textes littéraires (hda)

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1 Emile Sautour – Paroles de Poilus – Lettres et carnets du front – 1914-1918- « C’est le bagne, l’esclavage » Emile Sautour, soldat du 131 ème régiment d’Infanterie, tué sur le front le 10 octobre 1916. 31 mars 1916 Mes bons chers parents, ma bonne petite sœur Il me devient de plus en plus difficile de vous écrire. Il ne me reste pas un moment de libre. Nuit et jour il faut être au travail ou au créneau. De repos jamais. Le temps de manger aux heures de la soupe et le repos terminé il faut reprendre son ouvrage ou sa garde. Songez que sur vingt-quatre heures je dors trois heures, et encore elles ne se suivent pas toujours. Au lieu d’être trois heures consécutives, il arrive souvent qu’elles sont coupées de sorte que je dors une heure puis une deuxième fois deux heures. Tous mes camarades éprouvent les mêmes souffrances. Le sommeil pèse sur nos paupières lorsqu’il faut rester six heures debout au créneau avant d’être relevé. Il n’y a pas assez d’hommes mais ceux des dépôts peuvent être appelés et venir remplacer les évacués ou les disparus. Un renfort de vingt hommes par bataillon arrive, trente sont évacués. Il n’y a pas de discipline militaire, c’est le bagne, l’esclavage !…Les officiers ne sont point familiers, ce ne sont point ceux du début. Jeunes, ils veulent un grade toujours de plus en plus élevé. Ils faut qu’ils se fassent remarquer par un acte de courage ou de la façon d’organiser défensivement un secteur, qui paie cela le soldat. La plupart n’ont aucune initiative. Ils commandent sans se rendre compte des difficultés de la tâche, ou de la corvée à remplir. En ce moment nous faisons un effort surhumain. Il nous sera impossible de tenir longtemps ; le souffle se perd. Je ne veux pas m’étendre trop sur des faits que vous ne voudriez pas croire tout en étant bien véridiques, mais je vous dirai que c’est honteux de mener des hommes de la sorte, de les considérer comme des bêtes. Moindre faute, moindre défaillance, faute contre la discipline, 8 jours de prison par le commandant de la compagnie, porté par le Colonel. Le soldat les fait. Au repos, il est exempt de vin et de viande. Nous sommes mal nourris, seul le pain est bon. Sans colis, que deviendrions- nous ? La nuit que j’ai regagné le secteur actuel, nos officiers nous ont perdus. Nous avons marché trois heures sous bois pour gagner le point de départ. La pluie et la neige tombaient. Il a fallu regagner le temps perdu et par la route nous avons monté en ligne. Mais le danger est grand

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De nombreux choix parmi ces textes pour l'épreuve d'histoire des arts

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1Emile Sautour – Paroles de Poilus –

Lettres et carnets du front – 1914-1918-

« C’est le bagne, l’esclavage »

Emile Sautour, soldat du 131ème régiment d’Infanterie, tué sur le front le 10 octobre 1916. 31 mars 1916 Mes bons chers parents, ma bonne petite sœur Il me devient de plus en plus difficile de vous écrire. Il ne me reste pas un moment de libre. Nuit et jour il faut être au travail ou au créneau. De repos jamais. Le temps de manger aux heures de la soupe et le repos terminé il faut reprendre son ouvrage ou sa garde. Songez que sur vingt-quatre heures je dors trois heures, et encore elles ne se suivent pas toujours. Au lieu d’être trois heures consécutives, il arrive souvent qu’elles sont coupées de sorte que je dors une heure puis une deuxième fois deux heures. Tous mes camarades éprouvent les mêmes souffrances. Le sommeil pèse sur nos paupières lorsqu’il faut rester six heures debout au créneau avant d’être relevé. Il n’y a pas assez d’hommes mais ceux des dépôts peuvent être appelés et venir remplacer les évacués ou les disparus. Un renfort de vingt hommes par bataillon arrive, trente sont évacués. Il n’y a pas de discipline militaire, c’est le bagne, l’esclavage !…Les officiers ne sont point familiers, ce ne sont point ceux du début. Jeunes, ils veulent un grade toujours de plus en plus élevé. Ils faut qu’ils se fassent remarquer par un acte de courage ou de la façon d’organiser défensivement un secteur, qui paie cela le soldat. La plupart n’ont aucune initiative. Ils commandent sans se rendre compte des difficultés de la tâche, ou de la corvée à remplir. En ce moment nous faisons un effort surhumain. Il nous sera impossible de tenir longtemps ; le souffle se perd. Je ne veux pas m’étendre trop sur des faits que vous ne voudriez pas croire tout en étant bien véridiques, mais je vous dirai que c’est honteux de mener des hommes de la sorte, de les considérer comme des bêtes. Moindre faute, moindre défaillance, faute contre la discipline, 8 jours de prison par le commandant de la compagnie, porté par le Colonel. Le soldat les fait. Au repos, il est exempt de vin et de viande. Nous sommes mal nourris, seul le pain est bon. Sans colis, que deviendrions-nous ? La nuit que j’ai regagné le secteur actuel, nos officiers nous ont perdus. Nous avons marché trois heures sous bois pour gagner le point de départ. La pluie et la neige tombaient. Il a fallu regagner le temps perdu et par la route nous avons monté en ligne. Mais le danger est grand

2pour faire passer un bataillon sur une route si bien repérée. Nous avons été marmités mais pas de pertes. Nous avons parcouru quatorze kilomètres en deux pauses. En ce moment c’est beaucoup trop pour des hommes vannés et par un temps abominable. J’ai voulu vous montrer que ceux qui vous diront que le soldat n’est pas malheureux au front, qu’un tel a de la chance d’être valide encore, mériteraient qu’on ne les fréquente plus. Qu’ils viennent donc entendre seulement le canon au-dessus de leurs têtes, je suis persuadé qu’ils regagnent leur chez-soi au plus vite. Nos misères empirent chaque jour, je les vaincrai jusqu’au bout. A bientôt la victoire, à bientôt le baiser du retour. Emile

3Jean Anouilh, Antigone, 1944

Savoir dire « non »

Créon, roi de Thèbes, va devoir mettre à mort sa nièce Antigone parce qu'elle veut enfreindre la loi en enterrant son frère Polynice, traître à l'État. Créon, après avoir tenté de la dissuader, lui justifie sa décision par les contraintes du métier de roi.

CRÉON – Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et dieu sait si j’aimais autre chose dans la vie que d’être puissant… ANTIGONE – Il fallait dire non, alors ! CRÉON – Je le pouvais, seulement, je me suis senti tout d’un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m’a pas paru honnête. J’ai dit oui. ANTIGONE – Et bien, tant pis pour vous. Moi, je n’ai pas dit « oui » ! Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire« non » encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ». CRÉON – Ecoute-moi. ANTIGONE – Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n’ai plus rien à apprendre De vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes Paroles. Et si vous n’appelez pas vos gardes, C’est pour m’écouter jusqu’au bout. CRÉON – Tu m’amuses ! ANTIGONE – Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de ma sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de Même me faire mourir tout à l’heure, vous le savez, et c’est pour cela que vous avez peur. CRÉON, sourdement. – Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas. ANTIGONE – Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ? CRÉON - Je te lai dit. ANTIGONE - Et vous lavez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi ! CRÉON - Oui, c'est cela ! ANTIGONE - Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. CRÉON - Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé. ANTIGONE - Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant ! CRÉON, la secoue soudain, hors de lui. - Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi

4aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce quelles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ? ANTIGONE, secoue la tête. – Je ne veux pas comprendre. C’est bon pou vous. Moi je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour dire non et pour mourir.

5Primo LEVI, À une heure incertaine, 1946

« Si c’est un homme »

Cet écrivain italien fut déporté à Auschwitz en 1943. Après la guerre, il se consacre à l’écriture et témoigne de la barbarie nazie. Le poème qui est ici présenté introduit le récit autobiographique intitulé Si c’est un homme (1947), véritable réquisitoire contre la déportation.

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c’est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui ou pour un non.

Considérez si c’est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu’à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N’oubliez pas que cela fut,

Non ne l’oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s’écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.

6Jacques Prévert, Paroles, « Barbara »1945

« Rappelle-toi Barbara »

C’est un texte de circonstances qui se réfère aux 165 bombardements de la ville des Brest entre le 19 juin 1940 et le 18 septembre 1944. La destruction complète de la ville inspire une réflexion pessimiste sur l’amour et la vie.

Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là Et tu marchais souriante Épanouie ravie ruisselante Sous la pluie Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest Et je t'ai croisée rue de Siam Tu souriais Et moi je souriais de même Rappelle-toi Barbara Toi que je ne connaissais pas Toi qui ne me connaissais pas Rappelle-toi Rappelle-toi quand même ce jour-là N'oublie pas Un homme sous un porche s'abritait Et il a crié ton nom Barbara Et tu as couru vers lui sous la pluie Ruisselante ravie épanouie Et tu t'es jetée dans ses bras Rappelle-toi cela Barbara Et ne m'en veux pas si je te tutoie Je dis tu à tous ceux que j'aime Même si je ne les ai vus qu'une seule fois Je dis tu à tous ceux qui s'aiment Même si je ne les connais pas Rappelle-toi Barbara

N'oublie pas Cette pluie sage et heureuse Sur ton visage heureux Sur cette ville heureuse Cette pluie sur la mer Sur l'arsenal Sur le bateau d'Ouessant Oh Barbara Quelle connerie la guerre Qu'es-tu devenue maintenant Sous cette pluie de fer De feu d'acier de sang Et celui qui te serrait dans ses bras Amoureusement Est-il mort disparu ou bien encore vivant Oh Barbara Il pleut sans cesse sur Brest Comme il pleuvait avant Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé C'est une pluie de deuil terrible et désolée Ce n'est même plus l'orage De fer d'acier de sang Tout simplement des nuages Qui crèvent comme des chiens Des chiens qui disparaissent Au fil de l'eau sur Brest Et vont pourrir au loin Au loin très loin de Brest Dont il ne reste rien.

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Dai SIJIE, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise,

2000

Le réveil magique Cet extrait est tiré des premières pages du roman. L’histoire se déroule en Chine à la fin des années 68, à l’époque de la révolution culturelle de Mao Zedong qui impose sa dictature. Les universités sont fermées et les « jeunes intellectuels », c’est-à-dire les lycéens, sont envoyés à la campagne pour être « rééduqués » par les paysans pauvres. Deux amis de 17 et 18 ans sont envoyés en rééducation en 1971. Le narrateur a emmené son violon avec lui et Luo son réveil. Voici la réaction surprenante que provoque ce dernier objet, pourtant très banal, sur les paysans…

8Jean TARDIEU, « Oradour », septembre 1944

(publié dans le dernier numéro clandestin des Lettres françaises, 1944)

« Oradour n’a plus d’enfants »

Jean Tradieu, rédacteur aux Musées nationaux, puis chez Hachette jusqu’en 1939, participe aux publications clandestines de la Résistance. Oradour est une commune de la Haute-Vienne. Le 10 juin 1944, les nazis, par mesure de représailles, y massacrèrent 643 personnes dont 500 femmes et enfants. Ceux-ci périrent enfermés dans l’église à laquelle les nazis avaient mis le feu. Les ruines d’Oradour ont été conservées et le village reconstruit à proximité. Le nom d’Oradour est devenu un symbole de la barbarie.

Oradour n'a plus de femmes Oradour n'a plus un homme Oradour n'a plus de feuilles Oradour n'a plus de pierres Oradour n'a plus d'église Oradour n'a plus d'enfants Plus de fumée plus de rires Plus de toits plus de greniers Plus de meules plus d'amour Plus de vin plus de chansons. Oradour, j'ai peur d'entendre Oradour, je n'ose pas Approcher de tes blessures De ton sang de tes ruines, je ne peux je ne peux pas Voir ni entendre ton nom. Oradour je crie et hurle Chaquefois qu'un coeur éclate Sous les coups des assassins Une tête épouvantée Deux yeux larges deux yeux rouges Deux yeux graves deux yeux grands Comme la nuit la folie Deux yeux de petits enfants: Ils ne me quitteront pas.

Oradour je n'ose plus Lire ou prononcer ton nom. Oradour honte des hommes Oradour honte éternelle Nos coeurs ne s'apaiseront Que par la pire vengeance Haine et honte pour toujours. Oradour n'a plus de forme Oradour, femmes ni hommes Oradour n'a plus d'enfants Oradour n'a plus de feuilles Oradour n'a plus d'église Plus de fumées plus de filles Plus de soirs ni de matins Plus de pleurs ni de chansons. Oradour n'est plus qu'un cri Et c'est bien la pire offense Au village qui vivait Et c'est bien la pire honte Que de n'être plus qu'un cri, Nom de la haine des hommes Nom de la honte des hommes Le nom de notre vengeance Qu'à travers toutes nos terres On écoute en frissonnant, Une bouche sans personne, Qui hurle pour tous les temps.

9 Fred UHLMAN, L’Ami retrouvé, 1971

« il évita prudemment de nommer les puissances des ténèbres »

L’Ami retrouvé est un roman autobiographique romancé qui raconte l’histoire de Hans Schwarz (l’auteur), fils d’un médecin juif étudiant dans un lycée réputé de Stuttgart dans les années 30, et la rencontre de Conrad, dans lequel il voit un ami idéal. Mais les troubles déclenchés par la montée d’Hitler au pouvoir contamine la petite ville de Stuttgart. Le narrateur se souvient des propos racontés par son professeur d’histoire…

10 Paul ELUARD, Capitale de la douleur, extrait de « Au hasard », 1926

« La Courbe de tes yeux »

Gala, qu’Éluard a épousé en 1917, vient de rencontrer le peintre Salvador Dali. Cette rencontre ébranle le couple. Dans le recueil Capitale de la douleur, Éluard évoque l’amour et les souffrances qu’il a vécus avec Gala. Dans ce poème, la femme est associée à un univers heureux où se mêlent douceur et volupté.

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu. Feuilles de jour et mousse de rosé, Roseaux du vent, sourires parfumés, Ailes couvrant le monde de lumière, Bateaux chargés du ciel et de la mer, Chasseurs des bruits et sources des couleurs, Parfums éclos d'une couvée d'aurores Qui gît toujours sur la paille des astres, Comme le jour dépend de l'innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards.

11 Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la vie, 1994

« Il faudra raconter pour qu’on nous comprenne »

En 1945, le camp de déportation de Buchenwald est libéré. L’auteur et ses camarades attendent d’être rapatriés vers Paris.

- Tu tombes bien, de toute façon, me dit Yves, maintenant que j'ai rejoint le groupe des futurs rapatriés. Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter pour qu'on nous comprenne. Je hoche la tête, c'est une bonne question : une des bonnes questions ; - Ce n'est pas le problème, s'écrie un autre, aussitôt ; Le vrai problème n'est pas de raconter, qu'elles qu'en soient les difficultés. C'est d'écouter... Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées ? Je ne suis donc pas le seul à me poser cette question. Il faut dire qu'elle s'impose d'elle-même. Mais ça devient confus ; Tout le monde a son mot à dire. Je ne pourrai pas transcrire la conversation comme il faut, en identifiant les participants. - Ça veut dire quoi, « bien racontées » ? S'indigne quelque un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices! C'est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Ses futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence. - Raconter bien, ça veut dire ; de façon à être entendus. On n'y parviendra pas sans un peu d'artifice. Suffisamment d'artifice pour que çà devienne de l'art ! Mais cette évidence ne semble pas convaincante, à entendre les protestations elle suscite. Sans doute ai-je poussé trop loin le jeu de mots. Il n'y a guère que Darriet qui m'approuve d'un sourire. Il me connaît mieux que les autres. J'essaie de préciser ma pensée. - Écoutez, les gars ! La vérité que nous avons à dire si tant est que nous en ayons envie, nombreux sont ceux qui ne l'auront jamais ! N'est pas aisément crédible... Elle est même inimaginable... Une voix m'interrompt, pour renchérir. - Ça, c'est juste ! Dit un type qui boit d'un air sombre, résolument. Tellement peu crédible que moi-même je vais cesser d'y croire, dès que possible ! Il y a des rires nerveux, j'essaie de poursuivre. - Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d'artifice, donc. Ils parlent tous à la fois. Mais une voix finit par se distinguer s'imposant dans le brouhaha. Il y a toujours des voix qui s'imposent dans les brouhahas semblables ; je le dis par expérience. - Vous parlez de comprendre... Mais de quel genre de compréhension s'agit-il ? Je regarde celui qui vient de prendre la parole. J'ignore son nom, mais je le connais de vue. Je l'ai

12 déjà remarqué, certains après-midi de dimanche, se promenant devant le block des français, le 34, avec Julien Cain, directeur de la bibliothèque nationale, ou avec Jean Baillou, secrétaire de Normale Sup. Ça soit être un universitaire. - J'imagine qu'il y aura quantité de témoignages... Ils vaudront ce que vaudra le regard du témoin, son acuité, sa perspicacité... Et puis il y aura des documents... Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les autres ; ils en feront des ouvrages savants... Tout y sera dit, consigné... Tout y sera vrai... sauf qu'il manquera l'essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre pour parfaite et omni compréhensive qu'elle soit. Les autres le regardent, hochant la tête, apparemment rassurés de voir que l'un d'entre nous arrive à formuler aussi clairement les problèmes. - L'autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l'expérience, n'est pas transmissible... Ou plutôt, elle ne l'est que par l'écriture littéraire... Il se tourne vers moi, sourit. - Par l'artifice de l'œuvre d'art, bien sûr ! Il me semble le reconnaître, maintenant. C’est un professeur de l’université de Strasbourg.

13

Paul ÉLUARD, Le Phénix, extrait de « La mort l’amour la vie », 1951

« Tu es venue le feu s’est alors ranimé »

Enfermé dans sa douleur, le poète se sentait à jamais coupé de la vie et du monde. Avec la rencontre de Dominique, quelques années plus tard, le voici de nouveau en communion avec le monde. Le recueil Le Phénix comporte dix-sept poèmes dans lesquels il chante un bonheur retrouvé. Voici un extrait du poème « La mort l’amour la vie ».

Tu es venue le feu s'est alors ranimé

L'ombre a cédé le froid d'en bas s'est étoile

Et la terre s'est recouverte

De ta chair claire et je me suis senti léger

Tu es venue la solitude était vaincue

J'avais un guide sur la terre je savais

Me diriger je me savais démesuré

J'avançais je gagnais de l'espace et du temps

J'allais vers toi j'allais sans fin vers la lumière

Là vie avait un corps l'espoir tendait sa voile

Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit

Promettait à l'aurore des regards confiants

Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard

Ta bouche était mouillée des premières rosées

Le repos ébloui remplaçait la fatigue

Et j'adorais l'amour comme à mes premiers jours.

14

Le FIGARO, « Les marques deviennent des maîtres

à penser », 30 novembre-1er décembre 2002 n° 18137

« Be yourself »

15 K. Kressman Taylor, Inconnu à cette adresse, 1939

« Hitler est bon pour l’Allemagne »

Du 12 novembre 1932 au 18 mars 1934, entre l’Allemagne et les Etats-Unis, deux amis s’écrivent. Max, l’américain, parle de sa solitude depuis le départ de son ami. Martin, l’allemand, lui raconte sa nouvelle vie dans une Allemagne qu’il ne reconnaît plus tant elle est ravagée par la misère. Au fil des lettres, inexorablement, Max et Martin s’éloignent l’un de l’autre ; d’autant que Max est juif. Schloss Rantzenburg, Munich, Allemagne Le 25 mars 1933 Mr Max Eisenstein Galerie Schulse-Eisenstein San Francisco, Californie, USA Cher vieux Max, Tu as certainement entendu parler de ce qui se passe ici, et je suppose que cela t’intéresse de savoir comment nous vivons les événements de l’intérieur. Franchement, Max, je crois qu’à nombre d’égards Hitler est bon pour l’Allemagne, mais je n’en suis pas sûr. Maintenant, c’est lui qui, de fait, est le chef du gouvernement. Je doute que Hindenburg lui-même puisse le déloger du fait qu’on l’a obligé à le placer au pouvoir. L’homme électrise littéralement les foules; il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d’un fanatique. Mais je m’interroge : est-il complètement sain d’esprit ? Ses escouades en chemises brunes sont issues de la populace. Elles pillent, et elles ont commencé à persécuter les Juifs. Mais il ne s’agit peut-être là que d’incidents mineurs : la petite écume trouble qui se forme en surface quand bout le chaudron d’un grand mouvement. Car je te le dis, mon ami, c’est à l’émergence d’une force vive que nous assistons dans ce pays. Une force vive. Les gens se sentent stimulés, on s’en rend compte en marchant dans les rues, en entrant dans les magasins. Ils se sont débarrassés de leur désespoir comme on enlève un vieux manteau. Ils n’ont plus honte, ils croient de nouveau à l’avenir. Peut-être va-t-on trouver un moyen pour mettre fin à la misère. Quelque chose – j’ignore quoi – va se produire. On a trouvé un Guide ! Pourtant, prudent, je me dis tout bas : où cela va-t-il nous mener ? Vaincre le désespoir nous engage souvent dans des directions insensées.

16 Naturellement, je n’exprime pas mes doutes en public. Puisque je suis désormais un personnage officiel au service du nouveau régime, je clame au contraire ma jubilation sur tous les toits. Ceux d’entre nous, les fonctionnaires de l’administration locale, qui tiennent à leur peau sont prompts à rejoindre le national socialisme – c’est le nom du parti de Herr Hitler. Mais, en même temps, cette attitude est bien plus qu’un simple expédient : c’est la conscience que nous, le peuple allemand, sommes en voie d’accomplir notre destinée ; que l’avenir s’élance vers nous telle une vague prête à déferler. Nous aussi nous devons bouger, mais dans le sens de la vague, et non à contre-courant. De graves injustices se commettent encore aujourd’hui. Les troupes d’assaut célèbrent leur victoire, et chaque visage ensanglanté qu’on croise vous fait secrètement saigner le cœur. Mais tout cela est transitoire ; si la finalité est juste, ces incidents passagers seront vite oubliés. L’Histoire s’écrira sur une page blanche et propre. La seule question que je me pose désormais – vois-tu, tu es le seul à qui je puisse me confier – est celle-ci : la finalité est-elle juste ? Le but que nous poursuivons est-il meilleur qu’avant ? Parce que, tu sais, Max, depuis que je suis dans ce pays, je les ai vus, ces gens de ma race, et j’ai appris les souffrances qu’ils ont endurées toutes ces années – le pain de plus en plus rare, les corps de plus en plus maigres et les esprits malades. Ils étaient pris jusqu’au cou dans les sables mouvants du désespoir. Ils allaient mourir, mais un homme leur a tendu la main et les a sortis du trou. Tout ce qu’ils savent maintenant, c’est qu’ils survivront. Ils sont possédés par l’hystérie de la délivrance, et cet homme, ils le vénèrent. Mais, quel que fût le sauveur, ils auraient agi ainsi. Plaise à Dieu qu’il soit un chef digne de ce nom et non un ange de la mort. A toi seul, Max, je peux avouer que j’ignore qui il est vraiment. Oui, je l’ignore. Pourtant, je ne perds pas confiance. Mais assez de politique. Notre nouvelle maison nous enchante et nous recevons beaucoup. Ce soir, c’est le maire que nous avons invité – un dîner de vingt-huit couverts. Tu vois, on « étale » un peu la marchandise, mais il faut nous le pardonner. Elsa a une nouvelle robe en velours bleu. Elle est terrifiée à l’idée de ne pouvoir entrer dedans. Elle est de nouveau enceinte. Rien de tel pour satisfaire durablement sa femme, Max : faire en sorte qu’elle soit tellement occupée avec les bébés qu’elle n’ait pas le temps de geindre. Notre Heinrich a fait une conquête mondaine. Il montait son poney quand il s’est fait désarçonner. Et qui l’a ramassé ? Le baron Von Freische en personne. Ils ont eu une longue conversation sur l’Amérique, puis, un jour, le baron est passé chez nous et nous lui avons offert le café. Il a invité Heinrich à déjeuner chez lui la semaine prochaine. Quel garçon ! Il fait la joie de tout le monde – dommage que son allemand ne soit pas meilleur. Ainsi, mon cher ami, allons-nous peut-être participer activement à de grands événements ; ou peut-être nous contenter de poursuivre notre petit train-train familial. Mais nous ne renoncerons jamais à l’authenticité de cette amitié dont tu parles de façon si touchante. Notre cœur va vers toi, au-delà des vastes mers, et quand nous remplissons nos verres nous ne manquons jamais de boire à la santé de « l’oncle Max ». Souvenir affectueux Martin

17 Jean COCTEAU, Orphée, I, 1, 1927

« Madame Eurydice reviendra des enfers »

La pièce en un acte de Cocteau, Orphée, est une réécriture du mythe grec d’Orphée. L’action se déroule dans la maison du poète et de sa femme, Eurydice. Orphée héberge un mystérieux cheval qui lui dicte des phrases étranges, dont Madame Eurydice Reviendra Des Enfers (M.E.R.D.E). Ce cheval est l’objet d’un conflit entre Orphée et sa femme : elle ne comprend pas l’intérêt que porte son mari à cet animal. Lui voit en ce cheval une nouvelle source d’inspiration qui remplace sa lyre. Cocteau montre ici la difficulté du poète à trouver son inspiration et au devoir de se renouveler sur le pan artistique.

EURYDICE

Orphée, mon poète... Regarde comme tu es nerveux depuis ton cheval. Avant tu riais, tu m'embrassais, tu me berçais; tu avais une situation superbe. Tu étais chargé de gloire, de fortune. Tu écrivais des poèmes qu'on s'arrachait et que toute la Thrace récitait par cœur. Tu glorifiais le soleil. Tu étais son prêtre et un chef. Mais depuis le cheval tout est fini. Nous habitons la campagne. Tu as abandonné ton poste et tu refuses d'écrire. Ta vie se passe à dorloter ce cheval, à interroger ce cheval, à espérer que ce cheval va te répondre. Ce n'est pas sérieux.

ORPHÉE

Pas sérieux? Ma vie commençait à se faisander, à être à point, à puer la réussite et la mort. Je mets le soleil et la lune dans le même sac. Il me reste la nuit. Et pas la nuit des autres! Ma nuit. Ce cheval entre dans ma nuit et il en sort comme un plongeur. Il en rapporte des phrases. Ne sens-tu pas que la moindre de ces phrases est plus étonnante que tous les poèmes? Je donnerais mes œuvres complètes pour une seule de ces petites phrases où je m'écoute comme on écoute la mer dans un coquillage. Pas sérieux? Que te faut-il, ma petite! Je découvre un monde. Je retourne ma peau. Je traque l'inconnu.

EURYDICE

Tu vas encore me citer la fameuse phrase ?

ORPHÉE, graves

Oui. (Il remonte vers le cheval et récite.) Madame Eurydice reviendra des enfers.

18 EURYDICE

Elle n'a aucun sens, cette phrase.

ORPHÉE

Il s'agit bien de sens. Colle ton oreille contre cette phrase. Écoute le mystère « Eurydice reviendra » serait quelconque - mais Madame Eurydice! Madame Eurydice reviendra-ce reviendra! ce futur! et la chute: des enfers. Tu devrais être contente que je parle de toi.

EURYDICE

Ce n'est pas toi qui en parles... (Montrant le cheval.) C'est lui.

ORPHÉE

Ni lui, ni moi, ni personne. Que savons-nous? Qui parle? Nous nous cognons dans le noir; nous sommes dans le surnaturel jusqu'au cou. Nous jouons à cache-cache avec les dieux. Nous ne savons rien, rien, rien. « Madame Eurydice reviendra des enfers » ce n'est pas une phrase. C'est un poème, un poème du rêve, une fleur du fond de la mort.

EURYDICE

Et tu espères convaincre le monde? Faire admettre que la poésie consiste à écrire une phrase; avoir du succès avec ta phrase de cheval?

ORPHÉE

Il ne s'agit pas de succès ni de cheval ni de convaincre le monde. Du reste, je ne suis plus seul.

EURYDICE

Ne me parle pas de ton public. Quatre ou cinq jeunes brutes sans cœur qui te croient un anarchiste et une douzaine d'imbéciles qui cherchent à se faire remarquer.

ORPHÉE

J'aurai mieux. J'espère un jour charmer les vraies bêtes.

19 Jean GIRAUDOUX, Électre, II, 8, 1937

« Oui, je le haïssais »

La pièce en deux actes de Giraudoux, Électre, est l’histoire d’une vengeance et d’un parricide. Clytemnestre est devenue la maîtresse d’Égisthe qui a assassiné son mari, Agamemnon. Depuis, Électre, sa fille, n’éprouve que haine pour sa mère adultère et l’amant de celle-ci. Le retour de son frère, Oreste, lui offre les moyens de se venger. Alors Égisthe vient annoncer qu’il va se marier avec Clytemnestre pour offrir un roi à Argos. Électre défie sa mère de dire haut et fort pourquoi elle haïssait Agamemnon. Giraudoux reprend ici un mythe antique en le modernisant à travers la tirade de Clytemnestre : le portrait qu’elle fait d’Agamemnon contraste en effet avec celui traditionnellement fait des héros de guerre.

CLYTEMNESTRE

Oui, je le haïssais. Oui, tu vas savoir enfin ce qu'il était, ce père admirable ! Oui, après vingt ans,

je vais m'offrir la joie que s'est offerte Agathe !... Une femme est à tout le monde. Il y a tout juste

au monde un homme auquel elle ne soit pas. Le seul homme auquel je n'étais pas, c'était le roi des

rois, le père des pères, c'était lui ! Du jour où il est venu m'arracher à ma maison, avec sa barbe

bouclée, de cette main dont il relevait toujours le petit doigt, je l'ai haï. Il le relevait pour boire, il

le relevait pour conduire, le cheval s'emballât-il, et quand il tenait son sceptre, et quand il me

tenait moi-même, je ne sentais sur mon dos que la pression de quatre doigts : j'en étais folle, et

quand dans l'aube il livra à la mort ta sœur Iphigénie, horreur, je voyais aux deux mains le petit

doigt se détacher sur le soleil ! Le roi des rois, quelle dérision ! Il était pompeux, indécis, niais.

C'était le fat des fats, le crédule des crédules. Le roi des rois n'a jamais été que ce petit doigt et

cette barbe que rien ne rendait lisse. Inutile, l'eau du bain, sous laquelle je plongeais sa tête,

inutile la nuit de faux amour, où je la tirais et l'emmêlais, inutile cet orage de Delphes sous lequel

les cheveux des danseuses n'étaient plus que des crins ; de l'eau, du lit, de l'averse, du temps, elle

ressortait en or, avec ses annelages. Et il me faisait signe d'approcher, de cette main à petit doigt,

et je venais en souriant. Pourquoi ?... Et il me disait de baiser cette bouche au milieu de cette

toison, et j'accourais pour la baiser. Et je la baisais. Pourquoi ? (…) Maintenant tu sais tout. Tu

voulais un hymne à la vérité : voilà le plus beau !

20 Jean GENET, Les Bonnes, 1947

« Je hais les domestiques »

Claire et Solange, deux sœurs, sont au service d’une jeune femme, riche et belle. Frustrées, pleines de rancune et de jalousie pour leur situation de servantes, elles ont imaginé un jeu où tour à tour elle se travestissent en Madame et où elles peuvent se libérer, pour un moment, du carcan de la soumission ici, c’est au tour de Claire de jouer à la maîtresse alors que sa sœur est la bonne. Un sujet toujours d’actualité traité avec humour et ironie…

CLAIRE

Commence les insultes.

SOLANGE Vous êtes belle.

CLAIRE Passons. Passons le prélude. Aux insultes.

SOLANGE Vous m'éblouissez. Je ne pourrai jamais.

CLAIRE J'ai dit les insultes. Vous n'espérez pas m'avoir fait revêtir cette robe pour m'entendre chanter ma beauté. Couvrez-moi de haine ! D'insultes ! De crachats !

SOLANGE Aidez-moi.

CLAIRE Je hais les domestiques. J'en hais l'espèce odieuse et vile. Les domestiques n'appartiennent pas à l'humanité. Ils coulent. Ils sont une exhalaison qui traîne dans nos chambres, dans nos corridors, qui nous pénètre, nous entre par la bouche, qui nous corrompt. Moi, je vous vomis. (Mouvement de Solange pour aller à la fenêtre.) Reste ici.

21 SOLANGE

Je monte, je monte...

CLAIRE, parlant toujours des domestiques. Je sais qu'il en faut comme il faut des fossoyeurs, des vidangeurs, des policiers. N'empêche que tout ce beau monde est fétide.

SOLANGE Continuez. Continuez.

CLAIRE

Vos gueules d'épouvanté et de remords, vos coudes plissés, vos corsages démodés, vos corps pour porter nos défroques. Vous êtes nos miroirs déformants, notre soupape, notre honte, notre lie.

SOLANGE Continuez, Continuez.

CLAIRE Je suis au bord, presse-toi, je t'en prie. Vous êtes... vous êtes... Mon Dieu, je suis vide, je ne trouve plus. Je suis à bout d'insultes. Claire, vous m'épuisez !

22 Michel LEIRIS, l’Âge d’homme, 1939

« Je me trouve à chaque fois d’une laideur humiliante »

En relation avec une cure psychanalytique, M. Leiris donne, dans L’Âge d’homme, le récit des 34 premières années de sa vie, de manière linéaire. Cette autobiographie sans masque ni détours débute par un autoportrait.

Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne,

plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi

que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits

caractéristiques de ma physionomie sont: une nuque très droite, tombant verticalement comme

une muraille ou une falaise (...); un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales

exagérément noueuses et saillantes (...). Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières

habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et

à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes

deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez

fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu

courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le

haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma

poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum

d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes

moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire

profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y

être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante.

23 Muriel BARBERY, L’élégance du hérisson, « Petite vessie », 2006

« Il me faut confesser que j’ai une petite vessie » Renée, âgée de cinquante-quatre ans, est la concierge d’un immeuble situé dans un quartier chic de Paris. Elle se fait volontairement passer pour une inculte pour éviter que les gens se posent des questions à son sujet : une concierge ne peut évidemment pas être cultivée ! Elle lit donc en secret des auteurs comme Proust ou Tolstoï, elle appelle son chat Léon en référence à ce dernier, elle emprunte des livres de philosophie à la bibliothèque. Mais sa vie prend un autre tournant quand emménage Kakuro Ozu, un Japonais raffiné et féru de culture : alors qu’il l’invite à un dîner exotique, qu’ils parlent de sashimis et de nouilles au soja, le « drame du quotidien » se produit…

Au préalable, il me faut confesser que j’ai une petite vessie. Comment expliquer sinon que la

moindre tasse de thé m’envoie sans délai au petit coin et qu’une théière me fasse réitérer la chose

à la mesure de sa contenance ? Manuela est un vrai chameau : elle retient ce qu’elle boit des

heures durant et grignote ses mendiants sans bouger de sa chaise tandis que j’effectue maints et

pathétiques allers et retours aux waters. Mais je suis alors chez moi et, dans mes soixante mètres

carrés, les cabinets, qui ne sont jamais très loin, se tiennent à une place depuis longtemps bien

connue.

Or, il se trouve que, présentement, ma petite vessie vient de se manifester à moi et, dans la

pleine conscience des litres de thé absorbés l’après-midi même, je dois entendre son message :

autonomie réduite.

Comment demande-t-on ceci dans le monde ?

— Où sont les gogues ? ne me paraît curieusement pas idoine.

À l’inverse :

—Voudriez-vous m’indiquer l’endroit ? bien que délicat dans l’effort fait de ne pas nommer

la chose, court le risque de l’incompréhension et, partant, d’un embarras décuplé.

— J’ai envie de faire pipi, sobre et informationnel, ne se dit pas à table non plus qu’à un

inconnu.

— Où sont les toilettes ? me pose problème. C’est une requête froide, qui sent son restaurant

de province.

J’aime assez celui-ci :

— Où sont les cabinets ? parce qu’il y a dans cette dénomination, les cabinets, un pluriel qui

exhale l’enfance et la cabane au fond du jardin. Mais il y a aussi une connotation ineffable qui

24 convoque la mauvaise odeur.

C’est alors qu’un éclair de génie me transperce.

— Les ramen sont une préparation à base de nouilles et de bouillon d’origine chinoise, mais

que les Japonais mangent couramment le midi, est en train de dire M. Ozu en élevant dans les airs

une quantité impressionnante de pâtes qu’il vient de tremper dans l’eau froide.

— Où sont les commodités, je vous prie ? est la seule réponse que je trouve à lui faire.

C’est, je vous le concède, légèrement abrupt.

— Oh, je suis désolé, je ne vous les ai pas indiquées, dit M. Ozu avec un parfait naturel. La

porte derrière vous, puis deuxième à droite dans le couloir.

Tout pourrait-il toujours être si simple ? Il faut croire que non.

25 Eugène IONESCO, Rhinocéros, extrait de l’acte III, 1959

« Je ne capitule pas »

Cette pièce traite du totalitarisme et de l’endoctrinement qui agissent souvent comme une véritable épidémie. Pour illustrer ce phénomène, Ionesco met en scène un cas de rhinocérite : les petits fonctionnaires d’une ville imaginaire se métamorphosent les uns après les autres en rhinocéros. Protégés par leur carapace et armés de leur corne, ils détruisent systématiquement tout ce qui ne leur ressemble pas. Seul un marginal, Bérenger, fait figure de isolée qui résiste à cette contamination. Aux yeux du dramaturge, il représente la " conscience universelle " dans son isolement et sa douleur.

BERENGER

C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux. ) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, d’une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai un rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer, je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien, tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant : ) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

RIDEAU

26 Jean-Paul SARTRE, Situations II, 1948

« L’écrivain est engagé dans son époque »

Dans l’essai Situations II, écrit quelques années après la guerre de 39-45, Sartre s’interroge sur le rôle social et politique de l’écrivain. Pour lui, tout artiste, parce qu’il est intégré à une société, à une époque et à un système politique, peut être considéré comme engagé. Il est en effet, selon Sartre, en situation, et de ce fait concerné.

Tout écrit possède un sens, même si ce sens est très loin de celui que l'auteur avait rêvé

d'y mettre. Pour nous, en effet, l'écrivain n'est ni Vestale, ni Ariel, il est "dans le coup ", quoi

qu'il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. Si, à de certaines époques,

il emploie son art à forger des bibelots d'inanité sonore, cela même est un signe c'est qu'il y a une

crise des lettres et, sans doute, de la Société, ou bien c'est que les classes dirigeantes l'ont aiguillé

sans qu'il s'en doute vers une activité de luxe, de crainte qu'il ne s'en aille grossir les troupes

révolutionnaires. Flaubert, qui a tant pesté contre les bourgeois et qui croyait s'être retiré à l'écart

de la machine sociale, qu'est-il pour nous sinon un rentier de talent ? Et son art minutieux ne

suppose-t-il pas le confort de Croisset, la sollicitude d'une mère ou d'une nièce, un régime

d'ordre, un commerce prospère, des coupons à toucher régulièrement ? Il faut peu d'années pour

qu'un livre devienne un fait social qu'on interroge comme une institution ou qu'on fait entrer

comme une chose dans les statistiques; il faut peu de recul pour qu'il se confonde avec

l'ameublement d'une époque, avec ses habits, ses chapeaux, ses moyens de transport et son

alimentation. L'historien dira de nous " Ils mangeaient ceci, ils lisaient cela, ils se vêtaient ainsi."

Les premiers chemins de fer, le choléra, la révolte des Canuts, les romans de Balzac, l'essor de

l'industrie concourent également à caractériser la Monarchie de Juillet. Tout cela, on l'a dit et

répété, depuis Hegel : nous voulons en tirer les conclusions pratiques. Puisque l'écrivain n'a

aucun moyen de s'évader, nous voulons qu'il embrasse étroitement son époque; elle est sa chance

unique elle s'est faite pour lui et il est fait pour elle. On regrette l'indifférence de Balzac devant

les journées de 48, l'incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune; on les regrette

pour eux : il y a là quelque chose qu'ils ont manqué pour toujours. Nous ne voulons rien manquer

de notre temps peut-être en est-il de plus beaux, mais c'est le nôtre; nous n'avons que cette vie à

27 vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être. Qu'on n'aille pas conclure de là que

nous prêchions une sorte de populisme c'est tout le contraire. Le populisme est un enfant de

vieux, le triste rejeton des derniers réalistes; c'est encore un essai pour tirer son épingle du jeu.

Nous sommes convaincus, au contraire, qu'on ne peut pas tirer son épingle du jeu. Serions-nous

muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. Celui qui consacrerait

sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de

position. L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements.

Chaque silence aussi. Je tiens F1aubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit

la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire,

dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire? La condamnation de Dreyfus,

était-ce l'affaire de Zola? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide? Chacun de ces

auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain.

28 Anne FRANK, Journal, 1947

« Chère Kitty »

Anne Frank se cache avec sa famille et une autre famille juive, les Van Daan, sans l’annexe d’un immeuble d’Amsterdam, de l’été 1942 à l’été 1944. Elle se réfugie dans son journal qui doit « personnifier l’Amie ».

Mercredi 13 janvier 1943

Chère Kitty, Ce matin, on n'a pas arrêté de me déranger et je n'ai pu terminer ce que j'avais commencé. Nous avons une nouvelle occupation, remplir des sachets de jus de viande (en poudre). Ce jus est fabriqué par Gies & Co; M. Kugler ne trouve pas de remplisseurs et si nous nous en chargeons, cela revient beaucoup moins cher. C'est un travail comme on en fait dans les prisons, c'est d'un rare ennui et cela vous donne le tournis et le fou rire. Dehors, il se passe des choses affreuses, ces pauvres gens sont emmenés de force jour et nuit, sans autre bagage qu'un sac à dos et un peu d'argent. En plus, ces affaires leur sont enlevées en cours de route. Les familles sont écartelées, hommes, femmes et enfants sont séparés. Des enfants qui rentrent de l'école ne trouvent plus leurs parents. Des femmes qui sont allées faire des courses trouvent à leur retour leur maison sous scellés, leur famille disparue. Les chrétiens néerlandais vivent dans l'angoisse eux aussi, leurs fils sont envoyés en Allemagne, tout le monde a peur. Et chaque nuit, des centaines d'avions survolent les Pays-Bas, en route vers les villes allemandes, où ils labourent la terre de leurs bombes et, à chaque heure qui passe, des centaines, voire des milliers de gens, tombent en Russie et en Afrique. Personne ne peut rester en dehors, c'est toute la planète qui est en guerre, et même si les choses vont mieux pour les alliés, la fin n'est pas encore en vue. Et nous, nous nous en tirons bien, mieux même que des millions d'autres gens, nous sommes encore en sécurité, nous vivons tranquilles et nous mangeons nos économies, comme on dit. Nous sommes si égoïstes que nous parlons d'« après la guerre », que nous rêvons à de nouveaux habits et de nouvelles chaussures, alors que nous devrions mettre chaque sou de côté pour aider les autres gens après la guerre, pour sauver ce qui peut l'être. Les enfants ici se promènent avec pour tout vêtement une blouse légère et des sabots aux pieds, sans manteau, sans bonnet, sans chaussettes, sans personne pour les aider. Ils n'ont rien dans le ventre, mais mâchonnent une carotte, quittent une maison froide pour traverser les rues froides et arriver à l'école dans une classe encore plus froide. Oui, la Hollande est tombée si bas qu'une foule d'enfants arrêtent les passants dans la rue pour leur demander un morceau de pain. Je pourrais te parler pendant des heures de la misère causée par la guerre, mais cela ne réussit qu'à me déprimer encore davantage. Il ne nous reste plus qu'à attendre le plus calmement possible la fin de ces malheurs. Les juifs, aussi bien que les chrétiens et la terre entière, attendent, et beaucoup n'attendent que la mort. Bien à toi,

Anne