【格里桑】traité du tout-monde

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TRAITÉ DU TOUT-MONDE

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Page 1: 【格里桑】Traité du tout-monde

TRAITÉ DU TOUT-MONDE

Page 2: 【格里桑】Traité du tout-monde

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LA LÉZARDE, prix Théophraste Renaudot 1958.

LE QUATRIÈME SIÈCLE, prix Charles Veù/on 1965.

MALEMORT.

MAHAGONY.

TOUT-MONDE (Folio nO 2744).

SOLEIL DE LA CONSCIENCE (poétique 1).

L'INTENTION POÉTIQUE (poétique II).

POÉTIQUE DE LA RELATION (Poétique III), prix Roger Caillois 1991.

INTRODUCTION À UNE POÉTIQUE DU DIVERS.

POÈMES COMPLETS: Le sang rivé - Un champ d'îles - La terre inquiète - Les Indes - Le sel noir - Boises - Pays rêvé, pays réel - Fastes - Les grands chaos.

Dans la collection Poésie/Gallimard

LE SEL NOIR - BOISES - LE SANG RIVÉ.

À paraître en réédition

Roman

LA CASE DU COMMANDEUR.

Essais

LE DISCOURS ANTILLAIS (Folio-Essais).

Théâtre

MONSIEUR TOUSSAINT.

Suite de la bibliographie en fin de volume.

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ÉDOUARD GLISSANT

TRAITÉ DU TOUT-MONDE

Poétique IV

GALLIMARD

Stephen
文字方塊
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À Olivier Glissant. Pour les grandes et les petites houles.

Pour les grandes et les petites musiques.

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n a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage vingt-cinq exemplaires sur vélin pur chiffon de Lana numérotés de 1 à 25.

© Édz'tions Gallimard, 1997.

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Les Jardins dans les Sables

(Thème pour l'essentiel dialogue avec un poète)

Les Jardins : La part secrète du poème, ce que le conteur se réserve de solitude et de grâce. Le lieu qu'il offre à l'attention divinatrice de Celle qui augure, à la dis­sertation de l'ami et du frère, en fragile partage.

Les Sables : Le tournoi ivre des engageures du monde, où chacun chante en enchantant. Souffrance aussi de toutes les souffrances. Les Sables ne sont pas infertiles. Ils posent le silence dans tout ce bruit d'alentour.

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LE CRI DU MONDE

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On nous dit, et voilà vérité, que c'est partout déréglé, déboussolé, décati, tout en folie, le sang le vent. Nous le voyons et le vivons. Mais c'est le monde entier qui vous parle, par tant de voix bâillonnées.

Où que vous tourniez, c'est désolation. Mais vous tour­nez pourtant.

Sans doute alors apportons-nous au concours de toute connaissance, quand nous nous efforçons de la partager, chacun ce qu'il a médité ou agité depuis longtemps et, pour ma part, les quelques pressentiments qui m'ont donné d'écrire et que j'ai sans cesse transcrits, ou trahis par insuffisance, dans l'écriture.

La pensée du métissage, de la valeur tremblante non pas seulement des métissages culturels mais, plus avant, des cultures de métissage, qui nous préservent peut-être des limites ou des intolérances qui nous guettent, et nous ouvriront de nouveaux espaces de relation.

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L'impact mutuel des techniques ou des mentalités de l'oral et de l'écrit, et les inspirations que ces techniques ont insuf­flées à nos traditions d'écriture et à nos transports de voix, de gestes et de cris.

Le lent effacement des absolus de l'Histoire, au fur et à mesure que les histoires des peuples, désarmés, dominés, parfois en voie de disparition pure et simple mais qui ont pourtant fait irruption sur notre commun théâtre, se sont rencontrées enfin et ont contribué à changer la représen­tation même que nous nous faisions de l'Histoire et de son système.

L'ouvrage de plus en plus évident de ce que j'ai appelé la créolisation, dépassante, imprévisible, qui est si éloi­gnée des ennuyeuses synthèses, déjà réfutées par Victor Segalen, auxquelles une pensée moralisatrice nous eût conviés.

Les poétiques diffractées de ce Chaos-monde que nous parta­geons, à même et par-delà tant de conflits et d'obsessions de mort, et dont il faudra que nous approchions les inva­riants.

La symphonie et, tout aussi vivaces, les dysphonies que génère en nous le multilinguisme, cette passion nouvelle de nos voix et de nos rythmes les plus secrets.

*

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Ce sont là quelques-uns des échos qui ont fait que nous acceptons maintenant d'écouter ensemble le cri du monde, sachant aussi que, l'écoutant, nous concevons que tous l'entendent désonnais.

Nous ne voyons pas toujours, et le plus souvent nous tâchons à ne pas voir, la misère du monde, celle des forêts du Rwanda et des rues de N ew York, celle des ate­liers clandestins d'Asie où les enfants ne grandissent pas et celle des hauteurs silencieuses des Andes, et celle de tous les lieux d'abaissement, de dégradation et de prosti­tution, et combien d'autres qui fulgurent au-devant de nos yeux écarquillés, mais nous ne pouvons pas ne pas admettre que cela fait un bruit, une rumeur inlassable que nous mélangeons sans savoir à la petite musique mécanique et serinante de nos progrès et de nos déri­vages.

Chacun a ses raisons d'aller à cette écoute et ces manières différentes servent à changer ce bruit du monde que tous en même temps nous entendons ici-là.

Et ces raisons, que nous avons arrachées en une diffi­cile passion d'écrire et de créer, de vivre et de lutter, deviennent aujourd'hui pour nous des lieux communs que nous apprenons à partager; mais lieux communs précieux : contre les dérèglements des machines identi­taires dont nous sommes si souvent la proie, comme par exemple du droit du sang, de la pureté de race, de l'inté­gralité, sinon de l'intégrité, du dogme.

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Nos lieux communs, s'ils ne sont aujourd'hui d'aucune efficacité, absolument d'aucune efficacité contre les oppressions concrètes qui stupéfient le monde, se tien­nent pourtant capables de changer l'imaginaire des huma­nités : c'est par l'imaginaire que nous gagnerons à fond sur ces dérélictions qui nous frappent, tout autant qu'il nous aide déjà, dérivant nos sensibilités, à les combattre.

Ce sera ma première proposition : là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus ou au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l'imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l'infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation.

* Ceux qui tiennent rendez-vous ici viennent toujours

d'un « là-bas », de l'étendue du monde, et les voici déci­dés d'apporter en cet ici le fragile savoir qu'ils en ont halé. Fragile savoir n'est pas science impérieuse. Nous devi­nons que nous suivons une trace.

Voici là ma deuxième proposition : Que la pensée de la trace s'appose, par opposition à la

pensée de système, comme une errance qui oriente. Nous connaissons que la trace est ce qui nous met, nous tous, d'où que venus, en Relation.

Or la trace fut vécue par quelques-uns, là-bas, si loin si près, ici-là, sur la face cachée de la terre, comme l'un des

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lieux de la survie. Par exemple, pour les descendants des Africains déportés en esclavage dans ce qu'on appela bientôt le Nouveau monde, elle fut le plus souvent le seul recours possible.

*

(Tout un morceau du réel, raflé d'un passé rétif, redis­tribué à chaque coin de la vie, redit en chaque livre :)

La trace est à la route comme la révolte à l'injonction, la jubilation au garrot.

Ces Africains traités dans les Amériques portèrent avec eux, par-delà les Eaux Immenses, la trace de leurs dieux, de leurs coutumes, de leurs langages. Confrontés au désordre impla­cable du colon ils eurent ce génie, noué aux souffrances qu'ils endurèrent, de féconder ces traces, créant - mieux que des syn­thèses - des résultantes qui surprennent.

Les langues créoles sont des traces, frayées dans la baille de la Caraïbe ou de l'océan Indien. La musique de jazz est une trace recomposée, qui a couru le monde. Et toutes les musiques de cette Caraïbe et des Amériques.

Quand ces déportés marronnèrent dans les bois, quittant la Plantation, les traces qu'ils suivirent ne supposèrent pas l'abandon de soi ni le désespoir, mais pas davantage l'orgueil ou l'enflure de l'être. Et elles ne pesèrent pas sur la terre nou­velle comme des stigmates irréparables.

Quand nous brusquons en nous, je veux dire : les Antillais, ces traces de nos histoires offusquées, ce n'est pas pour détourer bientôt un modèle d'humanité que nous opposerions, de

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manière « toute tracée », à ces autres modèles qu'on force à nous imposer.

La trace ne figure pas une sente inachevée où on trébuche sans recours, ni une allée fermée sur elle-même, qui borde un territoire. La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera ter­ritoire. La trace, c'est manière opaque d'apprendre la branche et le vent: être soi, dérivé à l'autre. C'est le sable en vrai désordre de l'utopie.

La pensée de la trace permet d'aller au loin des étrangle­ments de système. Elle réfute par là tout comble de possession. Elle fêle l'absolu du temps. Elle ouvre sur ces temps diffractés que les humanités d'aujourd'hui multiplz"ent entre elles, par conflits et merveilles.

Elle est l'errance violente de la pensée qu'on partage.

(Ainsi pour moi, de cri en parole, de conte en poème, de Soleil de la Conscience à la Poétique du Divers, ce même balan.)

*

Si nous renonçons aux pensées de système, c'est parce que nous avons connu qu'elles ont imposé, ici et là, un absolu de l'Être, qui fut profondeur, magnificence, et limitation.

* Combien de communautés menacées n'ont aujour­

d'hui d'alternative qu'entre le déchirement essentiel,

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l'anarchie identitaire, la guerre des nations et des dogmes d'une part, et d'autre part une paix romaine imposée par la force, une neutralité béante que poserait sur toutes choses un Empire tout-puissant, totalitaire et bienveil­lant.

Sommes-nous réduits à ces impossibles? N'avons­nous pas droit et moyen de vivre une autre dimension d'humanité? Mais comment?

* Autant que jamais, des masses de Nègres sont mena­

cées, opprimées parce qu'elles sont nègres, des Arabes parce qu'ils sont arabes, des Juifs parce qu'ils sont juifs, des Musulmans parce qu'ils sont musulmans, des Indiens parce qu'ils sont indiens, et ainsi à l'infini des diversités du monde. Cette litanie en effet n'en finit pas.

L'idée de l'identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d'autres, et au nom de laquelle nombre d'entre elles menèrent leurs luttes de libération.

Mais à la racine unique, qui tue alentour, n'oserons­nous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation? Elle n'est pas déracinée : mais elle n'usurpe pas alentour.

Sur l'imaginaire de l'identité racine-unique, boutons cet imaginaire de l'identité-rhizome.

À l'Être qui se pose, montrons l'étant qui s'appose.

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Récusons en même temps les retours du refoulé natio­naliste et la stérile paix universelle des Puissants.

Dans un monde où tant de communautés se voient mortellement refuser le droit à toute identité, c'est para­doxe que de proposer l'imaginaire d'une identité-rela­tion, d'une identité-rhizome. Je crois pourtant que voilà bien une des passions de ces communautés opprimées, de supposer ce dépassement, de le porter à même leurs souf­frances.

Pas besoin de bêler à une vocation humaniste pour comprendre cela, tout bonnement.

*

J'appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s'embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s'endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n'avons pas commencé de saisir le principe ni l'économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l'empor­tement. Le Tout-Monde, qui est totalisant, n'est pas (pour nous) total.

Et j'appelle Poétique de la Relation ce possible de l'ima­ginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisis­sable d'un tel Chaos-monde, en même temps qu'il nous permet d'en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible. L'imagi­naire n'est pas le songe, ni l'évidé de l'illusion.

*

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On a deviné qu'une des traces de cette Poétique passe par le lieu commun. Combien de personnes en même temps, sous des auspices contraires ou convergents, pensent les mêmes choses, posent les mêmes questions. Tout est dans tout, sans s'y confondre par force. Vous supposez une idée, ils la reprennent goulûment, elle est à eux. Ils la proclament. Ils s'en réclament. C'est ce qui désigne le lieu commun. Il rameute, mieux qu'aucun sys­tème d'idées, nos imaginaires, mais c'est à la condition que vous soyez alerte à le reconnaître. En voici quelques­uns qui concernent le rapport entre les cultures dans la Relation mondiale.

- Pour la première fois, les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence de réaction les unes avec les autres.

(Mais il est encore des lieux clos et des temps diffé­rents.)

- La globalité, ou totalité, du phénomène en dessine la caractéristique : les échanges entre les cultures sont sans nuance, les adoptions et les rejets sauvages.

(La loi de la jouissance élémentaire, individuelle ou collective, renforcée ou maintenue par les mécanismes de pouvoir et de persuasion, préside à l'adoption comme au rejet.)

- Pour la première fois aussi, les peuples ont totale­ment conscience de l'échange. La télévision de toutes choses exaspère cette sorte de rapports-là.

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(S'il Y a des retentissements subreptices, ils sont très bientôt repérés.)

- Les interrelations se renforcent ou s'affaissent à une vitesse peu concevable.

(C'est-à-dire que cette vitesse fait lumière pour nous dans l'effrayante immobilité de tant de vertigineux chan­gements du monde.)

- Des brassées d'influences (les dominantes) prennent corps, qui mènent par endroits à une standardisation généralisée.

(Ne croyez pas combattre cela par le seul exaspéré de votre dosure.)

- La Relation n'implique aucune transcendance légiti­mante. Si les lieux de pouvoir sont bien invisibles, les Centres de Droit ne s'imposent nulle part.

(Aussi bien la Relation n'a-t-elle pas de morale: elle n'élit pas. De même qu'elle n'a pas à consigner ce qui serait son « contenu ». La Relation, d'être totalisante, est intransitive.)

- Les interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale: d'où vient que notre monde est un chaos­monde.

Leur économie générale et leur balan sont ceux de la créolisation.

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* Depuis ces Archipels que j'habite, levés parmi tant

d'autres, je vous propose que nous pensions cette créoli­sation.

* Processus inarrêtable, qui mêle la matière du monde,

qui conjoint et change les cultures des humanités d'au­jourd'hui. Ce que la Relation nous donne à imaginer, la créolisation nous l'a donné à vivre.

La créolisation ne conclut pas à la perte d'identité, à la dilution de l'étant. Elle n'infère pas le renoncement à soi. Elle suggère la distance (l'en-aller) d'avec les figements bouleversants de l'Être.

La créolisation n'est pas ce qui perturbe de l'intérieur une culture donnée, même si nous savons que nombre de cultures furent et seront dominées, assimilées, portées aux bords de l'effacement. Son fait, par-delà ces condi­tions le plus souvent désastreuses, est d'entretenir rela­tion entre deux ou plusieurs « zones » culturelles, convo­quées en un lieu de rencontre, tout comme une langue créole joue à partir de « zones » linguistiques différen­ciées, pour en tirer sa matière inédite.

On conçoit vite qu'il s'est de tout temps maintenu des endroits de créolisation (les métissages culturels), mais que celle-ci qui nous intéresse aujourd'hui porte sur la totalité-monde, une fois réalisée (par l'action princlpale-

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ment des cultures occidentales en expansion, c'est-à-dire par l'œuvre des colonisations) cette totalité. La Relation nourrit l'imaginaire, toujours à imaginer, d'une créolisa­tion qui désormais se généralise et ne faiblit pas.

La créolisation est imprévisible, elle ne saurait se figer, s'arrêter, s'inscrire dans des essences, dans des absolus identitaires. Consentir que l'étant change en perdurant, ce n'est pas approcher un absolu. Ce qui perdure dans le changement ou le change ou l'échange, c'est peut-être d'abord la propension ou l'audace à changer.

Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d'être persuadés d'une essence ou d'être raidis dans des exclusives.

* Un tel chatoiement de l'étant éclabousse dans mon

langage : notre commune condition est ici le multilin­guisme.

l'écris désormais en présence de toutes les langues du monde, dans la nostalgie poignante de leur devenir menacé. Je conçois qu'il est vain d'essayer d'en connaître le plus grand nombre possible; le multilinguisme n'est pas quantitatif. C'est un des modes de l'imaginaire. Dans la langue qui me sert à exprimer, et quand même je ne me réclamerais que d'elle seule, je n'écris plus de manière monolingue.

« Maintenir » les langues, contribuer à les sauver de

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l'usure et de la disparition, constitue cet imaginaire dont il faut tant parler . Ne croyons pas qu'une langue pourrait être demain, et sans encombre, universelle : elle périrait bientôt, sous le code même auquel son usage généralisé aurait donné lieu. Ce que le sabir anglo-américain menace d'abord, c'est les surprises, les sautes, la vie orga­nique et énergique, les faiblesses précieuses et les retire­ments secrets de la langue anglaise et américaine et cana­dienne et australienne, etc. La simplification, qui facilite les échanges, les dénature aussitôt.

* La première réunion du Parlement international des écri­

vains, à Strasbourg en 1993, n'était pas absolument poly­glotte, mais à coup sûr multilingue.

Ce n'est pas la seule fois que des écrivains et des intel­lectuels tentaient de se réunir en congrès ou en assem­blée, l'histoire nous en a gardé d'illustres exemples.

Ce n'est pas la première fois peut-être qu'on tentait de redonner à ce mot de Parlement son sens, non pas de lieu où on est élu, où on vote et où on décide, mais de lieu où on parle.

Mais c'était la première fois qu'un tel Parlement se proposait aussi et tout simplement d'écouter, quoi? - nous l'avons dit - le cri du monde.

Non pas les théories, les idéologies, les pouvoirs - non pas un système ou une idée du monde - mais l'énorme emmêlement, où il ne s'agit ni de sacrifier à la lamenta­tion première ni de donner à des espérances sans frein. La

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parole criée du monde, où la voix de chaque commu­nauté porte. L'amas de lieux communs, de cris déportés, de silences mortels, où apprécier que la puissance des États n'est pas notre vrai mobile, et consentir que nos vérités ne conjoignent pas à la puissance.

*

cv oici qu'ayant évoqué les langues menacées, les lan­gages en sursis, j'en reviens à un autre de mes lancine­ments et que je répète ma parole, comme un écho strié dans une craie qui à son tour grave dans un calcaire fra­gile. C'est pour magnifier les échappements que ménage entre langues et langages l'exercice de la traduction :)

La traduction est comme un art de la fugue, c'est-à-dire, si bellement, un renoncement qui accomplit.

Il y a renoncement quand le poème, transcrit dans une autre langue, a laissé échapper une si grande part de son rythme, de ses structures secrètes, de ses assonances, de ces hasards qui sont l'accident et la permanence de l'écriture.

Il faut consentir à cet échappement, et ce renoncement est la part de soi qu'en toute poétique on abandonne à l'autre.

L'art de traduire nous apprend la pensée de l'esquive, la pratique de la trace qui, contre les pensées de système, nous indique l'incertain, le menacé, lesquels convergent et nous ren­forcent. Oui, la traduction, art de l'approche et de l' effleure­ment, est une fréquentation de la trace.

Contre l'absolue limitation des concepts de l' « Être », l'art de traduire amasse l' « étant ». Tracer dans les langues, c'est

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ramasser l'imprévisible du monde. Traduire ne revient pas à réduire à une transparence, ni bien entendu à conjoindre deux systèmes de transparence.

Dès lors, cette autre proposition, que l'usage de la traduction nous suggère: d'opposer à la transparence des modèles l'opa­cité ouverte des existences non réductibles.

*

Je réclame pour tous le droit à l'opacité, qui n'est pas le renfermement.

C'est pour réagir par là contre tant de réductions à la fausse clarté de modèles universels.

Il ne m'est pas nécessaire de « comprendre » qui que ce soit, individu, communauté, peuple, de le « prendre avec moi » au prix de l'étouffer, de le perdre ainsi dans une totalité assommante que je gérerais, pour accepter de vivre avec lui, de bâtir avec lui, de risquer avec lui.

Que l'opacité, la nôtre s'il se trouve pour l'autre, et celle de l'autre pour nous quand cela se rencontre, ne ferme pas sur l'obscurantisme ni l'apartheid, nous soit une fête, non une terreur. Que le droit à l'opacité, par où se préserverait au mieux le Divers et par où se renforcerait l'acceptation, veille, ô lampes! sur nos poétiques.

* Tout cela, sommairement conté, a pour seule qualité

d'ouvrir la trace à d'autres dits. C'est aux poétiques conjointes que je fais appel en ce moment. Nos actions

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dans le monde sont frappées de stérilité si nous ne chan­geons pas, autant que nous y pouvons, l'imaginaire des humanités que nous constituons.

M'en est garant le peuple que Matta avait rassemblé à l'entrée de ce Parlement des écrivains, à Strasbourg en 1993. Vous étiez accueilli par tout un cri érigé en foule. Peuple de statues, où la coiffe inca couvrait la toge égyp­tienne, où le sari d'Afrique drapait la pose inuit, où les tombées de bronze ou de cuivre, jaune qui respire et vio­let qui souffre, supportaient toutes sortes de formes styli­sées, reconnaissables et mêlées, accourues de partout au monde, jaillies de tant de beautés du monde. Ces œuvres étaient métisses, leur architecture donnait à voir la diver­sité, rameutée par un artiste en une résultante inespérée. Oui. Cette statuaire rassemblait ce cri.

Un peuple qui ainsi parle est un pays qui partage.

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La pensée archipéIique convient à l'allure de nos mondes. Elle en emprunte l'ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n'est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu'elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouver­ner? Non, c'est s'accorder à ce qui du monde s'est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l'étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons. Nous nous apercevons de ce qu'il y avait de continental, d'épais et qui pesait sur nous, dans les somp­tueuses pensées de système qui jusqu'à ce jour ont régi l'Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos non moins somp­tueuses errances. La pensée de l'archipel, des archipels, nous ouvre ces mers.

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Du point de vue de l'identité même, la portée du poème résulte de la recherche, errante et souvent inquiète, des conjonctions de formes et de structures grâce à quoi une idée du monde, émise dans son lieu, ren­contre ou non d'autres idées du monde. L'écriture sou­met les lieux communs du réel à un exercice de rap­prochement qui fonde dans une rhétorique. Michel Leiris l'aura fait dans son œuvre. Maurice Roche aussi, d'une autre manière. L'identité n'est pas proclamatoire, elle est, dans ce domaine de la littérature et des formes d'expres­sion, opératoire. La proportion des moyens du dire et leur adéquation sont plus fortes que la seule proclamation. La réclame d'identité n'est que profération quand elle n'est pas aussi mesure d'un dire. Quand au contraire nous désignons les formes de notre dire et les informons, notre identité ne fonde plus sur une essence, elle conduit à Relation.

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RÉPÉTITIONS

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Les mouvements de la découverte et de la colonisa­tion du monde ont d'abord mis en contact des cultures ataviques, depuis longtemps établies chacune dans sa croyance et sur son territoire.

Cultures ataviques, parce qu'elles s'autorisaient d'une Genèse, d'une Création du monde, dont elles avaient eu l'inspiration et avaient su faire un Mythe, foyer de leur existence collective.

C'est certes un privilège de fréquenter directement le Sacré, de parler à son Dieu, de se voir confier ses des­seins. Il en provient que toute communauté ou culture qui ainsi engendra une Genèse entendit bien en tirer leçon pour tous. Par une succession absolument légitime (qu'on ne peut remettre en question) de filiations, elle se raccorde à ce jour premier de la Création, et elle affirme par conséquent son Droit sur la terre qu'elle occupe, qui devient son territoire. La filiation et la légitimité sont les deux mamelles de cette sorte de Droit divin de propriété, pour ce qui est en tout cas des cultures européennes.

Ataviques aussi les cultures des pays arabes, des pays

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d'Afrique noire et des pays amérindiens. Avec cependant toutes sortes de nuances dans l'approche du divin, dans les modes imaginés de la Création, et par conséquent dans les prétentions sur la terre occupée.

La mise en contact de ces cultures ataviques dans les espaces de la colonisation a donné naissance par endroits à des cultures et sociétés composites, qui n'ont pas généré de Genèse (adoptant les Mythes de Création venus d'ail­leurs), et cela pour la raison que leur origine ne se perd pas dans la nuit, qu'elle est évidemment d'ordre histo­rique et non mythique. La Genèse des sociétés créoles des Amériques se fond à une autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier. C'est ce que j'appelle une digenèse.

Acclimatez l'idée de digenèse, habituez-vous à son exemple, vous quitterez l'impénétrable exigence de l'uni­cité excluante.

Les sociétés composites ne fréquentent le sacré ou le divin que de manière indirecte, on dirait presque, par procuration. Leurs sectes par exemple combinent d'éton­nantes synthèses de Genèse, qui empruntent partout, sur un mode exacerbé. Quand on y rencontre des religions, comme en Haïti ou au Brésil, d'inspiration dahoméenne, leur pulsion est atavique et leur rite composite. Mais les sociétés dont il s'agit ont l'avantage de n'être pas con­traintes par des coutumes millénaires et des tabous indé­chiffrables, dont le poids serait écrasant.

La plupart des convulsions de notre époque sont déter­minées par un tel contexte : Cultures ataviques querel-

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lant à mort entre elles de leurs légitimités respectives, ou se disputant le droit légitime d'étendre leur territoire. Ou imposant à d'autres cultures du monde cette légitimité. Cultures composites contestant à d'anciennes cultures ataviques les derniers restes de leur légitimité d'antan.

Ces propositions, même s'il est arrivé qu'elles fussent décalquées par d'autres, doivent être répétées, tant qu'elles ne seront pas entendues.

* La créolisation est la mise en contact de plusieurs

cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résul­tante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces élé­ments.

On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation. Celle-ci et celui-là, dans l'univers de l'atavique, étaient réputés produire une dilution de l'être, un abâtardissement. Un autre imprévu est que ce préjugé s'efface lentement, même s'il s'obstine dans des lieux immobiles et barricadés.

L'idée de l'appartenance atavique aide à su rter la misère et renforce le courage qu'on met à c mbattre la servitude et l'oppression. Dans une société c mposite 0 '

les éléments de culture sont hiérarchisés, où 1 d'e e eux est infériorisé par rapport aux autres, le réflexe natu-

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rel et le seul possible est de valoriser cet élément sur ce mode atavique, à la recherche d'un équilibre, d'une certi~ tude, d'une pérennité.

Est-ce qu'un Noir américain sans domicile fixe et qui s'encasemate de cartons sur un trottoir glacé de New York pourrait accepter l'idée de la créolisation? Il sait que sa race et la singularité de sa race pour l'Autre entrent pour une grande part dans la désignation de son état.

Est-ce que les sociétés amérindiennes menacées de dis­parition auraient pu se défendre au nom de la créolisa­tion, alors que le mécanisme même qui a contribué, du moins en premier lieu, à les déculturer semblait se con­fondre avec elle?

L'enjeu est pourtant là. Les contradictions des Amé­riques, les convulsions du Tout-Monde sont pour nous indémêlables tant que nous n'avons pas résolu dans nos imaginaires la querelle de l'atavique et du composite, de l'identité racine unique et de l'identité relation.

* Les États-Unis d'Amérique par exemple sont une

société multiethnique mais où l'interchange des ethnies, qui eût dû avoir été la norme d'une telle multiplicité, ne se pratique à peu près pas. Trois isolants ont opéré en la matière:

- les anciennes oppositions et les traditions de conflits entre les religions venues d'Europe, qui retentissent plus ou moins obscurément, plus ou moins innocemment, sur la situation nouvelle;

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- la longue lutte contre les nations amérindiennes (la Conquête de l'Ouest) et leur extermination presque achevée;

- la déportation des esclaves en provenance d'Afrique (la Traite des Nègres) dont les contrecoups sont toujours visibles.

Dans tous ces cas, opprimeurs et opprimés eurent besoin de se référer à l'ethnie comme unicité ou valeur, et il est peut-être plus convaincant ou opératoire que ces unicités ethniques se soient maintenues : de telle sorte que l'histoire débouche là, du moins jusqu'à présent, sur cette apparente contradiction, d'une société multi­ethnique en proie à l'isolement interethnique.

Pays du multiculturalisme, les États-Unis ne sont pas un pays de créolisation, pas encore. Celle-ci, qui se fait, y a besoin d'un assentiment général, difficile à rassembler.

* La question que, pour finir, on inscrirait en filigrane de

ce débat serait la suivante : une théorie moderne du multiculturalisme ne permettrait-elle pas en réalité de mieux camoufler le vieux réflexe atavique, en présentant le rapport entre cultures et communautés, à l'intérieur d'un grand ensemble tel celui des États-Unis, comme une juxtaposition rassurante et non pas comme une imprévi­sible (et dangereuse) créolisation?

Ces propositions doivent être répétées, jusqu'à ce qu'elles soient au moins entendues.

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La Rue du désir qui monte bute droit dans les cent neuf rivières tombées des filaos et des manguiers sauvages. Là, nous goûtons l'amer mabi. La Rue de la verte grotte s'arrondit en effet, elle bombe ses champs de cannes jusqu'au parc de la mer, où sont gardés les taureaux. On voit à peine sur l'horizon les loupiotes enfumées où les zombis dansent la danse, ah ! tout au long de la Rue des revenez-y. Nous y pêchons de nuit, gardés par les mous­tiques. Ces rues font archipel, l'archipel fait écume, nous habitons l'écume. Gaillarde, papelardée, Lari fouté-fè s'offre aux touristes. Par son travers, la Rue du beau soir qui fume attise ses volcans, comme man-Time fume sa pipe, les yeux fermés. Nous savons que rue se dit aussi via : Nous engouffrons la Via dei umiliati, direction la Via dei malcontenti. En fin de jour, nous courons faire nos révérences, Rue des vierges folles. Puis nos lavages, Rue des vieux accroupis. Nous débordons, tellement que nous en venons à l'entrée, tout en herbe tout en dalots, de la Rue du bout du monde.

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LE TRAITÉ DU TOUT-MONDE DE MATHIEU BÉLUSE

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Livre 1

Les pays que j'habite s'étoilent en archipels. Ils rac­cordent les temps de leurs éclatements. Quand nous rencontrons un morceau impénétrable de temps, une roche incassable, ce qu'aussi nous appelons un bi, nous voici devant ce bi de temps, nous n'en sommes pas dés environnés, nous faisons le tour de cette obscurité, nous piétons dans la moindre ravine ou le plus petit cap, jusqu'à entrer dans la chose. L'éclat des temps tout comme les éclats du temps n'égarent pas, dans nos pays.

Nous avions su qu'on peut vivre non pas hors du temps mais sans lui, du moins sans le besoin de le mettre en ligne réglée ou de le répartir en divisions inaltérables. Le temps qui passe n'était pas perdu, il s'était simplement démuni de la vie (et pourtant nous nous souvenions de tout, dans un désordre d'apparences) et la vie explosait non pas hors mais en travers du temps, en ces rameute­ments de soleil ou de pluie, de carême ou de rivière débordée, où on attrapait à bons bouillons et petites nasses les gros poissons noirs à tête carrée, ou bien on

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raclait les fonds de mare pour traquer l'eau, sous l' œil tout en œil des bajoues-crapauds.

Ce que nous ne manquions jamais de faire, c'était de considérer les pays au loin. Comme si l'image des éten­dues nous répondait pour l'insouci de la durée. Dans le morceau incassable de temps que présente encore pour moi mon enfance, la vie des pays au loin était maravillée. Cela nous aida bien à bien apprendre la liste des 89 départements de France qu'il fallait réciter en chan­tournelle, avec les chefs-lieux et le nombre des habitants qui tombaient comme des tambours-basse au bout de la file. Beaucoup d'entre nous n'avaient jamais vu ni consi­déré quoi-que-ce-soit-de-France, même si nous nous dégorgions de farine-france, d'onion-france et de beurre blanc, quand nous pouvions en déménager quelque bout.

Man Thimotée avec son concubin n'arrêtaient pas de se réunir et de se démettre. Ils tenaient des commerces de parole que nous ne pouvions pas dévider. Ils se parlaient par symbole et parabole, comme si leur ménage était fait pour le conte que nous en donnions et que leurs vies, quand séparées, n'avaient plus de moulures.

Elle criait : « Je suis Brésil en braise qui a brasillé par tous les vents. Vous ne connaissez pas la chaleur de vapeur sur ma peau et sur mes continents. »

Il apostrophait : « Haltez-vous, mademoiselle! Restez là et re-te-pe. Considérez Chine de chinaison et la robe du mandarin. Je suis la divination et la vie. »

Elle chantait : « On va tirer la corde tout autour de tous les jours dans les atours de l'alentour. »

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Il priait : « Faites Dieu que la trace a tracé, que le monde a mandé, et puis que le soleil lève et couche sur cette corde. »

Man Thimotée vendait accras et gros sirop, locchios, mabi et l'herbe sainte. Son concubin faisait la pêche. Ils imaginaient les pays au loin. Un jour on les trouva dans leur case tout morts habillés en dimanche, couchés sur leur cabane, on n'a pas compris pourquoi. Vous ne comprenez jamais l'amertume ni la mort. Était-ce en 1965, année de la naissance de Jérôme? C'est ce que dans les livres on appelle un roman.

*

Les roseaux qu'on sèche pour tresser les chapeaux bakoua et les éventails-maison, les pieds de caco à l'ombrage affraichie, les touffées de café en ritournelle rose et brun, les soudures des cannes qui vous harassent en piquants et soleils, voilà rien qu'un peu de ce temps que nous ne savions pas et dont nous ne savions pas qu'il nous avait déjà pris à son lacq et à ses roches.

Car la chose qu'on appelait la Grande Guerre déambu­lait autour de nous. Depuis que le monde a crié, c'est­à-dire depuis que ces raclées de roches avaient commencé de nous lapider, nous avons fait la guerre, Grande ou coloniale, où ils nous ont pris comme matériau. Et si tu dis cela, simplement que tu as fait toutes ces guerres, ils délèguent aussitôt quelque sujet appointé aux ordres, avec la grimace de l'affidé ou la limace du transmuté, qui vous reproche : « Ah ! Vous aimez parler de guerres... »

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Mais nous n'avons pas décidé. Nous avons fait, si on peut dire.

Ainsi donc, la Grande évaporait autour de nous. Si bien que nous aussi nous avons appris à compter comme une mécanique: l'Avant, le Pendant et l'Après guerre. Ce qui était une manière de rassembler en tas ces roches de temps qui dégringolaient alentour, pour au moins qu'elles arrêtent de nous dilapider ainsi.

La Grande ne nous frappait pas directement. Elle nous avait entourés de gros bateaux tonnants, c'était les Méri­cains, parfois visibles sur l'horizon. On nous laissait là surir toutes nos manières de combats l'un contre l'autre, sous les yeux vigilants des occupants : vigilants pour rapi­ner le peu de manger du pays afin de nourrir à plus que peut une flotte vorace sans aucune exception. Une éten­due de terre entourée de mer, c'est-à-dire de croiseurs et de torpilleurs, vous porte à imaginer au loin. Ceux d'entre nous qui partaient en dissidence, au travers du Canal de Sainte-Lucie au sud ou de celui de la Domi­nique au nord, les Fanon et les Manville et les autres, « sur un frêle esquif » à la lune morte, commençaient de réaliser, à peine avaient-ils échappé aux patrouilleurs pétainistes et bien avant que de saluer modestement les douaniers et les officiers de port de Roseau ou de Castries ou de se faire hisser sur un de ces gros bateaux, que les pays au loin n'étaient pas ce qu'ils avaient imaginé. Peut­être tout simplement parce que les pêcheurs qui les pas­saient ainsi en contrebande ne leur avaient jamais dit que ce Canal au sud ou au nord serait si dur à traverser.

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L'énorme majorité de nous autres, qui restions là encalminés, mourait donc de quelque chose qui n'était pas tout à fait la famine, sur des tas de cannes à sucre cependant et de sucre rouge par conséquent, et sur des canons et des foudres et on peut dire des rivières de rhum, dont les békés faisaient réserve en attendant l'ouverture de la mer.

On sait que la faim vous fait voir au loin. C'est-à-dire, quand elle n'est pas définitive, quand elle n'a pas razzié toute la vie alentour, et qu'il vous reste un peu de bananes vertes trop vertes que vous avez dérobées à la rapacité des marins et que vous avez terrées derrière votre case pour échapper aux réquisitions.

Imaginez ce qu'on imaginait alors. Un champ d'étin­celles immobile au loin des terres, où des peuples cou­raient sans s'essouffler, travaillaient sans fatigue, man­geaient sans voir le bout, nous avions à peine besoin de consulter les tirailleurs sénégalais en garnison dans le pays pour nous faire une peinture de ce qu'était le Sénégal, ni de poser question aux adjudants corses de la Coloniale pour pointer juste ce que c'était, la Corse. Si un fonctionnaire du Gouvernement général laissait paraître qu'il était des Cévennes, ou si on piaillait à propos des Méricains et de leur pays, où il y a tel­lement d'huile, de graisses, de viande de bœuf et paraît-il pas tellement de cochon, nous pouvions ouvrir la ronde et convoquer les gens des Cévennes autant qu'on aurait voulu, et des Méricains pas moins qu'il ne fallait.

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Alfonse Patraque (ne pas confondre avec l'agent de police Alphonse Tigamba) était tombé fou d'une mata­dor de Sainte-Lucie. Déjà que c'était impossible pour elle, entrée là en Martinique en douce et catimini, et se retrouvant sous un gouvernement de Vichy, alors qu'elle était bien anglaise. Nous appelons ceux de Sainte-Lucie, blancs et noirs et indiens et chinois, les Anglais. Désira n'avait pas eu le temps d'organiser son retour chez elle, et maintenant c'était trop tard, elle avait été barrée net par l'arrivée de la flotte française, le Béarn, le Surcouf, l'Émile Bertin, qui étaient entrés dans la Baie des Flamands en patatrac, fuyant à la fois les bateaux allemands et les torpilleurs américains. Et maintenant, ce gros désordre dans son existence. Il paraît bien qu'Alfonse avait profité de la situation, un peu de chant qu'on fait virer, beaucoup de bouleversement de parole, pour parvenir à ce qu'il croyait être un petit abattage de rien du tout. Mais alors la chose a éclaté dans son corps, et après ça il parcourait l'espace en planeur, répétant seulement: « Mézanmi, mézanmi! »

Désira en profita. Elle l'obligea, c'était tout simple, à organiser une virée dans le Canal de Sainte-Lucie. C'était simple, elle prononçait: « Promettez-moi d'aller, sans quoi ce soir je descends sur le Port. » Il rétrécissait, criant : « Oui oui! » Pourtant, aucun pêcheur ne voulut passer ces deux-là, ils n'avaient pas assez de monnaie comptant. On clamait à Alfonse : « Alors, on nous a dit que vous voulez partir en Dissidence? » Il distillait : « Non non, ce n'est pas la Patrie qui appelle, c'est le Sei­gneur des amours. » Il épuisa toutes les pistes, bateau à

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voiles, planches à rames, gommiers, yoles, et même peut­être une pétrolette qui d'ordinaire faisait le trafic entre Marin et Fort-de-France.

Qu'est-ce qui avait éclaté dans son corps? Il compre­nait que la tempête avait levé quand il avait pour la pre­mière fois, dans ce baraquement de plaques d'ardoise ajustées entre des poteaux de vieux bois, mis la main sur le corps de Désira, laquelle avait repoussé cette main, parce qu'elle voulait entreprendre par elle-même. Alfonse en était devenu patraque. Depuis ce temps, il vagabon­dait en lui-même, à la recherche de ça qui s'était débondé là.

Il trouva un gros radeau, de la sorte qu'on utilisait pour la pêche aux chadron s, il l'arma comme aurait fait un vrai armateur ou un vrai patron-pêcheur, les voiles, les rames, le gouvernail, la cabane à provisions. À ce moment, il nous chuintait comme en confidence (il ne fallait pas aler­ter les autorités) : « Je veux voir le monde, comment il tourne et comment il neige et fait la glace, et comment il brûle. » Et en effet il a vu. Après la traversée du Canal, qui fut comme une débandade de son corps bandé sur les rames et les cordes, un combat de grand-homme contre les vents zombis et les paquets de mer soucougnans, ils furent recueillis au tout petit matin par les polices de Castries venues au-devant d'eux : on sépara Désira et Alfonse, il fut incorporé au Régiment des Antilles­Guyane qui était engagé dans la poche de Bordeaux (sans même qu'il ait eu le temps de jauger ou de retrouver ce ça qui avait battu en lui si terriblement) et il mourut là d'un shrapnell allemand, dix minutes avant la réduction offi­cielle de cette poche.

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Dix ans plus tard, je fis rencontre d'une autre Désira, sans que j'aie eu la grâce de connaître le tourment d'Alfonse. Je prenais les choses comme elles ne viennent jamais, et j'étais toujours prêt pour le plus-que-parfait du futur. Les hommes ont toujours peur, c'est ce qui les pré­serve. Mais je ne veux pas cacher sous des généralités ce qui m'appartenait à moi seul.

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- Voyez, dit-elle, la forêt d'Amazonie, qui rétrécit sur son peuple et compte inlassable ceux qui tombent, et ses arbres déracinés en même temps, une vie un arbre, un arbre une vie, éclaircis. La forêt du Zaïre, un camp de concentration, semé de chamiers, parcouru de squelettes qui marchent. Ils s'y évaporent, qui pourrait retrouver leur poussière ? Nous y pensons, nous y pensons, nous passons à autre chose. Nous disons que les forêts sont le poumon de la terre. Et comment donc une forêt peut-elle couvrir de telles nuits? Comment ne décale-t-elle pas ces décalages des hommes? Ah! je voudrais pouvoir vous dire que je me sens belle.

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Livre 2

Ainsi disait-elle. C'est parce qu'elle était capable de vivre ici et là-bas, en plusieurs lieux à la fois, en plusieurs temps, hier, demain, et qu'elle effrayait de la sorte. Nous aimons à chérir nos amours et nos certitudes dans un endroit bien tapissé de tissus ou de feuilles, doudou. L'idée de l'errance nous paraît vagabondage et dévergon­dage du sentiment. Tracer dans l'ailleurs nous fait peur, parce que nous ne brûlons pas du besoin de conquête et que nous ne voyons pas pourquoi il faudrait ainsi aller divaguer en tout lieu. Nos imageries du monde nous suf­fisaient, elles déliraient pour nous et en nous, sans qu'il fallût aller voir. Et ainsi avais-je peur sans le savoir d'une femme qui pouvait vous emmener d'un coup en des endroits précipités, sans que vous puissiez détourner en chemin. Nous devinons et nous éprouvons, nous autres hommes, coqs gros-sirop et rapiats de cabanes, que dans ce malheur qui avait toujours été leur lot, les femmes de nos pays ont conduit la barque du rêve et tenu en main les cordes de la révolte et de l'action et de la souffrance dont on fait le tour à pas comptés en tâchant de ne pas trop

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tirer sur la corde. Tel est leur pouvoir. Nous leur en vou­lons peut-être mais, faisant les farauds, nous en restons tout troublés.

Nous avons peur aussi de l'imprévisible et ne savons pas comment le concilier avec un possible souci de bâtir, c'est-à-dire d'établir des plans. Il faudra du temps pour apprendre cette nouvelle manière de frayer dans demain : s'attendant à l'incertain et préparant pour le devinable.

Mais les femmes n'ont pas peur de l'imprévisible. Elles ne sont pas autorisées à voir ni toucher les Dieux

mais, mieux que n'importe quel chargé du rite, elles les pressentent. Elles désignent au loin et sont fournies en prophétie, des psys pour parler moderne, des espionnes bouleversées de l'imprédictible.

J'avais déjà fait l'expérience du dédoublement. J'avais connu Oriamé dans ce que nous appelons le Pays d'avant et qui n'est pas, non monsieur, la France, mais les terres d'Afrique.

Elle vivait dans une ville dont le nom échappe, les noms des villes en ce temps longtemps indiquaient la fonction de l'endroit ou la couleur des remparts ou l'emplacement: si elles bordaient la forêt ou si elles plantaient dans la savane leurs murs de boue séchée ou leurs tours rondes reflétées dans des rivières plus larges que la mer. Mais la mer était loin et ceux qui vivaient près d'elle ne devinaient pas ce qu'elle convoyait ailleurs, pro­tégée qu'elle était par des ressacs farouches et des barres sans miséricorde.

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En ce temps longtemps, il n'y avait pas de temps, sinon celui qui va du milieu de la nuit au milieu du jour.

On prétendait qu'Oriamé l'obscure était née dans une case où vivaient trois femmes et où un forgeron avait passé la nuit, une nuit. Au hasard de l'ombre, il avait enfanté. C'est dire que la mère d'Oriamé s'était effacée dans cette nuit, elle n'avait pas paru.

Le forgeron, qui ne daigna pas bâtir sa case dans l'environ, ne voulut pas non plus travailler à des mas­ques ni aux formes de nos dieux, peut-être en connais­sait-il d'autres, plus puissants et bienheureux. Il avait fabriqué des outils pour chacun, sans exception, sans oublier le plus jeune des garçons vivant encore dans la case de leur mère, et il s'en était allé, comme s'il avait été soudain mort, ne laissant derrière lui que cette flappée de serpes, de coutelas et de combien d'autres instru­ments, sans compter la trace arrivante d'Oriamé, dont il n'avait pas connaissance. Parti, allégé du poids des métaux qu'il avait portés jusqu'à nous, rejoindre la com­pagnie des ancêtres et des dieux, avec lesquels il avait lieu et date fixés, mais en dehors de tout temps connu, sous la brasse d'un baobab ou d'un fromager ou d'un kai1cédrat.

La mère d'Oriamé voua sa fille au Seigneur, maître de toutes les vies, lequel s'appelait Askia, qui s'asseyait en public sur les reins de ses esclaves prosternés, entretenait des razzias par toutes les terres, puis s'enfermait dans la

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salle la plus retirée de ses grandes cases. Tous les sei­gneurs s'appellent Askia. En ce temps longtemps, on ne savait pas, mais l'affaire était proche, que les esclaves étaient bien plus qu'esclaves, de l'argent comptant, en biens et richesses, on ne savait pas ce qu'était l'argent compté.

Oriamé, fille du hasard de case et vouée au seigneur Askia. Ou bien princesse née de si lointaines légendes et qui se refuse à lui. Elle meurt précipitée, par l'ouvrage d'un ministre intrigant, dans un gouffre entouré de campêches. Non, elle est razziée par une colonne de ramasseurs d'esclaves marchant vers la mer, elle se pré­cipite dans les fonds de mer du haut du pont de la Rose­Marie, un bateau négrier. Le lieutenant d'équipage qui voulait se la réserver se dit qu'il avait fait grande perte. Au même moment, deux des enfournés de la cale, deux forcenés, deux possédés, se battent pour elle, sans remarquer qu'elle a enjambé ce bordage, ne remarquant pas même qu'ils sont emportés, vers où? Esclaves par leurs chaînes, libres dans toute cette haine. Non, non. Elle m'aimait, seigneur Askia. Bien sûr je ne concevais pas que j'étais africain, l'Afrique n'est vraiment l'Afrique aux yeux des autres qu'au moment de la conquête, j'étais un errant doué pour la forme de nos masques, et le seigneur Askia ne daigna pas me prendre dans ses régi­ments - ni que j'allais être antillais, acclimaté au dédou­blement et à la course dans le temps. Elle m'aimait, sei­gneur Askia. Mais je sais bien que tout cela est leurre et vertige.

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Oriamé n'avait aucun penchant, étant donné sa desti­née, à aimer qui que ce soit, seigneur ou soupirant.

Après cela, je suis entré dans un conte, que vous appe­lez donc un roman. Plus surpris de cette entrée que d'avoir fréquenté, au loin des temps, une princesse dite obscure. Un conte, un monde virtuel par conséquent. J'y vivais selon des lois à peine déchiffrables. La vitesse sau­vage emportait. À chaque instant, des virages insensés aux carrefours et aux croisements ouvraient des espaces insondables. Les couleurs se brisaient en éclats, mais elles déblatéraient ainsi leurs langages. Le temps de vivre était le même que celui de mourir. L'instant restait identique à la durée.

Dans le même balan, je démène une autre vie, qu'on répute réelle. Je suis peut-être « celui qui trouve son emploi dans la contemplation d'une pierre verte », comme dit le poète de l'Îlet-Ies-feuilles. Je suis ainsi vacant. Un élancé. Je vais ma journée, j'accomplis ma besogne. Nous vivons ensemble, Marie Celat et moi, nous n'avons fait aucun marillage, ne dites pas que j'en reviens à des histoires déjà contées. Il faut combien d'énergie pour fouiller une seule histoire. Il n'y a jamais qu'une seule histoire. La vérité est que je découvre combien la vie qu'on dit réelle est mélangée à la virtualité du conte, ou du roman. Dans le conte est contée, encore que très elliptique, la vie-et-mort de nos deux enfants, Patrice et Odono. Le conteur a cru bon de rendre public ce que par ailleurs tout un chacun connaît dans le pays. Il est vrai aussi qu'à un moment de son dire il m'a fait mou-

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rir, ou presque. Expérience vivifiante. Que les temps du conte se mélangent ainsi aux temps de la vie, c'est le meilleur chemin pour rester là bientôt en suspension au milieu d'une embellie de forêt. L'embellie n'est pas le nom du grand soleil après la pluie, c'est une clairière, où il fait parfois mauvais temps. Patrice s'est fracassé dans un accident, motocyclette contre camion, Odono est resté pris entre deux eaux de mer partagées par un courant. Ou bien c'est le contraire s'il se trouve, il m'arrive de confondre ces circonstances l'une dans l'autre. Comme si l'eau primordiale et la technique bru­tale s'étaient entendues pour couper la trace de la filia­tion.

Il reste que je partage cette douleur (plus terrible que si elle m'avait frappé seul) avec Marie Celat, que tous ici appellent Mycéa. Mycéa est la plus dangereuse des pro­phétesses. De tout ce balan du monde qui se prépare pour nous, comme aussi de ce grand trou blanc d'où nous avons surgi, elle a fait le prétexte de son existence. Si je ne craignais pas de donner dans le plus mauvais sens qui soit du lieu commun, je dirais que Marie Celat est un avatar, peut-être sacré, ou sacrément maudit, d'Oriamé. Il faut qu'elle se précipite à chaque fois, gouffre ou fond de mer. Elle se dit que cette disposition est la seule qu'elle ait transmise à ses enfants, qu'ils en ont suivi la pente presque tout de suite, jusqu'à l'accomplir dans la mort brute. Et moi je me dis en combien de fois : Que m'importe la filiation, ce sont mes enfants que je veux.

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Est-ce cela pour nous, le temps? Ce redoublement, d'Oriamé à Mycéa? La même manière de cambrer le corps, mais avec les pieds tassés dans la terre, le même léger dédain de la lèvre quand elle vous crie à vrac des dis­cours si implacablement organisés. La même beauté noire et rouge, semée d'ombres violettes, qui s'ignore farouchement et refuse d'être reconnue.

Ne dites pas que j'ai cherché Oriamé en Mycéa, quelle bêtise encore. Aucun absolu de douleur ne ressemble à un autre absolu de douleur. Est-ce que les femmes cherchent dans l'homme qu'elles fréquentent le reflet de celui qui était là hier? Pourrais-je dire que Mycéa m'a connu dans la vie du Pays d'avant? En vérité ma vie du conte a joint ma vie, le seul recours que j'aie pu trouver contre ce leurre est de mettre en préceptes et formules une telle ubiquité, de racler et de sarcler tout à l'entour, et que cette écriture me préserve (les apprêts du langage que j'adopte faisant alors barrage) d'écouter ce qui bouge des­sous.

Il en est qui ne peuvent pas imaginer le monde, ils se prennent la tête, mais le monde n'en sort pas pour se répandre devant eux. Pour ceux qui le pensent à douleur, ils le couchent aussi à force dans ces formules que je pra­tique, pour la même déraison que nous ne savons pas comment le prendre. Il dirige notre lieu, notre récit, notre errance.

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1. Le Lieu. TI est incontournable, pour ce qu'on ne peut le remplacer, ni d'ailleurs en faire le tour.

Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu'aux espaces sidéraux.

Ne projetez plus dans l'ailleurs l'incontrôlable de votre lieu.

Concevez l'étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive pour un voyage de découverte ou de conquête.

Laissez faire au voyage.

Ou plutôt, partez de l'ailleurs et remontez ici, où s'ouvrent votre maison et votre source.

Courez à l'imaginaire, autant qu'on circule par les moyens les plus rapides ou les plus confortables de loco­motion. Plantez des espèces inconnues dans des terres dilatées, faites se rejoindre les montagnes.

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Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles.

N'allez pas croire à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole.

- Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s'agrandit de son centre irréduc­tible, tout autant que de ses bordures incalculables.

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2. « Assez de lamentos! Osons plus avant. Descendons le récit dans notre présent) poussons-le dans demain! Creusons dans les souffrances que voici) pour prévenir celles qui vont paraître. »

J'en suis d'accord. Oh ! oui, d'accord. Mais prenons garde que notre récit ne s'embarrasse peut-être de ce fil qui a, pour nous, été tissé. Ne mordons pas à cette ligne. Les récits du monde courent en ronde, ils ne suivent pas la ligne, ils sont impertinents de tant de souffles, dont la source est insoupçonnée. Ils dévalent en tous sens. Tour­nez avec eux !

Quant à nous, on 'nous apprit à raconter: une histoire. À consentir à l'Histoire. À nous dorer de l'éclat de son style, que nous croyons le nôtre. On nous a mis le fil. Mais le conte ne conte pas une histoire, le conte ne fait pas compte des misères, le conte déboule à la source cachée des souffrances et des oppressions, et il jubile dans des bonheurs inconnus, peut-être obscurs.

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Ce que vous appelleriez nos récits, ho! c'est s'il se trouve de longues respirations sans début ni fin, où les temps s'enroulent. Les temps diffractés. Nos récits sont des mélopées, des traités de joyeux parler, et des cartes de géographie, et de plaisantes prophéties, qui n'ont pas souci d'être vérifiées.

Ou peut-être, nos récits, ces écorces sculptées à diable, de mahogani, de si vieux acoma, où on reconnaît, tout comme sur une carte de sécurité, les yeux le front le nez la bouche le menton d'un nègre marron.

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3. L'errance, c'est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer, d'abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes - moi le tout premier - ou nos déclamations, et de dériver enfin.

Dériver à quoi? À la fixité du mouvement du Tout­monde. À ces marelles, tragiques, endiablées, sages ou bienheureuses, à quoi nous jouons et dont les horizons ne forment pas les lignes.

L'errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n'égare pas.

La pensée de l'errance défourne l'imaginaire, nous projette loin de cette grotte en prison où nous étions tassés, qui est la cale ou la caye de la soi-disant puis­sante unicité. Nous sommes plus grands, de toutes les variances du monde! De son absurdité, où j'imagine pourtant.

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Alors, portant les yeux partout alentour, nous ne constatons que désastre. L'impossible, le déni. Mais cette mer qui explose, la Caraibe, et toutes les îles du monde, sont créoles, imprévisibles. Et tous les continents, dont les côtes sont incalculables.

Quel est ce voyage, qui serre sa fin en lui-même? Qui bute dans une fin ?

L'étant ni l'errance n'ont de terme, le changement est leur permanence, ho ! - Ils continuent.

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Livre 3

Vous demandez pourquoi je vais ainsi à traverse, passant de ces sentences bien filées à toutes sortes de babouquettes de mots? Et puis, cette voltige des temps, Oriamé, Mycéa, Désira? Je suis empreint de paysages, c'est la seule retraite que je trouve à fournir. Cachés sous l'eau de rivière, éclatants sur les trottoirs des villes, endor­mis dans le vert d'herbe et d'arbre, étincelants au miroir de sels ou de sables, tourmentés en secret, ceux qui rehaussent leur ciel, ceux qui désignent la profondeur.

Le temps est un paysage et un autre, à mesure que vous marchez. Vous entrez dans les temps, et là, vous vivez plus que vous ne désirez. Les femmes font paysage. Et si une femme change et s'en va, c'est que pour elle aussi vous êtes un paysage, et que pour elle comme pour vous les pays appellent. Dans ce lieu où nous vivons, on dit que c'est culturel. Un métissage d'hommes et de femmes, de temps tombants, d'horizons qui bougent.

Ils sont pourtant beaucoup à ne pas comprendre cela. Ils sont prudents comme un manicou de trace. Ils se

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concentrent pour susciter le monde, ils ne peuvent pas. Pour marier les paysages, ils ne peuvent pas. Pour élire toutes les femmes, ils ne peuvent pas.

Comment sauraient-ils crier la voix? Dans ce désordre et cette énergie, quelle histoire choisir pour la raconter? Illusion que de prendre cette diagonale et d'aller ainsi jusqu'au bout. Il vous reste la récitation de ce qui tremble alentour.

Mais, semble-t-il, plus même besoin d'imaginer. Vous disposez de toutes ces télévisions et radios et journaux. Qui vous récitent le prétendu roman de ce qui est. Vous poussez jusqu'à confondre guerre et guerre. Il n'y a pas de paix. L'instant n'a pas joint la durée, il a explosé en elle. Il faut se refuser à cet identique. Il faut vaquer dans les pro­fondeurs.

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1. Ce n'est pas distraire l'identité que de questionner l'identique.

Nous observons combien d'anciens maîtres, et deve­nus maîtres à penser, se délectent de la parole de leurs ouailles, anciennement serviteurs et taillables, quand cette parole se renferme vaillamment sur elle-même et sonne l'authenticité prétendue primordiale.

Arguez, non moins vaillamment, que vous calculez non pas votre être mais votre demeurant. Pour ce que vous partez au loin. Ne craignez point qu'ils vous accusent de ramer en intellectuel. De toutes manières, ils le feront. C'est qu'ils craignent que vous le soyez.

Ds partagent, l'ancien maître et l'ancien opprimé, la croyance que l'identité est souche, que la souche est unique, et qu'elle doit à tout balan renchérir.

Allez au-devant de tout ça. Allez!

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Faites exploser cette roche. Ramassez-en les morceaux et les distribuez sur l'étendue.

Nos identités se relaient, et par là tombent en vaine prétention ces hiérarchies cachées, ou qui forcent par subreptice à se maintenir sous l'éloge. Ne consentez pas à ces manœuvres de l'identique.

Ouvrez au monde le champ de votre identité.

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2. Ah! Nous craignons d'aller aux profonds. Les profonds, pour nous, c'est mangle et mangrove.

Mais nous savons que ce n'est pas de même.

La mangle : l'eau et la terre dans leurs bordures, où nous avons vécu. Les mantous, crabes des profondeurs. Les combats de matouchates «< la chatte marronne »), et les bois de vétiver. Nous ne posions pas problème à la mangle. Nous étions fous d'y mener nos vagabondages (mais au risque de la volée que Marie-Euphémie te réser­vait pour le retour, c'était le prix de la dévirade). Nous prenions à la mangle, sans prendre garde. Obscure compliquée, perdue de branchages de racines rouges, elle commençait au cimetière et elle mangeait le rivage d'eau jaune boutée sur l'eau bleue, jusqu'au déboucher de la Rivière Salée. Nous y voyions le monde: ces possibles que nos regards avaient levés.

La mangrove, c'est cette mangle, mais alors que nous nous sommes séparés d'elle, parce que nous nous en

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sommes emparés. L'espace est le même, et les espèces aussi, mais elles raréfient. Toujours cette odeur de boue rouillée, de détritus organique - toujours ce battement d'eau qui chauffe. Nous sillonnons la mangrove, nous la traçons de pistes et de routes. Nous la fouillons d'excava­tions, nous la remblayons. Nous tâchons mais en vain d'en atteindre les profondeurs. Elle s'est retirée derrière son mystère d'ordures.

La mangrove c'est la mangle, quand celle-ci a passé par nos mains sans souci.

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Au bord du fleuve Mississippi, face à la Place principale de la ville, tout de suite arrimés à la lumière et au bruit, comme d'un lieu familier, nous coupons dans les tramées de touristes, les calèches, les peintures à l'étalage, les accents lointains, perdus, des musiques de Café dont on ne sait si c'est du jazz ou, plus probablement, des rengai­nes qui ferment sur le passé, des clés sonores du souvenir.

La mélopée criarde du Natchez annonce un prochain départ. Ce bateau à roues, conventionnel au plus qu'il se peut, fait visiter le Port de La Nouvelle-Orléans. On ne saurait imaginer qu'un jeu d'orgue pût aller si loin dans l'aigre. Nous avions essayé une fois de ce tour sur le fleuve et nous en avions supporté l'ennui et la douce vacance. Il y a peu à voir : les longs convois de barges, entre les carcasses des Fabriques.

Ce port fluvial n'a rien de l'étrange des ports de mer. Il est tout aussi prenant. Surprendre ce vous ne savez quoi dans l'air, qui vous tient là en suspens.

Une question du monde court dans cet air, vole en anglais, en français et dans toutes les langues des tou­ristes : Quels sont les résultats des élections en Afrique du Sud?

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HOULES, RESSACS

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Houles

Tout éclate, tout bruit et recommence sa ventée. Tout s'égare et descend, pour monter encore à ce vent. Ce n'est qu'assaut, vertige et, déviré, ce temps. Camps et morne et ravine, monts et cohées! Une personne qui vous défie en grand'passion : un paysage. Une source en prison, un delta tout en boue. Et puis le cri et la parole, dans l'instant et dans la durée. Tout m'est saisons en rythmes, que je pousse à Saison unique. Lors je me sens le fils ensemble et l'étranger. Dans la langue que je crie, mon langage crisse en rafales. De doux: marigots se sont tus. Des histoires défont l'Histoire. Tout m'est houle, contée! Tout m'est Béluse et m'est Longoué, que vent déclive. La houle est un ressac qui s'affole de tant tourner.

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Il Y a une Italie aussi au monde de la lune. Avec ses régions dilatées, un Nord qui brigade un Sud, des villes enchâssées, des paysages peints, des langues multi­pliées ... J'y ai proposé, c'était rapporté dans L'Intention poétique, et d'après le poète barbadien Edward Kamau Braithwaite, que pour la Caraibe « l'unité est sous­marine ». Référence à la Traite, lieu commun des peuples caribéens, et aux Africains jetés à la mer, lestés de bou­lets, depuis les ponts des bateaux négriers. Cet « enfoui »

de l'unité révèle et signale que le rapport entre les compo­santes de la réalité caraibe n'est pas seulement rationnel ou logique mais d'abord subliminal, à découvrir, en transformation permanente. Pour exprimer cela, que nous partageons entre nous multilingues, le langage importe ici, qui dévie les limites des langues utilisées.

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Le nom de Mathieu

Ces noms que j'habite s'organisent en archipels. Ils hésitent aux bords de je ne sais quelle densité, qui est peut-être une cassure, ils rusent avec n'importe quelle interpellation, qu'ils débordent infiniment, ils dérivent et se rencontrent, sans que j'y pense.

Mathieu me fut consigné à baptême (à la Saint­Mathieu, le 21 septembre), abandonné ensuite dans la coutume et les affairements d'enfance, repris par moi (ou par un personnage exigeant, ce Béluse) dans l'imaginaire, et il s'est greffé, pour finir ou pour recommencer, en Mathieu Glissant. Celui-ci n'a pas conscience - après Barbara et Pascal et Jérôme et Olivier, et d'ailleurs, en cette année 1996, il a juste sept ans - de ce long charroi où son nom a erré.

J'ai supposé naguère que le nom de Glissant, sans doute octroyé comme la plupart des patronymes antillais, était l'envers insolent d'un nom de colon, Senglis par conséquent. L'envers des noms signifie.

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Nous couvons en nous l'instinct de l'illégitime, qui est ici aux Antilles une dérivée de la famille étendue à l'Afri­caine, instinct refoulé par toutes sortes de régulations officielles, dont les avantages de la Sécurité sociale ne sont pas les moins efficaces. Je m'appelle Glissant depuis à peu près l'âge de neuf ans, quand mon père me « reconnut ». Aujourd'hui encore, des disciples du Cours moyen, rencontrés par miracle du temps à l'aéroport du Lamentin, m'interpellent par le nom que je portais alors, et qu'il n'est pas nécessaire de rappeler. Ces camarades de la petite classe sont de plus en plus rares et ce nom (qui est celui de ma mère) n'aura plus cours en ce qui me concerne - démarrage d'identité ou début d'éparpille­ment - quand ces très anciens compagnons auront dis­paru, et moi avec eux. Ma mère est morte, l'espérance l'a emportée. Il faut laisser dormir en nous les noms qui portent à mélancolie.

Mon nom de voisinage s'en ira lui aussi, nom de conni­vence réservé aux amis qui en avaient ainsi décidé. C'était « Godbi », et il y avait parmi nous des Apocal, Babsapin, Tikilic et Toto!. Macaron, Chine, Sonderlo. Le seul de cette bande dont le nom ne changea pas fut Prisca : il était déjà surprenant qu'un garçon « portât » ce nom de fille.

* « Marie Celat se rit de nos manies de surnommer

toutes choses, et si elle acceptait les déguisements des

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noms individuels pour lesquels nous faisions preuve d'une imagination si fonctionnelle, précise, fine et dérai­sonnée (aujourd'hui encore il en est parmi nous, flandrins de plus de cinquante ans, dignitaires en loge maçon­nique, élus du peuple, poètes tombés dans l'ailleurs ou fonctionnaires bien assis, qui de vrai - dans la vie et non pas dans le conte - se nomment [pour nous] Apocal ou Babesapin [avec ou sans ~] ou Tikilik - Tikil, ou Atikil ou Atikilik, c'est le même - ou Godby [Godbi] ou Totol, dit aussi Potolé, le seul Prisca ayant échappé à cette pratique de dispersion, pour la raison que son prénom de bap­tême, féminin, fixe et invariable, se suffisait en matière de surnom), elle récusait à-toute que nous n'appelions pas un manicou un manicou, et Le Lamentin, Le Lamen­tin. »

(La case du commandeur)

*

Des surnoms à ce point baroquisés, décidés et acceptés par nous, tissaient un pacte secret mais en-allé au cours ordinaire de la vie. La connivence ni le pacte ne sont ostentatoires. Il en est ainsi partout au monde, quartiers déshérités des grandes villes, pistes de brousse où on se croise silencieusement, à peine un geste retenu de la main, villages couvés sous leurs frondaisons, profondes étendues de désert vivant. On plongeait dans la Lézarde, qui n'est plus à cette heure qu'un trait pourri d'eau jaune marbrée de plastiques et de déchets «< La Lézarde

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comme un filet de boue au long de la piste d'atterris­sage », Ibidem), on dansait pendant les trois jours et les trois nuits de carnaval sans arrêter, on s'essouftlait de poèmes et on se documentait à toute allure sur les syndi­cats agricoles.

l'ai tant de noms en moi, et tant de pays, signifiés par le mien. Ainsi me l'enseigna Marie Celat, qui divagua dans nos histoires comme une bête à l'abandon. Les noms errent en nous, peut-être aussi en gardons-nous une foule en réserve, un pour la plaine, un pour l'archipel, un pour la trace ou un pour le désert. La ronde des noms s'accorde au défilé des paysages. On les dévale ou on en suit lentement le cours. Ils accumulent des terres et des mers autour, dont nous ne savons jamais si nous allons nous y enfouir pour reposer, ou si d'un coup nous ne les raccorderons pas, errants et ouverts, à tant de sables et tant de fleuves au loin.

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Filiation et légitimité ont tissé la toile de la durée. Elles ont garanti qu'aucun discontinu ne viendrait rompre la certitude ni corrompre la croyance. Elles ont établi le droit sur le territoire. Ce qui faisait tragédie, c'était les moments où elles se trouvaient menacées, de l'intérieur ou de l'extérieur, par les fautes de leurs tenants ou par les entreprises des usurpateurs. Les poèmes épiques et les chants tragiques content cela. Mais comment faire désor­mais ? Le territoire de la puissance est invisible et ne tient à aucune relation particulière avec une terre, un sol, un foyer. Vous pouvez conquérir un lieu sans l'occuper. C'est ce qu'on appelle un marché. Les filles sont à Bamako quand les mères sont à Rio. Les pères conseillent leurs enfants par courrier email. La terre de la commu­nauté est un comble d'errance, où parfois on emporte sa maison avec soi, comme un wagon. La plupart s'obs­tinent pourtant à cette légitimité dont ils supputent qu'elle assure encore leur privilège. On peut supposer par exemple que l'une des carences des systèmes démocra­tiques provient de ce que tout élu, fort de sa légitimité

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acquise, verse comme par un entraînement fatal dans l'arrogance et la suffisance, ne pouvant concevoir que la légitimité puisse être temporaire. Des États, des religions, des doctrines, des nations, des tribus, des clans et des familles bâtissent leur irréductible entourement sur une telle certitude.

Une lectrice m'écrit qu'elle n'a pas eu en main mon ouvrage sur Faulkner et son comté de Yoknapatawpha mais qu'elle s'étonne que je me sois intéressé à ce petit coin borné du Mississippi, ou quelque chose d'appro­chant. L' œuvre n'a nul besoin d'être défendue et je serais ridicule de m'y mettre. Répondre pourtant que William Faulkner, à questionner la légitimité de ce lieu enfermé, à en montrer les perversions de filiation, a ouvert le lieu à la dimension monde.

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Le concept se présente clos et ouvert, mystérieuse­ment.

Les pensées de système abolissent dans le concept ce qui est ouverture.

La pensée de la trace confirme le concept comme élan, le relate : en fait le récitatif, le pose en relation, lui chante relativité.

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Les cyprès mangés d'épiphytes, plantés droit dans l'eau d'un bayou de Louisiane; les fougères géantes plombant l'à-pic de la route de la Tracée en Martinique; la marée de végétation, à Tikal au Guatemala, d'où lèvent les trirèmes des pyramides des temples, avec leurs volées de marches comme autant de rames à l'espère; la vigie pathétique des palmiers, au large des mornes de Santiago de Cuba; les ouvertures des traces entre les cannes, qui partout à la ronde vous emprisonnent; les failles rauques des ravines enfouies ou des grands canyons à l'abandon du ciel; la jaunissure des mangles, friselant le bleu émeraude de la mer auprès de la ville de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe; les fûts insondables de la pluie guyanaise balisant de tou­jours son chaos de forêt; les fleuves débordés charroyant la terre, Mississippi et Amazone, et aussi bien les minus­cules rivières éteintes sous leurs roches à sec; et les chutes d'eau figées dans leur infinie violence, El Salto deI Angel, ou secrètes infimes sous la rouille des temps : les paysages des Amériques sont ouverture, démesure, une manière d'irruption dans les espaces. Les histoires des peuples s'y crochent et y découpent des monuments que l'énergie montée de terre bouge et change infiniment.

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Ressacs

Nous écrivons en présence de toutes les langues du monde.

Nous les partageons sans les connaître, nous les con­vions à la langue dont nous usons. La langue n'est plus le miroir d'aucun être. Les langues sont nos paysages, que la poussée du jour change en nous.

Opposés à la standardisation, à la banalisation, à l'oppression linguistique, à la réduction aux sabirs uni­versels. Mais savoir déjà qu'on ne sauvera pas une langue en laissant périr les autres.

Car avec toute langue qui disparaît s'efface à jamais une part de l'imaginaire humain : une part de forêt, de savane ou de trottoir fou.

Le goût des plats en zinc, la saveur du manger. Le prix de la faim.

L'imaginaire irradie et se refait dans l'emmêlé du Tout-monde. L'emmêlement des langues à son tour

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nous est rendu lisible par la langue dont nous usons : notre usage de la langue ne peut plus être monolingue.

Si la langue française m'avait été proposée ou imposée (on a essayé il est vrai) comme le seul vécu de son seul espace traditionnel, je n'aurais pas pu y exercer. Une langue se rehausse de permettre que nous y tracions notre langage : la poétique de notre rapport aux mots.

De la même manière, une langue composite comme le créole ne saurait être défendue sur le mode atavique de l'unicité ou de l'enfermement. L'unicité close menace aujourd'hui le tramé des langues, et c'est la trame du Divers qui les soutient.

Un langage, c'est cela d'abord : la fréquentation insen­sée de l'organique, des spécifiques d'une langue et, en même temps, son ouverture sévère à la Relation.

(Le ressac est répétition, qui sans fin se déchire.)

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Et certes, ce que nous n'oublions pas est à jamais futur. Nous attendons un cyclone, année après année, dans cette procession sèchement archivée de nos catastrophes. Nous savons qu'il viendra, mais par où, et quand? Sur la Guadeloupe encore, sur la Dominique? Les ouragans grossissent dans les fonds d'Atlantique, ils tournoient en avançant, ils passent entre nous, ils passent sur nous. Qui sera frappé à cette fois, ô mère Caraibe ? Toujours le vent détournant, la forêt égarée, le volcan aux voix dégorgées, le tremblement qui dévaste la terre noire de ses volées de terre rouge. Nous puisons à cette démesure et nous ren­forçons de cette violence, sans le savoir. Cette garde nous préserve des certitudes qui limitent.

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LE TEMPS DE L'AUTRE

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On considère la mesure comme répondant à une recherche de la profondeur : une des voies dans la quête de l'essence des choses, une régulation de la poursuite du Vrai. L'écriture des langues européennes et en particulier de la langue française y consent : architecture où, comme dans la nef d'un lieu sacré, on élève son chant vers une présence à laquelle on ne peut atteindre. Cette mesure-là, par paradoxe, est tout à fait un ordonnancement, une métrique. L'arrangement d'une cadence, qui est une règle donnée d'avance, fait surgir et exprime le mystère, ou la profondeur. La métrique et la prosodie sont des obstacles tutélaires.

On considère aussi la mesure comme l'écho du souille humain. Non plus la recherche de la profondeur mais l'inspiration de l'étendue. Cette mesure-là fait que nous dérivons au plein (ou au plan) du monde, le rapportant à notre lieu-dit.

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Au commencement du temps « universel » occidental

Le Moyen Âge européen fascine, ce n'est pas tout court pour la raison que l'Occident nous a longtemps imposé des modèles, à tous ou à peu près, avant que le mouve­ment des histoires des peuples eût précipité en nous d'autres modes de la connaissance. Il y a là de l'aube et de la nuit, et ce moment indistinct, où toutes choses semblaient hésiter au bord de leur singularité, séduit et trouble.

Minuit-midi. Un âge de l'éclatement qui est aussi un commencement du temps. Propice à la veille lucide comme à la sieste tourmentée.

On est tenté de le rapprocher d'autres époques, de ce qu'on croit connaître, si faiblement il est vrai, des diverses aires culturelles du monde. Âges qu'on dit obscurs, pério­des de renaissance, ères de classicisme, temps de muta­tion et de révolution : nous sommes enclins à retrouver ailleurs ce mouvement des histoires européennes, qui a porté sur le monde entier. Nous croyons approcher là en même temps un mystère et sa résolution. Influencés par la formidable persuasion du temps linéaire occidental qui

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s'est conçu dans cette mi-ombre, temps que nous avons tendance à considérer comme une résultante définitive, nous en venons presque dans notre fréquentation de cette époque à des attitudes et à des formulations d'apprenti sorcier, persuadés que nous sommes de la survoler aisé­ment et que, comme pour les sciences modernes du chaos, nous en saisissons les motifs principaux. lliusions que nous soulignons d'une exposition innocemment pédante de nos savoirs, qui est certes de nature à irriter le spécialiste en la matière.

Le désordre apparent qui nous semble bouleverser ce Moyen Âge européen a fait, plus que par toute autre rai­son, qu'on l'a rapproché de notre (de nos) temps. Les peuples et les gens d'aujourd'hui, qui ont eu le privilège de considérer la fuite des temps et de méditer leur« réu­nion » en un brassage planétaire, éprouvent peut-être le sentiment qu'à l'éclatement de notre monde succédera un autre commencement. Le mystère, sa résolution. Une telle espérance, d'inspiration téléologique, a rendu le Moyen Âge européen précieux à considérer.

Par sa multiplicité d'abord. Celle par exemple des centres ou foyers culturels, dont on pourrait grouper les principaux : le Centre flamand et nordique, où la ten­dance à la connaissance mystique prévaut; le Centre celtique, insulaire et continental, où les anciens Dieux et les anciennes puissances n'en finissent pas de dispa­raître et de renaître; le Centre occitan, forgeur d'héré­sies fécondes; le Centre provençal et italo-Iombard, qui magnifie l'allégorie et transporte l'allégresse de la repré-

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sentation du monde; le Centre nonnand et d'Île-de­France, qui rayonne (et inversement) sur l'Angleterre et où se renforcent très tôt ces tentatives de synthèse et de dépassement qui finiront en somptueux autocentrismes.

Ces foyers s'influencent ou se combattent et connais­sent vite le secret des rencontres avec d'autres lieux de la pensée, l'antique (grecque ou romaine), l'hébraïque, l'arabe, et consentent à se mettre à leur école. La diversité ne verse d'abord pas en autarcie, les feux de culture ne s'isolent pas en suffisances sectaires, du moins pas encore. C'est au détour du Moyen Âge, une fois résolu le sourd conflit qui anima cette époque (entre la pensée dérivante et la pensée de système), que toute cette constellation va chavirer en Unique, accompagnant d'une part la constitution de nations antagonistes mais peu à peu conçues sur le même modèle rationalisant et d'autre part l'avenue d'une universalité de croyance qui s'exaltera très vite en croyance à l'universel.

Deux constantes travaillèrent à précipiter dans le creu­set de cette époque le tourbillon des contraires qui, s'atti­rant en aimants et se révulsant, « produiront de l'univer­sel ». L'influence du Proche-Orient, plus secrète ou différée que celle de la Grèce et de Byzance, pour ce qui est de la science de l'Être. La nécessité technique, laquelle est cause de l'intense vague d'inventions pra­tiques du Moyen Âge et préfigure, avec les premières propositions d' expérimentation (chez Roger Bacon par exemple), une science du monde.

*

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Le creuset, l'universalité de croyance, la force qui meut ce jeu de contraires, c'est la Foi. De telle mcnière que M. Gustave Cohen peut résumer à ce propos :

« Tout y est vu [c'est-à-dire: au Moyen Âge] sous l'angle de l'Universel, de l'Infini et de Dieu, en sorte que tout objet d'aperception y apparaît comme le reflet du Cosmos, et c'est là la principale grandeur de ce temps. »

Est-il avéré que cette indistinction entre l'Universel, Dieu, l'Infini et le Cosmos soit recevable? Dieu « repré­sente », pour le Moyen Âge, la réponse suprême aux impossibles ou aux inconnus de l'Infini et du Cosmos. Saint Anselme prononce, au XIe siècle, le « Credo ut intelli­gam », « je crois pour comprendre », qui n'est pas loin d'un « je crois parce que je comprends », et qui ajoute en rationalité au « nisi credideritis non intelligetis » d'Isaïe, repris au IXe siècle déjà par Jan Scot, autrement appelé Érigène.

Mais aucune formule n'oppose mieux que celle de saint Anselme la tentative de cette rationalité chrétienne, qui culmine dans les Sommes d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin, aux tentations de la pensée de l'Infini et du Cosmos, laquelle parcourra dans le même temps des chemins plus obscurs, détournés, interdits le plus souvent. Si les incroyants sont rares, le mode d'accession à la connaissance par la foi reste posé. Aux mystères lumineux de l'intelligible il peut être par exemple préféré l'ineffable expérience de l'intuition mys­tique. Ou la carrure rêche de la pensée qui refuse de « comprendre» l'inconnaissable dans un système de

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transparences apaisantes et préfère affronter l'impossible. Il n'y a pas d'athées, il y a des hérétiques.

Expériences mystiques et approches connaissantes «< sommées ») s'apparentent dans la même quête d'un savoir total, et on peut dire en ce sens que Raymond Lulle (celui du Livre de l'Ami et de l'Aime') ne contredit pas à Thomas d'Aquin. Mais l'enjeu est cruCial, sur le mode et bientôt la nature de la connaissance, et va influencer, orienter cet ensemble de cultures qui domineront le monde. L'invention particulière ou extatique cédera aux ensembles rationalisants puis à la généralisation absolue de la pensée de système, Descartes ou Leibniz. Ce que l'Occident exportera dans le monde., imposera au mondeJ ce ne sera pas ses hérésies mais ses systèmes de penséeJ sa pensée de système. L'empirisme anglais, Locke ou Hume, malgré son obstination à réfuter les généralisations de pensée, n'en constituera pas moins une généralisation d'une autre sorte, un système suffisant, qui aura contribué, lui aussi, à refouler l'ardente et tumultueuse mêlée du Moyen Âge.

Deux allures, deux donnes opposées, deux extrêmes dans la recherche de la connaissance : le Moyen Âge sera la scène de leur opposition et, quand la pensée en système aura vaincu, l'Universel, d'abord chrétien puis rationa­liste, s'étendra comme l'œuvre spécifique de l'Occident, et même après que celui-ci eut préparé ce que Nietzsche a appelé la mort de Dieu.

L'unique de ce temps est d'avoir été le théâtre d'une si longue querelle, d'avoir vécu l'angoisse d'une si décisive

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dispute, d'un suspens tel qu'il procurait géhenne à l'être, et d'avoir tenté d'abord d'y proposer une réponse flam­boyante, solaire et lunaire, totalisante, celle des hérésies, celle qui s'opposait à la généralisation, aux sommes, à la pensée de système.

*

L'enfiévré, le haletant de la foi médiévale, et aussi ses inhumaines énormités, accompagnent un tel enjeu dont les avatars mettaient ensemble exigence de croyance et exigence d'obéissance, l'hérésie héroïque et l'Inquisition, la tolérance et les Croisades, l'enseignement par les Juifs et les pogroms, médecine ou philosophie arabe et racisme antisarrasin, le prérationalisme thomiste et la sombre pénitence cathare, les turbulences féodales et la quête de l'ordre monarchiste, les partisans du pape et les serviteurs de l'empereur, la scholastique et le savoir nocturne.

Sauvage et enténébrée, ou mystique et fiévreuse, ou prérationaliste et rêveusement limpide, selon le lieu commun que nous nous en sommes fait et donné, la foi médiévale reste le détour par lequel ces cultures, à travers massacres et malemorts, se sont efforcées d'assurer une avancée, ou tout simplement le salut, de l'individu, en tâchant qu'il accède à la dignité de personne humaine. C'est pourquoi, dans cette foi, une place d'élection aura été conférée à Jésus-Christ, qui s'est fait homme, et à Notre Dame, qui est sa mère sans péché. L'individuation est un mystère premier, et l'individuation christique

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ouvrait la voie à la généralité. Elle seule le pouvait. Si tout l'homme, à la fois chair, âme et esprit, est en Christ, alors l'universel peut prendre son envol. Aujourd'hui encore, les cultures occidentales tiennent ensemble la généralité de l'Universel et la dignité de la personne humaine, mal­gré tant d'exactions, d'oppressions et de profitations dont leurs sociétés ont accablé le monde.

Après celle de l'Incarnation, l'autre question qui a tourmenté par exemple les penseurs du Moyen Âge caro­lingien, Alcuin ou Érigène, débattait autour des impos­sibles de la Résurrection et se formulait de la manière sui­vante: comment l'âme se sépare-t-elle du corps? -autrement dit: comment les corps «( deviennent-ils »

esprit? On se souviendra qu'au XVIIe siècle encore, Descartes

ne proposera de résoudre le problème des rapports du corps et de l'esprit que par l'hypothèse des esprits ani­maux.

Ces mêmes tourments, sous combien d'espèces dé­multipliées, bouleversent la pensée du Moyen Âge. Com­ment l'animalité, qui fut cause de la déchéance, pour­rait-elle transcender en Amour - en amour courtois? Comment l'individu contiendrait-il ou résumerait-il dans ses imperfections l'absolue dimension de la personne? Ce sera plus tard la question de Pascal. Ne faudrait-il pas que les autorités temporelles divergentes se soumîssent à une unique autorité spirituelle? Comment la matière, grossière dans ses disruptions, pourrait-elle mener au pur réceptacle de la pierre philosophale? Et pour tout dire

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- ce sera la question du temps de Montaigne - comment la diversité se hausserait-elle en universalité? Mais on sait que Montaigne, son temps venu, se méfiera d'une résolu­tion universelle.

Tourment dialectique, et qui impose son mouvement à tous les niveaux, du métaphysique au technique. Trans­muez les pesanteurs disparates des marbres et de la pierre en l'élan et en l'audace convergents de la voussure, et ce sera les cathédrales.

Requérez la Parole unique dans le silence, qui est l'annulation des diversités des voix, et ce sera le cloître.

Nombre d'inventions techniques sont alors motivées ou secrètement mues par cette exigence de rallier l'Uni­que, même si ce n'est pas encore là l'exigence scienti­fique.

L'horloge, c'est la récusation des disparités des temps solaire et lunaire, et l'appel à l'universel d'un temps absolu. La polyphonie, c'est la résolution unitaire et par­faite des diversités du son et de la voix, insuffisantes à elles-mêmes dans leur seule spécificité.

L'espace du monde, le temps du monde, le bruit du monde seront transcendés en perfection intelligible.

Les expériences mystiques et les sommes rationali­santes sont d'une identique nature. Celles-ci, les Som­mes, promettent d'accéder à une totalité apaisante, où les mystères sont acceptés en toute volonté de la personne. Il n'est pas étonnant que les principes de l' Organon d'Aris­tote aient d'abord mené sur ce chemin. Celles-là, les

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expériences mystiques, ne précipitent pas l'individu dans les abîmes clos du singulier mais dans l'extase d'une supraconnaissance du Tout. Seules les hérésies main­tiennent avec puissance le cri des spécificités, l'entasse­ment des diversités irréductibles, et enfin l'acharnement à ne pas vouloir d'abord « comprendre » l'inconnu pour ensuite le généraliser en formules et en systèmes. Mais elles seront balayées.

On admire que le poète Marcabru ait alors réclamé que les gens de France consentissent à l' « afar Deu » : la « chose de Dieu », peut-être la Chose-dieu, ou peut-être encore l'affaire de Dieu, ou l'Affaire-dieu.

L'en-tous-sens d'une telle expression, d'une telle image, suggère qu'il s'agit bien là d'un expédient sacré, d'un sacré détour, pour se « comprendre » soi-même comme essence et projet. Dieu est le généraliste tout­puissant, le vecteur ainsi d'une puissance humaine, trop humaine, qui engendrera bientôt la pensée de l'Uni­versel.

La question que je poserais à propos du Moyen Âge européen ne serait donc pas celle de l'opposition de la Raison et de la Foi, pour ceci que toutes deux s'efforce­ront à cet Universel et réussiront à y atteindre, c'est-à­dire non pas à le « réaliser », mais à l'imposer. Ma ques­tion serait plutôt celle-ci : pourquoi, dans cette recherche de la connaissance, les voies du non-généralisant, et de l'ésotérique par exemple (dont la menée est toujours mar­quée du signe de l'ambigu et de l'imprévisible), et du

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mystique, en tout cas de l'hérésie, ont-elles peu à peu cédé à l'effort de généralisation totalitaire? Pourquoi la rationalité de l'Universel est-elle devenue la précieuse prétention, semi-exclusive, de cet ensemble de cultures qu'on a appelé l'Occident?

Je dévale en pensée les espaces et les temps, les fleuves de Chine au silence étale, qui s'étendent en archipels et débordent sur les terres, engouffrant à chaque fois des dizaines de milliers d'hommes et de femmes et d'enfants dans leurs inondations rituelles, les calendriers du Ciel qui présidaient aux destinées de l'Empire, et les caches de brousse et la Chaîne des Ancêtres des pays africains, les savanes énergiques sous leurs herbes terrées de chaleur et les contes des griots empreints d'une sagesse qui s'élève en arbre ombrageant, les délicats détails des mythologies de l'Inde avec leurs marbres verts et leurs accouplements de gymnastes, les temples pillés des sommets des Andes et la parole détournée des Mythes amérindiens, les chro­niques des cent royaumes du temps féodal au Japon, les proverbes en raccourci des pays malgache et océaniens et antillais et de l'archipel de l'océan Indien, les splendeurs du désert et de la rhétorique antéislamique, et les dra­pures de leurs poétesses, mi-esclaves et mi-déesses, le baroque raide et tout-douce des langues créoles, et combien de florilèges (fleuris) déclamés dans combien d'îles, et les racines de pierre soulevant des dieux dont l' œil envahit tout, c'est dans les gorges bourrées d'eau de la Péninsule indochinoise, et la houle et le ressac de tant de mers que des peuples labourent en cercle (non pas par

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cette projection funeste vers des terres nouvelles qui seraient à conquérir), je parcours le haut des déserts encore, des déserts qui sont toujours ici-là et qui sont eux réellement universels, et les silences des Sierras, je tremble aux tremblements de terre et l' œil du cyclone guette sur moi, et tant de guerres ont ravagé partout qu'il ne reste plus de songe ni de rêve où se recueillir, et tant d'épidémies insondables ont mangé la pensée du monde comme un caco blet et déjà pourri, j'accomplis les douze itinéraires du Livre des morts d'Égypte, et l'énorme à-plat des villes crépite au bord des Archipels, charroyant ses mangroves de misères et de bruits soudain déterrés, j'admire partout combien d'inventions, de techniques tressées en l'humble empressement artisanal de chaque jour, je crie combien de poèmes et je tâche à déchiffrer en combien de profonds, mais en nulle part, dans le peu que je connais ainsi et dans rien de ce que j'imagine de ce monde, je ne surprends l'ardent stigmate de cette volonté roide qui porte à Universel, dont le Moyen Âge fut la lice, le lieu de l'enjeu et la résolution douloureuse et triom­phante.

* Il ne sert de rien d'affirmer que la Raison est née chez

les Grecs et que l'époque médiévale en a peu à peu redé­couvert puis agrandi les principes, lesquels seront parfaits dans les siècles suivants. La Raison eût pu se développer en marge de la généralisation. Seule de toutes les civilisa­tions, l'occidentale a connu cette propension à l'expan-

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sion généralisée, de conquête, de savoir et de foi, indé­mêlables, qui a requis l'Universel comme garant de légitimité. Le Moyen Âge européen a vécu tumultueuse­ment le combat du Divers et de son opposé contraignant, des croyances particulières et de la croyance universelle et, se combattant lui-même, a laissé filer (c'est sa souf­france et sa victoire, et c'est ce qui fait qu'il fascine) la trame de la diversité illégitime, l'audace de la connais­sance éclatée, non pas totale ni systématique mais telle­ment totalisante et dévirée.

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En des temps où l'écriture décidait du privilège de quelques-uns, élus dans des peuples élus, l'écrivain était libre de s'écarter du monde ou de l'idée qu'on s'en faisait. Or il est vrai qu'aujourd'hui la matière elle-même de son œuvre est dilatée par cela qui la constitue : l'emmêlement où se prennent les humanités et les choses et les végéta­tions, les roches et les nuages de notre univers. Solidaire et solitaire, il prend part au débat, du fond de l' œuvre. C'est pourquoi on veut en tant d'endroits faire taire les écrivains. Proscrire leur parole (pour tous les pourfen­deurs de l'existant), c'est veiller à épaissir l'ombre dans l'obscurité même de cet emmêlement.

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Rhétoriques de fin de siècle

La division du temps linéaire occidental en siècles répond à une pertinence. Elle s'intègre à l'inconscient des peuples de cette région de notre terre, elle est entrée dans la sensibilité commune, elle s'est imposée généralement, elle a marqué un rythme.

Elle est au principe de l'Histoire. Et capable même d'avaler, de digérer peut-être les intrusions des histoires des peuples, de les inscrire de force dans sa linéarité. Il n'y a que des avantages à consentir à cette linéarité du temps, qu'on la détermine à partir de la naissance de J ésus­Christ ou du début de l'Hégire ou de la première Pâque juive.

Mais du même coup, refuser ou questionner cette par­tition en siècles, c'est déjà récuser, peut-être sans le savoir ni le vouloir vraiment, la généralisation universalisante du temps judéo-chrétien. Rôle dévolu aux pensées diversi­fiantes, aux poètes fous et aux relativistes hérétiques.

En vérité, s'il est un sentiment de déréalisation dans l'Europe actuelle, au moment où elle tente de se faire,

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cela ne tient pas aux affres bien repérées qu'on éprouve à une fin de siècle, mais à l'énorme multiplicité dans laquelle l'Histoire désormais se dévoie, et au lancinement de la perte de puissance ou de pouvoir sur cette Histoire, chez ceux qui l'avaient conçue comme une origine proje­tant dans une fin.

Cela était en jeu dans les systèmes de relation, si baroques et précieux, décidés il n'y a pas si longtemps par les penseurs européens, entre une diachronie posée comme un mouvement neutre (une Histoire sans chair) et une synchronie déposée là comme un temps sans objet. Ces systèmes, qui engendraient des rhétoriques, ne témoignaient pas pour une peur millénaire, mais avec beaucoup de finesse pour une conscience de la multi­plicité nouvelle du monde et pour la nostalgie de ne plus pouvoir le régir, de ne plus faire l'Histoire. Ces rhéto­riques sont le lasso ingénieux ou le lacet imparable que la pensée occidentale (dans ce qu'elle offre de plus alerte) a passé au cou de l'Histoire.

C'est ce qu'ils font. Relativiser l'Histoire, sans accepter pourtant de recevoir les histoires des peuples.

Si la fin de siècle (et la fin de ce siècle) apparaît signifi­cative, c'est qu'en même temps, si l'on peut dire, elle a gardé sa fonction de pendule de la linéarité temporelle mais que, surprise déjà dans la multiplicité des temps et des histoires qui ont surgi du fonds du monde et qui se rejoignent enfin, elle ne fait plus signe avec autant d'absolu.

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*

«Nous chantions aussi ce qu'on disait être la fin proche du siècle; et quoique nous n'ayons pas su le siècle de quoi ni par rapport à quoi, nous sentions bien qu'il s'agissait d'une plombée de temps, d'un nombre incalculable de récoltes: cette fin nous entourait d'une tristesse pleine de nous ne savions quelles touffées de joie, de palpitation d'un au-delà la fin. Nous chan­tions :

La fin du siècle c;' est la fin la mz'sère Le siècle et nous on est déshabillés Un siècle est mort et est porté en terre Nègre est un siècle et bien dénaturé.

« C'était là notre manière de marquer le temps. Ado­line aussi sembla bientôt aller vers la fin. Elle était plus qu'un siècle. qui roule en décadence, c'était un siècle qui se remplit de sa propre verdure tombée. Elle tombait, comme la verdure du pays sous les coups des brûlis et des baramines. Le pays s'éclaircissait, tout comme une case à midi laisse fleurir au travers de ses cloisons de lattes la fleur éclatée du soleil. Nous passions de la civilisation de la forêt à la civilisation de la savane : c'est du moins ce qu'on aurait dit si nous avions disposé d'un peu plus de terre dans un peu plus de temps... »

(La case du commandeur)

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*

Ayant ainsi considéré que, dans ces pays où les gouffres du temps et les vertiges de la mémoire collective accou­chent de tant de cris, le rythme de nos paroles suit peut­être les lignes d'un désordre secrètement mis, j'ai choisi de résumer ici quelques aspects de nos rhétoriques de l'oralité, sous la forme provocante du mémorandum, comble d'écriture.

Rhétoriques de l'oralité, ou non

(Résumé)

Introduction: Ce que n'est pas ['oralité.

Il est difficile d'enrouler ou de dérouler une rhétorique, un art du discours et de la parole, quand l'écriture est aujourd'hui tentée, tourmentée, des passions à la fois évi­dentes et troubles de l'oral.

Il ne s'agit pas tout rudement d'un passage de l'écrit à cet oral, comme on le dit. Ni de savoir si on remplace des textes, conçus pour la contemplation ou la méditation (en quelque sorte, pour la « voix intérieure ») par des textes d'une autre manière, bâtis pour la déclamation et l'audi­tion.

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Quand nous envisageons les histoires des humanités, nous voyons que partout s'est opéré le relais entre l'oral et l'écrit, c'est-à-dire là où l'écriture est apparue comme progrès d'abord, transcendance ensuite. Les livres fonda­teurs se dressent comme des stèles frontalières de ce pays­mêlé où les voix peu à peu se fixèrent sur des objets concrets, tablettes, roches, monuments et parchemins. L'Iliade et l'Ancien Testament par exemple résument les cheminements de traditions orales précédentes et les fixent, en obligeant que le chanteur les reprenne sous cette forme délibérée.

Il s'agit de supposer en tremblant si désormais on questionnera cette transcendance où s'était établie l'écri­ture. Les langues et les pratiques de l'oralité ont resurgi dans le panorama des littératures, elles ont commencé d'influer sur la sensibilité, avec une énergie et une pré­sence flamboyantes. Il faut songer ardemment, non pas à ménager ce nouveau passage, qui serait maintenant de l'écrit à l'oral, mais à susciter des poétiques renouvelées, où l'oral se maintiendrait dans l'écrit, et inversement, et où flamberait l'échange entre les langues parlées du monde.

De telles nouvelles poétiques ne se confondent pas dans le vieil art du théâtre ni avec les ruses de l'écriture « parlée ». L'écriture théâtrale et le « langage parlé » des romans sont des procédés de littérature, qui ne remettent pas en cause la nature ni le statut de l'écrit.

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Il ne faut d'ailleurs pas consentir ici aux effets média­tiques de l'audiovisuel et de la presse écrite. Ces effets mettent en œuvre des techniques, du flash, du script, du scénario, de l'entrefilet, qui prétendent à rendre compte du réel dans un raccourci qui est presque tou­jours un élémentaire. Il n'est pas là d'oralité. On n'y trouve que des brefs d'écriture, aménagés pour enregis­trement ou pour réalisation. L'écriture n'est fécondé­ment brève que quand elle fréquente ou avoisine le silence, sans s'y abolir pourtant. Du point de vue d'une rhétorique de l'écrit, la brièveté de l'audiovisuel est tou­jours un bavardage.

C'est là ruser aussi avec le réel : on veut le surprendre dans son essentiel ou on prétend à le décrire dans sa tota­lité, alors qu'on a soigneusement choisi, découpé ou rajusté dans sa masse ce qu'on illustrera et présentera comme permanent ou définitif. Si la « représentation »

du réel est la loi de l'audiovisuel, la mimêsis est ici falla­cieuse : elle s'exerce dans une actualité qui est toujours une fugacité. Cela nous aide à concevoir que l'imitation du réel, un des fondements de l'écriture dans les cultures occidentales, est à réinterroger.

Et si la « duplication » du réel est au principe des mondes informatiques, il faut savoir ou pressentir ce qu'un tel redoublement ouvre de variances, au-delà d'un élémentaire clonage qui eût été vide d'échos.

L'oralité, cette passion des peuples qui au vingtième siècle ont surgi dans la visibilité du monde, et en tant

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qu'elle entre en écriture, se manifeste d'abord par les que­relles fécondes qu'elle y introduit, multiplicité, circula­rité, ressassements, accumulation et déréligion. Relation enfin.

Elle échappe aux systèmes des rhétoriques tradition­nelles qui soutenaient toujours une linéarité ou une uni­cité du temps et de la langue.

1. Multiplicité, circularité

- Les histoires (surgies) des peuples maintenant visibles dis­sipent l'harmonie linéaire du temps.

Il n'est pas sûr que dans la totalité-monde la linéarité temporelle consacrée par l'expansion des cultures occi­dentales se maintienne comme regulatio universelle. Du moins au plan de l'imaginaire.

- Dans cette circonstance, le « siècle » ni sa fin n'ont plus de valeur normative.

On peut se représenter des peuples contemporains qui vivent des temps différents et qui continuent d'être en action et en réaction avec d'autres présences du Chaos­monde. Et qui par là même expriment des « fins >) diver­gentes par rapport à la norme temporelle consentie par tous.

En ce sens, et pour notre temps, chaque année, chaque jour, chaque minute peut être un siècle ou une fin de siècle. Et chaque individu aussi. Le dicton antillais le

III

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résume ainsi, qui énonce: « Un nègre est un siècle. »

Non pas tellement qu'il dure, ni que sa rancune soit patiente, mais qu'il est impénétrable et qu'on ne peut en voir le bout.

- Les rhétoriques traditionnelles continuent d'être uni­lingues et unilatérales.

Elles ne conçoivent pas les diffractions de nos temps ni les écarts ni les vertigineuses attractions de toutes langues données. Elles ne se conçoivent qu'en l'exercice d'une seule langue, laquelle a délimité ses périodes dans la linéarité que nous avons dite (avant et après Jésus­Christ). Mais, ô Rabelais, ô Joyce, ô Pound, ô folâtres­ques emmêlements.

- La multiplicité non hiérarchisée des langues suscite irré­sistiblement des langages nouveaux.

Les phénomènes de créolisation à l'œuvre dans notre monde intéressent non seulement la diversité des temps vécus par des communautés en contact ou non mais aussi l'interchange des langues écrites et parlées. Par-delà ces langues, l'imaginaire (ou les imaginaires) des humanités pourrait inspirer des langages, ou des archipels de lan­gages, qui équivaudraient à l'infinie variance de nos rela­tions. La langue, c'est le creuset toujours bouleversé de mon unité. Le langage, ce serait le champ ouvert de ma Relation.

Transrhétoriques, dont les usages ne nous sont pas encore connus.

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- Fin de siècle ou fin de l'Histoire? Le vingtième siècle s'achèvera-t-il vraiment? Ne pou­

vons-nous pas considérer plutôt que ce qui s'achève sans fin pour nous, c'est l'Histoire ou plutôt les philosophies de l'Histoire, qui ont tramé la linéarité normative en même temps qu'elles définissaient leur propre finalité exclusive dans le tourment des temps humains?

La Transhistoire s'étend.

*

11. Accumulation et déréligion

- L'oralité hormis la transcendance. La transcendance de l'écriture par rapport à l'oralité,

en particulier dans les cultures occidentales, est fondée dans l'ambigu du mot Verbe, dont on ne distingue pas à vrai dire s'il désigne seulement la parole de Dieu ou aussi bien la forme de sa Loi écrite. Toute transcendance de l'écriture relève d'un absolu de la Révélation. D'une Dic­tée première, aussi déterminante qu'une Genèse.

Les œuvres de l'oralité, surtout quand celle-ci est composite et non atavique, trament dans la Relation. Le Sacré procède peut-être pour nous de cette Relation, non plus d'une Révélation ni d'une Loi.

- Des poéu'ques de l'oral-écrit. Elles ne constituent pas des systèmes de rhétorique. On pourrait en traiter les motifs, sans qu'il faille les

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Une poétique de la durée, qui ne « détaille » pas les temps.

L'entassement et l'accumulation, qui sortent la parole de sa ligne.

Le retour et la répétition, qui ne rusent pas avec le signifié.

Les rythmes de l'assonance, qui tissent la mémoire d'alentour.

L'obscur, qui est l'écho du Chaos-monde.

111. Poétique de la Relation, poétiques du Chaos

- Rhétorique et identité. Répétons à notre tour que ce dont nous avons débattu

ici est lié à la conception que chacun se fait de son iden­tité.

L'Être-racine est exclusif, il n'entre pas dans les infinies et imprévisibles variances du Chaos-monde, où vaque seulement l'Étant-comme-Relation.

Les rhétoriques traditionnelles pourraient être envisa­gées comme le splendide effort de l'Être-racine pour se confirmer comme Être.

- La Relation, imprévisible, ne conçoit pas de rhétorique. Là où l'écrit fréquentait la transcendance et tentait

d'illustrer l'Être, l'oral-écrit-oral multiplie l'ouverture et trace dans l'impromptu ardent du monde, qui est la seule forme de sa permanence.

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- Le Chaos-monde, imprévisible, démultiplie les rhéto­riques.

Aussi bien, un système ne se conçoit-il, dans un tel contexte, qu'à la condition qu'il « comprenne » toutes les rhétoriques envisageables, et aussi tous les possibles d'une transrhétorique non universalisante.

Les paroles du Chaos-monde ne supposent aucune généralité normative.

L'ardent éclat projette sans limites.

Et là, tout soudainement des arums fous, des rois-des­rois, fleurs sculptées et inodores, ravissent de la forêt de Balata son écriture : la sourde propagation de ses encens éclatés.

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Pour l'art baroque, la connaissance pousse par 1'éten­due, l'accumulation, la prolifération, la répétition et non pas avant tout par les profonds et la révélation fulgurante. Le baroque est volontiers de l'ordre (ou du désordre) de l'oralité. Cela rencontre dans les Amériques la beauté toujours recommencée des métissages et des créolisa­tions, où les anges sont indiens, la Vierge noire, les cathé­drales comme des végétations de pierre, et cela fait écho à la parole du conteur qui elle aussi s'étend dans la nuit tro­picale, accumule, répète. Le conteur est créole ou que­chua, navajo ou cajun. Dans les Amériques, le baroque est naturalisé.

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ÉCRIRE

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Écrire c'est dire : le monde.

Le monde comme totalité, qui est si dangereusement proche du totalitaire. Aucune science ne nous en procure une opinion réellement globale, ne nous permet d'en apprécier l'inouï métissage, ne nous fait connaître com­ment sa fréquentation nous change. L'écriture, qui nous mène à des intuitions imprévisibles, nous fait découvrir les constantes cachées de la diversité du monde, et nous éprouvons bienheureusement que ces invariants nous parlent à leur tour.

Ce dire de l'écriture, qui nous rapproche ainsi d'une telle connaissance, fait aussi que nous ressentons pour­quoi c'est le monde comme totalité, et non pas une partie exclusive du monde, élue ou privilégiée, qui nous trans­porte.

Nous découvrons que l'endroit où nous vivons, d'où nous parlons, nous ne pouvons plus le distraire de cette masse d'énergie qui au loin nous sollicite. Nous ne pou-

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vons plus en saisir le mouvement, les infinies variances, les souffrances et les plaisirs, si nous ne l'accorons pas à cela qui bouge si totalement pour nous, dans la totalité monde. La « partie exclusive » que serait notre lieu, nous ne saurions en exprimer l'exclusivité si nous la tournons en exclusion. Nous concevrions alors une totalité qui réellement toucherait au totalitaire. Mais, au lieu de cela, nous établissons Relation.

Et non pas par une abstraction, par une idéalisation de toutes choses, qui nous aurait fait retrouver dans notre lieu particulier comme un reflet d'un universel bienfai­teur et profitable. Nous avons renoncé à cela aussi. La prétention d'abstraire un universel à partir d'un parti­culier ne nous émeut plus. C'est la matière même de tous les lieux, leur minutieux ou infini détail et l'ensemble exaltant de leurs particularités, qui sont à poser en conni­vence avec ceux de tous les lieux. Écrire c'est rallier la saveur du monde.

L'idée du monde n'y suffit pas. Une littérature de l'idée du monde peut être habile, ingénieuse, donner l'impression d'avoir « vu » la totalité (c'est par exemple ce qu'on appelle en anglais une World Literature), elle vaticinera dans des non-lieux et ne sera qu'ingénieuse déstructure et hâtive recomposition. L'idée du monde s'autorise de l'imaginaire du monde, des poétiques entre­mêlées qui me permettent de deviner en quoi mon lieu conjoint à d'autres, en quoi sans bouger il s'aventure ailleurs, et comment il m'emporte dans ce mouvement immobile.

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* Écrire c'est dire, littéralement.

Les éclats de la parole sont les manifestes de tant de peuples qui tout d'un coup sont accourus chanter leurs langues, avant que peut-être elles ne disparaissent, usées et effacées par les sabirs internationaux. L'aventure commence, pour toutes ces langues de l'oralité, hier méprisées, hier dominées. Fixations, transcriptions, et leurs pièges à éviter; mais aussi, inscriptions de ces langues dans une formation sociale qui a peut-être ten­dance, ou qui est amenée par force, à utiliser ce qu'on appelle une grande langue de communication, langue dominante. Le divers du monde a besoin des langues du monde.

L'éclat des littératures orales est ainsi venu, non pas certes remplacer l'écrit, mais en changer l'ordre. Écrire c'est vraiment dire: s'épandre au monde sans se disper­ser ni s'y diluer, et sans craindre d'y exercer ces pouvoirs de l'oralité qui conviennent tant à la diversité de toutes choses, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale, les cassures de la voix.

Dans cet état nouveau de littérature, l'ancienne et si féconde division en genres littéraires ne constitue peut­être plus loi. Qu'est-ce que le roman et qu'est-ce que le poème? Nous ne croyons plus que le récit est la forme naturelle de l'écriture. L'histoire qu'on raconte et maî-

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trise était naguère inhérente à l'Histoire qu'on fait et qu'on régit. Celle-ci était garante de celle-là, pour les peuples d'Occident, et celle-là l'éclat légitime de celle-ci. TI y a encore du prestige de cette solidarité dans la vogue des romans à la mode, en Europe et dans les Amériques. Nous sommes tentés par d'autres partitions. L'éclate­ment de la· totalité-monde et la précipitation des tech­niques audiovisuelles ou informatiques ont ouvert le champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas idée. En attendant, les poétiques du monde mélangent allègrement les genres, les réinventant de la sorte. Ce qui fait que notre mémoire collective est prophétique : en même temps qu'elle assemble le donné du monde, elle tâche à en soustraire ce qui tendait à la hiérarchie, à l'échelle de valeurs, à une transparence faus­sement universelle. Nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas de modèle opératoire.

* Le poète, par-delà cette langue dont il use, mais mysté­

rieusement dans la langue même, à même la langue et dans sa marge, est un bâtisseur de langage. Les combina­toires astucieuses et mécanisées de langues pourront paraître bientôt désuètes, mais non pas le travail qui baratte au fond du langage. Le poète tâche à enrhizomer son lieu dans la totalité, à diffuser la totalité dans son lieu: la permanence dans l'instant et inversement, l'ail­leurs dans l'ici et réciproquement. C'est là le peu de divi­nation dont il se prévaut, face aux dérélictions inscrites

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dans notre réel. Il ne mène pas le jeu de l'universel, qui ne serait pas manière d'établir Relation. Il ne cesse de supposer, depuis le premier mot de son poème: « Je te parle dans ta langue, et c'est dans mon langage que je t'entends. »

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Villes, gros bourgs de rien! Vrais lieux du Tout! Avez­vous égaré vos Xamaniers et vos arapes ? Le bout du soir, ce qu'il en reste de nuage, a filé sur les acacias. Mainte­nant il est tard, il ne vous reste aucune trace où labourer. Vos da ciers font combat contre vos Majors rassemblés. Vos fumées prennent corps dans des caroubes qui froi­dissent. Le tumulte a gravi dans les mornes de vos salènes. Vous mélangez les mots et les langues et les échos avec la boue pétrifiée des huques. Vous en créez de nou­veaux. C'est un langage, qui s'infiltre à la graisse de vos chaussées, nous l'entendons, nous le parlons. Vous restez là lourdes du poids de tant de souffles. Sans même voir que nous pilons vos épeautres sur vos rosiers.

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CE QUI NOUS FUT, CE QUI NOUS EST

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... Les feux des lys sauvages, les clairs fourrés d'oiseaux du paradis, les maisons rousses assoupies qui veillent sur des marais semés de roses-de-porcelaine, et tout ce que la totalité-monde amasse de rires et de malheurs en une seule favela, puis les sables - Brésil - cascadant entre les murailles des fleuves-serpents, et l'évohé des chœurs d'Afrique mêlés de flûte indienne, d'où va sourdre bien­tôt la bossa-nova, et le jappement des usines venu lécher les mosaïques des trottoirs, toutes ces images convenues qui entrent en démesure, et les paons amazoniens qui engloutissent dans la ténèbre de leurs roues les familles de la forêt, et l'odeur rêche des cocos et des oranges amères ...

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Repli et dépli

Et toute ta vie tu descendras cet escalier.

Michel Leiris, Aurora.

La minutie dans l'observation ne confirme pas chez Michel Leiris une vision fragmentée du réel, mais le conduit à un entassement de détails (ou d'épisodes) qui à la fin constituent trame. Cette minutie répondait à un trait de sa nature. Renfermé sur lui-même, pru­dent et souffrant s'il se trouve d'être timide, il faisait effort pour porter une attention non feinte ni de com­plaisance aux autres et au monde. Il lisait le réel avec un forcènement ou une délectation volontaires, parce qu'il se méfiait de sa distraction naturelle ou de son égotisme. Et cela qu'il lisait ainsi, il le mettait en balance avec ce qu'il entendait de lui-même, cherchant corrélation de l'autre à soi. Il en revenait à l'individu Michel Leiris, mais par modestie, par crainte d'engen­drer ou de paraître vouloir imposer des vérités établies ou définitives.

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Le réel est totalité qui sans fin se trame. La passion de Michel Leiris sera de déchiffrer cette trame et d'en don­ner un équivalent poétique, mais non pas à tout venant : à chaque recoin où il avait chance de se surprendre, en tout lieu où il se trouverait impliqué à l'Autre, par toute parole qui mettrait en jeu ce rapport.

* Dans un de ses premiers livres, Aurora «< Je n'avais pas

trente ans quand j'ai écrit Aurora ... »), Leiris désigne un tel va-et-vient, soulignant par exemple ceci :

« La mort du monde est égale à la mort de moi­même, nul sectateur d'un culte de malheur ne me fera nier cette équation, seule vérité qui ose prétendre à mon acquiescement, bien que contradictoirement je pres­sente parfois tout ce que le mot IL peut contenir pour moi de châtiments vagues et de menaces monstrueuses »

(page 40 *).

Le réel est un corps de méandres et la vie cogne en chaque recoin. Réel et vie constituent repli. Les considé­rer ensemble revient à bâtir une rhétorique, par un lent travail de dépli qui vise à éclairer plus qu'à convaincre, à se persuader soi-même plutôt qu'à confondre le lecteur, confident muet, sous un trop-plein de raisons.

* Les citations renvoient toutes à la réédition d'Aurora dans la collection L'Imagi­naire (Gallimard" 1977).

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La même pratique régit l'observation, ou la vision, dans L'Afrique fantôme. Si le titre du livre constitue pré­supposé (c'est Leiris qui y fait fantôme, se cherchant là en vain), la matière qui le remplit ne dérive pas en supposi­tions théoriques. Observateur rigoureux, et qui s'impose la plus formelle objectivité dans la notation, Leiris n'y pratique pas moins, à l'occasion, ce rapport soutenu de la subjectivité au réel, qui fondera l' œuvre de sa vie.

L'objectivité scrupuleuse, qui est la règle du métier. La subjectivité, qui entre dans la pensée ethnographique. Le rapport à l'autre (ou du moins sa quête angoissée), qui est une implication de modestie. La volonté de ne pas conclure en théorie généralisante.

Ajoutons le suspens, cette manière de reporter à plus tard la leçon des choses mais de reprendre alors le détail ou l'épisode d'hier, en y ajoutant imperceptiblement. La trame. Le suspens sera un des arguments de l'art de la prose chez Leiris, un suspens qui n'ira pas « à sauts et à gambades », mais qui se répétera comme l'occasion de l'étendue et de la durée de l'écriture.

C'était le temps où se décidait une conception de l'ethnologie « pure » : tentative de surprendre, au mo-dèle de sociétés elles aussi supposées pures, en tout cas moins complexes (ce qui était déjà un étrange pré­jugé), les structures élémentaires ou les dynamiques de toute société donnée. Les prétentions de cette ethnologie dominante fondaient sur l'objectivité là encore, mais en

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tant que volonté ou croyance de ce qu'on peut retenir l'essentiel d'un fait social ou culturel dans la maille des descriptions; sur la distanciation, par où on estimait garantir l'objectivité; sur la définition, qui suppose la compréhension entière d'un phénomène observé, aussi bien que son exemplarité. Leiris ne souscrit pas à cette tentation de l'universel généralisant.

* Son ouvrage le plus significatif est en l'occurrence

Contacts de civilisation en Guadeloupe et en Martinique, livre dont on parle peu, et pour cause: comment prendre la mesure de cette accumulation sourcilleuse de faits, qui ne débouche pas sur des théories fondatrices mais laisse à vif le réel ainsi abordé, se contentant de le tramer dans sa masse? Leiris ethnographe, à la manière pragmatique et humble qui était la sienne devant les choses et les gens, consent ici à des schémas d'analyse communs à l'anthropologie et à la sociologie: l'étude des classes sociales, l'approche des niveaux de langage, l'examen des « formations » historiques. Mais on admet vite que, face à la réalité complexe des Antilles franco­phones, sociétés composites et créoles, ce qui le retient, ce n'est pas le fond Cà surprendre ou à « compren­dre ») de cette réalité, mais d'abord la complexité elle­même comme fond. Nous sommes au plein d'une ethno­logie de la Relation, d'une ethnographie du rapport à l'Autre.

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Étudier des contacts de culture, c'est décider déjà qu'on n'a pas de leçon à en tirer, la nature de tels contacts étant d'être fluente, inattendue. Nous en dirons, quant à nous (rapportant la qualité de ce réel observé, ou du compte qui en est rendu, à l'observateur même), que Lei­ris n'entendait apporter aucune conclusion à son auto­analyse, sinon d'envisager jour après jour cette autre conclusion, qui est aussi un suspens, et qui l'obsédait: le moment de sa mort. Non pas la mort comme effroi pos­sible (ainsi que Montaigne tâchait à y remédier par avance) mais la mort comme mystère ou scandale met­tant fin à un autre scandale et un autre mystère, celui de la vie. « Nuit et jour la mort me surplombait comme une morne menace » (page 84).

* Si l'observation du réel et la confession de soi n'ont pas

pour but de surprendre un fonds des choses, à quoi riment-elles? Pour ce qui concerne l'ethnographie, il y s'agit de décrire avec probité pour mieux établir rapport, pour mieux fonder l'échange. Quant à la confession, ou disons la confidence, emmaillés que nous sommes dans le tissu de l' œuvre, nous ne pressentons pas une de ses évi­dences : que Leiris en vérité ne nous fournit en éléments sur sa vie, les femmes qu'il a désirées, les dépits qu'il a endurés, les manques dont il souffre, que d'une manière secondaire et en quelque sorte illusoire.

La confession chez lui ne s'apparente en rien à ce que nous entendons par exemple chez Rousseau : une exalta-

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tion du moi, la justification d'une existence et d'une pen­sée. Pas davantage ne répond-elle à la quête d'une vérité indubitable.

C'est la même impitoyable exigence de vrai (de véra­cité) dans le détail qui est imposée ici (pour la confession) et là (pour la pratique de l'ethnographie). L'attention que Leiris porte au monde, il la contraint à la toute-puissance de cette véracité, plus difficile à satisfaire quand il s'agit de confession. Le plus exigeant chez Leiris, c'est l'œil. Non pas seulement celui qui voit dans le présent, mais aussi l'œil de la mémoire, qui entend des mots venus de si loin, des expressions taraudantes, des ritournelles, des dictons, des lieux communs.

Tout alors nous surprenons le principe, que nous avions à grand-peine deviné, de la confession chez Lei­ris : concourir à la trame d'une rhétorique, seule capable (établissant rapport d'un vivre à un dire) de fournir excuse au scandale de la condition humaine, c'est-à-dire, de sa condition. « Ce n'est pas impunément que l'on vient sur terre et toute espèce de fuite est impossible »

(page 58).

* L'exigence de véracité est là, tout à fait première. Si les

éléments qui font maille dans la poétique, les mots, les expressions, ces dictons, ces ritournelles, dont l'auteur « part », ou les événements dont il « se sert », avaient été par lui déformés d'abord ou fantasmés, alors le lien eût

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été rompu entre la condition et l'expression, la trame du réel et la trame de la parole. Et si on confondait l'une dans l'autre ces deux dimensions, du vivre et du dire, sans qu'on y portât l'ardent travail du tissage d'écriture, alors on en reviendrait à buter sur ce scandale de la condition humaine, sans avoir même pu le conjurer. L'artifice con juratoire de l'art n'est pas, ô simplicité! de rapporter la véracité des faits au cercle de la subjectivité, mais de révéler le rapport tramé, s'il y en a un, de celui-ci à celle-là. C'est par le « s'il y en a un » que la rhétorique commence, que l'écriture court son risque. L'art poé­tique, en seule concevable « exploration », est une phase du possible.

Ce faisant, Michel Leiris n'est en rien essentialiste ni nominaliste. Il n'entend pas définir. Et le rapport, du système inconcevable d'existence au système délibéré d'expression, n'est ni fusion ni confusion. L' œil minu­tieux est un œil qui écoute, ô Claudel, et parle. La confes­sion est un discours d'abord, où le jeu des mots, et les jeux de mots, combinent « en abyme ». On résumerait ainsi le procédé : ce que l'existence a prodigué, le dis­cours l'organise. Et pour mieux dire: ce que le repli a celé, la poétique le déplie. Du repli au dépli, le mouve­ment est incessant.

Va-et-vient qui concerne aussi les objets, témoins actifs et particules hautement signifiantes de la trame : « Une telle série d'objets, étagée comme un flux, doit néces­sairement en voir une autre lui succéder comme étant le reflux » (page 62). Leiris partage, mais dépasse aussi, la

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passion des surréalistes pour le bric-à-brac, pour la ren­contre fortuite d'objets étranges et élus, dont le listage (argument poétique de l'exploration du réel) procède chez eux du « il y a ... » de Guillaume Apollinaire. Chez Leiris, de telles listes sont réversibles, mutuellement contaminantes. Repli-dépli.

* Quand nous disons : rhétorique, nous n'entendons pas

ainsi un corps de préceptes savamment mis en œuvre ni une ruse de la didactique mais une dynamique aventurée de la parole, un pari qui s'expose, dans la relation dehors­dedans, soi-monde, existence-expression.

La prose de Leiris est par là une métaprose qui évalue à chaque instant son propre niveau d'expressibilité (à ces moments donc où l'auteur « confesse » les faits) et ses niveaux de réflexibilité, quand le même auteur rapporte sa confession à l'équivalence que nous avons dite, du Haut mal de la vie au Prêle bruit de l'écriture.

Les stades complexes de la contamination, sémantique par exemple, nouent peu à peu le nœud de la phrase, ainsi dans Aurora où le nom de l'héroïne inaugure une proces­sion de signifiés dérivants, OR AURA, OR AUX RATS,

HORRORA, O'RORA, et où Leiris écrit ceci, qui préfigure nombre d'enchaînements de La règle du jeu :

« Je réfléchissais à ce que j'avais vu et, regardant au­dessus du hangar transformé en charnier l'étoile Polaire

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briller vaguement comme la pointe ironique du glaive de Paracelse, je songeais au prénom Aurora, attaché au des­tin de cette étonnante fille que les derniers lambeaux de nuages emportaient maintenant vers un gratte-ciel construit, avec quel inaltérable ciment? au bord d'un continent extraordinairement stable et clair bien que fuli­gineux, et je me rappelais qu'en latin le mot hora signifie " heure ", que le radical or figure dans os) oris qui veut dire" bouche "ou " orifice ", que c'est sur le Mont Ara­rat que l'arche s'arrêta à la fin du déluge, et que si Gérard de Nerval, enfin, se pendit une nuit dans une ruelle per­due du centre de Paris, c'est à cause de deux créatures semi-fantomatiques qui portaient chacune une moitié de ce nom : Aurélia et Pandora » (page 178).

Ces contaminations et combien d'autres, par exemple d'ordre géographique (collusions de lieux), et toujours induites par les mystères supralogiciens de la séman­tique, et bien d'autres formes encore de transversalités, se rapportent expressément aux procédés de l'alchimie et de la transmutation: de l'existence à la parole, de la mort­vie à la rhétorique, qui seule lui fournit excuse et permet qu'on l'endure.

La prose de Leiris est un seul long halètement, hachure de respirations fortes ou retenues, comme d'un qui étouf­fant à demi voit venir une mièvre apocalypse, dont il entend prendre mesure.

*

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Dans Aurora déjà, l'évocation de cet état que fut pour Leiris l'ennui, qui n'est ni le spleen ni la mélancolie, et qu'il a confessé ressentir, dans les derniers jours de sa vie, aux amis qui le visitèrent. Il s'ennuie quand il ne poursuit pas la corrélation, du repli de l'existence au dépli de l'écriture. Je n'en conclus pas qu'il a vécu pour écrire, mais certes que l'écriture ne l'a pas satisfait quand il n'y a pas trouvé matière à supporter la vie. L'ennui est cette béance qui étale parfois, dans la cassure ouverte entre le vivre et l'écrire, sa morne indifférence.

Alors, opposer à la masse informe du vécu la rigueur cadencée de la trame rhétorique. Aurora nous le dit, à sa manière provocante et exacerbée :

« Car je dois dire que de tout temps la vie s'est confondue pour moi avec ce qui est mou, tiède et sans mesure. N'aimant que l'intangible, ce qui est hors la vie, j'identifiai arbitrairement tout ce qui est dur, froid, ou bien géométrique avec cet invariant, et c'est pourquoi j'aime les tracés anguleux que l'œil projette dans le ciel pour saisir les constellations, l'ordonnance mystérieu­sement préméditée d'un monument, le sol lui-même enfin, lieu plan par excellence de toutes les figures »

(page 83).

Nous savons que, par-delà cette passion des figures géométriques, des plans et des documents topogra­phiques, si éloignés de ce qu'on dirait être l'humain, l'œuvre de Michel Leiris est une recherche obstinée de la seule sorte de trame qui tienne, celle qui établit relation et

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donne de vaincre le mou, le tiède et l'immesuré, par la solidarité lucide.

Le dernier mot de sa rhétorique, passé le report du réel et le déport de l'écriture, indique un rapport vrai -libéré­à l'Autre.

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La terre matrice des pays antillais, Haïti.

Qui n'en finit pas d'acquitter l'audace qu'elle eut de concevoir et de faire lever la première nation nègre du monde de la colonisation.

Qui depuis deux cents ans a éprouvé ce que Blocus veut dire, chaque fois renouvelé.

Qui sans répit souffre ses campements et sa mer folle, et grandit dans nos imaginaires.

Qui a vendu son sang créole un demi-dollar le litre. Qui s'est distribuée à son tour dans les Amériques, la

Caraibe, l'Europe et l'Afrique, refaisant diaspora. Qui a consumé tout son bois, marquant de plaies arides

l'en-haut de ses mornes. Qui a fondé une Peinture et inventé une Religion. Qui meurt à chaque fois de débattre entre ses élites

nègres et ses élites mulâtres, tout aussi carnassières. Qui a cru qu'une armée était faite de fils de héros. Qui a charroyé des mots beaux ou terribles, le mot

macoute, le mot lavalass, le mot déchouquer.

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Le tambour du Tout bat dans la poésie d'Aimé Césaire:

Je me suis) je me suis élargi - comme le monde -et ma conscience plus large que la mer! J'éclate. Je suis le feu) je suis la mer. Le monde se défait. Mais je suis le monde

et flue en sourds étonnements dans celle de Saint-John Perse:

Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves)

Et que toutes choses au monde lui soient vaines) cJest ce qu'un soir) au bord du monde) nous contèrent

Les milices du vent dans les sables d'exil ...

N'a-t-on pas dit, de ce poète, qu'il a passé du batte­ment de la Caraibe (Éloges) aux houles du Pacifique mêlées des Hauts Plateaux d'Asie (Anabase) aux embruns de l'Atlantique (Exil) ? Les mers se coulent dans cette errance comme des fleuves à l'abandon.

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Du corps de Douve

Lorsque parut Du mouvement et de l'immobilité de Douve, nous étions un assez grand nombre de poètes, vivant en France, de la même génération à quatre ou cinq années près, qui nous intéressions à un élargissement de la parole poétique, soit sur les horizons d'un pays et du monde, je parle par exemple pour Kateb Yacine, soit dans les expirations du verset, considéré comme une mesure du souffle humain et un creuset du bruit du monde, ainsi que l'avaient tour à tour illustré Segalen, Claudel et Saint-John Perse.

C'est peut-être une petite contribution à l'histoire litté­raire de cette période que d'indiquer comment cette caté­gorie de poètes, que rien en effet ne « réunissait », ni école ni théorie ni manifeste, a réagi à Douve. Parmi eux, Jacques Charpier, dont un poème, Connaissez-vous l'Éco­lière, était populaire parmi nous, Jean Laude qui devait devenir un spécialiste minutieux de l'histoire des Arts africains et un poète de l'ample-obscur, où une lumière patiente vrille, et Roger Giroux dont le premier livre de

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poésie, L'Arbre le temps, serait plus tard publié aux mêmes éditions du Mercure de France où paraissait Douve.

En quelque sorte, des poètes interpellés par l'Histoire, soit qu'ils en aient souffert les avatars (Yacine) et qu'ils la mettent en question, soit qu'ils en méditent les significa­tions contradictoires (Laude, Charpier). Ou alors, s'agis­sant de Roger Giroux ou de Paul Mayer, convaincus de la même passion du rhétorique, au sens écriturant de la chose, qui était à l'opposé de cette absence, de cette rareté du mot dans la page qui commençaient de con­sumer l'expression poétique en France. Et pourtant, Giroux, poète majeur, devait pencher plus tard vers ce silence, où je dénombre toutefois chez lui les cassures de l'ancien dire. Pierre Oster se tenait au loin. Jean Gros­jean, encore plus au large, arpentait ses campagnes pro­phétiques.

Douve nous fut lointaine, toute présente.

D'abord par sa dialectique, n'ayons pas peur du mot. Le poète nous y conviait, qui citait Hegel en exergue à son texte.

« Mais la vie de l'esprit ne s'effraie point devant la mort et n'est pas celle qui s'en garde pure. Elle est la vie qui la supporte et se maintient en elle. »

La citation convenait aux hégéliens que pour la plu­part nous étions ou désirions cl' être, et elle proposait pourtant une première, et même si fugitive, équivoque. Il devenait facile de concevoir le mouvement comme vie et de confondre l'immobilité dans la mort. Le texte du poème

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nous exhortait bientôt à nous éloigner d'une aussi pauvre mécanique.

Douve nous fut sensible comme la première parole d'un poète de nos générations qui affirmait sans affirmer que la poésie est connaissance, même si cette connaissance passe par ce que Bonnefoy appellera plus tard l'improbable.

Je crois que ce fut aussi le premier livre de poésie contemporaine que nous ayons élu comme à la fois total et si peu totalitaire, et il nous fut évident que le corps de Douve, objet de poésie, obscur et illuminé, divisé mais sans cesse recomposé, s'y révélait un et transfiguré par la multiplicité qui le traversait.

Courant au poème, on ne pouvait que revenir sans cesse à cette multiplicité fracassée du corps de Douve. Je dis le corps, car Douve, qui promet la connaissance, ne s'offre pas sous les auspices d'un pur évanescent. Elle est écartelée secrète connaissance, et qui se rompt, ce sont là des citations du poème, qui voit ses yeux se corrompre, qui est inondée « de têtes froides à bec, à mandibule ».

De telles distributions du corps de Douve inclinaient à méditer qu'elle s'étend dans la terre avec une impatience terrible.

Je revenais au livre, où se tramait au fur et à mesure l'image de cette étendue, de cette extension qui faisait comme une exploration en soi et hors de soi.

Pour en recomposer un des champs, non, une des por­tées, parmi d'autres, je voyais passer, disons que je reconnaissais, la houille, terre incendiée dont le corps

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mort porte et supporte la vie, le sable, dont la mobilité est à jamais fixe, la toile d'araignée, qui est comme du sable qui prend forme, le lierre, à la fois toile et sable et houille végétale, et l'herbe luxuriante, qui confond dans son empressement toute vie et toute mort.

Impressionnante variété, de houille en herbe, d'une diversité qui se conforme à soi. Toutes réalités en même temps denses et tramées. Nous saisissions pourquoi Douve était obscure et illuminée, une et transfigurée. C'est parce qu'elle ne se concevait pas comme sauve des assauts de la terre, qu'elle était tellurique véritablement. De recevoir les coups du silex ou de la foudre, d'être en prise avec le froid et la ténèbre, faisaient d'elle un très pur présent. La connaissance par le poème passait par cette énergie non revendicative, où nous pouvions prévoir nos propres interrogations.

Le texte négligeait superbement de prononcer sa cir­constance. Mais on pouvait y suivre le mouvement non plus de Douve mais du poète. Il s'en allait d'un passé innombrable :

Je te voyais courir sur des terrasses Je te voyais lutter contre le vent ...

vers un présent, vers des présents inéluctables :

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Je me réveille~ il pleut. Le vent te pénètre~ Douve~ lande résineuse endormie près de moi ...

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N'était-ce pas, bien au-delà du temps, la marque d'une conscience qui, disons ainsi, se fait Histoire? Et plus encore, d'une ouverture hasardée à l'épaisseur du monde? Cette poésie portait à la méditation de l'Être, mais c'était par un enseignement des éléments les plus insistants du réel.

Le ravin pénètre dans la bouche maintenant, Les cinq doigts se dispersent en hasards maintenant, La tête première coule entre les herbes maintenant, La gorge se farde de neige et de loups maintenant, Les yeux ventent sur quels passagers de la mort et c'est

nous dans ce vent dans cette eau dans ce froid mainte­nant.

Une prosodie faite de mesure, rien d'inutile ni d'apprêté, comme d'une sévérité d'inspiration qui éloi­gnait des faibles exaltations dont le poème en France avait naguère connu la fièvre. Mais aussi, des brusqueries rythmées, des cassures, et souvent des enroulures, des circularités, qui faisaient du texte un seul fleuve, un cou­rant qui fluait d'un passé comme légendaire à ce présent frappé d'une multiple splendeur.

Et, tout ainsi que pour épuiser notre surprise, le poète projetait dans le futur ce que je ne puis, en ce moment de sa méditation, qu'appeler un Art poéti­que : c'est le poème, part préfigurée de l'entier poème, qu'il intitule Vrai nom, et que je considère être l'un

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des plus beaux élans de la poésie française contempo­raine.

Je nommerai désert ce château que tu fus, Nuit cette voix, absence ton visage, Et quand tu tomberas dans la terre stérile Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté.

C'est une des vérités de la poésie qu'un Art poétique est toujours futur, toujours marqué du signe à venir. C'est là une promesse du poète, et il me semble que Bon­nefoy, dans Hier régnant désert par exemple, a tenu cette promesse. Mais futur aussi, parce que l'improbable dévore la promesse, et que l'inaccompli n'en est jamais l'épuisement.

Le feu, l'esprit, qui sombrement brillent en Douve, nous pouvons si nous le voulons les porter loin en nous, ou au contraire les exposer au vent du monde : dans les deux cas ils continuent de brûler et d'accomplir.

C'est parce que la pesanteur frémissante de la présence et l'élévation si obstinée de la pensée y sont tout un.

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Que j'aime qui s'accorde aux astres par l'inerte Masse de tout son corps, Que j'aime qui attend l'heure de sa victoire, Et qui retient son souffle et tient au sol.

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Je n'ai point parlé de la mort. La dialectique en avait paru distraite sous le corps du poème, le corps de Douve. Mais c'était cette promesse même de vie, mise en haute logique par Hegel, poussée en sèves par Valéry dans le Cimetière marin, qui se trouvait là foudroyée et ravivée en Douve, laquelle l'éclaire de tant d'obscurités rayon­nantes.

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La rêcheur tragique de l' œuvre de Kateb Yacine, l'obs­tination de son existence, en ont fait une figure tour­mentée, secrète et lumineuse. Il ne vaguait dans aucune périphérie.

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Le temps de Mandela

Il est des temps qui se gardent, d'autres qui se dila­pident. Celui de Nelson Mandela a couvert victorieuse­ment l'affût de l'apartheid, système absolu de l'horreur, à quoi ajoutait son intitulé officiel de « développement séparé ». Absolu? Parce que le système était complet, quotidien, à la fois sauvage et mesquin, tout à fait ver­rouillé. Nelson Mandela en dit, dans son autobio­graphie : « La ségrégation pratiquée au hasard au cours des trois derniers siècles allait être consolidée dans un système monolithique) diabolique dans le détail) inéluctable dans son objectif et écrasant dans son pouvoir. »Et il décrit ce quoti­dien : « C'était un crime de franchir une porte réservée aux Blancs) de monter dans un bus réservé aux Blancs, de boire à une fontaine réservée aux Blancs) de marcher sur une plage réservée aux Blancs) d'être dans la rue après 11 heures du soir) de ne pas avoir de pass (permis de circuler) et de ne pas y avoir la bonne signature) de ne pas avoir de travail et d'en avoir dans un mauvaz's quartier) de vivre dans certains endroits et de ne pas avoir d'endroits pour vivre. »Sans compter les villes désolées, ces townships de boue et de poussière, le plus

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souvent sans eau ni électricité ni services d'hygiène; des conditions sordides d'existence, de santé, d'éducation, et cela dans l'un des pays les plus riches du monde (on pense à la misère du Zaïre, campée sur tant de ressources du sous-sol), dont l'importance stratégique est telle qu'il semblait qu'aucun secours n'eût pu venir de nulle part pour bouleverser cet ordre du délire.

* Ce qui a marqué l'imaginaire des peuples de la terre:

qu'un homme ait vécu en une vie ces moments inconci­liables, inconcevables l'un par l'autre. Le temps où un petit Africain naît dans un minuscule village du Transkei, sans aucune chance d'échapper au circuit de la dépen­dance et de la non-existence, le temps où un militant est emprisonné pour ce qui semble devoir être une éternité, et le temps où ce même Rolihlahla «< Celui qui crée des problèmes ») Mandela, qui reçut le prénom chrétien de Nelson, devint - en avril 1994 -le président de la Répu­blique d'Afrique du Sud. Celui qui a parcouru cette trace si peu tracée semble avoir entretenu avec le Temps de profonds rapports de complicité.

Comme si une Puissance l'avait gardé en marge des jours qui passent, jusqu'à ce qu'il fût, lui Mandela, véri­tablement prêt pour une autre tâche, décidée par la lutte victorieuse du peuple sud-africain. Comme s'il avait été réservé, préservé (pendant vingt-cinq années de militan­tisme, de clandestinité, d'expérience de la lutte armée, et

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pendant vingt-sept autres années de prison, qui ne furent pas moins dangereuses) pour ce moment où le monde, à son tour, serait prêt à accepter et à exiger que cette tâche se concrétisât enfin : une démocratie non raciale, prônée dès le début par l'ANC, et qui longtemps parut à tous, acteurs et spectateurs de ce drame, être un rêve inat­teignable.

* Nelson Mandela pressentait qu'il pouvait influer sur la

fuite des temps, au prix de combien de souffrances. « Un après-midi passé à casser des cailloux dans la cour peut sembler durer une éternité, mais brusquement c'est la fin de l'année et on ne sait pas où sont passés tous les mois écoulés... »Parce que « ••• en prison les minutes peuvent sembler des années, mais les années filent comme des minutes ». Aurait-il été un élu du destin (et pouvons-nous croire au destin ?), lui qui a survécu là où tant d'autres, qu'il nomme et honore dans son ouvrage, ont péri?

.z\,iais il est, affirme-t-il tout au long, un militant de l'ANC, soucieux de respecter la discipline de son parti (malgré quelques manquements jadis dus à l'emporte­ment de la jeunesse), fidèle, obéissant aux décisions de la majorité.

On est d'autant plus frappé d'apprendre comment dans les dernières années de sa détention (vers 1988-1989) et alors qu'il est pour la première fois véritable­ment isolé de ses compagnons il ose entreprendre de

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nouer des contacts avec le gouvernement de MM. Botha puis De Klerk, en s'efforçant de défendre son point de vue (( l'heure des pourparlers est arrivée ») auprès de la direction dispersée de l'ANC. Il est probable que sa soli­darité sans faille avec M. Oliver Tambo qui dirigeait alors de l'extérieur (à Lusaka, en Zambie) l'Organisation, et avec M. Walter Sisulu, qui était depuis vingt ans son compagnon de prison, a facilité le tournant pris à ce moment par l'ANC. Il n'empêche que l'initiative presque solitaire de Nelson Mandela semble décisive. Les milliers et milliers de morts de l'ANC et des autres organisations anti-apartheid, les Noirs, les Indiens, les Métis, les Zulus et les Blancs qui ont soutenu leur combat et qui y ont par­ticipé, ont permis de gagner cette guerre. Le temps de M. Mandela est celui même du peuple sud-africain.

Ce temps mène à la libération (< ••• les Blancs de ce pays ne peuvent pas continuer à être ainsi aveugles ... j J ai toujours su que je sortirais de pnson ... »), déposant au coin des jours et des années : la jeunesse dans le paysage du Transkei, les rituels de la famille royale thembue (entre autres, une scène remarquable de circoncision), l'adolescence diffi­cile, le cabinet d'avocats ouvert à Johannesbourg avec Oliver Tambo (le premier cabinet d'avocats noirs d'Afri­que du Sud), l'expérience quotidienne de l'apartheid, l'adhésion à l'ANC, les luttes de masse, les arrestations et les procès, la clandestinité, l'organisation de la lutte armée, l'énorme temps, comme autonome et singulier, de la prison, Soweto, la décision de l'ANC de faire du pri­sonnier Mandela un symbole, la libération, les élections et la victoire.

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*

Trois quarts de siècle sans relâchement aucun, ponc­tués de tant de détresses, de morts, de souffrances, d'allé­gresse et d'espoir. Contés avec la précision et l'humour du griot africain. Lisez comme il décrit Mme Margaret Thatcher, le sermonnant et l'engageant à se ménager- à son âge - un calendrier moins contraignant, au cours de la tournée mondiale qui suivit sa libération. Mme Thatcher s'étonnait que M. Mandela disposât d'un emploi aussi spécial du temps.

* Et une sagesse légère qui résonne en sentences

simples: « Ce qu'ily a d'étrange et de beau dans la musique africaine) c'est qu'elle vous redonne courage même si elle raconte une histoire triste. »

* Maintenant le Président, celui qui est en charge des

affaires. Un des hommes les plus décidés, et décisifs, de l'Afrique. À le voir sur l'écran des télévisions du monde, j'ai le sentiment qu'il chemine à l'écart, lui qui a tant pris le réel à charge. Il semble qu'il revient d'un vertige de temps qui lui a laissé de l'absence sur le visage et l'a dis­posé à une bonhomie haute et familière, qui lui fait consi­dérer toutes choses et toutes gens.

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Il n'a rien renié de ses racines thembue et xhosa, il garde la nostalgie de son pays d'enfance, et il est persuadé aussi que la société sud-africaine ne peut être que multi­raciale. Les deux sentiments ne sont pas contradictoires. Il n'est pas nécessaire de se renier pour s'ouvrir à l'autre. Des concitoyens peuvent être différents, sans avoir à « s'intégrer » pour travailler ensemble, vivre ensemble. La Nation en prend un sens nouveau.

Nelson Mandela est par ailleurs d'opinion discrète­ment capitaliste, à aucun moment anticommuniste (c'est une particularité de la politique en Afrique du Sud, que les dirigeants du Parti communiste aient pu être membres de l'AN C ou de sa direction, sans que les deux organisa­tions se fussent confondues). Il se dit volontiers anglo­phile et confie qu'il est passionné des films de Sophia Loren. Un homme libre et divers dans son unité d'homme.

*

Les dirigeants de l'Afrique du Sud qui auront à satis­faire aux appels de tant de déshérités et qui se trouveront en butte aux pièges de la politique internationale dont ils sauront se dépêtrer, se donnent de travailler à la réconci­liation dans le pays. (Mais il se dit que la criminalité est là une des plus fortes du monde, que la corruption gagne à mort, que le pouvoir des Blancs de l'Apartheid est à peine entamé, et on remue déjà de savoir jusqu'où, dans cette lutte contre l'atrocité, sont allées les atrocités commises au nom de l'ANC.) S'ils y réussissent, ils auront ouvert le XXle siècle sur un élan et une promesse d'équilibre plané-

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taires. Le Divers du monde a besoin de l'expérience sud­africaine, de cette réussite-là et de ses enseignements.

* Présence lointaine de ce temps de Mandela. Ceux

d'entre nous qui étaient jeunes ont grandi, nous sommes passés de projet en projet, nous avons accompli ou non nos existences, nous avons regardé les matins lever sur l'horizon de mer, nous avons parcouru la trace de nos tra­vaux, défendu nos causes, nos enfants étaient là, nous avons découvert la totalité-monde et nous nous en sommes trouvés tout changés, et au loin cette présence n'a pas cessé de se tenir intacte dans le mouvement de toutes choses.

Il nous avait semblé que nous n'avions reconnu le lent et patient apostolat du Mahatma Gandhï qu'à ce moment où celui-ci était tombé sous les balles d'un assassin. Qu'à peine nous avions entendu parler de Martin Luther King, déjà il était tombé lui aussi. Que la destinée de Che Gue­vara avait accompli sa course avant qu'il eût contribué à changer si grandement nos sensibilités. Comme si pour nous, spectateurs du drame du monde, ces figures appar­tenaient à la mort, quand elle est la vie même qui se donne pour renaître dans d'autres vies.

Mais nous sentions tout au loin grandir le temps de Mandela. Un qui faisait commerce avec l'instant et la durée. (C'était comme un temps lourd et rond et plein, qui attendait de se délacer. Nous le comparons au temps de Yasser 'Ararat, autre infatigable, qui semble si longue-

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ment ne pas boucler sa boucle et s'éternise à l'infini des sables de Gaza.) Et quand les élections le portèrent à la présidence de son pays, ce fut comme si la porte du Soleil, blanche et noire et rouge et jaune de beau matin, avait ouvert sur le futur du monde. Nous avons alors vérifié que depuis toujours le temps de Mandela avait rencontré les nôtres. De tous ces temps qui croisent et naviguent sur nos houles et nos ressacs comme des yoles et des gom­miers du vent, celui-là s'était gardé pour nous souffler enfin que rien de l'imprévisible du monde n'est impos­sible à venir.

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On conçoit l'Occident (en Occident) comme le lieu des Droits de l'homme, de la liberté de jugement, à quoi on opposerait volontiers une rigueur fantastique de l'Islam. Quelle bêtise encore. L'Hébraïsme, la Chrétienté, l'Islam relèvent de la même spiritualité de l'Un et de la même croyance en une Vérité révélée. Trois religions mono­théistes, apparues autour du Bassin méditerranéen et qui ont engendré toutes trois des absolus de spiritualité et des combles d'exclusion, des élévations de suprême intensité, tout comme les mêmes fondamentalismes, tour à tour exacerbés. En ce sens, l'Islam est une des composantes remarquables de l'Occident et qui s'est répandu sur le monde, exactement comme l'ont fait les royaumes chré­tiens, même si ce fut sur des modes différents. La pensée de l'Un, qui a tant magnifié, a tant dénaturé aussi. Com­ment consentir à cette pensée, qui transfigure, sans offus­quer par là ni détourner le Divers? Car c'est la diversité qui nous protège et, s'il se trouve, nous perpétue.

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Le livre du monde

Le livre est menacé de disparition physique (voici là un de nos lieux communs les plus réputés), pour toutes sortes de raisons qui en reviendraient à ceci : les progrès de l'audiovisuel et de l'informatique sont inarrêtables et férocement discriminatoires. C'est ce qu'on dit.

Le temps a passé où on pouvait rêver ou dessiner le monde comme une totalité mais qu'on eût pu concevoir, dont on eût pu penser le devenir, esquisser l'harmonie désirable. Le devenir que nous pouvons penser mainte­nant est celui de l'infinissable. L'imprévisible et le dis­continu nous séduisent à jamais. Tous les livres publiés valent pour ce que sera et pour la forme de ce que sera le prochain à paraître, ou à être projeté dans l'espace de notre pensée comme un avatar virtuel.

Stéphane Mallarmé, entassant pour cela notes, ratures et documents, voulait sur la fin de sa vie accomplir le Livre, enfin, qui tout signifierait et tout transcenderait. Mais au temps de Mallarmé le monde en tant que monde

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avait commencé d'accomplir ses divagations, il opposait à cette épure de la connaissance voulue par le poète, à cette quête de l'essence, déjà une irréductible diversité, que par ailleurs Victor Segalen allait établir en principe de poé­tique.

L'un et l'autre se retrouvaient dans une semblable Intention, qui était de supposer une Mesure à la déme­sure, une cadence connais sante à tout cet inconnaissable du monde, et de surprendre ce dérèglement et cette mul­titude par l'efficace des régulations rhétoriques dont ils disposaient.

Mais le monde avait poussé plus loin, en tant que monde et totalité. C'est comme si ces poètes avaient deviné d'en haut ou comme par vertige la sarabande affo­lée de cette diversité: Mallarmé en rêveur de l'Être, Segalen tout troublé de l'étant et d'autant plus fragile d'être pris à ses imprévus.

Or si Mallarmé avait réalisé son Livre, qui eût été le Livre du monde, alors tout livre eût disparu de nos hori­zons, au même moment comme projet et comme objet.

* L'imprévisible, le discontinu nous ravissent, encore

que nous ayons peur de nous accoutumer à leur spirale. Si les techniques du visuel, de l'informatique et de l'ora­lité changent la matière des livres, si même elles les rem­placent par d'étranges objets que nous ne pouvons pas imaginer, si elles transforment les bibliothèques en bien autre chose que des médiathèques, si elles repoussent

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dans leurs profondeurs, où il faudra explorer longtemps, les livres traditionnels, je veux dire de ceux qu'on n'aura· pas mis en carte ni portés sur écran, est-il pour autant sûr que cette mise sur écran aura rompu le charme ou effacé l'éclat? L'écran dans sa transparence n'équivaut-il pas à la page dans son épaisseur? Et ne nous habituerons-nous pas à ces étranges objets?

Disons ceci : L'internet, que nous choisissons comme symbole et modèle pour le moment, nous jette au plein du déferlement de notre totalité-monde, il semblerait, et même si on peut cliquer pour en revenir à un sujet, que nous ne saurions là mettre deux fois le pied dans la même eau, que la littéralité du monde y est pour nous à la fois actualité et fugacité, que nous ne pouvons y retenir quoi que ce soit qui nous ancre, dans ce perpétuel courant. Ou bien faut-il apprendre aussi à apprendre sans retenir?

On m'objecte que l'Internet ressemble plus à ce que serait un stock, une accumulation, qu'à un flot. C'est vrai. Mais la manière de s'en servir en régit les caractéris­tiques. Quand nous consultons là, nous déroulons. Si les sciences classiques avaient pour fin l'infiniment petit et l'infiniment grand, nous devinons que la science informa­tique (il y en a déjà une) ne considère que l'infiniment mouvant.

Le livre, projet et objet, m'autorise la gageure de sur­prendre à chaque fois cette même eau sur ma peau. Son courant me procure la source et le delta, son commence-

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ment et sa tin, et en tout cas autant de pages que je veux en même temps, il me laisse libre de les concevoir dans une même portée : ce qu'il étire entre ses rives est une évidence du permanent. Ou bien nous faudra-t-il appren­dre à surprendre la permanence, ou du moins son goût, dans le mouvement incessant de la littéralité? Je dirais ainsi : l'internet déroule le monde, il l'offre tout dru, le livre en illumine et en délivre les invariants.

*

Que me faut-il encore me raccorder à des invariants? N'est-ce pas là le déguisement approprié que choisirait pour s'en vêtir le vieux fantôme de l'absolu? Le littéral du Chaos-monde ne suffit-il pas à satisfaire à tous fantasmes, désirs ou aspirations? Être délirant aux délires, carna­valesque aux carnavals, sauvage en la sauvagerie? Mais si j'accoutume ma sensibilité aux imprévus de ce Chaos­monde, et si je consens de n'avoir plus à le mettre en plans ni de prévoir pour le régenter, il reste que je n'accompagnerai pas son cours si j 'y suis tout dru emporté. Celui qui est au maelstrom ne voit ni ne pense le maelstrom. C'est pourquoi un art de la littéralité, un élé­mentarisme pas plus qu'un réalisme, ne me mettrait pas à même de vivre le monde, de l'approcher ou de le connaître, il ne me donnerait que de le subir passivement.

L'invariant est tout comme ce que nous disions du lieu commun : un lieu où une pensée du monde rencontre une pensée du monde. Des points véliques dans la tur-

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bulence, qui me permettent de dominer ou d'apprivoiser mon trouble, ma peur d'à présent, mon vertige.

La démesure du monde est explorable par la démesure du texte, oui, et c'est en révélant les invariants de la pre­mière, les lieux de rencontre fugitifs, les pertinences des rapports, ce qui rapproche les silences et les éclats, que la seconde fait plus qu'en épouser tristement la littéralité.

La poussée des invariants ne fonde pas un Absolu, elle établit Relation. Entre l'ici l'ailleurs, dedans dehors, le moi l'autre, les glaises les granits. Dans cette trame le poète inscrit son intention, la poursuite du poème ou les phases de sa récitation. Le livre est un creuset où trans­muter cela. Il permet halte, fondation du temps présent, peuplement, par la divination des invariants et l'achève­ment de l'intention. Il délittéralise la démesure du monde, sans l'affadir pourtant ni tenter de la neutraliser.

* Notre pratique ou notre partage des langues passe par

tant d'expériences du quotidien, par tant de contacts for­tuits, par tant d'illuminations immédiatement réduites à un fugitif éclairement. C'est au texte gardé en livre que nous avons le loisir poétique de confier notre langage, même si nous l'avons forgé dans l'oralité.

L'usage des langues convient à la table de l'internet. L'alchimie du langage requiert ce creuset du livre, quand même nous y jetterions à la hâte les matériaux dont nous

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espérons la transsubstantiation. La vitesse même et la ful­guration propres au livre ne sont pas celles qui nous emportent quand nous sommes devant l'écran. Celles-ci résultent d'une accumulation prodigieuse, celles-là d'un diffèrement soudain révélé. La langue ne grandit que par le langage, cette frappe du poète, et le langage a besoin de toutes les langues, qui sont l'imaginaire du monde.

* Et de même lisons-nous de ces deux manières en

vérité. Une en langues, une en langage. La première, erratique. Une annonce publicitaire au

détour d'une rue, un roman policier qui soudain donne à voir la violence (gros invariant de nos temps), une philo­sophie de journal, pas plus absurde qu'une autre; un récit populaire, un ouvrage à la mode, la confession d'un cri­minel en série, une dissertation sur les truffes du Périgord et la manière de les déterrer ou sur le couscous du Maroc et sa succulence sucrée, des banalités troublantes sur le sentiment de la mort, des bribes, des accumulations éclatées, il faudrait noter tout cela, nous n'en avons pas le temps, c'est comme la racine qui court à l'avan­cée d'autres racines, comme la feuille qui à la feuille s'emmêle, nous lisons véritablement ce que nous enten­dons à la télévision ou qui nous fascine au cinéma, de toute la présence de toutes les langues dont nous usons, lecture hachée, ingénument sauvage, un entassement d'éclairs, de communiqués, que nous ne raccordons pas entre eux, on ne raccorde pas des éclairs, en vérité c'est le

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Tout-monde qui nous occupe sans que nous le sachions, nous le laissons poindre et disparaître en nous, mais son . travail persiste, peu à peu nous apprenons à distinguer ces invariants dont la connaissance nous est tant néces­saire, et encore une fois nous différons d'ordonner cette connaissance, et ainsi descendons-nous (comme littérale­ment) la lettre du monde.

Puis, nous allons à pause, nous réclamons de reposer. Nous en revenons aux grands textes, à ce qu'on appelle les grands textes, et là, en général, nous préférons les livres épais, les livres de la durée, qui nous donnent le temps, l'Au bord de l'eau chinois, Le déclin et la chute de l'Empire romain ou La littérature européenne et le Moyen Âge latin. C'est qu'alors nous méditons, pour nous, notre langage.

Par la première sorte de lecture, nous vaquons au monde, nous en vivons la multiplicité, nous sommes atteints. Mais par la seconde? Que cherchons-nous à ces textes fondamentaux, hormis le lent et mesuré plaisir de la beauté consultée? Dans cette durée qui semble nous ravir de l'empressement du monde?

Je devine que nous sommes là en état de médiumnité. Nous y quêtons peut-être avant tout les signes avant­coureurs de la totalité qui aujourd'hui nous sollicite. Nous demandons d'y repérer nos invariants, et comment ces textes en ont eu la prescience. Renforcer en nous, contre les aléas discontinus de la précieuse errance, le

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sens de la durée, la patience rêche du temps. C'est ce que j'appelle augurer de son propre langage. Oui. Voilà com­ment nous lisons ces gros livres.

Et par exemple, nous surprenons, aux textes hachés et fragmentaires des présocratiques, comme si le fragment était un morceau d'une durée en-allée, ce sentiment que notre époque a renouvelé cette ère présocratique, où les métissages d'îles, les pensées archipéliques et les rêveries du Grand-Tout avaient joint l'humain au terrestre, ou au cosmique. Nous imaginons de recommencer cette ren­contre, si du moins nous n'avons pas peur de l'outrance mystique. Et c'est là un invariant.

Nous convenons, à la lente histoire de Chaka telle que contée par Thomas Mofolo d'après les récits du peuple zoulou, que les héros épiques sont presque tous des bâtards qui doivent fonder à douleur une légitimité bien à eux, mais qu'ils sont presque tous frappés dans leur des­cendance. Et c'est là un invariant.

Nous suivons, comme au long d'une rivière qui s'offre et se dérobe, comment les mythes et les récits amérin­diens signifient que la terre ne devient jamais propriété, qu'elle ne saurait être territoire, que les humanités n'en sont pas maîtresses, que l'homme en est le gardien, non l'impétrant absolu. (Nous nous rappelons qu'à la ques­tion de savoir pourquoi ils chaussent des souliers dont les bouts se relèvent par-devant, à la façon des mitaines du Moyen Âge ou des bottes sarrasines, les lutteurs tradi­tionnels de Mongolie répondent : « C'est pour ne pas blesser la terre. ») Et c'est là un invariant.

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Par la première lecture nous collectons, désordonnés, la matière du monde, nous le faisons par vagues, peuple de fourmis sans retenue. Lecture de citadins, de gens en proie à l'agitation des rues et aux mécanismes de commu­nication, de transport, du travail et des loisirs socialement régis. Lecture d'agités qui s'abandonnent au flux. Par la seconde nous nous isolons du bruit du monde mais c'est pour en retrouver la trace ou l'invariant. Lecture de cam­pagnards, de gens qui rêvent d'une case ouverte au vent du Morne-Rouge, ou d'un foyer, d'un feu, d'une chemi­née perdue dans un comté, ou d'une palabre si lente sous le baobab alors que le soleil lentement descend, tous lieux où s'isoler ou bien se rassembler par volonté expresse, lecture de gens qui méditent leur langage, graves et intenses comme la chouette de Grèce à l'envol crépus­culaire ou comme le buffle de Madagascar, qu'aucune colonie de sangsues ne fait bouger.

* Voici venir ceux-là qui, aujourd'hui encore, n'ont

aucune chance de jamais ouvrir un livre. Ceux qui n'éprouvent qu'une Saison unique, la Saison en enfer. Qui ne sauraient se révéler à eux-mêmes qu'un seul invariant, celui qui rassemble en nœud indéfaisable la misère, l'oppression, le génocide, l'épidémie, les char­niers, l'exclusion. Ceux qui ne sauraient distinguer ni choisir entre l'état de citadin et l'état de campagnard, pour ce qu'ils vivent à jamais au terrain vague de la vie.

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Ceux qui ne ressentent en rien d'avoir à craindre les hypothétiques ravages des techniques audiovisuelles ou informatiques. Pour qui le livre est encore un mirage et, s'il est là, un miracle.

Je revois en pensée cet abécédaire d'une ethnie andine, livre irremplaçable, égrenant les éléments d'une langue menacée perdue dans ce silence de la montagne, sur un papier brun rougeâtre au grain épais, livre humble et impérieux dans sa nécessité peut-être déjà inutile. On ne gardera ni ne préservera les grandes bibliothèques du monde sans en multiplier de petites, enfouies au terreau de la planète.

Il est vrai aussi, on m'en fait l'observation, que l'Inter­net apparaît comme l'instrument de la prééminence des sociétés technologiques sur toutes les autres. En cela, il a purement et simplement remplacé le livre. Dans cette énorme créolisation des cultures qu'il permet et inau­gure, les voix des peuples démunis sont absentes. Il faut refuser cette créolisation sélective et accepter pourtant qu'elle avance.

Pourrons-nous projeter un jour dans l'espace devant nous les vers d'Homère Cà la fois en langue grecque et dans leur traduction, pour que ce soit plus beau) ? Pro­bablement. Du moins pour ceux qui maîtriseront ces techniques. Mais pourrons-nous composer des poèmes, illustrer une langue créole, tramer un langage, dans cet espace ainsi suspendu? Écrire dans le vent, créer à même le mouvant, faire d'un leurre ou d'un avatar un patient ouvrage? Notre attachement au livre répond que non, notre passion du monde prétend que oui.

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* Ouvrons en nous ce livre du monde, typographique ou

informatique. C'est la tâche des poètes que de nous y convier. Non pas pourtant le Livre, absolu et improbable, de Mallarmé, non pas cette Mesure de la démesure dont il a si généreusement rêvé, mais la Démesure elle-même, imprédictible et inaccomplie. Ne craignons pas les pro­grès inarrêtables des techniques nouvelles ni les muta­tions qu'ils font en nous.

Je vois le flux grandir et la Relation qui s'exerce.

Mais je garde avec vous que j'y succombe tout entier. Quand la rumeur du monde nous prend, quand elle houle autour par tant de déchiffrages diffractés, par tant d'assauts dont nous avons à peine conscience, quand elle nous subjugue ou nous disperse, nous connaissons quand même que nous avons en nous de ce buffle solitaire, soli­daire et inattaquable.

Ainsi le poète en son poème ne copie-t-il pas insensé­ment la démesure, il ne la répète pas, il lui appose celle de son texte, qui est d'une autre manière. C'est le moment où le bruit s'alentit, toujours présent pourtant.

Épions la rumeur.

Elle nous envahit, internet incessant et flot qui ne tarit, elle nous comble de sa trépidation mais, attendez, voyez, écoutez, après nous avoir emplis de tous les bonheurs et

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de toutes les misères, elle s'éloigne en nous et se perd, nous laissant libre d'ouvrir à la page que nous voulons le livre que nous avons choisi, ou de tracer sur la feuille que voici, qui sera bientôt la page d'un livre, le premier mot de la poétique dont nous avons toujours eu souci, et puis, cette rumeur du monde, comme ainsi d'un livre qu'on ferme ou d'un poème qu'on commence à dire, voici qu'elle part au loin, qu'elle nous quitte, sans aucun doute pour atteindre à d'autres poèmes, rejoindre et désigner d'autres lieux communs, d'autres invariants, et que pour nous elle s'efface et, si bellement, s'éteint.

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Ce qui, refait au mode pédagogique, pour être par exemple inséré dans un disque CD-Rom consacré au livre, et joint aussi à notre précédent dire sur l'écrire (ô plaisirs du ressasse­ment) , donnerait ce qui suit, qui porte à la joie du lieu commun:

La lecture et l'écriture aujourd'hui

Tout le monde s'accorde à penser que le livre est menacé par les progrès des techniques audiovisuelles. On peut en effet supposer que bientôt nous disposerons d'appareils qui nous projetteront dans l'espace ou sur les murs de nos chambres les textes que nous aurions aimé consulter. Et même, que nous pourrions coiffer le casque qui nous permettrait d'entrer dans le monde du virtuel et d'y vivre en direct les épisodes de la bataille de Waterloo par quoi commence La Chartreuse de Parme, ou de nous retrouver dans la cellule d'Edmond Dantès en compagnie de l'abbé Faria et de nous préparer à recommencer pour

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nous-mêmes l'évasion qui inaugure les aventures du Comte de Monte-Cristo.

Les auteurs de science-fiction ont imaginé les temps où les livres seraient ainsi abandonnés dans des Bibliothè­ques qui deviendraient des cathédrales désaffectées et où ceux qui continueraient à consulter ces curieux ouvrages seraient considérés comme des originaux, des sortes de malades, qui se réuniraient presque clandestinement dans des lieux souterrains, à l'image des premiers chré­tiens dans les catacombes, pour compulser hâtivement et avec fièvre une édition originale des Chants de Maldoror ou une collection miraculeusement préservée de La Petite Rlustration, journal en vogue en France et dans l'empire colonial français, dans les années 1930. Ainsi donc, l'audiovisuel aurait tué la lecture, la rendant inutile, et aurait signé la mort du livre.

On peut aussi estimer que le livre et la table informa­tique sont complémentaires. Ce que la pratique de celle-ci nous procure, c'est l'accumulation vertigineuse des données du monde, et le moyen le plus rapide qui soit de les mettre en corrélation les unes avec les autres. La connaissance d'une manière générale, la science ou les sciences d'une manière plus particulière et technique, ont besoin de ces moyens nouveaux. Nos activités de loisir, notre recherche du plaisir et du délassement, en seront modifiées. Le lieu commun, ainsi rebattu, nous protège contre l'égarement, face au tout nouveau.

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Cette vitesse même, qui est si précieuse, ne pourrait­elle pas constituer manque? Dans notre fréquentation de plus en plus accélérée de la diversité du monde, nous avons besoin de haltes, de temps de méditation, où nous sortons du flot des informations qui nous sont fournies, pour commencer à mettre de l'ordre dans nos hasards. Le livre est un de ces moments. Après les premiers temps d'excitation, d'appétit boulimique pour les nouveaux moyens de la connaissance que nous offrent les tech­niques informatiques, un équilibre est souhaitable et que la lecture retrouve sa fonction de stabilisateur et de régu­lateur de nos désirs, de nos aspirations, de nos rêves. Le lieu commun, comme de ce qui précède, en général permet de composer avec les contraires et incite à les concilier.

Cette partition des rôles se retrouve dans la manière même dont nous lisons aujourd'hui. Une première sorte de lecture nous sollicite, rapide, quotidienne, et presque inconsciente. Une pancarte publicitaire au coin d'une rue, un article de journal, un roman policier, des bribes d'informations sur la course du monde : lecture hachée, précipitée, comme si nous étions dans un Internet qui nous aurait fourni à toute allure une série étincelante d'informations.

Une autre sorte de lecture, que nous pratiquons de manière beaucoup plus réfléchie, quand nous sommes chez nous, et que nous avons le temps de choisir. Alors, nous n'avons pas peur des livres épais, dont la lecture peut durer : La Guerre et la Paix, À la recherche du temps perdu ou les Vies parallèles.

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Nous n'emportons pas les mêmes livres dans l'autobus ou le tramway, ou dans les vertigineux taxis-pays. Nous qui avons le loisir de lire, savons d'instinct comment répartir nos lectures. Cela répond à nos deux manières d'exercer notre pensée: vivre le monde en le fréquentant, même si nous sommes par moments emportés dans sa complexité et sa vitesse; réfléchir d'autre part sur notre rapport au monde, sur ses transfonnations hors de nous et en nous, sur l'avenir qui nous y est ménagé. Dans le premier cas, nous ne séparons pas nos lectures de nos activités quotidiennes, nous sommes dans l'Internet incessant de la vie. Dans le deuxième cas, nous nous iso­lons, nous cherchons le silence et la concentration de celui qui médite sur son devenir, nous sommes dans la pennanence et le lent travail du livre. Est-ce là préjugé (la « bonne » et la « mauvaise » littérature) ou nécessaire répartition ?

Ces mêmes considérations valent pour ce qui concerne l'exercice de l'écriture. Écrire aujourd'hui, ce n'est pas seulement conter des histoires pour amuser ou émouvoir, ou pour épater, c'est peut-être avant tout rechercher le lien fiable entre la folle diversité du monde et ce que nous désirons en nous d'équilibre et de savoir. Ce monde est là dans nos consciences ou nos inconscients, un Tout­monde, et nous avons beau dire, il nous sollicite chaque jour davantage et il faut que nous essayions d'y éprouver notre carrure. L'écrivain et l'artiste nous y ont conviés. Leur travail est marqué par cette vocation.

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Être sensible à la totalité du monde et à ce qui par elle a surgi dans la modernité. Par exemple, la connais­sance ou le désir des autres cultures et des autres civili­sations, qui viennent compléter les nôtres. L'impor­tance des techniques de l'oralité, qui font intrusion dans la pratique de l'écriture. La présence des langues du monde, qui infléchissent et changent la manière dont chacun utilise sa propre langue. Un magma de possibles pour l'artiste et pour l'écrivain, où il est exal­tant et difficile de choisir la voie et de maintenir l'effort créateur.

La diversité fait que l'écrivain peu à peu renonce à l'ancienne division en genres littéraires, qui a contribué naguère à l'éclosion de tant de chefs-d' œuvre, dans le roman, l'essai, la poésie, le théâtre. L'éclatement de cette diversité, la précipitation des techniques audiovi­suelles et informatiques ont ouvert le champ à une infi­nie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas encore une idée achevée. Les lecteurs (dans les pays où on a loisir de lire) aiment de plus en plus ces mélanges de genres, les romans qui sont des traités d'histoire, les biographies qui, sans cesser d'être exactes et minu­tieuses, s'apparentent à des romans, les traités de sciences naturelles ou d'astrophysique ou de sciences de la mer qu'on lit comme des poèmes ou des méditations ou des récits d'aventures. En attendant, les poétiques apparues dans le monde réinventent allègrement les genres, les mélangeant sans retenue.

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Nous écrivons comme nous lisons, aujourd'hui, et réciproquement. D'une manière follement active et pré­cipitée, accordée à tout cet élan du monde et à l'emballe­ment des techniques de la modernité, qui nous charroient dans leur flux inarrêtable. Et peut-être, alors, l'écrivain est-il un pourvoyeur des crues de l'Internet. Nous prépa­rons aussi, dans des exposés oraux souvent hâtifs, incomplets par rapport à notre intention, prononcés dans les lieux les plus divers, à des dates qui bientôt se confondent, et comme des coups de sonde ou des lancers de fusées ou des instantanés topographiques, ce que nous organiserons plus tard sur la page d'une manière retirée, quand, sans cesser d'être solidaires du mouvement, nous nous voudrons solitaires, à l'image du lecteur qui s'est isolé. Et en ce cas, l'écrivain fait preuve de. toute la patience qu'il se peut dans son travail, car il voit devant lui le livre qu'il achèvera, et dont il ne peut pas concevoir que les humanités un jour n'en auront plus besoin.

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J'appelle Tout-monde notre univers tel qu'il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision »

que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu'elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l'ima­ginaire de cette totalité. Les poètes l'ont de tout temps pressenti. Mais ils furent maudits, ceux d'Occident, de n'avoir pas en leur temps consenti à l'exclusive du lieu, quand c'était la seule norme requise. Maudits aussi, parce qu'ils sentaient bien que leur rêve du monde en préfigurait ou accompagnait la Conquête. La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d'aujour­d'hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation.

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C'est le rhizome de tous les lieux qui fait totalité, et non pas une uniformité locative où nous irions nous évaporer. Notre terre, notre part de la Terre, ne la constituons pourtant pas en un territoire (d'absolu) d'où nous croi­rions être autorisés à conquérir les lieux du monde. Nous savons bien que les puissances d'oppression visent de partout et de nulle part, qu'elles corrompent en sourdine notre réel, qu'elles le régissent sans que nous voyions d'où ni comment. Mais du moins leur opposons-nous déjà l'éclat de la Relation, par quoi nous refusons de réduire un lieu ni de l'élire en Centre clos. Un Traité du Tout-monde, chacun le recommence à chaque instant. Il y en a cent mille milliards, qui lèvent de partout. À chaque fois différents d'écume et de terreau. En lieu de Guadeloupe ou de Valparaiso, vous partez de l'île de Baffin ou de la terre de Sumatra ou du pavillon Mon repos, première impasse après la Poste ou, si votre limon s'est délité autour de vous, d'une trace que vous avez suggérée dans les espaces, et vous montez à cette science. Du peintre Matta encore : Toute histoire est ronde comme la Terre. N'occidentons plus tout du long~ orientons vraiment.

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Que l'étant est relation, et qui parcourt. Que les cultures humaines s'échangent en perdurant, se chan­geant sans se perdre : Que cela devient possible. Je suis ce pays de mangrove au Lamentin en Martinique où j'ai grandi et en même temps, par une infinie présence imper­ceptible, qui ne conquiert rien sur l'Autre, cette rive du Nil où les roseaux tournent à bagasse ainsi que des cannes à sucre. L'esthétique de la Relation anachronise les illu­sions de l'exotisme, lequel uniformisait partout.

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PONCTUATIONS

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Au travers de combien de crises qui sont le prix mor­tel du ralliement, au travers de combien de guerres où l'Un s'est affronté par le biais de ses incarnations trop humaines, la Méditerranée s'archipélise à nouveau, rede­vient ce qu'elle était peut-être avant de se trouver en prise à l'Histoire. L'océan Pacifique, la Caraibe sont des mers depuis toujours archipéliques. Les continents, ces masses d'intolérance raidement tournées vers une Vérité, à mesure qu'ils se regroupent en entités ou qu'ils confé­dèrent en marchés communs, s'archipélisent aussi en régions. Les régions du monde deviennent des îles, des isthmes, des presqu'îles, des avancées, terres de mélange et de passage, et qui pourtant demeurent.

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Jacques Berque et les littératures

Nous convenons, étonnés, que s'expose aujourd'hui une ouverture de la parole à la dimension-monde et que l'objet le plus haut de littérature est cette totalité-monde précisément.

L'ouverture n'infère pas la dilution de la voix dans un vague Universel, ni une manière d'être en nulle part, ni pour l'étant une suspension, un suspens d'existence, ni un raturage douloureux ou taraudant.

Ce que nous voyons et que nous éprouvons, c'est que le lieu d'où nous émettons la parole, d'où s'élève la voix, est d'autant plus propice à leurs accents qu'il s'est posé en Relation, a ouvert sa matière, a questionné sa limite, mis en vertige ses limites.

Ainsi le poème forme-t-il trame entre la densité du lieu et la multiplicité du divers, entre ce qui se dit ici et ce qui s'entend là-bas. C'est là une des joutes de l'approche lit­téraire : d'avoir à consulter l'imprévisible et le non-donné du monde, à même la fragile mais persistante matière de notre présent, de notre entour.

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Il est un trajet d'errance, du lieu à la totalité, et inverse­ment. L' œuvre ne va pas dans le monde sans retourner à sa source. Cet aller-retour dessine sa vraie parabole. Et Jacques Berque nous l'apprend, chaque fois qu'il a eu à résumer son travail, à en esquisser les lignes générales, les résultantes. Qu'il s'agisse de l'Islam, du monde arabe, de l'Occident ou des peuples qu'on disait alors du Tiers Monde, ses analyses de détail ne s'éloignent jamais d'une vision globale : leur conjonction permet d'étudier l'épi­sode de chaque jour et de projeter l' œuvre de demain. Il a toujours conçu l'approche de l'Autre dans une vision de la solidarité au monde.

Je me rends compte aussi (et il l'avait signalé lui-même) que nous nous sommes rencontrés pour partager à chaque fois un frémissement, infime ou révélateur, phy­sique ou social ou politique, de la totalité-terre. Une fois à Florence, alors que le candidat catholique de gauche M. La Pirra venait d'en être élu maire. À Alger, le jour de la Déclaration de la République algérienne. Chez moi en Martinique, et un cyclone allait passer sur nos têtes et nous respirions à une fenêtre l'odeur de plomb et suppu­tions au ciel tous ces nuages qui faisaient barrage. Lieux différents, qu'un même souci amarrait pourtant, qu'un même espoir régentait. Espoir d'une embellie à venir, menace d'une démesure incontrôlable.

C'est comme si nous avions à répéter, tous tant que nous sommes, dans les hasards de notre existence, ce lieu

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commun de la vie intellectuelle et créatrice de notre temps : courir l'imaginaire du monde pour en venir au débat de notre entour, ou inversement encore.

Que la racine multiple manque, et nous voici projetés dans un espace infertile; mais que la racine se referme, s'empiète, nous sommes aveugles à nous-mêmes et au monde.

Si Jacques Berque a tellement travaillé sur l'Islam, le monde arabe, les pays colonisés, c'était pour réfléchir aussi à ses propres nécessités. Ainsi a-t-il vu en l'Islam la rationalité mais en même temps la mystique. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il considérait qu'à toute conceptualisation correspond une poétique? De même a-t-il expliqué, dans la mesure des matières qu'il étudiait, la rencontre souvent conflictuelle mais toujours enrichissante de l'oralité et de l'écriture, dans le champ double de la langue arabe par exemple, mais aussi dans le contexte de la modernité. Toutes questions qui sont au plein des littératures d'aujourd'hui. Il a été en France l'un des premiers à enseigner cela, tranquillement, sans manifeste, avec recti­tude et clarté.

Cette clarté, dans la structure de la pensée comme dans son expression, avoisine ce que nous pourrions appeler un humanisme. Clarté éternellement questionnante. Celle du pionnier, du défricheur, du laboureur. Aussi bien s'accompagne-t-elle d'un appel au trouble, au mys­tère, d'une attention inquiète à ce qui se trame dans les dessous du réel, d'une approche de l'incompréhensible, de l'ineffable.

Ce qui ne nuit en rien à la clarté.

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* Ausculteur des écarts du monde, sensible à sa diversité,

soucieux d'en souligner les convergences, Jacques Berque fut le préfacier privilégié des littératures des peuples de notre temps.

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La matière africaine

La poésie, cérémonielle et faste, de Léopold Sédar Senghor nous convie au rythme du verset, où nous retrouvons notre souffle, et nous n'oublierons pas qu'elle a aussi rempli une fonction, humble et orgueilleuse, que régente le scribe ou le copiste, par quoi elle a fait entrer la matière africaine dans le savoir et la sensibilité du ving­tième siècle commençant.

Ce n'est certes pas la science fulgurale, la divination par la foudre, que pratiquèrent littéralement les Romains et que rétablirent dans l'écriture les poètes maudits, Arthur Rimbaud ou Antonin Artaud, mais la patiente réquisition de tout un réel qui frappe aux vantaux du monde, à ces fenêtres démultipliées qui s'ouvrirent d'un coup sur nos communes modernités.

* Répertoire solennel. La transfiguration, l'offerte d'un

univers, celui des cultures de l'Afrique noire subsaha-

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rienne, jusque-là maintenues dans les complaisances que les forces d'oppression prodiguaient pour mieux gérer leurs impudentes dérélictions.

Le scribe n'est pas un clerc aux mains impavides, au cœur sec, et la poésie jamais ne dénie une telle œuvre encyclopédique, digne de son intention la plus secrète, œuvre de regroupement et de rassemblement du donné, par quoi elle nous rapproche de la diversité du monde, dont nous avons tant besoin. Le poème est une des matrices alchimiques du réel.

Le copiste n'est pas l'imitateur sans tressaillements, qui jamais ne s'écarterait du modèle qu'il s'est choisi, et dont la main remplirait de couleurs monochromes les contours du dessin tracé par d'autres. On a soupçonné Léopold Sédar Senghor d'avoir été comme figé par l'ins­piration catholique : une sorte de paralysie devant la sta­tue du Commandeur qu'aurait été par exemple Claudel. Mais son modèle est africain et, sous la solennité des formes, les couleurs varient au gré du mouvement des fleuves et des assauts de brousse du pays noir.

* Chez Senghor, ce bestiaire sacré, qui soudain échappe

aux conventions de l'exotisme : ces reptiles du Troisième Jour, ces oiseaux-trompette, ces singes aux cris de cym­bale. Bêtes qui augurent et qui chantent, en ce jour de l'annonciation. Elles sont vues et estimées par l' œil de la mémoire, de la tradition et de la légende intime, par l'œil qui interprète.

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Des bêtes, et des arbres aussi, qui rencontrent ardem­ment ceux de Victor Segalen et de Saint-John Perse, par-delà des espaces encore inconnus et non encore conjoints.

Parcourons la géographie ainsi nouvellement établie, qui n'est plus seulement cette proie des découvreurs et des conquérants mais le tendre lieu de l'amant et de l'amante, le dur enjeu du travail, l'interjection de la souf­france et de la joie, qui surajoutent au réel. La colonisa­tion n'a pas tout emporté dans sa dérision.

Émotion de rencontrer le kori, dont il nous est dit que c'est une « ligne mince de verdure qui, dans le désert, dessine le lit d'une rivière, le plus souvent à sec », ou de courir au long du tann, « terre plate que recouvre la mer ou le bras de mer à l'époque des grandes marées » • Nous portons en nous nos koris, qui sont mémoire d'ancienne prospérité, et nos tanns, promesse de ferveur future. Cette géographie du poète annonce le partage et la Rela­tion.

* Apprenons, au registre des instruments de l'art aussi

bien qu'au catalogue des outils de chaque jour. En cette première moitié du siècle, voici là, offerts et officiant, ces objets qui deviendront si familiers aux amoureux de musique, la kora et le balafon, ainsi que le khalam, plus réservé, « sorte de guitare tétracorde, qui est l'accompa­gnement ordinaire de l'élégie ».

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Afrique! Afrique ! Pays du tumulte et du ravage colo­nialistes, mais pays aussi de l'élégie, du sabar et du mba­lakb, et du woy, chant ou poème, dont l'humaniste Seng­hor apprécie que c'est « la traduction exacte de l'ôdé grecque ».

II arrive que nous ne souscrivions pas volontiers à l'image du Nègre gréco-latin, mais n'aimerons-nous pas à la fin que M. Senghor, fils de cultures prestigieuses et très-anciennes, tente ainsi de partager avec l'homo occi­dentalis ce que celui-ci a proféré de plus profond? Dénie­rons-nous au woy sa parenté avec l'ôdé, et inversement?

Tout à l'aise de ces poèmes, une humanité lève. Samana Ban Ana Baâ par exemple, qui est plutôt plai­

santin, et Koli Satiguy, un saint homme, ou Abou Moussa, de préférence usurpateur.

Les noms africains sonnent désormais leur généalogie dans le chant du monde.

Bestiaire, relation de parenté, catalogue, cahier de botanique, planisphère et portulan du pays sénégalais, le monde poétique de Senghor, plus qu'il n'a paru, a ouvert la trace aux romanciers et aux cinéastes qui ont exploré la réalité de cette partie de l'Afrique et en ont nommé les vraies richesses.

*

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Monde semé d'apostrophes, ponctué du tutoiement sacré des textes fondamentaux, et où la parole est vrai­ment la sœur aînée de l'écriture. L' œuvre de Senghor est une des premières où la vieille aisance du verbe africain, solennel et plaisant, moqueur ou tragique, soit venue informer l'austère présence du poème écrit.

Que l'ouvrage du politique, de l'homme de réflexion et d'action, ait soulevé des objections et des critiques, ce n'est pas à moi de le souligner : c'est aux gens du Séné­gal eux-mêmes qu'il appartiendrait de mesurer l'écart qui a pu grandir entre Senghor et eux, et de calculer la distance entre la Casamance et la Normandie, terre d'élection du poète, et si cette distance est signifiante ou non.

Il me plaît que la calme insurrection de la parole seng­horienne ait, dès le départ, accompagné une autre excla­mation, celle d'Aimé Césaire, et qu'une même nouveauté du monde éclate, par ces deux hypostases de la Négri­tude : l'homme de la source africaine, l'homme de la diaspora.

La source s'est illustrée ailleurs et l'Afrique a versé dans les Amériques, après l'holocauste de la Traite. Les Eaux Immenses de l'Océan ont tiré l'horrible trait d'union. La permanence a passé dans la diversité. N'est-ce pas cela que nous surprenons chez Senghor, quand il nous confie, comme dans un murmure : « Mon cœur est toujours en errance, et la mer illimitée. »

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Il me plaît aussi de rappeler, si brièvement, qu'un autre intellectuel du Sénégal, Alioune Diop, entreprit de recen­ser, dans la revue Présence africaine, les mêmes concrètes et signifiantes particularités du pays noir que le poème de Senghor avait relevées. Présence africaine et La Société africaine de culture, où collaborèrent Senghor, Richard Wright, Cheik Anta Diop, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Jacques Rabemananjara, et tant d'autres.

Lever la parole pour le chantre que nous voyons là serein et impassible. Mais sa voix tressaille du tremble­ment de sa terre natale.

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La mondialisation, conçue comme non-lieu, en effet mènerait à une dilution standardisée. Mais pour chacun de nous, la trace qui va de son lieu au monde et retour et aller encore et retour encore indique la seule perma­nence. Le monde en sa totalité accomplie ne peut pas être considéré comme raison suffisante, généralité enfantant sa propre généralisation. La trame du monde s'avive de toutes les particularités, quantifiées; de tous les lieux, reconnus. La totalité n'est pas ce qu'on a dit être l'univer­sel. Elle est la quantité finie et réalisée de l'infini détail du réel. Et qui, d'être au détail, n'est pas totalitaire.

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La terre et le temtoire *

La « réalisation » de la totalité-terre a changé la percep­tion ou l'imaginaire que chaque communauté humaine avait de « sa » terre. Les frontières physiques des nations ont été rendues perméables aux échanges culturels et intellectuels, aux métissages des sensibilités, qui ont fait que l'État-nation désormais ne suffit plus à barricader de l'intérieur le rapport de chacun à la terre.

Cela ne provoque pas une dilution de la nationalité, mais une réduction des nationalismes, malgré les ou­trances actuelles qui, dans le monde, sont le signe véhé­ment d'un retour du refoulé nationaliste.

La Poétique de la Relation permet d'approcher la dif­férence entre une terre, que nous rapportons à l'ailleurs, et un territoire dont nous fermons les vantaux au vent qui court. La modernité balance en démesure, entre ces opposés de notre fréquentation du lieu.

* Projet d'exposé à l'Université de Tokyo, colloque sur la Modernité, novembre 1996.

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Résumé du texte prononcé à cette occasion

J'appelle créolisation la rencontre, l'interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre.

Les caractéristiques en seraient : - la vitesse foudroyante des interactions mises en

œuvre; - la « conscience de la conscience» que nous en

avons; - l'intervalorisation qui en provient et qui rend néces­

saire que chacun réévalue pour soi les composantes mises en contact (la créolisation ne suppose pas une hiérarchie des valeurs) ;

- l'imprédictibilité des résultantes (la créolisation ne se limite pas à un métissage, dont les synthèses pourraient être prévues).

Les exemples de créolisation sont inépuisables et on observe qu'ils ont d'abord pris corps et se sont dévelop­pés dans des situations archipéliques plutôt que conti­nentales.

Ma proposition est qu'aujourd'hui le monde entier s'archipélise et se créolise.

Dans cette circonstance, la distinction nous est deve­nue nécessaire entre deux formes de culture :

- Celles que je dirai ataviques, dont la créolisation s'est opérée il y a très longtemps, si elle s'est faite, et qui se sont armées entre-temps d'un corps de récits mythiques

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visant à les rassurer sur la légitimité de leurs rapports avec la terre qu'elles occupent. Ces récits mythiques prennent le plus souvent la forme d'une Création du monde, d'une Genèse.

- Celles que j'appellerai composites, dont la créolisa­tion se fait en quelque sorte sous nos yeux. Ces cultures ne génèrent pas de Création du monde, elles ne consi­dèrent pas le mythe fondateur d'une Genèse. Leurs commencements procèdent de ce que j'appelle une dige­nèse.

On s'aperçoit que les cultures composites tendent à devenir ataviques, c'est-à-dire à prétendre à une perdu­rabilité, à une honorabilité du temps qui sembleraient nécessaires à toute culture pour qu'elle soit sûre d' elle­même et pour qu'elle ait l'audace et l'énergie de se dire. Elles le font en général sous la pression des nécessités de leur libération (ces cultures ayant presque toutes fait l'objet d'une colonisation, violente ou « en-douce »), qui exige l'ardente certitude d'être soi et non un autre.

Les cultures ataviques au contraire tendent à se dé­composer, à se créoliser, c'est-à-dire à remettre en ques­tion (ou à défendre de manière dramatique) leur légi­timité. Elles le font sous la pression de la créolisation généralisée dont nous avons dit que la totalité-terre est l'objet.

Il en est résulté deux conceptions de l'identité, que j'ai essayé de définir d'après l'image de la racine unique et du rhizome, développée par Deleuze et Guattari.

Une conception sublime et mortelle, que les cultures d'Europe et d'Occident ont véhiculée dans le monde, de

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l'identité comme racine unique et exclusive de l'Autre. La racine unique s'ensouche dans une terre qui devient territoire.

Une notion aujourd'hui « réelle », dans toute culture composite, de l'identité comme rhizome, allant à la ren­contre d'autres racines. Et c'est par là que le territoire redevient terre.

Parmi les mythes qui ont tracé la voie vers la conscience de l'Histoire, les mythes fondateurs ont eu pour rôle de consacrer la présence d'une communauté sur sa terre, en rattachant par filiation légitime et sans dis­continuité cette présence à une Genèse. C'est ce qui en fait le caractère atavique.

Le mythe fondateur rassure obscurément sur la conti­nuité sans faille de cette filiation, depuis une Genèse, et autorise dès lors la communauté dont il s'agit à considé­rer cette terre où elle vit, devenue territoire, comme abso­lument sienne.

Par extension de légitimité, il arrive que, passant du mythe à la conscience historique, la communauté consi­dère qu'il lui est donné par droit d'accroître les limites de ce territoire. C'est ce qui a fait la « légitimité » de toute colonisation.

Tant que la totalité-terre n'était pas accomplie, tant qu'il y avait des terres à découvrir, un inconnu à combler, cette pulsion vers l'accroissement d'un territoire est appa­rue comme une sorte de nécessité ontologique, pour les peuples et les cultures qui se croyaient appelés à décou­vrir et régenter le monde, et qui l'ont fait.

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Dans la totalité-terre aujourd'hui physiquement réali­sée, où la créolisation a remplacé la pulsion de l'extension et de la légitimité de la conquête, la Poétique de la Rela­tion permet d'approcher la différence entre une terre (lieu incontournable de tout étant) et un territoire (réclama­tion comme rituelle, et désormais infertile, de l'Être).

La modernité serait ici le jeu, à chaque fois recom­mencé, de cette différence et de cette mutation.

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Roche

Voici le temps où la parole devient son propre lieu. C'est-à-dire qu'elle se prend pour objet, non pas par complaisance, ni qu'elle se trouve déracinée de son entour, mais parce qu'elle tente de considérer, de tous les lieux possibles du monde, s'il est une invariance, un lieu des lieux, ni un consensus ni une généralité, mais une trace qui persiste. Une trace qui maintiendrait vive la vigi­lance, et l'humeur, et les assauts de la pensée.

L'écriture de Maurice Roche est ainsi. Et ce lieu des lieux, elle l'approche par la souffrance, la solitude, la déri­sion salutaire, face à la sottise et aux dérélictions de nos sociétés humaines. Par le rire, le plus muet qui soit. L' œuvre ne travaille pas sur le lieu commun au sens nou­veau que nous avons donné à cette expression : une ren­contre des pensées divinatrices du monde, elle ramène le lieu commun à son triste statut de révélateur de la bêtise. Et brode sur la chose, la fouille, la tourne et la retourne, jusqu'à ce que nous soyons tombés en vertige. Je crois que c'est une des vertus de cette écriture que de nous

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incliner infailliblement, à force de simplicités mises en scène et dévoyées, à ce vertige qui nous fait entrer dans la démesure du monde. « Je ne vais pas bien » est un lieu commun de la plus ordinaire sorte, et « Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille » (titre d'un des romans de Roche) est déjà l'introduction à la cadence chaloupée d'une dérive du sens. Écriture qui danse.

Compact en donna la première musique. Pour convenir à un autre des lieux communs de notre temps (mode ou chose au goût du jour), nous dirons que c'est une œuvre culte : un des rares endroits secrets et publics à la fois où nous voyons confirmer ce que nous avions deviné d'indi­cible dans la masse de toutes choses. Mais on dit cela de tellement d'ouvrages qui ont pour seul effet de ratifier les conventions (les plus élémentaires) de nos pulsions col­lectives. Compact est d'une autre nature : le livre résiste.

Il fut écrit, à la lettre, de manière multicolore. Un autre poète l'a dit, « la vie a besoin de toutes les couleurs ». Nous ne nous rendions pas compte de cette intention poétique, les premières éditions de l'ouvrage ayant été monochromes, classiques, même si la mise en page dif­fractée et les jeux dispersants des caractères nous avertis­saient déjà qu'il y avait là un champ de trames, un nouage délié de structures : une autre manière de pratiquer l'écriture: « Une texture de signes, de cicatrices, un tissu tactile se décompose... »

L' « objet » du roman est simple et complexe (c'est-à­dire total) : un homme dépérit (agonise? se réveille?) dans sa chambre, ou dans tout autre lieu de solitude, une

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chambre d'hôpital, une salle d'opération, et il devient aveugle, et il fantasme, ou réalise, le monde. « Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue. » - « Au fur que tu perdras la vue, tu perdras le sommeil. » Voir réelle­ment.

La beauté de la nouvelle édition, en couleurs, de Compact, aux éditions Tristram, fait que nous semblons d'abord avoir été là favorisés, en vue d'une lecture plus élémentaire, plus rapide - nous suivons la ligne d'une cou­leur, comme on dit dans les avions que nous aurons à suivre une trace phosphorescente au sol, en cas d'accident - mais qu'aussitôt nous constatons que cette simplicité faisait masque: le mystère de cette parole demeure, à mesure qu'elle nous persuade, ce qui est le plus impor­tant, que nous en participons tous et « à-toute ».

Le lecteur astucieux trouve vite satisfaction à entrer dans ces couleurs du texte et à les particulariser . Je me dis par exemple que tous les tons d'un roman, de l'affectif au documentaire, de l'apostrophe à la confidence, du réa­lisme au symbolisme, interviennent ici. Et je crois les sur­prendre à travers une organisation que j'ai semble-t-il devinée: les couleurs s'ordonnent, ou plutôt se désor­donnent, selon la table des pronoms personnels.

La couleur verte : le je. Le noir : tu. L'orangé clair : il. Le marron clair : nous. Le blanc sur fond noir : vous,

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à quoi s'ajoutent le bleu de toute situation décrite, là où le réel est pris dans la maille fulgurante de son apercep­tion, et le rouge qui correspond à l'impersonnel on : à la fois je, tu, il, nous et vous. Le on du débat tragique. Le on aussi de la lettre anonyme et des idées reçues. Le on du monde éperdu et traqué.

Voilà. Nous avons compris comment ça fonctionne. Nous pouvons lire « par linéarité », en suivant une des couleurs d'un bout à l'autre du livre. Il y aurait là des séries complètes de sens qui se marieraient simplement, au moment où une couleur (un pronom, un ton, une situation) prendrait le relais d'une autre, s'interrompant à son tour pour reprendre plus loin. À peine nous posons­nous la question du symbolisme dans les choix et les attri­butions des couleurs, pourquoi le vert est-il au je, pour­quoi les caractères « ordinaires » d'imprimerie (en noir) sont-ils réservés au tu, qui est un je qui s'ausculte et se désapprécie le plus souvent? Ou bien seraient-ce les exi­gences de l'atelier d'imprimeur qui ont décidé de ces attributions? Lecteur astucieux, à très bon compte (tout cela était facile à détecter), mais vaniteux aussi.

Car très vite il en arrive à ces moments où le vert affronte le bleu par exemple, et le noir fait irruption dans la masse du marron clair, comme une île volcanique dans une mer de laves délavées: c'est-à-dire, à ces articula­tions internes du texte total. Et ce n'est pas linéaire comme on croyait. Il y faut le plaisir d'une autre lecture. Le bleu contamine le vert, l'orangé clair pousse le noir à

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ses derniers excès, on ne sait jamais comment ils réagiront tous à cette mise en trame qui les force et les libère en même temps. La parole travaille sur elle-même, surgit à chaque fois de sa propre parturition, de sa propre contra­diction, de sa Relation interne, de l'énorme durée agrégée à partir de tant d'éparpillements révélateurs. La masse obtenue est un Tout-monde vertigineux, qui nous prend en compte. « On est la somme de tout cela. »

La chose n'était pas si simple et nos lectures linéaires (une lecture rouge, une lecture bleue) étaient naïves et fallacieuses. Ici, nous apprenons à lire par halètements, par appel de souffles, par inspirations de tout l'air d'alen­tour, et je ne peux qu'en revenir alors à la prose de Michel Leiris, laquelle s'est il est vrai organisée en trame évi­dente, là où Maurice Roche maintient obstinément la césure dans le tissu.

Ils ont beaucoup en commun, malgré ces rhétoriques contraires. La passion de la géométrie pure, du plan, de la projection des droites entre les étoiles du ciel. L'inclina­tion par conséquent à une pensée ou à une sensibilité du rêche, du précis, du non lyrique, matériaux qui consti­tuent la base sûre pour un autre divertissement, une autre sorte de vertige. Et puis, le jeu des mots, qui introduit la diffraction dans l'unité du sens. À l'Aurora) or aux rats de Leiris, répond un douleur) doux leurre) d'où l'heure qui n'est pas moins compromettant ni contaminant. Pour la maladie et la mort, il n'est jamais (c'est toujours) l'heure.

*

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Toute l'Histoire, toutes les histoires, toutes les langues, tous les sabirs, et l'ancien français, les argots, les digests, la période oratoire, la partition musicale, les proverbes, les recettes d'à peu près tout ce qui existe, a été fabriqué ou imaginé, les modes d'emploi, les graphiques, le latin et le grec, les caractères chinois ou japonais, et aussi bien l'encre sympathique, le résumé de textes (qui n'est pas le digest) ou les formules pharmaceutiques, tout ça s'orga­nisait en mêlée, comme au rugby, pour se déployer, tout ça nous envahissait, lecteurs à notre tour atteints. « Et - regressus ad originem pour coïncider avec la cosmo­gonie - ça remontait le cours du temps. )

* « On se sent de plus en plus étriqué à mesure que le

monde s'élargit. ) Vraiment non, cher Maurice Roche, pas étriqué: fragile, incertain et menacé, et peut-être un peu désespéré de tant d'embûches du monde, mais lucide tant qu'il se peut. À preuve, Compact. Le livre a rassemblé pour nous les épars, les ratures (1'écriture comme une griffade obstinée), les dévoiements les plus salutaires, et ce qu'il y aura dans les livres suivants de musique, de maladie et de mort, une poussière infinissable. Mais qui se rameute en granit, en lave érigée. Comme un totem, humanité dévastée, grave son ombre dans la pierre, comme une langue s'invente dans la langue, comme un monde. Éclaté, sinuant, chatoyant ses couleurs, disper­sant sa matière, et en même temps plein et compact. Comme roche. Il me semble que tout cela que nous

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crions dans l'exaltation et l'emportement de la pensée­monde, Maurice Roche l'invente soigneusement, sous les ratures accumulées où il s'efforce et dont l'ensemble in (tro) duit - pour parler roche - un tel champ d'énergies. La question demeure, pour nous tous qui peut-être nous aveuglons dans notre temps : « Comment désormais faire le départ du jour et de la nuit? » Nous compulsons Compact, qui est notre Braille dans ces pénombres.

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- « Regardez cependant~ l'Histoire n'en finit pas de ressas­ser ces rappels à l'identitaire~ incarné dans un territoire ... etc. »

- Ce sont là les derniers sauvages éclats du retour du refoulé identitaire. Plus le déroulé de la Relation est avéré, plus la créolisation grandit, plus s'exacerbent à folie ceux-là qui sont affolés de ce mouvement du monde. Leur nouveau démon, le Mal absolu qu'ils entendent exorcicer, ils l'appellent mondialisation. Alors les lieux de métissage et de partage, les Beyrouth et les Sarajevo, sont systématiquement pilés et martelés. Dans le plus petit vil­lage où un pont avait été jeté entre deux communautés, ce pont est dynamité. Les Rwanda sont entretenus dans leur déréliction. Il semblerait que nous n'y puissions rien. Mais nous changeons en nous, et alentour, ces souffles de la dernière nuit.

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La difficulté est que les puissances d'oppression, qui sont multinationales et qui ont intérêt à réaliser leur totalité-terre, où elles pourront entrer partout pour mener à mal leurs profitations, les plus grandes villes, le plus petit îlot, se servent elles aussi d'une stratégie qui paraît mondialiste. « Ouvrez-vous! Ne vous renfermez pas dans votre identité. » Ce qui veut ici dire : « Laissez­vous faire à l'imparable nécessité du marché. » Elles espèrent ainsi vous diluer dans l'air du temps. Quelques peuples résistent. Oui, avec difficulté. La nécessaire opposition en effet peut engendrer parfois un enferme­ment et, par une ironie terrible, ratifier la menace impli­cite décrétée par le capitaliste.

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OBJECTIONS À CE DIT TRAITÉ

DE MATHIEU BÉLUSE, ET RÉPONSE

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Objections

Parce que toute cette environnade nous déchouque. D'un seul journal d'un seul coin du monde (tous les pays sont des recoins), en une seule journée, une seule: Les autorités australiennes présentent des excuses officielles aux nations aborigènes pour les rapts généralisés d'en­fants perpétrés depuis des décennies, enfants qui furent soumis à une assimilation sauvage et forcée tournant dans Les combats meurtriers multiplient au Congo (on a oublié quelque part les réfugiés du Zaïre, un ou deux millions, est-ce qu'on sait, et où) tournant dans On ne sait combien de personnes exécutées sommairement en Albanie tournant dans Les eaux de La Hague favorisent dit-on la multiplication des leucémies tournant dans Les algues venues d'un ailleurs improbable dévorent la Médi­terranée tournant dans Un homme est décédé avant de passer la frontière on a retrouvé dans son estomac des dizaines de petits paquets de cocaïne tournant dans Un réseau d'abuseurs d'enfants a été démantelé tournant dans Un homme armé d'une mitraillette entre dans une école et tue 28 jeunes élèves et leur institutrice tournant dans Les trous creusent dans l'ozone terrestre tournant dans

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Les colons israélites n'entendent pas ralentir les occupa­tions compulsionnelles des territoires palestiniens tour­nant dans Les massacres se généralisent en Algérie tour­nant dans La terre tremble en Iran, et un peu partout en Californie où ça ne compte pas, c'est le train-train tour­nant dans L'écart grandit dramatiquement entre les pays du Nord et ceux du Sud tournant dans Les Étasuniens serrent la vis à l'émigration, les Français ne sont pas en reste, il n'y a que l'Italie où vous pouvez entrer tout de go, mais peut-être cela ne durera-t-il pas tournant dans Le deuxième sommet de la terre s'ouvre sous de sombres auspices tournant dans La litanie des lieux communs, économie de marché, mondialisation, sociétés pluri­ethniques, guerres et massacres, massacre et guerre. Ima­ginez ce que nous imaginons.

Parce que par exemple nous commençons à peine de concevoir qu'il est grande barbarie à exiger d'une com­munauté d'immigrés qu'elle «s'intègre » à la commu­nauté qui la reçoit. La créolisation n'est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu'elle change déjà. L'intégration est un rêve cen­traliste et autocratique. La diversité joue dans le lieu, court sur les temps, rompt et unit les voix (les langues). Un pays qui se créolise n'est pas un pays qui s'uniformise. La cadence bariolée des populations convient à la diver­sité-monde. La beauté d'un pays grandit de sa multi­plicité.

Parce que nous pressentons que les flux d'immigration, à quoi on reconnaît des causes précises (populations qui

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fuient les tueries de la guerre, peuples exténués par la famine en leur lieu, lent glissement de collectivités en­tières vers des terres d'espoir) sont peut-être aussi régis par une dynamique erratique, une part de rêve du monde, qui font qu'on ne comprend pas dans quelle mesure ni pourquoi ces flux d'immigration commencent et s'arrêtent. Les conditions se sont améliorées dans le pays d'origine? Le pays de destination ne présente pas autant d'avantages qu'on aurait pu croire? Et si les flux étaient plus irrationnels qu'on ne pense, et du moins de nature fractale?

Parce que tout ça fait houle. Planétaires, les grandes houles de la musique, ces déchirements partagés comme une communion élémentaire et d'autant plus sacrée. Mais aussi, les mystérieuses traces des métissages qui défrichent toutes sortes de musiques combinées, asso­ciées, complices. Planétaires les exaltations nées des spec­tacles sportifs, comme si le monde était un immense Colisée. Planétaires les déflagrations de la sensibilité commune, qui se pervertit avec la même obstination et comme dans une seule direction. On ne sait pas ce qu'est amour, et on s'en fiche. Planétaire bien entendu la glo­balisation, à laquelle nul n'est préparé, quoiqu'elle soit venue de bien loin. Les déplacements non pas de travail­leurs, comme au bon vieux temps, mais de lieux du travail (au mieux donnant du coût possible), qui ravagent une contrée sans en enrichir une autre. Les lois du profit, dont l'entrelacs indécelable obéit à une structure du chaos, et qui engendrent toujours du chaos. Tous les lieux communs de l'évanouissable qui ne sont pas des ren-

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contres de pensées du monde, mais le constat généralisé de la même déperdition bourrée d'énergies.

Parce que nous devinons que ceci autour de nous est le véritable deuxième monde, celui que tentent par ailleurs de créer, dans la boîte informatique, les techniques en expansion. Nous vivons notre vie et nous vivons la vie du monde. Il semble par moments que la première est le leurre de la seconde, que nous ne maîtrisons pas. Nous vivons à deux ou plusieurs dimensions, du moins lorsque les conditions dans notre entour nous ménagent quelque espace d'écho et, littéralement, de réflection. Ce n'est pas le roman qui illustre cela ou en prend connaissance: la mesure de ce frémissement ardent et imperceptible de toutes les données emmêlées d'un tel Inextricable: Non pas l'histoire, mais les éclats. Ou alors le roman devient poésie. La poésie nous fonde un imaginaire, fragmentaire et totalisant, fragile et agissant.

Parce que nous devrons nous accoutumer à l'indif­férenciation progressive des espèces, des races, des gen­res, des virus ou des variétés du vivant, (la machine à produire des mutants), qui gagne sans qu'on puisse con­cevoir comment.

Parce que nous approchons cette connaissance nou­velle, flottante, qui vous donne de ne pas vous engloutir.

Parce que nous savons ainsi qu'il faut vivre dedans, ou disparaître loin au-delà.

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On dit que la Relation est mondiale et ce n'est pas émettre une évidence, car on voit que non seulement son espace est du monde, mais qu'encore ses espaces parti­culiers sont irrigués de l'espace du monde. Il est certes des espaces clos, d'où c'est difficile de s'échapper, pour toutes sortes de raisons économiques, politiques, men­tales. Il est des espaces ravagés, dont le malheur entre­tient la closure. Mais l'espace du monde est partout présent, un invariant. Comment raviver cette présence dans l'imaginaire d'une communauté apparemment réduite par son isolement, dans le même temps qu'elle mène combat contre cela qui l'isole?

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Réponse

Considérer le malheur des peuples. Non pas seulement par souci moral, mais parce que ce malheur, toujours offusqué ou oblitéré, entre pour une grande part dans notre connaissance du monde et de nous-mêmes.

Considérer l'ouvrage de cette connaissance. Dans notre galaxie intellectuelle, l'estimation ignorante des sciences paraît possible. Nous osons penser que nous nous attacherons à cette menée des sciences, sans nous y perdre. Parce que la science, par le biais de combien de techniques, est entrée dans notre vie. Elle n'est plus ce domaine fabuleux, réservé, impénétrable au sens com­mun, et lointain et improbable, qu'elle fut au dix-neu­vième siècle européen. Elle fréquente d'autres lieux de la connaissance, inspirés de cultures jusqu'ici mépri­sées. Il y en a eu tellement d'applications pratiques et immédiatement parlantes, que nous prétendons la fré­quenter sans ambages. Les vulgarisations semblent aussi décisives que ce qu'elles diffusent. Les terrifiantes mani­pulations génétiques, menées à terme dans des labora-

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toires secrets, ne nous stupéfient plus vraiment. Nous sommes capables d'en discuter posément, d'y contredire ou d'y acquiescer. Comme si le simple fait d'en parler en public constituait barrage et protection. Ensuite, parce que ces multiplications des spécialités et de leurs applica­tions ont confirmé dans la sensibilité générale le senti­ment qu'il n'y a plus un secret à découvrir (le « fond » de la matière) mais des milliers, et que la science autorise désormais les sentiers détournés et les traces impro­bables. Les théories des sciences du Chaos (< Les sciences du Chaos, vous connaissez? .. ») ajoutent encore. Les sys­tèmes erratiques, les invariants, les réalités fractales sont des particularités non seulement de la matière en mouve­ment mais aussi des cultures humaines en interaction. Nous convenons qu'elles nous sont adéquates. Enfin, parce que toute une part des sciences, la plus aventureuse s'il se trouve, confirme ce que nous appellerions une esthétique: un fonds commun de la vérité et de la beauté, sans que celle-ci ne soit que le splendide reflet de celle-là. Il y a pour nous une beauté du monde qui se suffit en vérité.

Considérer la dissémination des savoirs et des sensibili­tés. En voici une illustration toute particulière, par anti­phrase.

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Je vous chante une parabole, c'est-à-dire un conte si prétentieux.

« Les Esprits sont les maîtres qu'on se rêve. Ils décident de l'Ici qui est leur Centre et de l'Ailleurs qui est votre périphérique partage. Ah ! Vous êtes " ceux de là-bas ". Nous tous, en somme. Nous nous obstinons à soutenir que notre partage est en réel et que le Centre est au rêve. Les Esprits sont une entité, d'éléments distincts et indis­cernables. Or ces Esprits nous ont fabriqués, nous les avons façonnés en esprit, et voici comment l'ensemble fonctionne.

« L'Entité de l'Action, elle-même triple (souvenez-vous, par exemple, l'espérance la foi la charité, ou bien encore, liberté égalité fraternité, et ainsi à l'infini) pense d'un seul mouvement et agit de même. N'essayons plus de deviner par quels mécanismes, sachons seulement que ça marche, à preuve nos existences rapportées, comme de la terre grise dans de la terre rouge.

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« L'Entité de la Permanence est unique. Sa fonction n'est pas d'exprimer ni d'agir mais d'être. Ah! Être ... Être enfin ... Elle émiette des parts de temps dont elle se vêt et dont elle couvre " ceux de là-bas " . Nous, en somme.

« L'Entité du Dire analyse chaque parole d'ici et de là­bas (où de nous-mêmes nous nous sommes situés) et rejette au néant tout énoncé qu'elle n'a pas jugé recevable à son goût. Nous en souffrons terriblement. Le parleur dont le dire est ainsi déviré au silence se trouve être l'objet d'une diminution de présence, ne disons pas d'être, dont il se relève rarement. On dit que cette Entité entretient parmi " ceux de là-bas ", nous, en somme, des courti­sans et des rapporteurs, y faisant des heureux et des mal­heureux. Elle nous compare l'un à l'autre, nous en trem­blons, elle dresse pour nous barêmes et palmarès. Elle nous élit.

« Les Esprits savent qu'ils sont le rêve de " ceux de là­bas ", et qu'ils s'évanouiraient en esprit si ceux-là ces­saient d'y croire. »

Ce n'est là que parabole, conte spécieux et qui se croit.

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Les avancées ou les hasardements des sciences, les plongées ou les errances de la création artistique ne vont certes pas « en continu ». S'il se trouve, c'est là ce que la science et l'art partagent le plus sûrement. Mais le créa­teur ratifie et l'homme de science suppose : deux dimen­sions de la manière d'inventer. L'artiste a besoin d'avoir raison au moment qu'il pétrit sa création, le scientifique a besoin de douter, même quand il a prouvé. Ils inves­tissent de la sorte l'inconnu, à partir du monde connais­sable. Leurs rapports sont d'incertitude concertée, de certitudes rêvées. « Ce qui existe, au-delà de l'appa­rence », tel pourrait être leur garant de rencontre, leur meilleur lieu commun.

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MESURE, DÉMESURE

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L'Un magnifie et le Divers acclame. Que nous sommes des intégraux de cette constellation

d'humanités. Que cela ne tourne pas à système. Que la totalité est à jamais totalisante. Que le Tout n'est pas clos ni suffisant. C'est vivre le monde.

Le rêver aussi. Magnificence d'O.-V. de L.-Milosz! « Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau. »

Mais rêver le monde n'est pas le vivre. Pour nous, la beauté ne grandit pas du rêve, elle éclate dans l'emmêle­ment.

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Infinitif du temps

Le temps ratifie-t-illa légitimité? N'est-ce pas La Filiation, désireuse et mesureuse de temps Pourvoyeuse en durée quand la durée défaut Qui en soutenait plutôt, par nature et droit Le principe?

Déboulée la horde des filiations S'évanouit la légitimité. Alors Plus d'indication - cette flèche - de temps Qui fuse Projette, ravage Au feu consumant de la linéarité L'espace du monde.

La filiation s'efforçait à garder la file Des générations, elle dénombrait L'almanach du temps. Mais elle est À douleur et lèpre, la force sèche Qui en rivait le nécessaire En chevillait la jointure, au plein

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De ce corps tout rapine et souche Le territoire.

La légitimité fut cette cheville-là Et ce rivet. C'était la Rive D'où partir en conquête, par négation de l'heureux multi-temps, et par extase De la racine-temps.

C'est par quoi on a vu grandir Ce temps-monde rapace Qui entendait manger le monde L'expulser En concrétion universelle, c'est dire En Territoire absolu.

Et tout de même que les paysages les pays Qui se partagent s'animent Sont finistères du territoire L'ouvrent en traces, l'infinissent Oui tout ainsi

Désengager la filiation Cet absolu des légitimités, dérouter Le prétendu temps-monde sur sa ligne C'est jaillir à chaos enfin Dans les multiplicités du temps Qui toutes font qu'un chacun l'envisage Ou le fixe Sans vaciller.

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La dérive des langues fait une passion douloureuse : nul n'en fut plus habité que Gaston Miron. Dans une rue de Montréal, il se baissait vers le trottoir, il ramassait sa pauvre belle langue québécoise, il me disait : « Regarde, regarde ces gens qui passent, ils souffrent dans leur langue. Peut-être qu'ils ne peuvent pas la ramasser ainsi. Et comment pourrions-nous concevoir un bilinguisme ou un multilinguisme, alors qu'on nous vole notre langue? »

Je répétais quant à moi que la langue créole aussi était laissée à l'abandon, et bien d'autres qui disparaissaient, et qu'il fallait courir à la rencontre des langues du monde sans se cantonner à notre seule voix. Il continuait, et bien sûr il avait raison: « C'est bon, avec nos tripes et avec notre tête, nous porterons haut nos langues françaises, et tout autant nos langues créoles. » Michael Smith, le poète assassiné, travaillait d'une autre façon, avec les chanteurs de la Dub-poetry, du fond même de la langue anglaise. Le résultat en était une tension baroque, une concentra­tion rauque d'accents, comme de quelqu'un qui a déjà trop laissé crier sa voix dans un désert. Je déplore de ne pas

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connaître la langue arabe, je ne pourrai pas apprécier comment Mahmoud Darwich lui attribue des paysages inédits, comme on le devine à travers les versions fran­çaises de ses textes. Mais la traduction est cela même qui nous permet cette divination. Darwich a parlé des Amé­riques, interpellé en poésie Colomb, chanté la Relation. Ouvrir l'imaginaire des langues, les doter de lieux nou­veaux, revient à combattre réellement les uniformités, les dominances, les standards.

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Martinique

Dire de l'Utopie qu'elle est juste et vivace quand elle est partagée entre tous. Quand, partagée, elle ne dévale pas en outrecuidance et en folie collectives. Oublions les tracas politiciens, nous, gens de Guadeloupe, de Guyane et de Martinique. Et certes, nous avions raison de ne pas laisser sans protester tarir dans les prisons qu'on a bâties sur notre terre des personnes qui en Guyane leur pays ont combattu le déni, l'équivoque, l'injustice. De même aurons-nous raison de nous réunir d'un seul corps pour tenter quelque grand ouvrage. Nous sommes accoutumés de penser en termes archipéliques, mettons nos actes en accord avec cette belle démesure, qui n'est ni désordre ni affolement. Appelons Barbade et la Jamaïque, Trinidad et Porto Rico, appelons Cuba et Haïti. Voyons comment nous greffons l'Utopie sur ces plants rassemblés de la végétation créole. Du moins, proposons-le. Nous avons besoin d'eux, ils ont besoin de nous. Non, la notion de besoin est limitatrice. Les peuples de la Caraibe sont en nous, et nous sommes en eux. Contribuons s'il se peut à faire de ces Archipels des lieux tenaces dans le monde,

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superbement des lieux communs. Commençons de net­toyer autour, et que la Martinique par exemple se pro­clame et se maintienne, d'un seul tenant, terre biologique et de clarté. Cessons de croire à produire des denrées invendables, mal protégées, dont le sort dépend de poli­tiques changeantes décidées ailleurs. Ne traînons plus, de rajustements en banqueroutes, de subventions en démis­sions. Cherchons dans l'ailleurs du monde les endroits où des produits que nous aurons voulus, aménagés, réalisés selon notre commune détermination, pourraient être proposés et acceptés. Dans le monde il est une place (des acheteurs, des amateurs convaincus, des passionnés d' échange) pour tout ce qui surgirait d'un espace de lumière, pour tout ce qui procéderait d'une volonté de nettoyer les eaux et les nuages, les Jardins et les Sables. Ce qu'on appelle le marché fait que les peuples qui le peuvent achètent plus cher dans le monde les objets et les denrées dont ils savent qu'ils répondent aux assurances que la mentalité générale exige de plus en plus : éloignés des pollutions industrielles ou chimiques, conformes à une nouvelle beauté du monde et à une nouvelle santé des humanités contemporaines. Bien d'autres se sont engagés sur ce chemin. Mais pour nous, il n'est pas trop tard. Nous croyons à l'avenir des petits pays, quand ils s'archipélisent ainsi. Retenons, pour ce qui nous con­cerne, que les problèmes statutaires, dans nos rapports avec la France, n'engendrent que discussions sans fin et mal soutenues, à partir du moment où l'indépen­dance de penser, de décider et d'entreprendre n'est pas là. La France est un pays qui ne saurait plus se satisfaire,

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hormis ses vieux politiciens, de contraindre un autre pays. Elle est trop fragile de l'intérieur, en proie à ses pul­sions xénophobes, pour soutenir une autre querelle. Si ses dirigeants ne donnent pas suite à des concertations, c'est parce que nous autres ne parlons pas de la même voix et que peut-être ils ne savent réellement pas qui croire. La question du statut peut être aménagée à l'inté­rieur même de notre insertion dans la Caraibe. Parlons à la France, non pas pour la combattre, ni pour en être les servants, ni pour en être les appointés, mais pour lui dire d'une seule voix que nous allons entreprendre autre chose. Expliquons-lui aussi que la norme de sa langue serait bientôt caduque (il y a là des spécialistes racornis de cette langue, aussi anachroniques et prétentieux que ces vieux politiciens dont nous parlions), si la langue ne courait pas les hasards du monde. Et que nous l'avons transmuée, cette langue, la prenant avec nous. Comme l'ont fait par exemple les Jamaïcains pour la langue anglaise ou les Cubains pour la langue espagnole. Arra­chons ceci d'abord, et d'abord du fond de nous-mêmes: l'indépendance de la pensée. Allons clairement à cette utopie dont nous avons tant besoin. Faisons de la Marti­nique un lieu du monde, c'est notre vocation : c'est-à­dire, un lieu d'où nous neutraliserons peu à peu les bétonnages que nous avons longtemps cru être les signes patents de la prospérité, où nous irons régénérer nos terres pourries de pesticides, où nous referons le cours de nos rivières, où nous nettoierons inlassablement nos côtes, que le poisson y revienne, où nous ralentirons le flot mortel des voitures qui rongent le pays comme des

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fourmis dans un migan à l'abandon, où nous enseigne­rons selon nos références, allant ainsi à la rencontre des connaissances du monde entier, où nous ne laisserons plus jamais à la dérive ces jeunes qui vaquent dans le néant et le souci, où nous arrêterons de mener entre nous ces combats inutiles d'opinion qui tournent à mesquine­rie. Mais faisons-le, proposons-le à tous, avec la tranquil­lité de ceux qui ne prétendent pas donner leçon à d'autres. Cessons de croire que l'intégralité folle de nos consommations, exacerbée par toutes sortes de mani­gances du commerce, peut produire du bonheur. Cela n'est pas. Ne croyons pas que nous sommes les privilégiés de la Caraïbe. Cette consommation surexcitée engendre un mal-être souterrain, que l'on peut quand même res­sentir, une inimitié entre gens qui ne savent même pas pourquoi ils ne se supportent plus. Une médiocrité qui ne se connaît pas elle-même. Demandons à faire de la Caraibe un poumon sain de la Terre, une tache bleue per­sistante dans le gris d'alentour, jusqu'à ce que le bleu gagne partout. Notre identité collective est une résul­tante, n'allons pourtant pas croire qu'elle en est abâtar­die. Elle est la marque et le signe de l'imprévisible, à quoi notre imaginaire s'habitue. Nos identités-rhizome en ont fini avec les essences, les exclusives, les rites du retire­ment. Entrons dans notre monde à nous, ce qui est aussi entrer au monde. Faisons place à toutes les langues, et à notre langue créole en premier lieu, parce qu'elle est une résultante et un imprévisible, et faisons place à tous les langages, de l'individu ou de la collectivité, d'un poète ou d'un artisan, qui envisagent et illustrent la diversité

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démesurée du monde. Et à cette Démesure appliquons notre Mesure, qui ne saurait être rétrécissement. La mesure est le signe de l'indépendance réelle de la pensée, la jauge d'une volonté qui ne faiblit pas. Elle n'est pas l'étroite dimension de l'ordre convenu ou des régulations arbitraires. Elle ne porte pas à la prétention de tout pré­voir du mouvement du monde ni de tirer des plans sur la comète. Nos humanités ont renoncé, espérons-le, aux plans quinquennaux. La mesure est audace et renouvelle­ment, soutenus. Tous les peuples sont jeunes dans la totalité-monde. Il n'y a plus de vieilles civilisations qui veilleraient à la santé du Tout, comme des patriarches vêtus de sagesse séculaire, là même où d'autres peuples seraient ardents et comme sauvages d'une jeunesse non encore éprouvée. La Démesure a raccourci les temps et les a démultipliés. Qui est ancien est qui devine au plus près la résolution de ces temps, imprédictible cependant. Qui est ancien est qui se coule en unanimité dans ce mou­vement du monde. L'ancienneté n'est plus évaluable à terme-révolu. Nous sommes tous jeunes et anciens, sur les horizons. Cultures ataviques et cultures composites, colonisateurs et colonisés d'hier, oppresseurs et opprimés d'aujourd'hui. Nous combattons les oppressions en notre lieu, nous ouvrons aussi sur les îles voisines, et sur toutes les terres. Ce n'est pas là quitter nos ancêtres, connus et inconnus. Celles et ceux qui ont chaviré au fond des Eaux Immenses pendant la Traite, celles qui ont étouffé le pro­duit de leurs entrailles pour le soustraire à l'esclavage, celles et ceux qui ont piété sur les Plantations, qui ont marronné sur les mornes. Les faire entrer avec nous dans

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le renouvellement de toutes choses. Donner sens à ce qu'ils furent, que nous avons tant de difficulté à conce­voir. Regarder en face ces temps éperdus qui nous lan­cinent. Est-il nécessaire de les rallier, ces temps? Oui, pour ouvrir. Et non pas pour s'en remettre aux vieilles définitions. L'avantage d'une île est qu'on peut en faire le tour, mais un avantage encore plus précieux est que ce tour est infinissable. Et voyons que la plupart des îles du monde font archipel avec d'autres. Les îles de la Caraibe sont de celles-là. Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l'ouverture et du partage. Elle n'exige pas qu'on définisse d'abord des Fédérations d'États, des ordres administra­tifs et institutionnels, elle commence partout son travail d'emmêlement, sans se mêler de poser des préalables. S'agissant de nos rapports dans l'Archipel, commençons par les petites choses, tout en ayant en 1'-esprit les grandes. Nous sommes les pacotilleurs de la réalité caraibe. Et ins­crivons haut cette devise : Martinique, pays biologique du monde. Elle ne répondra pas à une mode d'écologie, mais à des besoins précis liés au souci de l'écologie. Nous

-adapterons au fur et à mesure, et certes ce sera long et dif­ficile, notre organisation du travail, nos répartitions des ressources, l'équilibre de nos sociétés. C'est un label, à condition qu'il corresponde à une réalité, qui parlerait à ceux qui viendraient dans notre pays, à ceux qui en achè­teraient ailleurs les productions. Oui, difficile et long. Comptez avec les reconversions à perte, les nouvelles habitudes à fonder, les périodes d'adaptation tumul­tueuse, la nécessité de programmer un changement pro-

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gressif, les dérives initiales et le découragement individuel et collectif. Mais est-ce que notre situation actuelle est enviable et vivable? Est-ce que nous pouvons continuer ainsi ? Nous le croyons et tout aussitôt nous nous deman­dons pourquoi ce déplaisir, ce souci en nous? Le relatif confort de quelques-uns n'est-il pas accompagné de ce malaise généralisé, qui nous corrompt tous, et d'un inconfort absolu de la majorité? Attendrons-nous éter­nellement les réconforts et les solutions venus de France, et qui dans ce cas n'en sont pas vraiment? Et si nous ne nous donnons pas à cette Utopie, ne nous faudra-t-il pas de toutes manières en imaginer une autre? Dans ce qu'on appelle le marché mondial, les petits pays se sauvent en se faisant les spécialistes de productions pointues, que la machine industrielle ne peut pas rattraper ni ravir. Inven­tons ces produits nouveaux, fruits de méthodes nou­velles. Courons ce risque. Notre responsabilité en la matière est collective, ainsi en doit-il être de notre action. Il nous faut démesurer notre lieu, c'est-à-dire le raccorder à la Démesure du monde. Regardons-en aussi la beauté. J'espère en cette parole des paysages. Nos bords de forêts s'évanouissent dans les terres cultivées qui s'alentissent dans les sables. C'est tout un répertoire en abrégé. Ni les ananas ni les cannes ni les bananes n'aplatissent vraiment l'entour. La Petite Guinée avoisine la Petite Suisse. Les Momes sont verts et rouges. Les grands abricotiers donnent de l'ombrage aux Fonds. Ce qui est aussi beau, c'est de retrouver ces paysages dans l'Archipel, avec toutes les nuances et les variantes qu'il se peut. Le tissu de nos pays dresse ses volcans et fouille ses ravines,

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s'enfonce sous la mer et renaît, réapparaît, changé mais continu en lui-même, à Sainte-Lucie ou à Marie­Galante, à la Dominique ou dans la République domini­caine. Parlons à tous ceux-là qui partagent avec nous de tels pays. Et que la Caraibe créole parle au monde qui se créolise. Elle a rallié sa multiplicité en une diversité éton­namment convergente. Sans aucune sorte d'uniformité cependant. Consacrons cela entre nous. Cela n'est pas un Appel, ni un manifeste ni un programme politique. L'Appel serait, pour celui qui le lancerait, la marque d'une prééminence qui n'a pas lieu ici. Le manifeste sup­poserait une prétention de soi. Le programme politique ne se trouverait ni adapté ni convaincant. C'est ici un cri, tout simplement un cri. D'Utopie réalisable. Si le cri est repris par quelques-uns et par tous, il devient parole. Chant commun. Le cri et la parole se relaient pour faire lever le possible, et aussi ce que nous avons toujours cru être l'impossible, de nos pays.

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On revient au lieu, tout comme on s'évade du conte. Mathieu, celui qui n'est pas Béluse, regardant par hasard et volée de l'œil ce texte que je m'exerce à tramer, me recommande ingénuement «< s'il n'est pas possible, s'il te plaît ») d'écrire en « il» plutôt qu'en « je ». Il aime à entendre des récits, des histoires. Il habilite et établit l'art du roman. Je lui raconte (en « il ») que Mathieu Béluse est revenu. Il a cessé de courir les temps parce que, dit-il, on ne saurait pousser plus avant. Il y a des gens pour aller sur Mars et bientôt Bételgeuse, nous ne fréquentons pas leurs techniques. Il préfère épeler la terre, comme s'il en tirait leçon. Et si faut-il aller sur Bételgeuse, et bientôt Fomal­haut?

Mathieu Béluse consulte une branche d'à-tous-maux, il en figure la chose à venir. Il apprend de Marie Celat cet art impossible: de fréquenter l'imprédictible. Il entre en archipel. On ne cultive pas ce jardin-là, l'écart n'est pas retirement. Le jardin créole est une acharnée qui prend soin d'elle-même et où les espèces se protègent l'une l'autre, comme des îles qui vont par bandes. Et puis, le tra­falgar des temps: Oriamé, Désira, Mycéa. Le roman se refait en ajoupas marins. Mathieu Béluse est revenu ici-là.

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Le récit prenait source au calme trouble ou mesuré du communautaire, en cette exigence qui séparait de tout ailleurs. Sa symbolique y trouvait sens.

Les mots ont pris de la distance, d'avec les arcanes de l'impérieux récit et d'avec l'ampleur tout en failles du poème. Ils ont abdiqué l'assurance étroite de la langue. C'est comme si, donnés ou tombés de tout cet entrechoc d'alentour, ils se dérobaient à notre vouloir-dire.

Ils ne font plus planètes et galaxie, enrobées chacune autour de son soleil ou de son mouvement. Ils dispersent dans l'infini, avant que ce mouvement explose, que ce soleil devienne étoile géante morte, naine brûlée.

Dans cet éclatement, qui présage peut-être une seule primitive et finale galaxie - mais quelle ? - le récit quitte son pouvoir du symbolique, ces étages de sens qui s'étayaient, tout comme le poème cette passion d'envisa­ger les mots comme une matière, hors le concept.

Qu'est-ce que cela veut dire? Pour celui qui ne voit aux mots qu'un parage familier, des songes trop immédiats, l'imposition, sans autre écho, de la journée qui roule et de la nuit qui s'éternise?

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Qu'est-ce que cela peut dire, toi qui avances sans étai ni gouffre où te tenir, sans héritage ni souvenir tout­puissants, dans cet étincellement de toutes choses nou­velles nées ?

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Totalités

La créolisation envisage a Jamais son contraire, et l'Archipel conjoint toute Suisse.

Une Suisse? S'il se trouve, le prévu du tout-Être, qui se maintient comme être-tout.

Et que serait-ce que l'Archipel? La dispersion du non­Être, qui rassemble l'étant du monde.

L'étant comme étants.

L'Être est immobile en montagne, il s'est protégé de neige et d'avalanche impénétrable.

Le non-Être n'éteint plus le vouloir dans le bonheur de la passivité, ni ne l'exaspère en poussées aveugles. Le non-Être n'est pas non être.

J'étais là, non pas Être mais douloureux étant, immo­bile raidi dans cette rue descendante glacée de ce village des Pyrénées, à peine habité. Bloqué sur les vieux pavés gelés, atterré de ma position intenable, criant de loin aux amis qu'on me laisse tranquille. Jusqu'à ce que je me décide à sauter sur les bords, où des traînées de neige

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fraîche au bas de la haie permettaient qu'on s'accroche et marche. Alors je pus descendre, ou remonter à mon gré.

Si la créolisation reçoit et conçoit l'Unique, l'impensé de l'Être, elle en admet aussi l'opposé.

Les infinis de l'illusoire graduation valent tous, de l'Être à l'étant, de Suisse en Archipel, dans la créolisa­tion. Cela revient à dire qu'on ne saurait réellement concevoir un Être-comme-étant.

L'Archipel est errant, de terre en mer, il s'est ouvert de houle et de petit matin.

Mais il est aussi des petits matins sur la plaine encultu­rée, dans le morne immobile, dans la presqu'île qui veille à l'avancée des terres et provoque l'inconnu. Ils sont habités. Ne le seraient-ils pas, ils méritent de l'être. Ces humanités occupent la trace, de l'Être à l'étant.

Il est tant d'identités des peuples et d'un même peuple, quand celui-ci est déporté en lui-même, que ce serait rage et folie d'essayer d'en relater les normes. D'en exalter à chaque fois l'absolue contradiction.

La créolisation est le non-Être enfin en acte: enfin le sentiment que la résolution des identités n'est pas le bout du petit matin. Que la Relation, cette résultante en contact et procès, change et échange, sans vous perdre ni vous dénaturer.

Il n'est pas dit de renoncer Cà l'étant) pour accepter enfin (les étants du monde). Non, cela n'est pas dit, ni

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même supposé. Tu peux t'échapper de cette rue aux pavés glacés où tu avais égaré ta carcasse, t'échapper pour enfin admirer l'alentour et respirer l'air froid.

La multi-énergie des créolisations ne crée pas un champ neutre où s'assoupiraient les souffrances des humanités, elle réactive cette dilatation vertigineuse où se défont non pas les différences mais les anciennes souf­frances nées de la différence.

Cette trace, de l'Être à l'étant, aux miséricordieux étants! Nous la suivons sans la défigurer.

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Oui, nos monuments dans les Amériques: le Bois­caïman en Haïti, la Sierra Maestra à Cuba, le Château Dubuc à l'extrême de la Pointe de la Caravelle en Marti­nique, mais dont il ne reste à ras de terre qu'un vestige enfoui des cachots où on enfermait les esclaves débarqués là, les ruines de Saint-Pierre, la trace des couperets sur les troncs des hévéas réapparus autour de Belém ou de Manaus, et ainsi à la ronde : ce que les paysages, sans le secours de la pierre ni d'aucun bois travaillé, ont produit comme histoires et comme mémoire, imperceptible mais insistante.

Mais aussi, partout dans les espaces d'ailleurs: les Hauts de ciel qui s'égarent en galaxies, les brousses qui encombrent leur propre profondeur, les saveurs affolées des terres en culture, les savanes qui couvent des ombres compressées comme des bonsaïs, les sables au désert qui vous grandissent en esprit, les salines où étudier la géo­métrie pure, les mangroves qui lacent l'inextricable, les glaciers débordants, les fonds de mer d'où monte le soir

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qui vient, les toundras qui vous chavirent à l'infini, les mornes qui vous plantent tout dru. Singuliers et sem­blables, avec pour chacun d'eux non pas seulement son mot, mais son langage. Non pas seulement sa langue, mais sa musique.

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Ils disent que créolisation est vue générale, après quoi on gagnerait, ou profiterait, à passer à des spécificités. C'est revenir à d'anciennes partitions, l'universel, le par­ticulier, etc. Ils ne savent pas lire le monde. Le monde ne lit pas en eux.

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Ode à Pierre et à Carthage

voici que les céments et les urubes se sont unis

le village s'assemble où est célébrée la crête

le vent distrait la fève d'hier du figuier d'ici

ce jour viendra, ce jour viendra

* du mur le plus fragile nous avons

vu, en bas la trirème exhalée en la mer rousse,

et nue courir à l'entrée du Port - sur son

erre pâmer la voile

nous qui faisons courant et houle à tant d'antans

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Page 240: 【格里桑】Traité du tout-monde

*

est-ce la roche au front rauque du centurion

est-ce boire l'anis et la serpente mésusée

est-ce trois fois l'anneau qui roule sur la lame

écoute,

* urubes, cégaliers, frusques, métaux

et beaux ramiers.

18 mars 1997.

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INFORMATIONS

Page 242: 【格里桑】Traité du tout-monde
Page 243: 【格里桑】Traité du tout-monde

La Ville, refuge des voix du monde *

Nous commençons de comprendre qu'en marge des guerres économiques et financières, lesquelles ne pro­fitent pas d'abord aux nations en tant que telles mais aux multinationales dont la circonférence est partout et le centre nulle part, les vrais engagements d'aujourd'hui, les harmonies et les disharmonies, les rencontres, les conflits concernent avant tout les cultures des peuples et des communautés.

Le culturel a rencontré le politique, et les affronte­ments majeurs de notre temps en sont empreints. Le politique tendait à l'apparition et au renforcement des nations, dans l'Europe et dans l'Occident en expansion. Le culturel manifeste l'angoisse et la convulsion des enti­tés intellectuelles, spirituelles ou morales mises specta­culairement en relation avec d'autres, divergentes ou opposées, dans ce qui est désormais pour nous la totalité­monde.

* Prononcé au Palais de l'Europe à Strasbourg, en ouverture du Congrès du Réseau des Villes Refuges et du Parlement international des écrivains (26-28 mars 1997).

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C'est le moment de rappeler que l'intention première du Parlement international des écrivains fut de se réunir pour écouter « le cri du monde ». Les cultures en contact multiplié produisent ce bouleversement qui refait nos imaginaires, nous permettent de concevoir que nous n'abdiquons pas nos identités quand nous nous ouvrons à l'Autre, quand nous réalisons notre être comme partici­pant d'un rhizome étincelant, fragile et menacé mais vivace et obstiné, qui n'est pas un rassemblement totali­taire, où tout se confondrait dans tout, mais un système non systématique de relation, où nous devinons l'impré­visible du monde.

L'imaginaire. C'est dire l'art et la littérature. C'est par la littérature que s'illustre ce mouvement

désentravant, qui mène de notre lieu à la pensée du monde. C'est là désormais un des objets les plus hauts de l'expression littéraire. Contribuer, par les pouvoirs de l'imagination, à faire lever le réseau, le rhizome des iden­tités ouvertes, qui se disent et qui écoutent.

On comprend que l'écrivain, par sa fonction même, devient la cible préférée des intolérances identitaires.

L'échange, la somme mise en commun des enseigne­ments et des renseignements portant sur tout ce qui agite et féconde la pensée-monde. L'intellectuel, le journaliste, l'artiste sont du même coup, de par leur fonction même, l'objectif prioritaire de toutes les forces d'enfermement et d'exclusion.

Et quand ils se trouvent, intellectuel, journaliste, artiste

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et écrivain, isolés en un lieu du monde, ce n'est pas seule­ment leur voix qui est bâillonnée, c'est leur vie qui est détruite. Le droit à l'existence et le droit à l'expression sont tragiquement confondus dans un même déni.

La Relation, c'est-à-dire en même temps la Poétique, au sens agissant du mot, qui nous hausse en nous-même et la solidarité, par quoi nous manifestons cette hauteur. Tout réseau de solidarité est en ce sens une vraie Poé­tique de la Relation.

Il paraît contradictoire d'employer ce terme, une Poé­tique, à propos d'une entreprise, le réseau des Villes refuges, qui a requis et qui nécessite encore tant d'amé­nagements administratifs, de décisions institutionnelles et appelle à surmonter tant de barrières dressées par les usages, la règle de l'ordinaire ou tout simplement l'habi­tude. Mais je me porterai à cette audace.

Car il ne s'agit pas ici et seulement d'une démarche humanitaire, quoique la chose eût pu se suffire. La Ville refuge n'est pas comme un asile de charité, elle entre­tient avec l'hôte qu'elle a choisi d'accueillir des rapports de connaissance mutuelle, de découverte progressive, d'échange à long terme, qui font de cette entreprise un exercice véritablement militant, une participation active au rendez-vous généralisé « du donner et du recevoir ».

Comme pour tout ce qui concerne les intentions ou les actions du Parlement international des écrivains, et selon aussi la volonté expresse des Villes qui ont entrepris d'éta­blir ce réseau, aucune des actions qu'il suscite n'est liée à

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une politique partisane. C'est quand elle se libère des parti pris politiques et de leurs limitations que l'action culturelle rencontre le plus véritablement la dimension politique, laquelle éclaire pour nous à la fois le pays où nous vivons et le monde qui nous sollicite.

L'imaginaire, l'échange, la Relation.

Une ville, qui peut être le lieu de tant de souffrances, d'injustices, de malheurs étouffés, de désespoirs sans horizons, devient par là, entrant dans l'imaginaire du monde et complétant cet échange et commettant Rela­tion, le symbole et le vecteur d'espérances nouvelles.

Une ville, une ville moderne, est un terroir, une iden­tité racine, mais non pas unique, non pas racine unique, elle est aussi une identité relation.

Une ville rassemble et signifie la région où elle s'est fondée, mais elle s'ouvre tout autant aux systèmes de relations qui se sont tramés entre les cultures du monde.

La ville est régionale dans la nation, elle est nationale dans le système du monde, mais elle revient à sa par­ticularité quand il s'agit de consentir au particulier de l'Autre.

Elle « comprend », c'est-à-dire qu'elle ratifie, l'en­semble de valeurs d'où elle a surgi. Elle « comprend »,

c'est-à-dire qu'elle autorise et illustre, la relation entre les valeurs levées de partout, qu'elle accueille et protège.

La ville moderne peut être ainsi le refuge des voix du monde.

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C'est le mérite des villes d'Europe d'avoir répondu si entièrement à l'appel du Parlement international des écrivains et d'avoir constitué ce rhizome de la solidarité et de la liberté d'expression.

Peut-être y ont-elles été incitées ou aidées par des tra­ditions de lutte pour leur émergence, de combats pour leur liberté, d'obstination à un mieux-être, traditions qui remontent loin dans leur histoire.

Mon souhait sera qu'elles concourent aussi à étendre à d'autres continents, auprès d'autres communautés urbai­nes, moins pourvues en moyens, ce réseau. Il faut que le rhizome multiplie au loin.

Écoutons le cri du monde. Passons outre les obligations et les petitesses de chaque

jour, faisons cortège à ces écrivains et à ces artistes dérivés loin de chez eux, consentons qu'ils nous apportent beau­coup, nous aidant à tisser ce réseau.

Ce qui monte là de partout, des chamiers et des ethno­cides, des camps de purification ethnique, des guerres inexpiables et des massacres généralisés, c'est l'appel des communautés humaines réclamant d'être recon­nues dans leur spécificité, mais c'est aussi, parfois expri­mée par ces mêmes communautés opprimées et souf­frantes, comme au Chiapas mexicain, la proposition que toute spécificité pâtirait d'être close et suffisante à elle­même.

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Dire son entour, son pays : dire l'Autre, le monde.

Nous savons désormais que toute culture qui s'isole et se referme, peu à peu verse dans le mal-être et l'inconfort, dans ce déséquilibre d'autant plus taraudant qu'on ne lui reconnaît aucune explication plausible. L'individu y est comme un four surchauffé, que rien n'éteint.

Le plus terrifiant alors, beaucoup plus que les vociféra­tions et les haines jetées à la figure, est le quotidien « nor­mal », tranquille et bon enfant, bien refermé sur lui­même, des affirmations d'exclusion et de refus de l'autre.

Contre ce ronron de l'horreur, ceux qui ont vocation de dire maintiennent la vivacité de la parole, qu'ils font courir partout au monde. C'est encore une fois le mérite des responsables de la vie publique de les aider à le faire.

Liberté d'exister, liberté de dire, liberté de créer.

Page 249: 【格里桑】Traité du tout-monde

De quelques mots nouveaux

Ils se sont formés au plein de l'écriture, non pas en ses creux et ses manques, et il est à remarquer qu'ils se pré­sentent tous au pluriel. C'est que, mis à part la serpente qui a son antécédent, ils craignent peut-être la singularité d'être. Ils se rassemblent et se multiplient chacun en soi, sachant qu'ils sont éphémères. Beauté du mot qui va bientôt périr. N'eut-il pas mieux valu les laisser en l'errance du poème où ils ont paru, sans gloser mainte­nant? Les définir, ce serait déjà les tuer. La définition tournera autour.

Xamaniers - Arbres à produire les xamanas. Arbres des arbres, par conséquent.

Arapes - Charrues pour labourer le goudron. Daciers - Gardiens et magistrats aux dagues d'acier, lit­

téralement. Salènes - Silènes et salines: des plaines vivantes et

improbables. Huques - Buildings en forme de cube, faisant hutte. La

ruine, dans l'éclat froid et luxueux des vitres.

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Page 250: 【格里桑】Traité du tout-monde

Céments - Non pas le ciment, mais son aimant, qui attache en toutes manières, au lieu de diviser.

Urubes - Le charme pastoral en Ur, l'oiseau-froment. Serpente - Une herbe infinissable. Cégaliers - Au pays méditerranéen, touffes de cigales

régalières, en forme de racines sonores. Frusques - Fripes et nippes du temps, qui rendent

brusque celui qui les vêt. À ne pas confondre dans frusques, qui a donné saint-frusquin.

Page 251: 【格里桑】Traité du tout-monde

Indications de la plupart des lieux et occasions

Le carrefour des Littératures européennes, le Par­lement international des écrivains, le Centre d'Études françaises et francophones de Baton Rouge, l'Université Rutgers, le Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie, l'Ins­titut du Monde arabe, l'Université de Tokyo, l'Université de Perpignan, le Prix Carbet de la Caraibe, l'Université des Antilles-Guyane, la Bibliothèque François-Mitter­rand, l'Université de la Cité de New York (CUNY), le Parlement de Navarre, l'Université d'Almeira, les Assises de la Traduction à Arles, l'Université Columbia, le Pays basque, l'Université de New York (NYU), les Boréales de Normandie, la Mairie du Lamentin.

Ainsi que les publications suivantes : Littératures, Le Nouvel Observateur, Yale French Studies, L'Esprit créa­teur, Dédale, Croissance, L'Oriflamme, Le Journal du dimanche, Les Inrockuptibles, Al Cantara, Édouard Glis­sant, poesia y politica, par Diva Barbaro Damato, La lette­ratura caraïbica francofona, par Carla Fratta, Littératures antillaises d'aujourd'hui, édité par Cathie Delpech.

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Page 252: 【格里桑】Traité du tout-monde

Nommer aussi, pour le plaisir de l'échange: Car­minella Biondi et Elena Pessini à Parme, Alexandre Leupin à Baton Rouge, Bernadette Caillier en Floride, Jean-Pol Madou à Miami, Geneviève Bellugue à Paris, Adonis le lyrique à Beyrouth, Michael Dash à la Jamaïque, Nancy Morejon à Cuba, Celia Britton à Aber­deen, Édouard Maunick à Durban, Gérard Delver en Guadeloupe, Henri Pied à Antilla, Jérôme Glissant sur l'ancienne route qui mène à Pays-mêlés, Jayne Cortez et Melvin Edwards à New York, Thor Wiehjamsson en Islande, Emilio Tadini à Milan, Piva en son dialecte de Vernazza, Christian Salmon en toutes rencontres, Jacques Coursil à Fort-de-France, Patrick Chamoiseau à la Favorite, Alain Baudot à Toronto.

Le poème Hommage à Pierre et à Carthage a fait l'objet d'une édition à tirage unique, manuscrite, accompagnée de pastels par Sylvie Sémavoine.

Page 253: 【格里桑】Traité du tout-monde

Table

Page 254: 【格里桑】Traité du tout-monde
Page 255: 【格里桑】Traité du tout-monde

Les Jardins dans les Sables Il

LE CRI DU MONDE

On nous dit, et voilà vérité 15 La pensée archipélique 31 Du point de vue de l'identité 32

RÉPÉTITIONS

Les mouvements de la découverte 35 La Rue du désir qui monte 40

LE TRAITÉ DU TOUT-MONDE DE MATHIEU BÉLUSE

Livre 1 43 Voyez, dit-elle 51 Livre 2 52

1. Le Lieu 59 2. Assez de lamentos! 61 3. L'errance 63

Livre 3 65 1. Ce n'est pas distraire 67

259

Page 256: 【格里桑】Traité du tout-monde

2. Ah! Nous craignons Au bord du fleuve Mississippi

HOULES, RESSACS

Houles n y a une Italie aussi Le nom de Mathieu Filiation et légitimité Le concept se présente Les cyprès mangés d'épyphites Ressacs Et certes, ce que nous n'oublions pas

LE TEMPS DE L'AUTRE

69 71

75 76 77 81 83 84 85 87

On considère la mesure 91 Au commencement du temps « universel» occidental 92 En des temps où l'écriture 104 Rhétoriques de fin de siècle 105 Pour l'art baroque 116

ÉCRIRE

Écrire c'est dire: le monde Villes, gros bourgs de rien!

CE QUI NOUS FUT, CE QUI NOUS EST

Les feux des lys sauvages Repli et dépli La terre matrice Le tambour du Tout Du corps de Douve La rêcheur tragique

260

119 124

127 128 139 140 141 148

Page 257: 【格里桑】Traité du tout-monde

Le temps de Mandela 149 On conçoit t'Occident 157 Le livre du monde 158 Ce qui, refait au mode pédagogique 170 J'appelle Tout-monde 176 C'est le rhizome 177 Que l'étant est relation 178

PONCTUATIONS

Au travers de combien de crises 181 Jacques Berque et les littératures 182 La matière africaine 186 La mondialisation 192 La terre et le territoire 193 Roche 198 Regardez cependant 205 La difficulté 206

OBJECTIONS À CE DIT TRAITÉ DE MATHIEU BÉLUSE, ET RÉPONSE

Objections 209 On dit que la Relation 213 Réponse 214 Je vous chante une parabole 216 Les avancées ou les hasardements 218

MESURE, DÉMESURE

L'Un magnifie 221 Infinitif du temps 222 La dérive des langues 224

261

Page 258: 【格里桑】Traité du tout-monde

Martinique On revient au lieu Le récit prenait source Totalités Oui, nos monuments Ils disent Ode à Pierre et à Carthage

INFORMATIONS

226 234 235 237 240 242 243

La Ville, refuge des voix du monde 247 De quelques mots nouveaux 253 Indications de la plupart des lieux et occasions 255

Page 259: 【格里桑】Traité du tout-monde

Œuvres d'Édouard Glissant (suite)

Aux Éditions Acoma

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