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24.12.09 Edward SCHILLEBEECKX L’identité chrétienne : défi et mise au défi À propos de l’extrême proximité du Dieu non-expérimentable 1 Quand je dis le mot Avenir, la première lettre renvoie déjà au passé. Quand je dis le mot Silence, je le détruis. Quand je dis le mot Rien, je crée quelque chose qui ne convient à aucun non-être. Wislawa Szymborska 2 Ce que j’ai à dire porte sur notre identité comme hommes, comme croyants en Dieu, comme chrétiens, et, en ce qui me concerne, comme dominicain. Ce qui est en jeu, c’est une identité fluente, historique, jamais donnée d’avance, mais restée ferme tout au long de récits changeants. Le récit chrétien exige aujourd’hui de nouveaux chapitres, mais aussi des ruptures. En même temps la trame du récit reste passionnante dans son mouvement, en faisant appel à des images culturelles et sociétales du monde et de l’être humain qui elles-mêmes changent, tout en gardant apparemment une certaine stabilité. Dans cet article, je traite de la recherche contemporaine d’un sens de la vie ; je vais donc à la recherche de la foi. Mon point de départ est la question : comment nous, êtres pensants et rationnels, pouvons-nous sincèrement croire en Dieu ? J’esquisse la façon dont cela se passait au Moyen Âge, et comment la question se pose aujourd’hui dans le débat de notre modernité tardive. Nous vivons dans un monde maqué par le pluralisme religieux. Des religions comme l’islam, des philosophies religieuses 3 comme le bouddhisme, des convictions séculières comme l’humanisme exercent une puissante force d’attraction sur des chrétiens profondément désenchantés. La question n’est pas seulement de savoir comment nous pouvons croire en vérité en Dieu. Cette question est en effet posée, alors que trouble, colère et accusations sont adressés à certains 1 Ndt : la langue d’Edward Schillebeeckx est souvent complexe et très personnelle, relativement lourde. Le néerlandais, comme l’ensemble des langues germaniques, permet facilement la composition de nouveaux mots, et l’auteur ne s’en prive pas. La langue française est de ce point de vue plus rigide... J’ai choisi d’offrir une traduction parfois assez libre, qui cherche à rendre tout le sens, en étant lisible, plutôt que la littéralité. Je signale à l’occasion les choix effectués. Ainsi, dès ce titre ES utilise le mot ‘onervaarbaar’ : littéralement ‘inexpérimentable’ : j’ai choisi de traduire par ‘non-expérimentable’, mot dont j’ai trouvé une occurrence proche sur Internet. Il s’agit d’une étude de Zoltan POPOVICS sur les œuvres de Maurice Blanchot qui dit que la littérature est « l’expérience du non-expérimentable », une existence « sans présent », ou une « présence de l’absence ». (http://www.mauriceblanchot.net/blog/index.php/2005/05/14/62-zoltan-popovics-le-temps-mort) 2 W. SZYMBORSKA, « De drie wonderlijkste woorden » dans W. SZYMBORSKA, Einde en Begin. Gedichten (1957-1997), Amsterdam, 2000, p. 288. 3 ES utile le mot «’godsdiensten’ pour les trois monothéismes occidentaux, et ‘religies’ pour les religions orientales. Généralement, j’ai traduit les deux mots par ‘religions’, mais parfois quand ES marque davantage la distinction, par ‘religions’ et ‘philosophies religieuses’.

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24.12.09

Edward SCHILLEBEECKX

L’identité chrétienne : défi et mise au défi À propos de l’extrême proximité du Dieu non-expérimentable1

Quand je dis le mot Avenir, la première lettre renvoie déjà au passé.

Quand je dis le mot Silence, je le détruis. Quand je dis le mot Rien,

je crée quelque chose qui ne convient à aucun non-être. Wislawa Szymborska2

Ce que j’ai à dire porte sur notre identité comme hommes, comme croyants en Dieu, comme chrétiens, et, en ce qui me concerne, comme dominicain. Ce qui est en jeu, c’est une identité fluente, historique, jamais donnée d’avance, mais restée ferme tout au long de récits changeants. Le récit chrétien exige aujourd’hui de nouveaux chapitres, mais aussi des ruptures. En même temps la trame du récit reste passionnante dans son mouvement, en faisant appel à des images culturelles et sociétales du monde et de l’être humain qui elles-mêmes changent, tout en gardant apparemment une certaine stabilité. Dans cet article, je traite de la recherche contemporaine d’un sens de la vie ; je vais donc à la recherche de la foi. Mon point de départ est la question : comment nous, êtres pensants et rationnels, pouvons-nous sincèrement croire en Dieu ? J’esquisse la façon dont cela se passait au Moyen Âge, et comment la question se pose aujourd’hui dans le débat de notre modernité tardive. Nous vivons dans un monde maqué par le pluralisme religieux. Des religions comme l’islam, des philosophies religieuses3 comme le bouddhisme, des convictions séculières comme l’humanisme exercent une puissante force d’attraction sur des chrétiens profondément désenchantés. La question n’est pas seulement de savoir comment nous pouvons croire en vérité en Dieu. Cette question est en effet posée, alors que trouble, colère et accusations sont adressés à certains

1 Ndt : la langue d’Edward Schillebeeckx est souvent complexe et très personnelle, relativement lourde. Le néerlandais, comme l’ensemble des langues germaniques, permet facilement la composition de nouveaux mots, et l’auteur ne s’en prive pas. La langue française est de ce point de vue plus rigide... J’ai choisi d’offrir une traduction parfois assez libre, qui cherche à rendre tout le sens, en étant lisible, plutôt que la littéralité. Je signale à l’occasion les choix effectués. Ainsi, dès ce titre ES utilise le mot ‘onervaarbaar’ : littéralement ‘inexpérimentable’ : j’ai choisi de traduire par ‘non-expérimentable’, mot dont j’ai trouvé une occurrence proche sur Internet. Il s’agit d’une étude de Zoltan POPOVICS sur les œuvres de Maurice Blanchot qui dit que la littérature est « l’expérience du non-expérimentable », une existence « sans présent », ou une « présence de l’absence ». (http://www.mauriceblanchot.net/blog/index.php/2005/05/14/62-zoltan-popovics-le-temps-mort) 2 W. SZYMBORSKA, « De drie wonderlijkste woorden » dans W. SZYMBORSKA, Einde en Begin. Gedichten (1957-1997), Amsterdam, 2000, p. 288. 3 ES utile le mot «’godsdiensten’ pour les trois monothéismes occidentaux, et ‘religies’ pour les religions orientales. Généralement, j’ai traduit les deux mots par ‘religions’, mais parfois quand ES marque davantage la distinction, par ‘religions’ et ‘philosophies religieuses’.

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représentants de l’Église et à l’Église elle-même en tant qu’institution hiérarchique et mettent en cause l’identité chrétienne, cette identité évidente jusque très récemment.

Grâce à des évaluations consciencieuses et à des interprétations rationnelles, – grâce aussi à de graves délits, – nous pourrons peut-être jeter un regard plus clair sur notre relation au pluralisme religieux contemporain. Ainsi le lieu de notre identité deviendra plus réel, plus provoquant et plus porteur d’espérance que ce que nous pensions possible jusqu’à présent. Si notre recherche ouvre à cette promesse, action de grâce et célébration en deviendront évidents. La vision du Royaume de Dieu portée par Jésus prend alors visage dans la liturgie et la vie de tous les jours. Notre propre visage, par Jésus-Christ, peut devenir l’expression de ce que Dieu, l’Invisible, s’est fait visible (Col 2,9-10).

À la fin de cet article, je traite de la mission de la vie dominicaine, dont j’ai toujours vécu.

L’intelligence recherche la foi Pour commencer, je pars d’une impressionnante expérience de contradiction4. Les gens sont douloureusement conscients de contradictions brutales entre le message évangélique effectivement annoncé et la mutation de cet Évangile en un absolu et un donné définitif, alors que cet Évangile connaît différentes expressions historiques de ce message. Fondamentalisme et historicisme, – la Bible a quand même raison ! – ou orthodoxie uniforme sont inacceptables. Dès les premières réflexions sur la foi chrétienne, il est question de ce qu’Anselme (1033-1109) formulera plus tard de façon concise comme la fides quaerens intellectum : la foi est à la recherche d’une compréhension signifiante de ce qu’on croit. Au Moyen Âge, la foi allait de soi et, du point de vue sociétal, elle était généralement plausible, mais il n’y avait pas de compréhension signifiante de cette foi. En 2004, nous vivons un autre temps, et nous devons retourner l’adage. Nous, hommes et femmes d’Europe du Nord et de l’Ouest, nous vivons en un temps d’intellectus quaerens fidem : dans un monde sécularisé, les gens sont à la recherche d’un sens à la vie, et donc à la recherche d’une foi. En effet, la recherche et la découverte d’un sens inspirant et ultime à la vie est toujours une forme de foi, d’autant plus que nous vivons une histoire mondiale qui est un mélange de sens et de non sens, de violence et de guerre et, en même temps d’un désir de paix que rien ne peut étouffer. Même si la découverte d’un sens de la vie est agnostique ou athée, le choix de ce qui offre sens à la vie humaine et à la vie en société est toujours une forme de foi. Ce choix dépasse les frontières de la rationalité humaine. Mais il exige qu’on soit d’abord passé par tout le chemin de la rationalité. Autrement dit : la rationalité, – si vitalement nécessaire qu’elle soit, – n’a pas le dernier mot. Si la rationalité néglige comme sans importance l’histoire permanente de la souffrance humaine, elle n’est, d’un 4 ‘Contrastervaring’ : toute la christologie d’ES et son éthique sont fondées sur cette ‘contrastervaring’ : ‘expérience de contradiction’ me semble mieux rendre le sens que la traduction plus littérale ‘expérience de contraste’, qui me paraît trop faible. C’est aussi le choix qu’a fait Hélène Cornélis-Gevaert dans la traduction française de Mens als verhaal van God (1989), sous le titre L’histoire des hommes récit de Dieu (Cerf 1992), pp. 32 ss.

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point de vue humain, qu’une rationalité amputée et étriquée. Notre histoire est dans une large mesure une histoire de souffrance. Cette histoire ne peut être expliquée rationnellement et ne peut encore moins recevoir de solution définitive par l’action. Un regard posé de l’intérieur sur ce monde partiellement mauvais, ne permet pas d’affirmer de façon convaincante, que finalement le bien ou le mal l’emportera.

La nouvelle religiosité Notre société vit un temps de crise. Cela vaut tout autant pour les religions mondiales, en ce que, pour une part, elles font partie de notre société. Je n’ai pas l’intention de porter ici un diagnostic sociologique, psychologique ou culturel sur ce qu’on nomme sécularisation. La théologie peut cependant devenir une tâche creuse, étrangère à ce que les gens vivent, si elle n’intègre pas les acquis des sciences humaines et des sciences de la nature dans ses analyses et ses réflexions. Les gens, du moins en Occident, vivent dans un monde sécularisé, mais ce monde n’a jamais été autant rempli d’expériences religieuses, de phénomènes et de mouvements religieux, alors que la foi en Dieu se trouve en crise. Au cours des dernières décennies du vingtième siècle, un intérêt pour la mystique s’est développé comme réponse pour ceux qui ressentent dans le corps et les sens, dans le cœur et le sentiment humains, un manque culturel dans la vie en société. Dans le chaos contemporain et dans le rythme effréné du temps, beaucoup recherchent des lieux de respiration, des lieux où se dire. Arriver ainsi à respirer paisiblement est alors souvent spontanément associé à une forme de mystique et de spiritualité. L’expression ‘foi religieuse’ disparaît peu à peu de notre vocabulaire, et pour dire ces expériences on parle de mystique et de spiritualité. Loin de moi de considérer comme banal cette culture du retour sur soi. Au contraire, car il s’agit là d’une forme de ‘spiritualité’ séculière au sein du processus oppressif de mondialisation de l’économie de marché et de la société de consommation.

La renaissance contemporaine de la mystique et de l’expérience religieuse est liée à ce sentiment d’impuissance sociétale et politique né à la fin des années soixante, ce moment où les jeunes surtout pensaient pouvoir changer radicalement la société. Les structures se révélèrent résistantes. En 1968, je donnais un cours au titre de professeur invité à l’université de Berkeley, près de San Francisco. La ville universitaire grouillait de groupes politiques de gauche, qui avaient dans tous les coins leurs lieux de réunion. Dans beaucoup de maisons, on discutait et on élaborait des stratégies de démocratisation politique. Lorsque, douze ans plus tard, je suis revenu en 1980, pour y donner quelques cours, j’ai dû constater que tous les centres de stratégie politique s’étaient transformés en lieux de méditation. Le zen, le taoïsme et la méditation transcendantale tenaient le haut du pavé. Les librairies regorgeaient d’écrits mystiques ésotériques. Quelques années plus tard, je trouvais des tas de livres de mystiques chrétiens : Henri Suso, Jean Tauler, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila remplissaient des rayonnages entiers. Il semble que maintenant tout cela aussi a disparu. Ce qui triomphe actuellement et provisoirement c’est l’‘évangélisme’, avec un très fort accent néocapitaliste bourgeois. L’institution de l’Église ne dit pour ainsi dire plus rien, alors même que beaucoup sont dégoûtés de la pure sécularité sans âme. Ils vont à la recherche de spiritualité et

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d’expérience religieuse, quelle qu’en soit la forme. Une religion sans Dieu émerge clairement et est déjà un chemin qui se dessine. En même temps, parmi ceux qui croient en Dieu, – juifs, musulmans et chrétiens, et aussi catholiques, – il y a une forte tendance au fondamentalisme, de telle sorte que le visage humainement accueillant des synagogues et des églises, des mosquées et des pagodes est figé et déformé. Beaucoup de chrétiens ne font plus l’expérience de ce que le christianisme est d’abord un évangile joyeux et porteur d’espérance, un chemin de vie, et non une sorte de système philosophique constitué de doctrines définies une fois pour toutes. Et les Églises, dans leur institution, fuient dans une idéologie religieuse qui, souvent de façon inconsciente, ne fait aucune distinction entre Dieu et leur religion.

Problèmes autour des expressions sur Dieu : le débat médiéval Les théologiens de la modernité tardive ou postmodernes reprennent actuellement une question qui a soulevé beaucoup de controverses au Moyen Âge. Je vais d’abord présenter rapidement la controverse médiévale et discuter le point de vue de Thomas d’Aquin (1225-1274) qui a très bien résumé cette controverse. Thomas se demande si l’acte des croyants porte seulement sur Dieu lui-même, ou si la formulation de la foi, comme par exemple un dogme, fait aussi partie de l’objet de la foi5. Cette question est suggérée par la tradition chrétienne de la ‘théologie négative’ qui se fonde sur l’inexprimabilité de la réalité de Dieu. Nous n’avons aucun concept adéquat pour parler de Dieu ; notre langage est et reste limité, un langage terrestre pour des choses terrestres. Dieu est l’inexprimable : nous ne savons pas ce que Dieu est en lui-même ; nous en percevons seulement une faible lueur par le monde créé et dans le cours de notre histoire mondiale, histoire faite d’événements heureux et de tragédies6. Ce n’est pas seulement le Dieu inconnaissable, mais aussi les expressions ou les dogmes sur Dieu qui appartiennent, à leur manière, à l’objet de foi7. Cela n’implique cependant en aucune manière qu’ils doivent être traités à pied d’égalité. L’autorévélation de Dieu est donnée dans des expériences humaines interprétées. Nous n’avons jamais accès à la ‘Parole de Dieu’ de façon immédiate. Strictement dit, la Bible n’est pas la Parole de Dieu, mais un ensemble de témoignages de foi de croyants qui se situent dans une tradition particulière de l’expérience religieuse. C’est pourquoi, dans l’usage liturgique, j’utilise aussi peu que possible la conclusion solennelle : « parole du Seigneur », parce que précisément Dieu ne parle jamais ainsi. Ce sont des croyants qui parlent.

Cela signifie que si dans tout dogme une vérité s’exprime de fait, elle le fait cependant toujours de façon défectueuse et historiquement conditionnée. En tant qu’expression verbale de la foi, le dogme peut changer au cours du temps. À partir de nos questions, la fidélité à l’Évangile et aux dogmes de l’Église peut parfois exiger de nous de rompre avec l’image dépassée de l’homme et du monde dans laquelle la vérité évangélique a autrefois été exprimée. Il y a là une mission importante de dialogue au sein du

5 Summa Theologiae, II-II, q.1, a. 2. 6 Summa Theologiae, I, q.1, a.7, ad 1. 7 Summa Theologiae, II-II, q.1, a.2, c.

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christianisme, mission qui constitue une tâche propre pour les théologiens. Ce qui nous est transmis à partir de l’Ancien et du Nouveau Testament sont des interprétations d’expériences de Dieu. Or des expériences ne peuvent pas être communiquées à d’autres en tant qu’expérience. Chaque génération doit elle-même et de façon personnelle faire l’expérience. L’expérience chrétienne de Dieu ne peut pas non plus être transmise. Nous pouvons seulement permettre que ces expressions et descriptions se déploient en nous comme expérience personnelle. Nous ne pouvons parler du mystère divin qu’à partir du point de défaillance de tous nos mots. Mais dans cette parole, déchiffrement rigoureux et tâtonnement raisonnable au sein des possibilités culturelles de compréhension, le Dieu vivant s’est déjà silencieusement ‘adressé’ à nous, avant même que nous ayons pu exprimer notre expérience. Ce sont des expériences humaines qui sont pourtant réellement suscitées par le Dieu incompréhensible, ce Dieu actif bien qu’il n’intervienne pas et ne s’impose pas. Il ne s’agit pas tant d’une expérience de Dieu, que d’une survenue du Dieu transcendant : nous faisons l’expérience de Dieu en tant que le Non-expérimentable. C’est ce que je veux dire en parlant de la survenue de la transcendance de Dieu. Nous nous heurtons au mystère qui nous surprend. C’est pourquoi la décision chrétienne de croire, par laquelle nous engageons notre vie et notre mort sur le Dieu vivant inexprimable, est bien un acte de confiance plein de risque : espérer contre toute espérance. Ce choix ne va pas contre la raison, mais dépasse la raison qui est ouverte au mystère qui ne peut être saisi. Sur l’arrière-fond de la foi judéo-chrétienne en la création, nos expériences humaines découvrent que, dans une histoire mondiale faite de sens et de non-sens, de multiples contingences et ambivalences, nous pouvons pourtant nous savoir portés par un mystère divin de salut, le Dieu vivant qui est l’inventeur de l’amour ! « Dieu est amour » (1 Jn 4,8b). Son amour a toujours la totale priorité dans notre amour en retour. Nous sommes des créatures à l’image de Dieu qui, en son être propre, est une liberté-pour-le-bien pleine d’un amour pur et absolu. Ce n’est pas le mal, mais le bien que nous faisons qui est plus fort que la mort et survit dans l’espace de vie de Dieu, en tant que bonté humaine purifiée par l’amour de Dieu, et personnellement nommée par son nom. Dans l’espace divin, on ne peut voir de mal ; celui-ci s’éloigne lui-même de l’offre pleine d’amour de Dieu et en meurt. Près de Dieu, le mal n’existe pas.

Problèmes autour des expressions sur Dieu : le débat moderne tardif. Tant le débat médiéval que le débat autour du modernisme au début du vingtième siècle portaient sur la relation entre l’inconnaissabilité de Dieu et les affirmations, images et concepts pourtant utilisés concernant Dieu. Ces débats sont à nouveau soulevés par des philosophes comme Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Jean-Luc Marion et Gianni Vattimo. Dans la ligne des ‘trois chemins religieux de vie’ du Pseudo-Denys (v. 500 ap. JC), il est clair que la via positiva, avec son accent mis sur les noms positifs de Dieu, tels que ‘Dieu est bon’, ‘Dieu est l’avenir’, ‘Dieu est le libérateur’, parlent davantage de nous-mêmes que de Dieu. C’est pourquoi nous nions ces noms de Dieu : c’est la via negativa. Cependant, pour ne pas laisser Dieu sans nom, pour ne pas tomber dans un silence qui ne dit plus rien, cette négation doit à son tour être niée dans une troisième phase, celle de la via eminentiae : Dieu est au-delà de tout nom et de toute image, mais

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Dieu est de manière éminente ce que je peux dire de positif de l’être humain lui-même. Ce qui veut dire que, en raison de l’être divin de Dieu, je suis moi-même, dans mon être créé, tout aussi inexprimable que Dieu. Dans la profondeur de tout ce qui est, le mystère de la créature et celui de Dieu sont inséparablement liés. Les limites – car il y a bien des limites – se situent seulement de notre côté, non du côté de Dieu ; nous sommes limités, Dieu ne l’est pas.

La discussion porte sur ce qu’on veut dire en parlant de théologie négative. Certains postmodernes la conçoivent comme une théologie déconstructive. Dans ce cas, il y a sans doute une porte ouverte pour la religion, mais pour une ‘religion sans Dieu’. L’autre possibilité est que la théologie négative n’est pas purement négative, car dans la troisième phase de Denys, il s’agit d’une expérience de non-prise sur Dieu. Il s’agit là d’une véritable expérience de ‘quelque chose’, sur lequel on ne peut avoir aucune prise mais qu’on veut pourtant pouvoir exprimer, si humble et balbutiante cette expression soit-elle. La position de Derrida est que ces trois moments conduisent à l’idée que la pensée humaine de la transcendance bute ultimement sur une aporie et est interrompue par le Rien absolu, le désert. On reconnaît ici la sensibilité de la pensée religieuse orientale. Marion, par contre, est d’avis que la pensée humaine sur la transcendance conduit à se laisser submerger par une plénitude divine inexprimable, inaccessible au concept, et qu’il n’est possible ni d’annexer ni de manipuler. Cette vision des choses est inséparablement liée à la pensée religieuse de la culture occidentale. Ne ferions-nous pas mieux de nous taire sur Dieu, si nous devons quand même briser toutes les images à partir desquelles nous parlons de Dieu ? Le résultat n’est-il pas le même ? Justement non. En ne parlant pas de Dieu, c’est un silence vide ou un vide silencieux ; tandis que le silence croyant sur Dieu est un espace de plénitude. Il s’agit là d’une tout autre expérience et pas seulement d’un autre nom disant la même expérience. Tous nos concepts, y compris ceux que nous utilisons en relation avec Dieu, ne sont adéquats que pour exprimer des choses non divines, terrestres. Il n’y a pas de concepts révélés. Tous nos concepts et images de Dieu sont, sans aucune exception, des inventions et des productions humaines, sans que la réalité divine elle-même soit notre invention ou notre production. Ce n’est pas tellement nous qui sommes à la recherche de Dieu. Celui qui croit en Dieu est convaincu au plus profond de lui-même que Dieu, le Créateur de l’univers, est à notre recherche. Je ne crois pas en une source d’énergie impersonnelle et contenant la totalité de ce qui est, vide silencieux qui cependant nous inspirerait. Je crois en la plénitude innommable du silence actif de Dieu.

Le dialogue interreligieux Les trois voies ou moments de la mystique se situent trop exclusivement, surtout dans la présentation de Thomas d’Aquin, sur le terrain cognitif de la pensée abstraite et conceptuelle. Il y a une différence sensible entre les approches occidentale et orientale du même problème. Les deux approches s’expriment, en ce qui concerne la transcendance, dans le cadre d’une théologie négative. En ce qui concerne le sens de l’existence humaine, elles se distinguent selon deux attitudes de vie différentes : d’un côté, une sorte de transcendance de vide (en sanscrit : shûnyatta ; en Pâli : suňňatâ), de l’autre, dans les trois religions monothéistes, une transcendance qui transcende l’être

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humain par surabondance, une transcendance qui, de plus, ne peut être atteinte par la raison humaine. C’est une transcendance de plénitude dans laquelle ou, plus justement, en Qui tout ce qui vit et se meut peut exister8. Les deux expériences diffèrent, mais ces différences sont exprimées dans des concepts ou des images qui ne font pas pleinement droit aux deux expériences. Il y a un surplus non exprimable. Les visions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam – expriment Dieu comme ‘personnel’ ; je ne dis pas ‘comme personne’, parce que nous ne connaissons que l’être humain comme personne. Dans ces religions, la prière est aussi possible : Dieu est abordable et on peut s’adresser à lui. Le silence de Dieu lorsque nous nous adressons à lui, conduit les croyants qui font confiance à Dieu à des réponses humaines dans une interprétation. Les religions non monothéistes parlent de nirvāna, vide, et même de nothingness (‘néant’). Sur ce terrain, des dialogues directs sont possibles entre chrétiens occidentaux et hindous ou bouddhistes orientaux ou représentants d’autres religions asiatiques. Mais c’est à condition que tous les partenaires du dialogue perçoivent bien que les images de l’être humain et du monde de toutes les religions diffèrent entre elles. L’Occident connaît une métaphysique de la personne pour laquelle la divinité a au moins des traits ‘personnels’, comme la conscience, la connaissance, l’amour. L’image orientale de l’homme et du monde, par contre, connaît une doctrine du ‘non-soi’ (en sanscrit : anâtman ; dans le canon Pâli : annatâ). Il ne s’agit pas d’une métaphysique de la personne, mais l’indication d’une ‘manière spirituelle de vivre’. Dès lors, ce qui est nommé ‘absolue transcendance’ a des traits ‘non personnels’, et il n’est pas question de révélation et de prière au sens des trois grandes religions monothéistes.

Un dialogue interreligieux est ainsi bien plus difficile que beaucoup ne le pensent, mais il fait partie intégrante de notre tâche théologique. Bien souvent, on part du présupposé que toutes les religions partagent une même ‘essence’ conceptuelle, concrétisée de diverses manières, ce qui assure leur spécificité. Mais il s’agit là d’un pur essentialisme, d’une pure abstraction. Le philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951) nous a appris, qu’entre les différentes religions on peut seulement établir des traits de famille communs. Occidentaux, nous ne pouvons plus parler des religions comme d’une réalité humaine religieuse générale, particularisée au sein d’une ‘espèce’ religieuse ayant ses propres caractéristiques, espèce qui elle-même se trouverait ‘individualisée’ par les différents sujets. Les images de l’homme et du monde et les contextes politiques et culturels précèdent de part en part notre conviction de vie et de foi. Cette conviction n’est jamais simplement fondée sur la pensée. Elle n’est pas inébranlable, non parce qu’elle est la conclusion d’un raisonnement tournant sur lui-même, mais bien parce qu’elle est ancrée dans la totalité de mes questions et réponses, et même tellement ancrée que je ne puis jamais la toucher9. Les images de l’homme et du monde n’ont pas 8 Voir : J. CAPUTO, « Apostles of the Impossible », in : J. CAPUTO, M. SCANLON (éd.), God, the Gift and Postmodernism, Bloomington, 1999, pp. 185-222; et aussi R. HORNER, Rethinking God as Gift. Marion Derrida, and the Limits of Phenomenology, New York, 2001 ; K. HART, The Trespass of the Sign, Cambridge, 1989. 9 L. WITTGENSTEIN, On Certainty (éd. G. ANSCOMBE, G. H. VON WRIGHT; trad. D. Paul, G; Anscombe), Oxford, 1969, 6 103, 107 trad. E. S.). Voir aussi F. WILFRED, FROM THE DUSTY SOIL, Madras, 1995. Wilfred est un théologien catholique d’Inde, qui y travaille, mais qui a aussi vécu et étudié en Europe.

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une stabilité telle que nos convictions de foi, dont on croit qu’elles sont inébranlables, ne pourraient jamais s’effondrer par la mise au jour de ces cadres de pensée en tant que productions humaines. Ce n’est pas pour rien que bien souvent nous chantons dans la liturgie les uns pour les autres : « Nous avons prié pour vous afin que votre foi ne vacille pas. » Cet effondrement n’est pas la conséquence d’une obligation à choisir entre deux convictions contradictoires. Il s’agit d’une décision portant sur ce dont nous faisons l’expérience comme porteur de sens, ou au contraire comme non-sens. Ce qui correspond à notre cadre de pensée, à notre vision de l’être humain et du monde ‘l’emporte’ de fait. Dans le dialogue interreligieux, nous n’avons nullement à mettre entre parenthèses notre conviction propre. Au contraire, ce que nous mettons en jeu dans un tel dialogue, – et cela vaut pour tous les partenaires du dialogue, – ce sont nos images de l’homme et du monde, et celles-ci peuvent se trouver soumises à critique de façon radicale. Par un dialogue porté par la confiance et la transparence, nous pouvons les corriger, ou nous pouvons finalement arriver à la conclusion soit qu’elles sont humainement libérantes, soit qu’elles n’ont pas de sens. Ce n’est qu’ensuite que nous pénétrons jusqu’au noyau de la foi religieuse de chacun. Et alors seulement on apprend à comprendre les différences religieuses qui demeurent. De plus, le pluralisme religieux n’est pas une théorie, mais une réalité vivante, qui est notre environnement permanent. Il y a toujours plus de vérité dans la pluralité de l’ensemble des religions mondiales, que dans une seule religion particulière, le christianisme ne faisant pas exception. Tout inclusivisme (seul le christianisme est l’accomplissement de toutes les religions), tout exclusivisme (exclusion des autres religions comme n’étant pas de véritables religions) sont à mon avis dans l’erreur. Les religions ne sont pas identiques, mais elles doivent être approchées avec un même respect. Elles peuvent apprendre les unes des autres.

Christologie Toute religion a une configuration propre et est à sa manière tout à fait unique. La Lettre aux chrétiens de Colosses dit pourtant à juste titre : « En lui, le Christ, habite toute la plénitude de la divinité, corporellement, et vous vous trouvez pleinement comblés en lui » (Col 2,9-10). Katoikein signifie ‘habiter dans une maison’ ou ‘habiter chez quelqu’un’. Ici, ce mot signifie : la corps de Jésus est comme la tente dans laquelle habite la plénitude de Dieu. Cela ne signifie donc nullement que Jésus et les chrétiens baptisés soient Dieu ! Autrement dit, en Jésus la plénitude divine habite dans la figure limitée et véritablement humaine de Jésus. Cette limitation en tant qu’homme laisse essentiellement ouverte la possibilité que Dieu se donne aussi à connaître dans d’autres religions. Il est ici question d’une relation unique de l’homme Jésus avec Dieu et d’une relation unique de Jésus avec l’homme. Car, grâce à la relation unique de Jésus avec le Père, « qui est plus grand que Jésus » (Jn 14.28), la plénitude divine en lui habite aussi en nous. Je ne sais pas comment il faut nommer cette relation unique de l’homme Jésus ; pour cela, il faudrait en effet connaître l’être de Dieu, et c’est précisément ce qui est l’Innommable. Nous savons ce que Dieu peut signifier pour nous dans la médiation de Jésus, mais une spéculation fouilleuse sur l’être intradivin dépasse même notre

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connaissance de la Tri-unité telle qu’elle se révèle dans l’économie du salut. Je crois en la manifestation trinitaire de Dieu dans notre histoire du salut (le credo chrétien), et de plus je crois que la manière trinitaire par laquelle, pour les chrétiens, Dieu se manifeste dans notre histoire a son fondement dans l’Être de Dieu lui-même. Il s’agit là du cœur du dogme trinitaire. Mais je laisse toute spéculation supplémentaire à l’Être de Dieu inconnaissable et absolument libre. « Ici, la haute pensée se tait », comme nous le chantons le Vendredi Saint10. Le christianisme a commencé avec une rencontre. Quelques personnes sont entrées en contact avec Jésus de Nazareth et lui ont fait confiance. Fascinés par ce qu’il disait et par le charisme et la force qu’il rayonnait, ils sont restés dans son entourage. Par cette rencontre, et par ce qui s’est passé pendant le parcours de Jésus, et par ce qui a eu lieu à peine un an et demi plus tard autour de sa mort, leur propre vie a reçu signification et sens nouveaux. Ils se sont sentis renaître, compris au plus profond. En même temps cette métamorphose s’est exprimée dans une compassion analogue vis-à-vis des autres, leur propre entourage. L’écoute et l’accompagnement de Jésus, les échanges d’idées avec lui, venaient de leur initiative propre, mais ce que la rencontre a suscité, cela leur est advenu. La grâce doit ainsi être exprimée en termes de rencontre et d’expérience et ne jamais être séparée d’un événement concret de rencontre libérante. C’est pourquoi, je vais d’abord rappeler succinctement le parcours de Jésus, et je le fais à partir de la problématique actuelle fortement marquée par les contradictions11, en particulier entre le bien et le mal.

Au point de départ du parcours de Jésus, il y a, selon ses premiers disciples, une expérience personnelle et marquante de contradiction. D’un côté, il y a chez Jésus l’expérience historique manifeste de Dieu Abba : la relation de confiance mystique ou théologale de Jésus avec le Dieu vivant, JHWH, qu’il nommait son ‘Père bien-aimé’, Abba. Dit en termes modernes : il faisait l’expérience de JHWH comme une liberté absolue tournée vers le bien pour tous dans notre monde. Non pas un Dieu capable de faire et briser les hommes, non un Dieu de morts, mais un Dieu de vivants : une bonté absolue et inconcevable, totalement libre et non arbitraire. Un amour divin et libre, qui en raison de son caractère absolu, nous laisse exister dans notre propre autonomie et liberté, toutes limitées soient-elles, sans nous imposer une fin positive. Dieu ne décide rien d’avance. Dieu a créé l’univers et l’être humain libres dans leur être propre. Tout se meut et vit dans l’espace transcendant de Dieu, le sein de notre vie à tous. Dieu respecte l’évolution de l’univers, avec ses lois et son hasard, tout autant que la liberté finie et conditionnée de l’être humain. D’autre part, face à cette bonté de Dieu totalement digne de confiance, dont Jésus fait l’expérience, il y les expériences quotidiennes de contradiction faites par Jésus, dans une société concrète. Il y régnait en effet l’injustice, et les pauvres et les opprimés, surtout les femmes et les enfants, étaient tenus pour rien par les élites dominantes, qui de plus collaboraient avec l’occupant romain.

10 (Hier zwijgt het hoge denken) « Een lied van de vreemde vrijspraak » (texte : Inge Lievaart / musique : J. Pasveer, in: Zingend Geloven, Amsterdam, 1981, p. 84 11 Ndt : cf. note 4.

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C’est à partir de cette expérience existentielle de contradiction que se déploie l’annonce du Royaume de Dieu par Jésus. Ce Royaume est tout sauf une théocratie : il s’agit d’un règne de justice, d’amour et de miséricorde. C’est un règne de personnes humaines qui prennent la décision de vivre dans l’espace de Dieu. Par là, les relations faussées de la société sont bouleversées et ne règnent que l’amour, la justice et la solidarité, même si dans notre histoire terrestre, tout cela ne se réalise qu’en fragments. Mais ces fragments lumineux sont réellement parmi nous, de façon inoubliable. De plus, nous devons reconnaître que les histoires de la souffrance humaine ne peuvent jamais être totalement vaincues par nous. Jésus lui-même a continué à faire confiance à la fidélité de Dieu dans toutes les situations. Bien que sa vie se soit terminée par la croix, les hommes l’ayant ainsi exclu du monde, son chemin de vie a été confirmé par Dieu, après sa mort, par l’envoi de l’Esprit. Par là, notre propre parcours chrétien a été ouvert dans la suite de Jésus et la marche sur la trace de ses pas. Et cela jusque aujourd’hui.

Telle est la vision du Royaume de Dieu pour nous : un récit néotestamentaire, fondé sur les attentes de l’Ancien ou du Premier Testament. Ces attentes concernent Dieu comme ‘celui qui vient’, celui qui établit la justice et l’amour parmi les hommes, en fragments qui, comme des éclairs de grâce, atteignent les autres par notre propre comportement. Nous ne créons pas le Royaume de Dieu. Par notre prédication chrétienne, nous maintenons toujours ouverte l’espérance de la venue de Dieu. Et en cela, nous sommes soutenus par notre foi grâce aux signes médiateurs du salut offerts dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus et dans l’envoi de l’Esprit : ‘Maranatha’. C’est pour moi une horreur que nos prières liturgiques ne se réfèrent toujours qu’à la mort et la résurrection de Jésus, tandis qu’on tait sa vie, comme si mort et résurrection, par elles-mêmes, pouvaient sauver l’humanité !

Le chemin du rite Pour toutes ces raisons, la foi chrétienne est à la recherche de sa plausibilité contemporaine, et de la réinterprétation de ses images, concepts et cadres de pensée habituels concernant Dieu, en fidélité à l’Évangile et en raison culturelle et sociétale. Si cela ne se fait pas, nombre de croyants sont écartés du chemin de la pratique sacramentelle qui ne leur dit plus rien. Ils cherchent ailleurs des célébrations vivantes, qui offrent davantage d’inspiration et sont porteuses de sens. Les liturgistes modernes des obsèques séculières se sont donné du mal pour imaginer des enterrements consolants adaptés aux individus, en leur donnant une forme rituelle. Il apparaît bien ainsi que la ritualité répond à un besoin humain et religieux. Les animaux connaissent aussi des comportements rituels, et de par leur propre neurophysiologie corporelle les hommes ne peuvent y échapper. La ritualité quotidienne et religieuse appartient à l’être même de l’homme. Avant même que l’humanité ne connaisse les religions, il y avait déjà une pratique de religiosité et de ritualité.

C’est précisément dans la célébration liturgique que la bonne nouvelle et la pratique du Royaume de Dieu reçoivent des mains et des pieds, deviennent chair et sang, ancrées dans un fondement humain, et même quotidiennement humain. Le christianisme annonce qu’on peut vivre dans la liberté évangélique, la liberté des enfants de Dieu, qui en Jésus-Christ osent confier leur vie à Dieu. Foi et vie deviennent ainsi une. On peut

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alors à bon droit parler de la fécondité de la liturgie sacramentelle. Il nous faut toujours maintenir la liturgie sacramentelle en lien avec l’humus humain, car c’est ainsi que la vision du Royaume de Dieu prend une forme concrète, compréhensible et célébrante, tout en assurant sa dimension d’hommage et de merci pour le mystère spirituel de l’amour du Dieu vivant.

La gloire de Dieu Dans la liturgie catholique, il est abondamment question de la gloire de Dieu, tant dans les lectures vétérotestamentaires que dans le chant des psaumes. Je voudrais ici adapter ce concept biblique clé de notre liturgie sacramentelle à partir des multiples expériences de contradiction dont les croyants font l’expérience en venant le dimanche à l’église. Pour beaucoup d’entre eux, il ne s’agit pas là d’une joie, d’un événement porteur d’espérance et d’encouragement, même si on peut relever des signaux positifs dans de nombreuses paroisses ou communautés. La kabôd JHWH (gloria Dei ; doxa tou theou) ou la ‘gloire de Dieu’ n’est pas, dans la Bible, une propriété de l’être de Dieu. Qui ou qu’est Dieu est invisible, insondable et inexprimable. Même les propriétés de Dieu, comme la sagesse ou la parole de Dieu, sont attribués à d’autres ‘êtres’ : à la ‘Parole de Dieu’, ou à la ‘Dame Sagesse’ qui assiste le Dieu créateur de ses conseils, ou à d’autres médiateurs, comme les messagers ou les anges, ou aussi aux songes des hommes. La ‘gloire de Dieu’ veut dire que Dieu, qui est l’Invisible et l’Inexprimable pour les mortels, peut se rendre visible par certaines médiations terrestres. La gloire de Dieu ne se rapporte pas directement à Dieu, mais plutôt à des phénomènes humains visibles qui nous mettent en état de faire l’expérience de la présence symbolique mais très réelle de Dieu. C’est là que réside la paradoxe : le Non-expérimentable entre cependant dans notre vécu en ce sens que notre expérience, sous la forme d’une survenue, touche à une présence non-expérimentable empiriquement absente. Tel est, à mon sens, le fondement de toute notre liturgie sacramentelle. Une véritable expérience symbolique et médiatrice de Dieu qui n’est pas directement expérimentable.

Je pourrais éclairer au mieux ce phénomène religieux en disant qu’il présente quelque chose d’un peu analogue à ce que nous connaissons par la psychologie infantile. Les études psychologiques montrent que nous portons durant toute notre vie des tactiques médiatrices infantiles, même si ce n’est plus à la manière d’un enfant, mais selon une modalité adulte. Les petits enfants sont en tout dépendants de leur mère, ou parfois d’autres éducateurs. La présence toute proche de la mère est vitalement importante. Mais la mère ne peut pas toujours être présente sur place auprès de l’enfant. Que se passe-t-il alors ? L’enfant reçoit, par exemple, un ours de peluche sur lequel il projette la douce présence de sa mère. Par la médiation de l’animal de peluche, l’enfant ressent dans son corps quelque chose de la présence réelle de sa mère qui pourtant est absente. Avec raison, car pendant son absence, la mère, de son côté, pense affectueusement à son enfant. L’enfant ressent cette présence attentive, alors même que sa mère n’est pas là. Ainsi en va-t-il aussi pour le croyant en ce qui concerne la présence de Dieu, qui semble toujours absent pour notre expérience. Tout l’Ancien Testament clame par la bouche d’Isaïe : « Vraiment tu es un Dieu caché, toi, Dieu et le sauveur d’Israël » (Is 45,15).

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Dieu semble toujours ‘ne pas être là’, et cela précisément quand on est dans la purée ! Ainsi l’expression ‘la gloire de Dieu’, ne désigne pas directement Dieu, mais un phénomène visible qui suscite effectivement et crée par la médiation le sentiment d’une présence cachée et pourtant réelle de Dieu. La gloire de Dieu est donc bien un phénomène que nous pouvons observer. Toutes les formes de la kabôd ou de la gloire de Dieu, – la nuée et la colonne de feu dans la marche au désert, l’arche d’alliance et le Temple de Jérusalem, – ont été vécues par les croyants juifs comme la manifestation visible de la présence cachée et pourtant réelle de Dieu. Ces formes ne sont pas Dieu lui-même, mais le prisme offert par Dieu par lequel on pouvait symboliquement faire l’expérience de sa présence. Toute la terre était même « remplie de la gloire de Dieu » : toute relation personnelle avec Dieu a aussi une base cosmique. Dans le Temple de Jérusalem, on faisait ‘symboliquement’ et effectivement l’expérience de la présence de Dieu. Et finalement seul le Temple était la gloire visible de Dieu. L’idée de gloire de Dieu est en fait la réponse à une question très simple des croyants juifs : « Où est le Dieu invisible ? »

Avec l’exil (587-538 av. JC), il y eut une rupture dans la tradition de la kabôd. Quand le Temple fut détruit et que toute l’intelligentsia d’Israël fut déportée à Babylone, il y eut une profonde crise religieuse. La ‘gloire de Dieu’ avait disparu : le Temple était en ruine. Le prêtre et prophète Ézéchiel (à Babylone en exil : Ez 1,1 ; 33,21 ; 40,1) lance une nouvelle bonne nouvelle. Il annonce que la gloire de Dieu réside dans la responsabilité humaine qui s’engage effectivement sur le chemin de la volonté de Dieu. Autrement dit : la kabôd de Dieu sera désormais visible dans ceux qui réalisent la justice et pratiquent l’amour du prochain. Irénée (130-200) dira plus tard : « La gloire de Dieu est l’homme vivant12. » La gloire de Dieu, dès lors, n’est pas tant visible dans les phénomènes physiques, mais bien dans les hommes vivants : les hommes et les femmes de paix et d’amour. Là où il y a justice et amour, c’est là que Dieu demeure. Là où vivent des gens justes et bons, là nous pouvons effectivement faire l’expérience de la présence du Dieu invisible. Si certains peuvent être tellement bons, combien alors Dieu doit-il être bon ! Les hommes et les femmes peuvent laisser voir la gloire de Dieu, et cela d’une façon réelle et digne de foi. La nouvelle vision d’Ézéchiel concernant l’idée vétérotestamentaire de la kabôd est réalisée, dans le Nouveau Testament, en Jésus-Christ. L’évangile de Jean a bien compris cela : « L’heure est venue où le Fils de l’homme est glorifié » (Jn 13,23). L’homme Jésus devient la gloire visible de Dieu ; il est un avec le Père : « Celui qui me voit, voit le Père » (Jn 14,9), mais d’autre part : « Le Père est plus grand que moi » (Jn 14,28). Pour les chrétiens, l’homme Jésus est la kabôd visible de la présence invisible et pourtant réelle de Dieu. En Jn 12,28, « la voix du Père venant du ciel » affirme : « J’ai déjà glorifié Jésus et je vais maintenant encore le glorifier. » En d’autres mots : regardez toute la vie de Jésus en laquelle la kabôd de Dieu se fait visible.

Cela commence avec les noces de Cana, alors que son heure n’était pas encore arrivée : la gloire de Dieu s’est cependant rendue visible dans l’eau devenue vin. Ce récit johannique n’est pas connu des trois autres évangélistes, mais il s’agit de la traduction 12 IRÉNÉE, Adv. Haer. IV, 20, 7.

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johannique de leur récit de la transfiguration de Jésus en vêtements blancs, purifié de tout sang de martyr. De même la mort de Jésus comme martyr fait partie de la glorification constante de Jésus par le Père. Pour Jean, la mort est une Pâque : un passage, un saut en avant, de la mort à la vie glorieuse. La croix n’est plus un instrument de supplice, comme c’est le cas pour les autres évangélistes, mais un couronnement. Pour Jean, toute la vie de Jésus est une glorification permanente par Dieu, et la mort n’en va rien enlever, au contraire. Mais la réalité apparente du Dieu caché, l’invisible et l’inexprimable, demeure. Tout comme l’ours en peluche pour un enfant, en l’absence de sa mère, maintient présente la mère, ainsi Jésus, en tant que manifestation visible du Dieu invisible, nous donne de faire l’expérience de manière symbolique de la présence réelle de Dieu.

Cette présence par médiation commence déjà dans notre vie quotidienne et est par excellence offerte dans la liturgie sacramentelle, surtout dans l’eucharistie, où Jésus en tant que manifestation visible de Dieu laisse sa kabôd rayonner jusque dans le pain et le vin de notre terre. La gloire médiatrice est la confirmation de ce que le Dieu caché nous est en effet tout proche. L’un des derniers disciples de la tradition johannique a résumé cela de manière lyrique dans l’hymne par lequel l’évangile commence : « La Parole de Dieu s’est faite chair... et nous avons vu sa gloire, ... rempli qu’il était de grâce et de vérité » (Jn 1,14). Jésus est la kabôd humaine de Dieu, témoin par le sang de la justice et de l’amour, jusque dans la mort. Mais la divine majesté de Dieu, son Être ou sa grandeur intradivine, reste totalement cachée pour nous sur la terre. Des formes de la kabôd terrestre de Dieu et de la kabôd dans les célébrations liturgiques, surtout l’eucharistie, sont la médiation de la présence réelle de Dieu parmi nous.

Absence et présence du Royaume de Dieu Les expériences de contradiction de notre humanité chrétienne et de notre christianisme humain avec les situations et événements inhumains de notre monde sont surabondantes : le scandale des pauvres qui deviennent toujours plus pauvres alors que les riches deviennent plus riches ; la haine de l’étranger, le nationalisme fanatique, le fanatisme idéologique d’extrême droite comme d’extrême gauche, le problème de la guerre et de la paix, les enfants violés et l’inégalité entre femmes et hommes, la mondialisation dont les gens sont victimes sans avoir droit à la parole. Tous ces problèmes et les réactions qui s’y opposent peuvent être lus comme des signes du temps : lieux de l’absence du Royaume de Dieu et lieux de la présence de ce Royaume par l’engagement d’innombrables volontaires sur les lieux les plus vulnérables où vivent les gens. Poussés par ces faits, nous devons dire cette histoire de souffrance pour la plus grande partie de l’humanité. Telle est le question brûlante posée par l’inévitable mondialisation de notre société, où la souffrance de tous ceux qui sont abandonnés est encore trop souvent cachée et réduite au silence, même dans nos États de bien-être et de protection sociale.

La communauté chrétienne de Dieu a été nommée ‘sacramentum mundi’ par Vatican II dans la Constitution dogmatique Lumen Gentium : une communauté religieuse qui, en tant que référence religieuse à Dieu, est mise au service de l’humanité vivant dans un

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monde menacé et vulnérable. En vertu de sa propre nature, l’Église doit se préoccuper de ce monde13. Je considère que la disponibilité de l’Église à servir ce monde de modernité tardive, par ses organisations laïques autonomes, par ses normes et ses valeurs, est le point focal de la préoccupation théologique. Pour tous ceux qui souffrent, la nature de la communauté croyante exige que l’Église prenne une forme humaine crédible, tant masculine que féminine, et qu’elle offre une traduction de son message évangélique plus proche de l’humain et plus critiquement adaptée à la pensée contemporaine. La cohérence éthique et la crédibilité de la foi sont ainsi les présupposés les plus importants du service ecclésial au monde, mais elles sont aussi la conséquence de son message religieux du Royaume de Dieu parmi les hommes.

L’identité chrétienne : une tâche provocante et libérante Une expérience profondément marquante était à l’origine du christianisme. Quelques hommes et femmes en Palestine, des Juifs, sont entrés en relation avec un compagnon de foi, Jésus de Nazareth. Ils ont été fascinés et profondément touchés par sa rencontre libérante avec les gens et son rapport étroit avec JHWH. Ils l’ont suivi et ils ont témoigné plus tard de ce qu’ils seraient restés ce qu’ils étaient s’ils ne l’avaient pas rencontré. Leur être croyant, leur identité, avait été tellement bouleversée par l’intervention de Jésus, qu’il fallait parler de crise, de lutte contre les forces du mal, non sans conflits précisément sur les lieux où on manquait d’attention mutuelle, de dignité humaine et de miséricorde croyante. La crise à laquelle les disciples de Jésus s’étaient affrontés, avait provoqué une rupture dans leur manière de vivre, et leur identité en avait été changée. Après la mort de Jésus, ils avaient été nommés ‘les gens du Chemin’, parce qu’ils avaient acquis la certitude que le chemin de vie de Jésus reflétait d’une manière unique l’attention de Dieu vis-à-vis des hommes.

Le processus d’identité chrétienne a donc été mis en branle par la vie de Jésus. Dans sa propre vie humaine, il donna à voir qui est Dieu, un Dieu proche dans l’histoire et proche au cœur de notre vulnérabilité personnelle, un Dieu à notre recherche. Nous sommes toujours à nouveau provoqués à mettre en balance notre identité chrétienne déjà acquise et à faire des choix. Afin d’assurer ce qui doit continuer à vivre de l’identité chrétienne, osons-nous risquer de nouvelles questions dans le monde, de nouvelles rencontres, de nouvelles compréhension des choses, ou nous contentons-nous de cloner le statu quo, pour autant qu’il existe ? C’est par des ruptures, un ressourcement et un renouvellement que le message libérant de Jésus peut continuer à être porteur de vie, et que se développe une continuité à travers les crises d’une identité qui se déplace constamment. L’identité, et l’identité chrétienne, se vérifie comme vraie dans les aléas de la vie et n’est jamais parfaite ou achevée.

L’identité chrétienne est donc un processus d’effort afin de faire de la vision de Jésus, –éclosion du Royaume de Dieu parmi les hommes, – une réalité concrète, dans l’espace des relations humaines, de l’histoire et du monde, en confrontation avec les forces du mal : humanité chrétienne et christianisme humain tout ensemble.

13 Lumen Gentium, n. 1.

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Dominicain L’être dominicain est une coloration particulière de l’identité chrétienne, et en tant que tel toujours en mouvement. L’histoire dominicaine connaît aussi des ruptures et des renouvellements de son identité. Cette dynamique est même une marque significative de tout le large mouvement de la famille dominicaine, engagée pour plus de paix, de justice et de solidarité dans le monde et pour la préservation et l’intégrité de la création. Moi-même, dominicain et théologien, grâce à beaucoup d’autres dominicains et dominicaines d’aujourd’hui et de hier, y compris parmi ceux qui sont d’une autre opinion, j’essaie d’incarner l’ouverture écoutante, critique et attentive aux questions qui préoccupent les gens. Pour cela, j’essaie d’être présent à ce qu’ils vivent et à ce qui fait leur bonheur au sens humain et chrétien, malgré les paradoxes de la vie. Je pense que des expériences de contradiction semblables à celles que Jésus a vécues sont aussi à l’origine du mouvement que Dominique (1170-1221) a suscité. Dans le mouvement dominicain, on a compris que le Royaume de Dieu annoncé par Jésus, compris comme justice et amour, comme manière de vivre en solidarité et en paix, parmi tous ceux qui sont à la recherche de signes du temps, soulève des tensions. D’une part, les dominicains sont attentifs aux lieux de vide, aux lieux pénibles d’absence du Royaume de Dieu, et d’autre part aux lieux heureux où on peut reconnaître la présence de fragments du Royaume. Dans le décret du concile Vatican II sur le renouveau de la vie religieuse, Perfectae Caritatis, on souligne à juste titre ce fait qui vaut pour toutes les communautés religieuses : à partir des défis concrets de leur situation dans le temps, elles ne sont qu’une coloration particulière du parcours exemplaire de Jésus de Nazareth. La spiritualité dominicaine a aussi pour norme le parcours de Jésus ressuscité, ce chemin qui vaut pour tout chrétien. Je pense que, pour nous dominicains, les défis de notre temps indiquent la direction de notre mission à partir de notre devise contemplari et contemplata aliis tradere14. D’une part, il s’agit de contemplari, c’est-à-dire de notre expérience personnelle et communautaire, croyante et mystique de la présence de Dieu. D’autre part, il est de notre mission de contemplata aliis tradere : l’annonce de la kabôd et du Royaume de Dieu comme salut dans l’humanité. La tension entre le contemplari et le aliis tradere confronte notre relation à Dieu à toutes nos rencontres dans le monde, et ce qui y est en jeu, tant en positif qu’en négatif. Ainsi notre annonce du Royaume de Dieu reçoit une coloration croyante contemporaine. Avec l’apôtre Paul, toute la famille dominicaine : dominicaines, dominicains et le nouveau mouvement laïque dominicain (car telle est bien la suite historique, chronologique de la fondation de Dominique), nous pouvons dire ensemble, non pas d’une seule voix, mais de voix multiples : « C’est une nécessité qui s’impose à moi. Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Évangile ! » (1 Co 9,16b).

Catherine de Sienne (1347-1380), dominicaine laïque, affirme dans ses écrits que l’Ordre dominicain demeurera jusqu’à la fin des temps. Ce n’était pas seulement sa 14 Contempler et transmettre aux autres ce qui a été contemplé.

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‘wishful thinking’, mais elle en était arrivée à cette conviction à partir de quelques textes bibliques. Il y avait la dernière phrase de l’évangile de Matthieu, cet évangile que Dominique aimait tellement : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20b). Et elle a fait le lien entre cette promesse avec divers textes vétéro et néotestamentaires parlant de prédicateurs et avec des textes médiévaux qui nomment le collège épiscopal Ordo Praedicatorum. La prédication était en effet la première mission des évêques, bien qu’à l’époque ils prêchaient très peu. Dominique lui-même nommait son projet pastoral simplement : la praedicatio, prédication.

Les écrits de Catherine de Sienne, doctoresse de l’Église, sont plus que probablement largement un reflet de ce qu’enseignait Raymond de Capoue, son guide spirituel. Mais quoi qu’il en soit de ce que Catherine peut avoir écrit, il est difficilement pensable que la forme spécifique de la spiritualité des ordres et congrégations n’ait plus place dans l’Église. Leurs structures concrètes pourraient changer fondamentalement. Nous ne vivons plus à l’époque de l’antiquité tardive ou du féodalisme, et encore moins dans l’esprit de l’Ancien Régime monarchiste, mais dans une État de droit démocratique. Dans le passé, l’Église s’est largement structurée sur le modèle dominant de la société bourgeoise. Pourquoi ne tiendrait-elle pas compte, aujourd’hui, des structures démocratiques de notre société occidentale et des structures sociales propres, comme en Afrique ou en Asie, où nos structures occidentales sont souvent fort étrangères et ne fonctionnent pas ? Il s’agit de développer des formes multiculturelles pour la vie religieuse et ecclésiale.

Les temps changent. Ils nous adressent de nouveaux défis. Dominique a très consciemment fondé un ordre presbytéral, parce qu’à cette époque tout indiquait que c’était au clergé et à sa manière de vivre qu’il fallait attribuer le fait que l’Église de ce temps n’offrait pas la meilleure image évangélique. François, de son côté, choisit radicalement pour un ordre laïque en réaction aux clercs richement parés et qui négligeaient le peuple pauvre. Il opta pour la pauvreté qui était celle des couches les plus basses de la société. À la même époque, ces deux ordres religieux ont, l’un et l’autre, perçu intensément les plus grandes faiblesses de l’Église. Tous deux ont fait un choix fondamental ; c’est presque comme s’ils en avaient parlé entre eux. Nous sommes aujourd’hui devant d’autres choix.

Tout dominicain ou dominicaine n’a pas besoin de devenir prêtre. Nous devrions être plus souples à l’intérieur de l’Ordre. Nous devrions ouvrir la porte à diverses formes de participations temporaires au mouvement dominicain. Un contrat réciproque ou une alliance provisoire entre une direction collégiale de la famille dominicaine et des candidats potentiels en recherche de sens dans leur vie. Cela exige une structure adaptée et donc un espace ouvert, non à des touristes, mais à des chercheurs sérieux de spiritualité et peut-être... de Dieu. Le noyau du contemplata aliis tradere réside toujours dans le salut et le bien-être offerts par la prédication dominicaine, par la parole et par l’engagement de vie. La prédication doit être humainement et chrétiennement justifiée. Il y va de l’humanité chrétienne et du christianisme humain : cela peut seul rendre le charme de la vie dominicaine, et c’est aussi là sa force d’attraction. Le récit dominicain peut cependant aussi conduire à ce que nous pensions posséder la vérité en paquets bien ficelés et que nous renforcions la tendance à maîtriser d’en haut toute situation. Ainsi,

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un choix de vie implique toujours aussi la possibilité du fanatisme, du dogmatisme fixiste et de l’intolérance.

Il y a depuis quelques années des médecins sans frontières, des travailleurs sociaux sans frontières, et toutes sortes de volontaires sans frontières. J’aimerais situer aussi dans cette catégorie notre famille dominicaine sans frontières. Lors d’une rencontre des supérieurs des provinces dominicaines d’Europe, le Maître de l’Ordre précédent, Timothy Radcliffe, a ainsi posé la question : « Comment pouvons-nous vivre de telle manière que nous puissions parler avec autorité, comme il convient à des prédicateurs15. » Telle est la question : comment l’ensemble de la famille dominicaine doit-elle annoncer le Royaume de Dieu comme salut pour l’homme dans notre situation contemporaine ? Dans cet enracinement religieux, il s’agit de rester conscients de la mission qui engage toute notre vie, comme le Père Lacordaire (1802-1861) l’a exprimé de façon tellement brillante : « Notre présence à Dieu et notre présence au monde ». Dans la conviction forte de ce que le Dieu vivant est un Dieu des hommes, un Deus humanissimus, je reste un croyant optimiste !

(Traduction : Ignace Berten)

15 Introduction à l’assemblée des provinciaux d’Europe à Prague, 14 avril 1983, in Analecta Sacri Ordinis Praedicatorum, 101 (1993), 33-34.