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SQ1. Groupement de texte : stratégies argumentatives
Texte 1 : Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 6, « Des coches », 1595.(transcription en français moderne par G. de Pernon)
Quel dommage qu'une si noble conquête ne soit pas tombée sous l'autorité d'Alexandre
ou de ces anciens Grecs et Romains, et qu'une si grande mutation et transformation de
tant d'empires et de peuples ne soit pas tombée dans des mains qui eussent doucement
poli et amendé ce qu'il y avait là de sauvage, en confortant et en développant les bonnes
semences que la nature y avait produites, en mêlant non seulement à la culture des terres
et à l'ornement des villes les techniques de ce monde-ci, dans la mesure où cela eût été
nécessaire, mais aussi en mêlant les vertus grecques et romaines aux vertus originelles de
ce pays ! Comme cela eût été mieux, et quelle amélioration pour la terre entière, si les
premiers exemples que nous avons donnés et nos premiers comportements là-bas avaient
suscité chez ces peuples l'admiration et l'imitation de la vertu, s'ils avaient tissé entre eux
et nous des relations d'alliance fraternelle ! Comme il eût été facile alors de tirer profit
d'âmes si neuves et si affamées d'apprendre, ayant pour la plupart de si belles dispositions
naturelles !
Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur inexpérience pour les amener
plus facilement à la trahison, à la luxure, à la cupidité, et à toutes sortes d'inhumanités et
de cruautés, à l'exemple et sur le modèle de nos propres mœurs ! A-t-on jamais mis à ce
prix l'intérêt du commerce et du profit ? Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés,
passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée dans
l'intérêt du négoce des perles et du poivre... Beau résultat ! Jamais l'ambition, jamais les
inimitiés ouvertes n'ont poussé les hommes les uns contre les autres à de si horribles
hostilités et à des désastres aussi affreux.
Texte original (orthographe modernisée)
Que n'est tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble
conquête : et une si grande mutation et altération de tant d'empires et de peuples, sous
des mains, qui eussent doucement poli et défriché ce qu'il y avait de sauvage : et eussent
conforté et promu les bonnes semences, que nature y avait produites : mêlant non
seulement à la cultures des terres, et ornement des villes, les arts de deçà, en tant
qu'elles y eussent été nécessaires, mais aussi, mêlant les vertus Grecques et Romaines,
aux originelles du pays ? Quelle réparation eut-ce été, et quel amendement à toute cette
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machine, que les premiers exemples et déportements nôtres, qui se sont présentés par
delà, eussent appelé ces peuples, à l'admiration, et imitation de la vertu, et eussent
dressé entre-eux et nous, une fraternelle société et intelligence ? Combien il eut été aisé,
de faire son profit, d'âmes si neuves, si affamées d'apprentissage, ayant pour la plupart,
de si beaux commencements naturels ?
Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexpérience, à les plier plus
facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de
cruauté, à l'exemple et patron de nos moeurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la
mercadence et de la trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de
millions de peuples, passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde
bouleversée, pour la négociation des perles et du poivre : Mécaniques victoires. Jamais
l'ambition, jamais les inimitiés publiques, ne poussèrent les hommes, les uns contre les
autres, à si horribles hostilités, et calamités si misérables.
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Texte 2 : Voltaire, Dictionnaire philosophique, article «Guerre», 1764.
Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les
parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison
dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur
une province dont le dernier possesseur est mort d'apoplexie : le prince et son conseil
concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province,
qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas,
qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut
au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles
du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre
d'hommes qui n'ont rien à perdre ; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune,
borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et
marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon
son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires
que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n'en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq à six sous
par jour à gagner pour eux s'ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux
bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les
employer.
Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun
intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois,
tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes
les autres, s'unissant et s'attaquant tour à tour ; toutes d'accord en seul point, celui de
faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait
bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain.
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Texte 3 : Victor Hugo, préface du Dernier jour d'un condamné
Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, –
parce qu’il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui
et qui pourrait lui nuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle
suffirait. À quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? Faites
mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer, comment osez-
vous avoir des ménageries ?
Pas de bourreau où le geôlier suffit.
Mais, reprend-on, – il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l’un, ni
l’autre. Se venger est de l’individu, punir est de Dieu.
La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous.
Rien de si grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas “punir pour se venger” ; elle
doit corriger pour améliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes,
nous la comprenons et nous y adhérons.
Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l’exemple. – Il faut faire des
exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui
seraient tentés de les imiter ! – Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle
dont tous les réquisitoires des cinq cents parquets de France ne sont que des variations
plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y ait exemple. Nous nions que le
spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le
démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves abondent,
et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant
un fait entre mille, parce qu’il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que
dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint-Pol, immédiatement
après l’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue
danser autour de l’échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! Le mardi gras
vous rit au nez.
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Texte 4 : Jean de La Fontaine, Fables, Livre II, fable 16
LE CORBEAU VOULANT IMITER L’AIGLE
L'oiseau de Jupiter enlevant un mouton,
Un corbeau, témoin de l'affaire,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.
Il tourne à l'entour du troupeau,
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai mouton de sacrifice
On l'avait réservé pour la bouche des dieux.
Gaillard Corbeau disait, en le couvant des yeux :
« Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture. »
Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage, outre que sa toison
Etait d'une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.
Elle empêtra si bien les serres du corbeau,
Que le pauvre animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il faut se mesurer; la conséquence est nette :
Mal prend aux volereaux de faire les voleurs.
L'exemple est un dangereux leurre
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs ;
Où la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
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Texte 5 : Voltaire, Zadig, Chapitre XVI
Cependant Zadig parla ainsi à Ogul: « Seigneur, on ne mange point mon basilic, toute sa
vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l'ai mis dans une petite outre bien enflée et
couverte d'une peau fine: il faut que vous poussiez cette outre de toute votre force, et
que je vous la renvoie à plusieurs reprises; et en peu de jours de régime vous verrez ce
que peut mon art ». Ogul dès le premier jour fut tout essoufflé, et crut qu'il mourrait de
fatigue. Le second il fut moins fatigué, et dormit mieux. En huit jours il recouvra toute la
force, la santé, la légèreté, et la gaieté de ses plus brillantes années. « Vous avez joué au
ballon, et vous avez été sobre, lui dit Zadig: apprenez qu'il n'y a point de basilic dans la
nature, qu'on se porte toujours bien avec de la sobriété et de l'exercice, et que l'art de
faire subsister ensemble l'intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la
pierre philosophale, l'astrologie judiciaire, et la théologie des mages ».
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SQ 2. Etude d'une oeuvre intégrale : Molière, Dom Juan
Texte 1 : Dom Juan, Acte I, Scène 2 (extrait)
DOM JUAN, SGANARELLE.
DOM JUAN : Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.
SGANARELLE : En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point
votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.
DOM JUAN : Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend,
qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose
de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une
passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent
frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules; toutes les
belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point
dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cours. Pour moi, la
beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence
dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage
point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de
toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il
en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau
visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations
naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est
dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le
cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à
combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme
qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle
nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement
où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus
rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons
dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs,
et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est
rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet
l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne
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peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité
de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je
souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes
amoureuses.
SGANARELLE : Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris
cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.
DOM JUAN : Qu'as-tu à dire là-dessus ?
SGANARELLE : Ma foi ! j'ai à dire., je ne sais; car vous tournez les choses d'une
manière, qu'il semble que vous avez raison; et cependant il est vrai que vous ne l'avez
pas. J'avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela.
Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec
vous.
DOM JUAN : Tu feras bien.
(…)
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Texte 2 : Acte II, scène 4
DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE, MATHURINE.
SGANARELLE, apercevant Mathurine : Ah! ah!
MATHURINE, à Dom Juan: Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte? Est-ce que
vous lui parlez d'amour aussi?
DOM JUAN, à Mathurine: Non, au contraire, c'est elle qui me témoignait une envie
d'être ma femme, et je lui répondais que j'étais engagé à vous.
CHARLOTTE: Qu'est-ce que c'est donc que vous veut Mathurine?
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien
que je l'épousasse; mais je lui dis que c'est vous que je veux.
MATHURINE: Quoi? Charlotte...
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Tout ce que vous lui direz sera inutile; elle s'est mis cela
dans la tête.
CHARLOTTE: Quement donc! Mathurine...
DOM JUAN, bas, à Charlotte: C'est en vain que vous lui parlerez; vous ne lui ôterez
point cette fantaisie.
MATHURINE: Est-ce que...?
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Il n'y a pas moyen de lui faire entendre raison.
CHARLOTTE: Je voudrais...
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Elle est obstinée comme tous les diables.
MATHURINE: Vraiment.
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Ne lui dites rien, c'est une folle.
CHARLOTTE: Je pense...
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Laissez-la là, c'est une extravagante.
MATHURINE: Non, non: il faut que je lui parle.
CHARLOTTE: Je veux voir un peu ses raisons.
MATHURINE: Quoi?
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Je gage qu'elle va vous dire que je lui ai promis de
l'épouser.
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CHARLOTTE: Je...
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Gageons qu'elle vous soutiendra que je lui ai donné parole
de la prendre pour femme.
MATHURINE: Holà! Charlotte, ça n'est pas bien de courir sur le marché des autres.
CHARLOTTE: Ça n'est pas honnête, Mathurine, d'être jalouse que Monsieur me parle.
MATHURINE: C'est moi que Monsieur a vue la première.
CHARLOTTE: S'il vous a vue la première, il m'a vue la seconde, et m'a promis de
m'épouser.
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Eh bien! que vous ai-je dit?
MATHURINE: Je vous baise les mains, c'est moi, et non pas vous, qu'il a promis
d'épouser.
DOM JUAN, bas, à Charlotte: N'ai-je pas deviné?
CHARLOTTE: à d'autres, je vous prie; c'est moi, vous dis-je.
MATHURINE: Vous vous moquez des gens; c'est moi, encore un coup.
CHARLOTTE: Le vlà qui est pour le dire, si je n'ai pas raison.
MATHURINE: Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
CHARLOTTE: Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l'épouser?
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Vous vous raillez de moi.
MATHURINE: Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d'être son mari?
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Pouvez-vous avoir cette pensée?
CHARLOTTE: Vous voyez qu'al le soutient.
DOM JUAN, bas, à Charlotte: Laissez-la faire.
MATHURINE: Vous êtes témoin comme al l'assure.
DOM JUAN, bas, à Mathurine: Laissez-la dire.
CHARLOTTE: Non, non: il faut savoir la vérité.
MATHURINE: Il est question de juger ça.
CHARLOTTE: Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune.
MATHURINE: Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.
CHARLOTTE: Monsieur, vuidez la querelle, s'il vous plaît.
MATHURINE: Mettez-nous d'accord, Monsieur.
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CHARLOTTE, à Mathurine: Vous allez voir.
MATHURINE, à Charlotte: Vous allez voir vous-même.
CHARLOTTE, à Dom Juan: Dites.
MATHURINE, à Dom Juan: Parlez.
DOM JUAN, embarrassé, leur dit à toutes deux: Que voulez-vous que je dise? Vous
soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-
ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu'il soit nécessaire que je
m'explique davantage? Pourquoi m'obliger là-dessus à des redites? Celle à qui j'ai promis
effectivement n'a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l'autre, et
doit-elle se mettre en peine, pourvu que j'accomplisse ma promesse? Tous les discours
n'avancent point les choses; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que
les paroles. Aussi n'est-ce rien que par là que je vous veux mettre d'accord, et l'on verra,
quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas, à Mathurine) Laissez-lui croire
ce qu'elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à
Mathurine) Je vous adore. (Bas, à Charlotte) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine.) Tous
les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte) On ne peut plus souffrir les
autres quand on vous a vue. J'ai un petit ordre à donner; je viens vous retrouver dans un
quart d'heure.
CHARLOTTE, à Mathurine: Je suis celle qu'il aime, au moins.
MATHURINE: C'est moi qu'il épousera.
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Texte 3 : Acte III, scène 1 (extrait)(…)
SGANARELLE: Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des
autres choses; car cet habit me donne de l'esprit, et je me sens en humeur de disputer
contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me
défendez que les remontrances.
DOM JUAN: Eh bien?
SGANARELLE: Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne
croyiez point du tout au Ciel?
DOM JUAN: Laissons cela.
SGANARELLE: C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer?
DOM JUAN: Eh!
SGANARELLE: Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît?
DOM JUAN: Oui, oui.
SGANARELLE: Aussi peu. Ne croyez-vous point l'autre vie?
DOM JUAN: Ah! ah! ah!
SGANARELLE: Voilà un homme que j'aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un
peu, le Moine bourru, qu’en croyez-vous? Eh !
DOM JUAN: La peste soit du fat !
SGANARELLE: Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que le
Moine bourru, et je me ferais pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire quelque
chose dans le monde. Qu'est ce que vous croyez?
DOM JUAN: Ce que je crois?
SGANARELLE: Oui.
DOM JUAN: Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre
sont huit.
SGANARELLE: La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à
ce que je vois, est donc l'arithmétique ? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la
tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus
souvent. Pour moi, Monsieur, je n'ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne
saurait se vanter de m'avoir jamais rien appris; mais, avec mon petit sens, mon petit
jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce
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monde que nous voyons n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je
voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel
que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple,
vous êtes là: est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que votre père
ait engrossé votre mère pour vous faire? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la
machine de l'homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans
l'autre? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces... ce poumon, ce cœur, ce foie, et
tous ces autres ingrédients qui sont là et qui. Oh! dame, interrompez-moi donc, si vous
voulez. Je ne saurais disputer, si l'on ne m'interrompt. Vous vous taisez exprès, et me
laissez parler par belle malice.
DOM JUAN: J'attends que ton raisonnement soit fini.
SGANARELLE: Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme,
quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n'est-il pas
merveilleux que me voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent
choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut? Je veux
frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les
pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner. Il se laisse tomber en
tournant.
DOM JUAN: Bon! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
SGANARELLE: Morbleu! je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous. Croyez ce
que vous voudrez: il m'importe bien que vous soyez damné!
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Texte 4 : Acte IV, scène 6
DOM JUAN, DONE ELVIRE, RAGOTIN, SGANARELLE.
RAGOTIN.- Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
DOM JUAN.- Que pourrait-ce être?
SGANARELLE.- Il faut voir.
DONE ELVIRE.- Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet
équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à vous dire ne
veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai
tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est plus
cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetait que
menaces, et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes
ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement
criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier, et il n'a laissé
dans mon cœur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens, une
tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met
en peine que de votre intérêt.
DOM JUAN, à Sganarelle.- Tu pleures, je pense.
SGANARELLE.- Pardonnez-moi.
DONE ELVIRE.- C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour
vous faire part d'un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez.
Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m'a touché
le cœur, et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous
venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que
sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un
prompt repentir, et que peut-être vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire
au plus grand de tous les malheurs*. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun
attachement du monde. Je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées, ma
retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai
faite, et mériter par une austère pénitence le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée
les transports d'une passion condamnable; mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur
extrême qu'une personne que j'ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la
justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de
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dessus votre tête, l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-
moi pour dernière faveur cette douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je
vous demande avec larmes, et si vous n'êtes point touché de votre intérêt; soyez-le au
moins de mes prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des
supplices éternels.
SGANARELLE.- Pauvre femme!
DONE ELVIRE.- Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m'a été
si cher que vous, j'ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous, et
toute la récompense que je vous en demande, c'est de corriger votre vie, et de prévenir
votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi.
Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes, et si ce n'est assez des
larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus
capable de vous toucher.
SGANARELLE.- Cœur de tigre!
DONE ELVIRE.- Je m'en vais après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire.
DOM JUAN.- Madame, il est tard, demeurez ici, on vous y logera le mieux qu'on pourra.
DONE ELVIRE.- Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.
DOM JUAN.- Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
DONE ELVIRE.- Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus,
laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à
profiter de mon avis.
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SQ 3. Groupement de textes : « la vie est un songe... profitons- en ! »
Texte 1 : Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), « Sermon pour le jour de Pâques »
La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On
nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je
voudrais retourner en arrière. Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible
nous entraîne. Il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines
nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice
affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se
console pourtant parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous
divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : marche !
marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé ; fracas
effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte toujours quelques
fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir et
quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu
approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer ; les jardins moins fleuris,
les fleurs moins brillantes, les couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux
moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente ; on
commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un
pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ;
on voudrait retourner en arrière ; plus de moyens : tout est tombé, tout est évanoui, tout
est échappé.
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Texte 2 : Saint-Amant, Les goinfres
Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths1,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle.
Hausser notre chevet avec une escabelle2,
Être deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots3
Qui, bâillant au soleil, se grattent sous l’aisselle.
Mettre au lieu d’un bonnet la coiffe d’un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise4 d’un manteau,
Dont le dessus servit à nous doubler la panse,
Puis souffrir cent brocards5 d’un vieux hôte irrité
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité6.
1 Au XVIIe siècle, équivalent de “barbares”.2 Escabeau.3 Singes.4 Doublure en tissu de laine frisée.5 Injures, railleries.6 Dépense exagérée…
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Texte 3 : Michel Lambert, Il faut mourir plutôt que de changer
Il faut mourir plutôt que de changer,
Jamais un cœur ne doit se dégager,
Quand un autre est fidèle à son amour extrême :
Mais lors qu’il a souffert ce que l’on peut souffrir,
Et que l’objet qu’il aime
Augmente sa douleur au lieu de la guérir,
Il faut changer plutôt que de mourir.
Il faut changer plutôt que de mourir,
Quand la beauté qui nous peut secourir
Est toujours insensible à notre amour extrême :
Mais il ne faut pas être inconstant ni léger
Et quand l’objet qu’on aime
Partage notre mal et le veut soulager,
Il faut mourir plutôt que de changer.
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Texte 4 : Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, Acte V, scène 2
THISBÉ
Quoi ? je respire encore et regardant Pyrame
Trépassé devant moi je n'ai point perdu l'âme !
Je vois que ce rocher s'est éclaté de deuil
Pour répandre des pleurs, pour m'ouvrir un cercueil ;
Ce ruisseau fuit d'horreur qu'il a de mon injure,
Il en est sans repos, ses rives sans verdure,
Même au lieu de donner de la rosée aux fleurs,
L'aurore à ce matin n'a versé que des pleurs,
Et cet arbre touché d'un désespoir visible,
A bien trouvé du sang dans son tronc insensible,
Son fruit en a changé, la Lune en a blêmi,
Et la terre a sué du sang qu'il a vomi.
Bel arbre, puisqu'au monde après moi tu demeures
Pour mieux faire paraître au ciel tes rouges mûres,
Et lui montrer le tort qu'il a fait à mes voeux,
Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux,
Ouvre-toi l'estomac et fais couler à force
Cette sanglante humeur par toute ton écorce.
Mais que me sert ton deuil? Rameaux, prés verdissants
Qu'à soulager mon mal vous êtes impuissants !
Quand bien vous en mourriez on voit la destinée
Ramener votre vie en ramenant l'année :
Une fois tous les ans nous vous voyons mourir,
Une fois tous les ans nous vous voyons fleurir,
Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu'il retourne
De ces pâles manoirs où son esprit séjourne.
Depuis que le Soleil nous voit naître et finir
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Le premier des défunts est encor à venir,
Et quand les Dieux demain me le feraient revivre,
Je me suis résolue aujourd'hui de le suivre.
J'ai trop d'impatience, et puisque le destin
De nos corps amoureux fait son cruel butin,
Avant que le plaisir que méritaient nos flammes,
Dans leurs embrassements ait pu mêler nos âmes,
Nous les joindrons là-bas et par nos saints accords,
Ne feront qu'un esprit de l'ombre de deux corps ;
Et puisqu'à mon sujet sa belle âme sommeille
Mon esprit innocent lui rendra la pareille ;
Toutefois je ne puis sans mourir doublement;
Pyrame s'est tué d'un soupçon seulement,
Son amitié fidèle un peu trop violente,
D'autant qu'à ce devoir il me voyait trop lente,
Pour avoir soupçonné que je ne l'aimais pas,
Il ne s'est pu guérir de moins que du trépas.
Que donc ton bras sur moi davantage demeure,
O mort ! et s'il se peut que plus que lui je meure,
Que je sente à la fois, poison, flammes et fers !
Sus, qui me vient ouvrir la porte des Enfers ?
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement ; il en rougit le traître !
Exécrable bourreau, si tu te veux laver
Du crime commencé, tu n'as qu'à l'achever,
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude et pousse
Des feux avec ta lame ! hélas ! elle est trop douce.
Je ne pouvais mourir d'un coup plus gracieux,
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux.
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SQ. 4. Etude d'une oeuvre intégrale : Charles Baudelaire, Tableaux Parisiens (dans Les Fleurs du mal, édition de 1861)
Texte 1 : Le Crépuscule du matin
CIII - Crépuscule du Matin
La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,
Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.
Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
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L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
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Texte 2 : A une passante
XCIII A une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
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Texte 3 : Les Aveugles
XCII - Les Aveugles
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. O cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?
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Texte 4 : Paysage
LXXXVI – Paysage
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
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SQ. 5. Etude d'une oeuvre intégrale : Albert Camus, L'Etranger
Extrait 1 : l'incipit
Première partie
1
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un
télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela
ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai
l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas
me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit
: «Ce n'est pas de ma faute.» II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui
dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses
condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le
moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au
contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez
Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a
dit: «On n'a qu'une mère.» Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un
peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une
cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J'ai couru pour ne
pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute,
ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me
suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais
tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit
«oui» pour n'avoir plus à parler.
L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir maman
tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le directeur. Comme il
était occupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite,
j'ai vu le directeur : il m'a reçu dans son bureau. C'était un petit vieux, avec la Légion
d'honneur. Il m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée si
longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m'a dit:
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«Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien.» J'ai cru qu'il
me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui expliquer. Mais il m'a interrompu:
«Vous n'avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous
ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et
tout compte fait, elle était plus heureuse ici.» J'ai dit: «Oui, monsieur le Directeur.» Il a
ajouté: «Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec
eux des intérêts qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s'ennuyer avec
vous.» C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des
yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l'asile, elle pleurait souvent. Mais
c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l'avait
retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu pour cela que dans la
dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon
dimanche — sans compter l'effort pour aller à l'autobus, prendre des tickets et faire deux
heures de route.
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Extrait 2 : la baignade
Première partie
6
(...)
Pour la première fois peut-être, j'ai pensé vraiment que j'allais me marier.
Masson voulait se baigner, mais sa femme et Raymond ne voulaient pas venir. Nous
sommes descendus tous les trois et Marie s'est immédiatement jetée dans l'eau. Masson et
moi, nous avons attendu un peu. Lui parlait lentement et j'ai remarqué qu'il avait
l'habitude de compléter tout ce qu'il avançait par un «et je dirai plus», même quand, au
fond, il n'ajoutait rien au sens de sa phrase. A propos de Marie, il m'a dit: «Elle est
épatante, et je dirai plus, charmante.» Puis je n'ai plus fait attention à ce tic parce que
j'étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Le sable commençait à chauffer
sous les pieds. J'ai retardé encore l'envie que j'avais de l'eau, mais j'ai fini par dire à
Masson: «On y va?» J'ai plongé. Lui est entré dans l'eau doucement et s'est jeté quand il a
perdu pied. Il nageait à la brasse et assez mal, de sorte que je l'ai laissé pour rejoindre
Marie. L'eau était froide et j'étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes
éloignés et nous nous sentions d'accord dans nos gestes et dans notre contentement.
Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil
écartait les derniers voiles d'eau qui me coulaient dans la bouche. Nous avons vu que
Masson regagnait la plage pour s'étendre au soleil. De loin, il paraissait énorme. Marie a
voulu que nous nagions ensemble. Je me suis mis derrière elle pour la prendre par la taille
et elle avançait à la force des bras pendant que je l'aidais en battant des pieds. Le petit
bruit de l'eau battue nous a suivis dans le matin jusqu'à ce que je me sente fatigué. Alors
j'ai laissé Marie et je suis rentré en nageant régulièrement et en respirant bien. Sur la
plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j'ai mis ma figure dans le sable.
Je lui ai dit que «c'était bon» et il était de cet avis. Peu après, Marie est venue. Je me
suis retourné pour la regarder avancer. Elle était toute visqueuse d'eau salée et elle tenait
ses cheveux en arrière. Elle s'est allongée flanc à flanc avec moi et les deux chaleurs de
son corps et du soleil m'ont un peu endormi.
Marie m'a secoué et m'a dit que Masson était remonté chez lui, il fallait déjeuner. Je
me suis levé tout de suite parce que j'avais faim, mais Marie m'a dit que je ne l'avais pas
embrassée depuis ce matin. C'était vrai et pourtant j'en avais envie. «Viens dans l'eau»,
m'a-t-elle dit. Nous avons couru pour nous étaler dans les premières petites vagues. Nous
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avons fait quelques brasses et elle s'est collée contre moi. J'ai senti ses jambes autour des
miennes et je l'ai désirée.
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Extrait 3 : le meurtre
Première partie
6
(...)
II était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du
rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu
surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.
Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi,
naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il
s'est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui,
à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-
closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le
bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil,
la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que
la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal
bouillant. A l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de
mon regard, parce que je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.
J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage
vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a
pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son
visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti
des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où
j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses
veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je nepouvais plus
supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me
débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en
avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le
soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui
m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un
coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient
aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du
soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en
face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est
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alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le
ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu
et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la
crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai
secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence
exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un
corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups
brefs que je frappais sur la porte du malheur.
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Extrait 4 : la plaidoirie de l'avocat
Deuxième partie
4
(...)
L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les
petits éventails multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de
mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. A un moment donné, cependant, je l'ai
écouté parce qu'il disait : « il est vrai que je l'ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant
«je» chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me suis penché vers un
gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a
ajouté: «Tous les avocats font ça.» Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de
l'affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que
j'étais déjà très loin de cette salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semblé ridicule.
Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a
paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. «Moi aussi, a-t-il dit, je me
suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère
public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu à livre ouvert.» II y avait lu
que j'étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui
l'employait, aimé de tous et compatissant aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils
modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il l'avait pu. Finalement j'avais
espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens
ne me permettaient pas de lui procurer. «Je m'étonne, messieurs, a-t-il ajouté, qu'on ait
mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilité
et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'Etat lui-même qui les
subventionne.» Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela
manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces
journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j'ai
eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le vertige.
A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et
des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de
glace a résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait
plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies: des odeurs
d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce
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que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte,
c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai
entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort
un travailleur honnête perdu par une minute d'égarement, et demander les circonstances
atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le
remords éternel. La cour a suspendu l'audience et l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais
ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J'ai entendu: «Magnifique, mon
cher.» L'un d'eux m'a même pris à témoin: « Hein? » m'a-t-il dit. J'ai acquiescé, mais mon
compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.
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Extrait 5 : l'excipit
Deuxième partie
5
(...)
Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à
crier à plein gosier et je l'ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l'avais pris par le
collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des
bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l'air si certain, n'est-ce pas? Pourtant,
aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'était même pas sûr d'être en
vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr
de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui,
je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. J'avais
eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vécu de telle façon et
j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas
fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et après? C'était comme si j'avais attendu
pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien
n'avait d'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon
avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait
vers moi à travers des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur
son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais.
Que m'importaient la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son Dieu,
les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même
et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères.
Comprenait-il donc? Tout le monde était privilégié. Il n'y avait que des privilégiés. Les
autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu'importait si,
accusé de meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère? Le
chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi
coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je
l'épouse. Qu'importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux
que lui? Qu'importait que Marie donnât aujourd'hui sa bouche à un nouveau Meursault?
Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir ... J'étouffais en criant
tout ceci. Mais, déjà, on m'arrachait l'aumônier des mains et les gardiens me menaçaient.
Lui, cependant, les a calmés et m'a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins
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de larmes. Il s'est détourné et il a disparu.
Lui parti, j'ai retrouvé le calme. J'étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je
crois que j'ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits
de campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel
rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi
comme une marée. A ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles
annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour
la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je
comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait pris un «fiancé», pourquoi elle avait joué
à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir
était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée
et prête à tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi
aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du
mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la
première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel
enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit
consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup
de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine.
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SQ. 6. Groupement de textes : les réécrituresAnalyse 1 : Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1955
Strophes pour se souvenir
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
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Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant
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Analyse 2 : Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
XV _ Don Juan aux Enfers
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
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Analyse 3 : La Bruyère / Voltaire
Jean de La Bruyère, Les caractères, 1688. « De quelques usages », 51.
La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre, pour perdre un innocent
qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste.
Voltaire, André Destouches à Siam, 1766.
André Destouches, musicien, dialogue avec Croutef, fonctionnaire siamois, à propos du fonctionnement de la justice au Siam — c'est à dire, bien sûr, indirectement en France...
ANDRÉ DESTOUCHES.
Cela est juste. Et de la question, en usez-vous?
CROUTEF.
C’est notre plus grand plaisir; nous avons trouvé que c’est un secret infaillible pour
sauver un coupable qui a les muscles vigoureux, les jarrets forts et souples, les bras
nerveux et les reins doubles; et nous rouons7 gaiement tous les innocents à qui la nature a
donné des organes faibles. Voici comme nous nous y prenons avec une sagesse et une
prudence merveilleuses. Comme il y a des demi-preuves, c’est-à-dire des demi-vérités, il
est clair qu’il y a des demi-innocents et des demi-coupables. Nous commençons donc par
leur donner une demi-mort, après quoi nous allons déjeuner; ensuite vient la mort tout
entière, ce qui donne dans le monde une grande considération, qui est le revenu du prix
de nos charges8.
7 Rouer : faire subir le supplice de la roue8 Les fonctions publiques, nommées « charges », pouvaient s'acheter (et être revendues) sous l'Ancien Régime.
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Analyse 4 : comparaison de deux scènes de romans d'Honoré de Balzac
Extrait 1 : Le Père Goriot. IV, La mort du père, 1835
Rastignac accompagne au cimetière du Père-Lachaise le père Goriot ; ces dernier est abandonné par ses filles, Mmes de Restaud et de Nucingen, alors qu'il leur a consacré toute sa fortune. C'est Rastignac qui doit lui-même régler les frais de l'enterrement.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures
armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen9, se
présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père
Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui
disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour
l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre
sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui
demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé
d’emprunter vingt sous à Christophe10. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez
Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les
nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme
arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où
elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les
nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris
tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les
lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme
et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il
lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel,
et dit ces mots grandioses : "A nous deux maintenant !"
Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez
madame de Nucingen.
Extrait 2 : Illusions perdues, 1839.Partie II : « Un grand homme de province à Paris »
Lucien de Rubempré, jeune poète-journaliste, se trouve ruiné par la vie parisienne. Il vient de perdre sa maîtresse, l'actrice Coralie.
9 Les gendres du père Goriot10 Un des domestiques des filles du père Goriot
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Tous les hommes accompagnèrent l'actrice au cimetière du Père-Lachaise. Camusot11,
qui pleurait à chaudes larmes, jura solennellement à Lucien d'acheter un terrain à
perpétuité et d'y faire construire une colonnette sur laquelle on graverait : CORALIE , et
dessous : Morte à dix-neuf ans (août 1822).
Lucien demeura seul jusqu'au coucher du soleil, sur cette colline d'où ses yeux
embrassaient Paris. — Par qui serais-je aimé ? se demanda-t-il. Mes vrais amis me
méprisent. Quoi que j'eusse fait, tout de moi semblait noble et bien à celle qui est là ! Je
n'ai plus que ma sœur, David12 et ma mère ! Que pensent-ils de moi, là-bas13 ?
Le pauvre grand homme de province revint rue de la Lune ; et ses impressions furent si
vives en revoyant l'appartement vide, qu'il alla se loger dans un méchant hôtel de la
même rue.
11 Riche protecteur que Coralie a quitté pour Lucien12 Beau-frère de Lucien13 À Angoulême, la ville de province que Lucien, espérant trouver le succès et la fortune, a quittée pour Paris.
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SQ. 7. Etude d'une oeuvre intégrale : Nathalie Sarraute, EnfanceExtrait 1, pp. 7-10
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Extrait 2, pp. 16-18
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Extrait 3, pp. 25-26
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Extrait 4, pp. 207-209
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Extrait 5, pp. 272-275
(...)
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