de soleil et ternie. En dansant, elle tait si lgre, qu'un souffle et suffi pour l'enlever; mais elle tait lans vivacit, sans plaisir. Assise, elle se courbait comme si son corps trop souple n'et pas eu la force de se soutenir; et, quand elle parlait, elle souriait et avait l'air triste. Les contes fantastiques taient cette poque dans toute la fracheur de leurs succs; aussi les rudits du genre comparrent cette jeune femme une ravissante apparition voque par la magie, qui, lorsque le jour blanchirait l'horizon, devait plir et s'effacer comme un rve.En attendant, ils se pressaient autour d'elle pour la faire danser.Dpchez-vous, disait un de ses amis un dandy romantique; le coq va chanter, et dj les eds de votre danseuse ne touchent plus le parquet. Je parie que vous ne sentez plus sa main dans la vtre.Regardez donc la figure brune et caractrise de M. de Ramire, dit une femme artiste son voisin. N'est-ce pas qu'auprs de cette jeune personne si ple et si menue, le ton solide de l'un fait admirablement ressortir le ton fin de l'autre?Cette jeune personne, dit une femme qui connaissait tout le monde, et qui remplissait dans les runions le rle d'un almanach, c'est la fille de ce vieux fou de Carvajal qui a voulu trancher du Josphin, et qui s'en est all mourir ruin l'le Bourbon. Cette belle fleur exotique est assez sottement marie, je crois; mais sa tante est bien en cour.Raymon s'tait approch de la belle Indienne. Une motion singulire s'emparait de lui chaque fois qu'il la regardait; il avait vu cette figure ple et triste dans quelqu'un de ses rves; mais, coup sr, il l'avait vue, et ses regards s'y attachaient avec le plaisir qu'on prouve retrouver une vision caressante qu'on a craint de perdre pour toujours. L'attention de Raymon troubla celle qui en tait l'objet; gauche et timide comme une personne trangre au monde, le succs qu'elle y obtenait semblait l'embarrasser plutt que lui plaire. Raymon fit un tour de salon, apprit enfin que cette femme s'appelait Mme Delmare, et vint l'inviter danser.Vous ne vous souvenez pas de moi, lui dit-il, lorsqu'ils furent seuls au milieu de la foule; mais, moi, je n'ai pu vous oublier, madame. Je ne vous ai pourtant vue qu'un instant, travers un nuage; mais cet instant vous a montre moi si bonne, si compatissante...Mme Delmare tressaillit.Ah! oui, monsieur, dit-elle vivement, c'est vous!... Moi aussi, je vous reconnaissais.Puis elle rougit et parut craindre d'avoir manqu aux convenances. Elle regarda autour d'elle comme pour voir si quelqu'un l'avait entendue. Sa timidit ajoutait sa grce naturelle, et Raymon se sentit touch au cur de l'accent de cette voix crole, un peu voile, si douce, qu'elle semblait faite pour prier ou pour bnir.J'avais bien peur, lui dit-il, de ne jamais trouver l'occasion de vous remercier. Je ne pouvais me prsenter chez vous, et je savais que vous alliez peu dans le monde. Je craignais aussi en vous approchant de me mettre en contact avec M. Delmare, et notre situation mutuelle ne pouvait rendre ce contact agrable. Combien je suis heureux de cet instant qui me permet d'acquitter la dette de mon cur!Il serait plus doux pour moi, lui dit-elle, si M. Delmare pouvait en prendre sa part, et, si vous le connaissiez mieux, vous sauriez qu'il est aussi bon qu'il est brusque. Vous lui pardonneriez d'avoir t votre meurtrier involontaire, car son cur a certainement plus saign que votre blessure.Ne parlons pas de M. Delmare, madame, je lui pardonne de tout mon cur. J'avais des torts envers lui, il s'en est fait justice; je n'ai plus qu' l'oublier; mais vous, madame, vous qui m'avez prodigu des soins si dlicats et si gnreux, je veux me rappeler toute ma vie votre conduite envers moi, vos traits si purs, votre douceur anglique, et ces mains qui ont vers le baume sur mes blessures, et que je n'ai pas pu baiser...En parlant, Raymon tenait la main de Mme Delmare, prt se mler avec elle dans la contredanse. Il pressa doucement cette main dans les siennes, et tout le sang de la jeune femme reflua vers son cur.Quand il la ramena sa place, Mme de Carvajal, la tante de Mme Delmare, s'tait loigne; le bal s'claircissait. Raymon s'assit auprs d'elle. Il avait cette aisance que donne une certaine exprience du cur; c'est la violence de nos dsirs, la prcipitation de notre amour qui nous rend stupides auprs des femmes. L'homme qui a un peu us ses motions est plus press de plaire que d'aimer. Cependant M. de Ramire se sentait plus profondment mu auprs de cette femme simple et neuve qu'il ne l'avait encore t. Peut-tre devait-il cette rapide impression au souvenir de la nuit qu'il avait passe chez elle; ce qu'il y a de certain, c'est qu'en lui parlant avec vivacit, son cur ne trahissait pas sa bouche.Mais l'habitude acquise auprs des autres donnait ses paroles cette puissance de conviction laquelle l'ignorante Indiana s'abandonnait, sans comprendre que tout cela n'avait pas t invent pour elle.En gnral, et les femmes le savent bien, un homme qui parle d'amour avec esprit est mdiocrement amoureux. Raymon tait une exception; il exprimait la passion avec art, et il la ressentait avec chaleur. Seulement, ce n'tait pas la passion qui le rendait loquent, c'tait l'loquence qui le rendait passionn. Il se sentait du got pour une femme, et devenait loquent pour la sduire et amoureux d'elle en la sduisant. C'tait du sentiment comme en font les avocats et les prdicateurs, qui pleurent chaudes larmes ds qu'ils suent grosses gouttes. Il rencontrait des femmes assez fines pour se mfier de ces chaleureuses improvisations; mais Raymon avait fait par amour ce qu'on appelle des folies: il avait enlev une jeune personne bien ne; il avait compromis des femmes tablies trs haut; il avait eu trois duels clatants; il avait laiss voir tout un rout, toute une salle de spectacle, le dsordre de son cur et le dlire de ses penses. Un homme qui fait tout cela sans craindre d'tre ridicule ou maudit, et qui russit n'tre ni l'un ni l'autre, est hors de toute atteinte; il peut tout risquer et tout esprer. Aussi les plus savantes rsistances cdaient cette considration que Raymon tait amoureux comme un fou quand il s'en mlait. Dans le monde, un homme capable de folie en amour est un prodige assez rare, et que les femmes ne ddaignent pas.Je ne sais comment il fit; mais, en reconduisant Mme de Carvajal et Mme Delmare leur voiture, il russit porter la petite main d'Indiana ses lvres. Jamais baiser d'homme furtif et dvorant n'avait effleur les doigts de cette femme, quoiqu'elle ft ne sous un climat de feu et qu'elle et dix-neuf ans; dix-neuf ans de l'le Bourbon, qui quivalent vingt-cinq ans de notre pays.Souffrante et nerveuse comme elle l'tait, ce baiser lui arracha presque un cri, et il fallut la soutenir pour monter en voiture. Une telle finesse d'organisation n'avait jamais frapp Raymon. Noun, la crole, tait d'une sant robuste, et les Parisiennes ne s'vanouissent pas quand on leur baise la main.Si je la voyais deux fois, se dit-il en s'loignant, j'en perdrais la tte.Le lendemain, il avait compltement oubli Noun; tout ce qu'il savait d'elle, c'est qu'elle appartenait Mme Delmare. La ple Indiana occupait toutes ses penses, remplissait tous ses rves. Quand Raymon commenait se sentir amoureux, il avait coutume de s'tourdir, non pour touffer cette passion naissante, mais, au contraire, pour chasser la raison qui lui prescrivait d'en peser les consquences. Ardent au plaisir, il poursuivait son but avec pret. Il n'tait pas matre d'touffer les orages qui s'levaient dans son , pas plus qu'il n'tait matre de les rallumer quand il les sentait se dissiper et s'teindre.Il russit donc ds le lendemain apprendre que M. Delmare tait all faire un voyage Bruxelles pour ses intrts commerciaux. En partant, il avait confi sa femme Mme de Carvajal, qu'il aimait fort peu, mais qui tait la seule parente de Mme Delmare. Lui, soldat parvenu, il n'avait qu'une famille obscure et pauvre, dont il avait l'air de rougir force de rpter qu'il n'en rougissait pas. Mais, quoiqu'il passt sa vie reprocher smme un mpris qu'elle n'avait nullement, il sentait qu'il ne devait pas la contraindre se rapprocher intimement de ces parents sans ducation. D'ailleurs, malgr son loignement pour Mme de Carvajal, il ne pouvait se refuser une grande dfrence dont voici les raisons.Madame de Carvajal, issue d'une grande famille espagnole, tait une de ces femmes qui ne peuvent pas se rsoudre n'tre rien. Au temps o Napolon rgentait l'Europe, elle avaiencens la gloire de Napolon et embrass avec son mari et son beau-frre le parti des josphinos; mais son mari s'tant fait tuer la chute de la dynastie phmre du conqurant, e d'Indiana s'tait rfugi aux colonies franaises. Alors Mme de Carvajal, adroite et active, se retira Paris, o, par je ne sais quelles spculations de bourse, elle s'tait cr une aisance nouvelle sur les dbris de sa splendeur passe. force d'esprit, d'intrigues et de dvotion, elle avait obtenu, en outre, les faveurs de la cour, et sa maison, sans tre brillante, tait une des plus honorables qu'on pt citer parmi celles des protgs de la liste civile.Lorsque aprs la mort de son pre Indiana arriva en France, marie au colonel Delmare, Mme de Carvajal fut mdiocrement flatte d'une si chtive alliance. Nanmoins elle vit prosprer les minces capitaux de M. Delmare, dont l'activit et le bon sens en affaires valaient une dot; elle fit pour Indiana l'acquisition du petit chteau du Lagny et de la fabrique qui en dpendait. En deux annes, grce aux connaissances spciales de M. Delmare et aux avances de fonds de sir Rodolphe Brown, cousin par alliance de sa femme, les affaires du colonel prirent une heureuse tournure, ses dettes commencrent s'acquitter, et Mme de Carvajal, aux yeux de qui la fortune tait la premire recommandation, tmoigna beaucoup d'affection sa nice et lui promit le reste de son hritage. Indiana, indiffrente l'ambition, entourait sa tante de soins et de prvenances par reconnaissance et non par intrt; mais il y avait au moins autant de l'un que de l'autre dans les mnagements du colonel. C'tait un homme de fer en fait de sentiments politiques; il n'entendait pas raison sur la gloire inattaquable de son grand empereur, et il la dfendait avec l'obstination aveugle d'un enfant de soixante ans. Il lui fallait donc de grands effort de patience pour ne pas clater sans cesse dans le salon de Mme de Carvajal, o l'on ne vantait plus que la Restauration. Ce que le pauvre Delmare souffrit de la part de cinq ou six vieilles dvotes est inapprciable. Ces contrarits taient cause en partie de l'humeur qu'il avait souvent contre sa femme.Ces choses tablies, revenons M. de Ramire. Au bout de trois jours, il tait au courant de tous ces dtails domestiques, tant il avait poursuivi activement tout ce qui pouvait le mettre sur la voie d'un rapprochement avec la famille Delmare. Il savait qu'en se faisant protger par Mme de Carvajal il pourrait voir Indiana. Le soir du troisime jour, il se fit prsenter chez elle.Il n'y avait dans ce salon que quatre ou cinq figures ostrogothiques, jouant gravement au reversi, et deux ou trois fils de famille, aussi nuls qu'il est permis de l'tre quand on a seize quartiers de noblesse. Indiana remplissait patiemment un fond de tapisserie sur le mtier de sa tante. Elle tait penche sur son ouvrage, absorbe en apparence par cette occupation mcanique, et contente peut-tre de pouvoir chapper ainsi au froid bavardage de ses voisins. Je ne sais si, cache par ses longs cheveux noirs qui pendaient sur les fleurs de son mtier, elle repassait dans son me les motions de cet instant rapide qui l'avait initie une vie nouvelle, lorsque la voix du domestique qui annona plusieurs personnes l'avertit de se lever. Elle le fit machinalement, car elle n'avait pas cout les noms, et peine si elle dtachait les yeux de sa broderie lorsqu'une voix la frappa d'un coup lectrique, et elle fut oblige de s'appuyer sur sa table ouvrage pour ne pas tomber.6Raymon ne s'tait pas attendu ce salon silencieux, parsem de figures rares et discrtes. Impossible de placer une parole qui ne ft entendue dans tous les coins de l'appartement. Les douairires qui jouaient aux cartes semblaient n'tre l que pour gner les propos des jeunes gens, et, sur leurs traits rigides, Raymon croyait lire la secrte satisfaction de la vieillesse, qui se venge en rprimant les plaisirs des autres. Il avait compt sur une entrevue plus facile, sur un entretien plus tendre que celui du bal, et c'tait le contraire. Cette difficult imprvue donna plus d'intensit ses drs, plus de feu ses regards, plus d'animation et de vie aux interpellations dtournes qu'il adressait Mme Delmare. La pauvre enfant tait tout fait novice ce genre d'attaque. Elle n'avait pas de dfense possible, parce qu'on ne lui demandait; rien; mais elle tait force d'couter l'offre d'un cur ardent, d'apprendre combien elle tait aime, et de se ser entourer par tous les dangers de la sduction sans faire de rsistance. Son embarras croissait avec la hardiesse de Raymon. Madame de Carvajal, qui avait des prtentions fondes l'esprit, et qui l'on avait vant celui de M. de Ramire, quitta le jeu pour engager avec lui une lgante discussion sur l'amour, o elle fit entrer beaucoup de passion espagnole et de mtaphysique allemande. Raymon accepta le dfi avec empressement, et, sous le prtexte de rpondre la tante, il dit la nice tout ce que celle-ci et refus d'entendre. La pauvre jeune femme, dnue de protection, expose de tous cts untaque si vive et si habile, ne put trouver la force de se mler cet entretien pineux. En vain la tante, jalouse de la faire briller, l'appela en tmoignage de certaines subtilits de sentiment thorique; elle avoua en rougissant qu'elle ne savait rien de tout cela, et Raymon, ivre de joie en voyant ses joues se colorer et son sein se gonfler, jura qu'il le lui apprendrait.Indiana dormit encore moins cette nuit-l que les prcdentes; nous l'avons dit, elle n'avait pas encore aim, et son cur tait depuis longtemps mr pour un sentiment que n'avait pu lui inspirer aucun des hommes qu'elle avait rencontrs. leve par un pre bizarre et violent, elle n'avait jamais connu le bonheur que donne l'affection d'autrui. M. de Carvajal, enivr de passions politiques, bourrel de regrets ambitieux, tait devenu aux colonies le planteur le plus rude et le voisin le plus fcheux; sa fille avait cruellement souffert de son humeur chagrine. Mais, en voyant le continuel tableau des maux de la servitude, en supportant les ennuis de l'isolement et de la dpendance, elle avait acquis une patience extrieure toute preuve, une indulgence et une bont adorables avec ses infrieurs, mais aussi une volont de fer, une force de rsistance incalculable contre tout ce qui tendait l'opprimer. En pousant Delmare, elle ne fit que changer de matre; en venant habiter le Lagny, que changer de prison et de solitude. Elle n'aima pas son mari, par la seule raison peut-tre qu'on lui faisait un devoir de l'aimer, et que rsister mentalement toute espce de contrainte morale tait devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience. On n'avait point cherch lui en prescrire d'autre que celle de l'obissance aveugle.leve au dsert, nglige de son pre, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n'avait dutre secours, d'autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s'tait habitue dire: Un jour viendra o tout sera chang dans ma vie, o je ferai du bien aux autres, un jour o l'on m'aimera, o je donnerai tout mon cur celui qui me donnera le sien; en attendant, souffrons; taisons-nous, et gardons notre amour pour rcompense qui me dlivrera. Ce librateur, ce messie n'tait pas venu; Indiana l'attendait encore. Elle n'osait plu il est vrai, s'avouer toute sa pense. Elle avait compris sous les charmilles tailles du Lagny que la pense mme devait avoir l plus d'entraves que sous les palmistes sauvages de l'le Bourbon; et, lorsqu'elle se surprenait dire encore par l'habitude: Un jouendra... un homme viendra..., elle refoulait ce vu tmraire au fond de son me, et se disait: Il faudra donc mourir!Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dvorait sa jeunesse. Elle tait sans force et sans sommeil. Les mdecins lui cherchaient en vain une dsorganisation apparente, il n'en existait pas; toutes ses facults s'appauvrissaient galement, tous ses organes se lsaient avec lenteur; son cur brlait petit feu, ses yeux s'teignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par livre; encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. Mais, quelle que ft sa rsignation ou son dcouragement, le besoin restait le mme. Ce cur silencieux et bris appelait toujours son insu un cur jeune et gnreux pour le ranimer. L'tre qu'elle avait le plus aim jusque-l, c'tait Noun, la compagne enjoue et courageuse de ses ennuis; et l'homme qui lui avait tmoign le plus de prdilection, c'tait son flegmatique cousin sir Ralph. Quels aliments pour la dvorante activit de ses penses, qu'une pauvre fille ignorante et dlaisse comme elle, et un Anglais passionn seulement pour la chasse du renard!Mme Delmare tait vraiment malheureuse, et, la premire fois qu'elle sentit dans son atmosphre glace pntrer le souffle embras d'un homme jeune et ardent, la premire fois qu'u parole tendre et caressante enivra son oreille, et qu'une bouche frmissante vint comme un fer rouge marquer sa main, elle ne pensa ni aux devoirs qu'on lui avait imposs, ni la prudence qu'on lui avait recommande, ni l'avenir qu'on lui avait prdit; ele se rappela que le pass odieux, ses longues souffrances, ses matres despotiques. Elle ne pensa pas non plus que cet homme pouvait tre menteur ou frivole. Elle le vit comme elle le dsirait, comme elle l'avait rv, et Raymon et pu la tromper, s'il n'et p t sincre.Mais comment ne l'et-il pas t auprs d'une femme si belle et si aimante? Quelle autre s'tjamais, montre lui avec autant de candeur et d'innocence? Chez qui avait-il trouv placer un avenir si riant et si sr? N'tait-elle pas ne pour l'aimer, cette femme esclave qui n'attendait qu'un signe pour briser sa chane, qu'un mot pour le suivre? Le ciel, sans doute, l'avait forme pour Raymon, cette triste enfant de l'le Bourbon, que personne n'avait aime, et qui sans lui devait mourir.Nanmoins un sentiment d'effroi succda, dans le cur de Mme Delmare, ce bonheur fivreux qui venait de l'envahir. Elle songea son poux si ombrageux, si clairvoyant, si vindicatif, et elle eut peur, non pour elle qui tait aguerrie aux menaces, mais pour l'homme qui allait entreprendre une guerre mort avec son tyran. Elle connaissait si peu la socit, qu'elle se faisait de la vie un roman tragique; timide crature qui n'osait aimer, dans la crainte d'exposer son amant prir, elle ne songeait nullement au danger de se perdre.Ce fut donc l le secret de sa rsistance, le motif de sa vertu. Elle prit le lendemain la rsolution d'viter M. de Ramire. Il y avait, le soir mme, bal chez un des premiers banquiers de Paris. Madame de Carvajal, qui aimait le monde comme une vieille femme sans affections, voulait y conduire Indiana; mais Raymon devait y tre, et Indiana se promit de n'y pas aller. Pour viter les perscutions de sa tante, Mme Delmare, qui ne savait rsister que de fait, feignit d'accepter la proposition; elle laissa prparer sa toilette, et elle attendit que Mme de Carvajal et fait la sienne; alors elle passa une robe de chambre, s'installa au coin du feu, et l'attendit de pied ferme. Quand la vieille Espagnole, roide et pare comme un portrait de Van Dyck, vint pour la prendre, Indiana dclara qu'elle se trouvait malade et ne se sentait pas la force de sortir. En vain la tante insista pour qu'elle fit un effort.Je le voudrais de tout mon cur, rpondit-elle; vous voyez que je ne puis me soutenir. Je ne vous serais qu'embarrassante aujourd'hui. Allez au bal sans moi, ma bonne tante, je me rjouirai de votre plaisir.Aller sans toi! dit Mme de Carvajal, qui mourrait d'envie de n'avoir pas fait une toilette inutile, et qui reculait devant l'effroi d'une soire solitaire. Mais qu'irai-je faire dans le monde, moi, vieille femme, que l'on ne recherche que pour t'approcher? Que deviendrai-je sans les beaux yeux de ma nice pour me faire valoir?Votre esprit y supplera, ma bonne tante, dit Indiana.La marquise de Carvajal, qui ne demandait qu'a se laisser persuader, partit enfin. Alors Indiana cacha sa tte dans ses deux mains et se mit pleurer; car elle avait fait un grand sacrifice, et croyait avoir dj ruin le riant difice de la veille.Mais il n'en pouvait tre ainsi pour Raymon. La premire chose qu'il vit au bal, ce fut l'orgueilleuse aigrette de la vieille marquise. En vain il chercha autour d'elle la robe blanche et les cheveux noirs d'Indiana. Il approcha; il entendit qu'elle disait demi-voix une autre femme:Ma nice est malade, ou plutt, ajouta-t-elle pour autoriser sa prsence au bal, c'est un caprice de jeune femme. Elle a voulu rester seule, un livre la main dans le salon, comme une belle sentimentale.Me fuirait-elle? pensa Raymon.Aussitt il quitte le bal. Il arrive chez la marquise, passe sans rien dire au concierge, et demande Mme Delmare au premier domestique qu'il trouve demi endormi dans l'antichambre.Mme Delmare est malade.Je le sais. Je viens chercher de ses nouvelles de la part de Mme de Carvajal.Je vais prvenir madame...C'est inutile; Mme Delmare me recevra.Et Raymon entre sans se faire annoncer. Tous les autres domestiques taient couchs. Un triste silence rgnait dans ces appartements dserts. Une seule lampe, couverte de son chapiteau de taffetas vert, clairait faiblement le grand salon. Indiana avait le dos tourn la porte; cache tout entire dans un large fauteuil, elle regardait tristement brler les tisons, comme le soir o Raymon tait entr au Lagny par-dessus les murs; plus triste maintenant, car une souffrance vague, des dsirs sans but, avaient succd une joie fugitive, un rayon de bonheur perdu.Raymon, chauss pour le bal, approcha sans bruit sur le tapis sourd et mlleux. Il la vit pleurer, et, lorsqu'elle tourna la tte, elle le trouva ses pieds, s'emparant avec force de ses mains, qu'elle s'efforait en vain de lui retirer. Alors, j'en conviens, elle vit avec une ineffable joie chouer son plan de rsistance. Elle sentit qu'elle aimait avec passion cet homme qui ne s'inquitait point des obstacles, et qui venait lui donner du bonheur malgr elle. Elle bnit le ciel qui rejetait son sacrifice, et, au lieu de gronder Raymon, elle faillit le remercier.Pour lui, il savait dj qu'il tait aim. Il n'avait pas besoin de voir la joie qui brillait au travers de ses larmes pour comprendre qu'il tait le matre et qu'il pouvait oser. Il ne lui donna pas le temps de l'interroger, et, changeant de rle avec elle, sans lui expliquer sa prsence inattendue, sans chercher se rendre moins coupable qu'il ne l'tait:Indiana, lui dit-il, vous pleurez... Pourquoi pleurez-vous?... Je veux le savoir.Elle tressaillit de s'entendre appeler par son nom; mais il y eut encore du bonheur dans la surprise que lui causa cette audace.Pourquoi le demandez-vous? lui dit-elle. Je ne dois pas vous le dire...Eh bien, moi, je le sais, Indiana. Je sais toute votre histoire, toute votre vie. Rien de ce qui vous concerne ne m'est tranger, parce que rien de ce qui vous concerne ne m'est indiffrent. J'ai voulu tout connatre de vous, et je n'ai rien appris que ne m'et rvl un instant pass chez vous, lorsqu'on m'apporta tout sanglant, tout bris vos pet que votre mari s'irrita de vous voir, si belle et si bonne, me faire un appui de vos bras mlleux, un baume de votre douce haleine. Lui, jaloux! oh! je le conois bien; sa place, je le serais, Indiana; ou plutt, sa place, je me tuerais; car, tre votre poux, madame, vous possder, vous tenir dans ses bras, et ne pas vous mriter, n'avoir pas votre cur, c'est tre le plus misrable ou le plus lche des hommes. ciel! taisez-vous, s'cria-t-elle en lui fermant la bouche avec ses mains, taisez-vous, car vous me rendez coupable. Pourquoi me parlez-vous de lui? pourquoi voulez-vous m'enseigner le maudire?... S'il vous entendait!... Mais je n'ai pas dit de mal de lui; ce n'est pas moi qui vous autorise ce crime! moi, je ne le hais pas, je l'estime je l'aime!...Dites que vous le craignez horriblement; car le despote a bris votre me, et la peur s'est assise votre chevet depuis que vous tes devenue la proie de cet homme. Vous, Indiana, profane ce rustre dont la main de fer a courb votre tte et fltri votre vie! Pauvre enfant! si jeune et si belle, avoir dj tant souffert!... car ce n'est pas moi que vous tromperiez, Indiana; moi qui vous regarde avec d'autres yeux que ceux de la foule, je sais tous les secrets de votre destine, et vous ne pouvez pas esprer vous cacher de moi. Que ceux qui vous regardent parce que vous tes belle disent en remarquant votre pleur et votre mlancolie: Elle est malade..., la bonne heure; mais, qui vous suis avec mon cur, moi dont l'me tout entire vous entoure de sollicitude et d'amour, je connais bien votre mal. Je sais bien que, si le ciel l'et voulu, s'il vous et donne moi, moi malheureux qui devrais me briser la tte d'tre venu si tard, vous ne seriez pas malade. Indiana, moi, j'en jure sur ma vie, je vous aurais tant aime, que vous m'auriez aim aussi, et que vous auriez bni votre chane. Je vous aurais porte dans mes bras pour empcher vos pieds de se blesser; je les aurais rchauffs de mon haleine. Je vous aurais appuye contre mon cur pour vous prserver de souffrir. J'aurais donn tout mon sang pour rparer le vtre, et, si vous aviez perdu le sommeil avec moi, j'aurais pass la nuit vous dire de douces paroles, vous sourire pour vous rendre le courage, tout en pleurant de vous voir souffrir. Quand le sommeil serait venu se glisser sur vos paupires de soie, je les aurais effleures de mes lvres pour les clore plus doucement, et, genoux prs de votre lit, j'aurais veill sur vous. J'aurais forc l'air vous caresser lgrement, les songes dors vous jeter des fleurs. J'aurais baiss bruit les tresses de vos cheveux, j'aurais compt avec volupt les palpitations de votre sein, et, votre rveil, Indiana, vous m'eussiez trouv l, vos pieds, vous gardant en matre jaloux, vous servant en esclave, piant votre premier sourire, m'emparant de votre premire pense, de votre premier regard, de votre premier baiser...Assez, assez! dit Indiana tout perdue, toute palpitante; vous me faites mal.Et pourtant, si l'on mourait de bonheur, Indiana serait morte en ce moment.Ne me parlez pas ainsi, lui dit-elle, moi qui ne dois pas tre heureuse; ne me montrez pas le ciel sur la terre, moi qui suis marque pour mourir.Pour mourir! s'cria Raymon avec force en la saisissant dans ses bras; toi, mourir! Indiana! mourir avant d'avoir vcu, avant d'avoir aim!... Non, tu ne mourras pas; ce n'est pas i qui te laisserai mourir; car ma vie maintenant est lie la tienne. Tu es la femme que j'avais rve, la puret que j'adorais; la chimre qui m'avait toujours fui, l'toile bre qui luisait devant moi pour me dire: Marche encore dans cette vie de misre, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De tout temps, tu m'tais destine, ton tait fiance la mienne, Indiana! Les hommes et leurs lois de fer ont dispos de toi; ils m'ont arrach la compagne que Dieu m'et choisie, si Dieu n'oubliait parfois ses promesses. Mais que nous importent les hommes et les lois, si je t'aime encore aux bras d'un autre, si tu peux encore m'aimer, maudit et malheureux comme je suis de t'avoir perdue! Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moiti de mon me, qui cherchait depuis longtemps rejoindre l'autre. Quand tu rvais d'un ami l'le Bourbon, c'tait de moi qu rvais; quand, au nom d'poux, un doux frisson de crainte et d'espoir passait dans ton me, c'est que je devais tre ton poux. Ne me reconnais-tu pas? ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne t'ai-je pas reconnu, ange, lorsque tu tanchais mon sang avec ton voile, lorsque tu plaais ta main sur mon cur teint pour y ramener la chaleur et la vie? Ah! je m'en souviens bien, moi. Quand j'ouvris les yeux, je me dis: La voil! c'est ainsi qu'elle tait dans tous mes rves, blanche, mlancoli bienfaisante. C'est mon bien, moi, c'est elle qui doit m'abreuver de flicits inconnues.t dj la vie physique que je venais de retrouver tait ton ouvrage, Car ce ne sont pas des circonstances vulgaires qui nous ont runis, vois-tu; ce n'est ni le hasard ni le caprice, c'est la fatalit, c'est la mort, qui m'ont ouvert les portes de cette vie nouvelle. C'est ton mari, c'est ton matre qui, obissant son destin, m'a apport tout sanglant dans sa main, et qui m'a jet tes pieds en te disant: Voil pour vous. Et maintenanten ne peut nous dsunir...Lui, peut nous dsunir! interrompit vivement Mme Delmare, qui, s'abandonnant aux transports de son amant, l'coutait avec dlices. Hlas! hlas! vous ne le connaissez pas; c'est omme qui ne pratique pas le pardon, un homme qu'on ne trompe pas. Raymon, il vous tuera!...Elle se cacha dans son sein en pleurant. Raymon, l'treignant avec passion:Qu'il vienne, s'cria-t-il, qu'il vienne m'arracher cet instant de bonheur! Je le dfie! R Indiana, reste contre mon cur, c'est l ton refuge et ton abri. Aime-moi, et je serai invulnrable. Tu sais bien qu'il n'est pas au pouvoir de cet homme de me tuer; j'ai dj tns dfense expos ses coups. Mais toi, mon bon ange, tu planais sur moi, et tes ailes m'ont protg. Va, ne crains rien; nous saurons bien dtourner sa colre; et maintenant, je n'ai pas mme peur pour toi, car je serai l. Moi aussi, quand ce matre voudra t'opprimer, je te protgerai contre lui. Je t'arracherai, s'il le faut, sa loi cruelle. Veux-tu que je le tue? Dis-moi que tu m'aimes, et je serai son meurtrier, si tu le condamnes mourir...Vous me faites frmir; taisez-vous! Si vous voulez tuer quelqu'un, tuez-moi; car j'ai vcut un jour, et je ne dsire plus rien...Meurs donc, mais que ce soit de bonheur, s'cria Raymon en imprimant ses lvres sur celles d'Indiana.Mais c'tait un trop rude orage pour une plante si faible; elle plit, et, portant la main son cur, elle perdit connaissance.D'abord Raymon crut que ses caresses rappelleraient le sang dans ses veines glaces; mais il couvrit en vain ses mains de baisers, il l'appela en vain des plus doux noms. Ce n'tait pas un vanouissement volontaire comme on en voit tant, Mme Delmare, srieusement malade depuis longtemps, tait sujette des spasmes nerveux qui duraient des heures entires. Raymon, dsespr, fut rduit appeler du secours. Il sonne; une femme de chambre parat; mais le flacon qu'elle apportait s'chappe de ses mains et un cri de sa poitrine, en reconnaissant Raymon. Celui-ci, retrouvant aussitt toute sa prsence d'esprit, s'approche de son oreille:Silence, Noun! je savais que tu tais ici, j'y venais pour toi; je ne m'attendais pas y ouver ta matresse, que je croyais au bal. En pntrant ici, je l'ai effraye, elle s'est vanouie; sois prudente, je me retire.Raymon s'enfuit, laissant chacune de ces deux femmes dpositaire d'un secret qui devait porter le dsespoir dans l'me de l'autre.7Le lendemain, Raymon reut son rveil une seconde lettre de Noun. Celle-l, il ne la rejeta point avec ddain; il l'ouvrit, au contraire, avec empressement: elle pouvait lui parler de Mme Delmare. Il en tait question en effet; mais dans quel embarras cette complication d'intrigues jetait Raymon! Le secret de la jeune fille devenait impossible cacher. Dj la souffrance et l'effroi avaient maigri ses joues; Mme Delmare s'apercevait de cet tat maladif sans en pntrer la cause. Noun craignait la svrit du colonel, mais plus encore la douceur de sa matresse. Elle savait bien qu'elle obtiendrait son pardon; mais elle se mourait de honte et de douleur d'tre force cet aveu. Qu'allait-elle devenir si Raymon ne prenait soin de la soustraire aux humiliations qui devaient l'accabler! Il fallait qu'il s'occupt d'elle enfin, ou elle allait se jeter aux pieds tic Mme Delmare et lui tout dclarer.Cette crainte agit puissamment sur M. de Ramire. Son premier soin fut d'loigner Noun de sa matresse.Gardez-vous de parler sans mon aveu, lui rpondit-il. Tchez d'tre au Lagny ce soir; j'y sai.En s'y rendant, il rflchit la conduite qu'il devait tenir. Noun avait assez de bon sens pour ne pas compter sur une rparation impossible. Elle n'avait jamais os prononcer le mot de mariage, et, parce qu'elle tait discrte et gnreuse, Raymon se croyait moins coupable. Il se disait qu'il ne l'avait point trompe, et que Noun avait d prvoir son sort plus d'une fois. Ce qui causait l'embarras de Raymon, ce n'tait pas d'offrir la moiti de sa fortune la pauvre fille; il tait prt l'enrichir, prendre d'elle tous les soins e la dlicatesse lui suggrait. Ce qui rendait sa situation si pnible, c'tait d'tre forc dlui dire qu'il ne l'aimait plus; car il ne savait pas tromper. Si sa conduite, en ce moment, paraissait double et perfide, son cur tait sincre comme il l'avait toujours t. Il avait aim Noun avec les sens; il aimait Mme Delmare de toute son me. Il n'avait menti jusque-l ni l'une ni l'autre. Il s'agissait de ne pas commencer mentir, et Raymon se sentait galement incapable d'abuser la pauvre Noun et de lui porter le coup du dsespoir. Il fallait choisir entre une lchet et une barbarie. Raymon tait bien malheureux. Il arriva la porte du parc du Lagny sans avoir rien dcid.De son ct, Noun, qui n'esprait peut-tre pas une si prompte rponse, avait repris un peu d'espoir.Il m'aime encore, se disait-elle, il ne veut pas m'abandonner. Il m'avait un peu oublie, c'est tout simple: Paris, au milieu des ftes, aim de toutes les femmes, comme il doit l'tre, il s'est laiss entraner quelques instants loin de la pauvre Indienne. Hlas! qui suis-je pour qu'il me sacrifie tant de grandes dames plus belles et plus riches que moi? Qui sait? se disait-elle navement, peut-tre que la reine de France est amoureuse de lui. force de penser aux sductions que le luxe devait exercer sur son amant, Noun s'avisa d'un moyen pour lui plaire davantage. Elle se para des atours de sa matresse, alluma un grand feu dans la chambre que Mme Delmare occupait au Lagny, para la chemine des plus belles fleurs qu'elle put trouver dans la serre chaude, prpara une collation de fruits et de vins fins, apprta en un mot toutes les recherches du boudoir auxquelles elle n'avait jamais song; et, quand elle se regarda dans un grand panneau de glace, elle se rendit justice en se trouvant plus jolie que les fleurs dont elle avait cherch s'embellir.Il m'a souvent rpt, se disait-elle, que je n'avais pas besoin de parure pour tre belle, qu'aucune femme de la cour, dans tout l'clat de ses diamants, ne valait un de mes sourires. Pourtant ces femmes qu'il ddaignait l'occupent maintenant. Voyons, soyons gaie, ayons l'air vif et joyeux; peut-tre que je ressaisirai cette nuit tout l'amour que je lui avais inspir.Raymon, ayant laiss son cheval une petite maison de charbonnier dans la fort, pntra dans le parc, dont il avait une clef. Cette fois, il ne courait plus le risque d'tre pris pour un voleur; presque tous les domestiques avaient suivi leurs matres; il avait mis le jardinier dans sa confidence, et il connaissait tous les abords du Lagny comme ceux de sa propre demeure.La nuit tait froide; un brouillard pais enveloppait les arbres du parc, et Raymon avait peine distinguer leurs tiges noires dans la brume blanche, qui les revtait de robes diaphanes.Il erra quelque temps dans les alles sinueuses avant de trouver la porte du kiosque o Noun l'attendait. Elle vint lui enveloppe d'une pelisse dont le capuchon tait relev sur sa tte.Nous ne pouvons rester ici, lui dit-elle, il y fait trop froid. Suivez-moi, et ne parlez pas.Raymon se sentit une extrme rpugnance entrer dans la maison de Mme Delmare comme amant de sa femme de chambre. Cependant, il fallut cder; Noun marchait lgrement devant lui, et cette entrevue devait tre dcisive.Elle lui fit traverser la cour, apaisa les chiens, ouvrit les portes sans bruit, et, le prenant par la main, elle le guida en silence dans les corridors sombres; enfin, elle l'entrana dans une chambre circulaire, lgante et simple, o des orangers en fleurs rpandaient leurs suaves manations; des bougies diaphanes brlaient dans les candlabres.Noun avait effeuill des roses du Bengale sur le