travail et reconnaissance chez hegel

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TRAVAIL ET RECONNAISSANCE CHEZ HEGELUne perspective anthropologique au fondement

des débats contemporains sur le travail et l’intégration

par Richard Sobel

« Toute notre époque, que ce soit par la logique ou parl’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche,essaie d’échapper à Hegel […] Mais échapper réellementà Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûtede se détacher de lui; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel,insidieusement peut-être, s’est rapproché de nous; celasuppose de savoir dans ce qui nous permet de penser contreHegel, ce qui est encore hégélien; et de mesurer en quoinotre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’ilnous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobileet ailleurs » [Foucault, 1971, p. 74-75].

L’ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE DE HEGEL

AU CŒUR DE NOTRE EXPÉRIENCE MODERNE DU TRAVAIL

À proprement parler, la philosophie de Hegel n’a pas pour objet l’élu-cidation de la notion générale de travail. Isoler dans l’œuvre de Hegel unephilosophie du travail – de même rang que celle que l’on peut trouver,pour faire vite, chez Aristote, chez Locke puis chez Marx, chez Weil ouchez Arendt –, c’est une perspective de lecture dont il faut d’emblée situerles tenants et aboutissants. Telle que nous allons la développer, la philoso-phie du travail de Hegel relève entièrement de l’anthropologie philoso-phique, c’est-à-dire de l’examen des structures existentielles fondamentalesde ce qui, dans un langage plus moderne, s’appelle la condition humaine.À ce titre, elle peut légitimement communiquer avec les sciences socialesdu travail, mais elle ne saurait en aucun cas inclure les développementsessentiellement logiques et métaphysiques de l’œuvre de Hegel à proposde la question de l’être en général des choses du monde (et donc, insistons,pas seulement de l’existence humaine).

La lecture anthropologique de Hegel est pour l’essentiel une construc-tion rétrospective, dont Marx d’abord et Kojève ensuite sont les promoteursprincipaux. Dans les Manuscrits de 1844, Marx situe la « grandeur de laphénoménologie » dans ce que Hegel « saisit l’essence du travail, et conçoitl’homme objectif, véritable car réel, comme le résultat de son propre tra-vail » [p. 165], repérant ainsi dans la célèbre figure de la maîtrise et de laservitude la codétermination d’une essence générique du travail humain et

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d’un processus historique d’humanisation de la nature. Dans le prolonge-ment de Marx, Kojève [1947] radicalise l’interprétation anthropologiquede Hegel en mettant en scène une théorie de l’homme historique essen-tiellement compris comme sujet néantisant, exerçant sa négativité1 à tra-vers les formes existentielles conjointes de la lutte et du travail. Pour Kojèvelisant Hegel, c’est « [la] transformation de la nature en fonction d’une idéenon matérielle qui est le travail au sens propre du terme, travail qui crée unmonde non naturel, technique, humanisé, adapté au désir humain d’un êtrequi a démontré et réalisé sa supériorité sur la nature par le risque de sa viepour le but non biologique de la reconnaissance » [Introduction, p. 147].

C’est à partir de cette perspective anthropologique que nous voudrionsdégager les traits saillants de la philosophie du travail de Hegel, mais sansnous en tenir exclusivement au chapitre « Domination et servitude » de laPhénoménologie de l’esprit comme c’est souvent le cas dans les lecturesanthropologiques traditionnelles. En effet, on trouve aussi des éléments surle travail dans des textes antérieurs de la période d’Iéna (Système de la vieéthique et la Philosophie de l’esprit) et, bien sûr, dans l’Encyclopédie dessciences philosophiques et dans les Principes de la philosophie du droit.Partant de ce corpus quelque peu disparate, nous proposons d’articuler unesérie de remarques en vue d’étayer la thèse suivante : en liant de façonobjective l’activité de travail au problème de la reconnaissance interindi-viduelle, Hegel met au jour la double dimension universelle du travaildans les sociétés modernes – pour chacun, faire prendre conscience de soitout en se faisant reconnaître comme membre à part entière de la commu-nauté humaine. Pour user d’une terminologie plus sociologique, on peutdire que sous la notion hégélienne de travail sont fondamentalement pen-sées tout à la fois la constitution des identités individuelles et la nature dulien social dans les communautés humaines. Axel Honneth [1992] a bienrepéré cet enjeu de la philosophie sociale de Hegel. Avant Hegel, la philo-sophie politique classique, sur la base d’une anthropologie de l’individuégoïste, ne parvenait jamais à penser la communauté humaine autrementque sur le mode abstrait et instrumental des individus associés. Dans cetteperspective, le contrat politique (avec l’État comme instrument de sa péren-nité) est le seul capable de mettre fin à cette guerre continuelle de touscontre tous. Au contraire, souligne Axel Honneth, une société réconciliéedoit se concevoir d’abord comme une communauté réalisant l’intégrationéthique de citoyens libres, laquelle se caractérise par l’unité vivante de laliberté universelle et de la liberté individuelle. Contre tout réductionnisme

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1. Chez Kojève, cette notion vient sans doute moins d’une lecture respectueuse de laGrande Logique de Hegel que des notions heideggériennes de finitude et d’être-pour-la-mort. « C’est là qu’a été toute l’astuce de la démarche de Kojève, souligne Pierre Macherey[1991] : il a réussi à vendre sous le nom de Hegel l’enfant que Marx aurait pu faire à Heidegger. »

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instrumental, « la vie publique ne doit pas être considérée comme le résul-tat d’une limitation réciproque d’espaces de liberté privés, mais au contrairecomme une possibilité offerte à tous les individus d’accomplir leur liberté »[ibid., p. 22]. Si Axel Honneth a souligné la centralité de la reconnaissanceet en a proposé une réécriture dans les termes plus opératoires de la psycho-logie sociale moderne, en revanche il ne semble pas avoir suffisamment,selon nous, insisté sur la spécificité de la notion de travail qui est au cœurde la pensée de la reconnaissance chez Hegel. L’enjeu est de taille aujour-d’hui : expliciter cette philosophie hégélienne du travail, c’est aussi selonnous expliciter ce qui est au cœur de notre expérience moderne du travailà l’heure même où l’on a pu parler de « fin » ou de « crise » du travail2.

Pour autant, l’objet de cette étude n’est pas l’analyse historique desaspects sociopolitiques de notre expérience moderne du travail, mais la cla-rification, à partir de Hegel et dans Hegel, des conditions de possibilitéd’une telle expérience. Du point de vue analytique de l’anthropologie philo-sophique de Hegel, le travail est une structure existentielle conçue commemode conjoint de subjectivation et de socialisation. Or précisément, pourHegel, ce mode ne va pas de soi et sa possibilité est pensée spécifiquementcomme la conquête d’une certaine humanité de l’homme à partir de la rela-tion de domination à servitude et de ce qu’engagent les transformations decette relation… du point de vue de la servitude. Ce moment philosophique,on se propose ici d’en expliciter l’articulation conceptuelle; c’est pour nousla condition préalable de l’aperception de ce qu’engage au fond lefonctionnement de nos sociétés modernes en tant qu’elles se veulent des« sociétés de travail ».

LUTTE OU TRAVAIL : QUELLE ATTITUDE EXISTENTIELLE VIABLE?

Les termes du problème

Commençons par remarquer, à la suite de Solange Mercier-Josa [1972],que la question du travail ne semble pas de prime abord recevoir chez Hegelun traitement homogène. À l’intérieur de l’œuvre de Hegel, quelle cohé-rence peut-on établir entre les développements sur la dialectique du maîtreet du serviteur (Phénoménologie) et ce qui est dit à propos du système desbesoins dans la société civile (Encyclopédie des sciences philosophiques,

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2. Selon nous, il conviendrait donc de sérieusement réévaluer l’importance radicale deHegel dans ces débats, ne serait-ce que pour éviter de faire « du Hegel sans le savoir », commec’est souvent le cas dans certains essais « sociologisants ». À tout le moins, force serait de luiaccorder une place autrement plus grande que celle que lui accorde Dominique Méda danssa synthèse de référence [1995].

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Principes de la philosophie du droit)? Autrement dit, comment s’opère lepassage du service d’un maître oisif par un serviteur qui maîtrise la nature,à l’état de société civile où ce sont les besoins de chacun et de tous quisont satisfaits par le travail de tout un chacun? « Dans cette dépendance etcette réciprocité du travail et de la satisfaction des besoins, l’appétit sub-jectif se transforme en une contribution à la satisfaction des besoins de tousles autres. Il y a médiation du particulier à l’universel, mouvement dialec-tique qui fait que chacun, en gagnant, produisant, et jouissant pour soi,gagne et produit en même temps pour la jouissance des autres » [Principes,§ 199]. Le système des besoins dans la société civile3 constitue le moyenterme entre la première phase, qui est celle de la lutte à mort pour la recon-naissance, et la troisième phase, qui est celle de l’État conçu comme lieude cette reconnaissance réciproque4. Nous tenons ici le passage de la pre-mière phase à la deuxième phase pour essentielle dans l’explicitation de laphilosophie du travail de Hegel, laquelle notion de travail y est essentiel-lement construite comme processus d’éducation à l’universel. Ce proces-sus n’a rien de naturel et de continu, mais marque l’exigence d’unerupture inaugurale dans la construction d’un ordre véritablement humain.C’est, selon nous, cette rupture inaugurale que met en scène la dialectiquedu maître et du serviteur dans la Phénoménologie.

Le combat pour la reconnaissance

L’analyse de l’activité humaine5 telle qu’elle se trouve dans les Principesconcerne le développement de la volonté libre reconnue à l’intérieur del’État tandis que l’analyse du chapitre IV de la Phénoménologie, en tantqu’elle est censée se situer antérieurement à l’avènement des États, exprimela figure originelle de l’activité et les tensions élémentaires dans laquelleelle est d’emblée prise. Dans le § 349 des Principes, Hegel situe le com-bat pour la reconnaissance avant le commencement de l’histoire réelle. Ils’agit bien sûr d’une antériorité logique ou d’une condition de possibilité.

Pour en comprendre la portée, il faut rappeler que, pour Hegel, il y acomme un « faire initial » sans lequel aucun autre développement de l’ac-tivité humaine ne serait possible. Il s’agit du mouvement d’abstraction abso-lue de la conscience de soi qui consiste à extirper de soi tout être immédiatdans la présence duquel se confond encore la simple conscience d’objet,et ce, pour ne plus être que le pur négatif d’une conscience égale à elle-même. Sans entrer dans de longs développements d’histoire de la philosophie

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3. Sur ce point, lire Hegel et la société [Lefebvre, Macherey, 1984].4. Sur ce point, voir le commentaire célèbre d’Éric Weil, Hegel et l’État [1950].5. Soyons encore imprécis en attendant d’avoir dégagé les traits caractéristiques du travail

dans la construction hégélienne.

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du sujet occidental, il convient quand même de préciser ce contre quoi estconquise radicalement la position de Hegel6. Jusqu’à Hegel, et pour le direvite, le rationalisme classique avait une conception passive de la conscience.Celle-ci ne pouvait pas déroger aux lois qui gouvernent son surgissementet échapper aux conditions de possibilité de son fonctionnement7. PourHegel, ce que n’ont pas compris ses prédécesseurs, c’est que la conscience,lorsqu’elle se réfléchit elle-même, s’émancipe absolument de son objet ense détachant des conditions mêmes de son exercice propre. Certes, Hegelne conteste pas que toute conscience d’objet en général, en tant qu’elle estrivée aux relations universelles du monde des phénomènes, ne peut en tantque telle y échapper. Mais cela n’est précisément pas vrai de la consciencede soi dont tout le « travail » consiste précisément à s’extraire de ce mondeet à se découvrir capable de tout nier (Sartre dira : de tout néantiser), detout relativiser, les choses du monde, les autres, et bien sûr aussi soi-même.Le propre de cette conscience est de se réfléchir comme capable d’indé-pendance à l’égard des choses et des autres consciences qui peuvent l’ob-jectiver. Avec Hegel, l’homme se découvre essentiellement comme êtred’initiative, comme acteur, et non plus comme simple enregistreur ou comp-table des lois de la nature (y compris et surtout de la « nature humaine »)qui aurait à y trouver les règles de sa conduite.

Un point important est à souligner. Le « se réfléchir » de la consciencemarque la présence constitutive de l’autre dans ce processus de construc-tion de soi comme pure subjectivité. Certes, ce mouvement d’abstractionabsolue est fondamentalement un combat d’arrachement de la consciencecontre toute manière d’être comme une chose donnée parmi d’autres choses.Il s’agit pour elle de se montrer comme n’étant attachée à aucun « être-là »déterminé ou, plus précisément, comme toujours capable de s’en détacher,et finalement comme capable de se détacher de la vie qui la retient au monde.En cela, ce que veut la conscience, c’est se faire savoir comme absolumentautre que tout objet quel qu’il soit, bref, c’est devenir objectivement sub-jective par la négation radicale et indéfiniment reconduite de toute déter-minité. En se réfléchissant, elle réalise alors qu’elle vise un mode d’êtrespécifique, inouï dans le monde des simples « être-là », des simples choses :la liberté subjective, mode d’être qui demande nécessairement la recon-naissance de l’autre comme garantie de sa propre permanence8. Seule uneliberté peut reconnaître une liberté et la faire être comme telle.

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6. Sans entrer dans trop de précisions bibliographiques à ce propos, on pourra sereporter à l’excellente petite introduction à la pensée hégélienne de Benoît Timmermans [2000]sur laquelle nous appuyons ici certaines de nos formulations.

7. Sur ce point, voir les premiers chapitres de la Phénoménologie (I. La certitude sensible,II. La perception, III. Force et entendement).

8. Afin de lever toute ambiguïté à propos d’une figure, « la dialectique du maître et duserviteur » maintes fois schématisée, notons bien que Hegel ne parle pas tant du maître et de ¤

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Projet qui ne laisse d’être problématique. Si la conscience de soi a abso-lument besoin de l’autre comme moyen pour la faire être en tant que telle,il n’en reste pas moins que l’autre est précisément ce qu’elle ne maîtrisepas. De deux choses l’une. Ou bien la conscience prend le risque de serendre maître de l’autre pour en faire « sa chose ». Elle assume alors lerisque de mourir puisqu’elle porte atteinte à ce pour quoi précisément l’autreaccepte de mettre sa propre vie en jeu, à savoir sa liberté subjective. Ellepeut l’emporter, devenir maître et vivre dans la domination du monde parl’autre. Mais elle peut également échouer, c’est-à-dire abdiquer (deveniresclave), voire mourir9. Ou bien elle choisit d’emblée de ne pas courir lerisque de mourir, et donc de vivre dans la servitude en reconnaissant laliberté de l’autre, le maître, sans réciprocité.

Qu’est-ce qu’un maître? Du point de vue de l’anthropologie philoso-phique de Hegel, la réponse est simple. Est maître celui qui est parvenu àse faire reconnaître par autrui comme valant pour soi indépendamment detoute déterminité mondaine. À cette occasion, l’activité élémentaire et ini-tiale du combat pour la reconnaissance se dédouble. D’une part, l’activitédu maître qui est pur commandement, suppression immédiate de la choseet jouissance. D’autre part, l’activité de l’esclave qui est obéissance et tra-vail (à proprement dit) pour le maître. Vainqueur du combat pour la recon-naissance, le maître est désormais celui qui est capable de tout médiatiser,le monde des choses comme les individus serviteurs, sous l’unique pers-pective de son propre désir. Tout est désormais réduit à l’état d’instrumentde son propre sens dont il vient de se saisir de la constitution. Tout, excep-tion faite de son propre être pour-soi. Comprenons bien la nature de cettesaisie : refusant de médiatiser son propre pour-soi, le maître ne peut plusvivre que pour la jouissance immédiate, et non pour la préparation et lamise en œuvre de cette jouissance. C’est dans cette différence que va pro-gressivement apparaître le travail comme modalité différenciée, pluslente, plus patiente, de construction subjective de soi. Il s’agira non seule-ment d’une autre manière d’objectiver la subjectivité que celle qui est enjeu dans le combat, mais surtout d’une manière telle qu’elle développe le

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¤ l’esclave que de domination et de servitude, et avant cela de dépendance et d’indépendancede la conscience de soi. La lutte dont il est question ne fait pas forcément intervenir plusieurspersonnes singulières, mais peut tout aussi bien concerner un seul individu pris dans sa dualité,ou pour le dire comme Hegel, dans le dédoublement de sa conscience lorsque celle-ci vientse réfléchir elle-même. Cet autre qui en me reconnaissant va garantir ma propre existencesubjective peut certes être extérieur à moi, mais il peut aussi être partie prenante de monintériorité. Dans la terminologie psychanalytique, nous parlerions aujourd’hui du père, de laloi ou de la société. Sur l’influence de Hegel via Kojève dans la théorie lacanienne du sujet,voir Elisabeth Roudinesco [1993, et particulièrement p. 125-150].

9. Mais ce serait alors manquer son but. D’où la nécessité paradoxale pour la reconnaissanceque la lutte n’aille pas à sa fin – la mort de l’autre – et se cantonne dans la tension de cettemenace.

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lien intersubjectif au sein d’une communauté humaine désormais pacifiée.Ce que le serviteur découvre, c’est que la lutte pour la reconnaissance nepeut pas être une attitude existentielle viable.

Le travail servile ou la découverte de l’universel

L’activité du serviteur pour le maître n’épuise pas sa signification entant qu’elle ne serait que simple production de choses (pour le maître) dis-tinctes de l’opération qui leur a donné naissance10.

Certes, l’activité du serviteur hégélien pourrait paraître sans valeurintrinsèque. Son but est en dehors d’elle-même, comme transformation del’extériorité pour la jouissance d’un autre qui n’a alors plus qu’à la nier,sans plus de procès. Le serviteur est celui dont le propre désir est forclospar la nécessité dans laquelle il se trouve de satisfaire le seul désir du maître.Le désir du maître structure le monde du serviteur. La totalité de l’existencedu serviteur, l’ensemble de ses talents particuliers ne valent finalementque du seul point de vue de celui qu’il sert. Pour Hegel, le travail servileest l’activité qui permet au maître « d’en finir avec la chose », c’est-à-dired’en jouir par sa négation directe. Comme conscience de soi que l’esclaveporte au maître, la reconnaissance se traduit par une activité qui donne à lachoséité de la chose transformée la forme du désir du maître. Du coup, cedernier peut confirmer à chaque fois par sa consommation ce qu’il voulaitdéjà signifier par le risque de la mort, à savoir que l’existence ne vaut pourlui que comme pure négativité – et comme rien d’autre. Hors du combatoriginel et de ses indéfinis simulacres, le maître n’est qu’un désir singulierqui se répète brutalement et indéfiniment sans progrès. En ce sens, le maîtrepropose à l’humanité une attitude existentielle instable qui n’est finalementqu’une impasse collective. « Le maître combat en homme [pour la recon-naissance], mais consomme en animal [sans avoir travaillé]. Telle est soninhumanité. Il ne peut dépasser ce stade car il est oisif. Il peut mourir enhomme, mais il ne peut vivre qu’en animal » [Kojève, Introduction, p. 55].

Pour le serviteur, cette étrangeté de soi à soi, cette consommation deses œuvres et pour ainsi dire de lui-même sont pour le moins ambiva-lentes. De prime abord, il ne peut s’agir que d’une souffrance quotidienne.Mais à y bien regarder, cet usage de soi par autrui n’en est pas moins sachance. En effet, par la logique de sa condition, le serviteur prend une

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10. C’est dire si Hegel subvertit, par sa notion de travail comme d’abord fait duserviteur, l’opposition aristotélicienne entre action et production. « […] dans la production,l’artiste agit toujours en vue d’une fin. La production n’est pas une fin au sens absolu maisest quelque chose de relatif et production d’une chose déterminée. Au contraire, dans l’action,ce qu’on fait est une fin (au sens absolu) car la vie vertueuse est une fin et le désir a cette finpour objet » [Éthique à Nicomaque, VI, 2]. Pour un commentaire éclairant, se reporter àl’article de Solange Mercier-Josa [1976].

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distance par rapport à l’ordre d’abord immédiat du désir tandis que le maître,pour sa part, en reste à cet ordre. Du coup, c’est en étant perpétuellementreconduit par le maître dans son avoir-à-faire-pour-autrui, c’est en étantconstamment confronté à l’exigence de mieux correspondre aux attentesde l’autre, que l’esclave arrive à se perfectionner dans l’étude de la diffé-rence entre ce que le maître (désir) veut et ce que le serviteur lui-même fait(travail). Ainsi le serviteur développe-t-il son propre travail de négativité,lequel engendre par lui-même des vertus et des talents spécifiques.

Cette découverte du travail par le serviteur est connue. Quelle inter-prétation lui donner? Sort-on de la relation de maîtrise à servitude par lesimple processus continu de développement de la compétence techniciennedu serviteur? La problématique hégélienne est plus complexe qu’une simpleconception progressiste-techniciste du travail. Car finalement, la conscienceque le serviteur prend de lui-même n’est jamais que celle d’un exécutantefficace d’une finalité hétéronome. Si le succès de sa technique permet auserviteur de se rendre compte de sa puissance sur les choses, de prendreainsi une certaine conscience de soi, le principe de son action et donc l’orien-tation de celle-ci n’en demeurent pas moins toujours le désir du maître etsa satisfaction. D’un certain point de vue et en se faisant « l’avocat dudiable » – Sade en l’espèce –, on peut aussi bien dire que c’est le maîtrequi, grâce au travail de l’esclave, développe davantage ses possibilités dejouissance et connaît de mieux en mieux la nature de son désir, tandis quele serviteur perd, dans sa condition de servitude, toujours plus profondé-ment le sens même de ce que c’est que désirer, renonçant toujours plus àla finalité ultime de la formation de l’objet, la jouissance. Mais alors,pourquoi donc l’esclave, enfin conscient de sa compétence et de sa puis-sance, ne quitterait-il pas le service du maître afin de travailler à sa proprejouissance? En forme de boutade : pourquoi l’esclave ne finirait-il pas pardevenir un maître qui s’installe à son compte? Répondre à cette questionsuppose d’avoir résolu le problème de la mesure du degré de compétenceà partir duquel peut advenir la fin du service… Quand bien même on seraitparvenu à apprécier ce degré, serait-on pour autant vraiment sorti du rap-port de domination à servitude? En effet, serait-ce bien son véritable désirdiscipliné par le service que le serviteur serait amené à satisfaire, ou bienne serait-ce pas simplement le contenu de ce qui faisait la jouissance de sonmaître auquel il finit par s’identifier, qu’il s’approprierait, n’ayant pu commetel – simple technicien efficace – développer et manifester ses proprespossibilités de jouissance?

Certes, c’est bien le point de vue du serviteur qu’il faut prendre pouranalyser sous cet angle la signification du rapport entre désir et travail. Maispour ce faire, encore faut-il sortir de la problématisation du désir héritée dumaître – le désir en tant que singulier –, et ce, pour voir que ce que fait émer-ger l’activité du serviteur, au-delà du « simple » désir, c’est essentiellement

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la volonté universelle. Ce que Hegel valorise surtout dans le travail initia-lement compris comme service, c’est l’obéissance à une volonté autre, ladiscipline, comme expérience qui permet précisément à l’esclave (et à luiseul) de dissocier du désir singulier la volonté universelle.

La connexion spécifique du travail et de l’objectivité

En tant qu’exécution du désir d’un autre, l’obéissance discipline, éduque,et ainsi transforme l’essence de l’activité en la dissociant de ses motiva-tions sensibles immédiates. Du coup, elle rend possible et viable le pro-cessus d’humanisation par un mouvement d’éducation à l’universel. Cepoint nodal de l’argumentation hégélienne n’est pas vraiment développédans la Phénoménologie, ni du reste dans l’Encyclopédie ou dans lesPrincipes. C’est surtout dans les textes antérieurs, ceux d’Iéna [1803-1805],que Hegel développe ce point en liant, à l’intérieur de la notion spécifiquede travail qu’il essaie alors de construire en réfléchissant sur le dévelop-pement de l’économie politique, universalité et objectivité11. C’est cetteliaison qu’il faut expliciter pour saisir le fond de la notion hégélienne detravail ouverte par l’adoption du point de vue de la servitude. Notons bienqu’à la différence de la perspective dynamique adoptée à propos de la rela-tion de maître à serviteur, le point de vue des textes d’Iéna consiste en unedescription phénoménologique des caractéristiques objectives de l’activitéde travail.

Les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nationssont traduites en allemand à la fin du XVIIIe siècle et elles sont lues par Hegel.Dans cet ouvrage, Adam Smith circonscrit l’essence réelle de la produc-tion et du monde nouveau qu’elle fait surgir, et cette essence, c’est le tra-vail. Cependant, les concepts dont use l’économie politique naissante nefont pas l’objet d’une élucidation radicale, en l’espèce d’une interrogationsur l’être même du travail tel que les sociétés capitalistes en assurentl’avènement sous une forme universelle. Ce rapport à l’universel, c’est,chez Hegel, sous la modalité ontologique de l’objectivité qu’il est pensé.Objectivité du produit, de l’instrument, de la méthode et du besoin.

L’objectivité du produit. – Dès Iéna, Hegel interprète le travail commece qui permet à la conscience de se changer en quelque chose d’objectif,et ce quelque chose d’objectif, c’est d’abord bien sûr le produit du travail.Ce dernier est pensé comme œuvre. Dans l’œuvre, la réalité de l’individus’est confiée à la puissance de l’objectivité, l’œuvre étant précisément sonêtre même, posé désormais à l’extérieur de soi. Cet être extérieur n’est que

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11. Pour une reprise du point de vue de l’agir communicationnel, voir Jürgen Habermas[1990, p. 163-211].

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ce que l’individu en a fait, il peut l’apercevoir et le montrer, et révéler ainsison indépendance par rapport à tout donné, c’est-à-dire se révéler commeêtre indépendant. Être pour Hegel, c’est toujours se produire dans un hori-zon de visibilité. L’être, c’est toujours ce qui est là, ce qui se propose, se« produit » dans la lumière de l’objectivité12.

L’objectivité de l’instrument. – Si l’objectivité s’aperçoit d’abord dansle produit, c’est davantage dans l’instrument – que Hegel appelle le « moyenterme » – qu’elle se lie véritablement à l’universalité. L’instrument appa-raît alors comme l’existence même de la conscience, comme son être réel,durable, effectif, notamment par opposition à l’être objectif mais encoreidéal du mot dans le langage13. « La conscience obtient une existence réelleopposée à l’existence idéale précédente dans la mesure où, dans le travail,la conscience se change en ce moyen terme qu’est l’instrument » [La pre-mière philosophie de l’esprit, p. 83]. L’instrument confère au travail lapermanence de l’être-là en le situant dans l’universalité objective. C’estdu reste pour cela que Hegel dira paradoxalement que cet instrument, pourmoyen qu’il soit, a plus de valeur qu’une fin : il n’est pas seulement l’objetde l’activité, mais son objectivation, il est l’activité elle-même comme objet,c’est-à-dire comme entrant dans la condition effective de l’objectivitépour tout un chacun.

L’objectivité de la méthode. – Cette connexion du travail à l’objecti-vité en vue de l’universel se prolonge, pour Hegel, dans la nécessité pourle travail de s’accomplir selon une règle, selon une méthode. Une activitéindividuelle n’est travail que pour autant qu’elle adopte une façon de fairequi consiste en un enchaînement de processus définis, enchaînement quiest là devant nous, qui est le même pour tous et auquel on se conforme pourautant qu’on cherche à faire telle chose. Ce processus, je le vois et je peuxle montrer. Cette méthode universelle constitue l’essence du travail comme

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12. Pour plus de développements sur ce point, se reporter à Michel Henry [1990, etparticulièrement p. 863-906].

13. Rappelons, là encore, que Hegel ne vise pas directement le travail, mais l’existencede la conscience par la recherche de ses conditions de possibilité. Le langage en est la première.La conscience immédiate est d’abord la conscience sensible. Or la sensibilité est évanouissementincessant et la conscience n’échappe à cet évanouissement que pour autant qu’elle parle. Lelangage substitue à la sensation évanouissante le mot qui stabilise son existence. Même sil’intuition empirique posée idéellement dans le mot acquiert en lui la transparence de l’universalitéqui l’arrache à son obscurité intrinsèque, il n’en reste pas moins que cette intuition empiriquene parvient dans le nom qu’à une sorte de redoublement idéal qui la laisse inchangée. De cepoint de vue, la saisie par le travail est un progrès. Ces premières remarques sur la conscienceseront développées plus tard dans les premiers chapitres de la Phénoménologie, tandis queles remarques sur le travail y seront quant à elles plus ramassées, l’accent étant mis sur laservitude.

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essence objective14. « Il y a une méthode universelle, une règle de tout tra-vail […] Mais cette règle universelle est pour le travail sa vraie essence »[ibid., p. 124]. Certes, cette règle se donne à l’individu qui va s’y soumettrecomme quelque chose d’extérieur à lui, comme « quelque chose qui existepour-soi, […] comme nature inorganique » [ibid.]. Mais cet être extérieurest précisément ce que l’individu doit apprendre, ce qu’il doit s’assimiler,ce qu’il doit devenir et ce avec quoi son activité doit se fondre pour pou-voir être efficace et du même coup, comme telle, reconnue. Il y a dans letravail un dépassement de l’individu qui donne à son activité et donc à sonêtre même la forme et la réalité de l’universel. En cela, « le travail n’estpas un instinct, mais une activité rationnelle qui se transforme en un uni-versel, et par conséquent est opposée à la singularité de l’individu,laquelle doit se dépasser » [ibid.].

L’objectivité des besoins. – C’est dire si le travail ne vise pas essen-tiellement (même si, de fait, il peut le faire) la satisfaction de l’individuqui l’accomplit, mais d’abord les besoins de tous. Il s’agit d’un travail uni-versel en vue d’un besoin universel. « Le travail de tout un peuple se glisseainsi entre l’ensemble des besoins d’un individu singulier et son activité »[ibid., p. 127]. Ce travail n’est pas en soi ce qu’il est pour cet individu, maisd’emblée ce qu’il est potentiellement pour tous, et devient, au-delà de lapartialité de son produit et des limites de sa méthode, en lui-même et danssa réalité propre, une réalité à vocation universelle. S’ouvre alors la voied’une reconnaissance réciproque des subjectivités ainsi constituées, ou plusprécisément d’une objectivation réciproque des subjectivités15.

À travers cette liaison multiple du travail à l’objectivité se révèle doncla dimension universelle que met en œuvre toute activité de travail, s’of-frant ainsi comme modalité – alternative au combat – de constitution ou,

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14. Se marque ici un point de rupture fondamental entre la philosophie objective du travailtelle qu’elle se dégage de l’anthropologie philosophique de Hegel, et la philosophie subjectivedu travail telle que Michel Henry la reconnaît et la développe dans sa relecture de Marx.

15. Nous ne développons pas ce point qui relève de la philosophie du droit, qui à ce titreformalise les acquis de la philosophie du travail. Pour ce faire, il faudrait intégrer à la notionde travail ainsi construite son prolongement naturel qui est la possession. Le travail peut êtrevu comme une prise de possession par laquelle se manifeste le processus d’objectivation dela subjectivité. Hegel le conçoit en effet comme explicitation concrète de ce que l’objet (élaboréou directement tiré de l’être-là), objet distinct de l’individu et séparable de lui, a précisémentpour essence de signifier la présence de la volonté infinie en soi et pour soi de tout un chacun.La reconnaissance d’un individu comme volonté libre par un autre est donc reconnaissancede sa possession. La forme politique qui découle de l’universalisation doit entériner d’unemanière ou d’une autre ce processus de reconnaissance généralisée de tout un chacun commepropriétaire. On imagine sans peine toute la difficulté à penser les modalités concrètes de cettereconnaissance dans les sociétés à économie capitaliste lorsque le travail est clivé par l’extensionsociétale du rapport salarial, lequel se détermine d’abord comme rapport de dominationéconomique du capital qui cherche à se valoriser sur le travail qu’il exploite pour ce faire.

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plus précisément, d’objectivation de la subjectivité. C’est justement ce dontfait l’expérience le serviteur qui s’éduque à l’universel et construit ainsiune humanité pacifiée par le travail. Mais alors, que faire du maître? S’agit-il simplement de le convertir à l’universalité du travail, lui dont on sait qu’ilne propose qu’une impasse existentielle?

La conversion ambiguë du maître à l’universalité du travail

Le dernier point évoqué, l’universalité des besoins, ne se réfère pas for-cément à la situation historique du développement de la division socialedu travail tel que le système des besoins des Principes en explicite le sens.Cet aspect est déjà présent dans la relation de maîtrise à servitude et sedoit d’être pensé en termes d’anthropologie philosophique. En travaillant,le serviteur ne pourvoit pas seulement à la vie du maître, mais aussi à sapropre vie qu’il doit conserver. S’établit ainsi d’une certaine manière unecommunauté des besoins. Dès ce premier moment, il semblerait donc ques’établit de fait, dans ce qui est produit et dans la façon dont l’objet estformé pour la consommation, une sorte de compromis entre ce qui est désirépar le maître et ce qui est nécessaire à la conservation du serviteur. Cettecommunauté spécifique de besoins entraînerait donc déjà, dans la mise enœuvre des moyens de les satisfaire, la production de solutions générales,c’est-à-dire identiques à la fois pour le maître et pour le serviteur, solu-tions qui seraient dépouillées, affranchies à la fois de l’arbitraire du désirinitial (c’est-à-dire préalable au service) du serviteur et de la naturalité dela volonté du maître (pendant le service).

De cet apprentissage à l’universel, Hegel parle mieux dans les § 434 et435 de l’Encyclopédie qu’il consacre à la reprise de la relation de maîtriseà servitude. « Par là, le serviteur ne travaille pas en vue de l’intérêt exclu-sif de sa propre individualité, mais pour le maître; son désir s’agrandit ence que ce désir n’est pas le simple désir de tel individu, mais aussi celuid’un autre individu. » L’accent est mis ici non sur la négation par le servi-teur de son désir propre, mais sur l’agrandissement, sur l’élargissement deson désir. Débordant la simple réalisation du désir immédiat du maître, l’ac-tivité de l’esclave est ainsi toujours déjà comme telle invention de solutionsuniverselles (en droit), voire collectives (en fait) aux problèmes vitaux. Ence sens embryonnaire, « cet assujettissement de l’égoïsme du serviteur faitle commencement de la vraie liberté de l’homme ». Simple commence-ment d’un processus d’éducation à l’universel, puisque, poursuit Hegel,« ce qui se produit ici, c’est seulement un moment de la liberté, de la néga-tivité de l’individu égoïste, tandis que l’aspect positif de la liberté n’arriveà l’existence que lorsque d’un côté la conscience de soi d’un serviteur, s’af-franchissant tout aussi bien de l’individualité du maître que de sa propreindividualité, embrasse le rationnel en soi et pour soi dans son universalité

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et par suite dans son indépendance de la particularité du sujet et que, del’autre côté, la conscience de soi du maître est amenée, par la communautédes besoins et des soins demandés pour les satisfaire qui existe entre lui etson serviteur, à reconnaître la vérité de cette suppression par rapport à lui-même et à soumettre par là sa volonté égoïste à la loi de la volonté en etpour soi ». D’une certaine manière, ce texte suggère que c’est par la vuede la conduite du serviteur que le maître se convertit à l’universel, et nonsous la contrainte d’un serviteur qui voudrait ainsi l’amener à son bien. Ilreste que la thèse de la transition continue entre, disons pour faire vite, unétat de nature et la société civile est difficile à comprendre chez Hegel et àpartir de Hegel. Peu clair est en effet le processus de transition entre lemoment de la domination et de la servitude où c’est essentiellement le désirdu maître qui est satisfait par l’esclave – même s’il n’est reconnu que parson travail, le serviteur conserve aussi sa vie – et le moment où il y a dansla société civile satisfaction réciproque des besoins articulée à lareconnaissance mutuelle des travailleurs-propriétaires.

Le point de vue du serviteur accouche certes d’une solution sociale auproblème de la reconnaissance, d’un autre mode de subjectivation que lecombat. Mais la conversion de tous à la reconnaissance réciproque par laparticipation au travail collectif constitue une rupture radicale, dont l’exi-gence d’humanisation qu’elle porte a toujours à être reconquise car, de fait,elle ne va pas de soi. Insistons sur ce point pour conclure sur la portée dela philosophie hégélienne du travail.

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Par son travail et ce qu’il y découvre, et à l’inverse du maître en tantque tel, le serviteur a inventé une nouvelle forme de liberté subjective ou,plus exactement, un nouveau rapport à cette liberté. La liberté que se construitle serviteur, ou plus précisément, la liberté que se construisent ensembleles serviteurs16, ne sera plus jamais reconnue comme subsistant en soi telun titre que l’on peut attribuer à l’un et retirer à l’autre, mais bien commes’exerçant collectivement dans et sur le monde, bref comme processus delibération. Le problème du rapport originel à l’autre se résout par un dépla-cement – l’appropriation collective du monde –, lequel reste l’assise de notrecondition, notre habitat, et le lieu d’expression de notre humanité. Chacuna désormais à se reconnaître et à reconnaître par là même tout un chacuncomme partie prenante d’un tel processus d’appropriation et d’expression.L’homme n’est ni purement vital (être naturel) ni complètement indépendant

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16. Cette idée est particulièrement développée, à la suite des leçons de Kojève, par Éric Weil[Philosophie politique, en particulier IIe partie, p. 62-128].

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de la vie, comme le croit le maître qui pourtant ne laisse finalement de s’yréduire. Ce que découvre le serviteur une fois pour toutes, c’est que l’hommetranscende son existence donnée dans et par la vie même. Kojève insisteparticulièrement sur ce point dont il fait pour ainsi dire la leçon de ce qu’ilappelle la « dialectique du maître et de l’esclave » : « Le maître ne peutjamais se détacher du monde où il vit, et si ce monde périt, il périt avec lui.Seul l’esclave peut transcender le monde donné (asservi au maître) et nepas périr. Seul l’esclave peut transformer le monde qui le forme et le fixedans la servitude, et créer un monde formé par lui où il sera libre. Et l’es-clave n’y parvient que par le travail forcé et angoissé effectué au service dumaître. Certes, ce travail à lui seul ne le libère pas. Mais en transformant lemonde par ce travail, l’esclave se transforme lui-même et crée ainsi lesconditions objectives nouvelles, qui lui permettent de reprendre la lutte libé-ratrice pour la reconnaissance qu’il a au prime abord refusée par crainte dela mort » [Introduction, p. 34]. En ce sens, le maître n’est qu’un momentnécessaire dans la formation d’un projet de libération, dans et par le travail– libération désormais comprise comme construction progressive, collec-tive, autonome et viable d’un monde objectivement humain. Dans sa thèsedésormais classique, De la division du travail social, Durkheim plaçait ladivision du travail, au-delà de sa fonctionnalité, au cœur de notre vie morale,tant elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs quiles lient les uns aux autres d’une manière pacifique et durable. D’une cer-taine manière pour nous, l’anthropologie hégélienne du travail saisit et expli-cite l’essence éthique de cette intégration que Durkheim, en sociologue,repère, explique mais ne pense pas spécifiquement.

Malgré toutes les critiques17 dont il a pu être ou reste l’objet, il n’y avraiment pas lieu de croire qu’un tel projet éthique soit déchu, pour l’heure,de son statut d’horizon indépassable de l’humanité. Hegel en a fixé une foispour toutes l’exigence – à charge pour nous d’en réinventer ensemble lesmodalités historiques et sociopolitiques adaptées à notre époque.

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17. On ne citera que la critique « conservatrice » de la technique par Heidegger [1954],qui voit dans cette perversion du travail l’accomplissement d’un mode d’arraisonnement del’être de l’étant confinant à notre forme contemporaine d’oubli de l’être et donc d’inauthenticité.

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